Lizzie Crowdagger

Les coups et les douleurs

La chair & le sang, épisode 1

Prologue

La première fois que j’ai rencontré Chloé, c’était à mon déménagement, quand j’étais encore en train de trimballer mes cartons. Il n’y avait pas eu grand monde pour venir me filer un coup de main, juste deux personnes : ma vieille amie vampire, Carmen, et sa pote Émilie. Je ne connaissais pas cette dernière : je savais juste qu’elle était mort-vivante aussi. À vrai dire, elle ne m’avait même pas adressé la parole. Bonne ambiance. Je ne me plains pas, notez : avoir des vampires qui filent un coup de main à son déménagement, ça a l’inconvénient d’être un peu contraignant au niveau des horaires, mais l’avantage qu’on peut les laisser porter la machine à laver ou le réfrigérateur.

J’étais donc en train d’emmener un carton léger de fringues vers l’ascenseur pendant que les deux mort-vivantes profitaient de leur surnaturalité pour monter sans s’essouffler les trois étages avec mon canapé. J’ai vu les portes de l’ascenseur s’ouvrir sur une skinhead imposante aux cheveux blonds et courts ; vous m’excuserez la redondance entre « skinhead » et « cheveux courts », mais je précise au cas où. Elle portait un jean qui moulait ses grosses cuisses, attaché avec des bretelles qui passaient au-dessus d’une chemise à carreaux.

Même si mon carton était léger, j’ai soudainement trouvé qu’il faisait très chaud.

— Salut ! ai-je dit en essayant de réfréner mon enthousiasme. Je suis en train d’emménager ici, je suppose qu’on va être voisines ? Je m’appelle Jessie !

La nana m’a regardée avec des yeux à moitié ouverts. Elle avait l’air d’avoir la tête dans le cul. J’en ai conclu qu’elle venait de se lever et qu’elle partait bosser. D’accord, j’ai aussi conclu ça de l’heure matinale : le soleil n’était pas encore levé, et il devait être aux alentours de six heures du matin.

Cette fille était une louve-garou. Je pouvais le sentir. Pas à l’odeur, hein, ces gens-là se lavent (enfin, sauf les loups-garous hippies) : c’est une sorte de sixième sens. J’ai moi-même quelques capacités un peu spéciales, bien que je m’en serve rarement. J’ai été étudiante en sorcellerie, même si j’ai vite laissé tomber parce qu’il y avait trop de conneries à base de plantes et que je n’appréciais pas le style vestimentaire de la plupart de mes camarades. En plus, de nos jours, il y a plein de vegans, chez les sorcières, alors forcément, je détonais, avec mes pantalons et mes jupes en cuir.

Au fait, moi je m’appelle Jessica, mais tout le monde m’appelle Jessie. Je suis brune et j’ai les cheveux longs. Les gens ont tendance à trouver que je suis grande avec mon mètre quatre-vingts, mais personnellement c’est surtout eux que je trouve petits. Pour terminer sur le physique, je suis plutôt mince et relativement athlétique, et j’ai des seins que je trouve trop petits et sur lesquels je complexe un peu, mais je compense par des soutifs renforcés.

D’habitude, je suis une fille assez coquette. J’aime bien m’habiller de manière un peu classe, avec un pantalon en cuir ou une mini-jupe sexy, mettre un peu de maquillage, avoir une coiffure décente, ce genre de trucs. Sauf que là, c’était un déménagement, alors j’avais mis un vieux jean, un tee-shirt pourri et déjà troué, et j’avais la sale gueule de quelqu’un qui a enchaîné six heures de route et du trimballage de cartons.

Pas vraiment l’idéal pour faire bonne impression sur sa voisine, quoi.

— Moi, c’est Chloé, a-t-elle dit avec un léger accent britannique. Bon courage.

Et elle s’est tirée sans me jeter un regard de plus, à ma grande déception. J’ai soupiré et ai poussé le carton dans l’ascenseur, en priant très fort pour que ma nouvelle voisine soit gouine et pas une skinhead nazie. Je n’avais pas trop de crainte : les filles skins hétérosexuelles ont, malgré leur nom, en général les cheveux un peu plus longs.

J’ai su quelques jours plus tard que Dieu avait exaucé mes prières quand j’ai entendu des chants anarchistes qui venaient de son appartement, une fois où elle avait invité des potes chez elle. Bon, peut-être que ce n’était pas Dieu, parce que les anarchistes ne L’aiment pas beaucoup. Moi, personnellement, In Gode I trust, comme disent les américains.

Chapitre 1
Mordue

Mon téléphone portable réglé en mode réveil s’est mis à passer à plein pot un son industriel et j’ai péniblement ouvert les yeux. Ce n’était pourtant pas exactement l’heure du chant du coq : j’avais réglé l’alarme à dix-sept heures. À force de fréquenter des vampires, on s’adapte à leurs horaires.

Je me suis levée avec difficulté et j’ai titubé jusqu’à la salle de bains. Je me suis arrêtée quelques instants pour faire un pipi du « matin », puis je me suis placée sous la douche et j’ai fermé les yeux. J’ai ensuite pris une grande inspiration, et j’ai ouvert le robinet d’eau froide.

Rien de tel pour se sortir un peu la tête du cul. D’accord, je suis masochiste, je ne conseille pas forcément ça à tout le monde, mais, personnellement, c’est ma méthode de choix pour réussir à émerger rapidement.

Non pas que je l’applique souvent : je passe d’habitude l’essentiel de mes journées à glander sur mon canapé et à regarder des films ou des séries télés, autant dire que je suis rarement très pressée en me levant. Mais ce soir, je devais retrouver Carmen dans sa boutique dès la tombée de la nuit pour un petit boulot, aussi étais-je un peu plus speedée qu’à l’accoutumée. Je me suis donc séchée rapidement avant d’enfiler un pantalon en cuir noir et un corset rouge, puis j’ai rapidement coiffé mes longs cheveux bruns.

J’ai aussi pris le temps de me maquiller, à la fois pour moi-même mais aussi parce que ça faisait un peu partie du job de ce soir. J’ai appliqué une base de fond de teint et ai mis un peu de rouge à lèvre et d’eye-liner noir. Voilà, j’étais prête.

Comme il me restait encore une dizaine de minutes, j’ai fumé une cigarette dans mon canapé en sirotant un verre de Coca frais, avant d’enfiler mes Dr Martens violettes et de me mettre en route.

***

En descendant les escaliers, j’ai croisé ma voisine skinhead, qui, elle, sortait de l’ascenseur. Elle devait rentrer du taf, je suppose, ou un truc comme ça. Je n’ai pas pu m’empêcher de rougir en la voyant. Quelle idiote.

Je ne suis pas comme ça, d’habitude. Pas du genre à m’amouracher d’une voisine. Quand j’ai envie de faire du sexe avec quelqu’un (enfin, surtout quelqu’une) je suis plutôt du genre à lui demander explicitement, sans spécialement me prendre la tête avec des histoires romantiques. Mais avec Chloé, je ne sais pas pourquoi, c’était différent : rien qu’à la voir, j’avais mon cœur qui battait la chamade. Ce qui était d’autant plus absurde que je ne faisais que la croiser et qu’on n’avait jamais échangé plus que ça.

J’avais envie de l’aborder, mais aucune idée de comment faire. Mon approche classique et fort peu subtile aurait été de lui faire une remarque du genre « hé, salut, j’ai une nouvelle paire de menottes qui ne demande qu’à être essayée, ça te dirait ? », de prendre du bon temps en cas de réponse positive et de passer à autre chose en cas de réponse négative. Mais j’avais peur qu’une approche aussi frontale ne lui fasse peur et je me disais qu’il fallait sans doute faire plus subtil.

— Salut ! ai-je donc dit.

— Salut, a-t-elle répondu.

Et j’ai continué à descendre les escaliers en me sentant encore plus bête, tandis qu’elle enfonçait la clé dans sa serrure. Peut-être que c’était un peu trop subtil.

J’ai pris une grande inspiration en arrivant au rez-de-chaussée. Ce n’était pas le moment de penser à ce genre de conneries. J’ai essayé de me sortir la skinhead pulpeuse de la tête et de penser au taf que j’allais faire ce soir. Au moins, avec Carmen, je savais sur quel pied danser.

***

Le bus m’a déposée à quelques mètres des Feuilles Rouges. Vu de l’extérieur, l’endroit ne ressemblait pas vraiment à l’idée qu’on se faisait d’un établissement tenu et fréquenté par des vampires. Il s’agit, comme son nom peut le laisser penser si vous vous intéressez à ce breuvage (ce qui n’a jamais trop été mon cas), d’un salon de thé, tenu par Carmen et Émilie.

On n’y vend pas que du thé, évidemment, même s’il y en a de très bons. Beaucoup de vampires veulent uniquement du sang en bouteille, tandis que les loups-garous et les quelques humains qui fréquentent le lieu carburent surtout à la bière.

C’est surtout un espace où les créatures surnaturelles diverses peuvent se rencontrer au calme. On imagine toujours les vampires et les loups-garous se retrouver dans des endroits sombres où tout le monde est habillé en cuir et où il y a de la musique bourrine qui passe au volume maximal, mais ils ont parfois besoin d’un coin où on s’entend parler. Et puis, soyons honnêtes, avec l’acceptation grandissante des créatures de la nuit, certaines de celles-ci se sont un peu boboïsées, et il y a maintenant une certaine demande pour du sang servi en petite bouteille, garanti bio et sans OGM. Et, visiblement, pour du thé au sang. Pour ce qui est de son contenu exact, je préfère ne pas rentrer dans les détails. Je suppose que vous connaissez la blague sur le vampire qui rentre dans un bar à vampires et demande un verre d’eau chaude, hein ?

J’ai traversé la rue et je suis entrée dans le salon de thé. Il n’y avait pas grand monde, car le soleil venait à peine de se coucher. Quelques clients étaient assis à des petites tables et discutaient tranquillement autour de leur boisson, tandis que de la musique classique passait en fond sonore. Je me suis dirigée vers le comptoir derrière lequel se trouvaient Carmen et Émilie, qui tenaient le bar.

Carmen portait une robe rouge qui accentuait sa poitrine généreuse et dont la couleur tranchait avec ses courts cheveux noirs. Émilie, elle, avait un débardeur moulant qui mettait en valeur son physique athlétique.

Carmen m’a fait un petit sourire tandis qu’Émilie m’a snobée. Celle-ci ne m’aimait pas trop, sans que je sache bien pourquoi. Peut-être parce que je n’étais qu’une humaine. Si les êtres humains sont les bienvenus dans l’établissement, Émilie avait tendance à les regarder de haut, et moi en particulier. Pourtant, avec mon corset rouge et mon pantalon en cuir moulant, je correspondais plus à l’image qu’on se faisait des vampires que les deux gérantes.

— Salut, Jessie, a fait Carmen. Ça va ?

— Oui, ai-je dit avec un petit sourire.

Elle m’a regardée de ses yeux verts intenses avec un air interrogateur.

— Tu es prête pour ce soir ?

J’ai conservé mon sourire.

— Ouais. Ça devrait être amusant.

Émilie a levé les yeux au ciel, mais n’a rien dit. C’est Carmen qui a exprimé à voix haute la réprimande à laquelle je m’attendais.

— Ce n’est pas censé être amusant. C’est sérieux, Jessie.

— C’est moi qui devrais venir avec toi, a ajouté Émilie.

Elle s’adressait à Carmen, pas à moi. Je me suis fait la réflexion que je ne me souvenais pas que la vampire hautaine m’ait déjà adressé directement la parole.

— Je sais que c’est sérieux, ai-je soupiré. Je ne suis pas débile. Ça ne m’empêchera pas de trouver ça amusant. J’ai toujours rêvé d’être présentée au gratin du monde vampirique.

— Le monde vampirique n’est pas amusant, a répliqué Carmen.

À cause de son expression sévère, je n’ai pas pu m’empêcher de ricaner.

— Sans blague ? ai-je raillé. Vu les boute-en-train que vous êtes toutes les deux, je n’aurais jamais deviné.

Émilie a poussé un soupir, tandis que Carmen m’examinait.

— Au moins, a-t-elle constaté, tu as fait un effort sur la tenue vestimentaire.

— Ouais. Je peux être sérieuse. Sérieuse comme…

J’ai hésité, ne trouvant pas vraiment de comparaison sur le moment.

— … quelque chose de sérieux, ai-je continué. Professionnelle.

— Tu n’as pas de traces de morsure, a constaté Carmen. Pas visible, en tout cas. Il faut corriger ça.

J’ai souri d’excitation en la voyant dégainer ses canines. Enfin, façon de parler : c’est juste que les canines des vampires sont légèrement rétractiles. Elles sont, au repos, à peine plus longues que les mêmes dents chez un être humain, mais peuvent ressortir un peu plus lorsque c’est nécessaire.

Je me suis penchée au-dessus du comptoir, et Carmen a fait de même, approchant sa bouche de mon cou. La scène n’a pas eu l’air de choquer grand monde parmi la clientèle, et seule Émilie s’est retournée avec un air gêné.

Carmen a passé sa main dans mes longs cheveux pour les dégager, et elle a planté sans préambule ses crocs dans ma chair. Je n’ai pas pu m’empêcher de frissonner de plaisir.

Étant masochiste, je peux déjà apprécier le fait de me faire mordre par beaucoup de nanas, mais une vampire qui plante ses crocs et suce le sang a un effet particulier et pas évident à décrire si vous ne l’avez pas vécu, une sorte d’extase proche de l’orgasme mais en même temps très différent, qui donne un peu l’impression d’entamer une descente vertigineuse sur un manège à sensation.

Cependant, l’objectif de Carmen était juste de me laisser une marque de morsure, et elle ne m’a pris que quelques gouttes de sang avant de relâcher son étreinte. J’ai repris un peu mes esprits, puis lui ai fait un petit sourire coquin.

— Tu sais, peut-être que pour être sûre que je ne sois pas déconcentrée, tu devrais finir de me donner du plaisir.

Comme je l’ai dit, au moins, avec Carmen, je sais sur quel pied danser. On est amies, et des fois elle me prend un peu de sang et me donne… d’autres choses. Rien de plus. Pas d’ambiguïté.

Carmen a soupiré, et Émilie s’est retournée pour me jeter un regard noir.

— On a le temps, ai-je argumenté. La réunion n’est pas tout de suite.

— Je pensais plutôt mettre ce temps à contribution pour m’assurer que tu étais suffisamment briefée.

— Je ne suis pas idiote, ai-je protesté, je n’ai pas besoin de réviser.

Devant son air sceptique, j’ai décidé d’opter pour le compromis.

— Ou alors, ai-je suggéré avec un petit sourire, on pourrait faire les deux en même temps.

***

La vampire a allumé les lumières, éclairant la cave des Feuilles Rouges.

Je trouve que le sous-sol correspond déjà un peu plus à l’idée qu’on associe à un établissement pour vampires que la pièce du dessus. Il y a certes de nombreuses étagères pour stocker du matériel, ou encore une arrivée d’eau sur laquelle sont raccordés un petit lavabo et une machine à laver, mais il y a aussi ce crochet au plafond par lequel pend une chaîne rattachée à une petite manivelle qui permet d’en régler la hauteur.

Pour l’heure, c’était un punching-ball qui y était accroché, mais Carmen était en train de le détacher. De mon côté, j’ai entrepris de retirer mes chaussures, puis mon pantalon en cuir, ainsi que ma culotte. Les fesses à l’air, je suis allée me placer debout sous la chaîne pendant que Carmen posait le punching-ball contre un mur. Elle est ensuite revenue avec des menottes qu’elle a accrochées, et j’ai levé docilement les mains pour qu’elle puisse m’attacher. Les menottes étaient loin du modèle policier. Elles étaient en cuir noir et beaucoup plus larges, ce qui permettait de ne pas faire trop mal aux poignets, y compris lorsqu’on tirait sur ses bras.

— Prête ? a-t-elle demandé.

— Oui.

— Commençons par les choses simples. Quel est l’objet de la réunion de ce soir ?

J’ai soupiré. Elle me prenait vraiment pour une idiote, ou quoi ?

— C’est une assemblée locale de l’Ordre vampirique, ai-je néanmoins répondu.

— Bien.

J’ai attendu le choc en récompense avec excitation, mais rien n’est venu.

— Je n’ai pas droit à une fessée ? ai-je demandé.

— Oh, a fait Carmen. Je pensais que j’étais censée te punir si tu te trompais.

— Ça ne marcherait pas. Au lieu de réviser, je raconterais n’importe quoi.

— Hé bien, a admis la vampire, je crois qu’il est censé y avoir une composante jeu de rôle et…

— C’est trop intellectuel pour moi, ai-je répliqué.

