« Chapitre 7

Chapitre 8

« Y’en a assez ! Des délits de faciès ! Les gardes au-dessus des lois ! On ne veut plus de ça ! » essaya de scander Kalia.

Le slogan ne fut pas énormément repris. Elle avait trouvé qu’il sonnait bien à l’écrit, mais, à l’oral, elle devait admettre qu’il n’était pas terrible. Le rythme n’était pas bon. Et puis, la plupart des manifestants ne devaient même pas connaître la signification du mot « faciès ».

Il y avait une large proportion de nains parmi la foule. Ils s’étaient passés le mot. La jeune femme avait réussi à les convaincre de laisser leurs haches à la maison, mais ils étaient plutôt remontés. Elle n’avait pas réalisé qu’il y avait autant de tensions entre eux et la garde.

Un certain nombre de travailleuses du « Chaud Dragon » étaient aussi venues. Elles paraissaient moins à l’aise que les nains, sans doute moins habituées à ce genre de rassemblement. Aymak était là aussi, ce qui les rassurait un peu.

Et puis, il y avait aussi d’autres gens, soit parce qu’ils avaient eu des problèmes avec la garde, soit simplement parce qu’ils avaient remarqué l’attroupement et étaient venus voir ce qu’il se passait. Au total, il devait y avoir un peu plus de deux cents personnes.

Ce n’était pas si énorme que cela, mais Kalia ne s’était pas attendue à ce qu’il y ait tant de monde. Ça lui faisait plaisir et elle espérait que ça obligerait le commissaire général à prendre des sanctions contre certains de ses collègues ; mais ça lui faisait aussi un peu peur, parce qu’elle n’était pas certaine de vouloir assumer toutes les conséquences de ce rassemblement si les choses venaient à mal tourner.

Bien sûr, il s’agissait au départ d’une action pacifique et qui l’était plutôt restée jusque-là, mais elle le serait certainement beaucoup moins si les gardes devenaient un peu trop agressifs. Il y avait déjà eu quelques tensions lorsqu’ils avaient voulu retirer une banderole « Gardes partout, justice nulle part ». Il n’y avait pas eu d’usage de la violence, mais ce n’était pas passé loin.

L’autre chose qui l’inquiétait, c’était qu’il y avait une prise de parole de prévue. Et, à l’unanimité, on l’avait choisie pour s’y coller. Enfin, presque à l’unanimité : elle, elle était contre. Elle avait bien préparé son intervention sur papier, mais elle appréhendait beaucoup plus la transition écrit-oral.

En théorie, elle savait comment s’y prendre : parler fort, distinctement, regarder les gens plutôt que ses pieds, ne pas se mordre les lèvres, ne pas balbutier. Elle était très douée en théorie. C’était la pratique qui posait problème.

***

Le capitaine regardait nerveusement l’attroupement. Lui non plus ne s’était pas attendu à ce qu’il y ait autant de monde. Il avait beau avoir demandé des renforts aux gardes des quartiers voisins, notamment ceux du centre et du quartier Nain, le rapport de force n’était pas véritablement en leur faveur. Surtout qu’il y avait un troll au milieu. Heureusement, il avait un atout caché dans sa manche. L’atout en question s’appelait monsieur Creso Sixte.

« Bonsoir, capitaine, salua-t-il en inclinant légèrement la tête. Je constate que vous avez effectivement besoin de mon aide. »

Il était grand et maigre, et portait la longue barbe blanche caractéristique des mages. En revanche, il n’en avait pas la tenue : il était habillé en noir et n’avait pas de chapeau.

« Vous avez raison, admit ce dernier. De combien de temps avez-vous besoin ?

— Quelques minutes me suffiront.

— Parfait », fit le capitaine avec un sourire mauvais.

***

« Hé ! Kalia ! »

La jeune femme se retourna et reconnut le caporal Vali, qu’elle avait croisé dans le poste de garde du quartier Nain. Elle hésita un peu puis se souvint qu’il s’était montré plutôt amical et l’avait même plus ou moins soutenue face à son propre capitaine, aussi elle s’approcha de lui.

« Salut, dit-elle.

— Alors tu n’es plus dans la garde ?

— Non.

— Ce qui explique les nouveaux vêtements. »

L’elfe eut un petit sourire. Elle avait effectivement un peu modifié sa garde-robe depuis qu’elle avait démissionné. William avait insisté pour lui payer quelques pantalons qu’il jugeait plus élégants et des bottes neuves pour remplacer sa vieille paire trouée. Elle portait aussi un bandana noir pour se cacher les oreilles, ses cheveux étant maintenant trop courts pour le faire.

Le tout lui donnait une allure… eh bien, une allure tout court, pour commencer. Elle n’y était pas franchement habituée.

« Tu n’es pas venu parler chiffons, hein ? demanda-t-elle.

