« Chapitre 8

Chapitre 9

Kalia passa quelques jours de plus dans la petite cellule à la cave du poste de garde. À part celles des rats, elle reçut peu de visites. Louis lui apportait régulièrement de l’eau et de la nourriture, mais il parlait peu, comme s’il regrettait d’en avoir trop dit lors de leur première entrevue.

Il ne se passait rien, évidemment. La jeune femme dormait beaucoup. Elle passait aussi du temps à lire et à relire la lettre d’Axelle. Elle disait qu’elle allait bien et qu’elle rentrait. Kalia se demandait juste ce qu’« aller bien » voulait dire exactement et combien de temps il lui faudrait pour revenir.

Elle était seulement sûre d’une chose, à laquelle elle se raccrochait pour garder espoir : son amie était sur le chemin du retour et, lorsqu’elle serait revenue, les choses s’arrangeraient. L’elfe ne savait pas comment exactement, mais elle n’en doutait pas. Axelle la sortirait de là, pour commencer.

Malgré cet espoir, Kalia passa un certain temps à regarder si elle pouvait s’évader, estimant qu’on n’était jamais mieux servi que par soi-même, mais elle ne trouva rien de bien concluant.
La porte était solide — les cellules avaient été rénovées l’année précédente — et bien ancrée au mur. La prisonnière n’avait rien qui aurait pu lui permettre de crocheter la serrure et de toute façon, même avec le bon matériel, elle n’aurait probablement pas su le faire.

L’autre sortie possible, c’était une petite fenêtre au-dessus du banc, qui donnait à l’extérieur un tout petit peu au-dessus des pavés de la rue. L’ouverture était étroite, mais l’elfe n’était pas très épaisse et elle aurait sans doute pu s’y glisser s’il y avait eu quelqu’un pour l’aider à monter. L’ennui, c’était qu’elle était seule et, accessoirement, que la fenêtre était bloquée par des barreaux.

Kalia parvint à en desceller un, qui bougeait déjà au départ, au bout de deux jours de travail. Elle abandonna cependant en réalisant qu’il y en avait encore cinq à enlever et qu’ils semblaient plus solidement placés. Elle se résigna donc à passer un bon moment dans sa petite cellule et essaya d’en voir les bons côtés. À vrai dire, il n’y en avait pas beaucoup.

***

Un jour, Louis vint la rejoindre. Cette fois-ci, il ne se contentait pas de venir lui rendre visite : il était accompagné par deux autres gardes, qui ouvrirent la porte et le firent entrer dans l’autre cellule.

« Vous faites erreur, protesta-t-il, je…

— Je suis désolé. On te libérera très vite, mais on ne peut pas se permettre de te laisser dehors pour l’instant. À bientôt. »

Les deux gardes repartirent, pendant que Louis s’asseyait piteusement sur le banc.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda l’elfe.

— Il se passe, expliqua Louis, que j’ai compris ce qu’était leur petit secret.

— Et c’est quoi, alors ? »

Le nouveau prisonnier mit un certain temps à répondre. Il paraissait hésiter à la mettre au courant.

« C’est Léhen, finit-il par dire. Il compte prendre le pouvoir. Et la garde le soutient.

— Il prépare un coup d’État ? demanda Kalia en ouvrant de grands yeux.

— Je pense. Ils ne m’ont pas donné tous les détails : ils ne me font pas confiance. Mais je suppose qu’ils ne m’auraient pas enfermé s’il n’y avait pas quelque chose d’important qui se préparait.

— On doit sortir de là !

— Et tu comptes faire comment ? » demanda Louis.

L’elfe soupira. Elle n’en avait effectivement aucune idée. Même si elle arrivait à sortir, elle ne voyait pas trop ce qu’elle pourrait faire dehors.

Elle ferma les yeux et se demanda : à sa place, qu’est-ce qu’Axelle aurait fait ?

***

« Will ? fit Angèle, assise sur la lucarne du grenier.

— Quoi ?

— Je crois que tu es dans la merde.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda le vampire, occupé à écrire un message. Tout va bien.

— Tu crois ça ? demanda Angèle. Tu penses que tous ces gardes armés viennent prendre le thé au palais ? »

William ne demanda pas « Quels gardes armés ? » ou « Tu es sûre de ce que tu dis ? ». Il avait été un hors-la-loi pendant des années et avait appris que, dans ce genre de cas, il valait mieux réagir vite plutôt que de poser des questions. Il se précipita donc vers les escaliers et les descendit quatre à quatre, manquant à plusieurs reprises de trébucher.

Il surgit dans le hall d’entrée avant que les assaillants n’entrent dans le château et ne vit personne, à part le garde royal de l’entrée, qui faisait son travail comme d’habitude.

Un homme moins sûr de son hallucination se serait sans doute demandé s’il y avait vraiment des assaillants et si une « amie » imaginaire était vraiment fiable. Mais, là encore, William décida qu’il pourrait se poser des questions plus tard. Il se précipita donc vers l’homme et lui ordonna de fermer la porte ; mais le garde se contenta de rester immobile et de sourire.

« Je ne crois pas, Monsieur. »

Le vampire leva un peu sa lèvre supérieure, dévoilant ses impressionnantes canines.

« J’ai dit : ferme la porte ! cracha-t-il, menaçant.

— Et moi, je dis : va te faire mettre, sale suceur de sang », répliqua le garde en dégainant son épée courte.

William haussa les épaules, peu surpris.

« Ce serait avec plaisir, mais pas maintenant. »

Il se jeta sur son adversaire, déviant au préalable l’épée avec un bon coup de pied. Sa stratégie n’était pas parfaite, puisque le garde eut le temps de ramener sa lame et de la lui enfoncer entre les côtes avant qu’il ne plonge ses dents dans le cou de sa victime.

Il n’avala que quelques gorgées avant de relâcher le corps, qui s’écroula dans un geyser de sang. C’était un beau gâchis, mais il n’avait pas le temps de boire. Il ne prit même pas le temps de retirer l’épée de son ventre avant de bloquer l’entrée.

***

Kalia s’époumona plusieurs minutes avant qu’un garde n’ouvre la porte de la cave et descende les escaliers. C’était Maxime, un de ses nombreux ex-collègues avec qui elle n’avait jamais échangé plus qu’un « bonjour » ou un « au revoir ».

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai faim », expliqua la jeune femme.

Louis l’avait, en effet, nourrie en cachette, mais on ne lui avait officiellement rien donné depuis plusieurs jours.

« Je n’en ai rien à foutre, répliqua Maxime en commençant à remonter les escaliers.

— Je peux te payer, pour ça, suggéra l’elfe.

— Tu as de l’argent ?

— Non, mais je peux peut-être payer… en nature », répondit-elle en s’empourprant.

Maxime descendit à nouveau les escaliers et s’approcha de la grille. Il dévisagea Kalia de haut en bas, puis de bas en haut. L’elfe rougit un peu plus.

« J’ai connu des femmes plus attirantes. Cela dit, je dois dire que je n’ai jamais fait ça avec une elfe. Enlève ton pantalon, pour voir ? »

Kalia obéit en rougissant. Elle se haïssait déjà pour ce qu’elle allait faire, mais elle n’avait pas le choix.

« Tourne-toi. »

Elle s’exécuta encore, tournant le dos à son geôlier, en se mordant la lèvre inférieure.

Elle entendit le cliquetis de la serrure qui s’ouvrait, puis se refermait ; la respiration de Louis qui s’accélérait et hésitait à protester. Elle sentit Maxime s’approcher d’elle. La main qu’il posa sur son postérieur. Elle sentit aussi le goût du sang dans sa bouche. Elle avait dû se mordre trop fort, à moins que ça n’ait été un effet de l’adrénaline.

Le garde aussi sentit le goût du sang dans sa bouche, quelques secondes plus tard, lorsque Kalia se retourna d’un geste vif et lui fracassa la mâchoire avec le barreau descellé.

Il s’écrasa au sol. L’elfe frappa à nouveau, verticalement cette fois-ci, et abattit son arme de fortune sur les côtes de sa victime. Elle laissa ensuite tomber la barre, mais continua à lui donner des coups de pied dans l’estomac, avant de se calmer au bout d’une dizaine de secondes et de s’agenouiller à côté de lui pour lui prendre les clés et son arme de service.

Louis avait regardé la scène, pétrifié, et ne pouvait détacher les yeux de son collègue qui se tortillait par terre, le visage couvert de sang. Il n’avait jamais vu Kalia faire usage de violence et aurait préféré ne pas assister à ça.

« Comment tu as pu faire ça ? demanda-t-il, choqué, pendant que la jeune femme déverrouillait les portes. C’est un collègue !

— Non, répliqua sèchement l’elfe en remettant son pantalon. Ex-collègue.

— Tu lui as bousillé la mâchoire ! »

Kalia regarda pour la première fois ce qu’elle avait fait à Maxime. Ce n’était, en effet, pas joli à voir. Le sang coulait de la bouche du blessé, qui avait probablement quelques dents en moins. Elle y avait peut-être été un peu fort.