— D’accord.

Elle a posé sa main froide de vampire contre mon derrière, et l’a caressé quelques secondes, allumant une étincelle de chaleur dans mon ventre. Carmen a ensuite écarté sa main, puis l’a ramenée sur mes fesses dans une petite claque.

— C’est tout ? ai-je protesté. Je n’ai rien senti.

— Ce n’était pas une question difficile. Quel est l’objet de l’Ordre vampirique ?

— C’est censé fédérer tous les vampires. Éviter les guerres entre morts-vivants, ou les massacres d’humains par un cinglé local. Aussi, donner une bonne image pour la presse, ce genre de choses.

La réponse n’était pas si évidente, vu que même chez les vampires, l’Ordre était assez contesté et son rôle parfois obscur.

— Et par rapport aux nouveaux vampires ? a demandé Carmen.

— Oh, oui. C’est l’Ordre qui décide de qui a le droit d’effectuer une nouvelle transformation ou pas.

La transformation en vampire implique des échanges sanguins mais aussi, fondamentalement, que le mort-vivant finisse par tuer l’aspirant, en espérant que celui-ci se relève. De fait, il est toujours possible à un vampire d’accorder cette transformation à n’importe qui, mais ce n’est pas sans risque : même avec un lien fort et des échanges sanguins depuis des années, le passage au statut de mort-vivant se termine souvent par celui de mort tout court, et même si le « candidat » était consentant, le vampire qui ferait ça sans encadrement risquerait de se faire inculper pour meurtre. Une autorisation de l’Ordre vampirique évite ces problèmes.

Carmen a fait claquer sa main contre mes fesses, plus violemment que la fois précédente, et j’ai senti un frisson de plaisir et de douleur parcourir mon corps.

— Plus fort, ai-je tout de même dit.

— Je ne voudrais pas me faire mal à la main.

Elle s’est écartée de moi pour aller chercher quelque chose sur une étagère. Elle est revenue avec un martinet, dont elle a fait doucement glisser les lanières le long de mon postérieur.

— Quels sont les deux principaux courants dans l’Ordre vampirique ?

— Les modernistes et les conservateurs. Les modernistes veulent vivre en harmonie avec les humains, tandis que pour les conservateurs, nous autres pathétiques mortels devrions nous mettre à genoux devant vous.

J’ai réfléchi à l’ironie de dire ça alors que j’étais moi-même attachée par une chaîne au plafond devant une vampire pourtant « moderniste ».

— Je veux dire, ai-je précisé, en dehors des cadres consentis où on pourrait avoir envie de le faire.

— Évidemment, a dit Carmen.

Elle a fait claquer violemment les lanières en cuir contre ma chair, m’arrachant un petit cri. J’ai savouré la sensation que me procuraient les endorphines qui commençaient à se répandre dans mon organisme.

— Quel est l’équilibre actuel des forces ? a-t-elle demandé.

Il m’a fallu quelques secondes pour reprendre mes esprits.

— Les modernistes avaient une majorité confortable, que ce soit au niveau national ou local. Mais suite à des affaires de corruption et à quelques morts ou disparitions « mystérieuses », c’est plus compliqué.

Nouveau claquement en récompense. Nouvelle salve de douleur.

— Qui est le secrétaire local de l’Ordre ?

— Thomas Rivière. Il est moderniste, mais il doit faire des compromis avec l’autre camp.

La vampire m’a fouettée une nouvelle fois pour me récompenser de ma réponse correcte.

— Et chez les conservateurs, a-t-elle demandé, qui est le leader local ?

— Charles Leduc.

Carmen a fait claquer le martinet une nouvelle fois contre ma peau et j’ai poussé un nouveau cri de douleur et de plaisir entremêlés.

— Hé bien, a-t-elle commenté pendant que je reprenais mon souffle, j’avais tort. Il semblerait que tu écoutais vraiment quand je t’ai expliqué tout ça.

— Ça m’arrive. Occasionnellement.

Elle s’est agenouillée juste derrière moi, et m’a déposé un baiser sur la fesse, tandis que sa main s’aventurait entre mes jambes.

— Tu avais raison, a-t-elle dit, la révision a été plus rapide que je l’aurais cru. On dirait qu’on a encore un peu de temps à tuer.

J’ai poussé un petit soupir de soulagement et de plaisir. L’aspect révision, ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus.

Chapitre 2
Professionnelle

Je suis montée avec Carmen dans sa vieille BMW noire. C’est moi qui ai pris le volant, et j’ai démarré avec un petit sourire satisfait. Sa voiture n’était plus toute neuve, mais ça restait une grosse cylindrée comme j’avais rarement l’occasion d’en conduire. Surtout que je n’avais, de mon côté, pas de voiture du tout.

— Il y a une chance qu’on se retrouve dans une course-poursuite ? ai-je demandé, pleine d’espoir.

À côté de moi, sur le siège passager, Carmen a lâché un soupir bruyant.

— Je vais commencer à me dire que j’aurais dû écouter Émilie et ne pas te confier cette tâche.

J’ai haussé les épaules.

— Dans ce cas, tu aurais dû demander à Émilie de t’accompagner, et c’est moi qui aurais dû tenir les Feuilles Rouges en votre absence. Tu n’aurais pas aimé le résultat.

Le feu devant moi est passé à l’orange, et je me suis arrêtée sagement. J’aurais préféré donner un grand coup d’accélérateur plutôt que de m’immobiliser, mais Carmen n’aurait sans doute pas apprécié.

— Tu es vraiment au clair sur ce que tu dois faire ce soir ? a-t-elle demandé.

J’ai hoché la tête. Même si elle avait tenu à m’expliquer et à me faire réviser la politique vampirique, je n’avais en réalité pas spécialement à me préoccuper de tout cela. Mon rôle était simplement d’assurer la sécurité de mon amie, qui craignait une agression de morts-vivants conservateurs qui n’apprécieraient pas son approche novatrice de la boisson vampirique. Personnellement, je n’ai jamais été trop fan de thé ou de tisane et je ne me serais pas vue agresser Carmen pour autant (surtout que son établissement propose aussi de la bière), mais il y a visiblement des gens qui prennent les choses plus à cœur que moi.

Je n’étais pas officiellement sa garde du corps, ce qui expliquait que je portais un corset au lieu d’un bomber. Je devais donc jouer le rôle du quatre heures de Carmen. Ce qui, au vu de notre relation, ne demandait pas des talents d’actrice démesurés.

— On sera fouillées à l’entrée par la sécurité, a expliqué Carmen, donc pas d’arme.

— Je sais.

Pourquoi est-ce qu’elle tenait absolument à me répéter des choses qu’elle m’avait déjà expliquées ? D’accord, je ne faisais pas beaucoup d’effort pour jouer les professionnelles qui s’y connaissaient, mais tout de même, je n’étais pas idiote. Ou peut-être que c’était juste parce qu’elle s’inquiétait de me mettre en danger ?

— S’il y a un problème, a-t-elle repris, essaie juste de gagner un peu de temps, et laisse la sécurité intervenir.

Carmen m’avait aidée à déménager, elle savait pourquoi j’avais changé de ville, elle pensait vraiment que je n’étais pas de taille à m’occuper d’un vampire ou deux, même sans arme ? Je veux dire, je ne prétends pas être Chuck Norris, mais les suceurs de sang sont loin d’être aussi imbattables qu’ils se l’imaginent, et ils ont une fâcheuse tendance à penser qu’un simple mortel, et à plus forte raison une simple mortelle, n’a aucune chance contre eux.

— D’accord, ai-je tout de même acquiescé.

— Il n’y aura sans doute pas de problème, s’est rassurée Carmen. C’est juste au cas où.

Ce qui voulait dire qu’elle allait juste me payer pour que je passe une soirée chez les notables vampiriques. Ça promettait d’être amusant.

***

La réunion se déroulait dans une partie du rez-de-chaussée d’un grand hôtel. J’étais un peu déçue, mais c’était logique : avec l’acceptation des créatures surnaturelles, les vampires n’avaient plus besoin de se réunir dans des cryptes.

Ça ne devait pas non plus être un hôtel cinq étoiles, parce qu’il n’y a pas eu de chauffeur pour venir prendre les clés de la voiture, et j’ai donc garé celle-ci dans le parking souterrain. Celui-ci semblait réservé pour l’occasion aux participants de la soirée, car Carmen a dû montrer patte blanche (ou, plutôt, canine blanche) à la sécurité pour que l’on puisse passer.

La vampire m’a regardée alors que j’éteignais le moteur.

— Je t’ai parlé de la façon adéquate de se comporter face à d’autres vampires ?

Je lui ai fait un petit sourire.

— Oui, ai-je répondu. J’essaie d’éviter de leur mettre des coups de boule, c’est ça ?

Elle a levé les yeux au ciel.

— J’espère vraiment que je n’ai pas fait une erreur en te proposant de m’accompagner.

On s’est dirigées vers l’ascenseur, qui nous a conduites au rez-de-chaussée, et on a continué notre route vers la salle de réception. Il y avait deux vigiles à l’entrée, et ce n’était clairement pas ceux de l’hôtel. Pour commencer, c’était des vampires, et ils ne faisaient pas beaucoup d’efforts pour dissimuler correctement les pistolets semi-automatiques qu’ils planquaient sous leur veste de costard.

Celui de gauche était de taille moyenne (enfin, de taille moyenne pour moi, qui suis relativement grande, ajustez mentalement vers le haut si vous ne l’êtes pas), avait le crâne rasé et nous regardait approcher avec un petit sourire dont je ne savais pas trop s’il était bienveillant ou pas.

Celui de droite était un peu plus grand, avait les cheveux blonds et courts et portait des lunettes rondes. Je me suis demandé si c’était pour le style : c’était bien la première fois que j’entendais parler d’un vampire qui avait besoin d’une correction de la vue. Mais les suceurs de sang ont le culte du secret.

— Carmen, a fait celui de gauche. Ça fait plaisir de te revoir.

— Tout le plaisir est pour moi. Franck, je te présente Jessie. Jessie, Franck.

Le vampire chauve m’a regardée, un sourire toujours sur ses lèvres.

— Ma foi, tu choisis tes mortelles toujours aussi appétissantes.

J’ai pris sur moi et je lui ai rendu son sourire. Essayer d’éviter les coups de boule.

— Je suis désolé, Mesdames, mais je vais devoir vous fouiller.

Vu sa remarque sur le fait que j’étais appétissante, j’ai eu peur qu’il n’en profite pour me poser ses mains dégueulasses partout, mais j’ai été soulagée qu’il se contente de faire passer un détecteur de métal à quelques centimètres de ma peau et me demande d’ouvrir mon sac.

Je connaissais les consignes de sécurité, et j’avais pris soin d’éviter de m’encombrer d’objets métalliques ou qui auraient pu servir d’armes, mais j’ai été surprise qu’il attrape mon téléphone.

— Vous pourrez le récupérer en sortant, m’a-t-il dit.

Donc, il me vouvoie, mais il tutoie Carmen ? Intéressant.

Voyant mon air surpris, il s’est justifié :

— Certaines personnes présentes préféreraient éviter d’être prises en photo.

Il a froncé les sourcils, puis s’est tourné vers Carmen.

— Même s’il y a apparemment un journaliste présent. Ne me demandez pas où est la logique là-dedans. Moi, je fais juste mon boulot.

Une fois mon téléphone confisqué (Carmen avait pu garder le sien, elle), on s’est avancées dans la salle de réception. Il y avait une cinquantaine de personnes, dont une majorité de vampires. De la musique classique passait en fond sonore, et il y avait des tables avec un buffet et des boissons. Champagne, jus de fruits, et sang synthétique. Pas de thé au sang. L’influence de Carmen dans le milieu des morts-vivants ne devait pas être si importante.

— Un journaliste ? ai-je demandé discrètement. C’était prévu, ça ?

Carmen a haussé les épaules, puis a fait un grand sourire à un homme qui s’approchait d’elle. Les cheveux châtains qui lui arrivaient jusqu’aux épaules, il était plutôt beau gosse et portait un smoking qui devait coûter trois SMICs.

Il a fait la bise à Carmen, puis m’a regardée avec un air curieux.

— Tu nous fais les présentations ?

— Jessie, voici Thomas Rivière. Thomas, Jessie.

— Vous êtes ravissante, a-t-il dit.

Il s’est penché pour me faire un baise-main. Je l’ai regardé faire, un peu embarrassée. J’étais plus habituée aux shakes.

— Quelle est la situation ? a demandé Carmen à voix basse.

— Pas idéale, a répondu Rivière avec un sourire contrit. Pas idéale. Tu as entendu parler du meurtre qu’il y a eu lieu il y a trois jours ?

J’ai froncé les sourcils. Moi, en tout cas, je n’en avais pas entendu parler.

— Oui, a dit Carmen. C’est pour ça qu’il y a un journaliste ?

— Sa présence était prévue avant, mais ça pourrait être un problème. Jusque-là, on a réussi à tenir la presse à l’écart, mais il est possible qu’il soit au courant.

Vu l’inquiétude qu’il montrait, j’en ai conclu que le meurtrier devait être un vampire. Et la victime, humaine, probablement. Pas terrible en termes de bonne image. Rivière a poussé un soupir.

— Tôt ou tard, ça va sortir de toute façon. Ça me confirme dans mes convictions. Il faut un contrôle plus strict sur les transformations. Être sûrs que les nouveaux vampires soient correctement encadrés, pour éviter qu’on ne se retrouve à nouveau avec ce genre de… situation.

Le « contrôle des transformations » était un sujet de clivage du moment. L’Ordre vampirique avait, depuis longtemps, le pouvoir de décider quel mort-vivant avait le droit de proposer à une progéniture de rejoindre ses rangs. Tout l’enjeu était de savoir à quelle fréquence ces conversions s’opéraient : les intégrationnistes, comme Rivière, voulaient un nombre réduit de nouveaux vampires correctement encadrés, tandis que les conservateurs estimaient qu’ils n’avaient pas à limiter leurs « troupes » sous prétexte que ça ne plaisait pas aux humains. Certains voulaient même abolir tout contrôle de l’Ordre vampirique là-dessus.

J’ai un peu décroché de la conversation pour examiner la salle. Je n’étais pas là pour m’impliquer dans la politique vampirique, mais pour évaluer les menaces. Carmen craignait surtout une attaque du camp conservateur, et Rivière était un de ses amis, donc il n’était pas un danger. J’ai donc plutôt laissé traîner mon regard sur les autres convives.

Tout le monde était bien sapé, quoique dans des styles différents. Un vampire grand et barbu était resté coincé à la mode victorienne, tandis que la plupart des humains, tout comme moi, étaient habillés de manière plus sexy. À l’exception d’un type à lunettes plutôt mal fagoté qui notait des choses dans un carnet, et qui devait être le journaliste.

Mon regard s’est ensuite posé sur une vampire qui se tenait contre un mur, les bras croisés. Elle dépareillait au milieu du reste : elle portait un treillis, des rangers et une veste en jean garnie de clous. Sa peau noire tranchait avec la pâleur des autres vampires, et elle avait le crâne rasé, à l’exception d’une courte crête.

— Ah, a fait Rivière en suivant mon regard. Dans la série des petits soucis, Bloody Mary est là.

— Ce n’est pas bon signe, a admis Carmen.

— Bloody Mary ? n’ai-je pas pu m’empêcher de demander. Sérieusement, elle se fait appeler Bloody Mary ? C’est en référence au fantôme, à la boisson, ou à la reine d’Angleterre ?

Carmen m’a jeté un regard sévère, et j’en ai conclu que ce genre de remarques ne faisait pas partie de la manière adéquate de se comporter vis-à-vis des vampires. Heureusement, Thomas Rivière, lui, a paru amusé.

— C’est une tueuse qui travaille pour Montéguy, a-t-il expliqué.

Je ne savais pas qui était ce Montéguy : il ne faisait pas partie de la liste des quelques personnalités mort-vivantes dont j’avais eu à apprendre les noms. Rivière a dû voir mon air perplexe, car il a expliqué :

— Un vampire conservateur influent à Paris. Le fait qu’elle soit venue dans notre ville n’est pas bon signe. Même si elle prétend ne plus travailler pour lui.

— Génial, a soupiré Carmen. Soit Montéguy nous a envoyé une flingueuse sans qu’on sache pourquoi, soit on va avoir un autre cas de vampire psychopathe à gérer.

— À supposer que ce soit vraiment un autre cas, et qu’elle ne soit pas responsable du meurtre d’il y a deux jours.

