Déviances vikings

Déviances vikings, chapitre 4

Déviances vikings est une novel­la de fan­ta­sy avec de l’action, des sen­ti­ments et des cornes de brume. Vous pou­vez dès main­tenant lire le texte inté­gral en ver­sion numérique à prix libre ou com­man­der le livre papi­er pour 7€ ici. Les huit chapitres com­posant ce réc­it sont égale­ment pub­liés pro­gres­sive­ment (et pas très régulière­ment hum!) en accès libre. Voici le quatrième.

Chapitre 4

Lorsque Gunnbjörn entra dans la demeure du jarl, celui-ci était déjà présent, ain­si que Gun­nvald. Les deux hommes étaient assis autour d’une table et d’un pichet d’hydromel.

— Ah, fit Har­ald lorsqu’il les rejoignit. Alors comme ça, il fal­lait qu’on par­le, hein ?

— Ouais, répon­dit Gunnbjörn.

Il s’installa sur une chaise et prit le temps de se servir un peu d’hydromel avant de poursuivre.

— Laisse-moi devin­er, avança Har­ald. Tu viens me dire que cette expédi­tion n’est pas une bonne idée.

— Ce n’est pas une bonne idée, approu­va Gunnbjörn.

— Ah ! fit Gun­nvald. Même mon fils peut y voir clair par moment.

— Je suis désolé pour la mort de Lotar, dit Har­ald. Mais ça ne change rien au fond. Comme je le dis­ais à ton père, on a déjà vu des marcheurs par cette saison.

— Ce n’est pas un bon signe, soupi­ra Gunnvald.

Gunnbjörn approu­va du chef. Il ne s’était pas atten­du à partager l’avis de son père sur ce sujet, mais ça l’arrangeait de l’avoir en appui. Même s’il ne se fai­sait pas beau­coup d’illusion sur les chances de con­va­in­cre le jarl.

— Frey­dis pense qu’ils étaient plus… vifs que d’habitude. Elle est par­tie faire des recherch­es sup­plé­men­taires, mais si c’est le cas…

— Des « recherch­es » ? rail­la Har­ald. Des marcheurs sont des marcheurs. Ils ont déjà été plus menaçants. Tu n’étais peut-être qu’un enfant, mais ton père s’en souvient.

Le jarl jetait un œil enten­du à Gun­nvald, mais le vieil homme sec­oua la tête.

— Je m’en sou­viens. J’étais là. Parce que je n’étais pas par­ti faire un raid à l’autre bout du monde. Sans ça, je ne sais pas ce que ça aurait don­né pour le village.

Har­ald pous­sa un soupir d’exaspération.

— Je com­prends votre point de vue. Vrai­ment. Mais il y a une assem­blée du thing demain, et je ne pense pas que les autres réa­gi­raient très bien. Le roi Lod­brock lui-même a insisté sur l’importance de ces expéditions.

— Pourquoi pas repouss­er, au moins ? deman­da Gunnbjörn. Le temps d’en savoir plus.

Il expli­qua la théorie — ou, du moins, l’une des théories — d’Ingemar sur la vital­ité des marcheurs.

— Si des vil­lages ont été décimés, bal­aya Har­ald, on l’apprendra ce soir ou demain. Si on repousse, ce ne sera plus la sai­son. Et c’est la même chose. Les autres seigneurs n’accepteront pas. Ils par­tiront avec ou sans nous.

— Qu’ils par­tent sans nous, alors, grom­mela Gunnvald.

— Tu n’as pas peur de te faire traiter de lâche, hein ?

— Non, répli­qua le vieil homme avec une moue bougonne.

— Voilà ! dit Har­ald en pointant son doigt vers lui. Tu es un vieil homme, tu n’as rien à prou­ver. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Les jeunes par­tiront. Vous le savez, tous les deux. Vous avez été comme eux.

Gunnbjörn ne pou­vait pas le nier, et son père ne répon­dit rien non plus.

— Il y aura une expédi­tion, dit Har­ald. Que j’en aie envie ou non. Et, avec ou sans nous, on ne pour­ra pas empêch­er nos guer­ri­ers d’y participer.

— On pour­rait, mau­gréa Gunnvald.

Har­ald sec­oua la tête.

— Ne soyons pas naïfs. Je crains moins les marcheurs que la colère de Rag­nar si on s’oppose aus­si frontale­ment à lui.

