« Chapitre 5

Chapitre 6

Kalia ouvrit timidement la porte du bureau du capitaine et entra en regardant ses pieds.

« Vous m’avez demandée ? » demanda-t-elle à son supérieur.

Ce dernier ne répondit pas immédiatement. Il paraissait très occupé à regarder les deux feuilles qu’il avait entre les mains. Ce ne fut qu’au bout d’une minute qu’il leva la tête et dévisagea l’elfe.

« Ah. Je commençais à désespérer de vous revoir. »

Kalia ne savait pas trop quoi répondre. Il était sans doute tout à fait hypocrite, mais il aurait été malvenu de faire une remarque à ce sujet.

« Je conçois, reprit l’homme, que votre travail puisse être fatigant, en particulier au vu du nombre faramineux d’arrestations que vous avez effectuées ces derniers temps. Quel est le chiffre exact, déjà ?

— Aucune, Monsieur, répondit Kalia, penaude.

— Autant ? Avec de tels résultats, pas étonnant que vous vous sentiez l’envie de prendre des vacances.

— Des vacances, Monsieur ? demanda-t-elle.

— Eh bien, il ne me semblait pas avoir eu la chance de vous croiser souvent ces derniers jours.

— J’étais en mission. Je…

— En mission ? demanda le capitaine avec un ton emphatique. Je ne me souviens pas vous avoir confié de mission.

— C’est la reine, elle…

— La reine ? Oh, bien sûr. Étant donné vos compétences, il était normal qu’elle vous choisisse pour une mission… Et quelle était cette mission ? Je parie que le sort du monde était entre vos mains ? »

Kalia aurait eu envie d’avoir le courage de lui rappeler que c’était lui qui avait choisi de la désigner volontaire, mais elle ne réussit qu’à baisser encore un peu la tête.

« Je suis désolée, Monsieur, mais cette mission était confidentielle.

— Confidentielle, hein ?

— Oui, Monsieur. »

Il y eut un moment de silence. Le capitaine joignit ses deux mains et parut réfléchir.

« Seulement, voyez-vous, il fallait bien que la garde continue son travail pendant ce temps, vous comprenez ?

— Oui, Monsieur.

— Et étant donné notre budget, nous ne pouvons pas nous permettre de payer quelqu’un à ne rien faire. Vous comprenez ?

— Je comprends, Monsieur. Mais je n’ai pas « rien fait », monsieur.

— Vraiment ?

— Oui, Monsieur. J’ai travaillé pour la reine. Bien sûr, il serait anormal que vous me payiez ce temps…

— Évidemment, admit le capitaine. Mais il ne vous est pas venu à l’esprit que nous aurions pu vous remplacer ?

— Je comprends bien, Monsieur. Je vous suggère de voir directement avec la reine. Elle saura régler cette situation. »

L’elfe garda la tête baissée, mais c’était pour que le capitaine ne puisse pas voir son léger sourire. Ce n’était pas comme si elle appréciait personnellement son travail, mais ça n’empêchait pas que son chef n’avait pas le droit de la renvoyer comme ça.

« Nous verrons cela, marmonna ce dernier. Et puis, je dois admettre que vous avez apparemment décidé de vous investir dans votre travail. À peine rentrée, vous avez enregistré deux nouvelles plaintes. »

Kalia se mordit plus profondément la lèvre. Elle avait espéré que le capitaine ne s’en serait pas encore rendu compte.

« Oui, Monsieur. Je n’avais pas pu le faire avant de partir.

— Mesdemoiselles Diane et Lili. Qui disent avoir été molestées.

— Violées, corrigea Kalia en relevant la tête.

— Peu importe les détails. L’important c’est que…

— Ce n’est pas un détail.

— Si vous le dites. Et elles prétendent que le coupable serait le sergent Garnier.

— Oui, Monsieur. »

D’un geste vif, le capitaine plaqua sur son bureau les deux feuilles sur lesquelles étaient enregistrées les plaintes. Le bruit fit sursauter la jeune femme.

« Alors, demanda-t-il lentement, vous accordez plus de confiance à deux putains qu’à un collègue ?

— Ce ne sont pas des « putains », mais des danseuses. Et quand bien même, un viol reste un viol.