Elle s’était préparée à l’assommer, si possible proprement. Mais le coup avait libéré toute sa colère et elle n’avait pas frappé pour le mettre à terre et lui prendre les clés, mais pour faire mal, pour détruire, pour se venger de toutes ces années où on s’était moqué d’elle parce qu’elle était trop gentille. Ils ne comprenaient que la force ? Elle pouvait s’y mettre aussi. Maxime avait pris pour tous les autres. Ce n’était pas très juste, mais on lui avait fait comprendre pendant des années que la vie était injuste.

Pendant un moment, l’elfe fut submergée d’émotions contradictoires. L’horreur, d’abord, devant ce qu’elle avait fait. Un certain plaisir, aussi, de voir qu’elle était, pour une fois, capable de se défendre. La honte enfin, de ressentir un plaisir malsain pour avoir démoli le visage d’un homme.

Finalement, elle ferma les yeux et essaya de penser rationnellement.

« Il y aura d’autres blessés si on laisse Léhen accéder au pouvoir. Il faut l’arrêter.

— Léhen était un bon général, objecta Louis. Il ne ferait pas un mauvais roi.

— Oh, oui. Il mettrait Erekh au travail et renverrait les non-humains chez eux.

— Tu exagères.

— Et les femmes au foyer. Et tout le monde à la messe le dimanche. Je suis sûre qu’il voudrait même restaurer le servage !

— Il faut admettre que Léhen remettrait de l’ordre, reprit Louis. Regarde, ici, le Déni. C’est le chaos.

— Tu n’y vis même pas ! » répliqua Kalia.

Elle n’appréciait pas énormément le quartier, mais ce n’était pas l’Enfer non plus. Il y avait beaucoup de pauvres et un certain nombre de hors-la-loi, en général des pauvres qui ne voulaient plus l’être. Mais sa réputation de coupe-gorge n’était vraie que pour ceux qui venaient y faire un tour avec de riches vêtements. Les bandits n’attaquaient que rarement les habitants du quartier, précisément parce qu’il s’agissait surtout de pauvres et de hors-la-loi, l’un présentant peu d’intérêt et l’autre beaucoup de risques.

Ce n’était simplement pas le quartier idéal pour être garde.

« Écoute, fit Louis. Je ne suis pas spécialement partisan de Léhen, mais, lui ou un autre, ça ne changera pas grand-chose. Calme-toi. En attendant, il faut qu’on trouve quelqu’un pour s’occuper de Maxime.

— Je ne vais pas le laisser faire un coup d’État sans rien faire ! Il n’en a pas le droit. Un vrai garde devrait l’en empêcher.

— Oh, arrête avec ton code de lois, Kalia. Redescends sur terre. »

L’elfe inspira profondément et vit les choses en face. Les lois qui s’appliquaient pour tous, ce n’était pas la réalité. La réalité, c’était qu’un sale type allait s’emparer du trône avec le soutien de la garde et qu’elle n’y pouvait rien.

Eh bien, elle n’y pouvait peut-être rien, mais elle tenterait quelque chose quand-même. Quoi exactement, elle ne savait pas, mais elle aurait au moins essayé.

Ce fut en colère qu’elle monta les escaliers. Ce fut aussi la colère qui la guida lorsqu’elle ouvrit la porte. Elle ne réfléchit qu’après et réalisa alors que c’était absolument stupide et sans doute la meilleure façon de se faire tuer.

Heureusement, le poste de garde était vide : le coup d’état devait mobiliser tous les hommes. L’elfe se précipita dehors et, une fois à l’extérieur, réalisa pour de bon qu’elle n’avait effectivement aucune idée de ce qu’elle pouvait faire et qu’elle était seule : Axelle était loin et William à l’autre bout de la ville.

L’adrénaline tombée, elle se rendit enfin compte qu’elle avait peur. Énormément peur. Si seulement Axelle était là, avec elle…

En attendant, ce qu’il lui fallait, c’était quelque chose à boire.

***

Kalia entra dans la taverne « Aux vieux brigands ». La dernière fois, on ne l’avait pas laissée rester, mais les choses avaient changé, depuis. Elle n’était plus garde. Elle espérait au moins qu’elle pourrait prendre un verre.

« Salut », fit-elle en s’accoudant au bar.

Derrière le comptoir, le Borgne s’arrêta d’essuyer une assiette.

« Salut. Je te l’ai déjà dit, on ne veut pas de gardes ici.

— J’ai démissionné », répliqua l’elfe.

Le Borgne hocha la tête et rangea l’assiette.

« On est des voleurs retraités. On sert pas mal de voleurs, ou de voleurs retraités. Alors on ne veut pas de gardes. Ni de gardes retraités.

— Je suis un peu jeune pour la retraite.

— Mais je suis sûre que tu as compris ce que je voulais dire. »

La jeune femme soupira. Elle n’avait pas de temps à perdre. Léhen préparait un coup d’état et elle ne se voyait pas l’affronter à jeun.

« Écoutez, j’ai fait quelques jours de prisons…

— J’ai fait quelques années », coupa le Borgne.

Kalia haussa les épaules, prête à abandonner.

« D’accord. Ce n’est pas comparable, mais…

— Oh, ce n’est pas la taille qui compte, répondit le tavernier. Tu veux quoi ? C’est la maison qui offre. »

L’elfe sourit, un peu surprise.

« Quelque chose de fort. »

Le quinquagénaire se tourna et examina ses bouteilles pendant quelques secondes. Il hésita un peu, puis en prit une qui ne portait pas d’inscription. On pouvait tout de même la distinguer des autres parce qu’il y avait un serpent à l’intérieur. Il servit un petit verre et le tendit à la jeune femme, qui l’avala cul-sec. Son visage se colora instantanément. De même que ses yeux.

« Ah, fit le Borgne, ce n’est pas de la piquette.

— Non, admit Kalia en toussant. Mais ça va mieux.

— Ça a n’a pas l’air d’aller très fort pour autant.

— Pas franchement. Il paraît que Léhen prépare un coup d’État. Et que c’est pour aujourd’hui.

— Et ? demanda le tavernier. Qu’est-ce que ça changera ? Quand on est hors-la-loi, un roi ou un autre, ça revient au même.

— Vraiment ? demanda la jeune femme. Vous pensez que Léhen sera aussi pragmatique que la reine ?

— Bon, d’accord, admit le Borgne. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est pas un vieux croûton qui va arrêter une armée. Et encore moins une elfe naine. »

Kalia lui jeta un regard mauvais. Certes, elle n’était pas grande pour une humaine, ce qui revenait pour une elfe à être carrément petite. Mais tout de même, il y avait des choses qui ne se disaient pas.

Et puis elle réalisa que, finalement, le tavernier avait raison. Probablement pas comme il l’entendait, mais peu importait. Ce n’était pas une question de taille, mais les nains la considéraient presque comme l’une des leurs.

Or, le quartier Nain était situé au nord du Déni. Les deux quartiers étaient placés de part et d’autre de la Porte Est. Tout le monde n’accepterait pas forcément le duc de Léhen naturellement comme souverain et, surtout, la reine devait encore avoir quelques atouts dans sa manche. Il était donc probable qu’il enverrait son armée. À une époque, tous les seigneurs en avaient une plus ou moins conséquente ; le général était un des seuls qui avaient perpétué sérieusement cette vieille tradition. Comme son duché se situait à l’est de Nonry, il était probable qu’il passerait par la Porte Est pour entrer dans la capitale. Elle n’était jamais fermée en temps normal et, si les gardes étaient partisans de Léhen, ils ne verraient aucune raison de les rabattre.

À moins que quelqu’un d’autre ne le fasse. Il y avait un coup à tenter. Ça ne changerait peut-être pas grand-chose, parce qu’il suffirait que les soldats contournent par le sud ou par l’ouest, voire tentent le passage en force, mais ça pourrait peut-être donner du temps aux alliés de la reine. En espérant qu’il y en eût.

« Je dois y aller. À la prochaine », lança Kalia en se précipitant hors de la taverne.

Le Borgne ne put s’empêcher de sourire. Tant d’excitation, ça lui rappelait sa jeunesse.

***

William entra en trombe dans le bureau de la reine. Elle était en réunion avec Gérald et Armand ; toujours à propos de l’Élu qui devrait porter l’épée de Lumina.

« Vous n’avez pas appris à frapper ? demanda Lucie de Guymor en se tournant vers le vampire. Nous étions en réunion…

— Nous sommes attaqués, Mademoiselle, coupa William. Vous devriez vous enfuir.

— C’est ridicule. Je ne compte pas abandonner la couronne. »

Il y eut une détonation. Gérald et Armand se précipitèrent aux fenêtres, mais William se contenta de regarder dans le vide, vers son « amie » imaginaire.

« C’est un mage, expliqua Angèle. Habillé en noir. Pas commun. Ils arrivent dans la cour.

— Ils ont un mage, relaya William. Mademoiselle… »

La reine grimaça. La menace semblait sérieuse.

« Gérald ? demanda-t-elle. Tu penses que tu peux le battre ?

