« Chapitre 1

Chapitre 2

À l’ombre de la Porte Est de Nonry, Kalia, qui faisait équipe avec Louis, scrutait l’horizon. Ou, plus exactement, adossée contre le mur, elle essayait de garder les yeux ouverts et, si possible, vaguement tournés dans le bon sens.

C’était un boulot tranquille : il s’agissait juste d’assurer un minimum de sécurité pour la tenue de la première course de dragons en Erekh, qui devait commencer dans l’après-midi. Concrètement, les deux gardes se contentaient de vérifier que les gens qui entraient dans la ville n’avaient pas d’armes sur eux, ce qui ne servait pas à grand-chose étant donné qu’il y avait de toutes façons des armureries en ville. L’objectif réel était surtout de faire bonne impression. Pour l’occasion, Kalia avait nettoyé son plastron rouillé, s’était coiffée et avait même le droit de porter une arbalète — mais pas celle qu’elle avait modifiée elle-même, Louis avait été très clair là-dessus.

Cela aurait pu ne pas être désagréable si elle avait dormi dans les dernières vingt-quatre heures, mais son capitaine avait décidé qu’elle devait commencer son service à quatre heures du matin, même si personne n’était arrivé avant sept heures. Depuis un mois, apparemment ulcéré par le comportement de la jeune femme avec les émeutiers nains, il prenait un malin plaisir à changer ses horaires de jour en jour, parfois à la dernière minute. Tandis qu’elle faisait le planton, Kalia se demanda combien de temps elle devrait supporter ce régime et, surtout, quand elle pourrait dormir.

Lorsque les cloches sonnèrent midi et que deux soldats vinrent prendre la relève, ce fut uniquement parce qu’elle était trop fatiguée que Kalia ne leur sauta pas au cou.

« Ça te dirait d’aller manger quelque chose ? lui demanda Louis tandis qu’ils commençaient à rentrer.

— Non, merci. Là, je vais me coucher.

— Bonne nuit, alors. »

La jeune femme fit un geste de la main à son équipier et se dirigea dans la rue qui la menait chez elle, anticipant déjà le moment délicieux où elle pourrait s’allonger.

***

À cause de la course, le marché du Déni était encore plus animé que d’habitude. La raison principale était que, dans d’autres quartiers, les étals n’avaient pu être déployés à cause de la place que demandaient les dragons.

Il y avait tellement de monde qu’il devenait difficile de circuler d’un étal à un autre. Axelle commençait à trouver cette atmosphère légèrement étouffante, mais la situation avait aussi ses avantages, surtout lorsqu’on avait un manteau ample et des mains agiles, et elle en profita pour faire glisser deux morceaux de viande fort appétissants dans une poche où se trouvaient déjà une demi-miche de pain et une bourse qui avait appartenu à un homme riche mais distrait.

Le hasard fit que le commerçant posa son regard là où s’étaient tenus les morceaux de viande quelques secondes plus tôt et il cria : « Au voleur ! »

En entendant cela, Axelle réprima une grimace, jugea qu’elle avait assez « travaillé » pour la matinée et commença à s’écarter lentement. Apparemment, quelqu’un d’autre avait dû la remarquer, puisque, à côté d’elle, un homme se mit à crier : « C’est lui ! », tenta de l’immobiliser et réalisa qu’il ne s’agissait pas de « lui », mais d’« elle », ce qui le fit hésiter un instant.

Pas longtemps, mais suffisamment pour recevoir un coup de coude dans l’estomac.

***

Le visage protégé du soleil par une capuche, l’espion regardait le camp militaire qui s’étalait plus bas.

« Tu ne crois pas qu’il serait temps de rentrer ? » demanda Angèle en étouffant un bâillement, mais William ne l’écoutait pas, occupé à prendre des notes sur un petit carnet. « Le soleil est levé depuis longtemps !

— D’accord, admit le vampire en finissant son schéma. J’ai presque fini.

— En fait, je crois que c’est trop tard. »

William se retourna vers son hallucination et aperçut deux orcs lourdement armés en face d’elle. Il n’avait aucune envie de les affronter en combat singulier, surtout alors qu’il faisait jour.

« Pas un geste ! », lança un soldat dans la langue orque.

William leva lentement les mains.

« Je ne suis pas un ennemi, expliqua-t-il calmement dans la même langue.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Tourisme ? » hasarda le jeune homme.

Cela ne parut convaincre aucun des deux orcs, aussi le vampire décida-t-il de prendre ses jambes à son cou.

