Lizzie Crowdagger

Une leçon d’humanité

Ada parcourait les longs couloirs vitrés de la base lunaire à la recherche d’un café. D’un point de vue technique, ce n’était en fait pas à strictement parler une base lunaire, étant donné que la planète en question s’appelait Nifhleim et était la seconde lune de Midgard ; cependant, depuis que les colons humains avaient quitté la Première Terre devenue inhabitable, des siècles plus tôt, tout le monde appelait Midgard la nouvelle Terre — ou plus simplement la Terre tout court — et Nifhleim la nouvelle Lune. Ada se demandait si le fait que les nouveaux noms n’avaient pas pris étaient liés au choix de la mythologie Viking pour les nommer, ou si les humains avaient simplement eu besoin d’utiliser des noms familiers après leur exode.

La nouvelle Terre et sa seconde Lune — la première, Asgard, était plus grosse mais plus diffile à terraformer, pour des raisons techniques qui échappaient à Ada — n’étaient pas les seuls endroits de l’espace à avoir été colonisés, mais c’était ceux qui étaient relativement peuplés. Il y avait quelques stations spatiales qui se promenaient dans le nouveau système solaire et quelques bases sur d’autres planètes, mais seule la nouvelle Terre avait été entièrement terraformée. Concernant sa Lune, le processus était encore en cours et l’atmosphère n’était toujours pas respirable, mais un ensemble de dômes et de bases connectés par des tunnels s’étendaient sur des villes entières.

Pour l’heure, Ada marchait le long d’un de ces tunnels vitrés qui reliaient les dômes entre eux. Si le paysage était magnifique, elle se sentait toujours mal à l’aise en voyant que seuls quelques centimètres de verre la séparait d’une mort certaine. Elle avait beau savoir que les vitres étaient solides et résistaient à de fortes pressions ou même à des impacts de balle — à moins d’avoir un très gros calibre — et qu’il y avait des volets de secours prêts à se fermer en quelques secondes, cela n’apaisait pas ses angoisses.

Ada marchait donc d’un pas rapide sans admirer ni la fin du coucher de soleil sur les collines rouges, ni la Nouvelle Terre qui était déjà haut dans le ciel. Elle cherchait simplement le café « Chez Francis » où elle pourrait boire un coup et, si elle avait de la chance, trouver un emploi ponctuel.

Ada était une femme d’une trentaine d’années, plutôt grande et mince. Elle avait de longs cheveux noirs qu’elle avait attachés. Elle portait un pantalon kaki et une veste synthétique noire avec des bottes d’origine militaire. Elle espérait que ses vêtements plutôt masculins pourraient convaincre un employeur qu’elle pouvait faire un des nombreaux travaux physiques d’ordinaire plutôt réservés aux hommes.

Après un quart d’heure de déambulation dans de longs couloirs qui se ressemblaient tous, malgré les quelques tentatives de décoration, elle finit par trouver le bar qu’elle cherchait. Il s’agissait à l’origine d’un ancien module spatial, qui avait depuis des années été rattaché au milieu d’un tunnel connectant deux dômes entre eux. Le bar en lui-même occupait une pièce plutôt large, et était pour l’heure pratiquement rempli. Comme elle s’y attendait, il y avait peu de femmes : elle n’en voyait que deux, une grande blonde en mini-jupe accoudée au comptoir devant un petit verre, et une serveuse.

Ada inspira, se dirigea vers le bar et commanda une bière en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir faire ensuite. On lui avait dit que cet endroit était un bon plan pour trouver un travail au noir, mais elle ne voyait pas trop à qui s’adresser : à la serveuse ? Au patron, qui lisait son journal ? À un de ces groupes d’hommes assis à une table ?

Ce fut la grande blonde qui lui parla, après l’avoir regardée de haut en bas puis de bas en haut.

« Ça va, fit-elle en guise d’introduction. Je suis plus grande que toi. J’ai cru que j’allais devoir faire la gueule à la seule meuf qui venait picoler, ça aurait été un peu con. »

Ada lui jeta un coup d’œil rapide. Elle était effectivement de quelques centimètres plus grande qu’elle, même si cela venait peut-être en partie des bottes à talon. Elle avait une mini-jupe noire, un haut avec un decolleté vertigineux, des cheveux longs parfaitement lissés et portait sur son épaule un grand sac à main de luxe. Ada dut lutter contre son éducation misogyne pour ne pas la classer dans la catégorie « pouffiasse décérébrée ».

« J’en suis ravie », fit Ada en retirant sa veste. Il faisait beaucoup plus chaud à l’intérieur du bar que dans les couloirs lunaires.

