Lizzie Crowdagger

Révolution avec une vampire

— Alors, vous voulez que je vous raconte l’histoire de ma vie ?

John dévisage son interlocutrice ; il semble un peu intimidé. Puis il sort un magnétophone numérique et le pose sur la table.

— Oui. Ça me semblerait intéressant. Surtout dans la période actuelle.

— Vous êtes journaliste, c’est ça ?

— Je travaille pour le New York Worker.

La jeune femme — ou en tout cas, elle paraît jeune — hoche la tête. Elle connaît le journal, de nom.

— Vous aurez assez de batterie ? demande-t-elle. J’ai peur qu’on n’ait pas de courant avant un jour ou deux.

John acquiesce. La seule chose qui l’ennuie, c’est l’absence de lumière dans l’appartement. Ça et l’absence de chauffage, surtout que les vitres des deux fenêtres de la pièce ont été brisées. Sur un mur et au plafond, des impacts de balles donnent un indice sur la façon dont elles l’ont été.

— Vous m’avez suivie ici, hein ? demande la femme.

— Oui. Je suppose qu’on peut dire ça. Vous aviez l’air… fascinante, dans l’assemblée. Vous vivez ici ?

— Non. C’est juste pour ce soir. On commence ?

— D’accord.

— D’abord, je suis une vampire.

John incline la tête.

— Oui. Je m’en doutais.

— Je commence par cette partie ? Comment j’en suis devenue une ?

— Comme vous voulez.

— Tout a commencé en 2120. J’étais plus jeune que vous ne l’êtes. J’étais déjà une femme, à l’époque.

John fronce les sourcils, intrigué par la formulation de la phrase.

— Comment ça, déjà une femme ?

— La transformation en vampire a été ma deuxième… révolution personnelle.

***

Cette seconde transformation, celle qui m’a vue passer du côté des créatures de la nuit, a eu lieu deux ans après la première.

Je suis née de sexe masculin. Je ne me suis jamais sentie bien comme un garçon. J’ai commencé à me travestir assez tôt, sauf que « travestir » n’est pas le bon terme, parce que pour moi, c’était m’habiller normalement. Les changements sérieux ont commencé à vingt-et-un ans, quand je me suis procurée des hormones et que j’ai abandonné le prénom que m’avaient donné mes parents pour « Léna ».

En 2120, cela faisait deux ans. Cette époque n’est pas le passage le plus agréable de mon existence. Dans l’impossibilité de trouver un emploi normal, j’étais plus ou moins forcée de me prostituer. J’avais vécu à Paris même, à un moment, mais j’avais été exclue de la ville et inscrite sur la liste noire à cause de ça. La prostitution n’était pas bien vue, ici. Ce n’est qu’il y a quelques mois que j’ai pu à nouveau mettre les pieds dans la capitale.

***

— Je vais peut-être trop vite ? demande la jeune femme, voyant que son interlocuteur a l’air de ne pas suivre.

— C’est juste… il était possible de vous exclure d’une ville ?

— Ah, c’est vrai, vous êtes américain. Ça ne fonctionne pas pareil, là-bas. C’est un pays vampiriste, c’est ça ?

— Oui. Mourir pour en nourrir un est vu comme un honneur. Et comme une chance : c’est la possibilité d’en devenir un à son tour.

— Le rêve américain… Ce n’est pas vu comme ça en Europe. Depuis que les vampires ont commencé à apparaître, ils ont toujours été chassés. Les grandes villes se sont protégées en se fermant à l’extérieur. Elles ont construit de grandes murailles et ont mis des postes à l’entrée pour empêcher les morts-vivants d’y pénétrer. Ensuite, il n’a pas fallu longtemps pour se rendre compte qu’il n’y avait pas que les buveurs de sang qu’on pouvait bannir de cette manière : les délinquants, les criminels, les traîtres… Pour les prostituées, ça variait beaucoup d’une ville à l’autre.

***

Après mon exclusion de Paris, j’avais dû me réfugier en banlieue. C’était un vrai désert, le far-west. Il y avait tous les exclus, les marginaux. La plupart des immeubles étaient vétustes, peu avaient l’électricité. Je vivais dans un appartement pas très différent de celui dans lequel on se trouve actuellement, mais c’était en permanence. Et je n’étais pas une vampire, à l’époque. J’avais froid.

Je me suis faite agresser à de nombreuses reprises, verbalement et physiquement. C’était dur.

Le pire, c’était d’avoir à me prostituer. Pas l’acte sexuel en lui-même, finalement, mais les heures et les heures passées à me geler, la nuit, sous les neiges et les tempêtes, avec ma mini-jupe pour attirer les clients.

Un soir, un homme bien sapé est venu me voir. Il avait l’air un peu bourgeois. Ce n’était pas si rare, en fait : beaucoup de types sortaient de la capitale fortifiée pour aller voir des putes. Je pense que les femmes et les amis d’un paquet d’entre eux auraient été étonnés de ce qu’ils me demandaient de faire avec ce que j’avais encore entre les jambes, vous voyez ce que je veux dire ?

Celui-là m’a amenée à côté d’une station de métro en ruine, avant de me faire monter des escaliers métalliques vers une vieille usine désaffectée depuis longtemps.

J’avais déjà couché avec un client là-bas, parce qu’il n’y avait personne, d’ordinaire. La seule fois où j’avais vu du monde, c’est quand un groupe punk industriel était venu faire un concert devant cinquante personnes.

