« Chapitre 11

Chapitre 12

Les jours qui suivirent la fin des émeutes et le retour de la reine au pouvoir furent plus calmes que les précédents. Axelle et Kalia en profitèrent pour se reposer et récupérer de leurs blessures.

L’elfe essaya tout de même de se tenir un peu au courant des changements qui se tramaient. Comme elle l’avait supposé, le Borgne s’entendait finalement plutôt bien avec la reine depuis qu’elle parlait de démocratie. Kalia réussit à obtenir le droit de participer à une des réunions que la reine organisait avec le Conseil actuel et des répresentants des insurgés ; ou, pour être plus précis, Axelle, avec son regard menaçant, avait réussi à obtenir à Kalia ce droit.

L’elfe découvrit cependant lorsqu’elle arriva que la majorité des choses avaient déjà été décidées et qu’il ne restait à régler que les points de détail : le nombre d’élus qu’il y aurait au Conseil, comment ils seraient répartis entre les régions, etc. Il y eut un débat houleux pour déterminer si Nonry aurait droit à un, deux, ou trois représentants.

Sommairement, deux camps s’affrontaient : les membres du Conseil actuel, dont le plus virulent était le Duc de Léhen, voulaient que les nobles restent majoritaires, tandis que les insurgés, dont faisaient partie Brute et le Borgne, voulaient un Conseil entièrement élu.

La reine parvint à couper la poire en deux en proposant la parité. Kalia estima que cela ne changerait pas grand-chose pour la souveraine : si le Conseil n’était plus explicitement « consultatif », la reine gardait un droit de veto sur les décisions.

La seule intervention que l’elfe parvint à faire porta sur la composition du corps électoral : elle tenait à ce que tout le monde ait le droit de vote, et pas uniquement les « vrais » hommes, c’est-à-dire les humains riches de genre masculin.

Les réactions des autres personnes présentes, en particulier celles des membres de l’ancien Conseil, ne furent pas positives. Ceux qui hurlaient à l’idée d’autoriser les femmes à voter le firent de manière relativement calme à cause de la présence de la reine ; en revanche ils ne prirent pas autant de précaution envers toutes les races qui n’étaient pas considérées comme humaines. Certains membres des insurgés expliquèrent en détail qu’eux-mêmes étaient tout à fait pour que tout le monde soit considéré de manière complètement égale, mais que c’était aller trop vite et que le peuple ne l’accepterait jamais.

Kalia voulut alors quitter la salle, mais la reine lui fit signe de rester assise et elle n’osa pas désobéir. Heureusement, la réunion se terminait.

« Ah, fit la reine une fois que les autres furent sortis. Je voulais vous parler.

— Qu’y a-t-il, majesté ?

— J’ai cru comprendre que votre amie Axelle était accompagnée d’un orc qui désirait me voir ?

— Euh, oui », répondit Kalia, qui ne savait pas qu’Edine voulait voir la reine. « C’est possible.

— Bien. Vous pouvez lui dire que je le recevrai demain à seize heures ? Nous manquons un peu de messagers, dernièrement. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu monsieur Wolf. »

Comme la reine la fixait avec un air un peu trop interrogateur à son goût, l’elfe décida de regarder ses pieds. De toutes façons, elle ne savait pas ce que faisait William. Elle avait passé beaucoup de temps enfermée avec Axelle, ces derniers jours.

« D’accord, majesté.

— Si par hasard vous tombez sur lui, vous pourrez dire au vampire qui est encore censé travailler pour moi qu’il est aussi invité à cette réunion. Votre amie au sang démoniaque aussi, d’ailleurs. Et je suppose qu’elle insistera pour que vous veniez, alors…

— Bien, majesté.

— J’ai peur que ce soit pour un sujet encore plus délicat que le nombre de conseillers. »

***

Axelle et Kalia arrivèrent ensemble. Le secrétaire de Sa Majesté les fit entrer dans la salle de réunion et elle se retrouvèrent seules avec la reine.