— Non, admit Vali. Je suis venu te prévenir. Arrange-toi pour ne pas partir seule.

— Ils comptent m’arrêter ?

— Officiellement, je ne t’ai rien dit, d’accord ? »

***

« Je vous demande de vous disperser dans le calme ! hurla le capitaine du Déni avec ses deux mains placées en porte-voix. Si vous ne le faites pas, nous emploierons la force. Il n’y aura pas de second avertissement ! »

Kalia sentit qu’elle commençait à paniquer en entendant ces mots. Elle avait un mauvais pressentiment. Les choses allaient mal tourner. Ils avaient un peu prévu ce qu’ils devaient faire, dans une réunion préparatoire. L’essentiel, c’était de rester groupés, de partir ensemble.

Elle essaya d’expliquer à quelques manifestants qu’il était peut-être temps d’y aller, mais ceux-ci n’étaient apparemment pas d’accord. Elle les comprenait, mais elle avait peur d’une intervention musclée de la part de ses anciens collègues.

Alors qu’elle commençait à paniquer, elle se demanda furtivement pourquoi elle avait bien lancé cette idée stupide.

***

« Vous êtes prêt ? » demanda le capitaine en constatant que la foule ne partait pas.

Monsieur Sixte lui fit, de la main, signe de patienter un peu. Il avait les yeux fermés et était occupé à murmurer des incantations.

Puis il ouvrit les yeux, souriant, et se gratta la barbe.

« C’est quand vous voulez, capitaine. »

***

Kalia sentit la magie un peu avant que Sixte ne lance son sort. Elle fronça les sourcils et se demanda quelques instants si elle n’avait pas rêvé.

Lorsqu’elle eut horriblement mal aux yeux et qu’elle ne parvint plus à respirer, elle réalisa que ça n’avait pas été qu’une impression. Elle ferma les paupières et se concentra quelques secondes pour se persuader que c’était le fruit de son imagination.

C’était ça, le truc, avec la magie : elle n’était pas tout à fait réelle. Il suffisait d’en être suffisamment convaincu pour qu’elle n’ait plus d’effet sur vous. Tout était dans la tête. Évidemment, quand une boule de feu fonçait sur vous et brûlait vos vêtements, il était relativement dur de rester suffisamment convaincu que la douleur et la chair qui se consumait n’était qu’une impression et que ce n’était pas vrai. Il fallait une bonne dose de confiance en soi, de foi, et de volonté.

Kalia n’avait à peu près aucune confiance en elle, peu de foi et sa volonté était plutôt médiocre, mais elle connaissait les principes de base de la magie, ce qui, pour un sort relativement bénin comme celui-là, se révéla suffisant.

Les autres manifestants, eux, n’en savaient rien et s’éparpillèrent en courant, malgré les cris de l’elfe qui essayait d’expliquer qu’il ne s’agissait que d’une illusion. Autant pour le départ groupé. Même Aymak, qui avait le physique pour tenir tête à une armée, prit ses jambes à son cou. C’était fou ce qu’un peu de magie pouvait avoir comme effet sur des gens, même costauds et sans peur.

Kalia soupira et se rappela la mise en garde de Vali. Réalisant qu’elle était désormais dangereusement isolée, elle se mit à courir à son tour, poursuivie par deux gardes.

Elle allait s’engager dans une ruelle lorsqu’un mur de flammes se dressa devant elle. Elle stoppa net et hésita quelques instants. Elle pouvait essayer de passer en se convainquant que ce n’était au final qu’une illusion ; mais si elle n’y croyait pas assez fort, elle finirait brûlée, ce dont elle ne mourait pas d’envie.

Elle finit par abandonner et leva les mains en signe de reddition. Le bon côté, c’était que, du coup, son intervention orale était annulée.

***

Rien ne lui fut épargné. D’abord, après quelques coups qui n’étaient pas d’une violence extrême, plus destinés à lui démolir le moral que le physique, on lui attacha les poignets pour l’emmener à l’intérieur du poste de garde. Puis on lui demanda de se déshabiller pour la fouille, ce qui fut, pour elle, source d’humiliation et, pour certains de ses anciens collègues, de commentaires désobligeants concernant certaines parties de son anatomie. Enfin, on l’enferma dans une cellule pendant toute la nuit. Lorsqu’elle demanda à aller aux toilettes, on se contenta de lui donner un seau métallique.

En mâtinée, après avoir passé une nuit fort peu reposante, le capitaine la fit conduire dans son bureau et commença à l’interroger. Il paraissait heureux de la voir assise en face d’elle, les poings liés et les traits tirés. Au moins, elle parvenait à ne pas pleurer.

