Lizzie Crowdagger

Dykes VS Bastards

— Lâchez-moi ! cria Cassandra. Je n’ai rien fait.

Les mains menottées derrière le dos, ses pieds traînaient sur le sol tandis que deux policiers de la Brigade Anti Criminalité la tiraient vers une camionnette. Autour d’elle se trouvaient d’autres flics en tenue anti-émeute. CRS ? Gardes Mobiles ? se demanda-t-elle. Elle ne se rappelait jamais comment les distinguer. Il y avait une histoire de couleurs différentes sur leur casque, non ?

— Avance, sale pute ! lui intima un policier.

— Lâchez-la ! Lâchez-la ! criaient des manifestants.

Il dut y avoir un quiproquo, car les CRS (ou les Gardes Mobiles), lâchèrent, non pas Cassandra, mais une volée de gaz lacrymogène qui dispersa la plupart des manifestants. Une grenade assourdissante acheva d’écarter ceux qui essayaient encore d’empêcher l’arrestation de la jeune femme. Ou était-ce une grenade de désencerlement ? La détonation était assourdissante, en tout cas. Cassandra se promit, à l’avenir, de se renseigner un peu plus sur le matériel de répression policière. Pour l’heure, ça n’avait pas grande importance.

— Je n’ai rien fait ! répéta-t-elle.

Un baqueux au crâne luisant lui jeta un regard mauvais.

— Si t’es pacifiste, pourquoi t’as le visage masqué ?

Cassandra chercha un moment, mais ne trouva pas de réponse susceptible de convenir au policier. Celui-ci ne lui avait pas lu ses droits, mais elle avait vu suffisamment de séries américaines pour avoir intégré que tout ce qu’elle dirait pourrait et serait retenu contre elle. Elle décida donc de garder le silence.

***

À deux rues de là, une Porsche 911 Carrera était garée le long du trottoir, inconsciente de la menace qui planait sur elle. En effet, un homme au visage masqué de noir était présentement en train de l’arroser d’essence, dans le but évident de mettre le feu à un symbole de la bourgeoisie.

— Stop ! Stop ! cria une jeune femme.

Haletante, elle rejoignit l’homme au pas de course et s’interposa entre lui et la voiture.

— C’est la mienne, expliqua-t-elle.

L’homme l’examina un instant. Elle portait un costume-cravate qu’il associait avec les propriétaires habituels de ces véhicules, du moins lorsqu’ils étaient de genre masculin, mais elle avait également les cheveux roses et des Dr Martens de la même couleur. Quelque peu déconcerté par la situation, il se contenta de demander :

— Vraiment ?

La jeune femme fouilla un instant dans le sac qu’elle avait en bandoulière.

— Ben, j’ai été preums à la revendiquer, non ? demanda-t-elle finalement.

Après quoi, elle sortit une clé à molette de son sac et explosa la vitre conducteur de la voiture.

***

Le policier força Cassandra à s’assoir sur le banc à l’intérieur de la fourgonnette, pendant qu’un autre avait attrapé son sac à main et commençait à le fouiller.

— Alors, voyons ton visage…

Cassandra ne comprenait pas cette obsession sur le bandana panthère violet qu’elle avait mis sur son nez pour se protéger un peu des gaz lacrymogènes. Après tout, elle avait aussi des gants en dentelle noire qui lui permettaient de ne pas laisser d’empreintes digitales, et ça n’avait l’air de choquer personne. Néanmoins, elle ne broncha pas lorsque le policier lui arracha le bandana.

Celui-ci dévisagea la jeune femme, et eut un air lubrique en regardant sa jupe courte et ses chaussures à talons. Évidemment, songea Cassandra. La plupart des hommes sont des porcs, mais les policiers encore plus que les autres.

— Je n’ai vraiment rien fait, vous savez.

Elle n’espérait pas convaincre son interlocuteur, mais sa remarque eut au moins le mérite de le pousser à la regarder à nouveau dans les yeux. Il n’y avait pas de petites victoires.

— Ben voyons.

— Je vous jure.

