« Chapitre 14

Chapitre 15

« Tu sais quoi ? demanda Angèle quand William se réveilla.

— Laisse-moi deviner. Je suis dans la merde ?

— Gagné. »

Le vampire grogna et entreprit de passer en position assise, ce qui lui prit un peu de temps parce qu’il avait la tête qui tournait. Il essaya ensuite de déterminer où il se trouvait.

C’était une cellule en pierre, avec une épaisse porte en fer d’un côté et une fenêtre à barreaux de l’autre. D’après ce qu’il voyait à travers, le soleil venait de se coucher. Dans un coin de la pièce, Kalia était allongée en position fœtale et paraissait dormir.

« D’accord, fit le vampire. Tu me fais le point sur ce que j’ai raté ?

— Je ne suis pas au mieux de ma forme quand tu es mourant, Will. Si j’ai bien compris, on vous a enfermés.

— Non, sans blague ? Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Tu sais qui a gagné ?

— Les rebelles.

— Qu’est-ce qu’on fait en prison, alors ?

— Ils ne savaient pas trop quoi faire de vous. En tout cas, j’ai cru comprendre que les Nytelovers n’étaient pas très appréciés.

— Et Axelle ?

— Morte.

— Merde. Tu es sûre ?

— Quand vous avez été embarqués, les mouches commençaient à bouffer son cadavre.

— Épargne-moi les détails. »

William se tourna vers Kalia, qui dormait toujours, et grimaça.

« Et elle ? Elle le prend comment ?

— Je ne lui ai pas parlé, répliqua Angèle. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour penser qu’elle tire un peu la gueule. »

Le vampire jeta un air mauvais à son hallucination, puis soupira et se tâta les poches.

« Et merde. Ces connards m’ont piqué mon tabac et mes vêtements.

— Ouais, c’est le plus dramatique. Cela dit, ils avaient un peu brûlé, tes vêtements.

— Toi, tu n’aurais pas une clope, par hasard ?

— Si, répondit Angèle en souriant. Je peux en avoir. Le problème, c’est que j’ai bien peur qu’elle ne soit pas assez réelle pour toi.

— Ce sera toujours mieux que rien. »

La jeune femme haussa les épaules et fit apparaître une cigarette, qu’elle plaça dans la bouche du vampire avant de l’allumer. William inspira. Ce n’était que de l’air, mais, s’il se concentrait un peu, il pouvait imaginer le tabac.

Ça ne marchait pas vraiment, en fait.

***

« Tu es réveillé ? demanda Kalia, qui avait ouvert les yeux.

— Hum, ouais.

— Tu vas bien ? Tes brûlures ?

— Ça ira. Je donnerais beaucoup pour un peu de sang et du tabac, mais ça ira. Et toi ?

— Rien de grave, répondit l’elfe en s’asseyant. Une blessure au bras, mais ils l’ont soignée.

— Je… je suis désolé… pour Axelle. »

Kalia haussa les épaules.

« Ce n’est pas pour elle qu’il faut être désolé. Plutôt pour le Darnolc.

— Hein ?

— Je ne crois pas que le nouveau régime sera très différent des précédents. D’après l’orque que j’ai assassinée, leur roi avait été invoqué par Erekh. Tu le savais ?

— Euh… non, fit William. Ça va ? Je pensais que la mort d’Axelle te perturberait plus.

— Elle est vivante. Alors, non, ça ne me perturbe pas trop. Mais le…

— Hé, une seconde. Comment ça, vivante ? Angèle m’a dit qu’elle avait vu son cadavre.

— Oh, oui. Je n’ai pas dit qu’elle n’était pas morte. »

William fronça les sourcils.

« C’est le choc qui te fait dire n’importe quoi ? Ou alors il y a un truc, genre c’est une mort-vivante ?

— Genre, répondit Kalia en souriant. Tu as vu son cadavre ?

— Non. Angèle, oui.

— Moi aussi, brièvement. Et tu sais ce qu’il y avait de bizarre ?

— Non. Comment je le saurais ?

— Un cercle. Tracé avec du sang. Un pentacle, pour être précis. Je pense qu’elle l’a dessiné avant de mourir.

— Et ?

