Lizzie Crowdagger
Fraiche et dispo
Ça vient de Léviathan, le gros serpent des mers. Parce que je suis grosse, même si je suis pas un serpent. Je trouvais que ça sonnait mieux que Baleine, ’voyez ?
Il se trouve accessoirement que je suis gouine. Tendance camionneuse, même si je préfère personnellement le terme « butch », mais c’est peut-être parce que je suis jalouse de ne pas avoir de poids lourd.
Je dis « accessoirement », mais là, il se trouve que ma lesbianitude était un peu au cœur du sujet, d’une certaine façon, vu que j’avais un rendez-vous avec une nana.
Je l’avais rencontrée la veille, au cours d’une manifestation agitée. On avait fini en garde à vue toutes les deux, ce qui n’est pas en soi très réjouissant, mais à notre sortie on était allées boire un coup et le courant était plutôt bien passé.
On avait prévu de se revoir ce soir, mais j’étais à la bourre. Comment j’avais pu dormir autant ?
J’ai bondi hors de mon lit. Vraiment, je débordais d’énergie, c’était très inhabituel chez moi. Vous savez, il y a ce cliché sur les grosses qui sont des feinasses ? J’ai peur d’y correspondre un peu. En tout cas, au réveil, définitivement.
J’ai allumé la lumière et j’ai attrapé mon téléphone.
J’étais dans la rue. Laquelle précisément, je ne sais pas trop, mais j’étais en route pour aller vers l’appartement d’Alys.
J’ai mis un peu de temps à mettre mes godasses : il fallait d’abord faire les lacets, puis enfiler les deux sangles sur chaque botte.
J’ai ensuite enfilé un blouson en cuir et…
Cela dit, je n’avais pas de temps à perdre devant mon miroir. J’étais à la bourre.
J’ai vérifié rapidement l’allure que j’avais avec mon blouson en cuir et, satisfaite de voir que je n’étais pas trop débraillée, j’étais enfin prête à partir.
Je ne suis pas allée chercher un truc à grignoter ; à la place, je me suis dirigée vers l’égouttoir à vaisselle. Ce n’était pas par souci de la propreté, mais pour prendre mon poing américain que j’avais mis à sécher là.
Vous n’avez pas envie de savoir pourquoi j’avais été obligée de le nettoyer, croyez-moi.
Les rangers que je portais étaient neuves, et pas encore faites. Résultat : ça frottait contre l’arrière de mes pieds et ça me faisait un mal de chien.
Il faut souffrir pour être belle, je suppose.
Toujours est-il que je n’avais pas envie de marcher plus que ce que je devais.
Le trajet s’est déroulé sans événement notable : je ne me rappelle même pas avoir attendu le métro, ni du temps de transport. C’est comme si, à un moment, j’avais mal aux pieds, et à l’instant suivant, je ressortais de la station d’arrivée.
Je suis entrée dans l’immeuble où vivait Alys. Elle était au douzième étage, et j’avais le choix entre prendre l’ascenseur ou les escaliers.
Une nuit noire. Il n’y avait personne dans la rue, pas même de voiture qui passait.
C’était étrange, d’ailleurs, à bien y réfléchir. On n’était pas en plein d’hiver, et il n’était pas si tard. Ou peut-être que si ? Mais dans ce cas, je n’avais pas vu le temps passer. Hum.
C’était sans doute parce qu’il faisait déjà nuit. En tout cas, la rue était déserte. Je commençais à trouver cela étrange lorsque j’ai entendu une voiture qui arrivait derrière moi.
Elle a ralenti et s’est arrêtée à mon niveau. Je ne me suis pas arrêtée, et n’ai pas non plus regardée de qui il s’agissait. À tous les coups, des connards qui allaient faire la fête et faisaient chier des meufs sur le chemin.
Ça n’a pas coupé : j’ai entendu un :
« Hé, gros tas ! T’es un mec ou une meuf ? »
Le trou du cul m’a gueulé un autre truc que je n’ai pas bien entendu, puis il a compris que je ne l’écoutais pas et il est reparti. Connard.
La voiture s’est immobilisée, et le conducteur en est descendu, l’air bien vénèr. Les machos ne supportent pas qu’on touche à leur caisse. Je dis ça, mais je suis aussi assez susceptible quand on s’en prend à ma moto. Mais ce n’est pas pareil.
Le bon point, c’est que le gars était seul dans sa bagnole. Le mauvais point, c’est que ce n’était pas exactement un gringalet. Le type faisait une tête de plus que moi, qui ne suis pourtant pas petite, et il était beaucoup plus musclé.