Elle était honnête, en plus. Presque honnête, en tout cas. Elle avait été on ne peut plus pacifique tout le long de la manifestation. Elle n’avait rien jeté sur les forces de l’ordre, ne les avait même pas bousculées, et elle n’avait rien, non plus, d’incriminant dans son sac à main, dans lequel l’autre agent était toujours en train de fouiller. Il était donc tout à fait vrai qu’elle n’avait rien fait.

Du moins, ce jour-là. Si Cassandra faisait bien attention à rester dans les clous de la loi depuis quelque temps, c’était en bonne partie parce qu’elle était toujours soupçonnée d’être impliquée dans les meurtres, entre autres, d’un commissaire de police et d’un secrétaire du conseil vampirique. Elle n’arrivait pas vraiment à en tenir rigueur aux forces de l’ordre pour ça : après tout, elle avait achevé le premier d’une décharge de fusil à pompe et activé le détonateur de la bombe qui avait tué le second.

— Hé, chef, c’est intéressant, ça.

La remarque provenait du policier qui fouillait dans son sac à main. Il tenait la carte d’identité de Cassandra et la tendait à son collègue. La jeune femme lâcha un soupir. Voilà que les emmerdes allaient vraiment commencer.

Le chef examina la carte d’identité et arbora un air goguenard, puis se tourna vers Cassandra.

— T’es un mec, en fait ? demanda-t-il.

Cassandra leva les yeux au ciel, mais prit sur elle pour rester calme et courtoise.

— Vos lacrymogènes ont dû vous piquer les yeux. Est-ce que j’ai l’air d’un homme ? Je suis une femme trans. Et pour information, sans vouloir vous apprendre votre métier, je vous signale que la discrimination selon l’identité sexuelle est condamnée. Maintenant, je ne suis personnellement pas très heureuse du terme…

Elle ne termina pas sa tirade, car les deux policiers présents dans le fourgon avec elle avaient éclaté de rire.

— Tu sais ce que les gars font aux « femmes » comme toi, en prison ?

Les guillemets méprisants étaient audibles dans sa voix, mais Cassandra ne releva pas. Après tout, c’était peut-être mieux que les policiers l’attaquent sur sa transidentité : ça voulait dire que son nom ne leur disait rien et qu’ils ne savaient pas encore qu’elle était soupçonnée de complicité dans le meurtre d’un de leur collègue. Ils l’apprendraient de toute façon à un moment ou à un autre, mais elle préférerait que ce ne soit pas quand elle avait les mains menottées dans le dos et les yeux encore rougis par la lacrymo.

— Je n’ai rien fait, se contenta-t-elle de dire.

Ça n’avait rien d’original : elle l’avait déjà répété. Et, une fois encore, cela n’eut pas l’air de convaincre ses interlocuteurs.

***

Shade approcha son chariot de la caisse du Brico Dépôt, et présenta ses achats du jour : une masse, une hache, une scie circulaire qui fonctionnait sur batterie, un marteau et un pistolet à clou qui utilisait des cartouches à poudre. Elle salua la caissière d’un geste de la tête et lui tendit des billets, avant de faire un petit sourire à la caméra de surveillance.

Shade ne pouvait pas parler. D’abord parce qu’elle était de nationalité américaine et qu’elle détestait s’abaisser à parler français, mais aussi et surtout parce qu’elle n’était pas dans son état normal. Shade était, en effet, une louve-garou. La plupart des jeunes loups-garous peinait à contrôler leur transformation, mais Shade n’était plus vraiment jeune. Si son apparence physique était, la plupart du temps, celle d’une femme noire aux cheveux longs d’une cinquantaine d’années, elle avait entre trois et quatre fois plus d’expérience au compteur. Ce qui lui permettait, présentement, d’avoir fait sortir ses poils lupins uniquement sur le bas du visage, donnant l’apparence d’une barbe, tandis que ceux sur le haut de sa tête (qui s’appelaient « cheveux » sous sa forme humaine) avaient considérablement diminué de taille. Le processus altérait aussi la forme de son visage, ce qui avait ses intérêts pour la vidéosurveillance mais rendait l’articulation humaine délicate.

Heureusement, la caissière ne lui posa pas de question et se contenta de lui tendre son ticket, que Shade attrapa avec un grognement censé faire office de remerciement. Après quoi, elle récupéra ses achats et se dirigea vers la sortie.