J’ai jeté un nouveau coup d’œil à cette Bloody Mary, et je n’ai pas réussi à me sentir aussi alarmée que mes deux interlocuteurs. Je me disais surtout qu’il y avait au moins une keupon à cette soirée mondaine.

— Bon, a fait Rivière en claquant des mains, on ne va pas jouer les conspirateurs toute la soirée. Je vais aller socialiser un peu.

Il s’est écarté de nous, et Carmen est allée saluer d’autres personnes qu’elle connaissait, me présentant à un certain nombre de vampires dont je n’ai même pas essayé de retenir le nom. Elle a commencé à parler de façon plus approfondie avec l’un d’entre eux du business model du salon de thé.

Les discussions autour de la comptabilité, de la fiscalité ou encore du marketing m’ennuyant encore plus que la politique vampirique, je me suis approchée furtivement du buffet pour attraper un verre de champagne, que j’ai siroté tout en gardant un coup d’œil sur Carmen.

— Je peux vous poser quelques questions ?

J’ai tourné la tête, surprise, et j’ai vu le journaliste mal habillé. Merde. Qu’est-ce que j’étais censée faire ?

Je lui ai fait un sourire en tâchant de prendre mon air le plus idiot possible.

— Mais bien sûr, j’en serais en-chan-tée ! me suis-je exclamée.

Je supposais que je ne pouvais pas me permettre de l’envoyer chier.

— Vous vous appelez comment ? a-t-il demandé.

— Bianca, ai-je répondu. Avec un « c », pas « q, u ».

Je l’ai regardée avec un air conspirateur.

— Pour être tout à fait honnête avec vous, lui ai-je avoué à voix basse, ce n’est pas mon vrai nom. Mais ça fait plus exotique, vous voyez ?

— Euh, oui. Vous accompagnez quelqu’un ?

La question était stupide. Si lui avait peut-être été invité par d’autres biais, les mortels ne pouvaient pas se joindre à la fête sans être accompagné d’un ou une vampire.

— Oui ! me suis-je exclamée. Je suis tellement amoureuse, vous savez ? Ne le prenez pas mal, mais le sexe vampirique, c’est tellement…

J’ai agité ma main devant ma bouche et je me suis mise à pouffer, avant de finir mon verre de champagne. En face de moi, le journaliste avait l’air dépité. J’étais soulagée qu’il soit surtout intéressé par l’aspect politique de l’événement, et qu’il n’ait pas eu envie d’écrire un article sexo.

— Le champagne est délicieux, ai-je dit. Vous l’avez goûté ?

— Pas encore, mais j’y compte bien.

Il a profité de ce prétexte pour mettre fin à notre discussion, et je l’ai regardé s’écarter.

— Branleur, ai-je dit à voix basse.

Je m’en suis un peu voulu de mon hostilité à son égard. Après tout, il ne faisait que son boulot, qui était d’informer le public sur ce qui se passait dans le monde vampirique. Sauf que je ne pouvais pas lui dire que mon boulot à moi était de m’assurer discrètement de la sécurité de Carmen parce que la situation politique vampirique que je ne comprenais qu’à moitié était quelque peu tendue.

J’ai jeté un coup d’œil à la Bloody Mary que Rivière avait l’air de tant redouter. Elle était en train de discuter avec deux humains qui mangeaient des petites tranches de pâté en croûte. Merde, il y avait du pâté en croûte sur la table qui était un peu plus loin ? J’espérais que Carmen n’allait pas passer toute la soirée à discuter avec son pote businessman et que j’allais pouvoir m’en approcher.

J’ai examiné un peu plus la vampire censément tueuse à gages. Alors que je me disais qu’elle n’avait pas l’air si menaçante, j’ai remarqué qu’elle avait des traces de brûlure sur toute la moitié droite du visage. Les vampires guérissant plutôt vite, cela devait être récent, et je doutais qu’elle se soit fait ça en allumant une plaque de cuisson.

Le type qui discutait avec Carmen a fini par lui lâcher les basques, et elle m’a rejointe avec un air de soulagement.

— Désolée pour cette interruption, a-t-elle dit.

J’ai haussé les épaules. Je n’aurais pas eu le temps de répondre grand-chose, de toute façon, car un autre type se dirigeait déjà vers Carmen. Il s’agissait du grand vampire barbu qui s’habillait encore comme au dix-neuvième siècle.

— Carmen, a-t-il dit avec un petit sourire. Je peux te parler un moment ?

— Charles, je ne t’ai pas présenté Jessie. Jessie, Charles Leduc.

Carmen me l’avait présenté comme un conservateur, ce que je n’aurais pas eu de mal à deviner toute seule au vu de sa garde-robe démodée. Quoique le rétro redevenait tendance, et avec sa barbe touffue, il aurait aussi très bien pu faire hipster.

Il m’a regardée avec un air libidineux. Bordel de cul, les mecs vampires semblaient encore plus dégoulinants que les humains.

— Elle est belle à croquer, a-t-il dit. Tu penses que je pourrais planter mes dents ?

Carmen m’avait demandé de bien me tenir, alors je ne lui ai pas filé de coup de boule.

— Vous êtes un vampire, ai-je répondu. Vos dents finiront bien par repousser, alors vous pouvez toujours essayer.

Carmen m’a jeté un regard noir, mais le vampire est parti dans un éclat de rire tonitruant.

— Mais c’est qu’elle mordrait ! a-t-il dit, s’adressant toujours à Carmen. Quoiqu’il en soit, j’aurais aimé discuter un instant avec toi. Seule, si tu le veux bien.

Ils se sont écartés un peu, ce qui m’arrangeait : je n’avais pas très envie de rester à proximité de cet énergumène. J’ai pris une inspiration. Même si personne n’attaquait Carmen, j’avais peur de ne pas réussir à finir la soirée sans planter un pieu dans le cœur de quelqu’un.

Pour me calmer, j’ai décidé de reprendre un verre, en portant cette fois-ci mon dévolu sur du jus de poire plutôt que sur du champagne. Je n’étais pas là pour picoler. J’ai discrètement observé Carmen et Charles discuter, même si je ne pouvais pas entendre ce qu’ils se disaient. La discussion était calme et courtoise, mais il semblait clair qu’ils ne s’entendaient pas aussi bien qu’ils voulaient en donner l’impression.

— Yo, alors, t’es la nouvelle quelque chose de l’autre suceuse de thé ?

Je me suis tournée, surprise, vers Bloody Mary, que je n’avais pas vu approcher. Je ne valais pas grand-chose comme garde du corps. Maintenant que j’étais juste en face d’elle, j’avais du mal à ne pas fixer la grosse brûlure qu’elle avait au visage.

— La nouvelle quelque chose ? ai-je répété.

— Ouais, a-t-elle dit, je sais pas vraiment ce que tu es, mais t’es clairement avec elle, hein ?

J’ai hoché la tête, un peu décontenancée.

— Je m’appelle Jessie, ai-je dit en lui tendant la main.

Elle a souri, et me l’a serrée un peu cérémonieusement.

— Séléna von Morgenstern, a-t-elle dit. Aussi appelée Bloody Mary. Je ne sais vraiment pas pourquoi, je n’aime pas franchement la vodka. Mais bon, ça fait plus classieux que huit six.

J’ai fait de mon mieux pour ne pas rester la bouche ouverte. On me l’avait présentée comme une tueuse à gages pour les vampires ultra-conservateurs, je ne m’attendais pas à… ça.

— Je dois dire, a-t-elle dit, je n’approuve pas ce que fait ta pote. Du thé au sang, sérieusement ? Ça devrait être interdit.

Malgré mon manque d’intérêt pour le breuvage, j’ai décidé de défendre un peu Carmen.

— J’imagine que tout le monde ne considère pas le sang comme un breuvage sacré qu’il faut respecter.

Bloody Mary, ou Séléna, a secoué la tête.

— Oh, non, les gens font bien ce qu’ils veulent avec le sang. Je veux dire, moi par exemple…

Elle a plongé la main à l’intérieur de sa veste en jean, et en a sorti une cigarette électronique, sur laquelle elle a tiré une bouffée.

— … je vapote du sang. Enfin, du faux sang. Pas hyper réaliste, en plus. Bref, non-vivre et laisser non-vivre, c’est mon crédo.

Elle m’a fait un petit sourire.

— Mais, bordel, a-t-elle ajouté, le thé, c’est sérieux, on ne fait pas n’importe quoi avec.

Je ne voyais pas quoi répondre. Ce qu’elle me racontait, sa façon de blaguer avec moi, tranchait tellement avec la façon dont on me l’avait présentée que je ne savais plus sur quel pied danser.

— Si tu le dis, ai-je fini par répondre.

J’aurais peut-être dû la vouvoyer, vu que c’était censée être la tueuse à gage d’un chef vampirique, mais elle me tutoyait, après tout. Et elle avait un look de punk, et je ne me voyais pas commencer à vouvoyer des keupons.

— Bref, a-t-elle dit, si je suis venue te causer, c’est pas juste pour discuter boissons, même s’il y aurait des choses à dire sur ce qu’on nous propose ici.

Elle a replongé la main dans son blouson, et a rangé sa vapoteuse pour en sortir à la place une carte de visite, qu’elle m’a tendue.

— Si ça t’intéresse, a-t-elle dit.

J’ai regardé la carte. On y voyait un poing levé sortir du sol d’un cimetière, et un logo qui proclamait « Union des Travailleurs Surnaturels ».

— J’essaie de monter un syndicat, a-t-elle expliqué.

J’arrivais de moins en moins à cerner cette nana. Est-ce qu’elle se foutait complètement de moi pour voir comment je réagissais ? J’ai jeté un coup d’œil à Carmen, histoire de vérifier que mon interlocutrice ne tâchait pas de faire diversion pendant que quelqu’un était en train de poignarder celle que j’étais censée protéger, mais mon amie continuait à discuter avec Charles Leduc.

— Je suis une humaine, ai-je dit.

Je rentrais vaguement dans la catégorie des personnes surnaturelles, même s’il n’y avait pas grand monde pour accorder du crédit à mes talents en sorcellerie, mais elle n’était pas obligée de savoir cela.

— Tu travailles pour une vampire.

J’ai secoué la tête avec un petit sourire.

— Je ne travaille pas pour Carmen. C’est juste une… disons, une amie.

Techniquement, elle me payait pour que je lui serve de protection, mais même si la Bloody Mary que j’avais en face de moi ne ressemblait pas à la tueuse qu’on m’avait décrite, j’estimais qu’il valait mieux qu’elle ne soit pas au courant.

— Oh, a-t-elle fait avec un petit sourire ironique. Au temps pour moi. Garde quand même la carte, on ne sait jamais.

Elle m’a fait un petit signe de tête et s’est écartée, me laissant quelque peu médusée. J’ai fini par hausser les épaules et ai rangé la carte dans mon sac à main, puis j’ai continué à observer Carmen qui discutait avec Charles, tout en sirotant mon jus de poire et en étant vigilante à un éventuel agresseur vampirique.

Chapitre 3
Drôle de nana

Carmen a discuté un moment, d’abord avec Charles Leduc, puis avec d’autres vampires. Elle m’a présentée à certains d’entre eux, mais il était évident que je n’étais pas censée m’immiscer dans leurs conversations.

Ironiquement, les vampires qui avaient l’air de soutenir une vision moderne des suceurs de sang et une (non) vie en harmonie avec les êtres humains ne parlaient pas plus aux êtres humains que les autres, du moins pas à ceux qui ne se destinaient pas à devenir leur future progéniture. J’avais un peu l’impression que chaque humain avait un vampire attitré et qu’il était malvenu pour un autre mort-vivant d’aller empiéter sur les plates-bandes de son voisin.

J’ai donc continué à poireauter en restant à proximité, en commençant à espérer que quelqu’un allait effectivement attaquer Carmen pour qu’il se passe quelque chose. Ce n’est pas arrivé, mais au moins Carmen est allée discuter avec une vampire en tailleur près de la table où il y avait des petits fours, et j’ai pu grignoter un peu. Je n’avais rien mangé de la soirée et même en m’étant levée tard, je commençais à avoir sacrément faim.

Quelques autres mortels sont venus me parler, mais je me suis arrangée pour que la discussion ne s’éternise pas trop afin de rester vaguement vigilante à une éventuelle menace contre Carmen. Et aussi, accessoirement, parce que je ne trouvais pas la discussion très passionnante : ce qui semblait préoccuper mes congénères, c’était surtout la question délicate de qui serait autorisé à tenter la transformation, et quand cela arriverait. La plupart des humains présents étaient avant tout des aspirants à un statut de vampire, et ne partageaient pas forcément les analyses de Thomas Rivière sur la réduction nécessaire du nombre de transformations.

Quant à moi, devenir une mort-vivante ne m’intéressait pas. J’étais, certes, déjà adaptée à un rythme nocturne, mais j’aimais trop la bouffe pour passer une éternité à manger liquide. D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’il n’y avait pas de chips ? Les petits pâtés en croûte, ça allait un moment.

À part Séléna/Bloody Mary, aucun vampire n’est venu m’aborder, mis à part quand j’étais à proximité directe de Carmen. Cela m’arrangeait plus qu’autre chose, vu que les rares interactions de ceux qui m’avaient parlé (ou parlé de moi à Carmen, en tout cas) se limitaient à exprimer leur « appétit » envers moi.

J’ai continué à observer Séléna un moment, mais si elle était une menace pour Carmen, elle cachait bien son jeu. Contrairement aux autres vampires, elle allait surtout discuter avec des humains. Elle avait cependant rapidement arrêté et était allée s’asseoir sur une des quelques chaises disponibles, l’air de profondément s’ennuyer. Je n’étais donc pas la seule dans cette situation. Carmen avait eu raison de me reprendre, un peu plus tôt dans la soirée : les mondanités vampiriques n’avaient au final pas grand-chose d’amusant.

Comme la perspective d’une attaque contre Carmen où j’aurais à intervenir semblait de plus en plus improbable, j’ai perdu un peu en concentration et ai laissé libre cours à mes pensées, qui sont revenues à ma voisine skinhead. Comment est-ce que je pourrais l’aborder subtilement ? À force de réflexions, J’ai fini par élaborer un plan assez compliqué : je pourrais faire des crêpes, mais « réaliser » que je manquais de levure et demander à ma voisine du dessous si je pouvais lui en emprunter. Ensuite, je pourrais lui offrir des crêpes en remerciement. Peut-être même qu’on pourrait les manger ensemble, et plus si affinités. Bref, le plan me semblait parfait, mais souffrait d’un léger défaut : j’étais complètement nulle en cuisine, je n’avais jamais fait de crêpes de ma vie, et je ne n’étais pas sûre d’avoir le matériel pour. Mais peut-être que je pourrais essayer de vivre dangereusement et sortir de ma zone de confort.

***

Au bout d’un moment, quelques personnes se sont rassemblées autour d’une estrade, et un vampire en costard a réclamé l’attention de l’auditoire. Il a remercié toutes les personnes présentes d’être venues, puis a laissé la parole à Thomas Rivière, qui a commencé à faire un discours que je n’ai pas vraiment écouté, me contentant de relever quelques mots-clés : « progrès », « le monde de demain », « harmonie », « travail commun », bla bla bla.

Il a été applaudi, de manière plus enthousiaste par certains que par d’autres.

— Comme le veut la coutume, a repris Thomas Rivière une fois le silence revenu, je vais maintenant laisser la parole aux nouveaux venus dans notre communauté. Tout d’abord, Régis Gauthier, que certains d’entre vous connaissiez peut-être déjà, mais qui est devenu un vampire depuis notre dernière assemblée.

Le type était celui qui avait discuté un moment avec Carmen de marketing et business model. Il est monté sur l’estrade, et nous a servi un discours de cadre dynamique vantant les qualités de l’entrepreneuriat et du vampirisme. Saviez-vous par exemple qu’il y avait un nombre non négligeable de vampires parmi les fondateurs de start-ups de la Silicon Valley ? Moi, non, et je m’en passais bien, mais Régis Gauthier trouvait très important de donner des tas d’exemples de success-story vampiriques.

Le journaliste semblait noter les choses religieusement, et Thomas Rivière, de son côté, semblait très satisfait de la prestation de l’entrepreneur vampirique. Quel meilleur exemple d’intégration ? Quelle image respectable du vampirisme ! Quel discours soporifique, surtout, oui.

Le ton a radicalement changé lorsque Thomas Rivière est à nouveau monté sur scène pour annoncer la personne suivante :

— Nous avons également le plaisir d’accueillir Séléna von Morgenstern, qui n’est pas une nouvelle vampire, mais qui s’est récemment installée dans notre ville.

Le discours de Séléna n’avait rien d’aussi préparé que celui de son prédécesseur, et était également beaucoup plus court.