Rag­nar Lod­brock était le roi et, en ce qui con­cer­nait Gunnbjörn, il l’avait tou­jours été. On dis­ait qu’il était immor­tel et choisi des dieux. Il était craint, respec­té et vénéré. En théorie, le thing se réu­nis­sait demain pour pren­dre des déci­sions en fonc­tion de ce que l’ensemble des jarls décidaient. En pra­tique, les jarls s’empresseraient tous de décider ce que Rag­nar voulait décider. Et il était assez clair qu’il voulait une expédition.

Har­ald se tour­na vers Gunnbjörn.

— Si quelques hommes restent pour sécuris­er le vil­lage, je n’y vois pas de prob­lème. Fais leur com­pren­dre qu’il n’y a rien de lâche à cela. Mais j’aurai besoin de toi là-bas.

Gunnbjörn se resservit un peu d’hydromel, et s’empressa de l’avaler.

— Chiotte.

Har­ald hocha la tête.

— Ouais, admit-il.

***

Lorsqu’il sor­tit de la demeure du jarl, Gunnbjörn eut la sur­prise de se retrou­ver nez à nez avec Aaskell. Le scalde était venu quelques jours plus tôt à l’approche du thing, dont l’assemblée était tou­jours aus­si le moment de ban­quets et de fêtes.

— Sire, est-ce que vous auriez un moment ?

L’homme avait une trentaine d’années, était grand et svelte, et avait des cheveux bruns et longs déli­cate­ment attachés, ain­si qu’une petite bar­bi­che bien taillée.

— Oui ? deman­da Gunnbjörn, qui ne voy­ait pas bien ce que l’homme lui voulait.

Aaskell bais­sa hum­ble­ment les yeux.

— J’ai enten­du par­ler de la mort de Lotar. Je pen­sais qu’il serait peut-être bien­venu de chanter sa mémoire lors des festivités ?

Oh, génial. Le type venait lui deman­der de l’aide pour com­pos­er une chanson ?

— Pourquoi pas ?

— Si vous pou­viez me don­ner quelques détails sur sa mort héroïque, peut-être ?

Gunnbjörn pous­sa un soupir. Sa mort héroïque ? Lotar avait suivi les guer­ri­ers devant lui qui, ivres à l’idée d’obtenir de la gloire et des hon­neurs, s’étaient bête­ment trop approchés des marcheurs. Il en avait payé le prix cher. C’était une mort stu­pide et qui n’apportait rien à personne.

— Vous pensez vrai­ment que la mort est tou­jours héroïque ? rail­la Gunnbjörn.

Peut-être qu’il était un peu sec. Après tout, la mort de Lotar n’était pas la faute du scalde. Ce n’était pas lui qui avait pris la déci­sion de charg­er la meute plutôt que de la dis­traire, le temps que les guer­ri­ers à pied puis­sent les rejoindre.

À son éton­nement, Aaskell lui fit un petit sourire, mis en relief par la pro­fondeur de ses yeux verts.

— Oh, je ne suis pas si naïf, Mon­seigneur. Je sais bien que la réal­ité est par­fois loin des belles chan­sons. Mais je pen­sais que sa famille et ses amis pour­raient trou­ver un peu de récon­fort dans la poésie.

Par­fois, on préférait un beau men­songe à la laideur de la réalité.

— D’accord, soupi­ra Gunnbjörn. J’ai été poussé de mon destri­er par des marcheurs enragés. N’écoutant que son courage, Lotar est venu à mon sec­ours, et les a repoussés. Mais ils étaient trop nom­breux. Son épée a tranché des corps et des têtes, mais la vague sem­blait ne jamais s’arrêter. Ne pen­sant qu’à la pro­tec­tion du vil­lage, Lotar, blessé de toutes parts, a con­tin­ué à se bat­tre jusqu’au bout. Son sac­ri­fice nous a tous sauvés.

Le sourire d’Aaskell s’accentua.

— Vous pour­riez vous-même com­pos­er de la poésie, Mes­sire. Je penserai égale­ment à ajouter quelques-uns de vos pro­pres exploits, évidemment.

— Mes exploits ? Ce n’était qu’une boucherie.

Le scalde posa une main sur son cœur, leva l’autre, et, l’air grandil­o­quent, se mit à réciter :

Pas même sat­is­fait d’avoir occis l’ennemi,

Le ténébreux Gunnbjörn restait tou­jours aigri.

Pas la peine de nous faire une belle poésie,

Tout cela n’était rien qu’une sin­istre boucherie !

Le texte et l’air pom­peux parv­in­rent à faire rire Gunnbjörn.

— D’accord, fit-il. Ça, tu peux le garder.