***

Axelle essayait de courir mais, dans une foule, c’était relativement compliqué. Depuis que ce type l’avait repérée, il n’y avait plus un homme pour ne pas tenter de l’arrêter lorsqu’elle passait à côté.

Elle espérait au moins que personne n’avait pu voir son visage avec précision. Si elle arrivait à s’enfuir, elle n’aurait ainsi pas besoin de quitter la ville ; mais encore fallait-il qu’elle y parvienne. Elle était maintenant acculée à un mur et un tas de gens avaient l’air de lui en vouloir. Cependant, le vrai problème, c’était les deux gardes armés qui approchaient. Axelle ferma les yeux et inspira profondément.

Puis, vivement, elle bouscula une des personnes qui la bloquaient, atteignit un étal, sauta dessus, envoya un coup de pied à un homme qui tentait de la faire tomber, prit appui sur un tonneau de bière et sauta vers le mur d’une maison, parvenant à s’accrocher au toit avec ses mains. Elle envoya un nouveau coup de pied à quelqu’un qui voulait la faire redescendre, en profita pour prendre appui sur la tête d’une autre personne, tira sur ses bras, et parvint à grimper sur l’édifice.

Là, elle souffla un instant et réalisa que les gardes avaient des arbalètes et qu’elle devrait peut-être s’écarter un peu plus avant de se reposer. Elle se remit donc debout et courut sur les toits jusqu’à pouvoir descendre dans une rue déserte.

Une fois redescendue les pieds sur terre, Axelle vérifia qu’il n’y avait personne et s’éloigna du marché d’un pas vif, soulagée : apparemment, plus personne ne la poursuivait.

C’était du moins ce qu’elle croyait avant de tourner dans la rue d’à-côté, où elle tomba nez-à-nez avec une arbalète chargée. Axelle s’immobilisa, surprise, puis leva les mains.

« Kalia, fit-elle en souriant. Ma petite épine dans le pied préférée. Ça faisait longtemps. »

L’elfe fronça les sourcils.

« Vous connaissez mon nom ?

— Tu connais bien le mien.

— Mettez vos mains contre le mur », ordonna la garde en faisant un pas vers la voleuse.

Celle-ci continuait à sourire.

« Tu fais des progrès. Ta voix ne paraît presque pas hésitante, et ta main ne tremble presque pas.

— Ne vous foutez pas de moi. Les mains contre le mur.

— Je ne me moque pas, répondit Axelle en obéissant. Je constate, c’est tout. Voilà, j’ai les mains contre le mur. Je ne suis pas armée. Toi, t’as une arbalète dont le carreau est prêt à partir, alors explique-moi : pourquoi c’est toi qui a peur ? »

Kalia déglutit. En effet, elle était effrayée. Une nouvelle fois, elle ressentait une impression bizarre qui la mettait mal à l’aise et qu’elle ne se rappelait pas avoir déjà eue avec quelqu’un d’autre.

« Comment t’as fait pour me retrouver ?

— La ferme. »

La voleuse soupira.

« Tu n’es pas obligée de me répondre comme ça, tu sais. Je veux dire, je fais des efforts. Je ne résiste pas, je n’essaye pas de m’enfuir, je suis polie. C’est quand même plutôt gentil, non ?

— Mouais », fit Kalia, qui trouvait surtout cela suspect. « Je ne vous ai pas « retrouvée », en fait. Je rentrais chez moi, c’est tout. J’ai entendu des bruits, et voilà. Le hasard.

— Je n’ai pas de chance, alors. »

Axelle entendit des bruits de pas dans les rues d’à-côté ; son ouïe lui disait qu’il s’agissait de gens plutôt nombreux et plutôt pressés, ce qui ne laissait rien présager de bon. Elle tourna un peu la tête pour examiner les environs, mais, même si elle avait pu se débarrasser de Kalia — ce qui n’aurait probablement pas été très difficile, à vrai dire — elle n’avait nulle part où se cacher : la rue était longée par des maisons à plusieurs étages, collées les unes contre les autres, et leurs portes paraissaient verrouillées.

« Tu n’as plus de raison d’avoir peur, soupira-t-elle. On dirait que des collègues à toi sont en train de rappliquer. »

Kalia hocha la tête. Pour une fois, elle avait réussi à arrêter quelqu’un. Quelqu’un qui puait le mal et utilisait une sorte de magie bizarre, en plus. Elle se mordit néanmoins la lèvre inférieure tandis que les bruits de pas se rapprochaient.