— Réfléchis. Qu’est-ce qu’il faut, pour invoquer un démon ? En résumé : un pentacle, un sacrifice et un nom. Le pentacle, elle l’a tracé ; le sacrifice, avec tout le sang qui a coulé, ce n’était pas un problème ; et le nom… eh bien, elle sait quand même comment elle s’appelle, hein ?

— Attends. Tu es en train de me dire qu’elle se serait invoquée elle-même ?

— On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

— Mais, ça peut marcher ?

— Pourquoi pas ?

— Et tu te bases juste sur un cercle de sang pour dire ça ? »

Kalia soupira, puis se tourna vers William et sourit une nouvelle fois.

« Bon, d’accord, c’était pour faire croire que j’avais un grand sens de la déduction. En fait, je dis surtout ça parce que, quand je suis tombée, je l’ai vue qui se cachait sous le lit. »

***

Ce furent les voix qui réveillèrent Axelle. Ce n’était pas la première fois de la journée, d’ailleurs, car il y avait eu du passage dans la chambre. Ses blessures, sa mort et sa propre invocation l’avaient vidée de toute énergie et elle n’avait pas eu la force de trouver une cachette plus sûre ; elle espérait juste qu’elle ne ronflait pas trop.

Cette fois-ci, elle comprenait ce qui se disait. C’était donc en erekhien.

« Je vais vous montrer la pièce où elle est morte », expliqua une première voix. Un orc, à en juger par l’accent.

« D’accord. Merci. »

Axelle grimaça en entendant la seconde voix. Elle était loin de lui être inconnue.

***

« Je vous préviens, on a enlevé les corps, mais on n’a pas nettoyé. C’est un peu…

— Je vois », dit Armand en entrant dans la pièce.

Il y avait du sang séché un peu partout sur le sol. Ce n’était pas le pire : la main d’Axelle n’avait pas été ramassée et traînait toujours par terre.

« Oh, merde. Ça pue. Alors, c’était la chambre du roi ?

— Oui.

— Vous savez ce qui s’est passé, exactement ?

— Pas vraiment. Ils se sont entre-tués. C’était… bizarre. Malsain.

— Où est le corps ?

— Vous voulez le voir ? Ce n’est pas très… beau. »

Armand laissa tomber son regard sur la main qui était au sol.

« Ouais. Ça, je peux le voir d’ici. J’aimerais quand même la voir. Une dernière fois.

— Bien. Suivez-moi. »

Le jeune homme suivit l’orc et descendit les escaliers. Après avoir été un enjeu capital dans la journée, le palais était à présent étrangement vide.

« Sinon, quelle est la situation ?

— On a composé un Conseil Provisoire. Avec des représentants de tout le peuple.

— Bien, bien. Et les partisans du roi ?

— Ils se sont pratiquement tous rendus. On nous a signalé quelques bataillons vers le nord de la ville, mais je ne pense pas qu’ils représentent un danger. Il faudra voir la situation dans le reste du pays, mais on ne devrait pas avoir trop de problèmes. Ce sont les Nytelovers qui nous inquiètent un peu.

— Je croyais que vous étiez alliés ?

— C’est un peu compliqué. Ils veulent aller trop loin. Ils ne comprennent pas qu’on doit d’abord restaurer un minimum d’ordre.

— Rien qui ne puisse se résoudre pacifiquement, non ?

— J’espère. On espère tous, évidemment. Seulement, ils refusent de rendre leurs armes.

— C’est peut-être un peu tôt ?

— Il faut rétablir l’ordre au plus vite. Nous avons un héritier légitime pour le trône, mais le calme ne reviendra pas avec des dizaines de groupes armés. Bon, nous y voilà », annonça l’orc en entrant dans une pièce mal éclairée de la cave. « Le corps est là.

— Humpf », fit Armand en voyant — et surtout en sentant — les cadavres qui traînaient dans la pièce.

Il passa sans s’arrêter à côté des corps de la jeune orque et du démon pour s’immobiliser en face de la jeune femme qu’il avait connue.

« D’accord. C’est bien elle.

— Désolé.

— Normalement, il devait y avoir deux autres personnes, avec elle, expliqua Armand. Une femme et un homme. Vous savez ce qu’ils sont devenus ?

