« Chapitre 10

Chapitre 11

Kalia se trouvait dans un jardin luxuriant. Elle n’avait plus mal, elle n’était plus blessée, elle se sentait bien et même, pour la première fois depuis longtemps, heureuse.

Elle avait commencé par flotter au-dessus de son corps, puis elle était montée dans les nuages, puis encore plus haut et s’était retrouvée dans ces jardins.

Ensuite, elle monta encore et il n’y eut plus qu’une intense lumière blanche et cette impression de bonheur, de plénitude, d’avoir enfin trouvé le repos.

« Où suis-je ? demanda-t-elle.

— Au ciel », répondit une Voix.

Kalia hocha la tête. En réalité, elle ne le fit pas, car elle n’était plus qu’un esprit pur désincarné, mais elle eut la pensée : « hochement de tête ».

Son enveloppe charnelle ne lui manquait pas, car elle ne l’avait jamais vraiment appréciée. Elle n’était pas assez grande, pas assez belle, trop maladroite et un certain nombre d’autres choses qui lui paraissaient maintenant si dérisoires.

« Tu vas retrouver tous ceux que tu aimes, reprit la Voix. Tes amis. Ta mère. »

Sa mère ? Kalia ne se souvenait même pas d’elle. Cela dit, elle devait l’aimer, sûrement. Au fond d’elle-même. Peut-être. Enfin, ce n’était pas elle qui comptait le plus.

« Et Axelle ? » demanda-t-elle.

La Voix ne répondit pas immédiatement, comme si elle réfléchissait.

« Tous ceux que tu aimes », répéta-t-elle.

Le cerveau de l’elfe ne fonctionnait plus, mais elle trouva tout de même la réponse étrange. Elle n’était pas tout à fait certaine que ce soit équivalent à un « oui ».

« Je crois que j’aime Axelle, s’entêta-t-elle. Est-ce que je vais la revoir ? »

Nouveau silence.

« Tu crois l’aimer, concéda la Voix, mais ce n’est pas vrai. C’est ce que ton corps te fait croire. Axelle n’est pas…

— Je n’ai plus de corps, objecta la jeune femme. Et je crois toujours que je l’aime.

— Axelle n’est pas… Elle n’est pas pour toi. Tu trouveras d’autres amis, qui seront meilleurs qu’elle. Tu verras, elle ne te manquera pas.

— Je n’aime pas qu’on choisisse à ma place les amis qui sont bons pour moi », répliqua Kalia.

Alors, elle tomba.

***

« Tu crois que… demanda Axelle.

— Je n’en sais rien, répondit William. Mon sang devrait suffir à sauver le corps, mais l’esprit…

— Tu veux dire qu’elle va continuer à respirer, que son cœur battra, mais qu’elle ne se réveillera jamais ?

— C’est possible. Ou alors, elle se réveillera… différente. Un corps sans âme.

— Un zombie ?

— Elle est restée longtemps de l’autre côté. Je ne peux pas te dire dans quel état elle en est sortie. Ni même si elle en est sortie. Peut-être que son âme est morte. Il faut attendre.

— D’accord. Je suppose qu’on ne peut rien faire d’autre. Merci, en tout cas.

— C’est normal. Maintenant, il faut que j’y aille.

— Bonne chance.

— Toi aussi. »

Axelle referma la porte derrière William et retourna dans la chambre veiller sur son amie.

Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle se figea. L’elfe était debout, la peau pâle et le regard le vide. Elle avançait lentement, en trébuchant, les bras ballants.

« Kalia ? demanda Axelle.

— Hueuurr

— Merde, grogna la démone en reculant, horrifiée.

— Bon, d’accord, ce n’est pas drôle », lâcha l’elfe en regardant Axelle normalement. « Qu’est-ce qui est arrivé à ton œil ?

— Je l’ai perdu. Bon sang, comment tu peux plaisanter dans un moment pareil ?

— C’est une fille qui a refermé une tombe sur moi qui me demande ça ?

— Quoi ? Tu m’en veux encore ? »

Kalia se jeta dans les bras de son amie et la serra contre elle un moment.

« Non. Pas franchement.

— Je suis contente de te revoir, tu sais, fit Axelle qui ne savait pas trop quoi dire. Vivante, je veux dire.

— Moi aussi, répondit Kalia en se détachant d’elle. On est où, là ?

— Chez des riches. On a, disons, réquisitionné leur baraque.

— Oh. Et tu crois que je pourrais trouver des vêtements ?

— Je ne sais pas », répondit Axelle en posant sa main sur l’oreille droite de l’elfe. « Ne t’en fais pas. Je pense à quelque chose qu’on pourrait faire et où on n’aurait pas besoin de vêtements.

— Tu crois que c’est le moment ? Je veux dire, la situation en ville…

— On est coincées ici », répliqua la démone.

Elle espérait que l’elfe ne poserait pas de questions, parce qu’elle aurait dû expliquer pourquoi elles étaient coincées. La vérité, c’était qu’elle préférait être seule avec son amie plutôt qu’au milieu de batailles de rue, quand bien même elle appréciait la confusion de ce genre de combats.

Non seulement Kalia ne lui posa pas de question, mais elle l’embrassa. L’elfe pensa fugitivement qu’elle aurait dû être plus craintive et hésitante, mais venir de frôler la mort, sans compter la joie de retrouver Axelle en vie, lui permettait sans doute de moins se poser de questions qu’à l’accoutumée. Il n’est pas impossible non plus que le sang de vampire que lui avait fait avaler William ait eu un certain effet euphorisant.

Toujours est-il qu’elle se mit à déboutonner la chemise de son amie, tandis que celle-ci arrêtait de caresser son oreille pour faire descendre lentement sa main vers son cou, puis vers sa poitrine.

La respiration de Kalia s’accéléra tandis que la main descendait. Alors qu’elle atteignait le niveau de la clavicule, l’elfe se mit à se mordre la lèvre inférieure.

Lorsqu’elle attrapa son poignet pour l’écarter, Axelle comprit que ce n’était pas par désir.

« Désolée, s’excusa-t-elle. C’est trop rapide, c’est ça ?

— Non, murmura l’elfe en baissant la tête. C’est juste que… pas là, d’accord ? Mettons que je n’aime pas vraiment mes seins.

— Ils sont bien, pourtant, protesta la démone. Ce n’est pas parce qu’ils sont petits que…

— Ce n’est pas parce qu’ils sont petits.

— D’accord. Je suppose que je peux comprendre. Moi, je n’ai jamais pu supporter mes ailes.

— Peut-être qu’on ne devrait pas être ensemble, soupira Kalia.

— Pourquoi ?

— Je n’aime pas trop mes oreilles elfiques et tu trouves ça attirant. Je ne supporte pas ma poitrine et tu l’apprécies. Toi, c’est tes ailes que tu détestes et je rêverais de te voir avec. C’est quand même bête, non ?

— Ouais, admit Axelle en enlevant son pantalon, mais je pense qu’on peut faire avec. »

Ensuite, elles firent l’amour.

***

Une fois qu’elles eurent terminé, Kalia annonça à son amie qu’elle l’aimait et lui demanda si c’était réciproque. Axelle resta silencieuse pendant un moment, puis elle répondit :

« Non, les démons n’aiment pas. »

Puis elle se tourna vers l’elfe et ajouta :

« Par contre, je veux bien partager ma colère avec toi. »

Et elles s’embrassèrent à nouveau.