Axelle était définitivement étrange, d’accord. Pourtant, elle ne l’avait pas tuée alors qu’elle en avait eu l’occasion. Elle lui avait même fait cadeau d’une somme considérable. C’était peut-être une façon de l’inciter à ne pas parler, mais c’était un comportement plus amical que de lui ouvrir la gorge.

L’elfe prit une grande inspiration et se décida à faire ce qu’elle allait sûrement rapidement regretter. Elle plongea sa main dans sa poche, en sortit un trousseau de clés, déverrouilla la porte à côté de laquelle Axelle se tenait et tira cette dernière à l’intérieur.

Quelques secondes après que la porte se fût refermée, la voleuse, encore médusée, entendait des bruits de pas dans la rue. Devant elle, Kalia avait l’air d’être dans un drôle d’état. Elle avait le visage livide, les yeux dans le vide et elle se mordait toujours la lèvre.

« Merci », chuchota Axelle en souriant.

Si proche d’elle, la garde avait de plus en plus cette impression étrange. Il y avait aussi une autre sensation, quelque chose qui remontait parfois mais qu’elle s’empressait de chasser de son esprit.

En plus de tout le reste, il y avait la fatigue : elle était complètement exténuée. Kalia commença à sentir le monde tourner bizarrement autour d’elle.

« Hey ! fit Axelle en la soutenant. Ça ne te dirait pas d’attendre qu’on soit dans ton appart’ pour tomber dans les vapes ? »

***

William commençait à manquer sérieusement de souffle et les orcs étaient toujours derrière lui ; de plus en plus nombreux, apparemment, ce qui n’était pas bon signe. Un carreau le dépassa en le frôlant et alla se ficher dans un arbre, ce qui n’était pas non plus un excellent présage.

Il y avait aussi ces explosions qui résonnaient encore dans ses tympans. Il ne savait pas trop de quoi il s’agissait, mais il avait bien peur que, comme le reste, ça lui soit destiné.

« Tu sais, Will, fit Angèle, qui paraissait flotter à côté de lui, je crois que tu es dans la merde.

— Connu pire », marmonna William en dévalant un talus.

Brusquement, alors qu’il entendait une de ces nouvelles explosions, il sentit une de ses jambes se dérober sous lui et il s’écroula.

Il essaya de se relever, mais tomba à nouveau. Son mollet était en sang.

« Tu en es sûr ? » demanda Angèle d’un ton joyeux.

***

Au-dessus de Nonry, poussé par le vent, un nuage s’écarta, laissant la place à un rayon de soleil qui tomba sur la ville, passa à travers une vieille lucarne et finit par atterrir sur le visage de Kalia. Cette dernière ouvrit les yeux, les referma immédiatement à cause de l’intensité lumineuse, se retourna et trouva refuge dans son oreiller.

Puis son cerveau acheva de se remettre en marche et commença à analyser la situation. La présence familière de l’oreiller, de la lucarne, ainsi que du lit laissaient supposer qu’elle était dans le grenier qui lui servait d’appartement — et qui lui coûtait tout de même la moitié de son salaire. Il y avait aussi une odeur pas franchement familière dans la pièce : celle de la viande en train de cuire. Elle n’en avait pas mangé depuis des semaines.

« Hmphrf ? » fit-elle.

Axelle s’arrêta un instant de remuer le contenu de la poêle pour regarder l’elfe.

« Bien dormi ?

— Hmphrf », répondit Kalia, qui, certes, était en meilleur état qu’avant de s’écrouler, mais aurait eu besoin de quelques heures de sommeil supplémentaires pour pouvoir réussir à aligner deux pensées cohérentes sans effort de volonté surhumain.

Accessoirement, elle avait encore cette impression désagréable et déroutante concernant Axelle, mais elle décida de l’ignorer : si elle lui avait voulu du mal, elle aurait pu profiter de son sommeil pour faire des choses bien pires que de la porter jusqu’à son lit et faire la cuisine.

« C’est quoi ? demanda-t-elle à ce propos, l’estomac gargouillant.

— De la viande que j’ai prise au marché », répondit la voleuse, préférant ne pas mentionner précisément la manière dont elle l’avait obtenue. « Avec des pommes de terre. J’espère que ça va te requinquer. Tu préfères la cuisson comment, au fait ?

— Hmphrf. Manger de la viande, pour une elfe, c’est mal vu.

— Parce qu’avoir une arbalète automatique trafiquée au lieu d’un arc traditionnel, c’est bien vu ? » répliqua Axelle.

Kalia se demanda furtivement comment elle était au courant pour son arbalète, en déduisit qu’elle avait dû fouiller un peu sa chambre, et se contenta de hausser les épaules.