Jusque-là, tout s’était bien déroulé. Malheureusement, ce n’était que la partie la plus facile du plan.

***

Assise au volant de la Porsche, Sigkill avait sorti un micro ordinateur portable qu’elle tenait sur ses genoux, et sur lequel elle avait branché un émetteur infrarouge USB. Elle trouvait qu’elle aurait pianoter sur le clavier pendant que des messages cryptiques s’affichaient à l’écran, mais elle s’était contentée d’exécuter un des programmes qu’elle avait récupérés sur son disque dur au cas où il lui servirait un jour. Maintenant, elle attendait juste que ça fonctionne. Ça ne lui semblait pas très approprié.

— Tu sais, fit le pyromane amateur, les voitures modernes ne peuvent plus être démarrées au fil.

Il était obligé de crier à cause de l’alarme de la Porsche, qui commençait d’ailleurs à irriter les tympans de Sigkill. La jeune femme s’apprêta à lui jeter le regard dédaigneux qu’elle réservait aux utilisateurs de Windows ou aux personnes incapables de recompiler leur propre noyau, mais elle réalisa qu’il n’était pas tourné vers elle, puisqu’il scrutait à la place l’arrivée de forces de l’ordre. Il n’avait donc pas remarqué qu’elle n’était pas exactement en train de tripatouiller les fils de la voiture.

L’alarme s’arrêta et le moteur démarra. Sur l’écran de l’ordinateur, aucun message particulier n’était affiché : le processus s’était juste terminé, et le prompt du terminal attendait la prochaine commande. Vraiment pas approprié. Pour la prochaine fois, il faudrait que Sigkill pense à patcher le programme pour y ajouter une animation qui fasse hackeuse professionnelle hollywoodienne.

— Tu ne m’as jamais vue, d’accord ? fit-elle à l’homme.

Il la regarda d’un air éberlué lorsque la voiture se mit en branle.

***

Cassandra entendit des coups sur la carrosserie de la fourgonnette, puis de nouvelles détonations. Pétards ? Grenades ? De l’intérieur, c’était dur à dire. La diversion était néanmoins bienvenue. Depuis qu’ils avaient compris qu’elle était transsexuelle, les deux policiers s’étaient révélés plus que pénibles, faisant tout leur possible pour se montrer à la hauteur du slogan All Cops Are Bastards.

Il y eut ensuite des cris, de nouveaux coups sur la carrosserie, puis trois nouveaux hommes montèrent à leur tour à l’arrière du fourgon. Deux autres grimpèrent à l’avant, et Cassandra comprit que l’heure du départ était venue. Ce qui voulait dire qu’elle serait bientôt dans un commissariat, et que ses emmerdes n’allaient qu’empirer.

— Vous partez déjà ? demanda-t-elle innocemment. Ça n’a pas l’air vraiment terminé, dehors.

— On va déjà t’emmener au chaud, répliqua un des hommes. On reviendra après pour tes copains gauchos.

— Ou tes potes dégénérés, ajouta un policier.

C’était celui qui avait fouillé son sac à main et découvert que le sexe mentionné sur sa carte d’identité ne correspondait pas à son genre. Il avait l’air très fier de sa trouvaille.

Cassandra lui jeta un regard mauvais, puis se souvint que cela pouvait être considéré comme un outrage à agent. Elle regardait ses pieds lorsque le fourgon démarra, sirènes hurlantes.

***

Shade attendait, anxieuse, sur le parking de Brico Dépôt. Elle avait repris son apparence normale : celle qu’elle avait montrée dans le magasin lui demandait trop d’efforts et se révélait vite douloureuse. Elle avait aussi renfilé le blouson en jean qu’elle avait retiré en entrant faire ses courses. Elle craignait cependant que quelqu’un ne finisse par la remarquer, ce qui aurait réduit ses efforts de déguisement à néant.

Elle fut donc soulagée lorsqu’une Porsche s’arrêta juste devant elle.

— Bon choix, fit elle en américain.

Shade mit ses achats sur le siège arrière, pendant que Sigkill entreprenait de se décaler sur le siège passager.