— Oui. Blessés tous les deux. On s’en est occupés. Je dois avouer qu’on ne sait pas trop quoi en faire. Quels sont les souhaits de votre reine ?

— Comment ça ?

— On… Eh bien, la situation est délicate. On voudrait éviter que les gens sachent que ce sont des erekhiens qui ont tué notre roi. »

Armand haussa les épaules. Les Onims avaient reçu de l’argent, de la nourriture et des armes d’Erekh, mais il fallait éviter que cette implication ne soit trop visible.

« Je vois ce que vous voulez dire. Évidemment, je ne peux pas accepter que vous les gardiez enfermés.

— Bien sûr. Il ne s’agit que de quelques jours. Ensuite, ils pourront être rapatriés dans votre pays. »

Armand soupira. Toutes ces manœuvres le dégoûtaient, mais il agissait sur ordre de la reine et son honneur lui dictait de mener sa tâche jusqu’au bout, même s’il n’aimait plus les règles du jeu.

« Quelques jours, pas plus. Et bien traités.

— Bien sûr. Nous ne sommes pas des barbares. Quant aux restes de nos accords avec Erekh…

— Je ne suis pas là pour parler de ça, répliqua Armand.

— Pardon ?

— La reine m’a envoyé m’assurer que votre… révolution… se passait comme prévu. Pour le reste, je ne connais même pas la teneur de ces accords.

— Oh. Bien. Dites juste à votre reine que nous en reparlerons quand les choses se seront stabilisées.

— D’accord. Merci. Vous pouvez me laisser seul quelques minutes ?

— Bien sûr, fit l’orc en reculant. Encore une fois, mes condoléances. »

Armand secoua la tête et regarda le corps figé d’Axelle. Elle avait toujours les yeux ouverts. Il les ferma doucement.

« Je ne suis pas sûr que tu aurais apprécié tout ce qui se passe, murmura-t-il.

— Tu es dans le vrai », répliqua la jeune femme qui se trouvait derrière lui.

Armand se retourna, livide. Puis son regard passa du visage d’Axelle morte à celui d’Axelle vivante.

« Que… comment…

— Peu importe. Alors, si j’ai bien compris, tu les laisses emmener Kalia et William en taule ?

— Je n’ai pas trop le choix. Ce n’est pas quelque chose dont je suis fier.

— C’est ce qui était prévu depuis le début, hein ? Qu’on se fasse poignarder dans le dos aussitôt le roi mort ?

— N’exagère rien. On a aidé la révolution au Darnolc. Tous. Il n’y a pas de coup de poignard dans le dos.

— Où tu vois une révolution ? Les chefs changent, le système reste le même. Un peu comme ce qu’il y a eu à Nonry, finalement. Et envoyer ses soi-disant alliés en prison, j’appelle ça un coup de poignard dans le dos, et uniquement parce que l’autre expression qui me vient à l’esprit est dégradante pour les prostituées. Au fait, tu n’étais pas censé être à la frontière ?

— Les plans ont changé après ton départ.

— Comment t’as su, pour l’invasion par Erekh, alors ?

— Hum, euh… bafouilla Armand.

— C’était du flan, hein ?

— Vous mettiez trop de temps à attaquer. On m’a demandé de te mentir.

— Et t’as accepté sans sourciller. Je vois.

— Non, je… »

Elle secoua la tête, rageusement.

« Bon, j’aurais envie de te dire tout le bien que je pense de tes conneries, mais ce n’est peut-être pas le moment. Je ne suis pas très en forme, et il faudrait que tu me sortes de là. Discrètement.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— T’as qu’à demander à récupérer mon cadavre.

— D’accord. Reste là. Il faudra que tu m’expliques comment tu as pu faire ça.

— Ouais. Il faudra aussi que je t’en colle une. Quand on aura le temps. »

***

Axelle avait pris la place de son cadavre sur la table, remis ses vieux vêtements et placé un drap sur elle pour qu’on ne voie pas l’absence de blessures. Comme elle n’avait pas grand-chose à faire, elle décida de dormir encore un peu en attendant le retour d’Armand. Son invocation l’avait vidée de toute énergie.

Elle fut réveillée une heure plus tard, lorsqu’il rouvrit la porte.

