« Chapitre 6

Chapitre 7

Kalia entra en grelottant dans le poste de garde. Elle avait encore passé une nuit pénible à faire le guet sous la pluie. Cela faisait deux semaines qu’elle enchaînait les rondes de nuit, une façon pour le capitaine de lui montrer qu’elle aurait mieux fait de laisser tomber son idée d’appuyer des plaintes contre des policiers.

À l’intérieur, quelques-uns de ses collègues commençaient à se mettre au travail. Il était environ huit heures du matin. Kalia, elle, allait se changer et rentrer se coucher.

« Salut, lança Louis. Il y a quelqu’un qui veut te voir.

— Le capitaine ? » demanda l’elfe.

Elle n’avait aucune envie de se faire une nouvelle fois incendier par son chef. Elle voulait vraiment se coucher.

« Non, répondit Louis. Plus haut. »

Kalia fronça les sourcils.

« La reine, expliqua le garde.

— Oh, merde. Qu’est-ce qu’elle veut ? »

Son collègue se contenta de hausser les épaules.

« Et je suis censée y aller maintenant ?

— On ne fait pas attendre sa Majesté. »

***

On ne faisait pas attendre sa Majesté, mais sa Majesté pouvait vous faire attendre. Kalia avait fini par s’endormir sur une chaise. Elle sursauta lorsque le secrétaire de la reine le réveilla.

« La reine va vous recevoir », lui expliqua-t-il en lui lançant un regard mauvais.

La jeune femme se leva et suivit le secrétaire dans le bureau de la reine. Elle paraissait occupée à lire un document.

« Ah, fit-elle en levant la tête. Kalia.

— Vous m’avez demandée, Majesté ?

— Oui. J’aimerais avoir votre avis éclairé sur un sujet. »

L’elfe fronça les sourcils.

« Quoi donc, Majesté ?

— Il s’agit de mon conseiller. Gérald. Il est talentueux, mais il est un peu trop porté à mon goût sur l’étude de prophéties antérieures. Il pense qu’elles peuvent tout prédire. Je doute que cela soit si simple. »

Kalia baissa la tête. Elle avait peur de voir où la reine voulait en venir.

« Il a fouillé une nouvelle fois la bibliothèque de l’Efeltawar et il en a apparemment sorti une qu’il n’avait pas remarquée jusque-là, continua cette dernière. Elle est plutôt… étonnante.

— Ah ? demanda faiblement la garde.

— Oui. Elle dit qu’il ne faut pas qu’il y ait de guerre entre Erekh et le Darnolc, notamment. Elle explique que ceux qui ne sont pas humains ne sont pas des monstres, que la seule solution porteuse d’avenir est la fraternisation entre les peuples et qu’il est nécessaire de soutenir les révolutionnaires orcs.

— Vraiment ?

— C’est ce que Gérald dit, expliqua la reine. Et puis, il est aussi dit que la reine d’Erekh — moi, en l’occurrence — devrait être plus à l’écoute du peuple et moins des… aristocrates réactionnaires. Et je ne mentionne même pas ce qui, objectivement, ressemble plus à des revendications qu’à une prophétie. »

Kalia retint une grimace. Elle avait bien dit à Axelle qu’elle en faisait peut-être trop, mais son amie n’avait pas voulu en démordre.

« Et en quoi puis-je vous aider, Majesté ? demanda-t-elle.

— Je me demandais simplement, vous êtes peut-être plus au courant des lois que moi. Je suis ça de loin, vous savez ? Alors, dites-moi. S’il s’avérait que cette « prophétie » avait été placée là par un plaisantin, que risquerait le farceur ?

— Eh bien, cela dépend, répondit Kalia en regardant ses pieds. Je suppose que cela peut compter comme de la falsification. Et si ce farceur n’était pas un mage, peut-être qu’il pourrait aussi y avoir une plainte pour l’intrusion dans l’Efeltawar.

— Et c’est tout ? » demanda la reine. Elle semblait un peu déçue.

« Bien sûr, si cela nuit à la sécurité de l’État, le souverain a le droit de prendre les mesures nécessaires. C’est à sa discrétion.

— Ah. Donc je pourrais enfermer à vie le ou les farceurs, si l’envie m’en prenait.

— Vous pourriez enfermer à vie n’importe qui dont vous n’aimez pas le visage, si l’envie vous en prenait », répliqua Kalia.

La reine hocha la tête à nouveau et joignit ses mains avec un air solennel.

« Il se trouve que je pense connaître une personne qui est derrière cette plaisanterie, expliqua Lucie de Guymor. Je pense que je vais lui laisser une chance, parce qu’elle a peut-être simplement été mal inspirée par une mauvaise fréquentation.