— Je ne sais pas, Majesté, répondit le jeune homme. Je ne suis pas…

— Combien d’hommes en face ? demanda subitement le vampire.

— Comment on le saurait ? » fit Armand, mais ce n’était pas à lui que William s’adressait.

Angèle disparut, puis réapparut quelques secondes plus tard.

« Dur à dire. Il y a des traîtres parmi les gardes royaux. Ça se bat déjà à l’intérieur.

— Ils sont proches, Mademoiselle. Vous devez partir.

— Ne dis pas merci, surtout », grommela Angèle.

Lucie de Guymor joignit ses mains et ferma les yeux.

« Très bien. Je suppose que vous avez raison.

— Armand, va avec elle, suggéra le vampire. Je vais les retenir avec Gérald.

— Euh, je ne sais pas si… protesta ce dernier.

— Mais si, répliqua William en l’attrapant par le coude. Montre-leur ce que tu vaux comme magicien. »

Ils sortirent du bureau tous les deux, laissant la reine seule avec Armand. Ce dernier remarqua alors à quel point elle était pâle.

« Je dois dire, lâcha-t-elle, que je ne pensais pas que cela se produirait aussi tôt. »

***

Kalia voulut grimper au sommet de la Porte Est pour vérifier si l’armée de Léhen approchait et, si oui, savoir à quelle distance elle était, mais elle ne put le faire, car des gardes l’en empêchèrent. Tous les accès étaient bloqués. A priori, cela confirmait son hypothèse : Léhen devait s’approcher par ce côté. À moins qu’il ne soit déjà en ville et qu’il attende les renforts.

Dans tous les cas, il fallait trouver un moyen de fermer la Porte.

***

Brute s’approcha du comptoir.

« Qu’est-ce qu’elle voulait, la gamine ? demanda-t-il.

— Boire un coup.

— J’avais entendu. Elle a bien parlé de Léhen ?

— Oui.

— C’était bien lui, l’enfant de salaud qui avait voulu nous faire passer en cour martiale pendant la guerre ?

— Oui, Brute », répondit le Borgne en repensant au souvenir, qui lui arracha un sourire.

« Et qu’est-ce qu’il a, ce Léhen ?

— Je sais que t’as tout entendu. Où tu veux en venir ?

— Ben, je me payerais bien une revanche.

— D’une, on s’est déjà offert une revanche, quand on lui a piqué ses diamants. De deux, il a une armée et il sait s’en servir.

— Ah oui, fit Brute en souriant. Ses diamants. Il l’avait mal pris.

— Oui.

— Pas été content, hein ? Il avait envoyé des tas de gars à nos trousses.

— Exact. Et ?

— Ben, on s’en est tirés, non ? »

Le Borgne soupira. Il voyait trop bien où son acolyte voulait en venir. Il le comprenait. Il n’aimait pas Léhen non plus et l’idée de lui mettre des bâtons dans les roues ne lui déplaisait pas. Mais c’était du suicide.

« On était tous les deux plus jeunes, à l’époque.

— Et maintenant, on a de l’expérience en plus. »

***

La forge Durfer était un endroit impressionnant. C’était un énorme bâtiment, dans lequel quelques centaines de nains battaient le fer à l’unisson dans un bruit assourdissant. Il y avait aussi quelques humains, mais ils étaient en minorité.

Kalia se sentait un peu mal à l’aise. Elle ne voyait pas comment elle pourrait attirer leur attention.

« Je peux vous aider, Mademoiselle ? demanda un ouvrier qui tirait un chariot.

— Euh, fit l’elfe. Je ne sais pas. Peut-être.

— Vous cherchez quelqu’un ?

— Oh, oui. Plusieurs personnes, même. Ce serait mieux. »

Le nain fronça les sourcils, ce qui, vu leur épaisseur, était impressionnant.

« Qui ça ?

— Tout le monde, en fait. Ce serait l’idéal. »

***

Les soldats occupaient la cour du palais et commençaient à peine à se répartir dans le bâtiment à la recherche de la reine lorsque l’un d’entre eux la vit, courant dans un couloir. Il rameuta immédiatement d’autres de ses camarades, qui se mirent à la poursuivre. Malgré sa robe, elle courait étonnamment vite et se dirigeait vers les escaliers.

Elle était sur le point d’y accéder lorsqu’un garde parvint à la rejoindre et à l’attraper par le bras. Il reçut en réponse un coup de pied dans les parties sensibles et dut lâcher sa cible. La jeune femme se remit à courir et grimpa quatre à quatre les escaliers qui menaient aux toits. Là, elle réalisa qu’elle était coincée. Elle était bien loin du sol et les autres bâtiments étaient trop loin.

« Alors, Majesté ? fit un des gardes en ricanant. On dirait que votre règne touche à sa fin.

— Ça fait un bout de temps », répliqua William en se retournant.

Les gardes jurèrent en découvrant la supercherie.

« Où est la reine ? demanda celui qui devait être leur lieutenant.

— Je ne vous conviens pas ? demanda le vampire. Pas assez belle pour vous ? »

Le lieutenant le frappa au visage, écrasant son nez au passage.

« C’est beau, la loyauté. Mais tu vas payer le prix cher.

— Où on en est ? »

Les gardes se regardèrent sans comprendre le sens de la question.

« Je ne vois pas la reine, répondit Angèle. Gérald a besoin de plus de temps. »

William jura tout bas et se demanda si le petit mage était digne de confiance.

« On en est au point où tu choisis entre une mort rapide ou une mort lente et douloureuse, fit le lieutenant. Où est la reine ?

— D’accord, souffla le vampire en essuyant le sang qui coulait de son nez. Je vais vous le dire, mais je veux la vie sauve. »

Le lieutenant lui envoya un coup dans l’estomac. William grimaça.

« La vie sauve… et je parle. Dépêchez-vous, elle est en train de s’échapper.

— Très bien. Tu as ma parole. Maintenant, parle.

— Dans la salle du conseil, il y a une statue. En tournant sa tête, on ouvre un passage secret. »

C’était une totale invention. Le vampire n’était même pas certain qu’il y eût une statue dans la salle du conseil.

« Merde, grommela le lieutenant. Où mène ce passage ?

— Je ne l’ai pris qu’une fois », expliqua William, espérant gagner encore un peu de temps. Bon sang, que faisait Gérald ? « Il va vers l’ouest, mais je ne sais plus dans quelle rue il ressort. Je pense que je reconnaîtrais.

— Si tu me mens, fit le lieutenant, je te châtre. C’est bien clair ?

— Techniquement, vous… » commença William, mais il n’eut pas le temps de terminer sa phrase.

Le toit s’écroula brusquement sous leurs pieds. Les soldats dégringolèrent, abasourdis, sans comprendre ce qu’il se passait. Quelques secondes plus tard et deux étages plus bas, le vampire fut le seul à se relever promptement. Il sortit de la pièce en courant. Deux soldats essayèrent de le suivre, mais un mur de feu leur barra subitement la route. La chaleur refroidit leur ardeur.

Gérald était dans la salle voisine. Il était en sueur et paraissait inquiet.

« Ça va ? demanda-t-il.

— Connu pire, répondit William. Mais qu’est-ce que tu foutais ?

— Il y avait des gardes, j’ai dû…

— Tu m’expliqueras plus tard. Tirons-nous, on a assez gagné de temps.

— Tu crois que la reine…

— Je n’en sais rien. Tais-toi et cours ! »

C’est là que William réalisa qu’il y avait une faille dans son plan. Il avait prévu de se déguiser en reine pour attirer l’attention, puis de s’échapper grâce au mage, mais il avait oublié un petit détail : comment sortir du palais ? Il se précipita vers une fenêtre et constata qu’ils étaient encore au troisième étage. C’était un peu haut pour sauter.

« Tu n’aurais pas un sort pour voler, par hasard ?

— Euh, fit Gérald. Là, comme ça… Il me faudrait un peu de temps, au moins.

— Je ne crois pas qu’on en ait. »

En effet, des gardes rappliquaient depuis les deux côtés du couloir. Ils étaient faits comme des rats.

***

Les nains discutaient beaucoup et, à plusieurs centaines, ce n’était pas une chose facile. Kalia avait essayé de structurer un peu le débat, mais elle avait vite abandonné.

À vrai dire, plus personne ne faisait vraiment attention à elle. Elle était venue annoncer quelque chose et le mot était passé, mais c’était entre eux que les nains avaient besoin de parler ; même si, de temps à autre, l’un ou l’autre venait lui demander si telle ou telle chose était légale et ce qu’ils risquaient. La réponse leur plaisait rarement.

Kalia se rongeait les ongles et, alternativement, se mordillait la lèvre. Elle avait peur. Peur que les nains refusent et que Léhen domine la ville ; peur aussi qu’ils acceptent et qu’elle soit responsable de ce qui ressemblerait furieusement à une insurrection armée. En tout cas, à une insurrection, et il était peu probable que les nains laissent leurs « outils » sur leur lieu de travail.