— J’ai fait un geste citoyen. Un type voulait la brûler.

Shade s’installa derrière le volant, et jeta un regard mauvais au levier de vitesse. Même si elle vivait en France depuis un bon moment, elle détestait les boîtes manuelles presque autant que parler français. Elle parvint néanmoins à faire s’élancer la voiture sans trop de difficulté.

— Il avait bien raison. Est-ce qu’un jour les attardés européens vont maîtriser la technologie suffisante pour foutre des transmissions automatiques ? Ou est-ce que c’est une autre de vos conneries d’exception culturelle, comme le fromage qui pue ou les choucroutes moisies ?

— Ils sont en train de bouger, indiqua Sigkill.

Shade mit un instant à comprendre qu’elle ne parlait pas des positions de l’industrie automobile sur les boîtes de vitesse, mais des policiers qui détenaient Cassandra.

— Fuck a duck, jura-t-elle en écrasant l’accélérateur.

***

Au sud de Lille, le camion citerne avançait doucement. Perchée sur le siège passager, Morgue éprouvait un certain plaisir à regarder les voitures de haut. Elle avait le visage masqué par une capuche, des lunettes de soleil, et un foulard qui ne couvrait présentement pas sa bouche car elle l’avait baissé pour pouvoir fumer.

Le lecteur CD passait « Motivés » de Zebda. Morgue n’appréciait pas véritablement les choix musicaux de sa conductrice, mais elle était trop heureuse d’avoir réussi à trouver un poids lourd dans un délai aussi court pour se permettre de la critiquer.

C’était Fabienne qui était derrière le volant, une femme corpulente aux cheveux courts d’une quarantaine d’années, ouvertement lesbienne, moins ouvertement louve-garou.

— Tu fumes, constata-t-elle.

Morgue regarda sa cigarette d’un air interrogatif. Elle savait que Fabienne était, comme elle, accro à la nicotine, et n’avait pas pensé que ce serait un problème de s’en griller une dans la cabine du camion de sa pote.

— Tu veux que je l’éteigne ? demanda-t-elle.

— Non, je veux dire, ta peau fume.

Morgue haussa les épaules. Effectivement, la surface de peau qu’elle avait exposée à la lumière du jour pour pouvoir s’allumer une cigarette commençait à brûler.

— Ben, je suis une vampire, et il fait jour.

— Ce n’est pas préoccupant ?

— Il y a deux types de vampires, répliqua Morgue. Ceux qui se plaignent de ne plus jamais pouvoir voir la lumière du jour et ne veulent surtout pas exposer leur peau délicate au soleil, et ceux, comme moi, qui ont…

— Des pulsions masochistes ?

— J’allais dire des cojones. Mais ouais, ça aussi, je suppose.

Fabienne garda le silence quelques instants, le temps de tourner à gauche, manœuvre un peu délicate avec un poids lourd.

— Des cojones ? demanda-t-elle après.

— Huevos. Bollocks. Balls. Burnes. Couilles.

— Vous n’êtes pas censées être un groupe de lesbiennes féministes ?

Morgue hésita quelques instants avant de répondre.

— Je pense pas, finit-elle par dire. Tu sais ce qu’on dit. Le féminisme n’a jamais tué personne. On rentre pas vraiment dans la catégorie.

— Je pensais que vous étiez juste une association culturelle, maintenant.

— J’irais pas jusque là. On fait profil bas en ce moment, c’est tout.

Fabienne hocha la tête, pendant que dans les enceintes Zebda commençait à entonner « Tomber la chemise ». Morgue serra les dents pour ne pas faire de remarque désagréable.

— Ce qu’on fait là, fit Fabienne, ça rentre vraiment dans la case « faire profil bas » ?

— C’est une version un peu fluide du profil bas. On fait juste une exfiltration dans le feutré.

Le téléphone de Morgue se mit à sonner. Elle décrocha. C’était Sigkill.

— Vous en êtes où ? demanda celle-ci.

À sa voix, elle semblait un peu paniquée. Les choses ne se déroulaient peut-être pas comme prévu.

— Presque en position.

— Bien. Ouf. Ils ont bougé plus vite qu’on s’y attendait.