— Cela me paraît sage.

— Bien, fit la reine. Maintenant qu’on a réglé cela, j’ai une autre question qui vous concerne un peu plus. »

L’elfe déglutit. Encore des ennuis ?

« Quoi donc, Majesté ? demanda-t-elle.

— Des… informateurs m’ont expliqué que certaines personnes seraient mécontentes du comportement de la garde. Est-ce exact ?

— Oui, Majesté. »

Alors, elle était au courant. Ce n’était pas véritablement étonnant, cela dit. Il était dur de préparer un rassemblement qui comptait regrouper un certain nombre de personnes en gardant le secret. Elle avait juste espéré que les informations seraient remontées plus lentement.

« Il se trouve, continua Lucie de Guymor, que les temps sont plutôt durs. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il se pourrait qu’il y ait une guerre prochainement avec le Darnolc. Et j’ai aussi un certain nombre d’ennemis politiques qui se verraient bien sur le trône à ma place. Vous comprenez ?

— Oui, Majesté.

— Dans ce contexte, il serait préférable d’éviter de remettre en cause l’autorité de la garde et, par conséquent, la mienne. Vous me suivez ?

— Oui, Majesté.

— Bien, fit la reine en souriant. J’ose donc espérer qu’il n’y aura pas de rassemblement inopiné ou d’émeute de ce genre. Ce n’est pas le moment. »

Kalia inspira profondément et secoua la tête.

« Je suis désolée, Majesté, mais je ne peux pas annuler. Je tiens cependant à préciser qu’il ne s’agit pas d’une émeute, mais d’un rassemblement pacifique. Nous respectons la loi et demandons qu’elle s’applique ausi pour les gardes. Il n’y a rien d’illégal. »

La reine soupira et parut réfléchir quelques secondes. Puis elle lança un regard mauvais à l’elfe, qui n’eut pas tout l’effet escompté car celle-ci contemplait ses pieds.

« Je veux que cela soit bien clair. Une telle… action, pacifique ou pas, n’est pas vraiment idéal pour votre carrière. Si vous vous entêtez, vous aurez des ennuis. Avec moi, déjà. »

La jeune femme soupira. Cela commençait à faire beaucoup d’ennuis qu’on lui promettait.

« Je sais, Majesté, répondit-elle. Je suis désolée si cela vous crée des problèmes. Je sais que vous n’avez pas beaucoup d’estime pour moi, et, à vrai dire, moi non plus. Mais si je laissais tomber maintenant, je ne pourrais plus me regarder dans un miroir. »

***

Kalia s’apprêtait à sortir du palais lorsqu’une ombre se détacha du mur et surgit devant elle. Elle sursauta et eut un bref instant de frayeur, avant de réaliser qu’il ne s’agissait que de William.

« Salut, lança-t-il. On peut parler ?

— De quoi ? » demanda la jeune femme, qui mourait d’envie d’aller se coucher.

« J’ai eu des nouvelles d’Axelle », expliqua le vampire.

Cela motiva Kalia à le suivre malgré sa fatigue. Ils se dirigèrent dans l’aile Est du palais. William ouvrit une petite porte qui donnait accès à un escalier sombre et poussiéreux, qui ne devait pas être très fréquenté.

« Il y a quoi, là-haut ? demanda l’elfe pendant qu’ils montaient.

— Mon bureau.

— Pourquoi là-haut ?

— C’est plus tranquille. »

Kalia soupira. Elle avait envie de dormir, pas de grimper des centaines de marches. En plus, elle ne voyait pas pourquoi il avait besoin d’être dans son bureau pour lui parler d’Axelle.

« Tu n’as pas l’air d’être en grande forme, remarqua le vampire.

— Je suis fatiguée et je me serais bien passée de ma discussion avec la reine.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Que je remettais en cause son autorité et que j’aurai des ennuis.

— Ben, elle n’a pas tout à fait tort, répliqua William en souriant.

— Quoi ? demanda Kalia en lui jetant un regard mauvais.

— À partir du moment où elle refuse que ces gardes soient sanctionnés, si tu persistes, tu remets en cause son autorité.

— Mais je veux juste que la loi s’applique à tout le monde ! Pourquoi est-ce qu’elle ne fait pas en sorte qu’ils soient jugés ?

— Si tu condamnes un garde, tu décrédibilises toute la garde, tu vois ce que je veux dire ? »

Kalia fronça les sourcils en montant la dernière marche. Elle ne voyait pas trop ce que William voulait dire. Elle voyait en revanche qu’ils étaient arrivés devant une petite porte en bois.

« Enfin, c’est ce que certains pensent », ajouta le vampire en sortant une clé de sa poche et en l’insérant dans la serrure. « Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment l’avis de la reine, mais elle n’a envie de se fâcher avec personne.