La seule fois… avec ce soir en question : à l’intérieur de l’usine, il y avait une trentaine de personnes. La majorité était des hommes, mais il y avait aussi quelques femmes. J’ai commencé à flipper, évidemment, mais au départ je pensais que ça allait être sexuel.

J’ai réalisé que je me trompais quand je les ai vus sourire, parce que les humains n’ont pas des dents comme ça.

C’est à ce moment que j’ai vu avec horreur qu’il y avait déjà deux cadavres par terre. Je me suis mise à crier, j’ai essayé de me débattre, mais l’homme qui m’avait amenée m’a bloqué les bras. Un autre homme — enfin, un vampire — s’est approché de moi et m’a giflée pour me faire taire. Je me suis mise à sangloter tandis qu’il déchirait mon haut, exposant ma poitrine. Elle n’était pas très généreuse, mais il a quand même mordu dedans.

***

— Les vampires mordent vraiment ? demande John. J’ai toujours cru que c’était une légende.

— Vous avez raison. Les dents… bon, disons que ça fonctionne quand il n’y a rien d’autre. La plupart du temps, un scalpel ou une seringue sont plus pratiques. Ça laisse moins de marques et on en… on en perd moins.

— C’est bien ce qu’il me semblait.

— Les traditionalistes, par contre, refusent d’utiliser autre chose. Ils considèrent qu’il n’y a pas autant d’osmose avec sa proie, que ce n’est pas aussi sauvage.

***

Je paniquais, évidemment. J’essayais de donner des coups de coude, de pied, mais l’homme qui me bloquait avait une telle force que ça ne servait à rien. Mon énergie vitale me quittait par la blessure que j’avais à la poitrine. Il y avait du sang partout sur mes vêtements, je le sentais couler, chaud et gluant, le long de mon ventre et de mes jambes. L’homme qui m’avait mordue en avait avalé une partie et un de ses camarades léchait ce qui coulait.

Une femme s’est approchée de moi par le côté et m’a pris le poignet gauche. Elle m’a mordue à son tour et a commencé à avaler le flux qui sortait de la coupure. À ce moment-là, celui qui me tenait a planté ses dents dans mon cou. C’est là que j’ai réalisé que j’allais mourir. Avant, je pouvais encore me persuader qu’ils se contenteraient de me prélever un peu de sang, mais le cou, c’était fini.

J’ai perdu conscience relativement rapidement, mais ça a été bizarre. J’étais horrifiée, j’avais mal, je pleurais, mais il y avait aussi une sorte de plaisir, de soulagement. Une fois que j’ai su que j’allais mourir, que je m’y suis résignée, vous comprenez ?

***

John hoche la tête. Il sort une cigarette de son manteau et la met dans sa bouche.

— Vous permettez ? demande-t-il.

— Bien sûr. Allez-y.

Il allume sa cigarette. Inspire une bouffée de tabac. La souffle.

En face de lui, la jeune femme a arrêté de parler. Elle cherche ses mots, ou peut-être hésite-t-elle sur ce qu’elle doit dire.

— Ce que vous dites sur le plaisir, dit John. J’ai vu ce témoignage de la part de beaucoup de personnes, même si la plupart n’étaient pas allées aussi… loin… que vous. C’est souvent comparé à un orgasme.

— Je dirais plutôt que je planais. Mais c’est peut-être aussi parce que j’avais perdu beaucoup de sang.

— Et ensuite ? Vous vous êtes réveillée ?

— Oui. J’ai fait partie de la fraction qui se relève. Il n’y en a pas beaucoup.

— Ça dépend de quoi ?

— Je crois que personne n’en sait trop rien. La plupart du temps, les victimes de vampires meurent. Parfois, certains… sont des non-morts. On sait comment éviter ça — la décapitation ou le pieu dans le cœur — mais c’est à peu près toute l’étendue de nos connaissances. Des miennes, en tout cas.

— Et votre réveil ? Il a été comment ?

***

Douloureux.

Extrêmement douloureux.

Si j’avais pu hurler, je l’aurais fait, mais je n’arrivais pas à bouger le moindre muscle. C’est souvent le cas : il y a une période de quelques minutes pendant lequel le cerveau doit s’habituer au changement. Ce n’est pas un moment agréable, croyez-moi. C’était l’enfer, sauf que j’étais toujours dans mon corps.

Petit à petit, la douleur s’est atténuée et j’ai pu ouvrir les yeux. Je gisais par terre, maculée de sang. J’entendais mes agresseurs, mais je ne les voyais pas. Ils semblaient être dans la pièce voisine, ou peut-être à l’étage. Ils parlaient dans une langue que je ne comprenais pas. Peut-être du latin, quelque chose comme ça. C’était un de ces groupes de vampires vieux jeu.

Je suis parvenue à bouger à nouveau et j’ai essayé de me relever, remerciant le Ciel d’être encore en vie ; même si je n’y avais jamais cru.

J’espérais pouvoir m’enfuir discrètement et aller trouver de l’aide. Même dans une ville sans foi ni loi, ce n’était jamais totalement impossible de tomber sur un type honnête qui vous filerait un coup de main dans la perspective de pouvoir abuser de vous par la suite.

Sauf que ça ne s’est pas passé comme ça. Je me suis écroulée par terre, lamentablement. Je n’arrivais pas à contrôler précisément mes mouvements. Je ne sentais rien dans mes doigts.