« Ah, lâcha cette dernière en les voyant. Vous voilà. Plus qu’à attendre les deux autres. »

Lucie de Guymor dévisagea de manière approfondie Axelle, dont la robe élégante contrastait avec le bandeau sommaire qui lui couvrait l’œil. À l’inverse, Kalia portait un pantalon et une chemise assez rudimentaires, mais avait un foulard noir raffiné avec un symbole elfique qui lui cachait les cheveux.

« Vous comptez créer une bande de pirates déviantes ? » demanda la reine, ce qui fit légèrement sourire Axelle.

William et Edine arrivèrent quelques minutes plus tard et s’assirent autour de la table.

L’elfe remarqua qu’une fois encore, elle paraissait la seule à être mal à l’aise. Pour William et Axelle, c’était normal, vu qu’ils étaient à moitié fous tous les deux. Elle aurait juste espéré qu’Edine soit un peu plus hésitant devant la reine d’un pays qu’il ne connaissait pas. Or, il souriait joyeusement. Kalia en conclut qu’elle était soit la seule saine d’esprit du groupe, soit une trouillarde pathologique.

« Bien, commença Lucie de Guymor une fois le secrétaire parti. Allons-y. Vous souhaitiez me voir. »

Elle s’adressait à Edine. L’orc inclina respectueusement la tête, non sans un petit sourire ironique, avant de commencer.

« Je suis envoyé par les Nytelovers. Une partie non négligeable de nos compagnons sont dans une situation de guerre larvée, dans les montagnes ou dans les forêts. Il est probable que cela finisse par se transformer en guerre moins larvée à court terme.

— Donc, vous voulez du soutien.

— Nous pensons que des mages pourraient nous donner un avantage certain. L’ennui, c’est qu’il semblerait qu’il y en ait très peu qui soient près à nous aider sans l’accord de leur guilde.

— Oui. Ils sont tenus à la neutralité. Ils ont un code particulier. Et puis….

— Et puis ?

— Il faut prendre la situation dans son ensemble. Le tournant que j’ai fait prendre au pays ces dernières années et qui a été, disons, accéléré par les événements récents, ne plaît pas vraiment à tout le monde. Les royaumes du Nord ne voient pas d’un très bon œil tout cela. La Transye Vanille non plus. Et avec la haine subite qu’a votre roi à notre égard depuis quelque temps… Si nos ennemis s’alliaient, nous serions dans une fâcheuse posture.

— J’ai du mal à comprendre, admit l’orc. Elyareleth a été votre allié servil pendant des années, avant de subitement retourner sa veste. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je n’en sais rien, répliqua la reine. Ce qui est sûr, c’est que je ne peux pas me permettre de lui déclarer une guerre ouverte. Comprenez-moi bien, monsieur Ertamine, nous avons un intérêt commun à votre victoire, mais… »

Edine se renversa dans son fauteuil. Il attendait le « mais » depuis un moment.

« Je trouve certains de vos compatriotes plus raisonnables. Les Onims, par exemple. J’avoue que je trouve que les Nytelovers vont trop loin. Vous êtes complètement contre la monarchie…

— Oui. Nous sommes pour le pouvoir au peuple.

— Bien sûr, fit la reine. Moi aussi. Cela s’appelle la démocratie. Ce n’est pas incompatible avec un système monarchique moderne.

— Démocratie », répéta Edine en insistant sur chaque syllabe, comme s’il les découvrait. « Démocratie. Le pouvoir au peuple, dans une langue morte et oubliée, réservée à quelques érudits. Ce n’est pas ça que nous voulons. Nous voulons le pouvoir au peuple dans une langue vivante que tout le monde comprend. Et ça, ça nous paraît incompatible avec la monarchie.

— Oh, oui, fit la reine en soupirant. Ce sont de beaux propos, monsieur Ertamine, et je dois dire que je suis impressionnée par votre maîtrise de notre langue. Cependant, vous devriez peut-être envisager d’être plus pragmatique.