— Avec moi, ça n’a pas l’air de poser tant de problèmes », ronchonna Kalia en poussant la porte et en découvrant le « bureau » de son ami.

C’était une salle immense, juste sous les toits. Une espèce de grenier mal éclairé. Il n’y avait que quelques bougies et une lucarne qui ne laissait pratiquement pas rentrer de lumière. Sur une grande table reposaient une carte approximative du Darnolc, une pile de livres et de papiers, deux tasses et un cendrier qui n’avait pas été vidé depuis bien longtemps.

William avait dû être bien occupé ces derniers temps, jugea Kalia. Elle avait aussi remarqué que le vampire avait un début de barbe, alors qu’il était d’habitude impeccablement rasé, à l’exception de sa fine barbiche soigneusement taillée.

« C’est ça, ton bureau ?

— Et mon logement, accessoirement », répondit le jeune homme en montrant un matelas posé dans un coin de la pièce. « Assieds-toi quelque part. »

L’elfe chercha une chaise qui n’avait pas l’air trop bancale. Tout le mobilier était vieux et poussiéreux. Alors qu’elle allait s’asseoir, elle sentit quelque chose frôler ses cheveux. Elle leva les yeux et étouffa un cri. Il y avait une dizaine de chauves-souris au plafond.

« Ah, fit William en voyant son expression, j’ai oublié de te présenter mes messagers.

— Tes messagers ? Tu utilises des chauves-souris ?

— Je m’entends mieux avec elles qu’avec des pigeons.

— Et ça marche vraiment ?

— Oh, oui. Si elles boivent régulièrement de ton sang, elles te retrouvent à des milliers de kilomètres. Elles ont un sixième sens.

— Ce sont des chauves-souris vampires ? demanda Kalia avec une grimace de dégoût.

— Ne fais pas cette tête-là. Il y a des vampires très bien, tu sais ?

— Si tu le dis, répliqua la jeune femme en s’asseyant. Bon, et Axelle, alors ? Elle est vivante ?

— Mes informations datent d’il y a quelques jours. Oui, aux dernières nouvelles, elle était vivante. »

L’elfe commença à sourire, mais elle aperçut l’expression de William, qui n’était pas particulièrement joyeuse.

« Elle était vivante, mais elle n’était pas en très bonne position. »

***

Axelle s’était réveillée dans un endroit sombre. S’il avait été mieux éclairé, ou si elle avait un peu tâtonné dans l’obscurité, elle se serait aussi rendu compte qu’il était plutôt exigu.

Mais elle avait mal partout et se sentait terriblement fatiguée, alors elle était restée immobile, allongée par terre en position fœtale. Tout ce qu’elle avait remarqué, c’était que la pierre contre laquelle elle se trouvait était glaciale et qu’elle était entièrement nue. Enfin, presque entièrement ; elle ne portait pas de vêtements, mais une partie non négligeable de son corps était couverte de bandages, séquelles de son bref combat contre les chiens qui avait tourné en sa défaveur.

Elle était sérieusement blessée. Elle avait été mordue un grand nombre de fois et avait dû perdre beaucoup de sang. Son mollet droit était le plus touché : les chiens avaient arraché de larges morceaux de chair. Elle avait aussi une grosse blessure au visage, au niveau de l’œil droit, qui lui faisait atrocement mal. À l’heure actuelle, des bandes le recouvraient, alors elle se demandait s’il pourrait à nouveau être fonctionnel, ou plutôt quand.

Malgré son état physique critique, Axelle ne s’inquiétait pas trop pour sa santé. Elle avait un avantage sur le quidam moyen, c’était son sang démoniaque. Les démons guérissaient plutôt bien. À long terme, même un œil crevé ne serait pas un problème. Ce qui l’inquiétait un peu plus, en revanche, c’était ce que les orcs allaient faire d’elle. Ils voudraient l’interroger, probablement. Étant donné qu’elle ne parlait pas un mot de leur langue, ça risquait d’être compliqué.

***

Elle resta un certain temps dans sa cellule avant que quelqu’un ne vienne. Elle aurait été bien incapable d’estimer cette durée, mais elle dormit beaucoup et, à la fin, elle avait un peu moins froid, un peu moins mal et était un peu moins fatiguée. En revanche, elle avait beaucoup plus faim et beaucoup plus soif.

Finalement, la porte s’ouvrit. Après être restée si longtemps dans l’obscurité, la lumière d’une torche fut suffisante pour lui faire mal à l’œil non couvert. Après quelques secondes, elle parvint à s’y habituer et distingua la silhouette d’un orc.