Là, j’ai réalisé avec horreur que j’étais devenue une zombie.

***

John fait tomber sa cendre dans un gobelet en plastique, tout en regardant la jeune femme qui se trouve en face de lui. Même s’il la distingue mal dans l’obscurité, il la trouve belle.

— Vous ne ressemblez pas à une zombie.

— Il n’y pas vraiment de différence entre vampire et zombie. Mis à part peut-être les goûts culinaires : certains se contentent du sang, d’autres mangent aussi les organes. Pour certaines personnes, c’est une différence de classe.

— De classe ?

— Les vampires sont les morts-vivants bourgeois ; ou aristocrates, c’est selon. Les zombies sont les prolétaires.

— Vous préférez que je vous appelle « zombie » ? demande John.

La mort-vivante sourit et secoue la tête.

— Je m’en fiche. Pour moi, c’est juste deux mots pour dire la même chose. Mais à ce moment-là, je craignais d’être devenue une caricature de zombie sans cerveau, incapable de marcher correctement. En réalité, c’était juste une conséquence de l’adaptation à mon nouveau corps. Il ne faut que quelques minutes pour réapprendre à bouger ses membres, mais plusieurs jours pour le faire aussi précisément qu’avant.

***

J’ai finalement réussi à me relever à peu près et à boitiller vers la sortie. J’espérais ne pas avoir fait trop de bruit, que les vampires ne m’auraient pas remarquée.

Quand je suis arrivée à l’air libre, me préparant à l’épreuve délicate qui consistait à descendre les escaliers, je me suis retrouvée nez à nez avec une vingtaine de types en uniforme noir. Ils étaient armés de mitraillettes et portaient un brassard blanc à l’épaule, avec une croix rouge dessus.

Quand je dis une croix rouge, je ne sais pas si c’est clair. Ce n’était pas la croix rouge de la Croix Rouge, vous voyez ? C’était celle des templiers.

Malgré ça, même si j’avais déjà entendu parler de ce genre de groupe fanatique et qu’ils ne m’inspiraient pas trop confiance, j’ai cru qu’ils allaient m’aider.

C’était oublier ma nouvelle condition.

— C’est l’une d’entre eux ! a hurlé le chef.

Ils ont commencé à tirer.

De manière étonnante, dès que je l’ai entendu parler, j’ai compris que ça allait mal tourner et j’ai eu un semblant de réflexe ; le seul problème c’est que, je vous le rappelle, je ne maîtrisais pas vraiment mon corps.

Dans l’idéal, si j’avais été un de ces vampires à l’agilité d’un chat, j’aurais sauté au-dessus de la rampe et me serais rétablie impeccablement quatre mètres plus bas. Là, j’avais plutôt l’agilité d’un chat à qui on aurait coupé les moustaches. J’ai essayé de passer par-dessus mais j’ai foiré mon coup et les types ont commencé à me canarder.

Le mauvais côté, c’est que ça a achevé de me démolir. Le bon côté, c’est que le recul a suffi à finir de me faire basculer et que j’ai pu m’enfuir comme ça. Plus ou moins.

La suite, sur le coup, je ne l’ai pas trop comprise, parce que j’ai fermé les yeux, vaguement senti un choc qui aurait dû me tordre de douleur et entendu un tonnerre de tous les diables ; quand j’ai rouvert les yeux, un peu après, il faisait sombre.

C’est plus tard que j’ai réalisé que j’étais tombée sur une bouche d’aération de métro, que l’impact — aidé par la rouille — avait fait s’écrouler la grille et que j’avais terminé ma chute une dizaine de mètres plus bas.

Sur le coup, j’étais surtout K.O.

Quand j’ai un peu repris mes esprits, j’avais mal, il y avait des coups de feu au-dessus de moi et j’ai réalisé que, plus près, trois personnes avaient des armes pointées vers moi.

— Ça va, a fait une voix derrière eux. Je m’en occupe, on s’en tient au plan prévu.

Ils sont repartis en courant dans le couloir et une femme s’est agenouillée à côté de moi.

— Ngrk, ai-je gargouillé.

Elle m’a regardée dans les yeux et j’ai pu voir qu’elle n’en avait qu’un de valide. L’autre était tout simplement blanc. C’était étrange, parce qu’il semblait quand même regarder quelque chose. Je pense que c’était à cause de sa façon de bouger, comme s’il suivait quelque chose que personne ne pouvait voir.

— Ngrk aussi, a-t-elle dit. Tu permets que je regarde tes quenottes ?

Elle a introduit ses doigts sous mes lèvres et a hoché la tête en connaisseuse.

— Elles sont petites, mais ça m’a l’air de dents de mort-vivant. Mort-vivante toute fraîche, je dirais. Tu as de la chance, tu sais ?

Je n’ai rien essayé de répondre. Je n’étais pas persuadée de partager son point de vue. Elle a semblé s’en rendre compte.

— D’accord, ce n’est peut-être pas ce que tu te dis pour le moment. Mais disons que t’as de la chance de m’être tombée dessus. Littéralement, en plus. Bouge pas, d’accord ?

J’ai obéi. Je n’aurais rien pu faire d’autre, de toute façon. L’essentiel de mes os avaient dû être brisés pendant la chute et j’étais déjà à moitié morte avant.