« Alors. Récapitulons. Tu t’appelles Kalia, sans nom de famille, tu es originaire de la forêt d’Onyx et je suis bien placé pour savoir que tu n’as pas de profession. Le seul élément qu’il me manque, c’est ton âge.

— Vingt-cinq ans, monsieur, répondit-elle, notant que le capitaine se permettait maintenant de la tutoyer. Peut-être un peu moins ou un peu plus.

— Tiens ? demanda le capitaine en souriant. Les ploucs de la forêt d’Onyx ne savent donc pas se servir d’un calendrier ?

— Si, monsieur, mais mes parents sont morts quand j’étais très jeune. À la guerre. »

Ce n’était pas tout à fait vrai. Sa mère était effectivement morte alors que Kalia était très jeune. Mais étant donné que son métier consistait à « réconforter » les hommes sur le front — joli euphémisme pour parler de prostitution —, son père pouvait être à peu près n’importe quel elfe, voire un humain ou même peut-être un orc. À vrai dire, Kalia s’en moquait un peu.

« Le bandana, demanda le capitaine, c’est en signe d’appartenance à un gang ? »

L’elfe haussa les épaules et retira son couvre-chef. Il s’agissait juste d’un vieux foulard noir dont on lui avait fait cadeau quelques années plus tôt. Comme William lui avait dit qu’il lui allait bien et qu’elle n’avait plus de tenue réglementaire, elle s’était mise à le porter en permanence.

« Je peux savoir de quoi vous m’accusez, exactement ? demanda-t-elle en tripotant machinalement le morceau de tissu.

— Bien sûr, répondit le capitaine, affable. Incitation à émeute, diffamation, outrage, rébellion et violence sur agent. »

La jeune femme baissa la tête. Ça faisait beaucoup. Excepté l’incitation à émeute, aucune accusation ne tiendrait véritablement la route face à un juge sérieux, mais le problème était qu’avant de passer en procès, elle passerait déjà un bon mois entre quatre murs ; sans compter que lorsqu’il y avait des gardes dans la balance, beaucoup de juges n’étaient plus très sérieux.

Elle avait beau avoir démissionné, dans les jours qui suivraient, elle aurait l’occasion de croiser ses anciens collègues. C’est toujours bien de ne pas perdre le contact avec ses amis.

***

« Hem, hem », toussota Armand pour attirer l’attention de William, qui était occupé à mettre à jour des informations sur sa carte.

« Ah, fit ce dernier en relevant la tête. Je suppose que tu vas me demander si j’ai des nouvelles de Ly ?

— Gagné.

— Elle va bien. Elle ne devrait pas tarder à rentrer. Je commence à avoir des informations assez complètes. En tout cas, pour ce qu’on peut connaître depuis un dragon.

— Si tu en as l’occasion, demande-lui de revenir en un seul morceau.

— J’y penserai. À propos, si ce n’est pas indiscret, Ly et toi, vous êtes…

— Amis, répondit Armand.

— Juste amis ?

— On s’entend bien. Pour le reste…

— Ça ne me regarde pas, compléta William en souriant. Désolé, réflexe d’espion. J’ai une question moins personnelle : pourquoi est-ce qu’un combattant de ta valeur reste ici à chercher un soi-disant « élu » ? À la place de la reine, je t’aurais nommé commandant, près du front.

— Je ne me vois pas en commandant, répliqua le jeune homme. Et la reine pense que les prophéties sont importantes. Les gens y croient.

— Sérieusement ? demanda William, surpris.

— Je n’ai pas dit qu’elle y croyait. Elle pense seulement qu’il est important, pour le moral de ses troupes, que l’on trouve un élu.

— Ah, je crois que je comprends. Et si vous ne le trouvez pas, vous vous débrouillerez pour le fabriquer ?

— Peut-être, admit Armand en souriant.

— Cela correspond plus à l’idée que je me fais de… » commença William, mais il fut interrompu par une chauve-souris qui était entrée par la lucarne.

Le volatile voleta un moment autour de lui avant de se poser sur son épaule. Il l’attrapa et décrocha le papier qui se trouvait à une patte arrière.

« Bonne nouvelle ? demanda Armand.

— Plutôt, répondit William en jetant un coup d’œil rapide au message. C’est Axelle.

— Elle va bien ?

— Selon elle, oui. Je suppose qu’il n’y a qu’un démon pour caractériser un œil crevé de blessure sans gravité, cela dit. Enfin, Kalia sera contente de voir ça.

— À propos, demanda Armand, elle et Axelle, elles sont…

— Juste amies, répondit William en souriant. Elles s’entendent bien.

— Compris, fit Armand. Ça ne me regarde pas. »

***

Dans le début de l’après-midi, Louis apporta à Kalia un semblant de déjeuner, principalement constitué de sandwich au pain.

« Je suis désolé de te voir du mauvais côté des barreaux.