***

En chemin vers chez lui, Gunnbjörn déci­da de pass­er voir com­ment allait Akim. Comme il le sup­po­sait, il était assis sur un banc devant la forge. Sa jambe était main­tenant entourée de deux plaques d’acier qui tenaient avec des cordages. Il expli­qua que c’était son père qui lui avait bricolé cette attelle.

— Mal­heureuse­ment, se lamen­ta Akim, avec ça, je ne pour­rai sans doute pas par­ticiper à l’expédition.

Gunnbjörn ne sut pas trop quoi dire, surtout après la dis­cus­sion qu’il venait d’avoir avec Harald.

— Ce n’est peut-être pas un mal, lâcha-t-il finalement.

— Oui, hein ? soupi­ra Akim. Quel chevaucheur je fais. Piégé par son destri­er, inca­pable de me dégager, je n’ai rien pu faire pour aider Lotar.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu n’aurais rien pu faire. Mais Frey­dis est inquiète de la men­ace des marcheurs. Ce n’est pas plus mal que quelques guer­ri­ers restent au village.

Akim n’avait pas l’air con­va­in­cu. Il sem­blait croire que Gunnbjörn dis­ait cela pour flat­ter son égo. Le guer­ri­er s’assit à côté de lui.

— Je suis sérieux. Si je pou­vais, je préfèr­erais autant ne pas aban­don­ner le village.

Akim lui jeta un regard éton­né, puis lui fit un petit sourire.

— Ne t’en fais pas, alors. Il sera entre de bonnes mains, et ça me don­nera l’occasion de prou­ver mal­gré tout quel chevaucheur valeureux je suis.

Gunnbjörn res­ta encore un cer­tain temps à dis­cuter avec le jeune homme. Con­traire­ment à la négo­ci­a­tion avec Har­ald, sa façon de pren­dre la men­ace des marcheurs avec une cer­taine légèreté arrivait à le rassurer.

Ils burent ensuite un verre en l’honneur de Lotar, et Gunnbjörn apprit à Akim qu’Aaskell avait prévu de réciter quelque chose en son hom­mage, ce que le garçon prit avec beau­coup plus d’enthousiasme et moins d’aigreur que lui.

— C’est bien, fit-il. Il le mérite. J’espère qu’Aaskell fera quelque chose de beau.

Gunnbjörn repen­sa aux quelques vers que le scalde avait impro­visé pour lui.

— Oh, oui. Il a du talent.

***

Gunnbjörn aban­don­na ensuite Akim et ren­tra à la ferme, où il retrou­va Fen­rir le chien. Il emme­na l’animal avec lui, et le fit courir en lui envoy­ant un bâton que le chien lui rame­nait. C’était plus fati­gant que ça n’en avait l’air, parce que Fen­rir avait bien com­pris le principe d’aller chercher le bâton et de le rap­porter, mais pas celui de le ren­dre à son pro­prié­taire, et il fal­lait se « bagar­rer » avec lui à chaque fois pour le reprendre.

C’était en par­tie pour ça que ce chien n’était défini­tive­ment pas un bon chien de chas­se, même si Gunnbjörn l’avait emmené avec eux ce matin pour qu’il puisse se dégour­dir les pattes. En par­tie seule­ment, parce que ce qui le dis­qual­i­fi­ait le plus était sa ten­dance à aller aboy­er sur les ani­maux pour leur faire la fête.

Offi­cielle­ment, cette mau­vaise édu­ca­tion était la faute des neveux et nièces de Gunnbjörn, qui avaient beau­coup trop cajolé et gâté l’animal. C’était, en tout cas, ce que Gunnbjörn cla­mait haut et fort à chaque fois que quelqu’un pointait du doigt que si son chien était impres­sion­nant et menaçant, il n’avait pas exacte­ment le com­porte­ment qu’on attendait d’un molosse appelé Fen­rir. Ensuite, en privé, lorsqu’il était seul avec lui, il le cares­sait longue­ment der­rière les oreilles et lui don­nait des frian­dis­es même lorsqu’il fai­sait des bêtises.

Après avoir marché un peu et s’être chamail­lé avec Fen­rir le chien autour de la pos­ses­sion du bâton, Gunnbjörn déci­da qu’avec sa journée, il avait bien mérité de faire une sieste. Comme à chaque fois qu’il avait chevauché un destri­er, il se sen­tait épuisé, et le thing qui venait allait prob­a­ble­ment égale­ment lui pren­dre de l’énergie.

Depuis quelques années, Gunnbjörn accor­dait beau­coup d’importance au som­meil. Un homme reposé était un guer­ri­er plus effi­cace sur le champ de bataille. Par ailleurs, et c’était ce qu’il appré­ci­ait le plus, un homme reposé était un homme reposé.