Elle est revenue, une trousse à pharmacie à la main. Elle a sorti un scalpel et une pince.

— C’est comme dans les westerns, a-t-elle dit. Il faut que je te retire les balles.

***

— Je peux vous poser une question ? demande John.

La mort-vivante hoche la tête et se lève.

— Allez-y. Vous voulez quelque chose à boire ?

Le journaliste la suit du regard tandis qu’elle se dirige vers la cuisine. Il semble hésiter.

— Il y a quoi ? demande-t-il.

— De l’eau. Si ça n’a pas été coupé aussi.

— Ça fera l’affaire, je suppose.

— C’était quoi, votre question ? demande la jeune femme en revenant avec deux verres à la main.

— Je croyais que vos blessures guérissaient seules. Il faut quand même que vous retiriez les balles ?

— Normalement, non. Mais ceux qui sont confrontés à des vampires et ont les moyens utilisent des munitions en argent. Elles neutralisent nos pouvoirs et nous sont toxiques. Là, il fallait enlever celles qui n’étaient pas ressorties.

***

La femme a commencé par se couper au poignet avec le scalpel et m’a fait boire une quantité importante de sang. Je me suis remise à planer. Le sang a cet effet-là sur nous, quand on le prend en grande quantité. Vampires, zombies, pas de différence : nous sommes tous des junkies.

Ça m’a servi d’anesthésiant, sur le coup, et je n’ai presque pas senti quand elle m’a retiré la demi-douzaine de balles qui s’étaient réparties à différents endroits de mon organisme. Mes synapses n’avaient pas non plus dû finir de se reconnecter après ma transformation post-mortem, ce qui, au moins pour la douleur, a été un soulagement. Les fois suivantes où j’ai dû me faire retirer des projectiles, ça a été plus douloureux.

Ensuite, elle m’a soutenue et m’a aidée à me lever. J’ai alors réalisé qu’il y avait un train blindé sur les rails du métro. C’était une vision surprenante, surtout que j’étais presque sûre que le tunnel était bouché un peu plus loin. Il y avait deux wagons en plus de la locomotive. L’engin était impressionnant.

Elle m’a conduite à l’intérieur et m’a fait m’asseoir sur un siège métallique. Je me suis dit que j’allais mettre du sang partout et que ça allait tacher. Vu ma situation, ce n’était pas forcément le problème le plus prioritaire, mais on ne contrôle pas vraiment le fil de ses pensées.

Une fois assise, j’ai regardé un peu la décoration. C’était un beau foutoir, il y avait des sacs et des armes un peu partout. Quelques écrans étaient disposés sur le mur et montraient des images prises par des caméras situées à l’avant, à l’arrière et sur les côtés du train. À côté d’elles, il y avait une affiche politique qui disait :

« Qu’ils soient vampires ou humains…. contre tous les oppresseurs ! »

En dessous, il y avait une étoile rouge et noire et les lettres « CS5I ». Je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait bien vouloir dire, à ce moment.

— Bon sang, qui êtes-vous ? ai-je demandé.

— Moi ? Je m’appelle Éléonore Trotsky. Ce soir, je suis un peu une Valkyrie.

— Hein ?

— Je relève les camarades morts au combat et les envoie combattre pour le Ragnarok, a-t-elle expliqué. Ou pour le Grand Soir, en fait. Et toi ? C’est quoi, ton nom ?

— Léna.

— J’aime bien.

Comme elle me dévisageait un peu, ce qui était un peu flippant à cause de son œil mort, j’ai cru qu’elle se demandait si j’étais une femme biologique ou pas, et je me suis sentie obligée de me justifier. Je n’aimais jamais ça, mais avec les clients, c’était nécessaire : si un de ces types payait pour me baiser et réalisait en baissant ma culotte que j’avais un pénis, il risquait de s’énerver et c’était dangereux.

— Léna, ce n’est pas vraiment mon vrai nom… quand je suis née…

— Je me moque de ce que tu as été, a coupé Éléonore. Ou même de ce que tu es. Ce qui compte, c’est ce que tu fais. Et puis, a-t-elle ajouté en souriant, — tu crois vraiment que Trotsky, c’est mon vrai nom ?

***

— Attendez une seconde, fait John. Je n’avais pas réalisé… Éléonore Trotsky… ce n’est pas elle qui est morte pendant l’insurrection de Barcelone, il y a deux mois ?

Une fraction de seconde, le visage de la mort-vivante semble s’assombrir. Puis elle hausse les épaules :

— Elle y était, oui. Mais on n’est pas sûrs qu’elle soit morte. On n’a jamais trouvé son cadavre.

— Enfin, c’est ce que la CS5I prétend… Tout un bâtiment s’est effondré pendant une Assemblée Générale.

— Croyez ce que vous voulez. Quelle heure est-il ?

— Un peu plus de onze heures du soir.

— Je vais essayer de me dépêcher un peu, alors.

***

Les camarades d’Éléonore sont revenus rapidement. Ils couraient et se sont précipités vers le train avant de monter dedans.

Ils étaient quatre, cagoulés, dans des tenues noires qui n’étaient pas pour autant des uniformes ; c’était juste des vêtements sombres, choisis pour ne pas être trop visibles dans la nuit.

L’un d’eux m’a pointée du doigt et a demandé :

— Elle…

— …vient avec nous, a complété Éléonore. On n’a pas le temps de faire autrement. Vous êtes prêts ?