Elle suivait distraitement la discussion ; ou plutôt, les discussions. Il y avait, d’un côté, une sorte de débat « public », plus ou moins organisé, où les nains prenaient la parole à tour de rôle en essayant de se faire entendre au-dessus du brouhaha. De l’autre côté, il y avait des dizaines de petites discussions « privées » entre quelques individus, ce qui était responsable du brouhaha mentionné. Le pire, c’était que parfois un nain répondait en hurlant à une discussion privée ou au contraire baissait soudain la voix pour s’adresser uniquement à ses voisins les plus proches.

Quelques contremaîtres avaient voulu remettre tout le monde au travail, mais les nains les avaient poliment envoyés promener. Les contremaîtres avaient alors insisté, et s’étaient cette fois fait remballer beaucoup moins poliment.

Kalia avait beaucoup de mal à suivre ce qui se passait, surtout que les discussions se faisaient pour la plupart en nain et qu’elle ne maîtrisait pas totalement le langage. Les quelques humains qui travaillaient à la forge semblaient encore plus perdus qu’elle.

Elle avait tout de même compris que les ouvriers étaient plus ou moins unanimes sur le fait que l’accession de Léhen au pouvoir ne serait pas une bonne chose pour eux. Ils se posaient néanmoins un certain nombre de questions : d’abord, qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ? Ensuite, que risquaient-ils ? Quelle était la situation actuelle ? Qui était avec eux et qui était contre ?

Kalia avait apporté un début de réponse à la première question en leur suggérant de bloquer la Porte Est. Elle avait aussi répondu clairement à la deuxième : ils risquaient probablement la mort. Quant aux deux dernières, personne n’avait de réponse. La reine avait peut-être déjà été exécutée, ou peut-être qu’au contraire le complot avait été déjoué.

Malheureusement, la première supposition était plus probable que la seconde.

***

« Tu sais quoi ? demanda le Borgne. Je crois que ça me plairait aussi d’emmerder Léhen.

— Sans compter qu’on ne va pas laisser une jolie jeune fille en détresse affronter une armée seule, ajouta Brute.

— Jolie jeune fille ? demanda le Borgne en pensant à Kalia. Jeune, je veux bien, mais c’est tout. Et encore, c’est une elfe. Elle n’est peut-être pas si jeune que ça.

— Si elle est venue à Nonry, c’est qu’elle n’est pas vieille. Les vieux elfes ne quittent pas leur forêt si facilement.

— Oui, bon, fit Le Borgne. D’accord. Peu importe. Là où je voulais en venir, c’est : qu’est-ce qu’on fait ?

— On tue Léhen ?

— Il est trop protégé. Il faudrait qu’on soit plus nombreux.

— On n’a qu’à recruter. »

***

La discussion entre les nains fut interrompue lorsqu’un de leurs collègues, qui avait été envoyé vérifier l’information, débarqua dans l’usine, essoufflé.

« La grande disait vrai », annonça-t-il en reprenant sa respiration.

Kalia ne put retenir un léger sourire : il n’y avait vraiment que des nains pour la qualifier de « grande ».

« Les gardes ne laissent approcher personne, mais je suis monté sur le toit d’un bâtiment, à côté de la Porte. Il y a bien une armée qui approche. Je dirais qu’ils seront à Nonry d’ici une heure ou deux. »

L’annonce fut suivie d’un nouveau brouhaha. Kalia leva la main pour essayer d’obtenir un peu de silence, mais ne parvint qu’à réduire le volume sonore de quelques décibels.

« Combien ils sont ? demanda-t-elle.

— Dur à dire. Quelques milliers, je pense. »

Kalia grimaça. Quelques milliers, plus les gardes, plus les partisans de Léhen, ça risquait de donner une situation un peu déséquilibrée.

« Bon, soupira-t-elle. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Il n’y a pas à se poser la question, répondit un nain. On y va ! »

***

« Angèle ? demanda William.

— Quoi ?

— Si tu as une idée, tu ferais mieux de la dire tout de suite… »

La situation commençait en effet à être plutôt désespérée. D’un côté du couloir, des gardes. De l’autre côté, eh bien, d’autres gardes. Gérald avait bien lancé des murs de feu pour les ralentir un peu, mais ils ne dureraient pas éternellement. Sans compter que leur mage risquait de venir à la rescousse.

« Il faudrait savoir, protesta Angèle. Tu n’arrêtes pas de te plaindre et de dire que tu voudrais que je disparaisse ; et maintenant je suis indispensable ?

— Ce n’est pas le moment ! répliqua le vampire. S’il te plaît ? »

La jeune femme haussa les épaules.

« Si c’est demandé gentiment, je veux bien te donner un conseil. Tu vois, il y a une fenêtre.

— C’est un peu haut pour sauter, non ?

— Sur les pavés, en effet, mais si tu regardes bien, tu verras qu’il n’y en a que sur deux mètres. Après, il y a un muret et après le muret, la Malsaine. Évidemment, il faut faire un joli saut. »

William hocha la tête, attrapa la main de Gérald, et le tira vers la fenêtre.

« On va sauter, déclara-t-il.

— Tu rigoles ? On va se tuer !

— On peut atteindre l’eau. »

Le mage jeta un coup d’œil rapide à travers la vitre.

« C’est trop loin ! Je n’y arriverai jamais. »

Le vampire soupira. La même idée lui avait traversé la tête, mais il refusait de penser à ce qu’il se passerait s’il atterrissait sur le petit muret au lieu de derrière. Surtout que, le soleil n’étant pas encore couché, son sang surnaturel ne lui serait d’aucune utilité.

« Si tu préfères affronter les gardes, comme tu veux », dit-il en brisant la vitre et en prenant appui du pied sur le rebord. « Allez, on y va. »

Gérald secoua la tête et essaya de dégager sa main de celle de William ; mais le vampire avait une certaine poigne et il dut se contenter de lui jeter un regard implorant.

« Je n’y arriverai pas.

— Je te promets que si. Je suis avec toi. Alors maintenant… saute ! »

Il s’élança, entraînant le jeune mage à sa suite.

***

Un petit attroupement s’était formé autour de Brute et du Borgne. Des gens avaient commencé par se regrouper autour des deux vieux brigands, puis d’autres s’étaient ensuite regroupés autour du regroupement.

C’était le Borgne qui avait pris la parole et qui improvisait une espèce de discours depuis une petite quinzaine de minutes.

« Et c’est pour cela, conclut-il, que nous faisons appel à vous. »

Il y eut quelques instants de silence pendant que les gens finissaient de comprendre le discours du quinquagénaire. Étant donné qu’un certain nombre de retardataires durent se faire rappeler de quoi tout cela parlait, le silence fut loin d’être total.

« Mais, qu’est-ce qu’on y gagne ? demanda quelqu’un.

— La liberté ! répondit pompeusement Brute.

— Enfin, déjà, corrigea le Borgne, on ne perd pas le peu qu’on en a.

— Voilà.

— Non, d’accord, s’entêta celui qui avait posé la question. Mais, je veux dire, concrètement ? On est payés ?

— Euh… ben… fit Brute. Pas vraiment, non.

— Je veux bien offrir une tournée générale, proposa le Borgne. Mais on ne peut pas vraiment se permettre beaucoup plus. »

***

« On ne passe pas ! fit un des gardes de la Porte Est. Vous ne pouvez pas monter…

— On peut vous descendre, par contre. »

Le garde jeta un coup d’œil rapide à ce qu’il avait en face de lui. Il y avait un bon paquet de nains, auxquels s’étaient mêlés quelques humains en plus. Le plus embêtant, c’était que la foule était armée. Il y avait un certain nombre de haches, les nains étant culturellement très attachés à ces objets, ainsi que quelques arbalètes. Il y avait aussi et surtout un bon nombre d’armes improvisées : des outils, des barres de fer, et même un balai.

« Hum, fit le garde en reculant de quelques pas. Je vous demande de déposer vos armes….

— C’est toi qui vas poser les tiennes ! cria un nain vers le fond. Ou alors, schlick ! »

Le garde déglutit et commença à trouver la situation vraiment inconfortable.

Kalia parvint à se frayer un chemin parmi la foule et se posta en face de lui. Malgré le fait que les nains paraissaient être dans le même camp qu’elle, elle avait l’air encore plus mal à l’aise que le garde effrayé.

« On… euh… Ce serait mieux d’éviter un bain de sang, non ? »

Elle fit signe à quelques nains un peu trop enthousiastes de baisser leurs armes. Elle essaya aussi un geste apaisant vers les quelques gardes qui étaient venus derrière son interlocuteur voir ce qu’il se passait, mais il ne parut pas être suivi de beaucoup d’effet.

« En fait, reprit-elle, je crois que le mieux, ce serait que vous vous rendiez tout de suite.

— Nous rendre ? s’étonna le garde qui paraissait le plus effrayé. Mais notre devoir…

— … est de fermer cette porte lorsqu’une armée ennemie semble menacer la ville, compléta l’elfe. Nous sommes de bons citoyens, nous venons vous donner un coup de main.