***

Un grincement de porte réveilla Kalia. Axelle était toujours endormie à côté d’elle. De la lumière filtrait par les volets, ce qui indiquait a priori que le soleil était levé.

« Il y a quelqu’un ? demanda l’elfe.

— Tu es réveillée ? demanda William en guise de réponse. Ça va ?

— Plutôt. »

Elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des années. À l’exception de son expérience dans l’au-delà, mais ce n’était pas aussi réel. Là, elle était vivante et pouvait sentir Axelle contre elle, et ça valait largement une place dans le jardin d’Éden.

« Il est quelle heure ? demanda-t-elle.

— Midi passé.

— Déjà ? Qu’est-ce qu’il s’est passé pendant mon…

— …absence de vie ? compléta William. Eh bien, les combats ont duré toute la nuit. Nonry-Est a bien encaissé, mais ça ne durera pas éternellement. Les deux inconnues, ce sont les plans de la reine et du Darnolc.

— Qu’est-ce que le Darnolc a à voir là-dedans ?

— Ce serait le moment idéal pour attaquer, non ? Ça ne me surprendrait qu’à moitié.

— Hum », fit Kalia en réfléchissant aux conséquences de cette possibilité. « Tu penses que Léhen ne serait qu’un pion ?

— Je ne sais pas. Que Léhen veuille prendre la place de la reine, ce n’est pas vraiment nouveau, mais la manière… Bah, je me fais peut-être des idées. On verra bien. Je vous laisse dormir, je vais m’occuper des prisonniers.

— Quels prisonniers ?

— Nous sommes dans le quartier Haut, expliqua le vampire. Tu ne crois pas que les proprios nous hébergent par sympathie pour notre cause ? »

***

William parti, Kalia décida d’arrêter la grasse mâtinée et chercha de quoi s’habiller. Elle réussit à retrouver ses vêtements mais constata qu’ils étaient tous maculés de sang. Elle ne ramassa que son bandana et, pour le reste, décida d’emprunter des habits propres. Ce ne fut pas une mince affaire, car les personnes qui vivaient là devaient bien mesurer vingt centimètres de plus qu’elle. Elle parvint tout de même à trouver une chemise dont les manches ne faisaient pas deux fois la taille de ses bras et enfila un pantalon trop large et trop long. Elle trouva une ceinture qui lui permit de résoudre le premier problème, mais restait la longueur.

« Hmmm, fit Axelle qui s’était réveillée à son tour et constatait son embarras. Tu veux que je te fasse des retouches ? »

Elle s’approcha de son amie et déchira au couteau le bas du pantalon.

« Heureusement que tu n’es pas couturière », soupira l’elfe en dépliant son foulard et en jetant un regard critique aux taches de sang. « Je crois que je vais devoir laver ça avant de le remettre.

— Tu sais, ta nouvelle coupe de cheveux n’est pas si ratée que ça. Tu n’es pas obligée de la cacher.

— C’est mes oreilles que je veux cacher.

— Ne me relance pas avec tes oreilles », soupira Axelle avant d’embrasser son amie. « Tu sais comme ça m’excite. »

Un frappement à la porte d’entrée interrompit leur étreinte.

« Vas-y. Dis que tu es la fille des propriétaires.

— Pourquoi moi ?

— Un, tu es habillée ; deux, il ne te manque pas un œil. Si j’y vais, l’un comme l’autre risquent de susciter des interrogations. »

L’elfe se résigna et alla ouvrir la porte à contrecœur. Elle se trouva face à une jeune femme qui lui fit immédiatement penser à son amie, sans qu’elle ne sût dire pourquoi. C’était étrange, car elle n’avait ni la même couleur de cheveux, ni les mêmes yeux, ni le même visage, ni, en fait, rien de commun.

« Bonjour. Je voudrais parler à monsieur Dulac.

— Je suis désolée, répondit Kalia, mais, euh… mon père n’est pas là en ce moment.

— Vraiment ? C’est important. Et votre mère ?

— Non plus. Ils sont… sortis. Ce matin. Avec la situation en ville, je ne saurais pas vous dire où ils sont. Je peux peut-être vous aider ?

— Non, il faut que je lui transmette un message en mains propres. Je repasserai.

— Je suis sa fille ! s’offusqua l’elfe. Je peux le lui donner !

— On ne m’avait pas parlé de vous, répliqua la messagère, qui semblait hésiter à se décharger de son fardeau sur une inconnue.

— Peut-être pas, mais je pense qu’il serait préférable que Père reçoive la lettre de monsieur de Léhen à temps. »

Kalia essaya de ne pas se mordre la lèvre en évoquant Léhen. Elle jouait à quitte ou double et elle n’en avait pas l’habitude.

« Tu es au courant que ça vient de Léhen ? »

L’elfe fut terriblement soulagée d’avoir vu juste, mais elle essaya de ne pas le montrer.

« Mes parents n’ont pas de secrets pour moi, dit-elle fièrement.

— C’est bien, fit la messagère avec un sourire condescendant. Je te le laisse, mais tu lui donnes dès qu’il entre, d’accord ? Et tu ne l’ouvres pas ?

— Je ne suis pas idiote, répliqua Kalia en attrapant l’enveloppe.

— Je n’ai pas dit ça. Au revoir. »

L’elfe attendit quelques secondes avant de refermer la porte, afin de vérifier que son invitée surprise repartait bien.

« Pfff. Je déteste qu’on me prenne pour une gamine.

— En tout cas, tu t’en es sortie à merveille, la félicita Axelle avant de l’embrasser à nouveau. On en était où avant qu’elle nous interrompe ?

— Attends, tempéra Kalia en décachetant l’enveloppe. On va peut-être lire ça d’abord, non ?

— Rabat-joie.

— Waow, souffla l’elfe en lisant la lettre. Heureusement qu’elle n’est pas arrivée à destination. Léhen demande à notre hôte de lui prêter des navires marchands pour pouvoir traverser la Malsaine et passer par le sud de la ville.

— Tu vois que ça valait le coup de jouer la gamine aristo ? Mais c’est bizarre, on aurait pu penser que Léhen aurait assez de bateaux de son côté du fleuve, non ?

— Je ne sais pas. Je ne vois déjà pas pourquoi il ne passe pas par les ponts.

— Ça, je peux te répondre : ils ont été détruits, expliqua Axelle.

— On ne me dit jamais rien, à moi. Au fait, la messagère m’a fait penser à toi.

— Ah ? Il lui manquait un œil ?

— Non, répondit Kalia en souriant. Je ne sais pas. »

Elle resta silencieuse un moment, à réfléchir, pendant qu’Axelle commençait à lui déboutonner le pantalon.

« Hum, lâcha-t-elle finalement. Je crois que c’est un peu la même chose que ce que je ressentais les premières fois où je t’ai vue…

— Tu veux dire que tu es amoureuse d’elle ? demanda son amie en lui léchant le cou.

— Non ! L’impression que tu étais… »

Elle s’arrête et blêmit légèrement en repensant à ce qu’elle avait pu ressentir.

« Que j’étais quoi ?

— Maléfique, lâcha Kalia. Je… je crois que c’est…

— Un démon ? demanda Axelle en arrêtant de caresser son amie. Merde.

— Ce n’est qu’une impression. Je me trompe peut-être.

— Tu ne t’es pas trompée pour moi. Alors peut-être qu’on ferait mieux de ne pas prendre ton impression à la légère… »

***

« Hmmm, ça sent bon », lança Axelle en entrant dans la cuisine. « C’est comme ça que tu t’occupes des prisonniers ?