— Oui. Tirons-nous.

Ils ont refermé la porte coulissante et Éléonore s’est glissée dans la locomotive. La porte qui la séparait de notre wagon est restée ouverte, aussi ai-je pu voir le poste de pilotage assez fascinant ; j’ai toujours été attirée par ces rangées de boutons et de voyants. Elle a poussé un levier et le train s’est ébranlé assez rapidement, dans un grondement métallique. Il avait une accélération impressionnante, ce qui s’expliquait sans doute par le nombre limité de wagons.

Les autres hommes se sont assis à côté de moi. L’un d’eux a commencé à enlever sa cagoule, mais son compagnon a posé sa main sur son poignet pour l’en empêcher.

— Attends, a-t-il dit en me désignant. Il faut voir comment on fait par rapport à elle.

Comme ils me regardaient tous, j’ai essayé de me donner meilleure allure. Je suis parvenue à m’asseoir un peu plus droit et ai entrepris de cacher ma poitrine avec ce qui restait de mes vêtements. Un homme a retiré sa veste et me l’a tendue. Je l’ai remercié et ai essayé de l’attraper, mais je n’ai pas réussi à serrer correctement mes doigts.

— Feu ! a alors hurlé Éléonore.

Un homme a appuyé sur les touches d’un émetteur et j’ai entendu une explosion lointaine. J’ai essayé de regarder sur l’écran qui montrait l’arrière du train, mais on était trop loin pour voir quoi que ce soit.

En revanche, je voyais très bien ce qu’il y avait sur l’écran relié à l’avant du train, parce que les phares éclairaient bien ce qui se trouvait en face : le bout du tunnel.

Et pas le bout dans le sens où il aurait débouché à ciel ouvert, mais un cul-de-sac, parce qu’il s’était effondré des années plus tôt.

J’ai hurlé en essayant de pointer l’écran du doigt. À côté, un compteur de vitesse indiquait 182 km/h.

— Ça va aller, a fait un homme sans paraître s’inquiéter.

— Non ! ai-je crié.

La fin se rapprochait rapidement. Le compteur indiquait maintenant 189 km/h.

Et puis il a encore monté, et il y a eu un grand moment de silence.

C’était étrange, parce que je n’avais pas vraiment fait attention au bruit avant, vu qu’il était régulier : c’était simplement le son du train qui roulait contre de vieux rails.

Là, je n’entendais rien à l’extérieur. Les écrans n’affichaient que du bruit blanc. Le compteur de vitesse, quant à lui, était bloqué à précisément 191,7 km/h.

— Qu’est-ce que…

L’homme qui voulait me passer sa veste l’a ramassée par terre et me l’a mise sur les épaules, avant de fermer un bouton devant.

— Éléonore ! a demandé un type. On peut enlever nos cagoules devant elle ?

— Allez-y, a-t-elle répliqué en revenant du poste de pilotage.

Derrière elle, à travers la vitre qui donnait sur l’extérieur, je ne voyais que du brouillard.

— On va la tuer, de toute façon.

L’espace d’une fraction de seconde, j’ai pris peur, mais j’ai vu son sourire et j’ai compris qu’elle plaisantait.

***

— On m’a déjà raconté ça, commente John. Qu’elle faisait de drôles de blagues.

— Elle a un sens de l’humour bizarre, oui. Rien que son nom, déjà.

— Comment ça ?

La jeune femme hausse les épaules et avale la moitié de son verre d’eau, avant de reprendre :

— Elle est anarchiste. Trotsky, c’est en référence aux évènements de Cronstadt, il y a plus de deux siècles. Trotsky avait réprimé l’insurrection ; c’était une polémique récurrente à l’époque où elle était jeune.

— À ce propos, c’était une vampire ou pas ?

— Je ne peux pas dire.

— Vraiment ? demande John, manifestement étonné.

— Ce n’est pas que je ne sache pas. Elle pense que ça ne regarde qu’elle et je ne vois pas pourquoi je vous le révélerais.

— Désolé, je ne voulais pas dire que…

— Il n’y a pas de mal. On en était où ?

— Ils voulaient enlever les cagoules.

— Ah ! Oui. Ils l’ont fait, finalement.

***

Je me suis alors rendu compte que la personne qui m’avait passé sa veste était une femme, mais c’est à peu près tout ce dont je me souviens d’eux, parce qu’immédiatement après Éléonore leur a demandé si elle pouvait me parler seule.

Ses camarades ont fait un signe de tête et sont allés s’isoler dans l’autre wagon. Une fois qu’on s’est retrouvées toutes les deux, elle s’est assise en face de moi. Elle a sorti une cigarette de sa poche et me l’a tendue. Une fois encore, à cause de mon incapacité à refermer mes mains, elle a fini par terre.

— Ne t’en fais pas, a-t-elle dit en la ramassant, puis en me la mettant dans la bouche. Ça ne durera pas.

— On est où ? ai-je demandé, ce qui a provoqué une nouvelle chute de tabac.

Elle a repris la cigarette et a soupiré.

— À moins que tu aies vraiment besoin de fumer maintenant, je crois qu’il vaudrait en fait mieux attendre un peu, d’accord ?

— On est où ? ai-je répété.

— On appelle cet endroit l’Unterwelt, a-t-elle dit en se dirigeant vers la porte coulissante.

— Unterwelt ?