C’était la première fois qu’elle en voyait un de près avec un éclairage correct. On les lui avait décrits comme grands et prognathes. Cet orc là n’était pas très grand. Axelle ne le trouvait pas non plus très prognathe, mais étant donné qu’elle ignorait le sens de ce mot, cela ne voulait pas dire grand-chose.

L’orc parla en orc et Axelle ne le comprit pas. Elle essaya de dire quelque chose en erekhien, mais elle ne fut pas comprise non plus. L’orc se contenta de hausser les épaules et de lui présenter une petite gourde d’eau. Axelle lui fit un grand sourire comme geste de gratitude et but quelques gorgées.

Puis son bienfaiteur lui reprit la gourde et commença à changer ses pansements. Cela prit un certain temps. Avec tous ses bandages, elle devait ressembler à une momie. Ensuite vint le tour de l’œil. La jeune femme essaya de l’ouvrir lorsque le pansement fut retiré. Elle ne sentit pas si elle y était parvenue, mais en tout cas elle ne voyait toujours rien.

Elle voulut demander si elle serait capable de voir à nouveau du côté droit et cherchait comment se faire comprendre, lorsqu’elle réalisa que son infirmier était en train de remplacer un morceau de tissu imbibé de sang à l’intérieur de l’orbite. Axelle réalisa avec horreur qu’elle n’avait tout bonnement plus son œil. Pas étonnant qu’elle ne pût rien voir avec.

L’orc, après avoir remis en place un pansement sommaire, appela deux de ses collègues qui se trouvaient à l’entrée de la cellule. Ils attrapèrent Axelle sans ménagement, l’un par les bras, l’autre par les jambes et la transportèrent ainsi dehors.

Ils la lâchèrent près d’un mur et elle s’écroula, face contre terre. Elle essaya de prendre appui sur ses bras pour se relever mais ne parvint qu’à s’élever de quelques centimètres avant de retomber piteusement.

Elle exagérait un peu, en vérité. Avec un peu de volonté, elle n’aurait pas eu véritablement de mal à se mettre debout, mais elle espérait que paraître plus faible qu’elle ne l’était réellement pourrait éventuellement lui ouvrir des possibilités d’évasion. Elle resta quelques instants par terre avant qu’un orc ne l’aide à se relever en l’attrapant par les cheveux ; puis il la plaqua contre le mur en lui écrasant la gorge.

« El’ap, enneyk ! », gronda-t-il.

Axelle gémit. L’orc qu’elle avait en face d’elle correspondait cette fois-ci tout à fait à la description : il mesurait près de deux mètres, et elle le trouvait méchamment prognathe. Il semblait avoir un grade important, puisqu’il portait un uniforme avec des épaulettes.

« Désolée, répondit-elle, je ne comprends pas.

— Rhup yük selliavar ? »

Axelle essaya de faire une grimace pour montrer qu’elle ne comprenait pas l’orc, mais elle ne dut pas y parvenir, car le géant se mit à appuyer sur une de ses blessures au bras. Axelle hurla, puis tomba à genoux quand il la lâcha.

Elle hésita un instant à contre-attaquer en lui écrasant les testicules, histoire de montrer qu’elle aussi pouvait être prognathe quand elle le voulait, puis elle se ravisa. Elle n’était pas vraiment en état de commencer une bagarre.

L’orc échangea quelques mots avec des soldats apparemment moins gradés que lui, qui attrapèrent à nouveau la jeune femme, la traînèrent vers un chariot bâché et la jetèrent à l’intérieur sans ménagement.

L’un d’eux grimpa à sa suite, lui attacha les mains et la fit s’asseoir dans un coin. Quelques minutes plus tard, d’autres soldats faisaient monter une demi-douzaine d’autres prisonniers. Ces derniers étaient tous orcs et ils avaient une mauvaise mine. Elle remarqua aussi avec une pointe de jalousie qu’ils portaient des vêtements. En lambeaux certes, mais au moins eux avaient de quoi se couvrir un peu.

Elle put se rhabiller un peu lorsque quatre soldats armés montèrent dans le chariot. L’un d’entre eux tenait un sac en toile et en sortit, l’air goguenard, les vêtements déchirés et ensanglantés de la jeune femme et lui jeta à ses pieds. Alors qu’elle enfilait ce qui restait de son pantalon et que le chariot se mettait en marche, l’orc sortit l’arbalète qu’avait construite Kalia et se mit à rire. Il la compara au Snikov qu’il portait, trouvant manifestement l’arbalète obsolète. Les autres gardes se mirent à rire aussi. Même Axelle ne put contenir un sourire, soulagée qu’ils n’aient pas compris que ce qu’ils prenaient pour une arme désuète était capable de tirer dix fois plus vite que leurs engins.