Accessoirement, il avait le crâne rasé (ou alors il était chauve, mais j’en doutais), un polo Fred Perry qui moulait ses abdominaux impressionnants, un pantalon en treillis et des docs aux lacets blancs.
Purée, c’était bien ma veine. Il fallait que je tombe sur un bonehead.
« Tu cherches la merde, sale gouinasse ? »
Le problème, d’être grosse, c’est que je ne cours pas spécialement vite et que je m’essoufle assez vite. Je me suis précipitée vers une petite ruelle piétonne, en espérant que le nazillon, sans doute plus rapide que moi, n’était pas en train me de me courser.
Heureusement, comme je l’ai dit, les machos tiennent à leur bagnole. Il ne pouvait pas me suivre avec elle dans la ruelle trop étroite, et je suppose qu’il n’avait pas envie qu’on risque de lui chourrer sa caisse.
Satisfaite d’avoir réussi à foutre le gros nazi costaud K.O., j’en ai profité pour lui filer quelques coups de rangeos. Peut-être que vous me trouverez mesquine, mais ça va, merde, c’était un putain de nazi.
Cela dit, ce n’était pas tout ça, mais j’avais tout de même un rendez-vous galant.
Je me suis réveillée en sursaut dans mon lit. Tout ça n’avait donc été qu’un rêve ?
Cette fois-ci, je n’étais pas fraîche et dispo : je transpirais et j’avais mal au crâne. Sans doute le signe que j’étais bien dans le monde réel.
Ce n’était pas pour ça que je m’étais battue contre lui, mais vu l’énergie que ça m’avait coûté, j’estimais que je méritais bien un dédommagement.
Le bonehead n’avait pas grand-chose de valeur sur lui, mais il avait au moins un paquet de clopes à moitié plein. Ce n’était pas ma marque préférée, mais c’était toujours ça de pris.
J’ai hésité à regarder ce qu’il y avait dans sa voiture, mais je me suis rappelée que j’avais un rendez-vous et que j’étais déjà en retard.
J’ai ouvert la portière de la voiture sur laquelle j’avais filé un coup de pied, et j’ai fouillé dans la boîte à gants. Il n’y avait rien de bien intéressant.
Je me suis dirigée vers le coffre de la voiture, et là j’ai réalisé que ma petite altercation aurait pu beaucoup plus mal tourner.
Le type avait un fusil dans son coffre. Ce n’était visiblement pas juste par amour de la chasse, vu que la crosse et le canon étaient sciés, afin de rendre l’arme dissimulable. J’avais eu du pot qu’il ne l’ait pas sortie. Je n’aurais pas fait la maligne.
Plutôt que de m’apesantir sur le fait que je l’avais échappée belle, j’ai attrapé le fusil et l’ai planqué à l’intérieur de mon blouson. Ce n’était pas très confortable pour marcher, mais je n’allais pas laisser une arme comme ça traîner.
Je me suis arrêtée en réfléchissant à ce qu’impliquait de monter douze putain d’étages à pied. Je suis grosse et je fume, alors imaginez dans quel état j’aurais été en arrivant en haut. Pas terrible pour un deuxième rencard, hein ?
J’ai donc changé d’avis et me suis dirigée vers l’ascenseur. Il y avait quand même un truc qui me chiffonait. J’étais déjà venue chez Alys, et je ne me rappelais pas qu’elle vivait aussi haut. Ma mémoire devait me jouer des tours.
J’ai appuyé sur le bouton de l’étage et, alors que les portes commençaient à se refermer, j’ai remarqué que quelqu’un avait laissé son sac de sport dans l’ascenseur.
J’ai ouvert le sac de sport qui contenait, assez logiquement, des articles de sport. Il y avait tout la panoplie de quelqu’un qui pratiquait le base-ball : la balle, le gant ridicule, et, surtout, la batte.
J’ai poireauté quelques secondes le temps que l’ascenseur finisse son ascension, puis les portes se sont ouvertes et je suis sortie dans le couloir. Je me suis approchée de l’appartement d’Alys.
Je n’étais pas la seule à avoir envie de la voir ce soir. Devant sa porte, un homme attendait. J’aurais pu avoir une certaine appréhension à l’idée qu’elle voyait quelqu’un d’autre s’il ne s’était pas agi d’un keuf.
Je n’avais pas eu besoin de grandes capacités de déduction pour en conclure ça : le type portait un gilet pare-balles et une sorte d’uniforme noir prisé par les groupes d’actions anti-terroristes.
Je me suis sentie un peu coupable de laisser Alys avec un policier qui avait l’air sacrément givré, mais je me suis dit qu’après tout, je connaissais à peine cette meuf. Je n’avais pas à me mêler de ce qui ne me regardait pas.