— Ça veut dire le sous-monde. Quelque chose comme ça. L’allemand, ça fait plus classe.

— De quoi vous parlez ?

— Je vais te montrer.

Elle a tiré la porté métallique coulissante, qui s’est ouverte dans un grincement. Comme à travers la vitre, je n’ai aperçu que du brouillard. Tout était blanc, comme si on était au milieu d’un nuage. On ne voyait même pas de sol, nulle part.

Elle a refermé et s’est tournée vers moi.

— Il vaut mieux éviter de tomber. C’est un endroit… spécial. Si tu vois ce que je veux dire.

Elle m’a fait un clin d’’œil, et j’ai alors remarqué que, si elle avait toujours un œil complètement blanc, ce n’était plus le même. Je lui ai fait la remarque et elle a hoché la tête.

— On est entre la vie et la mort, ici. J’ai un œil qui voit de ce côté et… le deuxième de l’autre. C’est pratique pour diriger le train, mais ça file de ces migraines…

— Entre la vie et la mort ? Un peu comme… les vampires ?

— Non, a-t-elle répondu en se mettant un bandeau sur l’œil qui était de l’autre côté. Rien à voir. Les vampires restent dans le monde des vivants. Là, c’est plus… les spectres, je pense. Je n’ai jamais trop mis les pieds dehors mais certaines choses… enfin, il vaut mieux que le train soit blindé.

— C’est quoi, ce train ? ai-je demandé. Vous êtes qui ? Pourquoi vous avez fait sauter l’usine ?

Elle a grimacé, manifestement peu enthousiasmée par l’idée d’avoir à répondre à mes questions. Heureusement pour elle, un miaulement venant de derrière moi lui a fait gagner un peu de sursis.

Elle est passée dans mon dos et est revenue avec un chat noir dans les bras.

— Léna, a-t-elle dit, je te présente Schrödinger.

— Miaou, ai-je dit en tendant mes bras.

J’oubliais encore une fois que je ne pouvais pas me servir de mes mains. Éléonore a posé le chat sur mes genoux.

Je n’ai plus pensé aux questions que je me posais pendant quelques minutes. Je suis complètement gaga dès que je vois un matou.

***

John est en train de sourire. La jeune femme hausse les épaules.

— Je sais, je sais, ça va nuire à ma réputation.

— C’est juste que… quand on vous voit prendre la parole en public, on a du mal à imaginer ça.

— Et le pire, c’est quand c’est des chatons. Ils sont tout petits…

— J’avais déjà du mal à croire que Lénina, la superbe oratrice des Assemblées Générales puisse avoir été si… si…. je ne sais pas…

— Ignorante ? Naïve ? Humaine ? demande la mort-vivante. Vous savez, je le suis toujours plus ou moins. Ce n’est pas parce que j’ai appris à parler en public que j’ai tellement changé. Évidemment, je suis un peu moins ignorante, quand même. À l’époque, je ne savais même pas ce qu’était la CS5I.

***

— CS5I, m’a expliqué Éléonore pendant que je caressais le chat comme je le pouvais avec mes doigts engourdis, ça veut dire Commission Surnaturelle de la Cinquième Internationale. L’idée, c’est que la situation actuelle fait qu’il est impossible de défendre nos positions concernant les vampires en restant dans le cadre de la loi. On a besoin d’une certaine spécificité dans nos moyens d’actions.

— Comme le train blindé ?

— Voilà.

— Et c’est quoi, vos positions ?

— En gros, ce que je t’ai déjà dit : on ne juge pas par rapport à ce que tu es, mais ce que tu fais. Un vampire qui tue un humain est un assassin comme le serait un humain. Ni plus, ni moins.

— Mais vous, vous posez bien des bombes…

Elle a souri.

— C’était une action un peu… aventureuse, je dois l’admettre. Mais c’était nécessaire.

— Pourquoi ?

— Actuellement, il y a deux possibilités : soit les vampires dominent et écrasent le reste, en se plaçant comme des dieux au-dessus de l’humanité ; soit les vampires sont exterminés, tandis que les humains vivent cloîtrés à l’intérieur de villes forteresses gouvernées par des dictateurs locaux.

— Vous êtes pour les vampires ? ai-je demandé.

— Tsss, a-t-elle fait. Laisse-moi finir, plutôt que de dire des bêtises.

— Désolée.

— Nous pensons que ces deux possibilités ne sont finalement que les deux faces d’une même pièce. Et nous pensons que, pour qu’une véritable alternative apparaisse, il était temps de les faire sauter. Tous les deux. Enfin, techniquement, on en a fait sauter vingt de chaque camp. Ça reste une victoire limitée.

— Et des assassinats, ai-je dit.

— Ce n’est pas nous qui avons tiré en premier. Globalement, et même pour ce soir.

— Comment ça ?

— Les deux camps s’en sont pris à toi, non ? Avant même de s’affronter.

J’ai hoché la tête.

— C’est vrai. Merci, au fait. Sans vous, je suppose que je serais morte.

Schrödinger est descendu de mes genoux et est reparti vers l’arrière du wagon. Éléonore a jeté un coup d’œil à mes jambes et a soupiré.

— Entre le sang et les poils de chats…

— Mais vous voulez quoi, vous ? ai-je repris, ignorant sa parenthèse sur l’état de mes vêtements. Comme véritable alternative ?