— Quelle différence ? Vous n’allez pas me dire que vous faites confiance à ces filles ? »

Kalia eut envie d’abandonner. C’était le plus facile. Elle n’aurait pas d’ennuis. C’était une solution attrayante.

« Je fais confiance au sergent Garnier… commença-t-elle.

— Bien, coupa le capitaine en souriant. Je peux donc considérer ces plaintes comme classées ?

— Je fais confiance au sergent Garnier pour démontrer sa virilité en n’acceptant pas qu’une femme refuse de coucher avec lui. Je suis désolée, Monsieur, mais ces plaintes ne sont pas classées. »

Il y eut un silence glacial. Le capitaine ferma son poing. Il tremblait de rage.

« Vous êtes bien une elfe, cracha-t-il.

— Pardon ?

— Vous prétendez vouloir défendre cette cité, mais tout ce que vous êtes capable de faire, c’est souiller l’image de la garde. Vous vous moquez de nos valeurs. »

Kalia regarda ses pieds, sans trop savoir quoi répondre. Elle hésita à se taire, mais décida de ne pas le faire.

« Le viol ne fait effectivement pas partie de mes valeurs, Monsieur. Vu le contexte, je ne pense pas que je sois celle qui salisse le plus l’image de la garde.

— Je vais annuler ces plaintes. Quant à vous, vous feriez mieux de chercher un autre boulot.

— L’obstruction à la justice est aussi un délit. Monsieur.

— Vous feriez mieux d’abandonner cette attitude. Ou vous allez avoir des ennuis. Vous pouvez disposer. »

Kalia se retira et acquiesça silencieusement. Des ennuis, elle allait en avoir, elle n’en doutait pas.

***

William jeta son mégot dans la Malsaine et le regarda dériver lentement, lugubre.

« Tu n’as pas l’air joyeux », lança Angèle.

Elle était debout, sur l’eau. L’effet était plutôt étrange, mais il n’y avait que le vampire pour le remarquer et il s’y était habitué.

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Il ne répondait toujours pas et se contenta de regarder le fleuve couler.

« Tu n’es pas très causant.

— Tu ne veux pas me foutre la paix ? Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour hériter de cette malédiction ? »

Angèle resta silencieuse quelques secondes, manifestement vexée. Ce n’était pas la première fois que William lui disait de se taire, mais d’habitude il était relativement plus aimable.

« Tu crois que c’est facile, pour moi ?

— Quoi ? demanda le vampire, surpris.

— Je n’ai aucune incidence sur le réel », expliqua Angèle en envoyant pour le démontrer un coup de pied dans une vague. Elle la traversa sans soulever une goutte d’eau. « Tu es la seule personne qui peut me voir et la plupart du temps tu m’ignores totalement. Quand tu daignes faire attention à moi, c’est pour me dire de la fermer ou pour te plaindre de ton sort. Tu ne t’es jamais demandé ce que je ressentais, moi ? »

William resta silencieux quelques secondes. Puis il haussa les épaules et commença à se rouler une cigarette.

« Non, jamais. Tu n’es que le fruit de mon imagination.

— J’ai une conscience !

— Ouais, ouais. »

Le vampire termina de rouler sa cigarette et l’alluma.

« Tu devrais arrêter ça. Ça va te tuer.

— Je suis déjà mort. Tu te rappelles ?

— À moitié seulement. Tu te rappelles ?

— Espérons que c’est la bonne moitié, alors. »

***

« Salut, fit Kalia tandis que William jetait son deuxième mégot à l’eau.

— Salut. »

Ils restèrent côte à côte, à regarder le fleuve. Même Angèle était silencieuse.

« Alors ? demanda finalement l’elfe.

— Ly est revenue. Seule. »

Il grimaça. Il ne savait pas trop comment il devait l’annoncer, mais il se demandait quand même s’il n’aurait pas pu s’y prendre différemment.

« Edine a été libéré, expliqua-t-il. Les orcs étaient à sa poursuite. Elle ne pouvait pas attendre plus longtemps. »

Une larme coula le long de la joue de Kalia.

« Ly pense qu’Axelle a été capturée. Je suis désolé.