Comme le temps était encore assez clé­ment, il s’allongea en dessous d’un arbre, la tête posé sur le ven­tre de Fen­rir, une main sur ses oreilles.

— Tu ne par­ticiperas pas non plus à l’expédition, expli­qua-t-il au chien. Tu pro­tègeras le vil­lage aus­si. Et tu pren­dras soin de Siv, hein ?

Fen­rir ne répon­dit pas. Gunnbjörn déci­da que c’était parce qu’il approuvait.

***

Gunnbjörn dor­mit un bon moment, d’un som­meil tran­quille. C’était l’avantage de faire la sieste avec un chien de garde : il n’avait pas à crain­dre de se faire réveiller par un impor­tun. Si près du vil­lage, ça aurait été peu prob­a­ble, mais avec les marcheurs, on ne savait jamais. Heureuse­ment, il pou­vait compter sur Fen­rir pour le réveiller en se lev­ant bru­tale­ment si quelqu’un arrivait de trop près. Certes, après il irait ensuite aboy­er gen­ti­ment pour dire bon­jour à l’intrus plutôt que de défendre son maitre, mais la bête était au moins effi­cace pour ce qui était de le réveiller. D’autant plus que, si n’importe qui ayant eu l’occasion de côtoy­er l’animal savait qu’il était beau­coup plus affectueux que vio­lent, Fen­rir restait suff­isam­ment impres­sion­nant pour que quelqu’un ne le con­nais­sant pas y réfléchisse à deux fois avant d’approcher.

Rasséréné par ce moment de repos passé en com­pag­nie de son gros bébé, Gunnbjörn retour­na vers le vil­lage. Sans même s’en ren­dre compte, son com­porte­ment vis à vis de Fen­rir changea légère­ment lorsqu’il fut à nou­veau en présence d’autres per­son­nes : pour com­mencer, il ne l’appelait plus son « gros bébé », et lui don­nait des ordres avec une voix plus grave et vir­ile. Mal­gré le ton mar­tial, l’animal n’obéissait pas plus pour autant.

Gunnbjörn con­sta­ta que, durant sa sieste, des guer­ri­ers d’autres régions étaient arrivés. Il fut ain­si heureux de retrou­ver Ketil, un géant roux au crâne ras mais à la barbe touf­fue. Les deux hommes s’étreignirent et dis­cutèrent un moment : ils ne s’étaient pas ren­con­trés depuis plusieurs mois. Ketil venait du vil­lage de Dal­bek, situé à quelques bonnes heures en destri­er à l’ouest de Kirkjubær, et Gunnbjörn le con­sid­érait comme un guer­ri­er valeureux ain­si qu’un homme hon­nête et sym­pa­thique, ce qu’il démon­tra en s’extasiant devant la beauté de Fen­rir et en le com­pli­men­tant d’avoir autant gran­di depuis la dernière fois.

Gunnbjörn invi­ta Ketil à pour­suiv­re leur dis­cus­sion à la ferme : s’il avait retiré son armure après être revenu de bataille, il ne s’était pas changé, et por­tait tou­jours un pan­talon taché de sang. Il souhaitait donc en chang­er avant de ren­con­tr­er des jarls d’autres régions, ain­si que remet­tre la veste aux couleurs de son clan. Il expli­qua à Ketil qu’il avait égale­ment prévu de faire une tarte aux pommes, ce qui fit rire le géant roux.

— Je ne te savais pas cuisinier.

— Un homme peut avoir plusieurs talents.

Lorsqu’il arri­va dans la ferme, il présen­ta Ketil à son père mais s’étonna de ne pas voir trace de Siv.

— Elle n’est pas ren­trée ? deman­da-t-il à Gunnvald.

— Pas que je sache, répon­dit celui-ci.

Gunnbjörn fronça les sour­cils. Frey­dis et Siv devaient juste retourn­er exam­in­er un peu les corps des marcheurs et ramen­er le destri­er ; elles avaient large­ment eu le temps de le faire depuis un moment. Il com­mençait à s’inquiéter un peu.

— Tu sais, le ras­sura Ketil, il y a des gens qui aiment tir­er au flanc.

Gunnbjörn ne pou­vait pas le con­tredire sur ce point. Tout en coupant des pommes, il expli­qua cepen­dant à Ketil son inquié­tude par rap­port aux marcheurs. Il lui deman­da quelle était la sit­u­a­tion dans la région de Dalbek.