— Pas autant que moi, répliqua l’elfe entre deux bouchées.

— Ouais. J’imagine.

— C’est gentil de passer me tenir compagnie. On s’ennuie un peu, ici.

— Je suppose.

— Tu penses que je vais rester là longtemps ?

— Je ne sais pas. Le capitaine ne t’aime pas beaucoup, mais on n’a que deux cellules. Logiquement, on devrait te transférer dans une vraie prison en attendant ton procès, mais je crois que ça l’ennuie. »

Kalia fronça les sourcils.

« Pourquoi ?

— Parce que tu risques d’exposer les raisons de ce rassemblement et il n’a pas forcément envie qu’un juge se demande pourquoi les plaintes enregistrées ont disparu.

— Ce sera parole contre parole, non ?

— Oui. Et d’habitude c’est plutôt en faveur de la garde, tu le sais bien. Mais, comme tu en fais partie aussi… Ou faisais, je ne sais plus trop…

— Je n’avais pas vu les choses comme ça. Donc, il va être obligé de me relâcher ?

— Je pense. Au bout d’un moment. Mais il va d’abord t’en faire baver. Il t’en veut.

— Sans blague ?

— Je crois qu’il a peur, expliqua Louis.

— Peur ? s’étonna Kalia. De quoi ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être que quelqu’un regarde de trop près le fonctionnement de la garde sur son secteur ?

— Mais pourquoi ? Pour ce que j’en sais, il n’est pas concerné directement par les plaintes que j’ai relayées. Je veux bien qu’il y ait une histoire d’honneur de la garde, mais ça me paraît léger. »

Louis tourna la tête et vérifia que personne ne pouvait les entendre.

« Je crois qu’il y a autre chose, dit-il à voix basse. Je ne saurais pas dire quoi exactement, mais il y a des choses bizarres.

— De quel genre ?

— Aucune idée. Juste des discussions qui s’interrompent quand j’arrive. Des regards en coin. J’ai l’impression qu’il y a une sorte de secret et que je ne suis pas dans la confidence.

— Vraiment ?

— Peut-être que je suis un peu paranoïaque, concéda Louis en souriant. Mais j’ai cette impression depuis que tu es partie en mission pour la reine. Il y a une ambiance malsaine. »

Kalia hocha la tête. L’ambiance malsaine, ça, elle voulait bien y croire. Tout de même, un secret ? Une conspiration ? Louis était peut-être effectivement un peu paranoïaque. Peut-être que les petites cachotteries de ses anciens collègues n’étaient que des ragots ordinaires à propos de la femme d’un tel qui le trompait avec un autre.

« Tu n’en sais vraiment pas plus ?

— Je ne crois pas », répondit Louis.

Il resta cependant pensif un moment.

« Une idée, peut-être, reprit-il. Quand tu es partie, on se demandait tous où tu étais passée. Il y a eu des rumeurs. On disait que tu travaillais pour la reine.

— Ce qui était vrai.

— Oui, mais il y en a eu aussi pour dire que, depuis le début, elle t’avait demandé de la renseigner. Tu aurais été une sorte de taupe. Je n’y ai pas trop fait attention, mais certains avaient l’air inquiets. »

Kalia pouvait comprendre les origines de ce genre de bruits. C’était grâce à la reine qu’elle avait pu entrer dans la garde. Sans doute parce que, plus ou moins par hasard, dans des circonstances douteuses, elle l’avait croisée alors qu’elle venait de monter sur le trône. Sans doute aussi parce qu’elle pensait sincèrement qu’intégrer une elfe dans les forces de l’ordre pourrait réduire la tension entre celles-ci et un certain nombre de personnes.

Sur ce dernier point, il était difficile de déterminer si Kalia avait rempli son contrat : d’un côté, elle s’entendait à merveille avec la majorité des nains, mais, de l’autre, elle était maintenant hors-la-loi.

Enfin, quoi qu’il en soit, elle devait bien admettre qu’elle avait été pistonnée et elle comprenait qu’on puisse penser qu’elle avait gardé le contact avec la reine, même si leur relation était en réalité plus froide qu’un hiver en Transye Vanille.

Ce qui était plus perturbant, c’était que certains gardes étaient inquiets pour ça. Qu’est-ce qu’ils pouvaient avoir de si important à cacher ?

***

« Bonsoir, lança William au garde de faction. Je voudrais voir votre prisonnière.

— C’est impossible.

— Regardez ça », répliqua le vampire en sortant un morceau de papier froissé d’une poche de son manteau. « Vous voyez ? Le sceau royal. Ça veut dire que je peux faire ce que je veux. Si je veux voir votre détenue, je peux.

— Euh », fit le garde, qui n’avait jamais été confronté à une situation de ce genre. « Je vais parler avec mon supérieur.