— Il paraît que c’est une tradition de devoir se présenter à l’Ordre vampirique lorsqu’on déménage. Si vous me demandez ce que j’en pense, j’en vois pas bien l’intérêt, à part une volonté des petits chefaillons de vouloir fliquer leurs ouailles. Bref, peu importe, voilà, maintenant je suis là, et je vais en profiter pour rebondir sur l’intervention précédente.

J’ai froncé les sourcils, doutant qu’elle abonde dans le sens du Gauthier en question.

— Pour moi, ce qu’il a présenté, c’est exactement tout ce que ne représente pas être un ou une vampire. Ou ce que ça ne devrait pas représenter, en tout cas. Vous appelez ça l’image moderne du vampirisme ? Faire une petite mafia, pardon, désolée, ma langue a fourché, un cercle d’entrepreneurs vertueux ? Moi j’appelle ça de la merde.

Évidemment, son intervention n’a pas eu beaucoup de succès, et si le public semblait trop poli pour la huer ouvertement, il y avait tout de même des grommellements de désapprobation. Thomas Rivière, lui, était occupé à parler au journaliste, sans doute pour lui expliquer qu’il n’était pas nécessaire de relater cette intervention.

— Être un ou une vampire, a repris Séléna, c’est être un chat noir, marcher dans la nuit, être la nuit, se tenir sous la pluie, sur les toits. C’est refuser de mourir, sous les coups de couteau ou de l’intégration corporate. C’est la violence, la rage. C’est être le monstre qui fait peur au bon bourgeois. Pas devenir le bon bourgeois.

J’étais un peu surprise de voir que Charles Leduc, le vampire conservateur au look dix-neuvième siècle, n’avait, pas plus que Thomas Rivière ou Carmen, l’air de goûter le discours de Séléna. J’aurais pourtant cru que les vampires conservateurs seraient sur cette longueur d’onde. J’avais encore des progrès à faire en politique vampirique.

— Après, je dis ça, mais en vrai je m’en branle un peu, j’aime pas spécialement faire de grands discours, et de toute façon je convaincrai personne. Alors, tchuss.

Sur cette conclusion, Séléna a quitté l’estrade, et Charles Leduc l’a remplacée pour annoncer que l’assemblée allait avoir lieu. Celle-ci se tenait dans une salle de conférence, mais seuls les vampires pouvaient y assister.

Par conséquent, la salle a commencé à se vider, les vampires se dirigeant vers leur réunion d’un côté, tandis qu’un certain nombre d’humains rentraient chez eux pour ne pas avoir à poireauter.

— Ça ne devrait pas durer trop longtemps, m’a rassurée Carmen.

— S’il y a un problème, ai-je dit, crie. J’arriverai en courant.

Elle m’a fait un petit sourire.

— Je ne pense pas que ce sera nécessaire.

Elle a jeté un regard un coin à Séléna.

— Je pense que la réunion risque d’être agitée, mais ça devrait rester dans le domaine du verbal. Bon, je dois y aller.

Je l’ai regardée rejoindre ses collègues en me demandant ce que j’allais bien faire pendant le temps que durerait leur réunion. Si le vigile ne m’avait pas confisqué mon téléphone, j’aurais pu jouer à des jeux dessus, mais je n’avais même pas cette distraction.

J’ai remarqué que Séléna ne suivait pas les autres vampires dans la salle de conférence. À la place, elle s’était appuyée contre un mur et avait sorti son téléphone, qu’elle avait pu garder, et tapotait dessus. Un peu intriguée, je me suis approchée d’elle.

— Je crois que ça va commencer, lui ai-je signalé.

— Fabuleux, a-t-elle répliqué. J’ai vraiment envie de voir des branleurs se disputer pour savoir qui aura le droit à la transformation et qui devra revenir la prochaine fois.

Elle a jeté un coup d’œil à la dizaine d’humains qui étaient restés.

— Qui sera l’heureux élu ? a-t-elle demandé. Lui ? Elle ?

Elle a ensuite plongé ses yeux dans les miens et m’a fait un petit sourire.

— Toi ? a-t-elle demandé. Tu veux que j’aille plaider en ta faveur ? Je ne suis pas sûre d’être la bonne porte-parole, cela dit.

— Je ne veux pas devenir une vampire, ai-je répliqué.

— Non, hein ? a-t-elle dit sans paraître surprise. Enfin, si tu changes d’avis, tu n’as qu’à me demander. On fait ça dans ma piaule sans demander l’accord à des types en costard.

D’ordinaire, lorsqu’une nana me propose de faire des trucs dans sa piaule, je rebondis sur sa proposition, mais, pour une fois, ce n’est pas ça que j’ai relevé.

— Les règles là-dessus sont pourtant utiles, ai-je répliqué. Les transformations sauvages entraînent souvent des jeunes vampires suicidaires ou psychopathes, à ce que j’ai compris.

Séléna a levé les yeux au ciel.

— Meuf, si tu tiens à répéter la propagande que t’ont vendue des vampires aseptisés, tu peux le faire à quelqu’un d’autre qui y sera plus réceptif.

Elle m’a regardée et a ouvert la bouche, faisant sortir ses canines de vampire au maximum. J’ai cru un moment que c’était menaçant, mais elle a fait un petit sourire.

— De toute façon, j’ai soif et il n’y a que du sang synthétique de merde ici. Je vais aller chasser un truc à boire.

Elle s’est levée et je suis restée interloquée un instant, me demandant ce qu’elle voulait bien dire par là. Une idée m’a cependant traversé la tête. Je pouvais peut-être profiter de l’occasion.

— Hé ! ai-je dit. Je peux t’emprunter ton téléphone, pendant que tu n’es pas là ?

Elle m’a jeté un regard étonné. Peut-être un peu suspicieux, même.

— Le gorille à l’entrée m’a pris le mien, ai-je expliqué, et si je dois me faire chier une heure, j’aimerais autant jouer à Candy Crush ou faire un sudoku.

Séléna a haussé les épaules, puis m’a tendu son téléphone.

***

Une fois la vampire partie faire je ne voulais pas trop savoir quoi, je me suis assise sur une des chaises et j’ai commencé à regarder son téléphone. J’étais un peu étonnée qu’elle ait aussi facilement accepté de me le prêter. Soit elle ne se méfiait pas de moi, soit elle n’avait rien à cacher.

Afin de vérifier quelle hypothèse était la bonne, j’ai regardé sa liste d’appels et ses messages reçus. D’habitude, je respecte la vie privée des gens, mais je me disais que vu que mon boulot de ce soir était d’assurer la sécurité de Carmen, il était peut-être avisé de glaner des informations sur une de ses ennemies potentielles.

Malheureusement, l’historique du téléphone ne m’a pas appris grand-chose : à peine une poignée de contacts enregistrés, avec uniquement des prénoms. Aucun d’entre eux ne me disait quelque chose et ne correspondait à un prénom de vampire que j’avais entendu. J’ai hésité à essayer de les retenir pour demander plus tard à Carmen si elle voyait de qui il pouvait bien s’agir, mais en voyant le nombre réduit de coups de téléphone et de textos échangés, j’ai rapidement conclu que Séléna n’avait rien à cacher. Pas sur cet appareil, en tout cas. Peut-être qu’elle en avait un autre, et que c’est pour ça qu’elle avait accepté de me le prêter aussi facilement.

Dépitée que mon stratagème ne m’ait apporté aucune information pertinente, j’ai décidé d’utiliser le téléphone pour ce que j’avais dit que je ferais, c’est-à-dire passer le temps avec un jeu rapide. J’ai commencé un sudoku, et suis parvenue rapidement à remplir les cases les plus faciles, mais j’ai rapidement abandonné lorsque les choses se sont avérées moins évidentes, pour essayer à la place un autre jeu. C’était, je suppose, l’histoire de ma vie : ne pas trop m’investir dans quoi que ce soit et abandonner à la première difficulté pour tenter autre chose. Comme mes études, comme mes relations amoureuses, ou plutôt mon absence de relations amoureuses au profit de rapports sexuels sans engagement.

J’ai failli sursauter en entendant Séléna s’asseoir à côté de moi. Absorbée, plus par mes pensées moroses sur le bilan de ma vie que par le jeu sur le téléphone, je n’avais pas remarqué qu’elle était revenue. Quelle fine garde du corps je faisais.

— Alors, tu t’amuses bien ? a-t-elle demandé.

— Bof, ai-je répondu en lui rendant son téléphone. Et toi ? La chasse a été bonne ?

Elle a soulevé le pack de bières et le sac plastique qu’elle avait déposés à ses pieds.

— Yep. Tu veux une bière ? a-t-elle demandé.

J’ai hésité. D’un côté, je n’étais pas censée picoler ; de l’autre, je n’avais bu pour l’instant qu’une flûte de champagne. Je pouvais bien m’accorder une bière en plus.

— Pourquoi pas ?

Elle m’a tendu une bouteille, que j’ai décapsulée au briquet pendant qu’elle déballait son sachet plastique, dévoilant une barquette de frites noyées dans du ketchup.

— Si tu as faim, aussi, a-t-elle dit. Ça changera un peu du pâté en croûte.

J’ai froncé les sourcils. Manifestement, elle aussi m’avait observée plus tôt dans la soirée. Je me suis demandé pourquoi. Je n’étais, après tout, qu’une simple mortelle. Et pourquoi est-ce qu’elle me rapportait à bouffer ? Pour obtenir des informations ? Ou peut-être juste qu’elle me draguait ? Afin de lever mes doutes, et comme j’étais une fille assez directe, j’ai décidé de lui poser la question de but en blanc.

— Tu me dragues ?

— Nan, a-t-elle dit en secouant la tête. Je suis juste polie.

Elle a ensuite pioché une frite et l’a avalée. Je suis restée perplexe. Les vampires n’étaient pas censés faire ça. Ils n’étaient pas censés pouvoir manger ça. Et je suppose que ceux qui défendaient l’orthodoxie vampirique n’était pas non plus censés vouloir faire ça.

J’avais jusque-là pensé qu’elle s’était trouvé autre chose pour elle et que la bière et les frites étaient pour moi, mais elle a dissipé mes derniers doutes lorsqu’elle s’est servie de ses canines vampiriques pour décapsuler une bière.

Voyant mon air médusé, elle m’a fait un petit sourire.

— Quoi ? a-t-elle demandé. C’est tellement ahurissant que je ne sois pas en train de te draguer ? Ne le prends pas personnellement, c’est juste…

— Ce n’est pas ça, ai-je soupiré.

Je préférais interrompre ses explications sur pourquoi elle ne me draguait pas. Ça risquait de devenir vexant.

— Je ne savais pas que les vampires pouvaient manger des frites, ai-je continué.

— Si, a-t-elle dit. Quand il y a du ketchup. Comme ça, c’est rouge, mon organisme croit que c’est du sang.

J’ai haussé les épaules et ai mangé une frite. Manifestement, elle ne voulait pas me donner d’explications. Ça ne m’étonnait pas plus que ça : les vampires n’aimaient pas qu’on en sache trop sur eux.

— D’accord, a-t-elle repris en voyant mon expression, c’est juste que ça dépend des lignées des vampires. Tu sais qu’on hérite en partie des pouvoirs de nos créateurs ? Certains ont de la merde comme de la télékinésie ou pouvoir voler. Moi, je peux manger des frites et boire des bières. Ah, et aussi, je ne crains pas le soleil.

J’ai manqué de m’étrangler sur ma frite. Elle balançait le dernier point comme si c’était complètement accessoire par rapport au reste, alors que ça me semblait beaucoup plus important.

— Le soleil ne te brûle pas ? ai-je demandé.

Elle a soupiré bruyamment, puis m’a jeté un regard noir.

— J’ai une tête de quelqu’un que le soleil ne crame pas ? a-t-elle demandé.

Avec son visage en face du mien, je ne pouvais pas ne pas voir la marque de brûlure qu’elle avait sur la moitié du visage.

— Mais, a-t-elle repris sur un ton enjoué, je ne le crains pas.

J’ai avalé une gorgée de bière plutôt que de répondre quoi que ce soit. Séléna était vraiment une drôle de nana, et j’avais du mal à savoir sur quel pied danser avec elle. Cela dit, elle avait le mérite de me permettre de tromper mon ennui.

— Au fait, a-t-elle dit entre deux gorgées de bière, ça fait un moment que je voulais te demander, mais tu es quoi, exactement ?

Voilà, encore un exemple de tournant inattendu à la conversation.

— Comment ça ? ai-je demandé.

— Tu prétends que tu ne bosses pas pour Carmen, mais vu ta façon de regarder les différentes issues, les gens, tu es clairement une sorte de garde du corps. Ce qui est étonnant, parce que pour ce boulot, mes congénères préfèrent d’habitude recruter d’autres surnats, ou des anciens militaires. Et, sans vouloir te vexer, tu n’as pas l’air d’être une ancienne militaire. Alors, tu es quoi, exactement ?

J’ai hésité sur ce que j’étais censée répondre. J’aurais pu tenter de nier, mais elle ne m’aurait sans doute pas cru. J’ai donc opté pour la franchise.

— Je suis une amie de Carmen, ai-je dit. J’ai quelques talents limités en sorcellerie, et je me suis déjà battue avec un vampire ou deux.

— C’est tout ? a-t-elle demandé.

Elle semblait déçue.

— Combien de militaires ont une expérience de combat avec des créatures surnaturelles ? ai-je répliqué.

— Plus que tu ne le croirais. Enfin, surtout avec des loups-garous. Il n’y a pas des masses de vampires dans l’armée régulière. En France, en tout cas, officiellement pour des questions logistiques. Sauf un peu dans la Légion. Ailleurs, ils ont compris l’avantage tactique que pouvait procurer le fait d’être non-mort, et ont des unités adaptées. Cela dit, même là, les vamps ont tendance à être gradés, alors ça décourage les bagarres viriles entre camarades soldats.

D’accord, maintenant elle me faisait un cours sur la place des vampires dans l’armée. Cette fille ne manquait pas de surprise.

— Tu as l’air de bien connaître le sujet.

— J’ai été mercenaire.

Pour une fois, ce qu’elle disait ne me surprenait pas et collait à la présentation qu’on m’avait faite d’elle. Il y avait donc au moins des bouts qui étaient vrais.

— Enfin, a-t-elle repris, pas mercenaire. Contractor. Ça n’a rien à voir.

— Et maintenant, ai-je raillé, tu veux monter un syndicat.

Elle a haussé les épaules, puis a repris une gorgée de bière avant de répondre à ma petite pique.

— Tu as raison, a-t-elle fini par dire. Je suis mal placée pour ça. Quelle légitimité j’ai, hein ?

Est-ce que j’entendais de l’amertume dans sa voix ?

— Cela dit, a-t-elle repris, ça en dit long sur l’état du « milieu » vampirique. Je veux dire, prends la boîte de nuit de Rivière, le salon de thé de ta Carmen, tous les établissements du genre, est-ce que tu vois beaucoup d’affiches de la CGT ? Non, hein ?

Elle a tendu une main vers la salle où se tenait la réunion de l’Ordre vampirique.

— Devant les médias, ça parle démocratie, vampirisme moderne, vie en harmonie et tout ça, mais la vérité, c’est que dans ce milieu de merde t’as intérêt à avoir été mercenaire si tu veux te syndiquer.

Vu qu’elle semblait décidée à me livrer tout ce qu’elle avait sur le cœur, je me suis dit que je pouvais en profiter pour lui soutirer les informations qui m’intéressaient.

— Donc, ai-je demandé, je dois en déduire que tu ne bosses plus pour ce Montéguy ?

J’étais fière d’avoir retenu ce nom de la conversation avec Thomas Rivière. Séléna n’avait pas l’air heureuse de l’entendre, car elle a fini sa bière cul sec avant de me répondre.

— J’emmerde Montéguy, a-t-elle finalement dit sur un ton emphatique. J’emmerde Rivière, j’emmerde Leduc. J’emmerde ta Carmen, aussi. Je les emmerde tous. Je ne bosse pour personne.

— Si tu ne bosses pas, ce n’est pas compliqué, pour monter un syndicat ?

J’étais d’humeur taquine. Mais avec Séléna, j’avais l’impression que je ne me sentais pas obligée de me comporter respectueusement comme avec les autres vampires.

— Je t’emmerde aussi, a-t-elle ajouté en piochant une nouvelle frite.

— Il y a vraiment des vampires qui peuvent voler ? ai-je demandé.

Je passais un peu du coq à l’âne, mais j’avais l’impression que c’était comme ça qu’on était censé avoir une conversation avec elle. Et puis, elle avait finalement l’air moins réticente que les autres vampires à donner des informations sur ce dont ils étaient capables de faire, alors autant en profiter.

