« Chapitre 13

Chapitre 14

William attendait, assis sur le rebord du toit du palais, à côté des cadavres des deux gardes. Il fumait une cigarette qu’il avait récupérée dans la poche d’un des hommes. À ses côtés, Angèle essayait de lui saper le moral.

« D’accord, tu as réussi à atteindre le toit sans te faire repérer, expliqua-t-elle. Sauf que maintenant, rien ne dit que tes amies vont venir.

— Si, elles arrivent, répliqua le vampire. Je vois leur dragon ; alors, tais-toi un peu.

— D’accord, admit l’hallucination. Sauf que rien ne dit que ça ne va pas mal tourner pour autant. C’est peut-être ta dernière clope, tu sais ?

— Ouais. Et si je meurs, tu meures aussi, alors boucle-la, d’accord ? »

Le vampire écrasa sa cigarette et fit un geste au dragon afin de guider comme il le pouvait son atterrissage. Axelle en descendit, puis Kalia.

« Content de vous revoir, chuchota William. Et de me dégourdir un peu les jambes, aussi.

— Tu es prêt ? demanda la démone.

— Oui.

— Kalia ?

— Hmmm ? Prête ? Non, mais je ne crois pas que je pourrai l’être, alors autant y aller, hein ?

— Tu sais, un « oui » m’aurait convenu. »

***

Éliminer les quelques sentinelles qui les séparaient de la chambre royale se révéla un jeu d’enfant pour Axelle et William, notamment grâce à l’aide surnaturelle d’Angèle qui savait exactement où se trouvaient les hommes.

Kalia eut plus de mal, en revanche, même si elle se contentait de suivre ses deux amis et de les regarder faire. Elle n’était pas habituée à voir des gens mourir brutalement devant ses yeux et surtout pas à en être complice. L’odeur du sang lui donna la nausée et elle dut se retenir pour ne pas vomir.

« Bon, chuchota Axelle. Les rebelles ont dû commencer à attaquer. Il faut qu’on frappe maintenant. Prêts ?

— Oui, répondit William.

— Non », répondit Kalia.

Malgré la réticence de l’elfe, Axelle compta jusqu’à trois avec ses doigts. Elle avait une épée dans l’autre main, ordinaire, contrairement à celle qui était attachée dans son dos. Elle s’encombrait aussi de l’arbalète de Kalia qui, si elle lui avait permis d’éliminer les gardes, ne lui servirait probablement plus. Ce n’était sans doute pas très malin de se lancer dans un combat en étant aussi surchargée, mais elle espérait bien que l’effet de surprise réduirait la durée de l’affrontement.

William, lui, n’avait qu’un couteau — et ses dents, évidemment. Kalia portait l’arme qu’elle avait terminée la veille.

Lorsqu’Axelle baissa son dernier doigt, le vampire et elle se chargèrent d’ouvrir les deux portes silencieusement. La démone s’engagea dans la chambre d’Elyareleth tandis que William et Kalia entraient dans celle de l’invocatrice supposée.

Pendant un moment, alors que le vampire et l’elfe apercevaient la jeune femme allongée dans le lit, il sembla que tout allait se passer comme prévu ; mais cette impression ne dura pas.

La porte claqua derrière Axelle tandis qu’elle réalisait que le démon n’était pas dans son lit mais dans son dos.

Au même moment, la jeune orque ouvrit les yeux et William se mit à brûler en hurlant avant de s’écrouler au sol. Kalia leva son arme et, dans un vacarme assourdissant, tira sur la jeune femme qui était en train de se redresser ; mais aucune balle ne la toucha.

Ce n’était pas que l’elfe avait particulièrement mal visé : une bonne moitié des projectiles auraient atteint leur cible si elles ne s’étaient pas mises à flotter devant la jeune orque, immobiles et, par conséquent, inoffensifs.

***

Pendant ce temps, Axelle, elle, s’était retournée et regardait le roi dans les yeux.

« Pfff, soupira ce dernier. Vous espériez vraiment que vous arriveriez jusqu’à nous sans vous faire repérer ?

— Pour être franche, oui. Alors, c’est toi, Elyareleth ? »

Le démon bomba le torse, leva les bras et fit sortir des immenses griffes de ses doigts.

« Je suis Elyareleth, commença-t-il, emphatique, fils d’Annetloch, seigneur de la cité infernale de Shy et roi du Darnolc. » Puis il baissa un peu le ton, leva une griffe dans un geste théâtral et demanda : « Et toi ?

— Moi pas », répondit simplement Axelle en dégainant son épée.