— Le socialisme, a-t-elle dit en souriant. What else ?

***

— Une seconde, demande Lénina. Quelle heure il est, maintenant ?

— Un peu moins de la demie.

— Il ne faut vraiment pas que je tarde. On a rendez-vous à minuit trente.

— Vous allez vraiment le faire ? demande John.

— Vous étiez à l’Assemblée Générale, non ? demande la mort-vivante en terminant son verre d’eau. Vous avez vu ce qui a été voté.

— Mais quand même… prendre l’Élysée…

La jeune femme a un sourire radieux, dévoilant deux canines supérieures légèrement proéminentes.

— Ouais, dit-elle. Putain, il y a deux ans, je ne pensais même pas que je pourrais remettre un jour les pieds à Paris. Bon, j’en étais où, déjà ?

***

— Nous sommes contre toutes les oppressions, m’expliquait Éléonore. Et il se trouve qu’elles sont généralement liées. Regarde, toi par exemple.

— Moi ? ai-je demandé, un peu surprise.

— Avec la paranoïa contre les vampires, on garde les monstres hors des villes. Mais finalement, une fois qu’on a construit un mur, pourquoi ne pas mettre de l’autre côté tous les gens qu’on ne peut pas cadrer, hein ? Résultat, tu te retrouves obligée de vendre ton corps, vulnérable au premier connard venu. Et finalement tu te retrouves…. vampire. La boucle est bouclée.

J’ai baissé la tête. J’avais du mal à réaliser ce que j’étais devenue.

— La peur et la haine enrichissent les vendeurs de canons et de systèmes de surveillance. Tout est la faute des vampires, c’est bien commode, pas vrai ? Ça justifie tout. Les morts-vivants sont un danger pour la démocratie ? Pour protéger la démocratie, il faut une dictature.

— Mais tout de même, ai-je protesté. Les vampires…

Je n’ai pas terminé ma phrase, me rappelant que j’en étais moi aussi dorénavant une. Il y a des vérités qui ont vraiment du mal à se faire un chemin dans votre cerveau.

— Tu m’as l’air d’une fille plutôt sympa, a dit Éléonore. Pour commencer, tu n’as pas essayé de bouffer mon chat. Pourtant, si on se met à t’expliquer que tu es un monstre, à te chasser, à te laisser seule, livrée à toi-même, avec le meurtre comme seule solution pour survivre, je ne suis pas sûre que tu ne deviennes pas un monstre à ton tour.

— Peut-être, ai-je admis en baissant la tête, un peu abattue.

La révolutionnaire s’est assise à côté de moi et a posé une main sur mon épaule.

— J’ai dit « si ». Avec des « si », Paris serait enfermée dans une bouteille et pas derrière une muraille.

— Vous allez faire quoi de moi ? Maintenant que j’ai vu vos visages ?

— Je ne sais pas. Tu feras ce que tu veux. Mais il y a un truc qu’on oblige les gens dans ton cas à faire…

Elle s’est levée et a ouvert un tiroir. Elle m’a tendue une brochure reliée, puis l’a retirée avant que je ne puisse lever la main.

— On va te forcer à lire ça, mais ça attendra que tu récupères l’usage de tes doigts.

— C’est quoi ? De la propagande ?

— Ouais, a-t-elle dit en souriant. Il y a de ça.

Elle s’est rassise à côté de moi et a enlevé quelques-uns des poils de chats qui s’étaient collés sur mes bas.

— C’est surtout, a-t-elle ajouté en poursuivant son activité, que ça peut t’être utile. Pour l’instant, tu ne réalises sans doute pas trop, mais dans quelques jours l’idée d’être devenue un vampire va te tourner dans la tête et tu ne sauras pas comment gérer ça. Il n’y a pas de remède miracle, mais ça peut donner des pistes pour répondre à quelques-unes de tes questions.

J’ai incliné la tête. Effectivement, une brochure ne serait pas de trop. À vrai dire, même un manuel en dix tomes, je n’aurais pas craché dessus.

— Cela dit, a ajouté Éléonore, qui m’enlevait toujours un à un les poils de chat, j’ai l’impression que tu as déjà merveilleusement réussi une première transformation et qu’une seconde ne devrait pas te poser problème.

Je me suis mise à rigoler. Elle n’a pas eu l’air de comprendre pourquoi. Je lui ai expliqué :

— Je pensais qu’avec la brochure, tu voulais me « draguer » au sens imagé, me recruter. Maintenant, je me demande si ce n’était pas plutôt au sens propre.

***

— Bon, dit Lénina. Je suis désolée, mais il faut que j’y aille. De toutes façons, ça commençait à devenir un peu trop intime.

— Attendez ! proteste le journaliste. Vous deux…

— Je ne sais pas si ça vous regarde.

John sourit et éteint le magnétophone. Puis il regarde à nouveau la jeune femme avec un air complice.

— Vous pouvez me le dire. Vous avez rejoint la CS5I parce que… Trotsky et vous…

Lénina hausse les épaules, manifestement un peu gênée.

— Ça a peut-être joué un rôle, admet-elle.

— Alors, s’il vous plaît… je vous promets que ça restera un secret entre nous…

— Quoi ?

— Tout à l’heure, vous avez évoqué les rumeurs selon lesquelles elle serait encore en vie… vous devez savoir si c’est vrai ou pas, je suppose ?