J’ai à nouveau remarqué le sac de sport qui traînait là. J’ai eu le temps d’entendre un bruit et puis…
***
BOUM !
J’ai ouvert le sac de sport, et je n’aurais pas dû. Il contenait des composants électroniques reliés entre eux par du fil. Ils étaient aussi connectés à ce qu’on aurait pu prendre pour de la pâte à modeler si ça n’avait pas été branché à un truc pareil. Au cas où je n’aurais pas compris que c’était une bombe, il y avait un petit écran à cristaux liquides rouges avec un compte à rebours.
J’avais dû activer un truc en ouvrant le sac, parce que les chiffres défilaient à toute vitesse. Ça indiquait encore cinquante minutes, mais vu le rythme auquel ça défilait, je n’avais plus que quelques secondes.
Les portes s’étaient refermées, et je n’arrivais pas à les ouvrir de l’intérieur. J’ai essayé d’appuyer sur un bouton correspondant à un étage intermédiaire, pour pouvoir descendre avant le douzième, mais ça n’a rien fait. On lui avait dit d’aller au douzième, alors il ne voulait plus prendre d’ordres.
Je ne savais pas qui avait programmé cet ascenseur de merde, mais si je le croisais, ça allait barder.
Malheureusement, le compte à rebours défilait à vitesse maximale, et j’ai compris que je n’attendrais le douzième étage, que je ne croiserais jamais le responsable de cet engin de malheur, et, plus grave, que je ne reverrais jamais Alys.
Je n’y suis quand même pas allée totalement au hasard : j’ai regardé à quoi étaient reliés les pains de plastic (je doutais vraiment qu’il s’agisse de pâte à modeler).
Ça réduisait le nombre de fils à deux. Un bleu, et un rouge. Heureusement, j’avais vu des films. C’était toujours le bleu, qu’il fallait couper, non ?
Non ?
BOUM !
Le compte à rebours a arrêté de défiler. J’ai soupiré de soulagement.
Sérieusement, qui avait pu foutre une bombe ici ? Dans quel but ? Pourquoi dans un putain d’ascenseur ?
C’était quoi, le plan du gars qui avait fait ça ? Qu’une débile passe dans le coin et fasse exploser le truc ? Ça n’avait aucun sens.
Ça n’avait pas de sens. Les groupes d’intervention équipés comme ça étaient, ben, des groupes. Pourquoi est-ce qu’il y avait un seul gusse tout seul dans une tenue pareille ?
Le policier s’est retourné vers moi et a pointé son arme dans ma direction. J’ai à peine eu le temps de me plaquer contre le mur avant qu’il ne fasse feu. Au calme, sans sommation.
Ce type était vraiment complètement cinglé. En tout cas, je ne pouvais plus faire marche arrière.
Il y a eu une grande lumière blanche qui m’a éblouie. Pendant un instant, j’ai cru qu’Alys avait installé des super projecteurs chez elle, peut-être pour se défendre contre le policier fou devant sa porte.
Je me suis ensuite rendue à l’évidence : il ne s’agissait que du soleil qui passait à travers ma fenêtre et m’avait réveillée. Tout cela n’avait été qu’un rêve.
J’ai grommelé en me cachant la tête sous un oreiller. C’était vraiment injuste. Pourquoi ça s’arrêtait maintenant, au moment où j’allais revoir la meuf sur laquelle j’avais flashée ?
J’avais un peu espéré que ce soit Alys, mais la personne qui m’applaudissait était une femme androgyne aux yeux rouges.
« Je suis impressionnée, a-t-elle dit. Tu te rends compte que tu es dans un rêve, alors ta première réaction est d’en profiter pour défoncer tout le monde.
— On s’amuse comme on peut, ai-je répliqué. Qui êtes-vous ?
— Disons que je suis une amie d’Alys. Enfin, amie, c’est un bien grand mot. Une connaissance, disons. Tu as piqué ma curiosité. Lev. Léviathan, la grande bête de l’apocalypse. »
« Je voulais juste faire ta connaissance, je suppose. Je n’avais pas prévu de révéler ma présence, mais tu t’es montrée moins bête que je le pensais.
— Les gens me disent souvent ça. »
Ce n’était pas parce que j’étais très intelligente. C’est juste que j’avais tellement l’air d’une teubée bourrine qu’il ne fallait pas grand-chose pour qu’on soit surpris que j’étais un peu moins conne que prévue.
« Je suppose qu’on se reverra, a dit la nana mystérieuse. Si tu traines avec Alys, en tout cas.