***

La jeune orque leva la main et renvoya les projectiles vers son expéditrice. Kalia anticipa un peu l’attaque à cause de son aspect passablement prévisible et plongea au sol, parvenant à esquiver toutes les balles, à l’exception d’une seule qui vint lui démolir l’épaule gauche.

L’elfe ne sentit pas la douleur sur le coup, mais le monde tourna autour d’elle et elle perdit connaissance.

***

Axelle et Elyareleth tournaient l’un autour de l’autre en frappant régulièrement, essayant de garder un peu de distance malgré les meubles qui limitaient l’espace disponible.

Le combat n’était pas particulièrement esthétique, ce qui s’expliquait, d’une part, parce que les deux ennemis tenaient à tuer leur adversaire et à rester en vie plus qu’à suivre des règles ou un code d’honneur et, d’autre part, parce qu’il est difficile d’avoir un combat esthétique lorsqu’un combattant a une épée à deux mains et l’autre des griffes démoniaques.

En apparence, le duel pouvait paraître équilibré, car les deux adversaires semblaient parvenir sans trop de difficulté à esquiver les coups de leur opposant. Ce n’était pourtant qu’une illusion : Axelle se fatiguait beaucoup plus vite que son ennemi et, après quelques minutes, elle retira sa main trop tard et sentit les griffes d’Elyareleth lui déchirer l’avant-bras. La douleur lui fit lâcher son arme, qui glissa au sol dans un crissement métallique.

Elyareleth récupéra l’épée en ricanant, tandis qu’elle se tenait le bras blessé pour limiter l’hémorragie.

« Tu devrais abandonner. Je suis prêt à être clément. On pourrait collaborer. Imagine ce qu’on pourrait faire ensemble.

— Je n’ai pas envie d’être l’esclave d’une gamine.

— Tu crois sérieusement qu’elle me contrôle ? demanda le roi du Darnolc en levant les yeux au ciel. Ce n’est pas elle qui m’a invoquée. Elle m’a libéré. Oh ? J’imagine que ceux qui t’ont envoyée ne t’ont pas parlé de ça ?

— Non », admit Axelle, qui ne voyait pas trop ce que cela changeait.

« On pourrait régner tous les deux, reprit Elyareleth. Deux démons au pouvoir, on serait les maîtres du monde.

— Ni Dieu, ni maître, répliqua Axelle. Même si c’est moi. »

***

Kalia fut réveillée par un coup dans l’estomac. Un second la fit se tordre de douleur.

« Alors, fit la jeune orque. Vous êtes venus de loin pour essayer de me tuer. Peut-être que je devrais me sentir flattée ?

— Qui êtes vous ?

— Tu ne sais même pas qui tu viens assassiner ? demanda la jeune femme en décochant un nouveau coup de pied à l’elfe. Je m’appelle Okyst, mais je suppose que tu t’en fiches.

— Non, mentit l’elfe. Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? » demanda Okyst en se baissant et en posant son pied sur le bras blessé de Kalia, ce qui lui arracha un cri de douleur. C’était la première fois que l’elfe pouvait vraiment voir à quoi ressemblait son ennemie : une jeune femme aux cheveux blonds et aux yeux déments.

« Pourquoi est-ce que vous avez invoqué ce démon, pour commencer ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai invoqué, répliqua l’orque en riant. Ce sont tes maîtres. Ça leur permettait d’avoir un pantin complètement contrôlable au service d’Erekh. Moi, j’ai juste appris la magie. Je l’ai libéré.

— Quoi ? » demanda Kalia, stupéfaite.

Alors l’ennemi mortel d’Erekh n’était finalement que sa propre création ?

« J’en avais assez d’être impuissante, que notre pays tout entier soit tenu en laisse. Pendant la guerre, tous s’étaient ligués contre nous. Les humains, les elfes, les nains… Et ensuite, nous mettre une marionnette qu’ils contrôlaient au pouvoir. Maintenant, c’est fini. Tout cela va changer.

— Avec une nouvelle hécatombe ? Oh, ouais. Brillante idée. »

L’orque grimaça et envoya mentalement un coup dans le visage de Kalia, qui se mit à saigner du nez.

« Tu peux me tuer, reprit cette dernière, mais ce n’est pas comme ça que les orcs iront bien. Pendant que tu prépares ta guerre, ils meurent de faim ou sont exécutés par tes soldats.

— Il faut de la discipline », répliqua Okyst en ramassant l’arme que Kalia avait laissé tomber. « C’est comme ça que nous instaurerons un nouvel ordre. Peu importe. Je ne m’attendais pas à ce que tu comprennes. Tu sais le plus amusant ? Tout comme c’est leur propre démon qui va détruire Erekh, c’est avec ton propre engin que je vais te tuer.