***

Le trajet dura plusieurs heures qui lui parurent horriblement longues. Son œil droit avait beau ne plus être là, il lui faisait encore terriblement mal et le chariot était affreusement inconfortable.

Au bout d’un temps infini, le véhicule finit par s’arrêter. Axelle n’avait aucune idée de l’endroit où ils pouvaient se trouver : la bâche l’empêchait de voir l’extérieur et elle ne pouvait pas discuter avec les orcs. Ils étaient restés silencieux durant tout le voyage, manifestement trop épuisés pour parler.

Les soldats firent descendre les prisonniers. Lorsque ce fut le tour de la démone, il y eut une discussion animée. Elle n’y comprenait rien mais, apparemment, la question était de savoir si elle devait descendre aussi ou pas. Finalement, ils lui firent comprendre qu’elle devait rester dans le chariot, qui s’ébranla une nouvelle fois. Axelle essaya de s’allonger et finit, au bout d’un temps indéterminé, par s’endormir, malgré les cahots.

***

Elle fut réveillée lorsqu’un soldat lui donna un coup de pied dans l’estomac. Le chariot était à nouveau arrêté et, apparemment, c’était à son tour de descendre. Elle parvint à se lever et essaya de boiter, mais sa jambe droite ne lui obéit pas et elle trébucha, se retrouvant une nouvelle fois par terre, ce qui provoqua l’hilarité chez les soldats.

Ils finirent par l’aider à se relever et à descendre, avant de la lâcher. Elle tomba à genoux, devant un orc qui devait être le chef de ce camp militaire. C’était une petite base, constituée de tentes et de quelques palissades en bois, qui contrastaient avec les murailles en pierre de Tel Otsip. C’était aussi un petit homme, ou plutôt un petit orc, à la peau ridée. Il examinait Axelle d’un œil minutieux.

« Je suppose », commença-t-il en erekhien, malgré un accent abominable, « que vous êtes la personne que je suis chargé d’interroger. »

***

« Alors, demanda Kalia, lugubre, elle est blessée ?

— Plutôt, répondit William en haussant les épaules. Le médecin qui s’est occupé d’elle n’était pas très optimiste.

— Et ils vont la torturer.

— Oh non, corrigea le vampire. Ils l’ont probablement déjà fait. Mes informations datent un peu. »

Kalia grimaça.

« D’accord, admit William, ça n’est pas forcément un point positif. Cela dit, je pense qu’elle s’en tirera. Viens voir. »

Il se dirigea vers la carte qui était étalée sur le bureau et montra un point sur les montagnes, au sud du mont Aulmar.

« Apparemment, expliqua-t-il, elle a été transférée dans un petit camp, près de la frontière. C’est le premier point positif. Le second point positif, c’est que les Nytelovers sont relativement actifs dans cette zone. Je vais voir si on peut envisager une action. »

Kalia examina la carte à son tour. Effectivement, si Axelle parvenait à s’évader, ou si d’autres la libéraient, il ne lui faudrait pas grand-chose pour atteindre le royaume d’Erekh.

« Mont Un, mont Deux, mont Trois ? lut-elle. Ce ne sont quand même pas les vrais noms ?

— Non, admit William en souriant. C’est les noms qu’on utilise avec Ly.

— Ly ? Elle est toujours là-bas ?

— Oui. Un dragon, c’est l’idéal pour surveiller ce qu’il se passe et pour cartographier les environs. Au lieu de ça, leur roi les utilise tous pour faire des courses. Quel crétin.

— Et elle, elle ne pourrait pas récupérer Axelle ?

— Trop dangereux. Elle n’est pas de taille à affronter toute une armée.

— Parce qu’Axelle l’était ? demanda l’elfe avec une pointe d’agressivité.

— Bien sûr. Elle n’a pas encore dit son dernier mot. »

Kalia essaya de sourire, mais elle avait du mal à être aussi confiante.

« Bon, fit-elle en bâillant, je crois que je vais rentrer me coucher.

— Ça te dirait qu’on dîne ensemble, ce soir ? »

Elle le regarda avec des yeux ronds.

« Quoi ?

— Je t’invite au restaurant.

— En quel honneur ?

— Comme ça. Ça pourrait être amusant.

— Une autre fois, alors. Je dois préparer le rassemblement d’après-demain.

— Préparer ? demanda William. Tu vas envoyer des cartons d’invitation ? »

Kalia lui jeta un regard mauvais.

« Pourquoi est-ce que tu veux dîner avec moi ? demanda-t-elle. Ça ne te ressemble pas.