— Léviter, a-t-elle corrigé.

Elle s’est ouvert une nouvelle bouteille de bière en secouant la tête d’un air dédaigneux.

— Tu as déjà vu des images de jet pack ? Ça a l’air cool, sauf que si ça ne s’est jamais développé et que personne n’en utilise réellement, c’est parce que ce n’est pas pratique et, qu’en vrai, c’est quand même un peu de la merde. Les vampires qui peuvent voler, c’est pareil. En moins cool, en plus.

Elle a avalé une gorgée de bière.

— Honnêtement, la plupart des « pouvoirs » que les vampires peuvent avoir sont un peu moisis. Mes congénères font style que s’ils ne les montrent pas trop, c’est parce qu’ils aiment se la jouer mystérieux et garder le secret sur leurs capacités, mais je pense que c’est surtout parce que ça se verrait que c’est pourrave.

J’ai acquiescé machinalement, tandis qu’elle reprenait une gorgée de bière. J’ai senti qu’elle préparait une suite à sa tirade, mais les portes de la salle de conférence se sont ouvertes et quelques vampires ont commencé à en sortir au compte-gouttes.

— C’est déjà fini ? me suis-je étonnée.

— On dirait, a dit Séléna en se levant.

Elle a fini la bière qu’elle avait dans la main, puis m’a regardée avec un air sérieux.

— Laisse-moi te filer un conseil professionnel, meuf. Reconsidère tes options de carrière. Le chômage ou caissière, franchement, c’est pas si mal, à côté.

Elle a attrapé le pack de bières entamé, a hésité une seconde, puis m’en a tendu une des trois qui restaient.

— Et si tu tiens vraiment à faire porte-flingues pour des vampires, prends un fusil à gros calibre et vise la tête à bout portant. C’est le plus sûr.

Sur ces conseils avisés, elle s’est écartée de moi, pour se diriger vers ses collègues vampiriques qui sortaient de la salle de conférences. Un peu perplexe, j’ai rangé la bouteille de bière dans mon sac à main et je me suis levée à mon tour, pour retrouver Carmen.

Chapitre 4
Dans la tête

Alors que je m’approchais des vampires qui sortaient de leur réunion, j’ai cru remarquer qu’il y avait comme un certain ordre. Les premiers vampires à avoir quitté la salle me semblaient plutôt faire partie de ceux que j’avais repérés comme conservateurs. Il y avait notamment Charles Leduc et son costume old-school, vers lequel Séléna s’est dirigée dès qu’il est apparu.

Carmen, Thomas Rivière ou le jeune vampire entrepreneur qui avait pris la parole sur l’estrade étaient, eux, toujours dans la salle. J’ai donc attendu devant la porte pendant quelques minutes, n’osant pas entrer dans la pièce de peur qu’on me signifie qu’en tant que simple humaine je n’y étais pas la bienvenue.

Lorsqu’elle est finalement apparue, Carmen faisait grise mine. Pour autant que cette expression puisse s’adresser aux vampires, qui ont tout le temps la peau d’un blanc pâle. Sauf Séléna, évidemment, mais elle était un peu la seule à cet évènement : le visage moderne du vampirisme semblait quelque peu monochromatique.

Mais je digresse. Toujours est-il que Carmen tirait un peu la tronche, et était au milieu d’une discussion agitée avec Thomas Rivière et quelques autres vampires de son groupe. Je me suis approchée un peu d’eux lorsqu’ils sont sortis de la salle, mais je n’ai pas osé m’immiscer tout de suite dans la conversation. Heureusement, Carmen a capté mon regard interrogatif et s’est approchée de moi.

— Ça ne s’est pas passé comme prévu, m’a-t-elle expliqué à voix basse. Les conservateurs ont quitté la salle, et on n’a pas pu prendre de décision.

C’était donc pour ça que la réunion avait été relativement courte. Je me disais bien que ce n’était pas normal.

— À quel point c’est mauvais ? ai-je demandé.

— Dans le meilleur des cas, un peu de diplomatie permettra de régler les choses à la prochaine réunion. Dans le pire… des tensions, voire une nouvelle guerre entre vampires.

— Chiotte, ai-je dit.

J’avais toujours le mot pour une remarque pertinente. Carmen s’est passé une main dans ses courts cheveux noirs.

— Je pense que ça n’ira pas jusque-là. Personne n’a intérêt à ça.

Je me suis demandé si elle y croyait vraiment ou si elle essayait de se rassurer.

— Ça n’ira pas jusque-là, a assuré Thomas Rivière.

Le beau gosse en smoking avait dû entendre ce que me disait Carmen, même si c’était à voix basse. Les vampires ont la réputation d’avoir une bonne ouïe.

— Les conservateurs ont perdu, ils n’ont plus la majorité. Ils refusent de l’admettre et ont recours à des arguties techniques pour nous mettre des bâtons dans les roues, mais ça ne durera pas éternellement. Au final, c’est peut-être rassurant. J’aurais peut-être été plus inquiet s’ils n’avaient opposé aucune résistance.

— Je ne serais pas aussi optimiste, a répliqué Carmen. Je pourrais croire qu’ils ont décidé de livrer bataille sur le terrain du débat et des arguties réglementaires s’il n’y avait pas la présence de Bloody Mary. Elle n’a pas été envoyée là pour ça.

J’ai jeté un coup d’œil à Séléna. Elle était pratiquement à l’autre bout de la pièce, en train de discuter avec Charles Leduc. Le leader du camp conservateur n’avait pourtant pas l’air très heureux de ce qu’elle pouvait bien lui raconter.

— À propos de ça, ai-je dit, je pourrais te parler en privé, deux secondes ?

Carmen a froncé les sourcils, mais elle a hoché la tête et s’est écartée avec moi du petit groupe de vampires « modernistes ».

— Elle dit qu’elle ne travaille plus pour Montéguy, ai-je annoncé. Je pense qu’elle est sincère. Je ne crois pas qu’elle soit dans le camp des conservateurs.

La vampire a posé une main sur mon épaule, l’air inquiète.

— Tu as discuté avec elle ? a-t-elle demandé.

— Ouais, ai-je dit sans mentionner qu’on avait aussi bu des bières. Je crois qu’elle m’aime bien. Je me demande si elle n’espérait pas me pécho.

Carmen a levé les yeux au ciel.

— Nom de Dieu, Jessie, cette fille est dangereuse ! C’est un assassin, une tueuse à gages !

— Je ne dis pas qu’elle n’est pas dangereuse. Je dis qu’elle n’est pas dans le camp que vous croyez. Tu n’as qu’à jeter un coup d’œil, est-ce qu’ils ont l’air de s’entendre ?

Carmen a jeté un regard vers Séléna et Leduc, dont la discussion semblait maintenant assez houleuse. Finalement, la punk a fini par faire un doigt d’honneur au vampire au costard victorien, et elle est partie sans se retourner.

— Intéressant, a admis Carmen. On dirait que tu as raison. Autre chose, à son sujet ?

— Ouais. J’ai réussi à emprunter son téléphone. Elle ne semblait pas avoir de contacts avec d’autres vampires, pas dont j’ai entendu le prénom ce soir, en tout cas. Ça ne veut peut-être rien dire, je pense qu’elle a un autre téléphone. L’historique était assez léger.

J’espérais un peu qu’elle récompense mon professionnalisme, mais Carmen a grimacé.

— Jessie, tu n’étais pas censée prendre tant de risques.

Je me suis résignée à donner plus de détails sur l’épisode du téléphone, qui, tel que je l’avais raconté, pouvait me faire un peu plus passer pour une espionne que ce qui s’était réellement passé.

— Je n’ai pas pris de risques, elle a accepté de me prêter son portable. C’est pour ça que je pense que ce n’est pas son principal. Ah, et aussi : elle mange des frites et boit de la bière. Les vampires conservateurs ne sont pas censés être des puristes du sang ?

— Pas nécessairement, a répliqué Carmen avec une expression lugubre. Oui, certains estiment qu’un vrai vampire ne doit boire que du sang, humain, pas synthétique, pas stocké, pris uniquement par une morsure directe. Et il y en a d’autres pour qui le sang n’est pas le plus important, pour lesquels il n’a qu’un rôle symbolique. D’autres pour qui ce qui définit un vrai vampire, ce n’est pas de boire du sang, mais de donner la mort.

J’ai hoché la tête. Au moins, l’explication de Carmen était assez cohérente avec le discours qu’avait prononcé Séléna, qui définissait le vampire par la violence, la rage et le fait d’être un monstre.

— Je veux dire, elle a essayé de tuer sa propre génitrice, a ajouté la vampire. Vraiment, Jessie, elle est dangereuse. Ne t’approche plus d’elle.

J’ai hésité à blaguer en suggérant que Carmen disait ça uniquement parce qu’elle ne voulait pas que je me syndique à l’Union des Travailleurs Surnaturels, mais vu l’air grave qu’elle avait, je me suis dit qu’il valait peut-être mieux me taire.

***

— Il faut voir le bon côté des choses, a dit Carmen alors qu’on attendait l’ascenseur. On ne va pas rentrer trop tard.

En plus d’elle et moi, il y avait Thomas Rivière et Franck, le vigile chauve qui m’avait pris mon téléphone plus tôt dans la soirée. Rivière voulait accompagner Carmen jusqu’à sa voiture, et Franck accompagnait Rivière. Le hall s’était peu à peu vidé après la réunion, et il ne restait plus grand monde. Régis Gauthier, l’entrepreneur mort-vivant, était en train d’expliquer au personnel de l’hôtel que les lieux allaient être libérés plus tôt que prévu, et nous, on attendait l’ascenseur pour redescendre dans le parking.

Il y a eu un petit ding, et les portes se sont ouvertes. On est entrés tous les quatre. Je me suis appuyée contre un des murs, tandis que Franck se plaçait face à la porte, avec une main qui repoussait légèrement le bas de sa veste de costume au cas où il aurait besoin d’accéder au pistolet qu’il avait en dessous.

— Je ne pense pas que tant de précautions soient nécessaires, s’est amusé Rivière.

— Mon boulot est de prendre des précautions, a répliqué Franck. Particulièrement avec cette fille dans les alentours.

— J’apprécie ça.

Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes sur le parking souterrain. Il n’y avait personne, et il ne restait plus beaucoup de voitures. La BMV de Carmen était à une vingtaine de mètres, et on s’est dirigé vers elle.

— Je ne pense pas que la situation soit si catastrophique, a lancé Rivière, revenant à la conversation récurrente depuis la fin précipitée de leur réunion. Leduc n’est pas idiot, il espère juste que la petite manœuvre de ce soir lui permettra de gagner sur un point ou deux.

Ils avançaient lentement, côte à côte, lui dans son smoking et elle dans sa robe rouge, tandis qu’un peu derrière eux Franck jetait des coups d’œil suspicieux à chaque voiture qu’on croisait pour vérifier qu’elle était bien vide. Je faisais de même, en essayant que ça se voit moins : Carmen avait gardé mon rôle secret, y compris pour Rivière et son porte-flingue.

— Peut-être que tu devrais envisager de lâcher du lest sur le sujet des transformations, a répliqué Carmen.

— Tu connais mon opinion là-dessus, a soupiré Rivière. On ne peut pas se permettre d’accueillir dans nos rangs des gens dont on ne sait pas ce qu’ils vont donner. Sans compter que chaque transformation qui échoue, c’est un risque de famille qui passe dans les médias pour dire que les vampires ont tué leur proche. Je comprends que…

Il a été coupé par une détonation. À côté de moi, Franck s’est écroulé. Je me suis retournée vivement, cherchant d’où ça venait. Il y a eu un nouveau coup de feu, et Rivière a poussé un cri de douleur.

Merde. On n’avait sans doute pas assez vérifié que les voitures étaient vides. Le tireur était planqué derrière une berline noire, et se servait du toit pour caler son tir.

Portée par la montée d’adrénaline, j’ai couru vers lui. Ce n’était pas très malin, me suis-je dit a posteriori : j’aurais sans doute mieux fait de mettre Carmen à l’abri et de récupérer l’arme de Franck, mais je n’ai pas vraiment réfléchi sur le moment.

Le type a tiré de nouveaux coups de feu, en visant probablement la cinglée qui lui fonçait dessus. Heureusement, j’étais en mouvement et il n’était pas très bon tireur, et j’ai pu arriver intacte devant la voiture derrière laquelle il se planquait. Les oreilles sifflantes à cause des détonations, j’ai réalisé que, vu la distance, il n’avait aucune chance de me rater au prochain tir.

J’ai bondi. Je ne sais pas quelle mouche m’a piquée : j’ai beau être assez athlétique, ce n’est pas le genre de choses que je fais d’habitude. Pas aussi haut, en tout cas. Je me suis envolée et, à ma surprise, j’ai réussi à atterrir sur le toit de la voiture. Pas de manière super badass, en retombant sur mes pattes, le genou légèrement fléchi, plutôt en arrivant à l’horizontale sur le toit de la bagnole et en me niquant une cheville au passage. Portée par ma vitesse, j’ai roulé sur moi-même contre la carrosserie et j’ai percuté le tireur avant de m’écrouler par terre. Ce n’était pas très esthétique, mais mon plan pas très réfléchi a tout de même plus ou moins marché, puisque j’ai entendu le pistolet de mon adversaire glisser au sol.

Je me suis retrouvée de l’autre côté de la bagnole, un peu sonnée, allongée sur le dos au-dessus d’un vampire plus grand que moi. J’ai senti ses doigts froids qui serraient ma gorge et cherchaient à m’étrangler.

J’ai posé un pouce stratégiquement sur le dos de sa main et j’ai appuyé de toutes mes forces pour lui faire lâcher prise, tout en me servant de mon autre main pour repousser son bras. Les vampires ont le pouvoir d’ignorer la douleur, mais ils gardent un squelette humain qui réagit à peu près de la même manière que le nôtre. J’ai donc réussi à dégager un peu mon cou, et j’ai dégainé ma botte secrète : je lui ai mordu le bras.

Je ne suis pas une mort-vivante, je n’ai donc pas de canines hypertrophiées et super aiguisées. Je n’ai même pas de bonnes dents : j’ai un nombre conséquent de plombages pour quelqu’un de mon âge. Enfin, il ne faut pas dire plombage, mais amalgame dentaire, parce que ça ne contient plus de plomb, de nos jours, mais un mélange de mercure et d’argent. Les miens ont une grande proportion d’argent. D’un point de vue bucco-dentaire, ce n’est pas l’idéal, et j’ai dû batailler pour réussir à convaincre ma dentiste de satisfaire ma lubie, mais je trouve que ça vaut le coup.

Les vampires ont le pouvoir d’ignorer la douleur, mais pas s’ils sont en contact avec de l’argent. Et, franchement, comme ils ont le pouvoir d’ignorer la douleur pendant la grande majorité de leur existence, lorsqu’ils ne peuvent pas le faire, ils font de sacrées chochottes.

Pendant que j’avais mes dents et mes plombages (qui n’en étaient pas) plantés dans sa chair, je lui ai balancé un violent coup de coude dans l’estomac, espérant que ça déconcentrerait mon adversaire un moment, le temps que je puisse me retourner sur lui et avoir une prise un peu meilleure.

C’était ce qui s’était passé dans toutes mes bastons contre des vampires : ils faisaient les malins jusqu’à ce qu’ils aient de l’argent dans la peau et qu’ils se mettent à gémir.

Cependant, là, ça ne se passait pas tout à fait comme d’habitude. Le type ne gémissait pas, il ne criait pas, et lorsque j’ai essayé de me retourner, il m’a envoyé un violent coup de poing au visage. J’ai réussi à ne pas décoller mes dents de son bras, mais il m’a attrapée par les cheveux et a tiré violemment en arrière. Je lui ai arraché des bouts de chair au passage, mais ça n’a pas eu l’air de le gêner.

C’était bien ma veine. J’étais tombée sur un vampire qui ne craignait pas l’argent. Je ne savais même pas que c’était possible. C’était vraiment la soirée où je découvrais des trucs sur le fonctionnement des morts-vivants.

Il a projeté ma tête violemment contre la carrosserie de la voiture, une fois, deux fois, trois fois. Il a fini par me lâcher et je suis restée sonnée un moment, pendant qu’il se relevait. Un peu groggy, je l’ai regardé faire le tour de la voiture et se diriger vers Carmen et Rivière. Franck, quant à lui, gisait toujours par terre et avait l’air d’être mort, en tout cas encore plus mort que d’habitude.

Le vampire dont j’avais charcuté le bras a plongé une main dans la poche de son jean, et en a sorti un couteau à cran d’arrêt, qui s’est déployé avec un petit claquement sinistre.