La blonde fixa l’épaule gauche d’Ada pendant un moment. En effet, maintenant que celle-ci était en débardeur, le tatouage représentant une hache à deux têtes était parfaitement visible.

« C’est un labrys ? » demanda la blonde.

Ada fut étonnée qu’elle sache de quoi il s’agissait. Le labrys en question était un symbole lesbien plutôt obscur, et elle n’aurait pas spontanément rangé son interlocutrice parmi cette population.

« Tu sais ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Bien sûr que je sais ce que c’est, répliqua la blonde sur un ton hautain. Évidemment, moi, je n’ai pas besoin d’un tatouage comme ça.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Viens prendre un verre avec moi, fit la blonde avec un sourire enjôleur, et tu sauras ce que ça veut dire. »

Ada était un peu déconcertée, et elle n’était pas venue pour ça, mais décida que, après tout, pourquoi pas ?

« Je m’appelle Ada, fit-elle.

— Némy. Si tu m’offres un autre verre de whisky, on peut se poser à la petite table, là-bas. »

Ada sourit et commanda un verre de whisky à la serveuse, avant de s’installer avec la blonde à l’emplacement que celle-ci lui avait montré, situé dans un coin de la pièce.

« Je dois dire que je ne m’attendais pas à ça, lança-t-elle en tendant le verre.

— Je fais souvent des choses inattendues, répliqua Némy en fouillant dans son sac à main. C’est ma signature. »

Ada hocha la tête, ne voyant pas trop quoi dire.

« Évidemment, poursuivit la blonde en sortant une cigarette, une fois qu’on me connaît, on s’attend à ce que je fasse des choses inattendues, alors j’imagine que ça l’est moins. Inattendu, je veux dire.

— Je ne crois pas qu’on ait le droit de fumer ici », intervint Ada.

Némy avait déjà la cigarette dans sa bouche et avait sorti un briquet. Elle fit une grimace de dépit, et la rangea à contrecœur.

« Ouais, évidemment. Air recyclé, générateur d’oxygène, pas le droit de fumer. Chiotte. Heureusement que j’ai trouvé quelqu’un pour me payer à boire. »

Sur ce, elle vida son verre de whisky et le reposa violemment sur la table.

« Alors, Ada, dis-moi, si ce n’est pas indiscret, qu’est-ce que tu es venue faire ici ?

— Boire un coup. J’espérais peut-être trouver un travail, éventuellement. Et toi ?

— Pareil. À part boire, je suis là pour le boulot. Boulot rapide et bien payé, tout ce que j’aime, si tu vois ce que je veux dire ?

— Pas vraiment », répondit Ada.

Némy suivait du regard un homme d’une cinquantaine d’année, mieux habillé que les autres, qui se dirigeait vers les toilettes.

« Je reviens tout de suite, fit-elle. Je dois faire pipi. »

Ada regarda la blonde se précipiter vers les toilettes à la suite de l’homme. Elle était quelque peu perplexe : qui était exactement Némy ? À quoi jouait-elle avec elle ?

Elle n’eut pas le temps de se poser beaucoup plus de questions, car un colosse d’une trentaine d’années avec une cicatrice imposante sur le visage venait de s’assoir sur la chaise laissée vacante par Némy.

« Salut, beauté », commença-t-il avec un sourire qu’Ada n’apprécia pas vraiment.

Il approcha sa main du visage de la jeune femme, qui eut un mouvement de recul.

« Qu’est-ce qu’il y a, poupée ? » demanda-t-il en approchant un peu trop sa tête. Ada pouvait sentir son haleine alcoolisée et sentit son cœur s’accélérer. La situation risquait de mal tourner. « Tu préfères les putes blondes, c’est ça ? »

Elle ne trouva rien à répondre, tandis que l’homme caressait son visage. Si elle réagissait, elle craignait que cela ne dégénère, mais cela risquait aussi d’arriver si elle ne réagissait pas.

« T’es plutôt canon, mignonne, continua l’innoportun.

— C’est gentil, répondit Ada, mais je ne suis pas intéressée par…

— Laisse-moi finir, salope, répliqua l’homme en haussant la voix. T’es plutôt canon, mais c’est dommage que tu ne sois pas une vraie femme. »

Il avait dit les derniers mots plus forts, et cracha ensuite par terre pour marquer son propos. Aux tables voisines, des gens se détournèrent de leurs conversations pour voir ce qui se passait.

« Je vous demande pardon ? » demanda Ada aussi calmement qu’elle le pouvait.

Elle sentait la panique monter. Avait-il vraiment deviné ? Comment avait-il pu deviner ? Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour passe aussi inaperçue que possible, est-ce que cela se voyait encore tant que ça ?