— C’est que.. balbutia l’homme. » Il était jeune et avait l’air paniqué. Il poserait sans doute moins de problèmes que les autres. « Moi je veux bien, mais… qui me dit que vous ne me ferez rien après ?

— Si vous vous rendez, pourquoi on vous ferait quelque chose ? demanda la jeune femme.

— Je ne sais pas, répondit le garde. C’est ce qu’on fait dans ce genre de cas, non ? Couper les têtes de…

— Non, coupa Kalia. On veut juste fermer la Porte.

— Mais il a dit schlick

— C’était une image. Et c’était au cas où vous refuseriez de vous rendre.

— Oh, d’accord. Alors, je me rends. Écartez juste ces trucs pointus de moi, d’accord ? »

***

Les autres gardes furent à peine plus durs à convaincre. Ils commencèrent par protester mais réalisèrent rapidement que le rapport de force n’était pas en leur faveur. Il n’y eut que le capitaine pour s’obstiner. C’était l’homme avec qui Kalia s’était déjà frottée le jour de l’arrestation de Grimmel.

« Neutralisez-moi ces abrutis ! hurla-t-il en armant son arbalète. Nous devons tenir la… »

Il ne put terminer sa phrase car un de ses propres hommes venait de l’assommer avec la crosse de son arme. Kalia reconnut le caporal Vali et lui adressa un sourire.

« Ne me regardez pas comme ça, lança-t-il à ses collègues médusés. Ça fait des mois que j’en crevais d’envie et je suis sûr que je n’étais pas le seul. »

Une fois le capitaine mis hors d’état de nuire, les gardes se montrèrent largement coopératifs et aidèrent les nains à fermer la Porte dont ils avaient la garde.

« J’ai du mal à comprendre », demanda Kalia à Vali, pendant que les grandes portes en bois massif tournaient lentement. « Il y a dix minutes, vous nous empêchiez d’approcher et maintenant vous nous aidez. »

Elle était la seule à s’interroger sur le soudain revirement d’une partie des gardes ; les nains avaient accepté l’aide de bon cœur, sans se poser de questions.

« On avait des ordres. Maintenant, on n’en a plus.

— Vous n’étiez pas au courant du coup d’état de Léhen ?

— Moi pas, en tout cas. D’ailleurs, je ne comprends pas grand-chose à ce qui se passe.

— Au Déni, tout le monde savait, ou presque.

— En même temps, au Déni, vous êtes pas franchement les plus loyaux à la reine. Enfin, je ne dis pas ça pour toi. »

Kalia grimaça. Elle non plus ne se sentait pas spécialement « loyale à la reine ». C’était juste qu’elle ne voulait pas d’un tyran bien pire.

***

William traîna Gérald, qui était inconscient, jusqu’à la rive opposée et parvint à le sortir de l’eau. Il l’examina rapidement et fut soulagé de voir que la blessure à la tête, qui avait dû provoquer l’évanouissement, n’était pas si grave et n’avait pas, comme il l’avait d’abord craint, été causée par un contact entre le crâne et le muret.

En revanche, le mage ne respirait plus, ce qui était moins bon signe. William commença par appuyer sur la poitrine du jeune homme, mais il ne se passa rien. Il approchait son visage de celui de Gérald pour tenter de lui faire du bouche-à-bouche lorsque ce dernier se mit à recracher de l’eau en toussant.

« Pas de veine, commenta Angèle. Tu ne pourras pas en profiter pour lui rouler une pelle. »

***

La Porte se ferma finalement alors que l’armée de Léhen était encore relativement loin. Les nains commencèrent à exprimer leur joie et se mirent à chanter. Kalia, elle, était d’humeur plus sombre. L’excitation qui l’avait gagnée durant un temps était depuis longtemps retombée et sa lucidité la poussait à croire que la suite ne serait pas facile. Ils seraient attaqués à la fois de l’extérieur et de l’intérieur ; en plus de cela, rien ne disait que Léhen n’avait pas déjà réglé son compte à la reine et pris le contrôle du reste de la ville.

Le pire était que, même si ni les nains ni les gardes qui les avaient rejoints ne l’écoutaient spécialement, même si elle se considérait plus suiveuse que meneuse, elle se sentait responsable de tout ce qui arrivait parce qu’elle avait eu l’idée stupide de leur proposer de fermer la Porte Est pour barrer la route au duc.

Si le sang coulait, et elle voyait mal à présent comment cela pourrait ne pas se produire, elle s’en voudrait toute sa vie. Cela dit, il était trop tôt ou trop tard pour les regrets : maintenant que le mouvement était lancé, ce n’était plus la peine d’essayer de l’arrêter.

***

William attrapa Gérald et le plaqua dans le renfoncement d’une porte tandis que deux gardes passaient au coin de la rue.

« Tu crois qu’ils sont dans le coup ? chuchota le mage.

— Je suppose », répondit le vampire.

Les rues étaient désertes et, depuis qu’ils étaient sortis de l’eau, ils n’avaient croisé que des gardes. Bien sûr, cela pouvait être une coïncidence, mais c’était objectivement peu probable.

« Tu as une idée d’un endroit où aller ? demanda Gérald.

— L’Efeltawar est à deux pas d’ici.

— L’Efeltawar, répéta le jeune mage en grimaçant.

— C’est là où tu habites, non ?

— Là où je travaille parfois. Rien de plus.

— Ouais, ben ça suffira. »

***

Les nains géraient plutôt bien la situation. La troupe de Léhen était encore à une petite demi-heure de la Porte Est et ils paraissaient déjà fin prêts à les recevoir. Ils s’étaient placés sur la muraille et autour de la Porte avec le soutien des gardes, ceux qui avaient des arbalètes ou des armes de jet en haut et ceux qui avaient des armes de corps à corps derrière, au cas où leurs ennemis parviendraient à entrer. D’autres personnes avaient commencé à monter des barricades, au cas où des renforts rappliqueraient depuis l’intérieur de la ville.

À vrai dire, ils géraient tellement bien la situation que Kalia se sentait tout à fait inutile. Ce n’était pas quelque chose de très rare, mais cette journée était suffisamment spéciale pour qu’elle eût envie de servir à quelque chose, aussi décida-t-elle d’aller avertir les danseuses du Chaud Dragon de ce qui se passait. En effet, étant donné la position géographique de l’établissement, elles risquaient de se retrouver prises entre deux feux.

***

Lorsqu’elle entra dans l’établissement, Kalia constata que, si la porte était ouverte, il n’y avait personne à l’intérieur. La salle principale semblait par ailleurs avoir été dévastée : les tables manquaient et il ne restait plus que chaises qui gisaient, renversées. Même la barre verticale dont les danseuses se servaient avait été arrachée. Qu’avait-il bien pu se passer ?

Kalia ressortit du Chaud Dragon en se demandant si des combats avaient déjà eu lieu à cet endroit, puis elle réalisa qu’un groupe de personnes s’affairait au bout de la rue. Lorsqu’elle s’approcha, elle comprit : les travailleuses de la taverne étaient en train de monter une barricade.

« Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-elle.

Diane, qui était occupée à ajouter quelques chaises à l’assemblage hétéroclite de meubles, se tourna vers elle et fronça les sourcils.

« Tu as été libérée ?

— Je me suis libérée toute seule », répondit Kalia.

Diane arbora un léger sourire et montra la barricade d’un geste de la main.

« C’est ce qu’on fait aussi. On a entendu dire que la garde voulait mettre Léhen sur le trône.

— Oui, acquiesça l’elfe. C’est vrai. »

Elle tourna la tête et regarda les autres femmes, occupées à construire un échafaudage, certes de bric et de broc, mais qui avait une certaine allure.

Un peu plus loin, Lili fumait une cigarette, tenant négligemment une grosse barre de fer sur son épaule. Voilà où était donc passé le poteau de danse, ou du moins une partie.

« On ne veut plus se laisser faire par les gardes, reprit Diane. Ou par n’importe quel autre mec, d’ailleurs. »

***

Le recteur de l’Efeltawar entra dans la salle d’attente où William et Gérald patientaient depuis un quart d’heure. Il avait l’habit classique des mages, une longue robe et un chapeau, blancs tous les deux, et portait la non moins classique et non moins blanche barbe.

« Vous désiriez me voir ? demanda-t-il.

— Oui. Nous nous excusons de vous déranger, Monsieur, mais il s’agit d’une affaire de la plus haute importance. »

Le recteur laissa tomber son regard sur la chemise du vampire. En plus d’être trempée, elle était déchirée et maculée de sang.

« Je vois cela. D’habitude, seuls les mages sont autorisés à monter. Qu’avez-vous de si important à me dire, vampire ?

— La ville est en train de subir un coup d’état », expliqua William en se retenant pour ne pas la ponctuer d’un « humain ». « Si vous ne faites rien, j’ai bien peur que la reine…

— L’Efeltawar jure allégeance à la couronne d’Erekh, coupa sèchement le vieux mage. Pas à son porteur. Ou sa porteuse, en l’occurrence. Nous resterons neutres dans ce conflit.