— Pas de problème, répondit chaleureusement William. Si vous avez besoin de moi, je serai en bas. »

***

Les yeux de Kalia s’illuminèrent lorsqu’elle aperçut William. Une deuxième visite dans la journée, c’était inespéré.

« Will ! s’exclama-t-elle. Oh, si tu savais comme je suis contente de te revoir.

— Oui, et ce n’est pas une raison pour m’appeler « Will ». Il n’y a que mon hallucination pour m’appeler comme ça et, jusqu’à preuve du contraire, tu as une existence indépendante de la mienne.

— Désolée, fit Kalia en souriant. C’est à cause de cette cellule. Ça me donne envie de sauter au cou de tous ceux qui me rendent visite.

— Eh bien, calme tes ardeurs. Garde-les plutôt pour celle qui t’a écrit cette lettre, elle les appréciera plus que moi, je crois. »

Il lui tendit la lettre d’Axelle à travers les barreaux. L’elfe l’attrapa en tremblant, un large sourire aux lèvres.

« Comment est-ce qu’elle a pu l’écrire ? s’étonna-t-elle.

— Avec un crayon ? suggéra le vampire. Sinon, j’ai une autre bonne nouvelle. La tentative de Léhen pour hâter la guerre a fait chou blanc. En plus de ça, la reine l’a suspendu du conseil. »

Kalia hocha la tête, satisfaite. Avec un peu de chance, le duc rebelle serait un peu calmé pendant quelque temps.

« Il faut que tu me fasses sortir. Je n’en peux plus.

— Et tu veux que je fasse ça comment ?

— Tu peux demander à la reine, non ?

— Bien sûr. Tu te doutes bien que je l’ai déjà fait. Malheureusement, il semblerait que tu sois condamné à rester ici quelques jours de plus.

— Tu ne vas pas me dire qu’elle ne peut pas me faire sortir de là ?

— Il y a des implications politiques. Elle ne peut pas se permettre de se mettre à dos la garde. Pas en ce moment. »

Kalia donna un gros coup de pied contre la grille, ce qui eut comme effet principal de lui faire mal aux orteils.

« Merde ! Je n’ai rien fait d’illégal !

— Non, admit William.

— J’ai fait tous les efforts pour m’intégrer ! Je vis en ville. Je connais les lois de ce pays, ses différents rois depuis trois siècles, je…

— Je sais, coupa le vampire. Calme-toi. Ça va.

— Non, ça ne va pas ! répliqua Kalia en criant. Peut-être que je suis complètement minable, mais j’ai fait des efforts ! Je suis allée à l’autre bout du monde chercher une épée pour la reine ! Et pour me remercier, on m’enferme ? Tu sais quoi ? J’aurais dû laisser Axelle régler cette histoire dans le sang ! »

À bout de souffle, elle se tut, secoua la tête, et s’assit sur ce qui lui servait de lit.

« Je ne sais pas, répliqua William en voyant qu’elle s’était calmée. Si tu voulais montrer les abus de la garde, c’est réussi.

— Très drôle.

— Ce n’est pas drôle. Il y avait beaucoup de gens, à ce qu’on m’a dit. La prochaine fois, il y en aura plus. C’est peut-être aussi bien que d’avoir tabassé quelqu’un, non ? »

La jeune femme haussa les épaules.

« Et puis, ajouta le vampire en allumant une cigarette, l’un n’empêche pas l’autre.

— Mais je ne veux pas d’affrontement avec la garde ! Je ne fomente pas de révolte, je ne me bats pas contre la monarchie… On voulait juste… un peu de respect, c’est tout.

— À partir du moment où tu veux quelque chose qu’on ne veut pas te donner, soit tu abandonnes, soit vous vous affrontez. Tu ne crois pas ?

— Je ne sais pas, soupira Kalia. Ça ne devrait pas être comme ça. »

***

« Bon, dit William après avoir discuté un peu avec la jeune femme. Il est temps que j’y aille.

— Attends. J’ai oublié de te dire quelque chose. Un… bruit, que j’ai entendu. »

Kalia expliqua rapidement à William les inquiétudes dont Louis lui avait fait part.

« Hmmm, fit le vampire. J’ai bien peur de ne pas pouvoir faire grand-chose. Je m’occupe seulement du Darnolc et ça me prend déjà beaucoup de temps. Évidemment, il y a d’autres espions, mais…

— Tu ne leur fais pas confiance ?

— Je n’en suis pas sûr, admit William. S’il y a vraiment un complot, ils auraient dû s’en rendre compte et faire remonter l’information. Sauf s’ils sont dans le coup.

— Peut-être qu’il n’y a pas de complot ?

— Peut-être. Je vais quand même essayer de me renseigner. Je te tiendrai au courant.

— D’accord. Merci pour la lettre, au fait.