Sigkill raccrocha, et Morgue rangea son téléphone.

— Un problème ? demanda Fabienne.

— Non. Au contraire. On ne va pas devoir poireauter une heure.

***

Shade conduisait la Porsche aussi vite qu’elle le pouvait. À côté d’elle, Sigkill avait raccroché le téléphone.

— Elles sont presque en place, lui indiqua-t-elle.

Elle brancha son téléphone à son ordinateur et se mit à pianoter sur le clavier.

— Je vais envoyer les keufs au bon endroit.

Elle continua à pianoter sur l’ordinateur, puis prit une inspiration et parla dans son téléphone :

— Poste de commandement à toutes les unités. Camionnette en panne bloque la circulation rue de Marquillies au niveau rue Jules Verne. Pour accès au commissariat, emprunter côté ouest.

Après quoi, elle se tourna vers Shade.

— Comment j’étais ? demanda-t-elle.

— On va bien voir. Ils se déroutent ou pas ?

Sigkill changea de fenêtre pour afficher la position que relayait le GPS du téléphone de Cassandra.

— Allez, allez, allez…

Shade grilla un feu rouge et manqua de se faire tamponner par un quatre-quatre, qui exprima son mécontentement à gros coups de klaxon. Elle devait rouler vite, mais elle arriverait dans les temps. À condition que le fourgon qui transportait Cassandra gobe le faux message que venait d’envoyer Sigkill.

— Yes ! s’exclama celle-ci.

Shade soupira de soulagement. Jusqu’ici, malgré les écarts avec ce qu’elle avait prévu, tout se déroulait à peu près correctement. Il n’y avait plus qu’à espérer que Fabienne ne se dégonfle pas.

***

Dans le fourgon de police, les policiers s’étaient mis à raconter leurs exploits virils. Cela avait un peu soulagé Cassandra : au moins, pendant ce temps-là, ils lui avaient foutu la paix.

Ensuite, à sa grande surprise, elle avait entendu la voix de Sigkill dans la radio à l’avant. Ce qui ne pouvait vouloir dire qu’une chose : que ses amies avaient l’intention de l’extraire de là. Cela paraissait un peu farfelu, vu qu’elle n’avait rien fait qui permettait la moindre condamnation. Vu le niveau des boulets qu’elle avait en face d’elle, la garde à vue s’annonçait pénible, mais ça n’aurait pas été sa première.

— Dites, fit-elle, j’ai une question à vous poser.

— Ta gueule, salope, répondit l’un d’entre eux.

Cassandra persévéra néanmoins :

— Ça ne vous pose pas de problème ? À aucun d’entre vous ? Ni d’aller tabasser des manifestants qui ne cherchent qu’à défendre leurs droits ? Ni le sexisme, ni la transphobie de vos collègues ?

Il y eut un moment de silence, puis les policiers éclatèrent de rire. Cassandra prit cela pour un « non ».

— Bien, fit-elle en souriant. Ça me paraissait honnête de vous donner une chance.

Elle entendit ensuite un crissement de pneus, le conducteur qui criait, puis il y eut un choc brutal et le fourgon partit en tonneaux.

***

Morgue regarda le fourgon rouler et n’attendit pas que Fabienne ait immobilisé son poids lourd pour en sauter. Elle se réceptionna sur ses pieds d’un geste gracile, puis prit quelques instants pour analyser la situation. Le fourgon gisait sur le côté, ce qui lui donnait un peu de temps avant que les policiers ne reprennent leurs esprits. Il y avait juste à espérer que Cassandra n’ait pas trop morflé pendant le crash.

Le souci était que Morgue n’avait pas d’armes : le plan de Shade impliquait d’utiliser d’autres méthodes pour se débarrasser de la flicaille. Mais où était la louve-garou ?

Morgue fut soulagée en entendant la Porsche approcher, puis s’immobiliser dans un dérapage. Morgue s’approcha du côté droit du véhicule, et Sigkill lui tendit une masse et une hache.

Morgue attrapa les outils avec un grand sourire. Ces derniers temps, elle avait privilégié les pistolets semi-automatiques, mais un retour à une façon de faire un peu plus médiévale n’avait rien pour lui déplaire.