— Oh, ouais, grommela Kalia. Je suis sûre qu’il y aurait une morale à tirer de ça. »

***

Axelle bloqua l’épée d’Elyareleth avec l’arbalète, qui encaissa relativement bien le coup mais y perdit sa corde. Elle envoya ensuite un coup de poing dans le visage de son ennemi.

« Oh, fit ce dernier en reculant. Bien joué. Cela dit, j’ai du mal à comprendre pourquoi tu te sers d’une arbalète pour parer alors que tu as une autre épée.

— Eh bien, soupira Axelle, c’est compliqué. Je ne peux pas m’en servir.

— C’est con.

— Ne m’en parle pas. »

***

Kalia envoya son pied dans l’arme au moment où Okyst appuyait sur la détente, ce qui lui sauva temporairement la vie. L’orque grimaça à nouveau et projeta d’une pensée Kalia à l’autre bout de la pièce. Puis elle laissa tomber l’arme.

« D’accord, fit-elle en se dirigeant vers l’elfe. Je comprends que tu ne veuilles pas être tuée par ton propre jouet. Je vais te tuer à ma façon.

— Urgl », fit Kalia en sentant une pression invisible l’étrangler.

Étendue sur le côté, un filet de sang coulant de son nez et une douleur fulgurante dans l’épaule gauche, elle avait du mal à trouver une réplique plus appropriée. Elle réussit cependant à apercevoir, par terre, le couteau que William avait laissé tomber.

Du pied, Okyst la retourna sur le dos et s’agenouilla une nouvelle fois à côté d’elle.

« Je veux que tu me regardes. Je veux que tu me voies en mourant. »

La pression sur le cou de l’elfe s’accrut. Elle tendit le bras vers le couteau, mais eut à peine le temps de le saisir avant de sentir une nouvelle pression contre son poignet qui lui plaqua la main au sol.

Elle ne pouvait pas lutter contre la magie, songea-t-elle. Puis elle réalisa qu’elle se trompait. En fait, elle savait très bien comment lutter : il suffisait de croire assez fort que ce n’était pas réel. Ce n’était jamais qu’une question de volonté, de confiance en soi.

L’ennui, c’était que la confiance en elle, Kalia n’en avait jamais eu beaucoup.

***

Une nouvelle fois, Axelle bloqua avec l’arbalète, qui s’abîma encore un peu sous le choc ; mais elle n’avait pas vu la main gauche de son ennemi qui fondait vers son ventre.

« Aargl, lâcha-t-elle.

— Je crois que tu as perdu », ricana Elyareleth en faisant remonter ses griffes vers la poitrine de son ennemie. La jeune femme hurla. Puis il retira ses griffes et la laissa s’écrouler sur ses genoux.

« Tss. Tu ne vaux pas grand-chose, comme démon.

— Non », admit Axelle en gémissant, le ventre dévasté.

Et, jugeant que les circonstances le justifiaient, elle fit ce qu’elle avait espéré ne jamais avoir à faire : elle posa sa main sur le pommeau de l’épée de Lumina.

***

Kalia n’avait pas beaucoup de confiance en elle, mais elle avait confiance en ses livres. Et tous les livres sur la magie étaient unanimes : ce n’était pas vraiment réel. Il suffisait de ne pas y croire.

Cela, plus la conscience que sa volonté était sa seule chance de survie, permit à l’elfe de récupérer le contrôle de son bras. Elle parvint à se redresser un peu et donna un coup de couteau vers la gorge d’Okyst.

Elle sentit la pression disparaître et put à nouveau respirer. L’orque avait laissé du sang sur tout son corps et émettait de funestes gargouillements, mais il fallut plusieurs secondes à Kalia pour comprendre qu’elle était en train de mourir.

« Je… voulais… juste… » lâcha l’orque dans un dernier râle, mais elle ne parvint pas à terminer sa phrase.

L’elfe n’avait pas grand-chose dans l’estomac, mais elle se mit tout de même à vomir.

***

Axelle sentit d’abord sa main la brûler, mais elle ne lâcha pas l’épée et parvint, en hurlant, à la sortir du fourreau. Ce fut ensuite que cela empira.

C’était maintenant son âme qui était en feu, ce qui était une impression difficile à décrire mais en tout cas fort désagréable. Elle sentait aussi de l’énergie revenir dans son corps mourant. Suffisamment pour lui permettre de réussir à se relever, malgré ses blessures.

Elle chargea en hurlant. Elyareleth tenta de parer mais, déconcentré par la mort d’Okyst qu’il ressentait de plein fouet, il ne parvint pas à dévier totalement la lame qui vint se planter à côté de son épaule.