Je n’ai même pas pensé à apprécier la douleur qui me vrillait le crâne. J’ai péniblement essayé de me relever. Il n’y aurait eu que Rivière, je serais peut-être restée assise à compter les chandelles, mais je ne pouvais pas laisser ce type buter Carmen.

Ma tête tournait, et je suis retombée à genoux.

— Qu’est-ce que vous voulez ? hurlait Rivière, paniqué. Nom de Dieu, qu’est-ce que vous voulez ?

— S’il vous plaît, a ajouté Carmen, on peut discuter.

Le type n’a pas répondu. Nom de Dieu, Carmen, n’essaye pas de discuter et prends le flingue de Franck. Mais Carmen n’avait jamais dû se battre de sa vie, encore moins se retrouver dans une situation pareille. C’était bien pour ça qu’elle m’avait embauchée ce soir. Moi qui étais toujours à genoux à cause de mon coup à la tête. J’étais vraiment une garde du corps pathétique.

J’ai à nouveau essayé de me relever, mais je n’arrivais pas à retrouver l’équilibre et j’ai fini à quatre pattes. Prise de désespoir, j’ai alors réalisé que le flingue qui avait glissé par terre était à quelques mètres de moi. Le vampire n’avait pas l’air de l’avoir remarqué, et il semblait se contenter du couteau.

J’ai arboré un grand sourire. La situation n’était peut-être pas si catastrophique. J’ai poussé sur mes jambes et je me suis jetée sur l’arme. Je n’ai couru que sur quelques mètres, et peut-être pas très droit, et je comptais plus faire une glissade sur la fin que me casser la gueule, mais ce qui comptait était que j’avais maintenant une arme à portée de main.

Je l’ai attrapée, j’ai aligné la mire, et j’ai fait feu. J’étais bien décidée à vider le chargeur sur ce connard. Malheureusement, le connard en question l’avait déjà bien vidé, le chargeur, et je n’ai pu tirer que deux fois avant que la culasse ne reste bloquée en position arrière, signe qu’il n’y avait plus de balles.

Et le vampire était toujours debout. Oh, merde.

Les deux balles l’avaient touché au ventre, mais ça n’avait pas l’air de le gêner plus que ça. Il s’est retourné lentement, l’air plus agacé que blessé.

— Toi, a-t-il fait, tu commences à m’énerver.

Il s’est mis à s’approcher lentement de moi. J’ai jeté un regard implorant à Carmen, qui serrait Rivière dans ses bras. J’ai essayé de lui montrer le corps de Franck avec mes yeux, pour qu’elle comprenne qu’il fallait qu’elle récupère son flingue. Mais la vampire semblait complètement paniquée et paralysée. Il allait falloir que je me débrouille toute seule.

J’ai pris appui contre un gros poteau de parking et, grâce à son aide, j’ai réussi à me relever. Mon adversaire n’était maintenant plus qu’à quelques pas de moi, et m’a fait un sourire mauvais alors qu’il approchait doucement.

— Tu n’abandonnes pas facilement, hein ?

J’ai réalisé que j’avais toujours mon sac en bandoulière et, comme pour lui répondre, j’ai saisi la bouteille de bière que m’avait laissée Séléna. Je l’ai fracassée contre le poteau, m’éclaboussant au passage, et j’ai brandi le tesson d’un air menaçant.

— Casse-toi, ai-je dit d’une voix rauque. Ou alors, ça ne va pas être beau à voir.

Il s’est figé et j’ai vu de la crainte dans ses yeux, ce qui m’a arraché un sourire sadique.

Je ne sais pas trop ce que j’avais en tête, à ce moment-là, s’il s’agissait d’une ultime bravade avant de connaître une mort glorieuse, ou si je comptais vraiment buter un vampire à coups de bouts de verre. Et après tout, peut-être que j’aurais eu une chance. Peut-être que j’aurais gagné. Même mon adversaire avait l’air d’y croire.

Je ne le saurais jamais, car il y a eu une nouvelle détonation, plus forte que les précédentes, et le vampire s’est écroulé par terre, avec une bonne partie de la tête en moins. J’ai vaguement senti que je me faisais éclabousser par le sang, mais je ne devais réaliser que plus tard que j’avais reçu des bouts de cervelle dans les cheveux. Sexy.

— Bordel, meuf, je te l’ai dit. Tirer dans la tête à gros calibre. Y’a que ça de vrai.

Je me suis tournée et j’ai vu Séléna, qui avait une bière dans une main et un fusil à canon scié dans l’autre. Elle me regardait avec un grand sourire.

— Après, j’imagine que le tesson de bouteille, ça marche aussi, mais c’est un peu barbare, pas le visage moderne du vampirisme qu’on voudrait montrer, pas vrai ?

À ce moment, les portes de l’ascenseur se sont ouvertes, et le deuxième vigile armé que j’avais croisé en arrivant, celui qui avait les cheveux blonds et des lunettes, a braqué son pistolet sur Séléna.

— Pose ton arme ! a-t-il hurlé.

L’air blasée, Séléna a laissé tomber son fusil et a levé ses mains, dont l’une d’entre elles tenait toujours une bouteille de bière entamée. Elle s’est ensuite tournée vers le nouveau venu en titubant un peu, et a terminé sa bouteille.

— La cavalerie arrive un peu tard, a-t-elle raillé.

J’ai regardé le tesson de bouteille que je serrais toujours dans une main.

— Tu peux parler, ai-je répliqué. Si t’étais arrivée un peu avant, je n’aurais pas eu à gâcher une bouteille de bière.

Le vampire blond a regardé Rivière, Carmen qui lui faisait signe que tout allait bien, Franck qui gisait par terre, une balle dans la tête, puis moi avec mon tesson à la main et du sang plein le visage.

— Nom de Dieu, s’est-il exclamé, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Chapitre 5
Hématomes

J’étais assise par terre contre un des piliers du parking. Pas celui à côté duquel j’avais failli me faire tuer, un autre, pas loin de la vieille Dodge Charger de Séléna. Cette dernière n’avait pas qu’un fusil à double canon dans son coffre, mais aussi une trousse à pharmacie conséquente au milieu de tout un tas de bric-à-brac.

— Arrête de bouger, nom de Dieu.

Elle était occupée à me désinfecter ma plaie à la tête, pendant que les autres vampires étaient regroupés autour de Thomas Rivière et de Franck. J’avais cru comprendre que ce dernier n’était en fait pas définitivement mort, ce que j’avais du mal à croire vu son état, mais avec les vampires tout était possible.

— Ça va, ai-je protesté, c’est juste une égratignure.

— C’est ouvert, a-t-elle répondu avec une élocution douteuse. Il faut désinfecter et mettre un pansement. Peut-être des points de suture, mais ça dépasse mes compétences. Tu devrais aussi passer un machin pour vérifier qu’il n’y a pas de commotion ou d’hémorragie interne.

Je lui ai jeté un regard mauvais. Elle a répliqué en levant un index d’un air professoral, ce qui aurait été plus efficace si elle n’avait pas arboré le sourire jovial des gens qui ont un coup dans le nez.

— Jessie, j’ai vu trop de mortels ignorer une blessure et crever ou être dans de sale draps à cause d’une infection à la con. C’est pas malin. Laisse-moi m’occuper de ça.

Elle a terminé de me désinfecter, puis a attrapé un rouleau de sparadrap.

— Repose-ça tout de suite, ai-je protesté. Pas moyen que je ressemble à une putain de momie.

— Tu ne vas pas ressembler à une momie. À Rambo, plutôt.

Elle a hésité un moment, puis a admis :

— Ou peut-être une version momifiée de Rambo.

— Va chier, ai-je dit en me levant.

Séléna a poussé un soupir et a jeté les bandes dans le coffre de sa voiture, tandis que David s’approchait de nous avec un petit air contrit.

Le blond à lunettes rondes a regardé Séléna en baissant la tête.

— Je voulais m’excuser pour ma réaction en arrivant ici. Pendant un moment, j’ai cru que…

— C’est cool, l’a interrompu Séléna. Tu ne m’as pas tiré dessus, c’est ce qui compte.

David a acquiescé d’un petit hochement de tête, puis s’est tourné vers moi.

— En tout cas, merci d’être intervenues. Toutes les deux. Sans vous, ça aurait été…

Il avait l’air de chercher le bon mot.

— La merde ? ai-je suggéré.

— Je suppose qu’on peut dire ça.

Il m’a tendu la main. Je suis restée un peu surprise quelques secondes, puis j’ai fini par la lui serrer.

— Je peux vous poser une question ? ai-je demandé.

— Bien sûr.

— Vos lunettes, c’est purement esthétique ? Je veux dire, les vampires n’ont pas besoin de lunettes, si ?

Il a fait un petit sourire.

— J’étais très myope avant la transformation, a-t-il expliqué. Vraiment très myope. Maintenant, je vois mieux, mais pas parfaitement. Peut-être que dans quelques années, je n’en aurai plus besoin.

Donc, les vampires pouvaient avoir besoin de lunettes. Eh bien, cette soirée m’aurait au moins permis d’apprendre plus de choses sur eux. Carmen ne m’avait briefée que sur les enjeux politiques, pas sur les petits détails un peu plus terre à terre. Bon, les lunettes, ce n’était pas très important, mais j’aurais bien aimé être prévenue que certains ne semblaient pas craindre l’argent. J’allais devoir me trouver une nouvelle botte secrète.

— La police ne va pas tarder à arriver, a-t-il dit en se tournant à nouveau vers Séléna. Si vous voulez vous éclipser, c’est le bon moment.

La vampire a éclaté de rire.

— Trop pas. Chui pas en état de conduire, mec.

David a regardé Séléna, puis s’est tourné vers moi, l’air décontenancé. Lui non plus n’avait pas l’air d’avoir l’habitude de voir des vampires qui se bourraient la gueule à la bière.

— J’étais en situation de légitime défense, a repris la vampire. J’espère que vous direz ça aux policiers.

— Bien sûr, a dit David.

Il s’est ensuite écarté de nous pour retourner aux côtés de Franck, qui était toujours allongé par terre et visiblement inconscient. Je trouvais quand même vraiment qu’il avait l’air mort.

— Trouduc, a soufflé Séléna une fois le porte-flingue suffisamment loin.

— Tu ne l’aimes pas, ai-je constaté.

— David, il travaille pour Leduc. Je crois que c’est son rejeton, un truc dans le genre. Leduc, c’est le pote de Montéguy. Il était pas très content que je fasse plus son sale boulot. Honnêtement, je suis assez surprise qu’il ait pas profité de la situation pour me coller une balle dans la tête. Peut-être parce qu’il est myope.

J’ai jeté un regard aux autres vampires, en essayant de me rappeler dans quel camp était chacun. Franck avait l’air de bien s’entendre avec Thomas Rivière, qui était moderniste. David, lui, était donc chez les conservateurs.

Pour l’instant, ils s’étaient tous plus ou moins regroupés, tandis que Séléna et moi faisions bande à part.

— Je ne devrais pas te parler, ai-je fini par dire. Je crois que tu mets tout le monde d’accord contre toi.

— Ouais, a-t-elle admis. D’un autre côté, il me reste une dernière bière.

***

— Je ne savais pas qu’il y avait des vampires immunisés à l’argent, ai-je dit.

Séléna était en train de boire une gorgée de bière. On était assises par terre toutes les deux, en attendant l’arrivée des policiers et des ambulances.

Elle m’a tendu la bouteille en secouant la tête.

— C’est pas une question d’être immunisé, a-t-elle expliqué tandis que je buvais à mon tour. C’est juste que certains vampires sont moins douillets que d’autres.

— Je lui ai mis deux balles en argent dans le bide, ai-je protesté. Même en supportant bien la douleur, ça devrait être un minimum handicapant.

J’ai tendu la bouteille à Séléna, mais elle a secoué la tête. À la place, elle avait sorti sa cigarette électronique et inhalait une bouffée d’e-liquide saveur sanguine.

— Y’a pas mal de drogues qui rendent assez insensibles à ce genre de chose, a-t-elle fini par dire.

— Les drogues ont de l’effet sur les vampires ? ai-je demandé.

En guise de réponse, elle m’a montré sa cigarette électronique, puis a tendu la main vers la bouteille de bière. Son sourire pinté achevait de me convaincre.

— D’accord, ai-je admis. C’était une question stupide.

J’ai bu une nouvelle gorgée de bière en regardant Carmen arrêter de discuter avec Thomas Rivière pour s’approcher de nous. Il était temps. Juste après la fusillade, elle m’avait demandé si j’allais bien, mais je trouvais tout de même un peu gonflé qu’elle laisse Séléna s’occuper de mes bobos. Mais bon, ce n’était pas le moment de faire une crise de jalousie, surtout qu’elle a su se faire pardonner en me tendant une cigarette lorsqu’elle est arrivée à mon niveau. Une vraie, pas une électronique.

— Ça va ? a-t-elle demandé en me l’allumant.

— Oui, ai-je dit. Juste une égratignure.

À côté de moi, Séléna a levé les yeux au ciel.

— Je voulais te remercier, a dit Carmen en la regardant. Je sais qu’il y a des tensions entre nous, mais tu nous as sauvé la vie

— Non, a répliqué Séléna en haussant les épaules. Je l’ai sauvée, elle. C’est tout.

Elle me désignait de la main.

— J’avais la situation sous contrôle, ai-je protesté.

— Je l’ai même pas sauvée elle, s’est repris Séléna. J’ai juste évité un gros titre dans les journaux de demain sur la décapitation d’un vampire à coups de tesson de bouteille.

Carmen a fait un petit sourire. Je voyais bien qu’il lui en coûtait de se montrer cordiale face à Séléna.

— En tout cas, merci quand même, a-t-elle dit.

Séléna a haussé les épaules. Elle ne faisait pas beaucoup d’efforts pour qu’on l’apprécie. Enfin, sauf pour moi. Peut-être qu’elle voulait vraiment me pécho.

— Vous avez une idée de qui était le type qui a essayé de nous buter ? ai-je demandé.

Ce n’était pas vraiment que ça m’intéressait, mais je me disais que ça permettrait d’éviter un silence embarrassant.

— Pas vraiment, a répondu Carmen. On se disait juste que c’était peut-être le même qui avait tué un humain il y a deux jours.

Je ne voyais rien qui permettait d’indiquer ça, mais ce serait pratique. Comme ça, les journalistes pourraient rapporter qu’il n’y avait plus de mort-vivant assassin en ville et que celui-ci s’en était également pris au versant moderne et respectable du vampirisme.

— Vingt-deux, a platement dit Séléna.

J’ai mis quelques secondes à comprendre, puis j’ai vu les voitures de police et l’ambulance qui descendaient dans le parking souterrain. Heureusement, ils n’avaient pas mis les sirènes, qui auraient salement résonné dans un espace relativement confiné. Déjà que j’avais encore du mal à entendre correctement à cause des différents coups de feu et que j’avais la migraine suite à la rencontre entre ma tête et la portière de la voiture.

— Je vais leur expliquer la situation, a dit Carmen. Ils voudront sans doute vous parler, mais ce sera moins laborieux s’ils savent déjà ce qu’il s’est passé.

Elle s’est dirigée vers les hommes qui descendaient de voiture. Séléna a soupiré et m’a pris la bouteille de bière des mains pour la terminer.

— Tu vas avoir des soucis ? ai-je demandé.

— Chaipas, a répondu Séléna.

Elle n’avait pas vraiment l’air de s’en préoccuper outre mesure.

***

Alors que les policiers en uniforme discutaient avec Thomas Rivière et Carmen, des ambulanciers sont venus m’examiner et m’éblouir avec une lumière à la con pour vérifier si mon cerveau fonctionnait correctement.

— Vous pouvez arrêter ? ai-je demandé.

Ce qui prouvait bien que mon cerveau marchait toujours comme d’habitude.

L’ambulancier, ou l’infirmier, enfin le gars qui tenait à m’examiner, a tout de même continué un moment, avant de me suggérer de m’emmener à l’hôpital.

— Je vais bien, ai-je soupiré. J’ai juste besoin qu’on me foute la paix.

— Il faudrait au moins mettre un bandage.

J’ai regardé le type avec un air mauvais.

— Non.

À côté de moi, Séléna ricanait.

— Il y a un gars avec une balle dans la tête qui, paraît-il, n’est pas vraiment mort, ai-je repris. Vous ne voulez pas allez vous occuper de lui ?

— C’est un vampire, Madame. Il va falloir opérer, mais sa situation est stable.

— Ouais, ben foutez-moi la paix tant que je suis stable aussi. Vous n’avez pas envie de me voir quand je suis instable.

Séléna leur a fait signe de s’écarter.