« Saignante, tant qu’à faire », répondit-elle finalement en s’asseyant au bord du lit.

La cuisinière hocha la tête, servit deux assiettes et en tendit une à l’elfe, qui l’attrapa d’un geste prudent. Devant l’absence totale de chaises dans la pièce, Axelle décida de s’asseoir sur le lit, à côté d’elle.

« Tu n’as pas l’air très bien. »

La jeune femme se mordait effectivement la lèvre, les yeux rivés sur son assiette, et avait l’air à peu près aussi à l’aise avec elle qu’un agneau au milieu d’une meute de loups.

« Tu sais, s’il y a quelque chose qui va pas, tu peux le dire. Je ne vais pas te bouffer.

— Je…

— Tu ?

— J’ai… Enfin je… C’est juste une impression. C’est idiot.

— Quelle impression ? »

Kalia soupira et ferma les yeux.

« Le mal, lâcha-t-elle finalement. J’ai l’impression que… tu es maléfique. C’est bizarre. Que tu es… Je ne sais pas. Pas normale. »

Axelle resta silencieuse, manifestement surprise.

« C’est idiot, je…

— Non, répondit doucement la voleuse. Ce n’est pas idiot. T’es dans le vrai. Je suis une démone. C’est peut-être pour ça. »

Kalia sourit, le cœur léger. Maintenant, elle n’avait plus peur. Elle savait qu’elle n’était pas folle, qu’elle ne s’était pas trompée et qu’elle allait mourir.

« Ce que tu disais à propos de ne pas me manger, ça tient toujours ? demanda-t-elle.

— Au moins tant qu’il reste quelque chose dans mon assiette. »

L’elfe se mit à rire. Ça ne paraissait ni très naturel ni très franc, mais cela eut néanmoins le mérite de faire un peu redescendre la tension.

« Ne t’en fais pas, reprit Axelle. En quelque sorte, on peut dire que j’ai… « démissionné ».

— Démissionné ?

— Ou déserté, plutôt. La guerre entre le Bien et le Mal… ça va cinq minutes.

— De toute façon, j’imagine que le Mal ne peut pas être bien pire que le Bien.

— Non, répondit Axelle en souriant. Cela dit, certains pourraient s’étonner d’entendre une telle phrase sortant de la bouche d’une garde.

— Il faut bien vivre, répliqua Kalia en avalant un morceau de viande.

— Ouais », admit la démone en tournant la tête vers l’étagère où se trouvaient les livres de l’elfe.

Celle-ci avait, une collection assez admirable, en tout cas comparée à la moyenne d’Erekh, et qui contrastait avec la pauvreté de sa chambre. L’ensemble était plutôt hétéroclite, allant de l’encyclopédie au recueil de poésie vampire. Axelle semblait plus particulièrement admirer les trois gros ouvrages qui traînaient au centre : « Code de Lois d’Erekh, Édition de 1728 », « Code de Lois d’Erekh, Édition de 1732 » et « Code de Lois d’Erekh, Édition de 1735 ».

« Quoi ? protesta Kalia. Il faut bien que je connaisse les lois que je suis censée faire respecter. Ça ne veut pas dire que je les aime toutes. Et d’ailleurs, il n’y a pas de loi contre les démons.

— Je ne te reproche rien. J’ai juste du mal à comprendre pourquoi tu es dans la garde.

— Je suis naïve. Au départ, je pensais même qu’en m’engageant, j’allais améliorer le monde. »

***

Le Mont Aulmar, situé à la frontière entre Erekh et le Darnolc, était réputé être le plus haut du monde. William devait admettre qu’il était rudement impressionnant et surtout magnifique au moment du crépuscule. Cela dit, il commençait à s’en lasser. Il avait eu toute la journée pour l’admirer, assis par terre, les mains liées derrière le dos, la jambe douloureuse, avec le soleil qui lui brûlait la peau et Angèle qui lui tapait sur les nerfs.

Il se trouvait à l’extrémité du campement orc, près d’une falaise. Peut-être qu’il aurait pu réussir à se lever, déjouer l’attention des deux sentinelles qui le surveillaient en permanence, et sauter. Bien sûr, il serait mort cent mètres plus bas, mais au moins il n’aurait pas perdu sa journée à subir la lumière, la douleur causée par sa blessure à la jambe et son « amie » imaginaire.