« Tu n’es pas une vraie femme, répéta l’homme en pointant un index accusateur vers elle. Tu es une putain de machine. »

Il y eut des « oh » et des « ah » dans toutes les tables avoisinantes, accompagnés de « ce n’est pas possible » ou de « je ne l’aurais pas cru ». Ada se sentait maintenant le centre d’attention de toute la pièce.

« C’est ridicule, protesta-t-elle. Je suis une femme, humaine, biologique.

— Tu es une putain de machine ! protesta l’homme. Tu crois que je ne sais pas faire la différence ?

— Je pense que vous faites erreur », fit une voix calme venant de derrière lui.

C’était Némy, qu’Ada n’avait pas vue revenir des toilettes. Elle se tenait debout, fixant celui qui s’était assis sur sa chaise d’un air accusateur.

« Cette femme n’est évidemment pas une machine, expliqua-t-elle. Elle m’a payé un coup à boire. Les machines ne me payent pas de coup à boire. Ce n’est pas faute d’essayer, notez. Demandez à la moitié des distributeurs automatiques de boissons de l’univers, ils vous le diront, ils ne m’ont jamais payé un coup. »

L’homme leva les yeux vers elle, semblant quelque peu surpris par l’argument.

« D’accord, admit Némy, techniquement, des distributeurs m’ont déjà payé des coups, mais c’est uniquement parce que je maîtrise assez bien la façon de secouer le bouzin pour que ça tombe sans mettre de crédit.

— T’es conne ou quoi ? protesta l’homme qui avait pris la chaise de Némy. Cette fille est un putain de cyborg.

— Oui, je suis conne, fit Némy avec un large sourire. Regarde mes cheveux. Je suis tellement blonde. Je n’avais pas compris ce que tu voulais dire, et je n’étais pas du tout en train de te donner une porte de sortie avec humour pour que tout se passe bien. Au fait, c’est ma chaise, sur laquelle tu es assis. »

L’homme se leva brusquement, mais ce n’était pas pour rendre la chaise ; au lieu de cela, il se dressa en face de Némy, qu’il dépassait d’une dizaine de centimètres, et la regarda d’un air menaçant en collant son visage à quelques centimètres de celui de la jeune femme.

« Tu cherches les embrouilles, poupée ?

— Oh, fit Némy, poupée, maintenant ? Tu sais quoi, je me sens de plus en plus blonde. Je crois que je blondis à vue d’œil. Je pense que tu ferais mieux de t’excuser auprès de mon amie et de nous laisser tranquille avant que je ne fasse quelque chose de très, très blond.

— Euh, Némy ? » fit Ada, qui craignait que sa nouvelle amie se ne mette dans le pétrin à cause d’elle.

Celle-ci lui fit, de la main signe de se taire.

« Némy, c’est mon diminutif. Dans les situations conflictuelles comme celle-ci, je préfère Némésis. »

Elle se tourna à nouveau vers l’homme, qui la regardait toujours d’un air menaçant mais restait un peu hébété, peu habitué à ce qu’une « poupée » en mini-jupe lui réponde de cette façon.

« Je sais, c’est un nom un peu pompeux, admit-elle, mais je l’aime bien. Alors, aurais-tu la décence de t’excuser auprès de mon amie ?

— M’excuser ? s’emporta l’homme. Auprès d’une saloperie de machine qui se fait passer pour une nana ? Pas question. Peut-être que tu coucherais avec un robot, mais pas moi. Dégage, salope. »

Némy arbora un nouveau sourire, plus carnassier que les précédents.

« Je rêvais que tu dises ça. »

Elle envoya un violent coup de poing dans le nez de l’homme, le lui fracassant. Alors que par réflexe les mains de celui-ci commençaient à se porter vers son visage, elle planta un de ses talons dans le genou gauche de son adversaire, puis passa derrière lui, attrapa sa tête et l’envoya cogner violemment la petite table, explosant son verre vide au passage.

Tandis que l’homme s’écroulait par terre, elle se tourna vers le reste de l’audience, qui était pour l’instant encore stupéfaite, et fit un petit sourire.

« Désolée, s’excusa-t-elle. Je l’avais prévenu, que je pouvais réagir de façon assez blonde. »

Il y eut une agitation dans toute la salle. Certains se contentaient de regarder le spectacle, heureux qu’il se soit passé quelque chose d’intéressant ce jour-là, mais beaucoup ne semblaient pas apprécier qu’une cinglée démolisse un habitué du lieu pour protéger une cyborg.

Ada était paniquée, craignant de se faire lyncher, mais Némy sembla se contenter d’estimer qu’après ça, elle ne risquait pas de se faire beaucoup plus engueuler si elle allumait une cigarette et ressortit de son sac celle qu’elle avait rangée quelques minutes plus tôt.