— Est-ce que…

— Je vais essayer de me renseigner. Avec un peu de chance, elle est toujours en vie. Peut-être même qu’elle a pu leur échapper. Elle sait se débrouiller. »

La jeune femme resta immobile un moment et se contenta de pleurer. William lui proposa une cigarette. Elle refusa.

« Ly a ramené ça », ajouta le vampire avant de partir.

Il tendit à l’elfe le verre enchanté qu’elle avait donné à Axelle, mais cela ne la réconforta pas, bien au contraire.

***

Kalia entra dans la taverne « Aux vieux brigands », se dirigea vers le comptoir et demanda une bière au serveur.

Il s’appelait le Borgne et était plutôt connu dans le quartier du Déni. C’était un vieux voleur, qui avait commencé vers la fin de la dernière guerre contre les orcs et qui était devenu populaire parce qu’il avait commencé à voler aux riches et à donner aux pauvres. Il avait commencé sans vraiment terminer et avait beaucoup plus volé aux riches que ce qu’il avait donné aux pauvres, mais c’était le geste qui comptait. Le style aussi, parce que, avant l’argent, il n’aimait rien tant que de se moquer des seigneurs, ce qui plaisait en général à ceux qui se trouvaient sous leur joug.

Et puis, un jour, il s’était rendu compte qu’il avait vieilli et n’avait plus l’âge de faire des pirouettes. Avec son acolyte nommé Brute, il avait monté une taverne dans le Déni. Depuis le temps, la plupart de ses crimes avaient dû être oubliés et les gens venaient surtout pour la bière pas chère.

Le Borgne avait la cinquantaine passée, des cheveux blancs, des favoris de la même couleur et des yeux bleus. Il pouvait d’ailleurs sembler étrange de prime abord qu’un homme s’appelant le Borgne en ait deux, mais il y avait quantité de choses plus étonnantes dans la cité.

« Tu ne portes pas d’uniforme, mais il me semble que tu es une garde. Je me trompe ?

— Non. Et alors ?

— Et alors les gardes ne sont pas les bienvenus ici. »

L’elfe haussa les épaules. Elle s’en était un peu doutée, elle devait l’admettre. Dans le Déni, les gardes étaient les bienvenus dans peu d’endroits et rarement dans ceux où le patron se revendiquait ouvertement « brigand ».

« Je ne ferai pas d’histoire, d’accord ? Je veux juste une bière. Je ne viens arrêter personne.

— Ça ne change rien au problème. Je vais te demander de t’en aller.

— Je ne suis pas d’humeur, d’accord ? Je veux juste une bière et cette taverne est la plus proche. Point. C’est quoi, le problème ? Je sais que vous étiez hors-la-loi. Tout le monde le sait.

— Je suis désolé, mais c’est comme ça. Pas de garde ici. Ça met les clients mal à l’aise. »

Kalia se retourna. Il n’y avait que trois autres personnes dans la pièce, et elles n’avaient pas l’air vraiment importunées par sa visite.

« Pour le monde qu’il y a, vous pourriez…

— C’est comme ça. On n’aime pas les gardes. On ne va pas débattre toute la nuit. Brute ? »

Brute était un colosse blond qui devait mesurer plus de deux mètres de haut et qui était, en quelque sorte, le videur du lieu, quoiqu’il faisait aussi serveur aux heures de pointe.

« C’est bon, abandonna la jeune femme. Je vais réussir à sortir toute seule. »

Elle quitta les lieux en grommelant.

« Je te trouve dur, quand même, le Borgne, lui reprocha Brute une fois qu’elle fut partie.

— On a dit qu’on ne laissait pas rentrer de gardes. Je ne laisse pas rentrer de gardes. Où est le problème ?

— On pourrait faire une exception.

— Tu crois qu’ils feraient une exception, eux, s’ils nous attrapaient ?

— Elle, qui sait ? C’est une fille bien. »

Brute était, lorsqu’on le connaissait, aussi gentil que musclé. Sa passion, c’était les cocktails. Dans le passé, il en avait expérimenté un certain nombre d’explosifs, au sens propre du terme, mais il s’était rangé et se contentait maintenant de ceux qui se buvaient.

La plupart du temps, en tout cas.

« Qu’elle soit gentille ou pas, trancha le Borgne, ce n’est pas le problème. Pas de gardes ici.