Il faisait presque nuit lorsque le camp entra en ébullition. William essaya de se tourner pour voir ce qu’il se passait. Tous les orcs semblaient s’agenouiller les uns après les autres, à l’exception d’un petit groupe qui se dirigeait vers lui. Tandis qu’ils approchaient, le vampire parvint à discerner deux personnes qui s’en détachaient : un humain grand et mince avec des cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’à la taille et une jeune orque aux cheveux blonds.

Cette dernière resta en retrait pendant que l’homme s’approchait de lui.

« Alors, voilà le nouveau chien d’Erekh ?

— Je préfère qu’on m’appelle Wolf. Et vous êtes ?

— Elyareleth. Roi du Darnolc. »

Le vampire inclina la tête avec un sourire ironique.

« Votre Majesté accepterait-elle de me délier les mains ? J’aimerais bien fumer une dernière cigarette. »

Le roi du Darnolc haussa les épaules et trancha les liens de son prisonnier avec un petit poignard. William, toujours assis par terre, en profita pour fouiller dans les poches de son manteau et en sortit du tabac.

« Elyareleth, dit-il pensivement en commençant à rouler sa cigarette. Elyareleth… C’est un nom orc ?

— Pas vraiment. »

L’espion leva les yeux vers lui.

« Non, effectivement, vous n’êtes pas orc. Alors, voyons… Je suis à peu près sûr que ça ne vient pas d’Erekh non plus. Transye Vanille, peut être ? Les royaumes du nord ?

— Allons, allons. Votre reine ne vous a pas mis au courant ? Je suis un démon, Wolf. Ne me dites pas qu’elle l’ignore ?

— Je ne sais pas, répondit William en grattant une allumette. Peut-être que Sa Majesté n’a pas jugé bon de me le dire. Je n’étais déjà pas très chaud pour ce boulot. »

Le roi démoniaque hocha la tête.

« Si vos armées sont au niveau de vos informations, vos compatriotes sont mal partis.

— Je dois admettre que j’ai été impressionné par ces engins qui font un bruit d’enfer…

— Les Snikovs, expliqua Elyareleth. Plus puissant que vos arbalètes, hein ?

— Snikov ?

— C’était le nom de l’orc qui l’a inventé.

— J’imagine qu’au niveau militaire, Erekh a des années de retard sur le Darnolc, hein ?

— Non, répliqua Elyareleth. Des siècles, plutôt.

— Ouais », fit William, lugubre, en soufflant sa fumée vers le sol.

Techniquement, il était bien incapable de dire qui avait l’avantage entre deux groupes de brutes musclées, mais il n’allait pas admettre son ignorance.

« Vous comptez nous envahir ? demanda-t-il.

— Non, je lève une armée juste pour le plaisir de faire des balades en montagne.

— Je me disais, aussi », admit le vampire en jetant un coup d’œil rapide au ciel qui s’assombrissait à l’ouest. « C’est peut-être une question indiscrète, mais pourquoi ?

— Vous avez entièrement raison, monsieur Wolf. C’est une question bien indiscrète.

— Mes excuses, Majesté. Et c’est peut-être une autre question indiscrète, mais pourrais-je savoir ce que vous comptez faire de moi ?

— Ça dépend. Je pourrais vous faire abattre, mais si vous êtes aussi intelligent que vous en avez l’air, vous devriez vous rendre compte qu’il est plus avantageux de me rejoindre. Vous pourriez continuer votre travail d’espion pour un autre pays, si vous voyez ce que je veux dire ? »

William sourit, prit appui sur sa jambe valide et se redressa, afin de regarder Elyareleth dans les yeux. Il avait encore besoin de lever significativement la tête pour cela.

« Seigneur Elyareleth, je ne me considère pas comme un patriote. Pour vous dire la vérité, je suis obligé de faire ce travail parce que je suis hors-la-loi. Je n’aime pas spécialement la reine, même si je la préfère à l’ancien roi. Je n’ai rien contre les orcs, ni même contre les démons. »

Le vampire s’interrompit et jeta son mégot d’un geste théâtral. Il nota au passage, avec une certaine satisfaction, que le soleil avait totalement disparu du ciel.

« Ceci étant posé, ajouta-t-il en souriant, je préfère encore mourir en homme plutôt que de m’asservir à un cinglé comme vous. »

Le roi du Darnolc sourit et hocha la tête.

« Comme vous voulez, Wolf », lança-t-il.

Tandis que William s’approchait à petit pas de la falaise, Elyareleth fit un signe aux soldats, qui se saisirent de leurs armes et les pointèrent sur le vampire. Ce dernier, arrivé au bord du précipice, se tourna vers eux et écarta les bras.