— Ouais, ouais, ai-je répliqué. Je peux me réveiller, maintenant ? »
Elle a haussé les épaules.
« Si tu y tiens. Mais tu ferais mieux de t’habituer à avoir des rêves bizarres si tu veux sortir avec Alys. »
Au réveil, j’avais mal au crâne et des fourmis dans le bras gauche, sur lequel je m’étais endormie. Ce n’était pas très agréable, mais ça voulait au moins dire que, ce coup-ci, il n’y avait pas d’embrouille, et que je m’étais vraiment dégagée des bras de Morphée.
Bien sûr, maintenant que je le réalisais, c’était tout à fait évident. Les moments où je me retrouvais d’un lieu à un autre, sans me souvenir avoir fait le chemin ? Les choses que je lisais qui étaient différentes quand je les relisais ?
C’était un rêve, évidemment. Alys n’habitait même pas au douzième étage, maintenant que j’y repensais.
Bien sûr, maintenant que je le réalisais, c’était tout à fait évident. Cette bombe à la con, les moments où je me retrouvais d’un lieu à un autre, sans me souvenir avoir fait le chemin ? Les choses que je lisais qui étaient différentes quand je les relisais ?
C’était un rêve, évidemment. Alys n’habitait même pas au douzième étage, maintenant que j’y repensais.
Je me suis réveillée en pleine forme. Encore une fois, ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
Au lieu de ça, j’ai mis quelques instants à réaliser que je n’étais pas chez moi. C’était plus grand et mieux rangé, pour commencer. Et puis, il y avait un grand fauteuil dans mon salon, alors que je n’avais pas de fauteuil. Et il y avait quelqu’un dans ce fauteuil : une femme androgyne qui me fixait avec des yeux rouges.
« Félicitations, a-t-elle dit. Il faut pas mal de perspicacité pour réaliser qu’on est à l’intérieur d’un rêve. Vous autres simples mortels en êtes rarement capables.
— Qui êtes vous ? ai-je répliqué.
— Disons que je suis une amie d’Alys. Enfin, amie, c’est un bien grand mot. Une connaissance, disons. Tu as piqué ma curiosité. Lev. Léviathan, la grande bête de l’apocalypse. »
- « Ouais, c’est ça, ai-répliqué. Et qu’est-ce que vous faites là ? »
- J’en avais marre de ces conneries. J’ai décidé de me réveiller pour de bon.
- J’en avais marre de ces conneries. Je ne savais pas qui était mon interlocutrice, mais je n’aimais pas qu’on vienne me faire chier dans mes rêves. Il était temps de la foutre dehors.
Ce n’était pas très sympa mais, d’une part, on était dans un rêve, alors ça n’avait pas beaucoup de conséquences morales et, d’autre part, on était dans mon rêve et elle ne voulait pas me laisser me réveiller tranquille.
« Hé bien, s’est-elle exclamée, tu n’es pas juste perspicace. Tu as aussi une âme de guerrière. »
« Vous êtes qui, nom de Dieu ? ai-je demandé.
La femme m’a fait un grand sourire.
« J’ai beaucoup de noms. Disons que j’apporte la lumière.
— Ça, c’est une fonction, ai-je répliqué. Pas un blase. »
La femme s’est remise à rigoler. Je commençais à penser qu’elle se foutait de moi.
« En latin, c’est aussi un blase, comme tu dis. »
J’ai hésité à demander « lequel », mais je me suis dit que j’allais encore passer pour une conne, alors j’ai trituré mes méninges et essayé de deviner.
Puis j’ai compris. Porteur de lumière, en latin.
« Vous êtes sérieuse ? ai-je demandé.
— Ça m’arrive. Hé bien, tu es pleine de surprise, Lev. Je n’avais pas prévu de révéler ma présence, mais tu t’es montrée moins bête que je le pensais. Et plus courageuse. »
Je ne savais pas si c’était vraiment un compliment ou pas.
« Je devrais te prévenir, a-t-elle repris. Si tu fréquentes Alys, tu ferais mieux de t’habituer à ce genre de choses. Mais je ne m’en fais pas trop pour toi. Tu as l’air de savoir te débrouiller. »
Elle m’a fait un petit sourire.
« Je vais te laisser te réveiller. On se reverra sans doute, ne t’en fais pas. »
Elle m’a fait un petit signe de la main, puis elle a disparu.
Ça n’a pas marché. On ne se réveille pas forcément juste parce qu’on veut se réveiller. Saloperie.
La nana a dû savoir que je prévoyais de lui fausser compagnie, car elle s’est mise à sourire.
« Oh, allons, Lev, a-t-elle fait. Je n’avais pas fini.