— Ah ! T’es vraiment têtu comme une mule, hein ? »

***

Kalia dut marcher un certain temps avant de trouver un troquet où elle serait sûre de pouvoir rester ; et elle y resta un certain temps. La taverne ne portait pas de nom. La plupart des gens qui y mettaient les pieds l’appelaient simplement « la taverne », s’ils devaient l’appeler.

C’était parce que les gens qui s’y rendaient allaient rarement dans d’autres établissements. Non pas parce que la bière y était meilleure ou moins chère qu’ailleurs, mais parce que c’était la seule de la ville qui était tenue par des nains. N’importe qui pouvait y entrer, nain ou pas. Il se trouvait juste que la plupart des gens qui y mettaient les pieds se trouvaient être de petite taille. Parmi les causes à cela, à moins que ça n’en ait été une conséquence, il y avait certainement le fait que le mobilier était totalement inadapté à des personnes de plus d’un mètre cinquante.

Présentement, il n’y avait à l’intérieur de la taverne que Kalia qui mesurait peut-être un peu plus. Il aurait fallu regarder précisément, mais ce n’était en tout cas pas de beaucoup.

« Salut », fit un nain en s’asseyant à côté d’elle.

Elle plissa les yeux. Elle avait déjà un peu trop bu et avait par conséquent du mal à reconnaître les gens. Le fait que le nain avait le visage à moitié masqué par une chope de bière n’aidait pas.

« Grimmel, finit-elle par déterminer, triomphante. Ça va ?

— On fait aller, répondit le nain en reposant sa chope. Et toi ?

— Non », répondit l’elfe.

Grimmel la regarda, un peu surpris, et vit qu’elle avait pleuré.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Une amie qui est loin et peut-être morte.

— Désolé », lâcha le nain, puis il commanda une nouvelle chope de bière. Il n’était pas très doué pour réconforter les gens.

« Et puis, continua Kalia, y’a mon chef. C’est un sale connard. »

Grimmel dévisagea une nouvelle fois l’elfe. Elle devait avoir bu plus qu’il ne l’avait cru : d’habitude, elle ne sortait pas des mots pareils.

« Pourquoi ? » demanda-t-il.

L’elfe essaya de lui expliquer rapidement ses démêlés avec son capitaine ; cela prit plus de temps que prévu, parce qu’elle avait bu et qu’elle sanglotait un peu. Lorsqu’elle eut terminé, elle réalisa qu’il y avait une demi-douzaine d’autres nains qui s’étaient rapprochés pour écouter.

« M’étonne pas, fit l’un d’entre eux, passablement éméché lui aussi. Les gardes, ils sont tous pareils.

— Sauf toi, évidemment, s’empressa d’ajouter un autre nain à destination de la jeune femme.

— Évidemment, reprit le premier. Mais globalement, quand même. La dernière fois, ils m’ont amené deux jours au poste parce que, soi-disant, j’avais jeté un « regard narquois » à un garde. »

Les autres nains hochèrent la tête. La plupart avaient vécu des expériences similaires.

« Merde, je ne sais même pas ce que ça veut dire, narquois ! »

Kalia ne put s’empêcher de sourire. Elle vida une nouvelle chope de bière, alors que Grimmel racontait comment on l’avait arrêté et comment l’elfe l’avait fait sortir.

L’elfe rougit un peu en réalisant que la plupart des clients étaient maintenant regroupés autour d’elle et semblaient attendre quelque chose. En temps normal, elle ne l’aurait peut-être pas remarqué, ou se serait contentée de trouver qu’elle n’était pas à la hauteur et l’aurait ignoré. Mais là, c’était différent : elle avait bu et elle était la plus grande de la salle. Ça n’arrivait pas tous les jours.

« Savez quoi ? fit-elle d’un air concentré. C’qui faudrait, c’est nous r’grouper. »

Les nains la regardèrent sans trop comprendre.

« J’veux dire, continua-t-elle, tous les nains, toutes les danseuses et tous ceux qu’les gardes font chier, ’faudrait qu’on se mette ensemble et ils nous emmer’raient plus. »

Il y eut une discussion agitée dans la salle alors que les nains examinaient la proposition.