« Ce ne sera pas nécessaire », annonça-t-il joyeusement, et il se laissa tomber en arrière.

Il s’écrasa sur les pierres, une centaine de mètres plus bas, et il mourut en homme.

En vampire, pas tout à fait.

***

Après avoir mangé, Axelle insista pour regarder la course de dragons depuis le toit. Kalia n’en avait aucune envie et aurait préféré aller se recoucher, mais elle n’avait pas le cœur à mettre son invitée à la porte.

La démone était montée sur le toit en passant par la lucarne et avait aidé l’elfe à faire de même, puis elle avait regardé les formes lointaines des dragons faire la course entre les bâtiments de la ville, tandis que la garde s’était allongée sur les tuiles et somnolait au soleil.

À quelques centaines de mètres de là, au-dessus du centre-ville, le pilote qui était en tête s’appelait Armand. Même de là où elle était, Axelle arrivait à le reconnaître : il fallait dire qu’il était le seul à avoir des longs cheveux blonds qui flottaient derrière lui. Malgré son jeune âge, il s’agissait d’un des combattants les plus respectés du royaume ; ce qui expliquait sans doute qu’il ait été autorisé à chevaucher une de ces bêtes prestigieuses.

« Tu sais que je suis sortie avec lui, à un moment ?

— Hmmmm », répondit Kalia.

Ce n’était pas la première question dans ce genre que lui posait la voleuse : elle avait en effet passé une bonne partie de la course à lui raconter des choses qui étaient entrées par une oreille et ressorties par l’autre.

« Il est gentil, il a bon fond et il est mignon… » expliqua Axelle avant de s’arrêter.

Sentant qu’elle attendait quelque chose, les quelques neurones de Kalia qui n’étaient pas en train de dormir tentèrent une réponse :

« Hmmm ?

— Le problème, je crois que c’est qu’il m’a jamais vraiment acceptée telle que je suis.

— Hmmm.

— Je veux dire, j’avais l’impression qu’il aurait fallu que je m’excuse tout le temps, que je passe ma vie à expier le pêché d’être née comme je suis.

— Hmmm ?

— Il ne l’a jamais dit explicitement, mais ça pesait. D’accord, je n’ai pas fait que des trucs bien ; mais j’ai perdu la plupart de mes pouvoirs en laissant tomber tout ça, je trouve que c’est déjà une preuve suffisante de bonne volonté.

— Hmmm.

— Sans compte que l’optique héros, vaillant combattant au cœur pur, l’honneur, tout ça, ce n’était pas mon truc.

— Hmmm.

— Et puis je me suis rendu compte qu’il n’était pas vraiment mon genre, de toute façon.

— Hmmm.

— Et toi, si ce n’est pas indiscret, je me demandais pourquoi tu étais venue à Nonry ?

— Hmmm.

— Tu écoutes ce que je dis ?

— Hmmm ?

— Tu n’écoutes pas ce que je dis », constata Axelle.

Kalia rouvrit les yeux, à contrecœur.

« Mais si, protesta-t-elle.

— Alors ? Pourquoi est-ce que tu es venue ici ? »

L’elfe prit appui sur ses mains, repassa en position assise et bâilla.

« C’est compliqué.

— La soif de l’aventure ? proposa la démone.

— Un peu, je suppose, répondit Kalia en souriant. J’étais vraiment naïve, à l’époque. » Puis le sourire s’effaça. « Enfin, la vraie raison, reprit-elle, c’est que je ne supportais plus de vivre là-bas. Tu sais, ici, il y en a qui croient que la forêt d’Onyx, c’est le paradis, que les elfes vivent tous en harmonie, mais je ne me suis jamais sentie bien là-bas. Je n’avais pas le bon physique, déjà. Pas assez grande, pas une assez bonne vue, pas assez habile. Ma mère était une pute et je n’ai jamais connu mon père, il y a mieux comme statut social. Et puis, je n’aimais pas les bonnes choses : ni les bonnes activités, ni la bonne nourriture, ni la bonne façon de vivre… »

Il y eut un court moment de silence, tandis que Kalia hésitait à poursuivre.

« Ni, surtout, ajouta-t-elle ensuite avec amertume, la bonne personne.

— La bonne personne ?

— Une histoire classique d’amour impossible, je suppose.

— Je vois », fit Axelle, qui, en réalité, ne voyait pas aussi bien que ça, mais jugea préférable de ne pas trop insister là-dessus. « Et tu es mieux ici ? Je veux dire, ça ne doit pas être facile d’être une elfe chez les humains.