— Oui, répondit William tandis qu’il épluchait des pommes de terre. Je m’étais dit que j’allais leur donner quelque chose de simple à manger et puis j’ai vu ce rôti et je me suis dit que ce serait bête de le laisser pourrir. Surtout que vous n’avez rien dû manger depuis un certain temps.

— C’est gentil », fit l’elfe en entrant à son tour dans la pièce, qui était plus grande que la totalité de son appartement. « Je ne te savais pas gourmet.

— Seulement quand je vois de la bonne viande.

— La ville est à feu et à sang, et Monsieur fait la popote, railla la démone.

— Et vous deux, vous allez me faire croire que vous vous êtes contentées de dormir pour récupérer des forces pour le combat et que vous n’avez pas…

— Il faut qu’on parle, coupa Kalia.

— D’accord. Ce n’est pas ce qu’on fait ?

— Je veux dire, qu’on parle sérieusement.

— Je suis capable de parler sérieusement en épluchant des patates, répliqua le vampire.

— Ne force pas trop sur l’ail, à ce propos.

— Axelle ! gronda Kalia. Ce n’est pas le moment de plaisanter !

— Je ne plaisante pas ! Je n’aime pas quand il y a trop d’ail dans le gratin.

— Il y a une femme qui est venue, commença l’elfe. Elle voulait transmettre une lettre à monsieur Dulac. J’ai pu la convaincre de me la donner. »

Le vampire interrompit ses gestes une poignée de secondes, visiblement intéressé.

« Qu’est-ce qu’elle disait ?

— C’était de Léhen, qui lui demandait d’amener des bateaux par le sud. Tu vois pourquoi ?

— Eh bien, ils n’ont pas trente-six solutions. Je n’en vois que deux. Soit ils font ça ; soit ils tentent une brèche dans la muraille ; soit ils essaient de passer en force par le centre-ville. L’eau, c’est ce qui leur coûterait le moins d’hommes et de temps.

— Ça fait trois, nota Axelle. Pas deux.

— Sauf que les deux dernières reviennent un peu au même.

— Il n’y a pas déjà des bateaux en ville ? demanda Kalia dans un effort louable pour revenir au sujet.

— Pas énormément, et ce sont loin d’être des navires de guerre. Sans compter qu’il y en a un paquet qui ont été démolis cette nuit. Pendant que vous vous amusiez, il y en a qui bossaient.

— Ben, répliqua Axelle, on ne peut pas être actif tout le temps non plus. Tu y étais ?

— Il faisait nuit et j’avais besoin de sang, se contenta de répondre le vampire.

— Pour revenir à nos moutons, reprit Kalia, il y a quelque chose de plus important. La messagère, on pense que ça pourrait être une démone.

— Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ? demanda William en fronçant les sourcils.

— Une sensation bizarre, expliqua l’elfe. J’avais eu la même avec Axelle.

— Je pense que tu te fais des idées. Je vois mal un démon se contenter d’un rôle de messager…

— C’était un message important.

— Même. Si cette femme est une démone, je ne vois pas pourquoi elle se contenterait d’être aux ordres de Léhen.

— Peut-être qu’elle n’est pas vraiment aux ordres de Léhen ? suggéra Kalia. Réfléchis. C’est toi qui disais que Léhen avait peut-être été manipulé.

— Hum, soupira William, la mine sombre. Merde. Je ne voyais pas ça comme ça. Qu’est-ce qu’on fait ?

— D’abord, répondit Axelle, on mange. Ensuite, j’irai voir cette fille et je lui demanderai honnêtement ce qu’elle est et pour qui elle travaille.

— Ce n’est pas un bon plan, objecta le vampire. Si c’est une démone, on a un avantage : on sait ce qu’elle est, tandis qu’elle ne sait pas qui nous sommes. Il ne faut pas nous dévoiler.

— Tu as raison. Ce n’est pas un bon plan. Mais c’est quand même ce que je vais faire. »

***

Ce fut, effectivement, ce que fit Axelle. Après le repas, qui s’avéra excellent, elle embrassa Kalia et partit à la recherche de la messagère, d’après la description que lui en avait faite l’elfe.

Elle s’était attendue à ce que ce ne soit pas facile et ce ne le fut effectivement pas ; mais par pour la raison prévue.

Elle pensait que repérer une femme parmi l’entourage de Léhen sans avoir vu son visage serait difficile, mais cela ne le fut pas, étant donné qu’il n’y avait pratiquement que des hommes autour du duc.

En revanche, elle s’était attendue à accéder facilement au palais royal, où il s’était installé, et s’était aussi trompée, car il était rudement bien gardé.

Elle parvint néanmoins à entrer en utilisant une technique bien rôdée : assommer un garde pour lui prendre son uniforme, espérer ne pas se faire remarquer et mettre hors d’état de donner l’alerte tous ceux qui la regardaient de trop près.

Elle parvint à localiser l’appartement de la mystérieuse jeune femme peu avant la tombée de la nuit. La porte était fermée à clé, mais ce n’était pas une serrure qui allait l’arrêter.

Une fois à l’intérieur, elle tomba nez à nez avec la messagère.

« Sortez ! », fit cette dernière, qui la prenait apparemment pour un soldat de Léhen. « Je croyais avoir fermé à clé…

— Tu avais bien fermé, répondit Axelle en souriant. Et je ne compte pas sortir… »

Elle referma doucement la porte et la verrouilla, devant le regard médusé de la jeune femme.

« Bon, on va gagner du temps, commença-t-elle, avant d’ajouter avec une voix gutturale : Wr z’nccryyr Nkryyr. »

Lorsque la messagère tomba à genoux devant elle, Axelle sut que Kalia ne s’était pas trompée et qu’elle avait bien à faire à un démon.

***

La messagère démoniaque avait pour nom Eryna et, comme s’y était attendue Axelle, était tout en bas de l’échelle démoniaque. Elle était plus haut que le damné qui est condamné à passer son existence à se faire fouetter, mais pas de beaucoup.

Elle travaillait effectivement pour Elyareleth. Obtenir plus d’aveux demanda un peu plus de pression de la part d’Axelle, mais il lui suffit de menacer de la renvoyer en Enfer et de l’y torturer jusqu’à ce qu’elle parle pour qu’elle éclate en sanglots et promette de dire tout ce qu’elle savait.

Son histoire était classique : elle n’avait pas eu une vie assez honorable et avait atterri en Enfer. Elle avait ensuite été torturée et damnée pendant des siècles, servant d’esclave à un démon.

Lorsque ce dernier avait été invoqué, il avait jugé qu’il avait besoin d’un coup de main et avait choisi son esclave la plus ancienne, à laquelle il faisait le plus confiance, ou en tout cas dont il se méfiait le moins, pour monter d’un grade et aller s’infiltrer chez Léhen.

Là-bas, elle avait joué le rôle de servante avant que le duc ne la remarque et n’exerce son droit de cuissage pour la conduire dans son lit. C’est là qu’Eryna avait commencé à l’influencer.

Elle s’était principalement contentée de lui rapporter des rumeurs — qu’elle avait en général lancées — racontant la collusion des intérêts de la reine et du Darnolc et vantant les mérites du petit duc.

L’objectif était d’amener Léhen à prendre le pouvoir pour que, aussitôt installé, il attaque les orcs.

« Et pourquoi ? demanda Axelle.