La blessure n’était pas fatale, ou en tout cas n’aurait pas dû l’être, mais le démon fit une grimace horrible.

« Qu’est-ce que… ? gémit-il.

— Je… crois que c’est une buveuse d’âme, répondit Axelle avec un sourire dément. Là où c’est drôle, c’est que je ne sais pas si c’est la mienne ou la tienne qui est aspirée. Sûrement les deux. »

Elle n’arrivait plus, en effet, à détacher sa main de l’arme. Et elle sentait l’épée la dévorer de l’intérieur. Elle n’était pas faite pour porter cette arme, destinée à un mystérieux Élu. Sans doute un connard de gamin qui vivait tranquillement à la campagne, pendant qu’elle se chargeait du sale boulot alors que ce n’était pas à elle de le faire.

Estimant qu’elle n’avait pas le cœur assez pur pour porter une telle arme plus longtemps, Axelle retira l’autre épée des griffes de son ennemi agonisant, ferma les yeux et, d’un geste sec, se trancha le poignet droit.

Elle conserva peut-être son âme, mais perdit toute l’énergie que l’arme lui avait donnée et son corps s’écroula au sol pour la dernière fois.

***

Etip, capitaine d’escadron chez les Onims, pénétra dans le palais, un Snikov à l’épaule. Il venait d’apprendre que ses camarades contrôlaient presque toute la ville et espérait donc qu’il n’y aurait plus trop de résistance dans le dernier bâtiment dont l’issue était indéterminée.

« On en est où ? demanda-t-il à un des orcs présents dans le hall.

— On contrôle le rez-de-chaussée et le premier étage. Au-dessus, c’est plus compliqué.

— Vous savez où est le roi ?

— Dans les étages supérieurs, apparemment.

— Bien. Vous tous, là, vous venez avec moi, on va voir ce qu’il en est.

— Euh… on s’est dit qu’on pourrait attendre un peu. Les envoyés d’Erekh doivent s’en occuper.

— Le sort du Darnolc dépend de ça. On y va. »

Etip se précipita dans les escaliers, accompagné d’une quinzaine d’hommes. Ils montèrent trois étages avant de tomber sur d’autres Onims.

« Il y a encore une poche de résistance ici, expliqua un orc.

— Vous savez où est le roi ? demanda Etip.

— Au-dessus. On a entendu des coups de feu.

— Et vous n’êtes pas allés voir ?

— Euh… ben, on se disait, c’est peut-être plus sûr d’attendre, hein ? C’est un démon…

— Je vois. Fini de lambiner, on y va. »

Ils montèrent les derniers escaliers avec plus de précaution que les précédents, mais il n’y avait plus de bruit de combat, à part ceux qu’on entendait venant de l’étage du dessous.

Etip fit signe à ses hommes de prendre position dans les deux pièces, puis entra dans la chambre d’Okyst à la suite d’un petit groupe.

« Deux morts et une fille vivante. Humaine », constata un orc.

Etip jeta un coup d’œil et aperçut Kalia, qui était assise par terre, contre le mur. À première vue, elle ne lui paraissait pas dangereuse.

« Bien. Surveillez-la.

— Hé ! » fit un orc. Celui-là est vivant. »

Il parlait de William, qui n’était pourtant plus vraiment vivant depuis un bout de temps mais était encore capable de bouger un peu, malgré le fait que la majorité de sa peau avait brûlé.

« Avec qui il est ? demanda Etip, tandis que des hommes pointaient leur arme vers lui.

— Arrêtez ! protesta Kalia dans un orc approximatif. On est avec les Nytelovers !

— Nytelovers ? Bon, surveillez les deux. On verra après. »

Il sortit ensuite de la chambre et se dirigea vers l’autre.

« Juste des cadavres, ici, rapporta un de ses hommes. C’est… immonde. »

Etip aperçut le sang, les entrailles, la main coupée et dut se retenir pour ne pas vomir.

« D’accord. Vérifiez juste que le roi est bien mort.

— Déjà fait. Il est froid.

— Bien. Bien, bien. On dirait que le Darnolc n’a plus de dirigeant.

— Hé ! » fit une voix derrière lui. Arrêtez ! »

Le capitaine se retourna et aperçut l’elfe blessée qui essayait de rentrer dans la pièce ; mais elle perdit l’équilibre et s’écroula juste devant la porte.

« Vous êtes blessée, expliqua Etip en essayant de la redresser un peu. Ne bougez pas.

— Veux savoir… comment elle va…, supplia Kalia.

— Je suis désolé, reprit le capitaine, mais la femme qui est dans cette pièce est morte. »

Kalia arbora un sourire triste.

« Je l’avais bien dit, que ça ne se passerait pas comme prévu. »

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