— Je ne sais pas. Au moins, c’est une grande ville. La plupart des gens ne me connaissent pas. Il suffit que j’enlève mon uniforme et que je me mette les cheveux sur les oreilles, et je passe pour une fille comme les autres.

— C’est dommage, fit la démone en souriant. J’aime bien tes oreilles. Tu ne devrais pas les cacher.

— C’est déjà assez pénible d’être une femme. S’il n’y a que ceux qui me connaissent qui savent que je suis une elfe, ça fait déjà ça de moins à gérer. Toi, tu ne te balades pas avec de grandes ailes noires dans le dos.

— Non, mais c’est plus pour des questions de garde-robe, répondit Axelle, avant de réaliser que les dragons venaient de s’arrêter de voler. Tiens, on dirait que ça se termine. C’est dommage que je n’ai pas suivi la fin, je ne sais pas qui a gagné.

— Tu t’intéresses vraiment à ça ?

— Franchement ? Non.

— Je trouve ce jeu stupide, soupira l’elfe. Enfin, c’est toujours mieux d’utiliser les dragons pour ça que pour faire la guerre…

— Je crois que t’es encore naïve sur ce coup-là. Cette course, c’est un putain de défilé militaire déguisé, pour fêter l’alliance entre Erekh et le Mondar. Le but, c’est de montrer qu’on a une armée balaise. Pas d’amuser le peuple.

— Oh. Oui, je me doutais bien que c’était pour quelque chose comme ça…

— Bon. C’est pas tout ça, mais je vais aller travailler un peu.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi tu te déshabilles sur scène ? Ce que tu voles devrait te suffire pour vivre, non ? »

Axelle se contenta de hausser les épaules.

« Ça me permet d’avoir quelques amies humaines plus ou moins normales. Je ferais bien un autre boulot, mais je ne vois pas quoi. Je suppose que j’ai besoin de ça pour pouvoir parfois imaginer que je suis une fille ordinaire. »

***

Installé sous une tente, un orc retirait les pansements de William.

« Je dois admettre que tes facultés de récupération sont impressionnantes », constata-t-il en découvrant que la peau avait parfaitement cicatrisé.

Il s’appelait Edine Ertamine et était médecin. Il faisait partie des Nytelovers, un groupe d’insurgés avec lesquels William était en contact depuis un certain temps. Le vampire s’était tout de suite entendu à merveille avec Edine. Il parlait couramment Erekhien et en savait sans doute plus sur le royaume que la majorité de ses habitants. Par ailleurs, il avait des cheveux et des yeux magnifiques qui contredisaient complètement l’image des orcs monstrueux et laids.

« Vous saviez que votre roi est un démon ? demanda William en allumant une cigarette.

— Il a de grands pouvoirs, admit Edine. Je ne sais pas si c’est un « démon ». Ça change quoi ? »

Le vampire haussa les épaules. Lui-même n’en savait trop rien.

« Ce n’est pas bon, je suppose. Il faudrait que je demande à une amie. Elle doit s’y connaître un peu sur le sujet. »

William avait rencontré Axelle quelques mois plus tôt dans une taverne où un certain nombre des criminels de la ville aimaient se retrouver. Ils avaient plus ou moins sympathisé, même s’il trouvait qu’elle manquait désespérément de classe et de subtilité. C’était à vrai dire un point de vue partagé par beaucoup de vampires envers beaucoup de démons.

« Il vaudrait mieux que tu rentres, je pense, expliqua Edine. Quand ils verront qu’ils ne trouvent pas ton corps, ils vont te chercher.

— Je suis censé continuer à espionner.

— Je te transmettrai les informations qu’on a. Tu seras sans doute plus utile là-bas qu’ici.

— Utile à quoi ? » demanda le vampire.

Le médecin ne répondit pas. Il sortit de la tente et fit signer à William de le suivre. Une fois que les deux hommes furent dehors, Edine montra du doigt un groupe d’orcs occupés à s’entraîner. Ils rampaient par terre en tenant un bâton censé figurer un snikov ou une arbalète.

« Des gens nous rejoignent tous les jours, et nous ne sommes pas le groupe armé le plus important. Seulement, tu sais ce qui manque ?

— Des armes, répondit William en hochant la tête. Sans ça, votre « groupe armé » n’est plus qu’un groupe. C’est moins efficace. »

Edine sourit, puis il se tourna vers son ami et lui posa la main sur l’épaule.

« Tôt ou tard, on devra se battre. On a besoin de l’aide d’Erekh.