— Je ne sais pas. Maître Elyareleth ne m’a rien dit à ce sujet.

— Pour qui est-ce qu’il travaille ? Qui l’a invoqué ?

— Je ne sais pas. Le maître était toujours seul lorsque je l’ai rencontré.

— Hmmm. D’accord. Autre chose ?

— Je ne sais rien d’autre. Je vous en supplie, ne me tuez pas…

— Pourquoi je le ferais ? Tu ne crois pas qu’on a des intérêts communs ? »

Eryna ne répondit rien, mais elle ne semblait pas en être convaincue.

« Si j’arrive à dessouder ton maître, tu n’auras plus à le servir.

— Il se vengera.

— Je peux te protéger », suggéra Axelle.

À vrai dire, elle n’en pensait pas un mot, parce qu’Elyareleth était sans doute bien plus puissant qu’elle. Cela dit, s’il mourait, il ne pourrait plus lui faire grand-chose.

« Pourquoi vous feriez ça ? demanda Eryna.

— Ça va te paraître con, mais on n’est pas obligé d’être soumis à quelqu’un pour l’aider. En Enfer c’est mieux vu d’être une raclure, mais il n’y a pas que ça dans la vie. Si je t’aide quand tu en as besoin et que tu m’aides quand j’en ai besoin, on y gagne toutes les deux. Tu vois ce que je veux dire ?

— Oh, c’est de la morale, répliqua la damnée avec un soupçon de dégoût dans la voix.

— Je ne sais pas. Je ne dis pas d’aider les autres parce que c’est bien, ou que c’est mal de trahir quelqu’un. Je ne dis pas de vivre dans la misère pour faire plaisir à un dieu quelconque. Ce que je veux dire, c’est qu’on a des intérêts communs. Ensemble, on est plus fort. Si tu restes seule, tu vas jouer l’esclave pendant des siècles.

— Je vois l’idée, mais qu’est-ce qui me dit qu’une fois débarrassée de lui, vous ne m’éliminerez pas à mon tour ? »

Axelle haussa les épaules.

« J’ai plus à perdre qu’à gagner. Cela dit, je comprends que tu hésites. Tu as peut-être besoin de réfléchir. Écoute, tu vois la maison où tu as apporté ton message à la fille blonde, tout à l’heure ?

— Euh, oui.

— Je suis là-bas en ce moment. Rejoins-moi si tu changes d’avis. »

Eryna ne paraissait toujours pas comprendre.

« Le père Dutruc, la mère Dutruc, la fille Dutruc. Je les ai foutus à la cave et je squatte chez eux. Retrouve-moi là-bas si tu veux. »

La jeune femme s’éloigna, tandis qu’Eryna était toujours aussi surprise. Elle avait bien compris où elle habitait, mais elle ne parvenait pas à comprendre comment elle pouvait être assez stupide pour lui révéler l’adresse de là où elle dormait.

***

Pendant qu’Axelle cherchait un moyen de rencontrer sa « collègue » démoniaque, Kalia et William retournaient dans le Déni.

Après les combats de la nuit, une trêve avait plus ou moins été instaurée entre l’Est et l’Ouest de Nonry. C’était dans le centre-ville et le quartier Marchand, où il n’y avait pas de fleuve pour séparer les deux camps, que la situation était la plus tendue, mais les émeutiers et les gardes se contentaient pour le moment de s’insulter, chacun restant de son côté des barricades. Malgré cela, quelques murs calcinés et des cadavres non ramassés témoignaient de la dureté des combats qui avaient eu lieu.

« Traîtres ! Canailles ! » s’époumonait un garde tandis que Kalia et William approchaient discrètement, cherchant un moyen de passer de l’autre côté. Au cours de la nuit, les barricades avaient reculé ou avancé selon les rues, ce qui avait rendu inutile le passage qu’avait emprunté Axelle la veille.

« Tu as une idée ? chuchota William.

— Oui, répondit l’elfe, mais elle me paraît un peu risquée.

— Au point où on en est… »

***

Eryna égorgea le rat et traça avec son sang un pentacle presque parfait. On voyait qu’elle avait de l’expérience dans le domaine. C’était un art plus dur à maîtriser qu’il n’y paraissait : on arrivait vite à l’épuisement des réserves en hémoglobine du petit animal et se retrouver à devoir chasser un autre rat au milieu du rituel était ennuyeux.

Elle récita pendant une demi-minute des paroles en démoniaque. La voix d’Elyareleth résonna alors à l’intérieur de son crâne, ce qui était à la fois fort pratique pour communiquer et surtout fort désagréable.

« Parle, esclave, gronda-t-il.

— Maître. J’ai reçu la visite d’une femme de notre race…

— Notre race ? s’étonna Elyareleth. Je n’avais pas souvenir que j’étais de la même race que toi. »

Eryna était un démon très inférieur, tandis que son maître se considérait très supérieur. Il refusait par conséquent de la considérer comme de la même « race » que lui.

« Pardon maître. Votre race.

— Hmmm. Voilà qui est fâcheux. Que t’a-t-elle dit ? »

La démone inférieure raconta la discussion qu’elle avait eue avec Axelle et, une fois que ce fut fait, son maître lui donna des ordres.

Elle devait recruter quelques mercenaires, ce qui était une tâche facile puisqu’elle avait tout l’or nécessaire à sa mission, et les envoyer au domicile où logeait Axelle, vers le milieu de la nuit. Là-bas, les hommes devaient entrer discrètement et vérifier que la jeune femme était en train de dormir, puis l’égorger proprement dans son sommeil avant de mettre le feu à la maison.

Une fois qu’elle eut envoyé les hommes faire leur travail, Eryna alla attendre, anxieuse, le résultat dans sa chambre.

Lorsqu’elle entra dans la pièce et aperçut Axelle en train de tremper, d’un air curieux, ses doigts dans le sang du pentacle qui était resté là, elle pâlit et manqua de s’évanouir.

« Désolée, lança Axelle en levant la tête. Je pense que je suis moins stupide que tu l’as cru. »

***

William s’approcha lentement d’un des gardes.

« Enfants de catins ! hurlait ce dernier.

— Larbins serviles ! répliqua quelqu’un depuis l’autre côté de la barricade.

— Excusez-moi, lança le vampire au garde. Pourriez-vous nous laisser passer, s’il vous plaît ? »

Le garde se retourna, surpris.

« Quoi ? demanda-t-il. Vous êtes avec ces vauriens ? »

Il pointait son arbalète avec un air menaçant. Derrière lui, une dizaine de ses collègues s’étaient tournés à leur tour.

« Ai-je une tête de gredin ? demanda William. Non, nous sommes envoyés pour négocier.

— Négocier ? Le duc refuse de négocier avec ces crapules !

— Hmmm, fit Kalia en se plaçant à côté du vampire. Ce n’est pas ce qu’il a dit. Tenez, n’est-ce pas son sceau ? »

Elle tendit un papier que le garde attrapa, méfiant, et parcourut un instant.

« C’est bien cela, admit le garde. Enfin, je crois. »

Il fronça les sourcils. Il n’avait pas l’air tout à fait convaincu. Cela inquiéta légèrement l’elfe, car elle savait bien que ni le sceau ni la signature, qu’elle avait copiés à partir du message destiné à Dulac, ne résisteraient à un examen poussé.

« Écoutez, expliqua William. Je suis le comte de Wolf. En mission pour monsieur le duc de Léhen, roi d’Erekh. M’accusez-vous d’éprouver de la sympathie pour l’engeance qui se cache derrière ces barricades ?