« Vous pourrez prendre le corps sur le dragon ? demanda l’orc qui l’accompagnait.

— Sans problème.

— Vous voulez un coup de main ?

— Euh, non, ça ira. »

Il s’approcha du « cadavre » et releva le drap pour vérifier qu’il s’agissait du bon corps.

« Écoute, chuchota la jeune femme. Je veux que tu prennes aussi les deux armes de Kalia. Elles sont dans la pièce. »

Armand leva les yeux au ciel, puis se retourna.

« Je… d’où elle vient… d’où elle venait, c’est un peuple un peu guerrier.

— Et alors ? demanda l’orc.

— Il est traditionnel de partir armé dans l’au-delà.

— Quoi ?

— Je veux dire… est-ce que je peux récupérer ses armes ? Pour les enterrer avec elle ?

— Oh. Oui, bien sûr. Ça va surtout vous encombrer. Vous ne pourriez pas plutôt prendre une épée de là-bas ?

— Ça n’aurait pas la même valeur.

— Comme vous voulez », répondit l’orc en haussant les épaules.

Armand attrapa l’arbalète et le Snikov modifiés, les mit sous un bras, puis, de l’autre, plaça le corps sur ses épaules. Axelle, elle, essayait de ne pas respirer trop fort.

« C’est bon. On peut y aller. »

***

« Ça y est, expliqua Armand une fois que le dragon eut pris suffisamment d’altitude. Tu peux sortir la tête de tes draps. »

Axelle obéit et le regretta aussitôt. Elle n’avait pas particulièrement le vertige mais voir les lueurs d’une ville si loin en dessous quand elle ne s’y attendait pas vraiment la mettait toujours mal à l’aise.

« Hum, lâcha-t-elle en s’asseyant. Je pensais qu’on était plus bas.

— Ça va ?

— Ouais, ouais. T’as les armes ?

— Oui. Pourquoi tu y tiens tant ?

— Je n’y tiens pas. Je veux juste éviter que des gens en qui je n’ai pas confiance les étudient. Ils penseront à ce genre de trucs tout seuls bien assez tôt. Bon. Tu sais quand William et Kalia seront libérés ?

— Après-demain. On passera les chercher avec Ly et on les sortira du Darnolc. J’ai arrangé ça.

— Je suppose que je devrais te remercier. Plus ou moins.

— Tu n’as pas l’habitude de remercier.

— Non. En plus, j’aurais une dernière faveur à te demander, avant qu’on reparte vers Erekh.

— Dis toujours.

— J’aimerais dire au revoir à un ami. »

***

Après les affrontements de la veille, même s’ils s’étaient terminés rapidement, Edine avait dû reprendre son rôle de médecin. Il n’y avait pas eu, dans l’absolu, énormément de victimes, parce que tout s’était passé vite et que le roi n’avait pas tant de soutien que ça. L’ennui, c’est que les Nytelovers étaient ceux qui avaient encaissé le plus de pertes : à cause d’un « problème de communication », les renforts que les Onims devaient envoyer n’étaient jamais arrivés et le petit groupe s’était retrouvé à combattre des troupes plus entraînées et deux fois plus nombreuses.
Heureusement, la nouvelle de la mort du roi avait fini par mettre fin à l’hécatombe.

Edine était en train d’extraire une balle du corps d’un orc inconscient lorsqu’Axelle entra dans le bâtiment qui servait d’infirmerie.

« Oups, fit-elle. Je crois que je repasserai après.

— Attends-moi dehors, d’accord ?

— Je préférerais ne pas être vue par trop de gens.

— Reste là, alors. Mais en silence. »

Axelle hocha la tête et regarda Edine terminer d’extraire la balle et recoudre la blessure.

« Pfff, lâcha-t-il une fois que ce fut terminé. Je n’en peux plus. Tant de gens qui sont prêts à mourir sous les balles et si peu capables de les soigner…

— Tu fais un bon boulot.

— Non. Je n’ai ni le matériel, ni le temps pour. Enfin, parlons d’autre chose. Je croyais que tu étais morte.

— Je l’ai été.

— Vraiment ?

— Tout le monde meurt. Chez les démons, c’est parfois moins définitif que pour d’autres.