***

Cassandra ignora la douleur qu’elle avait à la tête et entreprit à la place de faire passer ses mains menottées à l’avant. Sa position, allongée par terre sur un côté du fourgon, n’aidait pas vraiment les choses, mais elle parvint à se contorsionner suffisamment pour faire passer ses jambes entre ses mains. Elle dut forcer un peu et se faire encore plus mal aux poignets que ce que les menottes trop serrées avaient déjà causé, mais elle avait réussi à avoir plus de liberté d’action alors que les policiers autour d’elle n’étaient encore qu’en train de récupérer leurs esprits.

Elle parvint à se lever, mais un policier l’attrapa par la jambe. Elle lui envoya un coup de pied dans la tête pour se dégager. Elle se précipita vers la porte du fourgon mais, alors qu’elle la déverrouillait, un autre policier parvint à la faire tomber par terre, face contre sol.

Elle reçut un violent coup à l’arrière de la tête et répliqua d’un coup de coude. Elle parvint à se retourner et bloqua un coup de matraque avec son avant-bras, puis réussit avec un geste agile de sa jambe à faire chuter le grand chauve qui lui tapait dessus.

Elle réussit à se mettre à genoux sur lui, et passa ses mains menottées au-dessus de sa tête, puis tira en arrière. La chaîne des menottes étrangla le policier, qui émit un gargouillement grotesque.

Le répit ne fut cependant que de courte durée : Cassandra était, pour l’heure, seule à l’arrière avec cinq hommes, et les quatre autres étaient déterminés à lui faire lâcher prise. Ils ne s’y prirent cependant pas avec une grande intelligence, puisque deux d’entre eux la tirèrent en arrière, ce qui ne fit qu’empêcher encore plus leur collègue de respirer. Un troisième homme lui envoya un violent coup de matraque sur l’épaule, qui aurait pu lui faire lâcher prise si elle n’avait pas été tirée en arrière. Le quatrième, quant à lui, s’écroula au sol, une hache plantée dans la tête.

Cassandra arbora un grand sourire. Visiblement, elle n’était plus seule face aux policiers.

***

Le conducteur du fourgon parvint à s’extraire du véhicule en grimpant par la porte conducteur, et fit face à Shade en sortant un pistolet semi-automatique. Celle-ci avait espéré que les flics n’auraient eu à leur disposition que du matériel anti-émeute, mais cela ne changea pas grand-chose. Le policier n’eut en effet pas le temps de tirer, car Shade, plus rapide, avait visé avec le pistolet à clous et lui en avait planté un en plein œil. L’homme lâcha son arme dans un cri de douleur et retomba à l’intérieur du camion.

Shade profita du répit pour tendre son pistolet à clous à Sigkill et l’échangea contre la scie circulaire. Elle entreprit ensuite, à son tour, de grimper vers la portière conducteur pour s’engouffrer dans la camionnette.

***

Il y eut un moment de stupeur lorsque Morgue entra à l’arrière du fourgon. Elle en profita pour donner un violent coup de masse au flic qui avait matraqué Cassandra, mais parut un peu déçue du résultat. La masse était un peu trop grande pour être maniée confortablement dans un espace clos. Morgue décida donc de se rabattre vers la hache, qui gisait toujours là où elle l’avait lancée.

Pendant ce temps, Cassandra attrapa le menton du flic qu’elle étranglait avec ses menottes, et qui se débattait toujours. Elle tira d’un coup sec et entendit un craquement, et le policier arrêta de bouger. Elle se tourna pour regarder où en était son amante.

Morgue dut forcer pour dégager la hache du crâne, et un des deux policiers qui tenaient encore debout en profita pour lui tirer dessus avec un flashball, qui lui flingua ses lunettes de soleil. Visiblement irritée, Morgue le repoussa de sa main libre contre l’arrière de la camionnette, puis se servit de sa hache pour lui arracher le lanceur de balles de défense, ainsi qu’une partie de l’avant-bras au passage. Le coup suivant lui ouvrit la gorge et le policier s’écroula, mort.

À l’avant du camion, Cassandra entendit un bruit métallique strident et des hurlements. Elle ne s’en préoccupa pas et regarda plutôt le dernier policier qui se tenait toujours debout. Celui-ci avait sorti un pistolet qu’il braquait sur Morgue.