— Vous voudriez que nous tirions un trait sur nos idées ? Cela me paraît difficile. Maintenant, il est évident que nous préférons une monarchie « démocratique », même imparfaite, à une dictature et que nous nous battrons du même côté que les Onims. À condition qu’il ne s’agisse pas de remplacer un servage par un autre.

— Bien sûr.

— Pourtant, votre pays n’avait pas l’air de trouver problématique la dictature d’Elyareleth quand il avait encore de bonnes relations avec vous.

— Non, admit la reine. On ne pouvait pas se permettre de perdre un allié. À l’heure actuelle, en dehors de l’aspect moral de la chose, un Darnolc plus libre serait une garantie sérieuse contre les menaces des autres pays. Cela nous enlèverait aussi un poids au niveau de notre situation interne. Le duc de Léhen perdrait peut-être de ses humeurs belliqueuses.

— Donc, vous seriez prête à nous soutenir ?

— Dans l’absolu, je vous l’ai dit, je soutiendrais plutôt les Onims, mais vous représentez une force qui n’est pas négligeable. Je peux vous aider un peu. Pas avec des mages, cela dit, j’en ai peur. Leur guilde est indépendante, malheureusement, et ils ne se décideront à agir qu’en cas de guerre directe contre notre pays. Gérald pourrait peut-être vous accompagner, à la limite…

— Je lui ai déjà demandé, répliqua William. Je ne crois pas qu’il ait vraiment envie d’aller là-bas.

— Bien, soupira la reine. Vous comprendrez que je ne peux pas vous donner de troupes non plus. Il vaudrait mieux éviter que la présence d’Erekh ne soit trop visible. En revanche, monsieur Wolf, vous pourriez vous rendre utile là-bas. J’ai d’ailleurs l’impression que c’est déjà ce que vous aviez prévu.

— Je ne peux rien vous cacher, Mademoiselle, répondit le vampire en souriant.

— Et qui d’autre qu’un démon serait mieux placé pour combattre un démon ? » demanda la souveraine en se tournant vers Axelle.

La jeune femme haussa les épaules, comme si les évènements discutés, bien que concernant le futur d’au moins un pays, la désintéressaient complètement.

« Pour être franche, j’aurais bien envie de trancher la gorge à ce type. Jouer au commando, pourquoi pas ? Le problème, c’est que je n’aime pas franchement servir de pion.

— De pion ? s’étonna la reine. Il ne me semble pas que tu aies attendu mes ordres pour « jouer au commando », comme tu dis. Il s’agit juste d’avoir les moyens pour une mission un peu plus importante.

— Je pense qu’on va en discuter séparément. Si ça ne te gêne pas, Majesté. »

***

« Je n’aime pas ça du tout, expliqua d’emblée Kalia une fois qu’ils furent sortis de la pièce pour discuter. Aller assassiner un roi à l’autre bout du monde pour le remplacer par quelqu’un qui nous plaît mieux ?

— Je ne connais pas franchement la situation là-bas, répliqua Axelle, mais ce type m’a l’air d’être une sacrée ordure.

— C’est vrai, admit Edine, mais ça ne me plaît pas beaucoup que ce soit la reine d’Erekh qui décide pour notre pays. Par contre, est-ce qu’on peut se permettre de se passer de ce soutien ?

— Sans compter, renchérit William, que ça me parait être la seule alternative à la guerre. Parce que sans ça, Elyareleth va attaquer et mettre Erekh en mauvaise position. Ou alors ce sera Léhen qui attaquera.

— Rien ne dit qu’il n’y aura pas de guerre de toute façon, objecta Kalia. Une fois le roi éliminé et le Darnolc affaibli, ce sera facile pour la reine et Léhen d’aller envahir ce pays. » En se tournant vers Edine, elle ajouta : « Elle vous soutient comme la corde soutient le pendu.

— Je ne pense pas qu’elle renierait sa parole, répliqua Axelle. Ce n’est pas son genre. Elle sait que si elle le faisait, je la tuerais.

— Sauf si tu es morte.