— Mais vous ne pouvez pas ! protesta Gérald. La reine a besoin de nous.

— Il suffit, jeune homme. J’ai dit que l’Efeltawar resterait neutre. Vous pouvez disposer. »

William haussa les épaules. L’issue de la conversation ne l’étonnait guère, à vrai dire.

« Comme vous voulez, Monsieur. Gérald, tu restes ici ? Tu en as déjà assez fait comme ça et ça pourrait être dangereux, dehors.

— Oh, d’accord, fit le jeune homme en sautant sur l’occasion de se mettre à l’abri. Oui, je crois que je vais rester là.

— À plus tard, alors », lança William en se dirigeant vers les escaliers. « Oh. Avant de partir. Vous n’auriez pas une cigarette, par hasard ?

— L’Efeltawar est un bâtiment non-fumeur. »

Le vampire soupira. Décidément, ce n’était pas son jour.

***

Ne voyant pas plus comment elle pouvait se rendre vraiment utile auprès des travailleuses du Chaud Dragon qu’auprès des nains, Kalia continua de poursuivre son chemin jusqu’au Déni.

Lorsqu’elle y parvint, elle réalisa que le quartier était dorénavant en pleine effervescence. Des barricades s’étaient dressées au nord-ouest, près du centre-ville et sur les différents ponts qui enjambaient la Malsaine.

Le sud de la ville paraissait plus que jamais scindé en deux par le fleuve : à l’est, le Déni s’était révolté, tandis qu’à l’ouest… eh bien, d’une certaine façon, le Quartier Haut et le centre-ville s’étaient aussi révoltés, mais résolument pour Léhen.

Au nord, dans le Quartier Marchand, la situation était sans doute plus compliquée car le fleuve bifurquait vers l’ouest et ne pouvait donc plus servir de barrière naturelle entre les deux camps.

Kalia, avec les informations qu’elle possédait, voyait deux choses qui n’allaient pas : d’abord, le palais royal était du mauvais côté de l’eau, ce qui n’était probablement pas bon signe pour la reine ; ensuite, la majorité des gardes pro-Léhen se trouvaient à l’ouest et l’armée de Léhen à l’est, ce qui laissait présager le pire pour les populations au milieu, ni armées ni entraînées au combat.

Elles s’inquiétaient particulièrement pour ses camarades du Chaud Dragon, qui risquaient de se trouver au cœur des affrontements.

« Ne reste pas plantée là, lui lança le Borgne. Aide-moi à bouger cette commode, tu veux ? »

La jeune femme hocha la tête et se plaça de l’autre côté du meuble imposant pour essayer de le pousser sur le pont.

« Comment est-ce que… ? commença l’elfe.

— Brute et moi, on a lancé l’idée, coupa le Borgne. Les gens ont suivi. »

Il tira la commode contre le reste de l’assemblage hétéroclite destiné à bloquer le pont. La barricade empêcherait sans doute les gardes de passer pendant un moment, mais elle ne tiendrait pas éternellement.

***

William sautait de toit en toit pour ne pas être vu des soldats. En tout cas, il avait sauté au départ, mais il se contentait à présent de clopiner, une main sur sa blessure au ventre. En plus de ça, il avait affreusement envie d’une cigarette, mais il avait perdu son tabac en plongeant dans la Malsaine.

« Tu sais où tu vas ? demanda Angèle.

— Ouais. Ailleurs.

— Oh. Superbe. Brillant. Sérieusement, par là, on dirait qu’il se passe quelque chose. »

Le vampire regarda vaguement dans la direction que lui montrait son amie imaginaire, mais ne vit qu’un mur qui lui cachait la vue.

« Et alors ? Je préférerais un coin où il ne se passe rien.

— On dirait qu’il y a des gens qui montent des barricades », reprit Angèle.

William se passa la main sur le menton.

« Hmmm. Voilà qui m’intéresse peut-être. »

***

« Il y a un type qui agite un drapeau blanc, annonça Brute au Borgne.

— Quoi ? s’étonna Kalia, qui se trouvait toujours avec lui. Ils se rendent ?

— On peut rêver, répondit le tavernier en souriant. À mon avis, ils veulent juste discuter. Et je pense même qu’ils vont nous demander de nous rendre. »

***

Le message qu’avait transmis le soldat au drapeau blanc disait que Balthasar, le bras droit de Léhen, qui se trouvait actuellement être le responsable de la ville en attendant que le duc le rejoigne, voulait négocier. Il demandait à parler à deux personnes au maximum.

Le choix du premier délégué fut facile et se porta naturellement sur le Borgne. Pour le second, il y eut un peu plus de discussion.

« Ce serait peut-être mieux que ça ne soit pas Brute, suggéra Kalia.

— Tu veux venir avec moi ? demanda le Borgne.

— Non, se défendit l’elfe. C’est juste que ce serait plus… représentatif, non ?

— Moi, je pense que tu devrais y aller », fit une femme dont le visage était vaguement familier à Kalia.

« Je ne crois pas… je ne suis pas… »

Elle soupira et jeta un coup d’œil autour d’elle. Il y avait en tout une cinquantaine de personnes assises ou debout, formant plus ou moins un cercle. Ce n’était qu’une petite partie des insurgés du Déni, la plupart étant restés sur leurs barricades ou n’étant pas au courant de la réunion improvisée. Par ailleurs, il n’y avait personne du quartier Nain ; mais c’était déjà un début de concertation collective.

« Tu es garde, reprit la femme. Ils t’écouteront peut-être plus…

— Je ne crois pas. Je ne suis plus…

— En tout cas, tu sais peut-être mieux comment ça marche… »

Kalia haussa les épaules. Ce n’était pas tout à fait faux, mais elle ne voyait pas trop ce que ça lui apporterait.

« On vote ? demanda le Borgne. Qui est pour que Kalia vienne avec moi ? »

Un certain nombre de mains se levèrent. Une légère majorité. La jeune femme soupira.

« Bon, si vous y tenez… »

***

La rencontre était prévue au milieu d’un des ponts qui traversaient la Malsaine. Le Borgne et Kalia ne s’y sentaient pas vraiment à leur aise : ils étaient deux et sans armes, alors que Balthasar était venu accompagné d’un certain nombre de soldats. Il se caressait les moustaches d’un air songeur.

« Ah, vous voilà, fit-il. Vous êtes les meneurs de ce… capharnaüm ?

— On peut dire ça, je suppose, répondit le Borgne.

— Je vais être direct, commença Balthasar. Je n’ai pas envie d’un bain de sang. Rendez-vous, et je vous promets que vous vous en tirerez à bon compte.

— Nous n’avons pas plus envie que vous de voir le sang couler ; mais nous ne voulons pas de Léhen comme roi. Nous nous battrons s’il le faut.

— Le palais royal est tombé. Ne faites pas les idiots. Vous n’avez pas d’armes et vous êtes moins nombreux que nous. Vous êtes même obligés de faire monter vos femmes sur vos barricades.

— Eh bien, fit Kalia, ce serait un peu idiot de nous passer de la moitié de la population, non ?

— Et puis, ajouta le Borgne, je vous rappelle que le quartier Nain regroupe un certain nombre des forges où sont produites vos armes.

— Les armes ne servent à rien si on ne sait pas s’en servir. Vous ne pouvez pas vaincre, soyez lucides.

— Une partie des gardes nous ont rejoints. D’accord, je ne sais pas si nous pouvons gagner », admit Kalia, qui était en fait persuadée qu’ils ne pouvaient que perdre, « mais nous pouvons être une sacrée épine dans le pied de Léhen si la reine réapparaît. Parce que vous ne l’avez pas eue, n’est-ce pas ? »

L’homme grimaça, ce qui confirma la supposition de l’elfe. Il lui semblait bien qu’il n’avait parlé que de la prise du palais royal et pas de la mort de sa Majesté.

« Vous serez bien avancés si vous êtes morts, répliqua Balthasar.

— Pour être franche, reprit la jeune femme, nous nous moquons un peu de la personne qui porte la couronne, à condition d’avoir un certain nombre de…. garanties.

— Des garanties ? De quoi vous parlez ?

— Nous devons en discuter plus profondément entre nous, répondit le Borgne. Pour commencer, nous voulons un engagement à ne pas revenir sur les lois introduites par la reine. Il y aura certainement d’autres choses.

— Je vais être franc à mon tour. Je me moque personnellement un peu de ces questions, mais il est peu probable que mon seigneur accepte ces revendications.

— Écoutez, fit Kalia. On discute avec nos compagnons, vous discutez avec votre chef et on en reparle ? En attendant, on reste… disons, en trêve ? »

Le Borgne lança un regard mauvais à la jeune femme. Balthasar, lui, souriait.

« On dirait que vous n’êtes pas franchement sûre que le rapport de forces soit en votre faveur.

— Je ne suis jamais sûre de grand-chose, répondit l’elfe en baissant la tête. Ce dont je suis sûre, c’est que je n’ai aucune envie d’avoir des morts sur la conscience, qu’ils soient de notre côté ou du vôtre.

— Bien sûr », fit Balthasar, toujours souriant.