— D’accord, admit le vampire avec un sourire contrit. Balthasar, le bras droit de Léhen, va aller manger dans un restaurant avec un commandant en charge de troupes à la frontière du Darnolc. J’aimerais savoir ce qu’ils se racontent et j’ai peur de me faire remarquer si j’y vais tout seul.

— Pourquoi est-ce que ça t’intéresse tant ?

— Les hommes qui t’ont agressée à ton retour de la Transye Vanille ont probablement été engagés par Léhen ou un de ses lieutenants. J’aimerais en être sûr et savoir ce qu’ils mijotent.

— Moi aussi. Si ça me donne l’occasion de me faire offrir un repas… »

***

Kalia regardait avec circonspection la baignoire remplie d’eau qui se trouvait sous ses yeux.

« Et je suis censée me déshabiller ? demanda-t-elle.

— Euh, oui, répondit la servante. J’ai tiré le rideau.

— Et vous, vous restez là ?

— Oui, si vous voulez un massage, ou que je vous lave les cheveux…

— Je crois que je préférerais rester seule, répliqua l’elfe. Je veux dire, je ne veux pas vous offenser, mais…

— Je comprends, fit la servante en s’inclinant. Je vais vous laisser. »

Une fois seule, Kalia se déshabilla et se plongea dans l’eau chaude. Elle devait admettre que c’était plutôt agréable. C’était la première fois depuis qu’elle était à Nonry qu’elle pouvait se permettre ce genre de petite fantaisie. Les bains publics étaient en effet quelque chose de rare et cher. Grâce à William, elle pouvait profiter du luxe du palais royal et elle aimait bien ça.

Elle resta un certain temps à somnoler dans l’eau chaude, puis se lava les cheveux. Ensuite, elle se remit à rêvasser, le corps entièrement immergé à l’exception de la tête et des pieds qui étaient posés sur la porcelaine.

Soudainement, elle sentit une pression sur son crâne et sa tête plongea sous la surface. Elle essaya de se redresser, paniquée, mais elle était maintenue sous l’eau. Au bout de quelques bonnes dizaines de secondes, la main qui la tenait relâcha son étreinte et elle put relever la tête et respirer. Alors qu’elle reprenait son souffle, une voix grave derrière elle lui dit :

« Ce n’est pas bien de mettre en cause l’honneur de la garde. Surtout quand on en fait partie.

— Je ne… »

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase, car l’inconnu lui plongea à nouveau la tête sous l’eau en lui serrant la gorge. Kalia essaya de se dégager, de le griffer, mais ne parvint pas à retirer la main. Elle resta une bonne demi minute sous l’eau avant d’être à nouveau relâchée.

« Tu vas annuler le rassemblement de demain.

— Non », répondit Kalia en se maudissant pour sa franchise, et sa tête replongea sous l’eau.

Elle essaya à nouveau de se dégager, sans succès. De sa position inconfortable, elle essaya néanmoins de voir à quoi ressemblait son agresseur. Il portait un tissu autour de la tête. Si elle arrivait à s’en tirer, elle n’aurait aucun moyen de savoir de qui il s’agissait ; pourtant, la voix lui disait vaguement quelque chose.

Alors qu’elle essayait de reconnaître un signe particulier, la surface parut être troublée par un point rouge, qui disparut aussitôt. Kalia se demanda si elle commençait à délirer à cause du manque d’air, mais d’autres points rouges apparurent. Puis il n’y eut plus de main pour lui tenir la tête et elle put à nouveau se redresser et respirer.

Dans la petite pièce où se trouvait le bain, l’homme masqué se tenait à genoux, devant William, qui le menaçait avec un rasoir placé au niveau de son cou. L’homme avait déjà une minuscule entaille, qui saignait légèrement.

« Maintenant, on va se retourner gentiment, d’accord ? Pour permettre à la demoiselle de s’habiller. »

Kalia ne put s’empêcher de sourire en voyant William forcer l’homme, bien plus grand et plus large que lui, à se retourner pour lui permettre de sortir de l’eau.

Elle se contenta de passer une serviette autour d’elle, avant de passer devant les deux hommes et d’enlever le tissu qui masquait le visage de l’inconnu.

« André ? Toi ? »

André était un de ses collègues, évidemment. Pourtant, c’était un de ceux avec qui elle ne s’entendait pas trop mal. Il était plutôt gentil. Pas très malin, mais gentil.

« J’suis désolé, fit-il en baissant les yeux. Je… je n’allais pas te noyer. Je devais juste te faire peur. »

Kalia leva un sourcil. « Devais » ? Il avait donc suivi un ordre.

« Qui t’a demandé de me faire peur, André ? » demanda-t-elle doucement, en faisant signe à William d’écarter la lame de rasoir. « C’est le capitaine ?