— Pourquoi faire ? On n’a pas vos snikovs ».

— Des arbalètes feraient déjà l’affaire. Tout ce que nous pouvons avoir, c’est des arcs de fortune qui sont complètement inutiles sans entraînement.

— D’accord, lâcha William. Je vais rentrer et voir ce que je peux faire. »

***

Lucie de Guymor était seule dans son bureau et était pour l’heure en train de rédiger un courrier au roi d’Arkor pour le féliciter du mariage de son troisième fils, qu’elle n’avait jamais rencontré et dont elle n’avait absolument rien à faire. Ce n’était pas très intéressant, mais cela faisait partie des tâches de la reine. Alors qu’elle en arrivait à la dernière phrase, elle entendit frapper à la porte.

« Entrez, lança-t-elle sans se retourner, griffonnant sa signature.

— Bonjour, Majesté », fit l’homme en se courbant.

Il portait une cape blanche ainsi qu’un chapeau pointu, blanc lui aussi, qui témoignaient de son statut de mage. Il n’avait, en revanche, pas le visage classique de la fonction : il était beaucoup plus jeune que la majorité de ses collègues et, en lieu et place de la barbe blanche réglementaire, il portait un petit bouc blond.

« Ah, Gérald, fit la reine. Quelles sont les nouvelles ? »

Gérald, en plus d’être un mage, était conseiller spécial de sa Majesté. Il s’occupait notamment du contact avec les autres nations du monde, par le biais de pigeons dressés et de messages cryptés.

« Mauvaises, j’en ai peur, Majesté.

— Continue.

— C’est à propos de Wolf. Apparemment, il a été exécuté. »

La reine grimaça. Encore un espion qui disparaissait au Darnolc. Les orcs ne tenaient apparemment pas à ce que leurs petits secrets soient découverts.

« Il va encore falloir trouver quelqu’un à envoyer, alors ?

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Gérald. Wolf était déjà mort, vous vous souvenez ?

— Oh. Alors, il est toujours… ?

— Mort-vivant, compléta le mage. Cela dit, il préférerait rentrer. Il dit qu’il a convaincu quelqu’un d’autre de continuer son travail à sa place.

— Qui dit qu’on peut lui faire confiance ?

— Il s’agit d’un groupe de rebelles avec lesquels Wolf est entré en contact. Ils aimeraient d’ailleurs avoir le soutien d’Erekh.

— Bon sang, soupira la reine. Foutu vampire. On ne peut pas se permettre de prendre parti. Si leur roi apprend qu’on est en liaison avec eux…

— Il y a autre chose, justement, interrompit le conseiller. Apparemment, leur roi serait un démon. »

Il y eut un court moment de silence.

« Un démon ? répéta Lucie de Guymor, le visage inexpressif.

— Toujours d’après Wolf, le roi aurait des vues sur Erekh. Les armes sont produites en grande quantité et il a levé une armée…

— Je vois.

— Je me suis permis de faire une recherche rapide dans la bibliothèque de l’Efeltawar… » commença Gérald.

L’Efeltawar était l’énorme tour métallique qui se trouvait au centre de Nonry et qui, disait-on, était là depuis bien avant que la ville n’existe. C’était aussi l’endroit qui servait de bâtiment aux mages et qui comportait la plus grande bibliothèque d’Erekh.

« Et ? demanda la reine.

— J’ai trouvé une vieille prophétie qui avait l’air de s’appliquer à ce cas. »

La reine hocha la tête. On pouvait toujours compter sur les prophéties. Quelle que soit la situation, il y en avait toujours une pour l’avoir prévue et pour expliquer comment il fallait agir.

« Que dit-elle ?

— Je n’ai pas encore lu tous les détails, mais apparemment, il va y avoir une guerre ; seule la mort du roi démon pourra sauver Erekh ; seule une épée sacrée pourra tuer ce démon ; et seul l’Élu pourra porter cette épée.

— Très original, comme prophétie. »

Gérald parut blessé par la remarque.

« C’est sérieux, Majesté !

— Oh, je n’en doute pas. C’est juste que… eh bien, si le roi du Darnolc lève une armée pour conquérir Erekh, une guerre n’est pas très surprenante. Et puis, il y a toujours » un Élu.

— Majesté ! protesta le mage.

— D’accord, il y a l’histoire de l’épée. Je vais prendre les mesures nécessaires. »

Gérald parut soulagé, comme si, par cette simple déclaration, le nuage noir qui pesait sur l’avenir d’Erekh avait été définitivement écarté.

Chapitre 3 »