— Hon­nête­ment ? deman­da Ketil. Rien à sig­naler. Ça fait un bail qu’on n’a pas eu une men­ace sérieuse de ce point de vue. Je pense que tu ne devrais pas t’en faire. Si vous êtes tombés sur un gros groupe, tant mieux. Vous serez tran­quilles pen­dant un moment.

— Va dire ça à Lotar.

— Je suis désolé, s’excusa le rouquin. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais, soupi­ra Gunnbjörn. Dis­ons que ça n’a pas été une très bonne journée.

D’un com­mun accord, ils décidèrent de chang­er de sujet et de par­ler de choses plus légères. Cela ne dura cepen­dant pas éter­nelle­ment, et, tan­dis que Gunnbjörn met­tait sa tarte au four, la dis­cus­sion revint à ce qui le préoccupait :

— Tu as une idée de ce que va nous pro­pos­er Rag­nar, cette fois-ci ? deman­da Ketil.

Le guer­ri­er sec­oua la tête.

— Une expédi­tion au Levant ?

— Je voulais dire, un peu plus précisément.

— Non.

— J’ai cru enten­dre dire qu’il s’était mis en tête de chercher une relique.

Gunnbjörn ne put retenir un éclat de rire, qui lui val­ut un sourire amusé de Ketil.

— Tu n’as pas l’air con­va­in­cu par le bien-fondé des plans de notre roi.

— Je ferais mieux d’apprendre à ne pas trop don­ner mon avis dans les prochains jours, admit Gunnbjörn. Mais, non, je ne suis plus très ent­hou­si­aste à l’idée de laiss­er nos vil­lages sans défense et de per­dre des hommes pour des expédi­tions stu­pides qui ne nous rap­porteront au final rien d’autre que des breloques.

Le sourire de Ketil s’agrandit. C’était aus­si pour cela que Gunnbjörn l’appréciait : il fai­sait par­tie des quelques per­son­nes avec qui il pou­vait se per­me­t­tre d’être sincère pen­dant les assem­blées du thing.

— Cer­tains diraient que tu te fais trop vieux et que tu as per­du le gout pour l’aventure.

— Quelle aven­ture ? répli­qua Gunnbjörn. Je suis allé au Lev­ant, comme je suis allé au sud. C’est devenu une rou­tine plus qu’une aven­ture. Ce n’est pas comme si Rag­nar nous pro­po­sait de chercher Asgard ou d’aller explor­er les océans.

Pour être hon­nête, il n’aurait pas accueil­li avec beau­coup plus d’enthousiasme une telle expédi­tion : après tout, c’était sui­cidaire et cela reviendrait aus­si à laiss­er le vil­lage à la mer­ci des marcheurs. Mais, au moins, cela éveil­lait encore en lui quelques envies, con­traire­ment à la per­spec­tive de piller encore et tou­jours quelques vil­lages, de se bat­tre avec quelques samouraïs, puis de ren­tr­er racon­ter leurs exploits comme s’il y avait la moin­dre glo­ri­ole là-dedans.

Ce fut au tour de Ketil d’éclater de rire.

— Tu sais quoi ? renchérit Gunnbjörn. Peut-être qu’il va nous expli­quer que sa relique nous per­me­t­tra enfin de nav­iguer sans crain­dre le cour­roux des dieux.

— Non, répli­qua Ketil en sec­ouant la main. Ça fait des années qu’il n’a pas fait ce coup. Il n’en a plus besoin. Thor­mod suit ses ordres comme un chien, et les autres jarls le craig­nent trop pour le contredire.

Gunnbjörn se deman­da un moment com­bi­en de guer­ri­ers au juste partageaient leur point de vue, mais préféraient le garder pour eux parce qu’il leur sem­blait évi­dent que les autres craig­naient trop Rag­nar pour oser le con­tredire. Ce n’était sans doute pas tant que ça, cela dit. Beau­coup con­tin­u­aient à voir en Rag­nar une sorte d’incarnation divine.

— Je vais me chang­er, indi­qua-t-il plutôt. Ça m’évitera de médire.

Il ne lui fal­lut pas longtemps pour chang­er de pan­talon et enfil­er sa veste mais, lorsqu’il eut ter­miné, il trou­va Ketil en grande dis­cus­sion avec son père. Celui-ci les avait enten­dus, de loin, évo­quer des excur­sions loin­taines et n’avait pas pu s’empêcher de venir racon­ter ses vieilles his­toires. Gunnbjörn ne put s’empêcher de sourire. Quelques heures plus tôt, il avait lui-même partagé cette anec­dote à Siv. Il évi­ta cepen­dant de l’avouer : après tout, si les deux cohab­itaient main­tenant à peu près bien, il avait dû batailler pour que son père accepte la jeune femme sous son toit.