— Si tu le dis, concéda Edine qui n’y comprenait rien. Comment vont William et Kalia ?

— Moyennement, pour ce que j’en sais. Ils sont blessés et enfermés pour quelques jours.

— C’est le règne de la transparence et de la liberté, hein ?

— J’ai l’impression. Ça se passe comment, pour les Nytelovers ?

— Comme tu vois. Beaucoup de blessés et de morts.

— Je suis désolée. Peut-être qu’on a merdé. Tu n’aurais pas un truc à boire ? »

L’orc haussa les épaules et sortit deux verres, qu’il remplit d’eau.

« C’est tout ce que j’ai à t’offrir.

— Merci, répondit Axelle en prenant le verre. La mort, ça donne soif.

— Je n’ai jamais essayé. Bon, il y a tout de même un peu de progrès. On n’est plus dans l’illégalité et on a même deux membres au Conseil Provisoire.

— Ah ?

— Ils peuvent se le permettre. Les Onims et les seigneurs sont sur la même longueur d’onde, ce n’est pas deux voix qui changeront grand-chose.

— Alors il va y avoir un nouveau roi ?

— C’est probable, oui.

— J’ai cru comprendre qu’il y avait aussi des problèmes à cause de vos armes.

— C’est réglé. On a pris la décision de les rendre.

— Quoi ? Vous leur faites confiance ?

— Non, mais on ne peut pas se permettre de rester clandestins. Évidemment si, individuellement, des Nytelovers décident de garder une vieille arme à laquelle ils sont attachés, on n’y peut rien.

— Oh, fit Axelle en souriant. Je vois. Bon, ben je suppose que je ne peux que vous souhaiter bonne chance.

— Tu t’en vas ?

— Je venais te dire au revoir.

— D’accord. J’espère qu’on se reverra. Passe mon bonjour à Kalia et William.

— Bien sûr. À la prochaine. Bonne chance pour la suite.

— Merci. Je crois qu’on en aura besoin. »

***

« Suivez-nous », ordonnèrent deux gardes.

Il faisait à peine jour et Kalia dormait encore avant qu’ils n’ouvrent bruyamment la porte. Elle rogna. William se contenta de soupirer.

« Pourquoi ? demanda-t-il.

— Suivez-nous, répéta un des gardes.

— Bon, ben, fit William. Je propose qu’on les suive.

— J’espère que ce n’est pas pour nous exécuter », soupira l’elfe en se relevant.

Au contraire, les gardes les firent monter sur le toit, où les attendaient Armand et Ly avec deux dragons.

« Vous êtes libres, annonça un des gardes.

— Ah, fit Kalia. Euh, ben… merci ? » Elle se tourna vers les deux humains et ajouta : « Je ne m’attendais pas à vous voir.

— C’est une longue histoire, expliqua Armand.

— Et un peu pourrie, ajouta Ly.

— Je dois vous ramener en Erekh. Après, vous ferez ce que vous voudrez. Axelle vous attend là-bas. »

Le visage de Kalia s’orna d’un immense sourire tandis qu’elle prenait place derrière la pilote.

William, lui, ne paraissait pas très heureux.

« Euh, on est obligés de partir maintenant ? demanda-t-il. On ne pourrait pas attendre la nuit ?

— Pourquoi ?

— Vampire, jour, soleil. J’ai besoin de te faire un dessin ?

— Oh. Je vois », fit Armand en posant sa main sur le drap qui avait servi à recouvrir le corps d’Axelle. « Tiens. Il y a ça si tu veux. »

William regarda le drap tâché d’un air dédaigneux.

« Je n’ai peut-être pas eu le temps de soigner mon apparence ces derniers temps, répliqua-t-il, mais il n’en reste pas moins que je préfère encore brûler un peu que m’affubler de ça. »

***

« Je n’ai pas trop compris », demanda Kalia à Ly tandis qu’elles étaient en l’air, « vous bossez pour qui, en fait ?

— Armand obéit à la reine. Et la reine s’entend bien avec les nouveaux dirigeants du Darnolc.

— Je vois ça. Et toi ? Tu travailles aussi pour la reine ?

— Pas vraiment. Enfin, officiellement, je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ?