— Ne sois pas si défaitiste. Je ne pense pas non plus que ce soit une très bonne chose, mais vous oubliez un truc : Elyareleth est un démon. Avant qu’il ne retourne sa veste, il a eu le soutien d’Erekh pendant des années. Les orcs auront du mal à le virer tous seuls.

— Et parce qu’on est des héros au cœur pur, on y arriverait ? répliqua l’elfe. Ça me paraît un peu présomptueux.

— Ce n’est pas une question de cœur pur, Kalia. J’ai le même sang que lui. J’ai même un avantage sur lui : il ne sait probablement pas que j’existe.

— Tu ne crois pas que tu te surestimes ? D’accord, tu es un démon. Et ? Ça ne t’a pas empêchée de te faire démolir la dernière fois que tu as mis les pieds là-bas.

— Je sais », admit Axelle, même si ça faisait beaucoup de mal à son ego. « J’ai un bandeau sur l’œil qui me le rappelle. En combat à la loyale, je n’aurais sans doute aucune chance. Le truc, c’est que je ne compte pas me battre à la loyale.

— Et tu veux faire comment pour l’atteindre ? Il est entouré d’une armée !

— On pourrait utiliser les dragons. Ils ne s’attendent sûrement pas à une attaque aérienne. Un petit groupe pourrait passer discrètement. Je pense que ça peut marcher.

— Je crois qu’elle a raison, admit Edine. Je n’aime pas ça, mais on n’a pas d’autre choix. »

***

William, du bras, poussa par terre les mégots, tasses vides et autres objets pas forcément identifiables qui encombraient sa carte du Darnolc. Les autres — c’est-à-dire Axelle, Kalia et Édine, auxquels s’étaient ajoutés temporairement Eryna, Armand et Gérald — s’assirent autour de la table.

« Bon, commença le vampire. Est-ce que quelqu’un a le commencement du début d’un plan ?

— La reine m’a expliqué ce qu’elle avait en tête, dit Armand.

— Et c’est ?

— D’après elle, les Onims seraient prêts à lancer l’insurrection sous peu. En bref, vous vous chargeriez du roi et les Onims feraient le reste.

— Quel reste ? demanda Axelle. On tue le roi et eux s’occupent d’amener le champagne pour la fête ?

— Ils devraient vous permettre de créer assez d’agitation pour que vous puissiez atteindre Elyareleth sans difficulté. Et le roi ne doit pas être seul, j’imagine qu’il a une armée.

— Est-ce qu’on peut leur faire confiance ?

— Ça dépend pourquoi, répondit Edine, mais ils sont dans le même camp que nous. Ils n’auraient aucun intérêt à ce qu’on échoue. Je ne pense pas qu’il y ait de problèmes.

— Et ensuite ? demanda Kalia.

— Comment ça, ensuite ?

— Une fois que le roi est mort ? Pour l’instant, c’est assez simple, si j’ai bien compris. Les Nytelovers sont contre le roi. Les Onims sont contre le roi. Même les seigneurs orcs sont contre le roi.

— Certains.

— Seulement, qu’est-ce qu’il se passera quand il sera mort ?

— Je pense qu’on fera des élections, répondit Edine. Quelque chose comme ça.

— Mouais, fit l’elfe qui paraissait loin d’être convaincue. Ou alors, ceux qui, dans le chaos, auront réussi à s’approprier le pouvoir, voudront le conserver.

— Ce sera le peuple qui sera au pouvoir.

— Vraiment ? En attendant, ce n’est pas le peuple qui se prépare à le prendre, mais nous sept. Dont un seul type qui vit là-bas. Ça ne vous pose pas de problème ?

— On en a déjà discuté, soupira Axelle. On n’a pas le choix. Ce qui me préoccupe plutôt, c’est de savoir où est le roi. Est-ce que quelqu’un a des infos ? Eryna ?

— Je ne l’ai pas vu récemment.

— Et toi, Edine, tu as une idée ?