Après avoir réé­couté quelques anec­dotes que le temps passé avait légère­ment embel­lies, Gunnbjörn sor­tit sa tarte aux pommes du four. Il était peut-être temps d’aller voir un peu d’autres nou­veaux arrivants que Ketil.

Lorsqu’ils quit­tèrent la ferme et prirent la direc­tion du hall, Gunnbjörn se rap­pela qu’il n’y avait pas que des gens qu’il était heureux de revoir.

Par­mi ceux qu’il appré­ci­ait moins — un euphémisme généreux — il y avait Thor­mod, le jarl de Hort­en, un homme émacié aux cheveux gris et aux traits durs, ain­si que son fils Jorund, un colosse aux longs cheveux blonds.

Ils étaient en train de dis­cuter au milieu d’autres hommes, que Gunnbjörn ne recon­nut pas. Plus par con­ve­nance que par sym­pa­thie, il les salua tout de même à distance.

Alors qu’il pas­sait à côté d’eux, il ne put s’empêcher de not­er que cer­tains hommes en ques­tion le dévis­ageaient. Il mit d’abord ça sur le compte de sa couleur de peau, qui restait inhab­ituelle dans le Nord, mais réal­isa qu’il y avait autre chose lorsqu’un jeune blanc-bec persiffla :

— Made­moi­selle est par­tie à la cueil­lette et ramène une belle tarte.

Quelques hommes rirent tan­dis que Gunnbjörn réal­i­sait qu’il por­tait tou­jours, à la bou­ton­nière de sa veste, la fleur mauve que Siv y avait accrochée. Il songea un instant qu’il aurait peut-être dû penser à la retir­er, mais se rav­isa : l’avis de quelques idiots n’avait aucune importance.

Il se con­tenta de leur jeter un regard noir, qui fit en un instant taire les rieurs. Seul le jeune blanc-bec en ques­tion gar­dait un air bravache.

— Allez, Gunn, fit Ketil. Ça n’en vaut pas la peine.

Gunnbjörn ne le con­tred­it pas et con­tin­ua sa route, plus inter­loqué qu’outragé :

— C’était qui ? demanda-t-il.

— Tu ne con­nais pas Bard ? répli­qua Ketil. Un autre fils de Thor­mod. Pour être hon­nête, tu ne perds pas grand-chose.

— Par les dieux, il a l’air encore plus idiot que l’autre.

— Il l’est, con­fir­ma Ketil. Et pour­tant, ce n’était pas évident.

Gunnbjörn en eut rapi­de­ment la con­fir­ma­tion. Après avoir fait un aller-retour rapi­de au hall et con­staté que l’activité y était encore assez réduite, les deux hommes se séparèrent, Ketil par­tant installer une tente. Gunnbjörn, de son côté, retour­na sur la place du vil­lage, et vit avec soulage­ment arriv­er le destri­er de Frey­dis et sa remorque sur laque­lle était, pour l’heure, instal­lée Siv.

Qu’est-ce qui avait pu leur pren­dre autant de temps ? se deman­da-t-il en allant à leur ren­con­tre. Au moins, elles avaient l’air d’aller bien.

Le destri­er ralen­tit et s’arrêta devant les écuries. En face de celle-ci, les deux fils crétins de Thor­mod et quelques-uns de leurs hommes avaient com­mencé un con­cours de jet de hachettes sur le grand arbre qui se trou­vait au milieu de la place et en avait vu d’autres.

Voir deux femmes sur un destri­er devait être suff­isam­ment inhab­ituel pour eux car, une fois encore, Bard se trou­va forte­ment inspiré et ne put s’empêcher de lancer, lorsqu’elles mirent pied à terre pour détach­er la remorque :

— Quel vil­lage plein de bizarreries ! Est-ce que cette chose est un homme ou une femme ?

Gunnbjörn ser­ra le poing. La remar­que visait, claire­ment, Siv. À cause de ses par­tic­u­lar­ités, ce n’était mal­heureuse­ment pas la pre­mière fois qu’elle était con­fron­tée à ce genre de sit­u­a­tions, et elle bais­sa les yeux sans oser répondre.

À cause du rap­port com­pliqué entre Siv et Frey­dis, Gunnbjörn s’attendait à moitié à ce que cette dernière rajoute une petite plaisan­terie de son cru, voire révèle des détails intimes sur la servante.

À la place, elle attra­pa sa grande hache qui était tou­jours attachée à son destri­er et s’approcha du blond avec un air menaçant.