— C’est normal, répondit le vampire en souriant. Je n’ai pas envie qu’Axelle ait une dent contre moi lorsqu’elle reviendra. Je tiens à mon intégrité physique. »

***

Le général orc, ou le capitaine, pour ce qu’en savait Axelle, en tout cas le chef du camp, ordonna à deux de ses hommes d’amener la jeune femme dans son bureau.

La pièce était plutôt grande pour un camp qui avait l’air temporaire. Il y avait une table sur laquelle étaient posés différents plats. Axelle saliva en sentant l’odeur d’un civet de lapin et son estomac lui rappela douloureusement qu’elle n’avait rien mangé depuis plusieurs jours.

Les soldats qui la soutenaient l’aidèrent à s’asseoir sur une chaise. Le chef s’affala en face d’elle et fit signe aux gardes de les laisser seuls.

« Ça vous fait envie ? » demanda-t-il en désignant les plats.

Axelle haussa les épaules avec une expression qu’elle voulait désintéressée. Elle espérait juste que la bave aux lèvres ne la trahirait pas.

« Si c’est une forme de supplice, vous tombez mal. Je n’ai pas faim.

— Je vais vous expliquer ma vision des choses, commença l’orc en joignant ses mains. Normalement, je devrais vous torturer pour vous faire parler. Seulement, je n’aime pas beaucoup l’odeur du sang et vous n’êtes apparemment pas exactement en excellente santé.

— Vous avez l’œil. Contrairement à moi.

— Je vois une alternative, continua l’orc en ignorant l’interruption. Nous pouvons discuter calmement, en personnes civilisées. Et, si vous me dites ce que je veux savoir, vous aurez le droit de manger.

— Je vois une faille dans votre vision des choses, répliqua la jeune femme.

— Quoi donc ?

— Ce sera froid. »

L’orc sourit, dévoilant des dents blanches et pointues.

« On pourrait envisager de faire réchauffer un peu.

— Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— D’abord, pour qui travaillez-vous ? »

Axelle réfléchit un moment avant de répondre. Qu’est-ce qu’il savait ? Qu’est-ce qu’elle pouvait se permettre qu’il sache ? Qu’est-ce qu’elle devait absolument cacher ?

« Pour la reine, répondit-elle.

— Et quelle était votre mission ?

— Nous avions un accord. Nous libérions un orc rebelle en échange d’informations sur une nouvelle arme que vous avez inventée, pour éviter qu’elle ne vous donne trop d’avantage. »

L’orc éclata de rire.

« Je dis la vérité, protesta Axelle.

— Oh, je sais que vous êtes sincère. Mais, sérieusement, vous parlez d’« avantage » ? Vous vous êtes déjà servie d’un de ces engins ?

— Non.

— Ça se voit. D’accord, c’est puissant et ça fait du bruit. Mais c’est encore plus long à recharger qu’une arbalète. Et surtout, avec ça, même le meilleur tireur a autant de précision que ma grand-mère qui a la tremblote.

— Vraiment ?

— Vraiment. Le pire, c’est que le roi s’acharne pour qu’on ne se serve plus que de ça, avec ses élucubrations sur la modernité. Avec cet « avantage tactique » de notre côté, vous êtes sûrs de gagner la guerre. »

Axelle fronça les sourcils. Elle n’avait pas vu les choses sous cet angle. L’avantage qu’avaient les orcs n’en aurait donc pas été un ? Voilà qui changeait certaines choses.

« À propos. Votre roi, ce n’est pas un orc, n’est-ce pas ?

— C’est moi qui pose les questions.

— Désolée », fit la prisonnière en baissant la tête. Bah, de toutes façons, elle connaissait la réponse. Elle se demandait juste ce que le roi du Darnolc cherchait vraiment à détruire : Erekh, ou son propre pays ? À moins que ça n’ait été les deux.

« Avez vous des liens avec des groupes rebelles ? En dehors de cet accord ?

— Pas que je sache. Mais je ne suis pas la conseillère politique de Sa Majesté. »

Ce n’était qu’un demi-mensonge. Elle ne savait effectivement pas si « Erekh » avait des liens avec des organisations rebelles. William et elle, oui, mais, pour ce qu’elle en savait, la reine refusait de soutenir les Nytelovers.

« Qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Comment ça ? demanda la jeune femme, perplexe. Moi ?

— Non, répondit l’orc en souriant. Vous, je sais que vous ne ferez plus grand-chose. Je parlais de votre pays.

— Je n’en sais rien.

— Vous n’êtes pas bien renseignée.

— Désolée, répliqua Axelle en haussant les épaules. Mais on n’envoie pas les gens qui en savent trop sur des missions suicide. Je peux manger quand même ?

— Je croyais que vous n’aviez pas faim ?