— Absolument pas, monsieur, se défendit le garde. Il est simplement étrange que vous soyez envoyé sur une mission qui pourrait être confiée à un simple soldat.

— Et qu’est-ce qui nous dit que tu es comte, d’abord ? demanda un autre garde plus agressif. Moi, je dis que tout ça n’est pas net.

— C’est vrai, ça, renchérit le premier. Et qu’est-ce que tu ferais avec cette gamine, monsieur le comte ? »

Kalia déglutit. La conversation commençait à mal tourner. Elle décida de passer au plan B.

« Je ne suis pas une gamine », répliqua-t-elle en envoyant son genou dans les parties génitales du garde le plus proche d’elle.

Malheureusement pour elle, son coup manqua son objectif et n’atteignit que la cuisse de l’homme. Ce dernier répliqua en envoyant un violent coup de poing dans l’estomac de l’elfe, qui se plia en deux de douleur.

Kalia manifestement neutralisée, tous les gardes se tournèrent vers William, l’arbalète prête à tirer. Le vampire se contenta cependant de sourire.

« Elle est susceptible, hein ? »

***

« Bon sang, lâcha le vampire en escaladant la barricade. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?

— Je ne sais pas, répondit Kalia en se tenant toujours le ventre. J’ai cru que tout était perdu, et…

— Oh. Et en quoi se lancer dans un combat, sans armes, à deux contre dix, aurait pu changer la situation ?

— Je ne sais pas. Je me suis demandée ce qu’Axelle aurait fait à ma place…

— Je ne voudrais pas te sembler méchant, mais tu n’es pas Axelle. Axelle est une démone, pas toi. Ça change le rapport de force.

— Oui, bon, admit Kalia, vexée. Je ne pensais pas qu’il suffirait de montrer un peu d’or… »

William n’avait même pas véritablement acheté les soldats. Il s’était contenté de montrer une gourmette en argent et quelques pièces d’or pour prouver qu’il n’était pas pauvre comme ceux d’en face. Certes, il avait offert quelques-unes de ses pièces en « dédommagement » de l’agressivité de l’elfe, mais officiellement, il ne les avait pas payés pour passer.

« Halte ! » lancèrent simultanément deux hommes armés qui gardaient l’autre côté de la barricade. « Nous allons vous fouiller.

— Nous ne sommes pas vraiment là pour négocier, protesta Kalia. On est dans le même camp. »

Il leur fallut discuter un certain temps avant de convaincre les deux citoyens et de pouvoir poursuivre leur route vers leur Déni. Cependant, l’argent de William ne fut pas nécessaire.

« Tout de même, reprit le vampire tandis qu’ils se remettaient en marche, tu pensais vraiment pouvoir vaincre dix gardes seule ?

— Oh, soupira Kalia. C’était idiot, d’accord, mais ce n’est pas la peine d’en faire tout un plat. C’était une erreur d’appréciation, c’est tout.

— Je ne sais pas. Je trouve que ça ne te ressemble pas.

— Oui, je sais. D’habitude, je baisse la tête et je me mords la lèvre. D’un autre côté, je peux me mordre la lèvre et frapper en même temps, ce n’est pas incompatible.

— Ce n’est pas le problème. Ce n’est pas moi qui vais te faire la morale sur l’utilisation de la violence et te dire qu’il faut tendre l’autre joue. Je pense juste que ce n’est pas parce que tu es passée à un doigt de la mort que…

— Quoi ? Où est le rapport ?

— Le rapport, expliqua William, c’est qu’il arrive qu’après une telle expérience, on ait un peu tendance à se sentir invincible.

— Je ne me sens pas invincible ! Et puis, d’abord, tu es mal placé pour me donner des conseils de prudence.

— Oui, mais moi, répliqua William en souriant, j’ai de l’expérience dans le domaine. Et du sang de vampire, quoique tu en ais aussi eu ta dose récemment. Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer, mais…

— Je ne suis pas » vexée !

William et Kalia se regardèrent dans les yeux quelques secondes, puis l’elfe tourna la tête.

« Bon, d’accord, admit-elle. Un petit peu. »

***

Kalia s’arrêta devant le Chaud Dragon, qui était repassé au cours de la nuit de l’autre côté des barricades. Plus exactement, c’était celles-ci qui étaient passées d’un côté à l’autre de la rue.

« Je vais voir s’il y a du monde, histoire de les rassurer sur Axelle. »

William la suivit à l’intérieur et s’arrêta à côté d’elle, surpris par le spectacle. La taverne était méconnaissable. La plupart des meubles n’étaient plus là, mais sur les barricades. À la place, la grande salle servait d’infirmerie, tandis qu’une carte sommaire avait été déployée sur le comptoir.

L’écriteau au-dessus de ce dernier avait aussi été légèrement modifié : quelqu’un avait barré le « chaud » et rajouté un « libre » après « dragon ».

Ce qui, plus que tout, surprenait le vampire, c’était de reconnaître un orc, occupé à soigner une femme qui avait reçu un carreau dans l’épaule.

« Edine ? s’étonna William. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis venu avec ton amie, expliqua l’orc sans se retourner. Quel bordel, hein ?

— Ouais. »

L’orc termina le pansement de sa patiente, avant de se tourner vers le vampire et de le serrer dans ses bras.

« Content de te revoir, camarade.

— Moi aussi, fit William. Et surpris, accessoirement. »

Edine lâcha le vampire et se tourna vers l’elfe.

« Tu dois être Kalia, décida-t-il. Axelle m’a parlé de toi.

— Euh, oui.

— Bon, je dois vous laisser. Il y a beaucoup de monde à soigner.

— On peut peut-être vous aider ? suggéra Kalia.

— Moi, je ne suis bon que la nuit, lança William. On se retrouve plus tard ? »

La jeune femme le regarda partir, un peu perplexe.

« Ce n’est pas un boulot pour lui, expliqua Edine. Le sang, tout ça…

— Oh.

— Tu as des notions de médecine ?

— Non, pas vraiment. Je connais un peu la théorie de la sorcellerie…

— Hum, fit Edine. Nous n’avons pas de magie, au Darnolc.

— Je sais, soupira Kalia. Hum.

— Ne t’en fais pas, lança Edine en souriant. On va se débrouiller. »

***

« Calme-toi », expliqua calmement Axelle en passant à côté d’Eryna. « Je n’ai pas plus envie de te tuer que tout à l’heure.

— Vous… bafouilla la servante.

— Tu peux me tutoyer. Pourquoi est-ce que tu tiens à servir ton maître ? Tu l’aimes tant que ça ? »

Eryna ne répondit pas mais, à voir son expression, Axelle décida que ce n’était pas le cas.

« Non, hein ? Écoute. Tu peux te venger. De lui et de Léhen.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Que tu réalises où sont tes intérêts.

— Oui, mais, concrètement ? demanda la servante. Parce que c’est ça, hein ? Vous attendez quelque chose de moi ?

— Hum, fit Axelle en haussant les épaules, je suppose que tu as des informations qui pourraient m’intéresser.

— Vous voulez vous débarrasser de mon maître ?

— J’ai besoin de plus d’informations pour en décider. Cela dit, je pense que cela risque d’arriver.

— Et votre argument, c’est que j’y gagnerais aussi.

— Il me semble. Tu serais libre.

— Ou sous vos ordres.