La jeune femme baisse la tête, arborant soudainement un air lugubre. Elle se reprend aussitôt pour montrer une expression neutre, mais le journaliste a sa réponse.

— Merci, en tout cas, dit-il. J’espère qu’on pourra se recroiser…

— Ça risque d’être… compliqué…, explique la jeune femme, l’air pensive, en enfilant son manteau. Cela dit, vous pourriez m’accompagner.

— Je ne sais pas si ce serait très prudent…

— Ça devrait aller. On va juste, quoi ? Prendre l’Élysée ? Ça ira comme sur des roulettes.

John a un petit sourire nerveux et secoue la tête dans un signe de dénégation.

— Vous vous êtes tous donnés rendez-vous pour planifier l’assaut sur l’Élysée. Vous y allez comme à un pic-nique. Et il y a dix minutes, vous parliez de caresser un chat ?

— Du calme. Je suis sérieuse quand je dis que ça va bien se passer. La plupart des dirigeants se sont tirés quand le vent a commencé à tourner. Vous ne voulez pas venir ? Au niveau journalistique, ce serait intéressant. Plus que de savoir ce que je pense d’Éléonore.

John secoue une nouvelle fois la tête.

— Non, vraiment. Je préférerais éviter.

— D’accord. Comme vous voudrez. Au revoir.

— Au revoir.

L’homme regarde la jeune femme partir, puis attrape sa veste pour sortir à son tour. Il est satisfait : la soirée a été riche en informations.

***

John déverrouille la porte de chez lui et entre. Il enlève ses chaussures, puis ouvre un placard et pose son manteau sur un cintre ; mais au lieu de refermer la porte, il pousse la cloison du fond, qui pivote et mène vers un escalier mal éclairé.

Il descend et arrive dans une petite pièce qui ne contient pour ainsi dire qu’une table en bois chargée de matériel électronique et un fauteuil.

Il s’assoit sur ce dernier et tape un numéro sur un émetteur, avant de décrocher le combiné. Le petit écran indique « connexion établie », puis « chiffrage en cours ».

— Oui ? dit finalement l’homme. Bonjour, Monsieur. C’est John.

— …

— Elle a mordu à l’hameçon. Ma couverture de journaliste était parfaite.

— …

— Oui, dit-il en sortant le magnétophone de sa poche. J’ai l’enregistrement. Je vous l’envoie tout de suite. Il y a des informations… intéressantes sur elle.

— …

— Non, elle ne savait rien sur Trotsky. Elle n’a pas voulu me dire si c’était une mort-vivante ou pas. Mais si elle était en vie, je pense qu’elle aurait eu des nouvelles. Elle n’avait pas l’air joyeuse.

— …

— D’accord, je vous envoie l’enregistrement. Au fait, vous êtes au courant pour l’Élysée ?

— …

— Je sais que ce n’est qu’un symbole, mais quand même…

— …

— Vous avez raison, sans elle, la CS5I ne sera plus une menace.

— …

— Vous pensez que ça va suffire à arrêter la révolution ?

— …

— Bien, je vous fais confiance. Si vous me dites que les choses vont revenir à la normale, je vous crois.

— …

— Oui, je vous envoie ça tout de suite. Au revoir, Monsieur.

John raccroche le combiné et sourit. Les nouvelles sont plutôt bonnes, se dit-il en sortant le câble qui permet de relier le magnétophone à son PC.

Mais avant qu’il ne puisse le brancher, quelqu’un a passé son bras sous sa gorge et le fait basculer en arrière. John s’écroule par terre, sur le dos. Une botte vient se poser fermement sur son thorax, l’empêchant de se relever.

— Tsss, fait l’ombre qui se trouve au-dessus de lui. Lénina est gentille, mais elle parle trop.

John plisse les yeux et essaie de distinguer les formes. La silhouette semble en train de visser un silencieux sur un pistolet.

— Qui… qui êtes vous ? Je vous en prie, ne me tuez pas !

— Ce n’est pas à moi qu’il faut en vouloir, réplique la femme en le fixant dans les yeux.

John remarque alors qu’une des orbites est complètement blanche et se met à paniquer.

— C’est à cause d’elle que tu en sais trop.

— Je vous en supplie… Pitié…

— Pitié ? À cause des types pour qui tu bosses, j’ai passé un mois dans ce putain d’Unterwelt. Ça m’a un peu mise sur les nerfs.

— Mais vous n’êtes pas comme eux, pas vrai ? Je sais que vous ne feriez pas ça… Parce que si vous me tuiez, vous deviendriez pareille !

Éléonore parait hésiter. Puis elle écarte son arme.

— C’est vrai, admet-elle. Je n’avais jamais vu ça comme ça. Je ne peux pas le faire, tu as raison.

John parvient à reprendre un peu sa respiration, légèrement soulagé. Mais d’un geste vif, la révolutionnaire déplace à nouveau son arme et lui loge une balle dans le front, produisant uniquement une petite détonation étouffée. Elle a le sourire joyeux de celle qui a fait une bonne blague.

Il faut l’admettre, elle a un sens de l’humour bizarre.

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Lizzie Crowdagger écrit essentiellement de la fantasy et de la science-fiction. Ses histoires abordent des thématiques sérieuses, comme les vampires, la sorcellerie, les armes à feu et les explosions, mais parlent également de choses plus légères, comme le féminisme, l’homosexualité, la transidentité, la lutte des classes, etc.

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