« J’suis pas d’accord, fit l’un d’entre eux. Se regrouper avec des filles qui se déshabillent sur scène ? Ça me paraît pas sain, à moi.

— Va t’faire met’, Ergor ! protesta Kalia. Font ça pour avoir de quoi s’payer à manger. Tu crois qu’y a beaucoup d’métiers pour une femme dans c’te ville de merde ? »

Les nains la regardèrent, estomaqués. C’était bien la première fois qu’ils la voyaient en colère. Le nain qui n’était pas d’accord baissa la tête et marmonna quelque chose. Il semblait que, globalement, l’idée d’un regroupement entre les nains et les danseuses était acceptée.

Pour fêter ça, Grimmel paya une tournée générale.

***

Lorsque Kalia se réveilla, le lendemain, elle réalisa rapidement deux choses. La première, c’était qu’elle avait affreusement mal à la tête et la deuxième, c’était qu’elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Elle était sur un petit lit, qui était entouré d’un mur de pierres d’un côté et d’un rideau des trois autres. Il faisait sombre. Il devait y avoir des bougies de l’autre côté du rideau, car des ombres dansaient sur ce dernier.

Si elle avait eu toutes ses facultés de raisonnement, Kalia aurait pu se douter de la nature des gens chez qui elle se trouvait à partir de la taille du lit et de la hauteur du plafond. Cependant, comme elle n’était pas en état de raisonner et qu’elle se contenta de pousser le rideau, elle fut surprise de découvrir deux nains en train de prendre ce qui devait être un petit-déjeuner. Du moins, c’est ce qu’elle supposa, même si elle n’avait pas l’habitude de boire de la bière à ce moment-là de la journée.

« Salut », grommela-t-elle.

Les deux nains levèrent les yeux de leurs assiettes et se tournèrent vers elle.

« Salut », répondit Grimmel. « Bien dormi ?

— Mouais. J’ai mal au crâne. On est où ?

— Chez nous.

— C’est une cave ?

— On est des nains.

— C’est vrai, admit l’elfe. Et qu’est-ce que je fais là ?

— On t’a ramenée ici quand tu t’es mise à ronfler sur le bar. »

Kalia hocha la tête. Elle s’attendait un peu à cette réponse.

« J’ai du mal à me rappeler de la soirée… Il y a des choses que j’ai faites et dont je devrais être au courant ? »

Déjà, elle avait toujours ses vêtements. Elle se voyait mal se déshabiller en chantant, mais elle se voyait aussi mal boire bière sur bière — ou peut-être y avait-il eu autre chose que des bières — jusqu’à s’effondrer ; et pourtant elle l’avait fait.

« Hmmm, fit Grimmel en paraissant réfléchir. Non. Il ne me semble pas.

— Au contraire ! » s’enthousiasma le deuxième nain. Kalia était incapable de mettre un nom sur son visage, même si ce dernier lui était vaguement familier. « Ton discours était génial ! »

La jeune femme fit un effort de concentration et parvint à se souvenir de son « discours ». Elle pâlit.

« Oh, merde, soupira-t-elle. Le capitaine va me tuer.

— Tu nous as convaincus ! ajouta le nain enthousiaste. Il faut qu’on s’organise !

— Je vais me faire virer, marmonna l’elfe.

— Ce n’est pas dramatique, répliqua Grimmel. De toutes façons, ce n’est pas un boulot pour toi. »

Kalia ouvrit la bouche pour protester, puis la referma sans rien dire. Le nain n’avait pas tort : effectivement, elle n’était pas faite pour ce métier.

« Il a quand même l’avantage de me payer mon loyer, répliqua-t-elle finalement.

— Trouve un autre métier ? suggéra Grimmel.

— Quoi ? Je me vois mal être danseuse.

— Je pourrais voir s’il y a une possibilité pour toi à la forge ? »

Kalia fronça les sourcils. La forge Durfer s’était effectivement beaucoup développée ces dernières années et elle employait maintenant la grande majorité des nains de la ville, réputés pour leur travail sur les métaux. Kalia se débrouillait un peu dans le domaine, mais elle avait du mal à s’imaginer un marteau à la main toute la journée.

« Je ne crois pas non plus que je sois faite pour ce métier-là.