— Tu n’as peut-être pas remarqué, mais c’est un peu le foutoir, que ce soit au Darnolc ou en Erekh. On ne m’a pas donné beaucoup d’ordres, ce dernier mois. J’ai juste filé quelques coups de main à Armand.

— D’accord.

— Je trouve aussi que ce qui s’est passé est un peu minable, si c’est ta question. Le coup de vous foutre en taule, notamment.

— Je n’ai rien dit. Ce qui me gêne, c’est surtout que j’ai l’impression d’avoir risqué ma peau pour mettre les nouveaux amis de Sa Majesté au pouvoir, juste parce que les anciens ne lui obéissaient plus. Cela dit, je commence à avoir l’habitude de lui servir de pion.

— Tu vas encore te vexer si je dis que tu es naïve ?

— Oui.

— Alors, je ne dirais rien. C’est toi qui a tué celle qui a invoqué le démon ? »

Kalia soupira et mit un certain temps à répondre. Elle revoyait la mort d’Okyst et ce n’était pas exactement un bon souvenir.

« Ce n’est pas quelque chose dont je suis particulièrement fière.

— Pourtant, tu as un peu sauvé le monde, non ?

— J’ai tué une fille de mon âge. C’était peut-être nécessaire, mais je ne vois rien de grandiose à ça. Écoute, je préférerais éviter de parler de ça. Ce n’est pas un bon souvenir.

— Oh, ben, fit Ly avec désinvolture. Comme tu veux. Je trouvais juste que c’était le côté positif de tout cette histoire.

— Quoi ?

— Ben, ça montre que tout le monde peut avoir son importance. Que même quelqu’un de médiocre, sans talent particulier, peut sauver le monde. »

Kalia fronça les sourcils et mit un peu de temps avant de répondre.

« Et, euh, demanda-t-elle, je suis censée le prendre comment ? »

***

La première chose que fit Kalia en descendant de dragon, ce fut de se jeter dans les bras d’Axelle.

« Te revoilà, constata cette dernière en lui caressant les cheveux. Ça va ?

— Maintenant, oui.

— Tu es blessée ?

— Un peu, au bras. Rien de grave. Et toi ?

— Hum, hum, interrompit Armand. Je ne voudrais pas casser l’ambiance, mais il va falloir qu’on reparte, nous. »

Axelle lâcha son amie et s’approcha de lui.

« Tu sais que ce n’est pas quelque chose que j’ai beaucoup de facilité à dire, admit-elle. Mais… merci.

— C’est le minimum que je pouvais faire.

— Tu vas dire à la reine que je suis encore en vie ?

— Je lui dirai que tu es morte. C’est la vérité. »

Axelle hocha la tête. Elle se sentait fatiguée et espérait que la manœuvre lui permettrait d’avoir un peu de tranquillité pendant un moment.

« Vous voulez qu’on vous dépose quelque part ? » demanda Armand.

La démone tourna la tête et regarda les alentours. À l’exception du feu de camp qu’elle avait allumée, il n’y avait que de l’herbe, des collines et des forêts à perte de vue.

« Non. Je crois que Kalia et moi, on a besoin d’un peu de vacances. »

L’elfe hocha la tête et lui prit la main.

« En ce qui me concerne, ajouta William, je vais rentrer à pied.

— D’accord, fit Armand. Au revoir, alors. Portez-vous bien. »

Les dragons s’élevèrent élégamment et s’éloignèrent rapidement, pour ne bientôt devenir que des points vers l’horizon.

« Je vais y aller aussi, annonça le vampire. Amusez-vous bien.

— Tu vas où ? demanda Kalia.

— Je retourne au Darnolc. Je crois que la révolution peut avoir besoin de moi.

— La révolution ? demanda l’elfe. Ou Edine ?

— Mettons qu’Edine a besoin de moi et que la révolution a besoin d’Edine.

— On reste en contact ? demanda Axelle.

— Bien sûr. Je vous enverrai des chauves-souris.

— Bonne route.

— Ciao ».

Les deux jeunes femmes regardèrent le vampire s’éloigner lentement. Il chantonnait ce qui devait être un chant révolutionnaire orc.

« Ça y est, lança finalement Axelle. On est seules.

— On dirait.