« Mon Dieu, fit Ada en se levant, je t’ai mise dans le pétrin.

— Pas ta faute, répliqua Némy. Si toi t’es une cyborg, moi je suis une putain de vampire. Je ne ferais pas ça si j’étais toi. »

La dernière phrase s’adressait à un homme qui avait esquissé un mouvement vers le revolver qui était accroché à sa ceinture, et Némy avait appuyé son propos en sortant d’un geste rapide un fusil à canon scié de son sac à main. Maintenant, Ada comprenait pourquoi celui-ci était si volumineux.

« Maintenant, les amis, nous allons vous laisser. J’apprécierais qu’aucun d’entre vous ne tente quoi que ce soit.

— Tu es dans la merde à cause de moi, fit Ada tandis que Némy essayait de se diriger vers la sortie à reculons.

— Ce n’est pas à cause de toi, ne t’en fais pas. »

C’est le moment que choisit un homme pour sortir des toilettes, paniqué.

« Nom de Dieu ! s’exclama-t-il. Il y a un cadavre dans les chiottes !

— Tué avec un lacet étrangleur ? demanda Némy. Deux doigt découpés par ledit lacet parce ce qu’il a essayé de résister ? Ça doit être le mien, alors. »

Elle fit un petit sourire à Ada.

« Tu vois ? Ce n’est pas à cause de toi. »

Les deux femmes étaient presque sorties du bar et atteignaient le couloir vitré. Némy braquait toujours son fusil vers les gens qui semblaient les plus menaçants, mais cela n’avait pas empêché une dizaine d’entre eux de sortir des pistolets divers.

« Vous êtes coincées ! fit un des hommes. Vous n’irez nulle part ! »

Comme pour le contredire, un vaisseau spatial apparut à quelques mètres des vitres. Il volait trop bas, songea Ada. Un engin de cette taille n’aurait pas dû se maintenir aussi près du sol, c’était trop risqué.

Némy tira Ada hors du bar, dont le sas commençait à se refermer. Le patron avait réagi rapidement en voyant un vaisseau s’approcher trop près.

Celui-ci commença à tirer sur les vitres, qui se fendirent rapidement. Ada eut le temps de se dire qu’elle le savait bien, que la solidité de ce verre n’était pas aussi rassurante qu’on le pensait. Puis elle jeta un coup d’œil au vaisseau, qui avait l’air d’un vieux transporteur de marchandises à moitié pourri. Sauf que les vieux transporteurs de marchandises à moitié pourris n’avaient pas de mitrailleuses et ne pouvaient pas se permettre d’être en vol stationnaire à cette altitude.

Elle lut alors le nom de l’engin, inscrit sur la coque : « Labrys ». Elle regarda Némy, interloquée.

« Je te l’avais dit, fit celle-ci, que je n’avais pas besoin d’en avoir un de tatoué.

— Ouais, soupira Ada. Tu es plus grande que moi, tu as le plus gros labrys, félicitations.

— Merci. »

Le Labrys tira encore à quelques reprises contre les vitres, certes de façon à ne pas risquer de toucher Némy ou Ada, mais cette dernière regardait tout de même les fissures augmenter avec un air anxieux tandis que, des deux côtés du couloir, les sas les plus proches se refermaient.

« Ne t’en fait pas, fit Némy. On a déjà fait la manœuvre plusieurs fois sans souci. Moins d’une minute dehors, et maman nous récupère. Ce n’est pas comme si c’était le vide absolu, ça devrait le faire.

— Ouais, répondit Ada, moyennement convaincue. Au fait, tu réagirais comment si je te disais que j’étais effectivement une cyborg ? »

Némy attrapa sa main pour la rassurer.

« Je maintiens ce que j’ai dit. Si t’es une machine, je suis une putain de vampire. »

Ada plongea les yeux dans ceux de la blonde et prit une inspiration.

« Je suis une cyborg. »

Némy arbora un grand sourire, et Ada remarqua pour la première fois les deux canines légèrement surdéveloppées.

« Pour être franche, je m’en doutais un peu. C’est pas plus mal, pour tout dire.

— Pourquoi ?

— Cette méthode d’exfiltration, on ne l’a pas trop testée avec des humains. »

Némy jeta un coup d’œil sur sa cigarette, décida qu’elle avait dorénavant atteint le stade de « mégot » et la jeta par terre. Comme en réponse, le Labry tira une nouvelle rafale, et les vitres explosèrent.

Alors qu’elle était expulsée violemment à cause de la dépressurisation, et pour la première fois de son existence, ce fut la première moitié de son corps partiellement biologique et partiellement électronique qu’Ada se surprit à regretter.