— Faut pas lui en vouloir, leur a-t-elle dit. C’est une trouduc, mais c’est pas de sa faute.

J’ai été un peu surprise de la voir discuter quelques minutes avec l’ambulancier. C’était sans doute pour casser du sucre sur mon dos, mais je n’ai pas protesté. Au moins, ça évitait d’avoir à me faire tripoter et de finir avec la tête entourée de bandelettes.

— Je peux vous parler un moment ?

Le type qui m’avait posé la question était un policier d’une cinquantaine d’années, qui portait une moustache imposante. Vu son uniforme, j’ai estimé que je ne pouvais pas trop refuser, et j’ai donc hoché la tête.

Il m’a fait signe de m’écarter un peu, et on a fait quelques pas pour nous éloigner de Séléna et de l’infirmier.

— Je ne savais pas qu’il y avait des vampires noirs, a-t-il dit d’un air goguenard en regardant Séléna.

Je n’ai rien répondu, et j’ai retenu un soupir. Dire que cette soirée m’avait donné l’impression que j’étais complètement à la masse en matière de morts-vivants.

Le policier a sorti un calepin et un stylo, et son air jovial s’est envolé.

— Brigadier Stéphane Fauchier, a-t-il dit pour se présenter. Brigade surnaturelle.

— Jessie, ai-je dit.

— Vous avez une carte d’identité ? a-t-il demandé.

J’ai fouillé dans mon sac à main et ai sorti mon portefeuille pour pouvoir lui tendre la carte. Il a copié des choses dans son carnet, sans doute mon nom et ma date de naissance. Ou d’autres choses. Je ne sais pas trop.

— Vous permettez ? a-t-il demandé en sortant un engin de sa ceinture à poches.

Il s’agissait d’un petit boîtier métallique noir avec un écran LCD. J’ai froncé les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un détecteur thaumaturgique. Ça permet de mesurer le champ magique, histoire de vérifier que vous êtes bien une humaine.

Ça faisait sens. La plupart des créatures surnaturelles étaient capables de détecter qui était un vampire, un loup-garou ou un simple mortel. Il était logique que ces derniers aient développé la technologie pour se mettre à niveau.

Le policier regardait son petit écran avec un air intrigué.

— Les chiffres sont un peu plus élevés que la normale.

— J’ai fait des études de sorcellerie, ai-je expliqué. J’ai quelques pouvoirs. Pas beaucoup, mais quelques-uns.

Il m’a regardée avec un air soupçonneux. Ou peut-être que c’était sa moustache qui lui donnait l’air soupçonneux, c’était dur à dire.

— Je n’ai pas besoin de cet engin pour savoir qui est un vampire, ai-je dit avec un sourire. En dehors de ça, je ne sais pas faire grand-chose d’autre.

Il a rangé son appareil et s’est remis à prendre des notes dans son calepin. Cette façon de faire me mettait un peu sur les nerfs.

— Vous voulez bien reprendre avec moi ce qui s’est passé ?

Je lui ai rapidement expliqué ce qui s’était passé. Par « rapidement », je veux dire que je ne suis pas rentrée dans les détails ; cela n’a pas empêché mon récit de prendre un certain temps, car le policier n’arrêtait pas de me demander de ralentir pour qu’il puisse noter.

— Donc, a-t-il demandé une fois que j’ai eu terminé, juste avant le coup de fusil, vous étiez là-bas ?

Il m’a montré le poteau où je m’étais appuyée et contre lequel j’avais fracassé ma bouteille de bière. Les bouts de verre et les traces de sang laissaient peu de doute planer sur le fait qu’il s’agissait bien de celui-là, aussi me suis-je contentée de hocher la tête.

— Et cette vampire…

— Séléna.

— Séléna, elle se trouvait là ?

Il me montrait une direction qui était approximativement la bonne, aussi ai-je à nouveau hoché la tête.

— Et votre adversaire était face à vous. Donc elle était dans son dos ?

J’ai jeté un coup d’œil à la scène, puis j’ai secoué la tête.

— Pas vraiment dans son dos, ai-je corrigé. À quatre heures, plutôt.

— À quatre heures ?

J’ai poussé un soupir d’exaspération.

— Vous prenez une montre à aiguilles, le type est au centre, moi je suis sur le chiffre douze, Séléna était vers le quatre. Dans le dos, ça serait six heures. Vous voulez que je fasse un dessin ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire.

Il a continué à prendre des notes, et on est restés ainsi en silence pendant quelque temps, avec uniquement le bruit du stylo contre le calepin.

Et celui, au loin, de Séléna qui s’engueulait avec un autre policier. Ses explications à elles avaient l’air de moins bien passer.

— Autre chose ? ai-je fini par demander.

Le moustachu m’a regardée avec un air grave.

— Selon vous, a-t-il demandé, est-ce que son intervention était vraiment nécessaire ?

— Non, je me débrouillais très bien. J’avais un tesson de bière, et ce n’était qu’un vampire qui ne craignait pas l’argent. J’aurais pu me débrouiller seule.

Il a continué à me regarder, sans rien dire ni noter. Peut-être qu’il se demandait si je me foutais de lui ou pas.

— Oui, ai-je soupiré, son intervention était nécessaire.

Mon corset aurait sans doute fini dans un état lamentable si j’avais dû continuer le combat plus longtemps. Déjà qu’il était plein de taches de sang.

— Elle aurait pu ne pas viser la tête, a-t-il protesté.

— Je n’ai pas visé la tête. C’était une connerie.

Il s’est remis à noter des choses. J’avais envie de lui arracher le calepin des mains pour voir ce qu’il pouvait bien raconter.

— D’où venait-elle ? a-t-il demandé. Séléna ?

J’ai haussé les épaules.

— Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vue venir. J’avais le regard un peu fixé sur le type qui me menaçait avec un couteau à cran d’arrêt, vous savez ?

Le moustachu s’est remis à gribouiller. Quant à moi, je m’interrogeais sur le sens de ses dernières questions. D’autant plus que, à quelques mètres de là, le ton était en train de monter entre Séléna et le policier qui l’interrogeait.

— Vous n’allez quand même pas lui reprocher de m’avoir sauvé la vie ?

— C’est moi qui pose les questions, a-t-il répliqué, sévère.

J’ai levé les yeux au ciel. C’était vraiment quelque chose que disaient les vrais flics ? Ça faisait tellement cliché.

— Comment qualifieriez-vous votre relation avec Séléna ?

— Vous allez l’arrêter ? ai-je demandé.

— Je vous l’ai dit, c’est moi qui…

— … posez les questions. Ouais, ouais. Sauf que je n’ai plus envie de répondre, alors arrêtez-moi ou foutez-moi la paix.

Il a protesté, mais je me suis écartée de lui pour me diriger vers Séléna. Elle était en train de monter dans une voiture de police. Elle n’était pas menottée, mais ça ne sentait pas bon.

— Sérieusement ? ai-je demandé. Vous l’arrêtez ?

Le policier qui l’escortait s’est tourné vers moi, et a posé sa main sur son arme de service, menaçant.

— Madame, écartez-vous, s’il vous plaît.

Le moustachu qui m’avait interrogée nous a rejoints et s’est placé entre moi et la voiture. J’ai hésité un moment à les traiter de fascistes, mais j’ai vu Carmen qui me faisait signe de me calmer. Je me suis rappelée ma promesse de bien me comporter. Professionelle. J’ai pris une grande inspiration avant de tourner les talons.

Derrière moi, la voiture démarrait, embarquant Séléna au commissariat. J’ai pris une nouvelle inspiration pour tenter de me calmer, puis, voyant que ça ne marchait pas, je me suis dirigée à vive allure vers Carmen, qui m’a regardée avec des yeux inquiets.

— J’ai besoin d’une autre clope, ai-je annoncé.

***

J’étais en train de terminer la cigarette lorsque l’ambulance est repartie, emportant avec elle Franck. Pendant ce temps, d’autres policiers étaient arrivés, et avaient commencé à examiner la scène, nous repoussant un peu plus loin dans le parking souterrain.

Carmen et Thomas Rivière se sont approchés de moi, et le vampire au beau smoking m’a tendu la main.

— Je n’ai pas eu l’occasion de vous remercier. Vous m’avez sauvé la vie.

Après cette tentative de meurtre, les vampires semblaient tous vouloir me serrer la main. C’était un progrès par rapport au fait de me considérer comme de la chair fraîche. Peut-être que j’aurais dû éclater une bouteille de bière avant.

— Quelle soirée, a-t-il dit ensuite.

À son air neutre, on n’aurait pas dit qu’une demi-heure plus tôt, le vampire se tordait par terre de douleur à cause d’une balle dans le ventre. Seule une tache rouge sombre à sa belle chemise blanche venait rappeler ce fait.

— Oui, Monsieur.

Il s’est tourné vers les policiers qui, un peu plus loin, s’affairaient autour du cadavre. Celui-ci commençait déjà à se décomposer. Au moins une chose que je savais sur les vampires et qui n’avait pas été remise en question cette nuit : une fois définitivement trépassés, la Faucheuse rattrapait son retard. Le travail des médecins légistes spécialisés dans le surnaturel ne devait pas être évident.

— Ces policiers n’ont pas fait montre de la plus grande finesse, a dit Rivière, mais ils n’ont peut-être pas tort sur toute la ligne. La présence de Bloody Mary au bon moment est une coïncidence étrange.

Je me suis demandé si ces flics qui « n’avaient pas eu tort sur toute la ligne » avaient eu l’idée de soupçonner Séléna tous seuls, ou si Rivière la leur avait discrètement chuchotée.

— Monsieur ? ai-je demandé.

— Peut-être qu’elle avait surtout peur que l’assassin ne soit pris vivant.

— Sauf votre respect, Monsieur, je ne vois pas comment il aurait pu être pris vivant. Vous ne sembliez pas vraiment en état de le faire, et, honnêtement, moi non plus.

— Elle a raison, Thomas, a abondé Carmen. Si Séléna avait voulu nous voir morts, nous ne serions plus là.

Rivière a passé une main dans ses longs cheveux châtains, puis lui a jeté un regard en coin.

— Le parking était privatisé, seuls les invités pouvaient entrer. Cet homme, qui qu’il soit, a eu de l’aide de quelqu’un de l’intérieur.

Il a ensuite haussé les épaules, puis m’a fait un sourire.

— Nous ferions mieux de reparler de tout ça un autre jour. Vous devriez rentrer vous reposer.

Chapitre 6
Fin de soirée

C’est Carmen qui a conduit au retour : la vampire estimait que j’étais trop épuisée par l’affrontement et voulait que je me repose. Je n’ai pas protesté. Je n’étais pas vraiment fatiguée, plutôt dépitée. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que je ne m’étais pas montrée à la hauteur. Sans l’intervention de Séléna, qui sait ce qui se serait passé ?

— Peut-être qu’Émilie avait raison, ai-je fini par dire en regardant les immeubles défiler par la fenêtre de la voiture. Peut-être que c’est elle qui aurait dû venir à ma place.

— Pourquoi tu dis ça ?

— S’il n’y avait pas eu Séléna, tu serais morte. Quelle protection je t’ai apportée, hein ?

— Je ne suis pas sûre qu’Émilie aurait fait mieux.

Je ne pouvais pas vraiment le dire. Je n’avais jamais vu Émilie se battre. Je n’avais même jamais discuté avec elle.

— Tu m’as sauvé la vie, Jessie. Tu réalises ça, quand même ?

Je n’ai rien répondu. Je ne pouvais pas nier ça : même si c’était Séléna qui avait éliminé le mystérieux vampire assassin, je l’avais distrait suffisamment longtemps pour lui laisser le temps d’arriver. D’arriver d’où, d’ailleurs ? Depuis que le flic moustachu m’avait posé la question, elle me traînait dans la tête. Est-ce qu’elle avait entendu les coups de feu et avait rappliqué ? Est-ce qu’elle était déjà dans le parking ?

Je me suis tournée vers Carmen, qui avait le regard concentré sur la route.

— Tu penses quoi des accusations de Rivière ? ai-je demandé. Concernant Séléna ?

— Je ne sais pas.

J’ai attendu qu’elle développe, mais c’était sa seule réponse. Un peu dépitée, j’ai regardé son sac à main, qu’elle avait laissé à mes pieds pour conduire.

— Je peux te reprendre une clope ? ai-je demandé.

— Prends le paquet. J’en ai d’autres à la maison.

J’ai fouillé un peu dans son sac à main et ai attrapé le paquet à moitié vide. J’ai sorti une cigarette et rangé le reste dans mon propre sac. J’essayais d’arrêter de fumer, mais j’avais tendance à taxer mon entourage. Surtout dans des soirées comme ça.

— Toi et Séléna, a fait la vampire alors que j’inspirais une bouffée de tabac bienvenue. Vous avez l’air de bien vous entendre.

— Ouais, ai-je admis.

J’ai tiré une nouvelle fois sur la cigarette, tandis que Carmen gardait le silence.

— Je sais que tout le monde estime que c’est une tueuse, ai-je commencé, mais…

— C’est une tueuse.

Comme je l’avais vue décapiter un type à coup de fusil à canon scié, je pouvais difficilement argumenter sur ce fait.

— Je veux dire, ai-je repris, je ne sais pas. J’ai du mal à la cerner, mais je ne pense pas qu’elle soit impliquée dans cette tentative de meurtre. Je veux dire, sans elle, tout le monde serait mort, non ?

— Oui, a admis Carmen. Ça n’a pas beaucoup de sens.

Elle a semblé réfléchir un moment. De mon côté, je me suis contentée de fumer.

— Et si, a commencé la vampire d’une voix hésitante, c’était Leduc qui avait engagé ce type ? Séléna s’est engueulée avec lui. Peut-être qu’elle était au courant, peut-être pas. Toujours est-il qu’elle a décidé d’intervenir pour lui mettre des bâtons dans les roues. Ou peut-être parce qu’elle t’aimait bien.

— Leduc aurait pu faire rentrer le tueur, ai-je admis. Mais David travaille pour lui, non ? Donc, lorsqu’il a braqué Séléna en descendant de l’ascenseur, il aurait aussi bien pu la tuer, puis tous nous achever.

— Pas forcément. Il y a plein de caméras dans le parking, ça l’aurait impliqué.

J’ai soupiré. Tout cela me semblait de plus en plus confus. Heureusement, aux dernières nouvelles, ce n’était pas à moi de résoudre cette enquête. Ou alors, j’allais demander une augmentation à Carmen.

— Quoi qu’il en soit, a repris la vampire, tu ferais mieux de te tenir à l’écart de cette fille.

— Ouais, ai-je dit. Je sais. Elle est dangereuse.

J’ai poussé un petit ricanement.

— Désolée de le dire, ai-je ajouté, mais elle est aussi vachement moins snobinarde que le reste de tes copains.

— Ce ne sont pas tous mes copains. Et ces « snobinards », d’un camp comme de l’autre, verront d’un très mauvais œil que tu sois proche d’elle. Si tu es amenée à croiser régulièrement tous ces gens, c’est quelque chose que tu pourrais vouloir prendre en compte.

J’ai hoché la tête. Je m’étais bien rendu compte que Séléna n’allait pas gagner de concours de popularité chez l’intelligentsia mort-vivante.

— Je vais être amenée à les croiser régulièrement ? ai-je demandé.

Carmen a esquissé un sourire.

— Hé bien, tu as fait un bon boulot, ce soir. Et, vu la situation, j’ai peur qu’avoir une protection rapprochée ne soit pas forcément aussi superflu que je pouvais le penser. Si tu es toujours partante.

J’ai hésité un peu avant de répondre. D’un côté, je n’avais pas été capable de me débarrasser toute seule du tueur, ce qui me faisait douter un peu de mes capacités. De l’autre, je savais maintenant que certains vampires ne craignaient pas autant l’argent que les autres. La prochaine fois, je serais peut-être plus préparée. Surtout qu’après cette nuit, les autres vampires sauraient quel était mon véritable rôle aux côtés de Carmen. Je ne serais peut-être pas obligée d’être aussi désarmée que je l’avais été ce soir.

— Je suis toujours partante, ai-je fini par dire, un léger sourire aux lèvres.

La vampire a hoché la tête.

— On rediscutera demain, de toute façon. Je te pose chez toi ?

J’ai essayé de masquer mon dépit. Ce n’était pas vraiment ce que j’avais prévu pour la fin de nuit.

— Déjà ? ai-je dit. Il n’est que trois heures du mat’. On aurait le temps de… tu sais ?

Elle a levé les yeux au ciel. Pas très longtemps, parce que c’était une conductrice prudente qui ne voulait pas quitter la route des yeux, même quand il n’y avait plus personne sur la route en question, mais suffisamment pour que je comprenne que la réponse n’allait pas être positive.