— Ben, ce serait quand même dommage que ça se perde. »

***

Axelle eut le droit de manger un morceau avant d’être placée dans une cellule délabrée gardée par une sentinelle. Elle passa la fin d’après-midi à dormir et se réveilla un peu après la tombée de la nuit. La sentinelle ronflait, assise sur une chaise bancale. Si elle tendait la main à travers les barreaux, elle pouvait toucher les clés.

C’était une occasion d’évasion rêvée. À vrai dire, un peu trop rêvée. Ça puait le piège à plein nez. Axelle fonça dedans, estimant que c’était en se jetant dans la gueule du loup qu’on pouvait voir le mieux à quoi il ressemblait.

Le garde ne se réveilla pas lorsqu’elle attrapa les clés. Elle ne croisa pas de soldats dans le camp. Apparemment, tout le monde dormait à poings fermés. La plus grande difficulté, c’était sa jambe blessée, qui avait bien du mal à la porter. Elle trouva un balai pour lui servir de béquille, mais c’était loin d’être une solution idéale.

Elle eut tout de même le courage de parcourir le camp à la recherche de l’arbalète de Kalia. Il était hors de question de la leur laisser. Elle finit par la trouver dans le chariot qui l’avait amenée jusque-là, dans son sac de vêtements laissé à l’abandon.

Une fois qu’elle l’eut récupérée et passée dans son dos, elle boita jusqu’en dehors du campement et commença à se diriger vers le sommet de la montagne en espérant pouvoir — peut-être — atteindre la frontière.

Elle ne vérifia pas si elle était suivie. C’était évident. À moins que Ly n’ait lancé, par dragon, un sort de sommeil, ce qui était peu probable, il était inconcevable que son évasion n’ait pas été prévue. La question était : pourquoi ? Elle pouvait peut-être espérer atteindre Erekh en quelques jours. Ou alors elle mourrait de faim et de froid. L’un comme l’autre n’apporterait rien aux orcs.

Le commandant du camp lui avait demandé si Erekh avait des liens avec les rebelles. Peut-être qu’il espérait qu’elle les localiserait pour lui ? Dans ce cas, c’était mal parti. Axelle savait vaguement qu’il y avait des Nytelovers quelque part dans les montagnes mais, même si elle l’avait voulu, elle aurait été bien incapable de les trouver.

***

Axelle n’était pas en mesure de trouver les Nytelovers, mais eux réussirent à la trouver.

Elle avait marché pendant deux jours, s’arrêtant uniquement pour boire à un ruisseau ou pour dormir un peu. Sa jambe lui faisant de plus en plus mal, elle avançait de moins en moins vite et elle s’était arrêtée dans une grotte, peu optimiste sur ses chances de franchir la montagne.

Elle avait mal, froid, soif et faim, mais tout ça, elle commençait à s’y habituer. Le vrai problème, c’est qu’elle commençait sérieusement à avoir de la fièvre. Elle ne se sentait plus capable de se déplacer. À vrai dire, elle commençait à croire qu’elle allait mourir lorsqu’un petit groupe d’orcs entra dans la grotte.

Axelle réussit à voir qu’ils étaient trois. Ils ne portaient pas d’uniformes.

« Content de te revoir », dit l’un d’eux, aux cheveux noirs et aux yeux bleu ciel. Axelle réussit à se concentrer quelques instants et à recouvrer assez de lucidité pour reconnaître la voix d’Edine Ertamine et articuler :

« Piège… suis… suivie… »

L’orc fronça les sourcils.

« D’accord, lâcha-t-il. On s’occupe de ça. Repose-toi. »

Axelle se laissa aller avec un certain soulagement et perdit conscience. Edine posa sa main sur le front de la jeune femme pour estimer sa température. Elle lui paraissait plutôt élevée, mais, d’un autre côté, c’était la première fois qu’il posait sa main sur une humaine. Il avait déjà touché le front de William mais il s’agissait d’un vampire, alors c’était sans doute normal qu’il soit plus froid qu’elle.

« Elle a dit quoi ? demanda Erutur, une orque mince aux cheveux blancs.

— Qu’elle a été suivie. On va éviter de rentrer au camp tout de suite.

— Merde.

— Comme tu dis. Je vais regarder ses blessures. Tu peux faire un feu ?

— Je vais chercher du bois », répondit Erutur en sortant de la grotte.

Edine se tourna vers Ogar, un type immense et costaud, qui était resté silencieux jusque-là.

« Tu peux aller l’aider ? Et essayer de ramener quelque chose à manger ? »»

Ogar hocha la tête et sortit sans un mot. Edine alluma une torche et commença à déshabiller Axelle. Sa blessure à la jambe n’était pas belle à voir. Il se demanda comment elle avait bien pu marcher jusque-là. Elle n’aurait même pas dû pouvoir poser le pied par terre.