— Ne bougez plus ! ordonna-t-il.

Sa voix semblait peu assurée. En face de lui, Morgue retira ses lunettes de soleil abîmées, puis son foulard, et lui fit un sourire dévoilant ses canines de vampires.

— Fais gaffe, lui dit-elle. Tu pourrais te blesser.

Il y eut une détonation qui provenait de derrière Cassandra et le policier hurla, la main transpercée par un clou. Son pistolet tomba au sol, et la hache de Morgue se planta dans son crâne.

Cassandra se retourna pour voir qui avait tiré et eut la suprise de voir que c’était son amie Sigkill.

— Je croyais que tu détestais la violence ? lui demanda-t-elle.

Sigkill réajusta son nœud de cravate et lui fit un petit sourire.

— La violence, c’est avec des armes. Avec des outils, je vois plus ça comme du bricolage.

Le seul policier encore vivant était celui qui s’était pris un coup de masse. Allongé sur le sol, il montrait ses mains.

— Ne me tuez pas, implora-t-il. J’ai une famille.

Morgue le regarda, étonnée.

— Si je comptais laisser des témoins, répliqua-t-elle, pourquoi j’aurais montré mon visage ?

— Laisse-le-moi, fit Cassandra.

Elle ramassa le flashball, puis décrocha la main coupée qui le tenait toujours. Elle s’approcha du policier survivant. C’était celui qui avait trouvé sa carte d’identité et avait été tout fier de montrer à ses connards de collègue que son état-civil ne correspondait pas à son apparence.

Elle plaça le canon de l’arme sur le visage du policier.

— T’inquiète pas. Il paraît que ces merdes sont non létales.

Elle allait appuyer sur la détente, mais Sigkill lui fit un grand geste avec ses mains.

— Arrête ! Ça ne fait pas partie du plan !

Cassandra haussa les épaules et écarta l’arme, un peu déçue.

— C’est ton jour de chance, fit-elle au policier.

À l’avant du camion, les bruits s’étaient arrêtés, et Shade fit un peu de gymnastique pour rejoindre ses amies à l’arrière. Elle aperçut le policier toujours vivant, et tendit sa scie électrique à Cassandra.

— Il faut que ça fasse bricolage, lui dit-elle. Je t’expliquerai plus tard.

Cassandra attrapa la scie avec un sourire sadique, puis se tourna à nouveau vers le policier, qui la regardait avec un air horrifié.

— Tu sais, demanda-t-elle, dans les films, quand quelqu’un croit que c’est son jour de chance ? Ça ne se termine jamais bien pour lui.

***

À l’extérieur de la fourgonnette, Shade attendait que Cassandra récupère tout ce qui pouvait l’identifier et que Morgue se protège à nouveau de la lumière du jour. Elle était plutôt satisfaite de la façon dont les choses s’étaient déroulées. Lorsque Cassandra avait été arrêtée, et lorsque Morgue lui avait appris qu’elle avait un revolver sur elle, elle avait dû trouver un plan en quatrième vitesse.

Elle avait eu cette idée de se fournir dans un magasin de bricolage en modifiant son apparence pour qu’on ne puisse pas les identifier. Les policiers chercheraient un homme, ou un groupe d’hommes. Leur petit groupe de lesbiennes ne serait donc pas inquiété. Elle avait craint à un moment que les policiers aient eu le temps de communiquer l’identité de Cassandra, mais heureusement ils avaient préféré faire des blagues misogynes et transphobes.

Shade s’approcha de Fabienne, qui avait ouvert les vannes de sa citerne d’essence. Ce n’était pas le bon moment pour s’allumer une cigarette.

— Tu es au clair sur ce que tu dois raconter à la police ?

— Je me suis fait braquer par un type cagoulé. Je n’ai rien pu faire, il avait une arme. J’ai bien été obligée de conduire le camion. Il m’a foutu une cagoule sur la gueule et m’a relâchée. Quand j’ai vu l’explosion, j’ai accouru, en espérant que ce n’était pas le mien qui brûlait.

Shade hocha la tête, satisfaite.