— Le palais du roi se trouve à Antrek, la capitale », expliqua l’orc en montrant où se situait la ville sur la carte, c’est-à-dire à quelques centaines de kilomètres à l’est de la frontière. « Jusqu’à peu, il n’y était que pour les occasions importantes. Il se déplaçait beaucoup.

— Pourquoi tu parles au passé ? demanda William. Il a arrêté ?

— Un type a failli le faire sauter en piégeant une auberge où il résidait. Depuis, à ce qu’on dit, il est devenu un peu plus méfiant.

— Comment il donne ses ordres ?

— Ses types les relaient. Ils ont assez de liberté. Il doit passer au palais au moins une fois de temps en temps. Peut-être qu’il s’y terre en permanence.

— Super. Pas moyen d’être sûr.

— On n’a qu’à profiter d’une apparition publique ? suggéra William.

— Il sera sur ses gardes. Tu ne pourrais pas envoyer tes chauves-souris en espionnage ?

— Tu rêves. C’est déjà bien assez dur de leur faire transmettre un message.

— Et Angèle ? demanda Kalia.

— Hein ? » fit William.

Angèle, qui était jusque-là tout à fait désintéressée par la discussion, tourna la tête, peu habituée à ce que quelqu’un parle d’elle.

« Elle peut voir ce que tu ne peux pas, non ? demanda l’elfe. Si elle pouvait entrer dans le palais…

— Super, grogna l’hallucination. Pourquoi on ne se souvient de moi que quand on a un truc stupide à me faire faire ?

— Elle est honorée que tu penses à elle, interpréta William. Malheureusement, cela me paraît difficile. Peut-être qu’on pourrait essayer si j’étais juste à côté, mais je doute qu’on en ait le loisir.

— Elle pourrait nous aider si on débarquait au palais ? demanda Axelle.

— Hein ? protesta Kalia. On ne va pas débarquer en improvisant !

— Improviser un peu, ça ne me gêne pas, répliqua William. Cela dit, il faudrait au moins qu’on soit sûr qu’il est dans le palais. J’avais vu une fille avec lui. Quelqu’un sait qui elle est ?

— Je pense que c’est elle qui l’a invoqué, expliqua Eryna.

— Donc, c’est elle qui contrôle tout ?

— Pas forcément, précisa Axelle. Dans ce genre de cas, le démon garde une certaine marge de manœuvre.

— Bon, est-ce qu’on a une idée d’où elle peut être ? Ou qui elle est ? »

Il n’y eut pas de réponse. Axelle haussa les épaules.

« On n’avance pas. Je suppose que c’est normal. On ne peut pas tout savoir d’ici. Je pense qu’on devrait aller là-bas le plus tôt possible. Est-ce qu’il y aurait moyen d’avoir une planque près du palais ?

— Hum, réfléchit Edine. En principe, oui. Ça doit être possible de cacher quelques personnes. C’est pour y entrer que c’est un problème. La ville est sécurisée et ses portes sont fermées la nuit.

— Bon, voilà mon idée, reprit Axelle. On fait deux groupes. D’un côté, William, tu vas en ville et tu utilises ton hallucination pour savoir où se cache le roi. Nous, on reste en dehors. Il faudrait pouvoir cacher un certain nombre de personnes pas trop loin. Edine ?

— Ça dépend ce qu’on appelle « pas trop loin », répondit l’orc. La ville n’est pas très éloignée de la forêt de Stype, mais c’est quand même à plus de cinq minutes de marche.

— On prendra ce qu’il y aura. Quand vous savez si le roi est au palais, on débarque avec les dragons et on le descend.

— Super, grogna Kalia. C’est fin.

— Quoi ?

— C’est foireux ! On va tous y rester !

— Ce que j’aime avec toi, c’est que t’es toujours d’un optimisme revigorant. »

***

Axelle consacra le reste de la journée aux préparatifs pour le voyage. Elle tenait à partir le plus tôt possible, au grand dam de Kalia.