— Il a dit que tu voulais déshonorer la garde, répondit André, l’air penaud.

— C’est lui qui déshonore la garde. En laissant des types comme Garnier abuser de leur pouvoir.

— Il a dit que tu n’avais pas ta place chez nous. »

Kalia n’eut pas envie de le contredire là-dessus. Elle commençait à être plutôt d’accord. Elle se dirigea vers ses vêtements et fouilla ses poches, pour en sortir son insigne, qu’elle tendit à André.

« Tu donneras ça au capitaine, d’accord ? Et tu lui diras de se la mettre là où je pense. Profond.

— Tu penses à quoi ? demanda André en fronçant les sourcils.

— Ne t’en fais pas, répliqua Kalia en souriant. Il saura. »

Elle fit signe à William de le laisser partir et s’assit sur le rebord de la baignoire.

« Merci pour ton intervention. »

Il se tourna vers elle et remarqua les larmes qui coulaient le long de ses joues. Il posa sa main sur son épaule dans un geste qui se voulait vaguement réconfortant.

« Ne t’en fais pas, dit-il. Ça va aller.

— Comment ? Je n’ai même plus de boulot.

— Je suppose que je pourrais te trouver quelque chose.

— Tu sais, objecta Kalia avec un léger sourire, si je ne suis pas faite pour être garde, je doute que je sois plus adaptée pour être agent spécial.

— Ouais, admit le vampire. On verra ça, d’accord ? Je vais aller finir de me raser. »

***

Le jeune couple entra dans le prestigieux restaurant « Au diable affamé ». Un serveur les accueillit à l’entrée.

« Bonsoir », salua l’homme. Il était petit, blond et moustachu. « Nous avions réservé pour deux personnes.

— C’est à quel nom, Monsieur ?

— Loup, répondit l’homme. Karl et Willow Loup.

— Par ici, s’il vous plaît », répondit le serveur tout en jetant un coup d’œil rapide à la jeune femme. Elle avait les cheveux sombres et des yeux bleus magnifiques, était plutôt grande et avait une poitrine généreuse. Lorsqu’en passant à côté de lui, elle lui fit un petit sourire, il tomba totalement sous son charme.

***

Kalia s’assit en face de William en regardant nerveusement si personne n’avait remarqué leur petite supercherie.

« Calme-toi, lui dit doucement le vampire. Tout va bien.

— Ouais », admit Kalia en vérifiant, l’air de rien, que sa moustache tenait toujours bien. « Au fait, tu sais que tu es plutôt mignonne ? »

À vrai dire, elle était un peu jalouse : William était sans contexte bien plus féminine qu’elle ne le serait jamais, ce qui ne la gênait pas plus que ça ; mais même avec sa fausse moustache censément virile et les cheveux qu’elle avait raccourcis dans l’après-midi, elle passait au mieux pour un gamin à cause de sa petite taille et de sa voix et ça, c’était vexant.

Le serveur s’approcha de leur table, une bouteille à la main.

« Voulez-vous goûter notre vin, Monsieur ?

— Euh, hésita ce dernier avec une voix qui se voulait grave. Non merci. Chérie, tu veux goûter ?

— Mon amour, répondit William avec un soupçon de reproche dans la voix, tu sais bien que je ne bois pas… de vin.

— Comme vous le désirez », lâcha le serveur, manifestement dépité, en leur tendant la carte.

Kalia le regarda s’éloigner vers la cuisine et vérifia qu’il ne pouvait plus les entendre.

« Bon, alors, qui est-ce qu’on est censé espionner ?

— Les deux types du fond », montra discrètement William.

Elle jeta un coup d’œil discret. Ils étaient à l’autre bout du restaurant.

« Et comment est-ce qu’on est supposés entendre ce qu’ils disent ?

— On n’a pas à s’en occuper », expliqua William en commençant à se rouler une cigarette. « Angèle s’en occupe. Elle me fera un rapport après. »

L’elfe fronça les sourcils.

« Angèle ? Ton hallucination ?

— Voilà.

— Elle peut les entendre ? »

William se contenta d’acquiescer d’un petit signe de tête.

« Et pas toi ? reprit Kalia.

— Non.

— Donc tu ne peux pas les entendre, mais elle, oui ? récapitula l’elfe.

— En effet. Si je pouvais les entendre, ou qu’elle ne le pouvait pas, il n’y aurait pas beaucoup de sens à ce qu’elle me fasse un rapport, pas vrai ?

— Certes, mais dans ce cas, ça ne peut pas vraiment être une hallucination, si ?