— Elle s’appelle Blod­sug­are, dit-elle. Tu veux faire con­nais­sance avec elle ? Elle a déjà eu sa dose de sang aujourd’hui, mais elle n’est jamais rassasiée.

Voilà qui pre­nait Gunnbjörn au dépourvu. Il ne s’était pas atten­du à ce que les choses escaladent aus­si vite. Vis­i­ble­ment, Frey­dis avait pris la remar­que pour elle. En face d’elle, l’air ter­ri­fié du blondinet sem­blait indi­quer que lui non plus ne s’était pas atten­du à pareille réaction.

Son grand frère déci­da d’intervenir. Con­traire­ment au plus jeune fils de Thor­mod, il avait déjà eu l’occasion de côtoy­er Freydis.

— Du calme. Ce n’était pas de toi qu’il par­lait. Hein, Bard ?

Bard approu­va d’un petit couine­ment, mais ce n’était claire­ment pas le bon jour pour faire face à Frey­dis. Non pas qu’il exis­tait de bons jours pour cela.

— Ce n’était pas à toi que je par­lais non plus, Jorund. Mais si tu veux aus­si faire con­nais­sance avec Blod­sug­are, ça peut s’arranger.

Gunnbjörn ne savait pas quoi faire. D’un côté, il avait envie de soutenir Frey­dis, d’autant plus qu’à la base, c’était Siv qui avait été insultée ; de l’autre, il lui sem­blait qu’engager un com­bat à mort avec des fils d’un jarl avec lequel les rela­tions étaient déjà moyennes n’était pas la meilleure manière d’entamer cette assem­blée du thing.

— Hé ? Est-ce que quelqu’un pour­rait m’aider ?

Tous les regards se tournèrent vers Siv. Elle avait détaché la remorque, et entre­pre­nait de la tir­er dans les écuries. Lorsqu’elle était vide, c’était une lourde tâche pour quelqu’un de solide­ment bâti. Comme, pour l’heure, la remorque sup­por­t­ait égale­ment le poids d’un destri­er recou­vert d’une bâche blanche, et que Siv ne fai­sait pas par­tie des per­son­nes les plus mus­clées du vil­lage, il était évi­dent qu’elle ne pour­rait accom­plir cette tâche seule.

Gunnbjörn sauta sur l’occasion pour éviter un bain de sang.

— Allez, viens, fit-il à Frey­dis. On a du boulot.

La guer­rière jeta un dernier regard à Bard, puis abais­sa sa hache et alla aider à pouss­er la remorque.

— Je pense qu’il vaudrait mieux fer­mer les portes, com­men­ta Siv à voix basse tan­dis qu’ils entraient dans l’écurie.

Le bâti­ment était muni de deux lour­des portes bat­tantes en bois qui, d’ordinaire, restaient tou­jours ouvertes. Étant don­né les cir­con­stances, Gunnbjörn jugea qu’il était effec­tive­ment préférable d’avoir un peu d’intimité, et alla les repouss­er avant de plac­er l’épaisse barre de bois qui per­me­t­tait de les main­tenir verrouillées.

— C’est qui, ce gars ? deman­da Freydis.

— Bard, fils de Thormod.

— Oh. C’est pour ça que Jorund est venu se mêler de l’affaire.

Elle ne sem­blait pas spé­ciale­ment affec­tée par l’altercation.

— Mer­ci, fit Siv.

Frey­dis se tour­na vers elle avec un regard interrogateur.

— De m’avoir défendue.

— Je croy­ais qu’il par­lait de moi, répli­qua Frey­dis, con­fir­mant la sus­pi­cion de Gunnbjörn.

Il y eut un moment de silence, aus­si le guer­ri­er se dit qu’il pou­vait deman­der tout de suite :

— Ça s’est bien passé ?

— Oh, oui. Mis à part que ton abominable…

Elle se tour­na vers Siv, cher­chant un mot désoblig­eant pour la désigner.

— … poulpe, finit-elle par choisir, m’a cassé les oreilles avec ses élu­cubra­tions per­vers­es, mais, tu me con­nais, je suis un océan de tolérance.

Il y eut un nou­veau moment de silence tan­dis que Siv lev­ait les yeux au ciel et que Gunnbjörn ter­mi­nait d’analyser ce qu’il avait entendu.

— « Poulpe » ? deman­da-t-il, un peu incrédule.

— Une sorte de ser­pent mon­strueux venu des pro­fondeurs, expli­qua Freydis.

— Si j’étais véri­ta­ble­ment per­verse, nota Siv, je deman­derai bien en quoi un poulpe est une sorte de serpent.