— Je n’aime pas donner des ordres. Écoute, je comprends que tu me fasses pas confiance aussi facilement. Le truc, c’est que je ne vois pas ce que je peux faire pour te convaincre.

— Moi non plus. De toute façon, vous avez raison, j’ai peut-être un peu à gagner ; mais j’ai surtout beaucoup à perdre.

— Perdre quoi ? demanda Axelle. Tu risques de devenir une esclave pour l’éternité ? Il me semble que tu l’es déjà. Tu pourrais peut-être tomber un peu plus bas, mais franchement, pas de beaucoup.

— Je risque de perdre toute chance de devenir un jour un véritable démon.

— Oh, arrête. Tu crois vraiment à ces conneries ? Je sais qu’on vous fait miroiter ça, mais combien de damnés ont effectivement réussi à gravir les échelons de la hiérarchie démoniaque ? C’est un leurre. Pour que vous restiez sages et disciplinés.

— Concrètement, vous, vous m’offrez quoi ?

— La liberté.

— C’est un joli mot, admit Eryna, mais j’aimerais mieux avoir quelque chose de plus concret.

— Je ne sais pas, fit Axelle en souriant. Tu pourrais te construire une ferme et cultiver des champs. Ou voler des riches marchands et passer tes soirées à boire dans des tavernes, ce qui est sans doute plus amusant. Et si tu me demandes une grosse quantité d’argent parce que tu trouves que c’est concret, je dois pouvoir te la trouver. Tu veux quoi, toi ? »

Eryna hésita un instant.

« Je voudrais une petite maison, finit-elle par dire. Seule. Au bord de la mer. Je n’ai jamais vu la mer.

— Ça me paraît envisageable, répondit Axelle avec un petit sourire. Marché conclu ? »

***

Kalia bâilla tandis que le patient dont elle s’était occupée se rhabillait. De son côté, Edine finissait de bander un blessé.

« C’est bien là, le médecin ? lança quelqu’un en entrant dans l’espace qui servait d’infirmerie.

— Axelle ? demanda l’elfe.

— Kalia ! Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’aide à soigner les blessés.

— Ça te dirait de m’enlever ça, alors ? »

Elle se tourna et leur montra son dos. Une flèche s’était fichée au milieu. Elle avait été cassée mais quelques centimètres dépassaient.

« Ouille, lâcha Edine, qui s’était approché. Je vais voir ça.

— Bah, ça va. C’est juste que c’est au mauvais endroit. Je n’arrive pas à l’enlever.

— Comment tu t’es pris ça ? » demanda Kalia en attrapant une compresse tandis que l’orc s’apprêtait à retirer le morceau de bois.

« En venant ici. J’espérais que dans le noir ces cons n’arriveraient pas à me toucher, mais il y en a un qui a dû avoir un coup de… aïe !… chance. »

L’orc venait de retirer la flèche et appliquait la compresse contre la plaie.

« Merde, jura Kalia.

— Ne t’en fais pas. J’en ai vu d’autres. Ça va.

— Ce n’est pas toi qui m’inquiètes, répliqua l’infirmière improvisée. Je reconnais ce genre de pointe. C’est une flèche elfique.

— T’en es sûre ?

— Oui. Ça explique comment ils ont pu te toucher dans l’obscurité.

— Je croyais que Léhen ne pouvait pas blairer les elfes.

— Effectivement, admit Kalia. Tu as bien dit que la reine prévoyait d’aller se réfugier chez eux ?

— Ça ne veut rien dire. Enfin, t’es bien une elfe, et ce n’est pas pour autant qu’on a le soutien de la forêt d’Onyx.

— Non, admit Kalia. Ça ne veut rien dire. »

***

Finalement, Axelle et Kalia décidèrent que, même s’il ne fallait pas tirer de conclusions hâtives, il valait mieux tout de même en parler au Borgne. Elles partirent donc à sa recherche, laissant Edine s’occuper seul de l’infirmerie.

Lorsqu’elles finirent par le trouver, elles réalisèrent qu’il était loin d’être seul. Malgré l’heure tardive, quelques centaines de personnes étaient plus ou moins assises en cercles concentriques.

« Bon, commença le Borgne, il y a du nouveau. Nous avons reçu un message de la reine… »

Il fut interrompu par quelques exclamations et des hourras.

« On dirait que notre information n’est pas de la première fraîcheur, remarqua Kalia en s’asseyant.

— Qu’elle est en vie, ça, je le savais. Reste à savoir si elle est avec ou contre nous. »

Connaissant Lucie de Guymor, songea-t-elle, elle serait probablement quelque part au milieu. À essayer de réconcilier des intérêts irréconciliables, alors qu’il y avait une solution très simple au problème : planter un carreau dans le front du duc.

« D’après ce qu’elle nous dit, expliquait le Borgne, la situation est un peu compliquée en ce qui concerne le trône. Il semblerait que la reine et Léhen soient en négociations pour que la situation se débloque sans nouvelles effusions de sang. »

Ah ! se dit Axelle, lugubre. C’était bien elle de négocier dans des conditions pareilles. Léhen avait essayé de l’assassiner, elle espérait quoi ? Qu’il allait dire pardon, je m’excuse, et reprendre sagement sa place au Conseil ?

Visiblement, la jeune femme n’était pas la seule à penser dans ce sens et le Borgne dut attendre près d’une minute avant que le brouhaha ne se calme assez pour lui permettre d’être entendu.

« Je n’ai pas beaucoup plus d’informations, mais d’après le message, il est à peu près certain qu’elle est en voie de reprendre le pouvoir. »

Il y eut cette fois-ci quelques vivats. On cria : « Vive la reine! » Ni Axelle, ni Kalia ne participèrent à la brève euphorie. Elles se posaient silencieusement la question : « qu’est-ce qu’elle lui a donné pour obtenir ça ? »

Une fois encore, le Borgne dut pousser ses facultés vocales au maximum pour se faire un peu entendre.

« Pour faire bref, expliqua-t-il tandis que le silence revenait, elle nous demande de déposer les armes. »

Les réactions furent nettement moins positives. Bien sûr, tout le monde était content de voir que la reine avait repris l’avantage sur Léhen, il n’y avait pas énormément d’armes, et la plupart des barricades n’étaient jamais qu’un amoncellement de meubles. S’ils avaient tenu jusque-là, c’était uniquement grâce au fleuve et à la vieille muraille qui faisait le tour de la ville.

Mais c’était symbolique. Pendant deux jours, les gens présents avaient pu décider sans qu’on ne le fasse pour eux. Il n’y avait pas eu de grandes décisions et, en réalité, c’était surtout le Borgne qui avait pris les plus importantes, mais certains s’étaient mis à rêver d’une autre façon de fonctionner.

« Dans son message, expliqua le Borgne, elle nous explique qu’étant donné qu’elle va revenir au pouvoir, notre résistance est désormais inutile. Elle nous félicite pour notre engagement, mais nous demande de déposer les armes et de démonter les barricades avant midi pour que la situation évolue de manière pacifique.

— Pour qu’on aille tous au trou ? lança quelqu’un. Plutôt mourir !

— Elle a promis que personne ne serait arrêté, expliqua le tavernier. Dans son message, elle parle aussi d’un certain nombre de mesures pour faire en sorte que le peuple ait dorénavant son mot à dire. Elle s’engage à ce que, à partir de maintenant, les membres du Conseil soient élus par les citoyens et pas par leurs pairs. C’est déjà une grande victoire ! Je pense que c’est un grand pas en avant et que, pour l’instant, il serait raisonnable de s’en contenter. »

Les réactions furent relativement mitigées. Un certain nombre de personnes avaient l’air de penser que ces mesures n’étaient pas suffisantes et n’étaient qu’un attrape-nigaud, même si d’autres avaient l’air tout à fait satisfaits.