— Tu es fatiguée ?

— Pas spécialement. Pourquoi ?

— Je ne sais pas, répondit Axelle en passant ses bras autour de son amie. Comme ça. »

***

Axelle et Kalia rentraient vers l’ouest, sans se presser.

« On s’en est tirées, finalement, constata l’elfe tandis qu’elles marchaient lentement.

— On dirait. »

Elles avancèrent encore un peu, puis arrivèrent au bord d’une rivière et en profitèrent pour faire une pause. C’était un coin agréable, alors ça aurait été dommage de ne pas s’y arrêter.

« Tu sais, commença Axelle, je dois dire que je commence à me poser des questions sur le sens de tout ce qu’on a fait.

— Mieux vaut tard que jamais.

— Je me demande si les choses ont vraiment changé.

— Je ne sais pas, répondit Kalia en haussant les épaules. Un peu. Pas autant qu’on l’aurait voulu. Je suppose que ce n’est qu’un début.

— Elyareleth m’a dit que c’était Erekh qui l’avait mis au pouvoir.

— Je sais. Ça ne change pas grand-chose, au final. C’était quand même un tyran.

— La question, c’est de savoir si le nouveau roi, ou leur nouveau gouvernement, vaudra mieux que le précédent.

— Je ne sais pas », admit Kalia en enlevant ses bottes pour pouvoir mettre ses pieds dans l’eau. « Il y a tout de même une résistance organisée, maintenant. Un peu plus de pouvoir au peuple, même si c’est dans une langue que tout le monde a oublié. Non, je ne pense pas que tout ait été inutile. »

Axelle regarda son amie, un peu étonnée. Elle paraissait sereine, voire heureuse. Ça ne lui ressemblait pas.

« D’habitude, c’est toi la pessimiste. »

Kalia plongea ses orteils dans l’eau fraîche. Puis elle retira ses vêtements et se jeta à l’eau. Ensuite, elle se tourna vers son amie médusée et se mit à rire.

« On est vivantes toutes les deux. Ça aurait pu être bien pire. Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce qu’on s’en sorte aussi bien. »

Axelle sourit et jeta un coup d’œil aux environs. Elles étaient seules, évidemment. Il ne devait pas y avoir d’autre créature pensante dans un rayon de vingt kilomètres.

Sans compter que la rivière semblait accueillante. Alors elle se déshabilla à son tour et plongea pour rejoindre son amie. Cette dernière avait raison : ça aurait pu être bien pire.

***

Elles restèrent dans l’eau pendant un certain temps, puis finirent par en sortir pour s’allonger sur l’herbe. Il faisait chaud et elles étaient bien.

« Tu sais quoi ? demanda Axelle. Quand on est là, toutes les deux… Je me dis qu’on pourrait, tu sais, vivre heureuses ? Ne plus se battre ? »

Kalia hocha la tête, même si elle n’en était pas vraiment convaincue. Si elle avait été un homme, peut-être… Mais juste vivre heureuses, ensemble, pour deux femmes, cela impliquait déjà de se battre. Malgré ça, elle se tut. Elle n’avait pas envie de contredire son amie pour l’instant.

« On pourrait », se contenta-t-elle de répondre.

Elles s’embrassèrent et eurent droit à une intense minute de paix. Peut-être même que cela dura deux minutes.

Ensuite, Axelle écrasa violemment un moustique qui s’était mis en tête de lui dévorer le bras et elle haussa les épaules.

« Cela dit, ajouta-t-elle gaiement, je pense qu’on s’emmerderait vite. »

Kalia lui rendit son sourire et elles s’embrassèrent à nouveau.

Pendant un moment, il leur sembla que cela ressemblait à une fin joyeuse. Certes, elles savaient qu’elles n’auraient pas d’enfants et ne se marieraient probablement jamais, mais elles en étaient fermement convaincues : elles vivraient heureuses, et acceptées par les autres, malgré le fait qu’elles étaient deux femmes, malgré le fait qu’elles n’étaient pas strictement humaines, malgré le fait qu’elles comptaient bien continuer à essayer de refaire le monde, ou en tout cas de ne pas se faire refaire par lui.

Elles vivraient heureuses, ou au moins, elles mourraient en essayant.

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