— Ah, je vois ce que tu veux dire. Je m’étais déjà posé la question. Le fait est qu’elle n’est visible que de moi et qu’elle ne peut pas s’écarter beaucoup. Mon hypothèse est qu’elle arrive à entendre certaines choses que j’entends vaguement inconsciemment mais que je ne perçois pas bien. Tu comprends ?

— Hmmm. Je vois l’idée. Tu as l’air d’être un cas bien compliqué. »

***

« Vous avez fait votre choix ?

— Oui », répondit William avec un nouvel sourire enjôleur. « Je vais prendre une bavette à la gobelin.

— Quelle cuisson, Madame ?

— Saignant, répondit cette dernière avec un petit sourire carnassier.

— Et pour vous, Monsieur ?

— Je voudrais une assiette troll. »

Le serveur nota la commande et se dirigea vers la cuisine.

« Il me semblait que la plupart des elfes étaient végétariens, remarqua William.

— Je ne suis pas la plupart des elfes, répliqua Kalia. Au fait, tu vas m’expliquer le sens de cette comédie ?

— Quelle comédie ? »

L’elfe pointa discrètement sa fausse moustache.

« Si j’étais venu en tant que William Wolf, il m’aurait sûrement reconnu.

— Et j’étais vraiment obligée de me travestir aussi ?

— Oh, tu as l’air terriblement gênée, ironisa William. Ce n’est pas moi qui t’ai demandé de te couper les cheveux, je te signale. Et niveau vêtements, l’uniforme de la Garde n’est pas beaucoup plus féminin que ce que tu portes présentement. Il te va beaucoup moins bien, cela dit. Tu aurais préféré une robe ? »

Kalia grimaça à cette idée, ce qui permit au vampire d’arborer un sourire victorieux.

« Je pense quand même que la moustache ne me va pas », ajouta-t-elle, boudeuse.

***

Une fois que les deux hommes qu’elle espionnait eurent quitté la salle, Angèle alla rejoindre William et Kalia, alors qu’ils entamaient le dessert. Elle commença par se plaindre de ne pas avoir sa part du gâteau à la framboise, puis commença son rapport. William l’écouta attentivement tandis que l’elfe, qui ne le pouvait pas, mangeait en silence.

Une fois qu’elle eut terminé sa part et comme il délaissait la sienne, elle s’appropria discrètement celle de William.

« La petite salope ! grommela Angèle, s’interrompant au milieu de son récit.

— Ne parle pas comme ça, protesta le vampire.

— Quoi ? demanda Kalia en levant les yeux de son assiette.

— Rien. Angèle est un peu jalouse. Elle aurait aimé avoir sa part de dessert.

— Oh, fit Kalia en levant un sourcil. Tiens, Angèle. »

Elle tendit sa cuillère dans le vide pendant quelques instants.

« Arrête, soupira William. Ça me rappelle quand je donnais à manger à mes poupées.

— Tu donnais à manger à des poupées ?

— Ben, pas toi ?

— Je n’ai jamais eu de poupée.

— Normal. C’est un truc de filles. Je vois mal un fier moustachu comme toi jouer à ça.

— Bon, les déviants, l’interrompit Angèle. Ça vous intéresse, de savoir ce qu’ils se sont dits, ou vous préférez continuer à causer de votre enfance ? »

***

Quand Angèle termina son récit, William avait la mine sombre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kalia.

— C’est Léhen. Non seulement c’est un foutu fils de salaud, mais aussi un crétin congénital. »

L’elfe fronça les sourcils.

« Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il trouve qu’on attend trop la guerre. Pour lui, il faut attaquer tout de suite, pour profiter de la surprise. Tant pis si notre armée est moins puissante.

— Il veut tuer de l’orc, quoi.

— Et comme ce crétin trouve que la reine attend trop, il veut persuader des généraux de lancer l’assaut dès maintenant.

— Ils vont se faire massacrer, non ?

— C’est probable. En plus, la guerre deviendra légitime du point de vue des orcs, si c’est eux qui sont attaqués. Beaucoup n’ont pas envie de se battre. Si leur roi sonnait la charge, ils pourraient déserter. Mais si Léhen s’amuse à les attaquer en premier…

— Peut-être qu’en lui expliquant… suggéra la jeune femme.

— Il s’en fout, de tout ça. Tout ce qu’il veut, c’est discréditer la reine. Peu importe si un bain de sang peut être évité. Ça ne m’étonnerait pas que ce soit pour ça qu’il ait essayé de prendre cette soi-disant épée sacrée.

— C’est bien lui qui nous a attaqué ?

— Je suppose. Je ne vois pas qui d’autre. Bon, je vais parler à la reine. Il serait temps qu’elle lui donne la place qu’il mérite.

— C’est-à-dire ?

— Le fond d’un cachot. »

Chapitre 8 »