« Je ne vois pas de raison de continuer, expliqua un homme. Nous nous sommes battus contre Léhen parce qu’il n’avait pas le droit de monter sur le trône. Si la reine légitime revient au pouvoir, je pense que nous devrions lui obéir. »

Il y eut un certain nombre d’autres prises de paroles où chacun défendit âprement son point de vue.

Axelle intervint pour défendre la nécessité de continuer le combat et expliqua que c’était ainsi qu’il serait possible de faire changer les choses. Elle exposa un certain nombre de points urgents à imposer, comprenant notamment l’abolition du servage, la redistribution des terres et une législation encadrant les conditions de travail. Le seul point faible de son allocution était qu’il n’expliquait pas vraiment comment ils pourraient tenir à la fois contre les troupes de Léhen et les alliés de la reine.

Sentant qu’elle peinait à convaincre son auditoire, elle fut un peu tentée d’utiliser de ses facultés démoniaques pour se donner un petit avantage. Elle aurait sans doute pu tromper mille personnes une fois et elle aurait même pu tromper la plupart mille fois ; mais le problème était qu’elle ne pourrait pas tromper Kalia et que celle-ci lui en voudrait. Elle abandonna donc l’idée et se rassit en ronchonnant.

L’elfe voulait aussi prendre la parole, mais elle eut moins de facilité que son amie. Elle hésita un long moment avant de se persuader qu’elle en était capable et de lever la main. Quelques minutes passèrent encore avant que le Borgne ne la remarquât — et uniquement parce qu’Axelle avait attiré son attention.

Lorsque ce fut enfin son tour, elle se mordit la lèvre, se leva et bafouilla :

« Heu… je… je n’aime pas beaucoup la reine…

— Plus fort ! lança quelqu’un qui ne parvenait apparemment pas à distinguer ce qu’elle disait.

— Je n’aime pas beaucoup la reine, reprit l’elfe un peu plus fort et un peu plus calmement. Et je ne pense pas qu’avoir le droit de choisir qui parlera en mon nom dans un conseil consultatif soit quelque chose de suffisant. Mais… »

Elle n’osa pas regarder Axelle lorsqu’elle prononça ce mot et porta par la suite une attention particulière à ne pas croiser son regard, forcément désapprobateur. C’était déjà bien assez dur comme ça.

« Mais nous avons de nombreux morts et blessés. Le sang a déjà beaucoup coulé. On a pu tenir face à Léhen parce qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on lui résiste. Mais contre Léhen et la reine ? Il ne faut pas se voiler la face. Même si on résiste un peu, ils ramèneront des soldats de toutes les régions et nous écraseront. On n’a aucune chance. »

Il y eut quelques huées et des applaudissements. Rien de tout cela ne parut déstabiliser Kalia. Il fallait dire qu’elle avait plus ou moins appris son texte par cœur et paraissait le réciter. Elle s’arrêta juste de parler le temps que le silence revienne.

« Je pense qu’il ne faut pas s’arrêter là, reprit-elle. Sur beaucoup de points, la reine ne vaut pas mieux que Léhen. Ou pas beaucoup mieux, en tout cas. Seulement, ce n’est pas par les armes qu’on gagnera, parce qu’ils ont plus d’armes que nous. Il faut qu’on soit plus nombreux, que d’autres quartiers, d’autres villes, se joignent à nous. Je pense que, ces derniers jours, il y a beaucoup de choses qui ont changé. Et je n’ai pas envie que tout redevienne comme avant parce qu’on aurait abandonné. Simplement, si on se fait tuer, les choses resteront aussi comme elles sont. On sera morts pour rien.

— Et alors, on fait quoi ? lança un homme.

— Hein ? Euh, bredouilla Kalia, en essayant de se raccrocher à ce qu’elle avait préparé. Je pense que si on dépose les armes, et qu’on enlève les barricades, mais qu’on continue par d’autres moyens… » Elle haussa les épaules. « Je ne sais pas trop comment, admit-elle. Tout ce que je sais, c’est qu’on est des milliers, et qu’on sera plus efficaces vivants que morts, voilà. »

Elle se rassit, évitant toujours de croiser le regard d’Axelle. Celle-ci le remarqua et passa un bras autour de son épaule.

« Je ne vais pas te manger parce que tu n’as pas dit la même chose que moi.

— Je… fit Kalia. Tu…

— Tu sais », ajouta Axelle en constatant les efforts que le petit discours avaient demandé à son amie, « ce n’est pas la peine de te mettre dans des états pareils parce que tu prends la parole. Même si tu avais dit n’importe quoi, ça n’aurait pas été très gênant. Ce n’est pas la peine d’y accorder tant d’importance.

— Vraiment ? »

Bien sûr, ce n’était qu’un discours, mais il s’agissait tout de même de décider entre continuer à se battre et risquer des morts supplémentaires, ou arrêter et abandonner une chance d’améliorer les choses.

« Ben, je parle en général, fit Axelle. Là, d’accord, ça avait peut-être un peu d’importance. J’aimerais juste que tu ne tombes pas dans les pommes, c’est tout. »

***

La décision fut prise de laisser les troupes de la reine reprendre le contrôle du Déni et du quartier Nain. Personne ne semblait vraiment savoir s’il fallait se réjouir ou pleurer. Beaucoup de gens décidèrent finalement de rentrer chez eux dormir un peu avant le lever du soleil et c’est aussi la voie que choisit Kalia.

Axelle raccompagna son amie, mais elle n’était pas encore décidée à dormir.

« Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda l’elfe en commençant à se déshabiller. C’est fini. On devrait déjà être heureuses d’être vivantes toutes les deux. Et Léhen va probablement s’en aller.

— Ouais, admit Axelle, mais elle ne paraissait pas très convaincue.

— Tu ne vas quand même pas retourner te battre ?

— Ne t’en fais pas, je vais juste profiter de la trêve pour aller voir quelques amis sur la rive d’en face.

— Ils dorment sûrement.

— Je les réveillerai, répliqua la démone en s’éloignant de son amie.

— Attends.

— Quoi ?

— Je… hum. Un truc qui m’a semblé bizarre. C’est peut-être con, en fait. »

Axelle leva les yeux au ciel.

« Kalia, soupira-t-elle. On commence à bien se connaître. Tu n’es plus obligée de tourner autour du pot comme ça pour me dire quelque chose.

— D’accord. C’est le Borgne. Quand on était derrière les barricades, il m’a sermonnée en me disant que j’étais une lâche qui ne tiendrait pas…

— Il s’est trompé sur ton compte, fit Axelle en souriant.

— Oui, mais surtout, ce soir, il avait changé d’avis, il nous demandait de tout arrêter.

— Et ?

— Et, je me disais, soit il a revu son jugement parce qu’il a vu les morts et je ne peux pas lui en vouloir, soit… je dois être un peu paranoïaque, parce que je me disais que, peut-être…

— Peut-être que quoi ?

— Je ne sais pas, concéda Kalia en baissant les yeux. Qu’il a passé un accord avec la reine ?

— Peut-être, concéda Axelle en haussant les épaules. Et peut-être qu’il est sincère. Honnêtement, je n’ai pas la tête à me poser trop de questions. On verra bien. Ne te fais pas de soucis.