***

« Je suis désolée, lança Kalia au Borgne tandis qu’ils repartaient. Je n’avais pas réalisé qu’en disant cela, je nous faisais passer pour plus faible que…

— Que quoi ? On n’aura pas de quoi tenir très longtemps, c’est vrai. Et je pense que Balthasar le sait. On n’a pas vraiment de quoi bluffer. Au contraire, peut-être : s’ils nous sous-estiment, il pourrait commettre quelques erreurs.

— Je ne crois pas qu’il soit idiot.

— Balthasar, non, mais Léhen devient stupide dès qu’il est un peu en colère.

— Tu le connais ?

— J’ai servi sous ses ordres pendant la dernière guerre avec le Darnolc. Avant de déserter. »

Kalia le regarda, un peu étonnée.

« Évidemment, ajouta le voleur, ça ne nous rajeunit pas. »

***

« On fait une nouvelle réunion, annonça le Borgne. Tu viens ?

— Je ne crois pas, répondit Kalia. Je vais aller voir ce qu’il se passe dans le quartier Nain. L’armée de Léhen doit être arrivée à la Porte Est. »

Après avoir quitté le tavernier, l’elfe se dirigea à grands pas vers le nord. Alors qu’elle quittait le Déni, elle croisa William, mouillé et ensanglanté.

« Will ? Ça n’a pas l’air d’aller.

— Ça ira mieux dès qu’il fera nuit. »

Kalia leva les yeux. Le soleil brillait encore dans le ciel, brûlant la peau du vampire. Ce devait être le milieu de l’après-midi.

« Il faudrait déjà que tu tiennes jusqu’au crépuscule. »

William haussa les épaules.

« Ne t’en fais pas pour moi. Par contre, tu n’aurais pas une clope ?

— Non, désolée. Tu as des nouvelles de la reine ?

— Pas depuis que je suis sorti du palais. Je pense qu’elle s’en est tirée. Elle est avec Armand.

— Bien. Fais attention à toi, d’accord ? »

Le vampire regarda quelques instants la jeune fille qui se dirigeait à bonne allure vers la Porte Est. Puis il haussa les épaules et repartit en quête d’une cigarette.

***

Lorsque Kalia arriva près de la Porte, l’humeur était fort joyeuse. Elle dut demander plusieurs fois avant que quelqu’un ne veuille bien lui expliquer la raison de cet enthousiasme.

« On a gagné ! lui expliqua un nain. L’armée s’en va ! »

La jeune femme le dévisagea, perplexe, et répéta bêtement :

« L’armée s’en va ?

— Ouais. Ils ont essayé de démolir la porte, mais on les a arrosés de pierres et de carreaux. Alors, ils sont partis. »

La jeune femme fronça les sourcils. Elle avait du mal à y croire. Elle s’élança vers la Porte Est et monta quatre à quatre les marches qui menaient en haut du rempart.

Les troupes, effectivement, s’éloignaient. Malheureusement, s’ils s’écartaient de l’entrée, ils ne quittaient pas la ville : ils la contournaient simplement. Ce qui voulait dire qu’ils arriveraient bientôt à la Porte Sud, qui se trouvait du mauvais côté de la Malsaine, celui où se trouvaient les partisans de Léhen. Autant dire qu’il y avait peu de chances qu’elle soit fermée.

***

Le duc de Léhen traversa la place et alla rejoindre Balthasar, qui l’attendait anxieusement. Il avait l’air irrité à cause de son petit détour forcé. Balthasar n’aimait pas cela : la situation était déjà suffisamment compliquée sans qu’il ait à gérer l’humeur de son supérieur.

« Où en est-on ? demanda simplement ce dernier.

— La situation est sous contrôle. Nous avons…

— Sous contrôle ? » s’étrangla Léhen. Il tendit la main vers le Déni et les barricades qui étaient visibles sur les ponts. « Vous appelez ça contrôler la situation ? »

Balthasar soupira.

« Ce n’est pas si catastrophique. Je pense qu’on peut s’en sortir en négociant. Ils savent qu’ils ne tiendront pas éternellement. Si on lâche sur quelques points…

— C’est cela que vous suggérez ? cracha Léhen. Que je lâche sur certains points ? Pour les inciter à recommencer ?

— C’est que….

— Nous les écraserons. Nous sommes plus nombreux et mieux armés qu’eux.

— Mais…

— Et la reine ? Vous l’avez éliminée ?

— Pas physiquement, répondit Balthasar, mais nous tenons le palais royal. Elle ne sera pas une nuisance.

— Nom de Dieu ! tonna Léhen. Êtes vous incapable ? Vous savez très bien ce qu’il se passera si elle réapparaît !

— Ce n’est pas un problème, monsieur. Si elle réapparaît, nous l’éliminerons. Si elle est intelligente, elle disparaîtra dans la nature.

— Je ne peux pas me permettre de prendre des risques, répliqua le duc plus calmement. Je veux que vous la retrouviez et que vous l’éliminiez.

— Personnellement ?

— Oui. Prenez quelques hommes et retrouvez-la. Je vais moi-même m’occuper de la chienlit qui est en train de ravager l’autre côté de la ville.

— Monsieur, je dois vous dire que je ne pense pas que ça soit une bonne idée.

— Il me semble, trancha sèchement Léhen, que c’est moi qui prends les décisions.

— Vous avez raison, monsieur. Je vais me mettre au travail immédiatement. »

***

Kalia courut jusqu’aux barricades et s’effondra pratiquement, à bout de souffle, devant le Borgne.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda ce dernier.

— L’armée… elle contourne la ville…

— … et elle arrive par la Porte Sud. Oui, fit le Borgne, je le vois bien. »

Kalia grimaça, reprit un peu son souffle, et demanda :

« Ils sont déjà là ?

— Léhen et les cavaliers. Les autres doivent suivre, j’imagine.

— Merde.

— Effectivement.

— Tu penses que Balthasar tiendra parole ?

— Oh, oui. Il ne lancera pas l’assaut. Il n’aura pas à le faire, puisque Léhen est arrivé pour prendre le commandement à sa place. Le connaissant, il va vouloir nous rayer de la carte.

— On n’aura pas eu le temps de figurer sur une seule carte, répliqua la jeune femme, lugubre. On devrait peut-être se rendre.

— Tu es libre d’abandonner, répliqua sèchement le Borgne.

— J’ai peur ! cria Kalia. J’ai peur de mourir ! J’ai peur que d’autres meurent ! »

Un certain nombre de personnes se retournèrent, étonnées. L’elfe baissa la tête et la voix, un peu honteuse.

« Désolée. Mais je ne veux pas….

— Tu ne veux pas te battre, compléta le Borgne. J’avais compris. Tu es contre Léhen, mais tant que ça ne coûte rien.

— Et toi, tu penses qu’il faut se battre à n’importe quel prix ? Y compris s’il n’y a aucune chance de gagner et si ça doit coûter la vie à nos compagnons ?

— Je ne force personne. Je ne te force pas. Tu peux aller te rendre. Ce sont tes collègues, ils devraient être compréhensifs. »

Kalia leva les yeux et lui jeta un regard assassin. Elle n’était pas très douée pour ça, étant donné qu’elle gardait habituellement la tête baissée, mais c’était l’intention qui comptait.

« C’est ce que tu penses ? demanda-t-elle. Que je vais me rendre ?

— Je ne pense pas que tu iras jusqu’au bout. Ça se voit dans tes yeux.

— Mes yeux ? répéta Kalia, stupéfaite. Et bientôt, tu vas me sortir qu’il me manque les couilles ?

— Ben, c’est un fait. Ne le prends pas mal.

— Et je devrais le prendre comment ?

— Comme un conseil. Tu n’es pas obligée de rester.

— C’est ça, fit l’elfe en commençant à s’éloigner. Un conseil.

— Où tu vas ?

— Voir mes anciens collègues. C’est bien ce que tu veux, non ? »

***

William ne voyait qu’une façon simple de régler la situation sans grande effusion de sang. Il avait emprunté une arbalète à un émeutier et était repassé de l’autre côté de la ville, décidé à abattre Léhen.

Il avait un avantage : il était parmi les meilleurs pour se fondre dans l’obscurité, devenant pratiquement invisible pour l’œil non expert. L’ennui, c’était qu’il faisait jour et que le peu d’ombre qu’il y avait lui permettait peut-être que sa peau brûle un peu moins, mais certainement pas de passer inaperçu. Le fait qu’il soit blessé et encore humide ne l’aidait certainement pas. Ce n’est donc pas par manque d’effort ou par incompétence qu’il fut repéré, mais simplement parce que les circonstances jouaient contre lui.

Il parvint tout de même à traverser une grande partie du quartier Haut, mais le petit groupe de Balthasar lui tomba dessus alors qu’il cherchait un bâtiment à partir duquel il pourrait atteindre le général.

« Tiens, tiens, tiens, lança le bras droit de ce dernier alors que ses soldats tenaient le vampire en joue avec leurs arbalètes. Le nouveau chien-chien de l’ancienne reine.