Il désinfecta la plaie et lui posa un bandage propre, mais il ne pouvait pas faire grand-chose de plus. À part peut-être l’amputer, mais il espérait qu’il n’aurait pas à en arriver là. Il examina ensuite l’œil, ou plutôt son orbite, et jura entre ses dents. Elle avait été soignée par un véritable boucher. Il savait que le nouveau roi avait fait passer l’industrie de l’armement avant la formation de docteurs, mais il avait oublié à quel point certains médecins militaires étaient mauvais.

En réalité, le Darnolc était bien plus avancé qu’Erekh dans le domaine. Edine aurait véritablement pris peur en voyant les connaissances — ou plutôt le manque de connaissances — en médecine du royaume. Aller voir un docteur était en général le meilleur moyen de transformer un petit rhume en maladie mortelle. Les guérisseurs étaient moins dangereux, parce qu’ils se contentaient de prendre votre argent et de psalmodier quelques formules en effectuant des rituels compliqués mais inutiles. Les sorcières étaient plus compétentes, mais elles étaient dans l’illégalité. Dans ces conditions, il valait mieux ne pas tomber malade.

Edine avait, lui, de bonnes compétences médicales, mais il manquait cruellement de matériel. Aussi dut-il se contenter une fois encore de désinfecter la blessure et de changer le pansement.

***

Erutur rentra, des branches plein les bras.

« Alors ? demanda-t-elle.

— Je change ses pansements, répondit Edine. Et il y en a un paquet.

— Tu n’aurais pas une branche droite ? Je voudrais lui faire une attelle.

— Là ? Non. Je vais essayer de t’en trouver une dehors. Tu penses qu’elle va s’en sortir ?

— Je pense. Elle a l’air solide, mais j’ai peur qu’elle soit difficile à transporter.

— Comment on va faire ? demanda l’orque en allumant le feu. Je veux dire, avec les types qui nous suivent ?

— Si on arrive à atteindre la frontière, ils auront du mal à le faire.

— Sauf que, tu l’as dit, il va falloir la transporter. Il fait froid, là-haut. Tu es sûr qu’elle tiendra le coup ?

— Ce serait difficile si on passait à pied, admit Edine. Mais j’espère bien qu’on n’aura pas à le faire. »

***

« Axelle ? Axelle ? »

La démone entrouvrit son œil unique et aperçut Edine, qui lui tendait un bol rempli d’un liquide qui sentait atrocement mauvais.

« Il faudrait que tu boives ça. Ça te donnera de la force. »

Elle fit la moue. Le liquide ne l’inspirait vraiment pas.

« T’aurais pas plutôt du chocolat chaud ? »

Edine secoua la tête en souriant.

« Non, désolé, mais ça te fera du bien. »

Elle dut se forcer pour boire le liquide répugnant, mais il parvint au moins à finir de la réveiller. Le goût, sans doute.

« On n’a pas fait les présentations, dit-elle. Moi, c’est Axelle CrèveCœur. Je suis danseuse.

— Danseuse ?

— Et voleuse, aussi. Mais pas officiellement.

— J’imagine. Moi, c’est Edine Ertamine. Médecin. Elle, c’est Erutur. Elle était soldat, mais elle a déserté. Et lui c’est Ogar, paysan.

— Et vous faites partie des Nytelovers ?

— Oui. C’est moi qui suis en contact avec William.

— D’accord. À part ça, comment va ma jambe ?

— Plutôt mal. Il vaudrait mieux que tu évites de la bouger pendant un moment. Je ne voudrais pas avoir à l’amputer.

— Moi non plus, j’ai déjà perdu un œil… Le problème, c’est qu’on ne va pas pouvoir rester dans cette grotte éternellement.

— En effet. On va essayer de passer la frontière.

— Si tu ne veux pas que je marche, répliqua Axelle, ça va être délicat…

— William m’a mis en contact avec votre conductrice de dragons. Je vais lui demander si elle peut nous aider.

— On ne tiendra pas à cinq sur un dragon. »

L’orc haussa les épaules, peu préoccupé.

« On peut faire plusieurs trajets. Ça sera toujours plus rapide qu’à pied. Et les soldats auront du mal à nous suivre.

— Et comment vous allez la contacter ? Elle est connectée au réseau Wolfien international de chauves-souris ? »

Edine fronça les sourcils, avant de comprendre ce qu’elle voulait dire.

« Oh. Oui. Par chauve-souris.

— S’il vous en reste une, j’aimerais bien envoyer un message, aussi. J’ai une amie qui doit commencer à s’inquiéter. Je vais lui dire que tout va bien. »

Edine jeta un regard à la jambe de la jeune femme, puis à son œil.

« Ouais. Tout va bien. »

Chapitre 9 »