— Je me fais toujours des soucis. Je suppose que c’est dans ma nature. »

***

« Hmmm, grommela Eryna lorsqu’Axelle la réveilla. Qu’est-ce que vous me voulez encore ?

— Tu.

— Hein ?

— Dis-moi tu. Je ne suis pas ton maître. Accessoirement, explique-moi ce qui est en train de se passer ici.

— Si tu n’es pas mon maître, tu pourrais me laisser dormir.

— Ce n’est pas parce qu’on cause d’égale à égale que je ne peux pas être pénible. Alors ?

— C’est le bordel, soupira Eryna en s’asseyant dans son lit.

— Ça, j’avais cru comprendre. Il paraît que la reine est revenue ?

— Oui. Enfin, elle n’est pas venue au palais en personne. Par contre, il y avait des elfes qui ont servi de messagers. Léhen est dans tous ses états. Il n’y a plus que le quartier Haut où il a encore un vrai soutien. Il comprend qu’il ne peut plus gagner, mais il se demande comment il peut ne pas perdre trop gros.

— Il y a un truc que je ne pige pas, fit Axelle. Hier, j’ai croisé Lucie…

— Lucie ?

— La reine.

— Oh. Tu l’appelles Lucie ?

— C’est son prénom. Quand je l’ai croisée, elle était seule. D’où est-ce qu’elle a pu sortir tous ces hommes ?

— Ce sont des elfes.

— Je sais. Seulement, elle n’a pas pu faire l’aller-retour jusqu’à la forêt d’Onyx en vingt-quatre heures, hein ?

— Je ne sais pas. Je ne sais même pas où est la forêt d’Onyx. Je débarque dans ce pays. Ce que je sais, c’est qu’elle n’a pas énormément de soldats. Ce qui fait peur à Léhen, c’est que tous les hommes qui le soutenaient parce qu’ils croyaient la reine morte commencent à retourner leur veste ou à réfléchir.

— Ouais. Et puis, si en plus des insurgés, Léhen doit se coltiner les elfes, il va commencer à avoir du mal. Est-ce que tu sais où est la reine ?

— Non. Je t’ai dit, elle n’est pas venue en personne.

— D’accord. Je vais me débrouiller. Bonne nuit. »

***

Axelle avait une idée de l’endroit où commencer à chercher. Elle avait reçu une flèche elfique vers le nord-est de la ville, alors qu’elle essayait de passer chez les insurgés — ou les contre-insurgés, elle ne savait pas trop comment il fallait les appeler.

Comme elle l’espérait, l’elfe qui l’avait touchée n’était pas seul. Il y avait une petite troupe qui campait près de la muraille.

Alors qu’elle s’en approchait, quatre ombres surgirent de nulle part et l’encerclèrent. Une pointe de flèche se posa sur sa gorge. Trois autres étaient pointées sur d’autres régions de son anatomie.

À part Kalia, c’était la première fois qu’Axelle voyait des elfes. Ils ne ressemblaient pas à l’image qu’elle se faisait d’eux. Ils étaient peut-être agiles, mais ils étaient beaucoup plus grands et larges d’épaules que ce à quoi elle s’était attendue.

« On se calme, les mecs. Je ne suis pas armée.

— Que fais-tu ici, à cette heure-là ? demanda l’elfe qui se trouvait de l’autre côté de la flèche.

— Je cherche Lucie de Guymor. La reine.

— Qui es-tu ?

— Je m’appelle Axelle, mais je ne pense pas que vous me connaissiez. Je suis une amie. Plus ou moins.

— Tu peux le prouver ?

— Un peu. Je sais qu’elle était avec un jeune gars blond. Armand. C’est à lui que je voudrais parler.

— Hum, fit l’elfe, qui paraissait hésiter. Il est dans le camp. Suis-nous.

— Heu, et ça vous gênerait de baisser ces arcs ? Je n’ai pas envie de finir embrochée si quelqu’un a un doigt qui glisse. »

***

Armand sortit de la tente de commandement avec deux timbales pleines de café. Axelle crut voir un mort-vivant. Il avait l’air de ne pas avoir dormi depuis une éternité. Il invita la jeune femme à s’asseoir sur une souche, face à la ville. Le soleil commençait à se lever et aurait pu donner un éclairage magnifique à la vue si cette dernière n’avait pas consisté en une simple muraille un peu délabrée.

« Ça va ? demanda le jeune homme en avalant un peu de café.

— À peu près. Et toi ?

— Après une semaine de repos, ça devrait aller. Tu veux quoi ?

— J’essaie de comprendre ce qu’il se passe. Comment vous avez eu le temps d’aller à la forêt d’Onyx ?

— On n’y est pas allés, expliqua Armand en bâillant.

— Et les elfes, ils sortent d’où ?

— La reine n’avait pas prévu que Léhen frapperait aussi tôt, mais elle s’attendait à ce qu’il le fasse un jour. Elle avait posté cinq cents elfes à l’est et cinq cents hommes du Mondar à l’ouest. Pour assurer ses arrières. Elle ne faisait pas trop confiance en ses généraux.

— Hum. Ça a suffi à faire plier Léhen ? Mille hommes à peine ?

— Ça, plus le bazar en ville, plus les orcs, que Léhen semble imaginer sur le point de débarquer. J’ai l’impression qu’il est complètement paranoïaque.

— La reine a pu reprendre le contrôle de la ville, du coup ?

— Disons que c’est en cours. Léhen n’a plus envie de jouer au rebelle. Je pense que d’ici ce soir, la situation devrait être revenue à la normale.

— À la normale, ouais, grommela Axelle. Et il va se passer quoi pour ceux qui replient pas les barricades ? »

Certes, il avait été voté de s’arrêter là. Il était cependant probable qu’il y aurait quelques personnes plus remontées que les autres pour continuer malgré tout. Elle ne pouvait pas les blâmer. Peut-être même qu’elle en ferait partie.

« Ils n’ont aucune raison de ne pas le faire. »

La démone grogna. Elle ne s’attendait pas à ce qu’Armand comprenne. C’était un peu pour ce genre de désaccords qu’ils n’étaient plus ensemble, d’ailleurs. Ça et le fait qu’elle avait de plus en plus de mal avec les hommes, ces derniers temps.

Ils restèrent silencieux un moment. Elle en profita pour goûter au café qu’Armand lui avait offert, mais il était froid.

« Qu’est-ce que la reine a donné à Léhen pour qu’il accepte d’abandonner ?

— Quoi ?

— Ne me raconte pas qu’il n’y a pas de contrepartie. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne pense pas qu’il ira en taule pour coup d’État.

— Je ne sais pas, répondit Armand. La vie sauve, je suppose, ou un truc comme ça.

— Humpf.

— Pourquoi autant de méfiance ? Lucie de Guymor est une reine bien. N’importe qui d’autre t’aurait fait pendre en sachant ta nature.

— Et puis ? J’ai du sang démoniaque, alors il faudrait que je lui lèche les bottes parce qu’elle veut bien me laisser vivre ? Elle drague Léhen plutôt que d’oser s’opposer à lui. Par contre, quand il faut menacer les simples citoyens, elle retrouve du courage. Elle a choisi son camp et ce n’est pas le mien.

— Oh, arrête. Tout n’est pas blanc ou noir.

— Non, admit Axelle. Seulement moi, des fois, je vois rouge. »

Chapitre 12 »