— Oh, fit William en montrant ses canines. L’ancien chien-chien du nouveau roi. »

Balthasar secoua la tête et fit un petit signe de la main. Deux soldats firent décharger leur arbalète, atteignant le vampire à l’estomac et à l’épaule.

« Tss, tss. Vous n’êtes pas vraiment en position de m’intimider, monsieur Wolf. Je vais vous poser une seule question. Si vous tenez à la vie, vous feriez mieux d’y répondre. Où est la reine ?

— Je ne tiens pas franchement à la vie », répliqua le vampire avec un petit sourire ensanglanté.

***

« Louis ? s’étonna Kalia alors qu’elle s’approchait de la barricade. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— La même chose que tout le monde, je crois.

— Je croyais que tu trouvais que Léhen ferait un bon roi ?

— Je crois que j’ai changé d’avis. Tu avais raison. Je fais mon travail en empêchant les habitants du quartier de se faire transformer en viande froide. »

Kalia jeta un coup d’œil à travers les interstices de la barricade. De l’autre côté du pont se tenaient des gardes. Malgré la distance et sa mauvaise vue, il lui semblait reconnaître son capitaine, monté sur un cheval. Aider Léhen lui avait apparemment permis d’obtenir une petite promotion.

« Tu es prêt à te battre contre des collègues, alors ?

— S’ils attaquent, je me défendrai.

— À propos de collègue, demanda l’elfe en baissant la tête. Maxime, il…

— Il s’en tirera, répondit sèchement Louis. Avec quelques dents en moins, mais il s’en tirera.

— Je suis désolée. Je…

— On en reparlera plus tard. Si on est encore vivants. »

***

Le soldat commença à tirer la corde, qui glissa autour d’une poulie et éleva les pieds de William de quelques centimètres, provoquant sa chute contre le sol poussiéreux. Ensuite, le soldat continua à tirer et le vampire monta progressivement, la tête en bas. Lorsque ses poignets furent à la bonne hauteur, le garde sortit sa dague et les lui entailla, avant de retourner s’adosser au mur, à côté de son collègue.

Pour ce qu’il en avait compris, l’idée de ce petit manège était de pendre, dans une position humiliante et douloureuse, c’est-à-dire nues et la tête en bas, les personnes responsables des désordres dans l’est de la ville jusqu’à ce qu’ils se vident de leur sang. William n’était pas véritablement responsable de ces troubles, mais, apparemment, les gens du quartier Haut tenaient à voir que les soldats avaient les choses en main, aussi la notion de « responsable » s’était considérablement élargie. William n’était pas seul, la place étant hérissée de mâts déjà à moitié occupés par leur sinistre charge.

Le vampire soupira. La fin d’après-midi allait être longue. Comme si ça ne suffisait pas, Angèle était toujours à côté de lui.

« Je suis dans la merde, souffla-t-il avant qu’elle n’ait ouvert la bouche. Je sais.

— Mais tu as connu pire. C’est ça ?

— Si j’arrive à tenir jusqu’à la nuit…

— Tu auras toujours l’air idiot ? compléta la jeune femme.

— Ouais, admit William, mais au moins, je serai vivant. Enfin, mort-vivant, mais c’est toujours ça.

— Pour ça, il faudrait encore que tu tiennes pendant les quelques heures de soleil. D’ailleurs, tu as la peau toute rouge.

— Le plus dur, soupira le vampire, ça va être de tenir tout ce temps sans fumer. »

***

Les gardes, menés par le capitaine, commencèrent à s’avancer sur le pont. Kalia reconnut un certain nombre de ses anciens collègues.

Il y avait quelques drapeaux aux couleurs du duché de Léhen : blancs avec un aigle jaune. La jeune femme décida de faire la même chose qu’eux et attacha son foulard noir à un manche à balai. Elle ne savait pas trop si ça symbolisait la colère ou la mort imminente, mais elle trouvait que la couleur allait bien aux circonstances.

Une fois qu’elle eut réalisé son drapeau de fortune, Kalia escalada la barricade et redescendit de l’autre côté, sous les regards surpris de ses compagnons et des gardes ennemis. Elle s’avança vers ces derniers et, fait surprenant, atteignit indemne le tiers du pont, où elle se trouvait presque face à face avec les gardes.

« Hé ! lança l’un d’entre eux, goguenard. Pour se rendre, c’est le drapeau blanc, pas le noir. »

Au départ, l’étendard était surtout destiné à montrer au Borgne qu’elle n’était toujours pas avec les partisans de Léhen. Maintenant que le portait, même s’il était un peu ridicule, elle ne l’aurait lâché pour rien au monde. Il donnait un sens à ce qu’elle faisait : mourir avec un drapeau à la main, c’était héroïque, épique, ce n’était pas mourir pour rien, juste parce qu’on avait eu une idée stupide. C’était rassurant, au moins un tout petit peu.

« Je ne compte pas me rendre. Je veux juste dire quelque chose. Je connais un certain nombre d’entre vous. On a travaillé ensemble. On ne peut pas dire qu’on était franchement amis, mais est-ce qu’on a vraiment besoin de s’entre-tuer ?

— Le mieux, c’est que tu abandonnes. On n’aura pas à te tuer.

— Derrière ces barricades, continua Kalia, se trouvent des gens qui pourraient être vos amis, vos parents, voire vos enfants. Même des collègues. Vous allez les tuer aussi ? Tout ça parce qu’ils ne soutiennent pas le coup d’état de Léhen ?

— Faites-la taire », lâcha le capitaine.

Un certain nombre d’arbalètes se levèrent vers la jeune femme, qui déglutit. Son « drapeau » toujours à la main gauche, elle écarta les bras.

« Je ne suis pas armée. Je ne suis pas une menace. Vous allez me tirer dessus ? »

Aucun carreau ne partit. Kalia s’autorisa un léger soupir. C’était le passage critique de son plan. Si on pouvait appeler « plan » une idée qui avait émergé sur un coup de tête parce que le Borgne l’avait vexée.

Risquer sa vie pour prouver que ses yeux ne suffisaient pas à la juger, c’était sans doute idiot. Seulement, quitte à mourir, il lui paraissait aussi efficace d’essayer de persuader ses anciens collègues de laisser tomber leur « pacification » de la ville que de se battre à un contre dix avec une arme de fortune dont elle ne savait pas se servir.

Peut-être que si l’elfe avait pu débattre plus longtemps avec ses adversaires, elle aurait effectivement obtenu quelques résultats. Peut-être même que le fait qu’aucun d’eux n’ait encore tiré était déjà, en soi, une petite victoire.

L’ennui était que, si aucun des gardes n’avait obéi à l’ordre du capitaine, ce dernier possédait aussi une arbalète. Le carreau s’enfonça dans la poitrine de Kalia, lui déchirant le poumon gauche.

« Comme on dit, fit le capitaine alors qu’elle s’écroulait en hurlant, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. »

Puis il descendit lentement de cheval et détacha le foulard du bâton tandis que Kalia essayait péniblement de l’insulter, ce qui était rendu difficile par le fait qu’elle avait du mal à respirer.

« Tu vas mourir lentement », commença lentement l’homme qui avait été son supérieur hiérarchique en s’agenouillant à côté d’elle. « Mais je vais te faire taire avant », ajouta-t-il en la bâillonnant avec le morceau de dissu qui lui avait servi pour le drapeau.

Puis il se releva, très satisfait de lui : au niveau symbolique, empêcher quelqu’un de parler en se servant du propre étendard qu’il brandissait, c’était faire preuve, trouvait-il, d’une ironie géniale.

Son bonheur fut cependant nuancé par le fait que ses hommes ne parurent pas apprécier son geste à sa juste valeur et que la victime n’avait plus aucun moyen de communiquer ce qu’elle en pensait.

***

William s’aperçut que le soldat était en train de pendre une nouvelle victime à côté de lui.

« T’aurais pas une… » demanda-t-il en tournant la tête, avant de s’arrêter en réalisant qu’il s’agissait de Kalia.

Elle était inconsciente et mal en point. Le carreau avait été retiré de sa poitrine, aggravant l’hémorragie ; ce qui, en plus de lui faire perdre son sang plus rapidement, rendait sa respiration encore plus difficile.

Sans soin et dans cette position, elle ne tiendrait probablement pas le coup plus de quelques minutes.

« Non, reprit William. Je t’ai déjà demandé. »

***

Une demi-heure plus tard, Angèle annonçait froidement :

« Elle ne respire plus. »

William grimaça. Vu son état, la mort de Kalia n’était pas une surprise, mais elle lui faisait tout de même mal.

« Ils le paieront », murmura-t-il.

Angèle hocha la tête.

« Oh, je n’en doute pas. Tu es super bien parti pour la venger. Même si tu arrivais à survivre jusqu’à la tombée de la nuit, je doute que tu aies assez de force dans les abdominaux pour atteindre la corde et te détacher.

— Ce que j’aime bien avec toi, souffla le vampire, c’est que tu es toujours là pour me remonter le moral dans les coups durs. »

Chapitre 10 »