— Il a des appen­dices ser­pentins, répli­qua Frey­dis. Et je voulais faire court. Pas ma meilleure métaphore, je dois l’admettre.

— Et, pour com­pléter, ajou­ta Siv, je tiens à pré­cis­er que mes « élu­cubra­tions per­vers­es » ne con­sis­taient qu’à sug­gér­er des méth­odes pra­tiques de trans­porter cet engin.

Elle tira le drap qui recou­vrait le défunt destri­er de Lotar. Gunnbjörn ne com­pre­nait pas trop l’objectif de le ramen­er : d’ordinaire, à la mort de leur maitre, on lais­sait les machines retourn­er à la terre.

De son côté, Frey­dis pous­sa un soupir.

— Par les dieux, j’ai trop enten­du cette langue de vipère argu­menter avec moi. Bref. Après, on a exam­iné un peu les corps des marcheurs, et on a cher­ché à voir d’où ils pou­vaient bien venir. On a suivi leur traces un moment. Ils ne venaient pas du sud.

Elle s’arrêta un instant, pour faire plan­er le suspens.

— Ils venaient du nord, assé­na-t-elle. Des mon­tagnes du Niflheim.

Si Frey­dis espérait une réac­tion de Gunnbjörn, elle en fut pour ses frais. Celui-ci enreg­is­tra l’information en silence. Ça n’avait pas de sens. Il n’y avait pour ain­si dire rien dans ces mon­tagnes gelées. Et les marcheurs étaient orig­i­naires du sud. Ils auraient dû faire un détour con­sid­érable pour pass­er par ces mon­tagnes, et auraient, par con­séquent, dû avoir des corps beau­coup plus décomposés.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-il.

— On a remon­té leur piste assez loin. C’était la direction.

— Et ils avaient des traces d’engelures, ajou­ta Siv. Ils avaient été dans des endroits glaciaux.

Frey­dis pous­sa un soupir dédaigneux.

— Apparem­ment, ta vipère asgar­di­enne n’est pas juste experte des destri­ers, mais a aus­si des con­nais­sances médicales.

— Il me sem­blait pour­tant que vous étiez d’accord sur le con­stat ? protes­ta Siv.

— Oui, admit Frey­dis, ils venaient du froid. T’aurais juste pu me laiss­er le dire.

Gunnbjörn leva la main, espérant inter­rompre cette chamail­lerie qui ne lui sem­blait pas exacte­ment le plus important.

— Je ne sais pas quoi con­clure de tout ça.

— Peut-être que si on doit vrai­ment faire une expédi­tion, on ferait mieux de la faire là-bas ? sug­géra Freydis.

Gunnbjörn sec­oua la tête, et racon­ta briève­ment le résul­tat de sa dis­cus­sion avec Harald.

— Donc, à moins qu’il n’y ait au Nifl­heim une « relique » qui intéresse Rag­nar, je pense que l’expédition se fera vers le Levant.

— Pour être hon­nête, admit Frey­dis, je m’y attendais un peu. Tant pis. Je crois que j’ai besoin de boire et éventuelle­ment d’une bonne rixe avec des trous du cul.

Elle avait un large sourire en sor­tant sa dernière phrase, et com­mençait à se diriger vers la porte. Gunnbjörn jugea bon de calmer un peu ses ardeurs belliqueuses.

— Ne cède pas aux provo­ca­tions du clan Thor­mod. Je suis sûr qu’ils n’attendent que ça, his­toire d’avoir une bonne rai­son de relancer une guerre intestine.

Frey­dis se grat­ta le vis­age, l’air songeuse.

— Peut-être qu’on devrait leur don­ner exacte­ment ce qu’ils veulent.

Gunnbjörn pous­sa un soupir.

— Quand je pense que, tout à l’heure, je me fai­sais la réflex­ion que tu avais muri et que tu savais main­tenant faire preuve de sagesse.

Frey­dis écla­ta de rire.

— Je ne sais pas pourquoi tu t’es imag­iné un truc pareil.

Elle par­tit, lais­sant Gunnbjörn et Siv en tête à tête.

— De mon côté, annonça cette dernière, je crois que je préfèr­erais autant me tenir à l’écart de la fête, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Non, répon­dit Gunnbjörn. Fais comme tu veux.

Pour être hon­nête, il pen­sait que c’était mieux comme cela, même s’il se retint de le dire, parce que la jeune femme n’aurait pas avoir à rester à l’écart juste à cause de ce qu’elle était.

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A propos Lizzie Crowdagger

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