— Tu penses que ça va exploser ? demanda-t-elle.

Fabienne regarda la quantité d’essence qui se déversait de la citerne et se répandait vers le fourgon.

— Je serais déçue dans le cas contraire.

— Ça t’embête pas, pour ton camion ?

— C’est celui de mon patron. Je pouvais pas me foutre en grève parce que je suis encore en période d’essai, disons que c’est ma façon de participer au mouvement.

— D’accord. Tu devrais y aller. On s’occupe du reste.

Fabienne lui fit un petit signe de tête, puis s’écarta à travers un terrain vague. Elle reviendrait dans quelques minutes expliquer aux pompiers qu’on lui avait volé son camion.

Pendant que Shade voyait les derniers détails avec Fabienne, ses trois amies s’étaient installées dans la Porsche. Shade décida qu’il était temps de les rejoindre et de mettre les voiles.

Avant de s’installer au volant, elle jeta un coup d’œil à Morgue, qui s’était assise à l’arrière, laissant la place de devant à Cassandra. Shade constata sans suprise que la vampire s’était déjà rallumée une cigarette.

— Passe-moi ta clope.

Morgue tira une dernière fois dessus, puis la lui tendit. Shade la jeta en direction du fourgon. Elle estimait que cela aurait allumer la tonne d’essence répandue par terre : cela aurait été juste, cela aurait été beau. Malheureusement, le monde réel se révélant souvent tristement plus qu’imparfait, le mégot se contenta de s’éteindre misérablement lorsqu’il plongea dans l’essence.

Shade poussa un soupir d’exaspération. Elle sortit de la voiture en proférant quelques jurons en américain, puis sortit un briquet d’une poche de son blouson. Elle s’agenouilla à côté de l’essence et dut reculer précipitamment lorsque les flammes partirent.

Shade se précipita à nouveau au volant de la Porsche, puis donna un grand coup d’accélérateur pour s’écarter au plus vite de l’incendie.

— Malgré ce petit couac, je dirais que ça s’est bien passé.

Derrière elle, le fourgon de police se mit à brûler.

— Ouais, fit Morgue. On a réussi à faire profil bas.

Comme l’avait prévu Fabienne, le camion-citerne explosa.

— Par contre, ajouta la vampire, la prochaine fois, prenez une voiture où on est moins serrées à l’arrière.

— Vous ne trouvez pas que c’était un peu excessif de venir me chercher ? demanda Cassandra. Je veux dire, je n’avais rien d’incriminant sur moi. Je risquais juste une garde à vue.

Il y eut un moment de silence, si on pouvait qualifier de silence le bruit que faisait le moteur de la voiture de sport.

— Tu n’avais pas de revolver ? demanda Shade. Morgue m’a dit que tu avais un revolver.

— Non.

— Tu n’aimes pas celui que je t’ai offert ? demanda Morgue.

Elle semblait blessée par la révélation.

— Je ne pensais pas que venir avec un flingue en manifestation rentrait dans la définition de « faire profil bas », répliqua Cassandra.

Morgue s’alluma une nouvelle cigarette, boudeuse.

— Je trouve que tu as une définition bien rigide et normative du profil bas.

— Donc, récapitula Shade, on a fait tout ça pour rien ?

— Oh, non, protesta Cassandra. C’était des trouducs, le monde se portera mieux sans eux. Mais peut-être que c’était légèrement excessif.

Nouveau silence. Cassandra attrapa la main de Morgue et lui fit un petit sourire.

— J’aime beaucoup le revolver que tu m’as offert. C’est juste que je ne voulais pas qu’on me le confisque.

— Je ne voudrais pas faire la rabat-joie, protesta Shade, mais je trouve que ça risque de créer bien des emmerdes pour un quiproquo sur un cadeau entre amoureuses.

— Non, intervint Sigkill. Je pense que c’était un bon plan. On se débarrasse des outils et de la voiture, et ils ne remonteront jamais jusqu’à nous.

— Quand même, j’ai peur de l’impact médiatique que ça pourrait avoir.

— Oh, ne t’en fais pas, répliqua Cassandra. Ça va. Ce n’est pas comme si on avait cramé la Porsche, après tout.