— Tu arrives encore à penser à ça après ce qu’il s’est passé ?

— Penser au fait de me faire menotter, mordre et fouetter le derrière ? Bien sûr que j’arrive à penser à ça.

J’espérais qu’être un peu plus explicite lui donnerait envie de ne pas se coucher tout de suite, mais ça n’a pas eu l’air de marcher.

— Tu n’as pas pris assez de coups pour la soirée ? a-t-elle demandé.

— Ce n’est pas pareil, ai-je protesté. Ce n’est pas les mêmes sensations. Dans un combat, on n’a pas vraiment le temps de profiter de la douleur, il s’agit juste de surfer sur la vague d’adrénaline et d’essayer de ne pas se noyer. Dans un cadre sécurisé et consenti, c’est différent, on peut savourer tranquillement la montée d’endorphine.

— Je crois quand même que tu ferais mieux d’aller prendre une douche et te reposer.

J’allais protester, estimant que j’étais encore la mieux placée pour savoir ce que je ferais mieux de faire, mais elle a ajouté :

— Moi, en tout cas, j’ai besoin de me reposer. Je ne suis pas habituée à voir des gens se faire exploser la cervelle devant moi.

— Ne t’en fais pas, l’ai-je rassurée. On s’y fait vite.

***

Carmen m’a déposée devant chez moi. On avait convenu qu’on se reverrait demain aux Feuilles rouges, pour rediscuter de ce qui s’était passé ce soir, de mes futures tâches, et pour qu’elle me donne l’argent qu’elle me devait. En attendant, j’allais pouvoir rentrer chez moi et regarder des séries télévisées.

Alors que je faisais les quelques mètres qui me séparaient de la porte d’entrée de l’immeuble, j’ai réalisé que ma voisine Chloé se tenait dans l’ombre à côté de celle-ci, en train de fumer une cigarette.

En voyant la skinhead rondouillarde (qui, ce soir, portait un blouson Harrington on ne peut plus sexy), j’ai senti mon cœur palpiter et je me suis sentie plus désarmée que je l’avais été en affrontant un vampire à mains nues.

— Salut, ai-je dit en lui faisant un sourire.

Elle m’a regardée et a froncé les sourcils.

— Salut ? a-t-elle dit.

J’ai failli insérer la clé dans la serrure et rentrer chez moi en me sentant bête. Mais j’avais réussi à survivre à la bureaucratie mort-vivante et à un tueur vampirique, alors j’ai décidé que c’était le soir ou jamais pour être courageuse jusqu’au bout.

— Ça te dirait, de boire un coup ? ai-je fait.

Elle me regardait avec un air inquiet.

— Est-ce que ça va ? a-t-elle demandé.

J’ai compris qu’elle était en train de regarder la trace de morsure que j’avais au cou. Oh, oh. Chloé était une louve-garou. La morsure était indubitablement vampirique. Les loups-garous et les vampires ne pouvaient pas se saquer, c’était bien connu. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle allait m’en vouloir de m’être fait mordre pour autant, si ?

— Oui, ai-je dit avec un petit sourire. C’était, hum, consenti.

Elle avait l’air plus que sceptique.

— Vraiment ? a-t-elle demandé. Je n’ai rien contre certains trucs un peu « déviants », mais j’ai du mal à croire que ce soit le genre de pratiques consenties par deux partenaires.

D’accord, visiblement l’inimitié des loups-garous envers les vampires s’étendait aussi à ceux et celles qui les fréquentaient. Super. C’était bien ma veine, tiens. J’ai décidé de ravaler ma déception et de la transformer en colère. J’avais eu tort d’avoir un crush sur elle, c’était tout.

— Tu sais quoi ? ai-je dit en cherchant mes clés dans mon sac. Laisse tomber. Si une morsure te dégoûte autant, sans doute qu’il vaut mieux que j’aille boire un coup toute seule.

J’ai inséré la clé dans la serrure et j’ai ouvert la porte. Chloé a posé une main sur mon épaule et je me suis tournée vers elle. Elle affichait une espèce de demi-sourire que je n’ai pas trop su comment interpréter.

— Je ne parle pas de la morsure. Tu as du sang dans les cheveux, sur tes fringues et sur tes docs. Et, sans vouloir te vexer, tu sens un peu les entrailles de mort-vivant.

Oh, j’avais oublié ça. J’avais enlevé l’essentiel du sang dont j’avais été aspergée au moment où la tête du vampire avait explosé, mais il en restait inévitablement des traces dans ma belle chevelure et sur mes vêtements. Quant à l’odeur d’entrailles, en ce qui me concernait, je ne sentais rien, mais les loups-garous ont l’odorat plus développé. Je n’ai pas demandé, cependant, comment elle était capable de distinguer des entrailles de mort-vivant avec des autres entrailles. Surtout qu’il ne s’agissait pas vraiment d’entrailles, mais de cervelle. Mais on n’allait pas pinailler.

— Oh, ai-je dit en me sentant un peu bête. Ça. Non, ça, ce n’était pas vraiment tout à fait voulu.

— Ça va ? a-t-elle répété avec un air inquiet.

— Oh, oui, ai-je dit avec un petit sourire. Ce n’est pas mon sang.

Par souci de rigueur, j’ai tout de même passé une main dans mes cheveux, à l’endroit où le vampire m’avait cognée contre la portière de voiture, pour lui montrer ma plaie.

— À part ça, ai-je dit. Mais rien de grave.

Elle a jeté sa cigarette par terre, puis s’est approchée pour regarder. J’ai senti mon corps se raidir lorsqu’elle a posé sa main contre mon crâne pour écarter quelques cheveux qui lui cachaient la vue. Ce n’était pas exactement comme ça que j’aurais imaginé notre premier contact physique, mais c’était toujours un début.

— Il faudrait mettre un bandage, a-t-elle dit.

J’ai hésité à protester, mais je me suis ravisée.

— Oui, ai-je dit avec un sourire idiot. Mais je ne veux pas aller à l’hôpital, et, vu la région, je ne peux pas voir grand-chose si je le fais moi-même.

Elle a haussé les épaules et m’a fait un sourire entendu.

— J’imagine que je pourrais te filer un coup de main.

***

Sous la pression de Chloé, j’ai pris une douche, tandis qu’elle passait chez elle récupérer de quoi me soigner. Afin de ne pas la faire poireauter, j’ai essayé de ne pas traîner, prenant surtout du temps pour laver mes cheveux ensanglantés.

Après avoir enfilé une robe propre, j’ai tout de même pris le temps d’admirer mon reflet dans le miroir. Entre la morsure de Carmen et un hématome sur la pommette, j’avais quelques marques visibles, même habillée. Personnellement, ça ne me dérangeait pas plus que ça : je trouvais que ça faisait badass. J’espérais juste que Chloé aurait le même avis. J’avais tout de même opté pour une robe courte et moulante, comptant sur mes longues jambes pour la convaincre de rester.

Quand je suis sortie de la salle de bains, elle était installée sur mon canapé. En plus des bandages, elle avait ramené des chips et des bières, qu’elle avait déposées sur la table basse. Elle avait présentement les yeux fixés sur un des murs de mon salon, ne pouvant pas vraiment laisser traîner son regard sur une bibliothèque pleine de livres, ou sur des affiches ou autres décorations. Depuis mon déménagement, j’avais récupéré un canapé grâce à Carmen et j’avais acheté quelques meubles utilitaires, mais je n’avais pas encore pris le temps de décorer ni même de finir de vider mes cartons.

— Désolée, ai-je dit en m’asseyant à côté d’elle, j’ai bien conscience que ce n’est pas très accueillant.

— Non a-t-elle dit en me faisant un sourire. J’aime bien la déco. Très spartiate.

Elle avait ouvert son Harrington, laissant apparaître un polo moulant. Alors que la concupiscence égarait mon regard, Chloé ouvrait le sachet d’une bande, me rappelant la raison pour laquelle elle était venue.

Elle s’est ensuite penchée vers moi et m’a écartée les cheveux.

— Ouch ! ai-je fait alors qu’elle passait un coup de spray désinfectant sur la plaie. Ça pique.

— Désolée. J’imagine qu’il vaut mieux que je ne pose pas de questions sur ce qui s’est passé.

J’ai haussé les épaules. Je n’avais effectivement pas envie de lui raconter que j’avais vu un type se faire exploser la cervelle. Peut-être que si ça avait été la première fois que ça m’arrivait, j’aurais eu besoin d’en parler, mais ce n’était pas le cas. Et même la première fois, je n’avais pas trop ressenti le besoin d’en discuter.

— Ignorance is bliss, ai-je dit.

C’est aussi ce que je me suis dit lorsqu’elle a commencé à faire des tours avec la bande autour de mon crâne et de mes cheveux. Je préférais ne pas savoir à quoi je ressemblais.

— C’est serré, ai-je tout de même râlé.

— C’est le principe, a-t-elle répliqué.

Une fois qu’elle a eu fini, elle m’a regardée avec un petit sourire.

— Je dois être affreuse, ai-je dit.

— Non, a-t-elle protesté. Ça te va bien.

— Prouve-le, ai-je répliqué.

Elle a froncé les sourcils, et je lui ai fait un sourire coquin.

— Embrasse-moi.

À suivre…

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Épilogue

Séléna poireautait dans la salle d’interrogatoire, jouant nerveusement avec les menottes qui l’attachaient à la table, afin de tromper son manque de nicotine.

Enfin, la porte s’est ouverte sur une femme d’une trentaine d’années, assez grande et plutôt athlétique. Elle avait les cheveux bruns et courts, et portait un chemisier blanc avec une veste et un pantalon tailleurs noirs. Elle avait une sacoche en cuir en bandoulière.

— Lieutenant Angela Lockheart, s’est-elle présentée.

Séléna a ouvert la bouche, mais la policière a levé une main pour lui faire signe de se taire.

— Pas la peine de vous présenter. La légendaire Sélena von Morgenstern, aussi connu sous le nom de Bloody Mary chez vos amis vampires, ou encore SchwartzMetzger par vos ennemis allemands. Je prononce bien ?

Séléna a haussé les épaules.

— Chaipas. J’ai jamais appris à parler nazi.

La policière a fait un petit sourire, et a sorti un paquet de cigarettes.

— C’est un peu germanophobe, a-t-elle remarqué. Surtout pour quelqu’un qui se fait appeler von Morgenstern.

— C’est stratégique, a répliqué Séléna. L’allemand, ça fait plus effrayant.

Angela Lockheart a secoué la tête, puis a montré les cigarettes qu’elle avait à la main.

— Vous en voulez une ?

Séléna a haussé les épaules.

— Normalement, j’essaie d’arrêter. Mais vu que vous m’avez confisqué ma vapoteuse, je vais dire oui.

Angela Lockheart a froncé les sourcils tandis qu’elle attrapait une cigarette.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Vouloir arrêter. Vous êtes une vampire. Le cancer du poumon n’est pas vraiment un risque, si ?

Après s’être allumée sa propre cigarette, elle a fait glisser le briquet vers Séléna, qui l’a imitée prestement. Elle a tiré une bouffée de tabac, avant de regarder la policière avec un grand sourire.

— Alors, je suis une légende ? a-t-elle demandé.

— Oh, oui. Je suis venue exprès de Paris dès que j’ai su que vous étiez en garde à vue. Pas aussi légendaire que votre chère mère, cela dit, évidemment.

— Évidemment.

— Comment va-t-elle ?

L’expression de la policière s’était durcie. Séléna en a conclu qu’elle était au courant de sa tentative d’assassinat sur sa génitrice. Tout le monde semblait au courant, de toute façon.

Séléna a tiré une nouvelle fois sur sa cigarette avant de répondre.

— Bien, a-t-elle fini par dire. Elle a une petite copine et un chat. Le chat est très sympa. Mais j’imagine que vous n’êtes pas venue de Paris pour parler de ça.

— Non, a admis Lockheart.

Elle a sorti de sa sacoche une chemise cartonnée, qu’elle a posé sur la table en la laissant claquer.

— Vous avez tué un homme, a-t-elle dit.

— Un vampire, a corrigé Séléna. Depuis quand la brigade surnaturelle s’intéresse aux meurtres entre vampires ? D’habitude, vous fermez les yeux et vous laissez l’Ordre faire le ménage.

— D’habitude, c’est moins public.

Séléna a haussé les épaules.

— J’étais en situation de légitime défense, a-t-elle dit. Il allait tuer Jessie.

La policière lui a fait un petit sourire.

— Quelle est la nature de votre relation avec cette Jessie ?

— Je l’aime bien. On a bu des bières ensemble.

Si Angela Lockheart était surprise à l’idée d’une vampire qui buvait de la bière, elle ne l’a pas exprimé.

— Je n’ai rien fait de mal, a dit Séléna.

— Je pense que la légitime défense est assez incontestable, a admis la policière. Reste que vous aviez sur vous un fusil à canon scié.

— Je l’ai acheté légalement. Et l’arme était dans ma voiture, pas sur moi. Je ne l’ai sortie que quand j’ai entendu les coups de feu.

Lockheart a fait un petit sourire.

— Bien, a-t-elle dit. Vous avez une excuse pour le canon et la crosse sciés ? On pourrait croire que le but était de pouvoir dissimuler l’arme.

— Non, a répondu Séléna sur un ton léger. C’est juste que le bout du canon était tordu. Je l’avais cogné contre un mur, vous voyez ? Et le bois de la crosse était infesté de termites. J’ai scié pour enlever les morceaux qui étaient foutus.

Lockheart a gardé un visage impassible.

— Vous savez quoi ? a-t-elle demandé. Vous avez raison sur un point. Je me moque complètement de ce meurtre.

Elle a ouvert sa chemise cartonnée, dévoilant une photographie grand format d’une petite fille blonde de huit ans. Elle l’a fait glisser vers Séléna.

— Léa Soulier, a-t-elle dit. Un petit frère, deux parents qui l’aiment.

Séléna a regardé la photo sans rien dire.

— Ou plutôt, qui l’aimaient, a dit la policière.

Elle a fait glisser une nouvelle photo, montrant le cadavre d’une petite fille. La robe à fleurs qu’elle portait permettait de voir qu’il s’agissait de la même personne, mais le visage n’était pas reconnaissable à cause des deux balles qu’elle avait prises dans la tête.

— Son père, a continué Lockheart en montrant une nouvelle photo.

Elle n’était pas plus ragoûtante. On y voyait un homme, le crâne fracassé. Plutôt que de regarder l’image, Séléna a tiré nerveusement sur sa cigarette.

— Ouais, gardez le silence, a fait Lockheart. Épargnez-moi vos dénégations. C’est pour ça que je suis venue, Séléna. Je voulais vous dire que j’allais prouver qui est responsable du meurtre d’une gamine de sept ans et de son père.

Sept ans ? s’est demandé Séléna. Léa lui avait dit qu’elle en avait huit. Ça ne changeait pas grand-chose, évidemment.

— Pas juste vous, a repris la policière sur un ton menaçant. Toute la chaîne. Vos employeurs, aussi. Vous allez tous croupir en prison. Vous allez regretter d’être une vampire. La perpétuité, ça peut être long quand on ne vieillit pas.

Séléna a éclaté de rire, et les yeux de la policière se sont dilatés sous le coup de la colère.

— Je ne travaille plus pour Montéguy, a-t-elle répliqué. Vous, par contre, vous bossez sûrement pour des gens qui travaillent pour lui. Vous n’enverrez personne en prison, lieutenant. Ce n’est pas comme ça que ça marche.

La policière s’est levée d’un bond, et a claqué ses deux paumes contre la table.

— Je me fous que ça ne soit pas comme ça que ça marche ! s’est-elle exclamée. Je ne m’arrêterai pas. Je suis prête à aller en Enfer pour vous y traîner par la peau du cul s’il le faut, mais je vous en fais la putain de promesse : toutes les personnes impliquées dans ce crime le paieront. Toutes.

Séléna a hoché la tête, puis a tiré sur sa main menottée, faisant légèrement tintinnabuler la chaîne.

— Il y a des charges contre moi ? a-t-elle demandé. Ou je peux y aller, maintenant que vous avez dit ce que vous aviez à dire ?

Lockheart a poussé un soupir, puis a sorti la clé des menottes, qu’elle a laissé tomber sur la table.

— Vous êtes libre de partir, a-t-elle dit. Mais je dois vous prévenir que dehors, le soleil est levé.

Séléna a déverrouillé ses menottes en arborant un sourire radieux.

— Ce n’est pas un problème, a-t-elle dit en se levant. Si je dois aller brûler en Enfer, autant que je m’habitue à la sensation.