— Pourquoi ? Pour le travail précis, tu te débrouilles bien.

— Enfin, pour une elfe, évidemment », ajouta l’autre nain en souriant.

***

L’idée d’une action collective avec les nains fut plus dur à faire admettre aux danseuses. Une des raisons était que Kalia n’était plus sous l’effet de l’alcool, mais au contraire fatiguée à cause de la soirée de la veille et de la journée de travail qu’elle avait dû mener dans la foulée ; et la vingtaine de femmes avec qui elle discutait n’étaient pas, non plus, sous l’effet de la boisson.

Il n’y avait en fait pas que des danseuses. Un certain nombre de serveuses du Chaud Dragon étaient aussi venues puisqu’elles partageaient régulièrement les mêmes problèmes que leurs collègues. Par ailleurs, quelques femmes venaient d’autres établissements : elles étaient minoritaires mais significativement présentes.

Le troll Aymak était là aussi, bien qu’il n’ait selon toute probabilité jamais été victime d’agression sexuelle. Comme il restait immobile et silencieux, on ne le remarquait pas vraiment. Il se fondait dans le décor tandis que les autres discutaient.

Globalement, l’alliance avec les nains ne déclenchait pas un enthousiasme fou.

« Je refuse qu’on fasse quelque chose avec ces types, déclara catégoriquement l’une des danseuses. Ils passent leur temps à boire de la bière. Et puis, il n’y a que des hommes.

— Techniquement, objecta Kalia, la moitié d’entre eux sont des femmes. Enfin, statistiquement. »

C’était un fait connu qu’il était pratiquement impossible de différencier « un » nain d’« une » naine. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Kalia s’entendait bien avec eux : ils ne la considéraient pas différemment d’un homme et ne lui demandaient donc pas toutes les deux minutes ce qu’elle faisait dans une taverne ou dans une forge alors qu’elle aurait pu être en train de faire le ménage ou de préparer le repas pour son mari.

Ce n’était pas comme s’il n’y avait aucun sexisme chez les nains, mais il s’exerçait d’une manière différente, sans doute plus subtile.

« D’accord, admit la danseuse, mais j’ai du mal à les considérer comme des vraies femmes. La barbe, pour commencer.

— Si on va par là, je ne suis pas sûre d’être une « vraie » femme non plus, même si je n’ai pas de barbe », répliqua Kalia en regardant ses pieds. « Écoute, je comprends ta réticence. Vous n’avez pas forcément beaucoup de points communs avec les nains. Mais là, on s’est réunies pour discuter comment réagir face aux gardes qui se croient tout permis. Vous partagez le même intérêt, non ? Et puis, les nains sont peut-être bruyants et bagarreurs, mais je ne pense pas qu’ils vous fassent souvent chier. Leur modèle de fémininité est effectivement plus… barbu. »

Il y eut quelques hochements de tête, qui rassurèrent légèrement Kalia. Elle n’était pas habituée à parler en public, surtout à jeun.

« Diane et Lili ont porté plainte contre un agent pour viol, continua-t-elle avec un peu plus d’assurance. Si j’ai bien compris, d’autres ont eu des problèmes de nature similaire. Je vais faire ce que je peux pour que les plaintes qui ont été déposées aboutissent, mais je crois qu’il y a peu d’espoir. L’autre jour, si j’ai réussi à faire sortir Grimell de cellule, c’est uniquement parce qu’ils étaient nombreux dehors. Il n’y a qu’en se groupant que ça marche. »

Il y eut un silence, quelques regards et quelques hochements de tête. La proposition avait l’air d’être acceptée. Quelque part, ça lui faisait un peu mal. Elle avait cru en la Loi ; elle la connaissait par cœur et s’était efforcée de l’appliquer pendant des années. Elle n’avait jamais vraiment eu la foi en un dieu quelconque, mais elle se sentait comme quelqu’un qui venait de la perdre.

« Et toi ? demanda Diane. Tu ne vas pas avoir des ennuis ?

— Sûrement, répondit Kalia en haussant les épaules. Mais c’est mon problème. »

Elle arrivait presque à faire croire que ça ne la préoccupait pas, qu’elle ne se demandait pas si elle allait finir à la rue ou derrière les barreaux d’une cellule.

Presque.

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