Elle avait réussi à obtenir cinq dragons de la part de la reine, ce qui était moins que les sept qu’elle avait demandés, mais plus que ce qu’elle avait cru pouvoir obtenir.

Ce fut, du reste, à peu près tout ce qu’ils voulaient. Comme ils comptaient se servir de ces bêtes pour atteindre le Darnolc en deux jours, ils ne pouvaient pas emporter un chargement important.

Lorsqu’Axelle rejoignit Kalia dans son appartement, cette dernière boudait.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu le sais très bien. »

La démone soupira et s’assit sur le lit à côté de l’elfe.

« Tu n’es pas obligée de venir. Si tu…

— Non. Ce n’est pas le problème. Enfin, pas le plus gros. De toute façon, j’aurais trop peur pour toi. Je trouve juste que ce qu’on va faire, c’est… dégueulasse.

— Pourquoi ? C’est peut-être la plus grande chance qui nous est donnée de pouvoir améliorer le monde.

— Alors c’est ça ? Améliorer le monde ? On est des êtres supérieurs et on va guider ces ploucs d’orcs vers des lendemains meilleurs ?

— Oh, arrête. Tu n’es pas obligée de caricaturer. Ce n’est pas juste nous qui nous battons. Les orcs sont déjà révoltés. Il ne manque qu’une étincelle pour que tout s’embrase. Nous, on va juste gratter une allumette. C’est tout.

— Ou l’éteindre.

— Tu proposes qu’on fasse quoi, alors ? Rien ?

— Je propose qu’on laisse tomber ces conneries. Si tu tiens à aller au Darnolc, d’accord, pourquoi pas ? Mais qu’on ne leur impose pas un coup d’État aventureux soutenu par la reine d’une puissance étrangère.

— Oh, d’accord, grogna Axelle. Reste là, avec tes bouquins. Si tu crois que tu feras changer les choses comme ça. Moi, je continue avec mes conneries. Bonne nuit. »

Ce ne fut que quelques secondes après qu’Axelle fût partie en claquant la porte que Kalia réalisa qu’elle avait mal pris sa remarque. Et ce ne fut encore que quelques secondes après que ses larmes se mirent à couler.

***

« Il ne faut pas lui en vouloir. C’est un démon. Ça pique des crises plus souvent qu’un vampire suce de l’hémoglobine. C’est dans sa nature. »

Kalia leva la tête vers l’origine de la voix et aperçut les jambes de William à travers sa lucarne.

« Excuse-moi de t’espionner », expliqua le vampire en passant à travers l’ouverture, bien qu’il n’y ait pas été invité. « Il se trouve qu’il fallait que je te voie.

— Et tu ne peux pas entrer normalement ?

— Le monde se divise en deux catégories. Ceux qui passent par la porte et ceux qui passent par la fenêtre. Les vampires, c’est la fenêtre. C’est dans leur nature aussi.

— Tu veux quoi ?

— Je voulais savoir comment ça allait, expliqua William en tendant à l’elfe un mouchoir bordé de dentelle.

— Super. Si je pleure, c’est juste parce que j’ai épluché des oignons.

— Je ne pensais pas à ça. Plus à des problèmes avec l’ail.

— Hein ?

— Tu as failli mourir récemment et je t’ai donné de mon sang. Si tu commences à te transformer, ce serait bien de le savoir.

— Oh. Euh, non. À ce niveau-là, ça va. Je n’ai eu aucune envie de rentrer chez moi par la fenêtre.

— Pas de problème avec le soleil ?

— Pas spécialement. Ni envie de sang, à vrai dire. Je crois que je ne t’ai même pas remercié, à ce sujet.

— C’est surtout Axelle qu’il faut remercier.

— Ouais, soupira Kalia en se remettant à pleurer.

— Oups, fit le vampire. Je ne voulais pas remuer le pieu dans la plaie. »

***

Lorsque Kalia frappa à la porte d’Axelle, il était environ quatre heures du matin, mais elle ne prit pas le temps de se demander si elle dormait ou pas.

De fait, elle était éveillée et toujours habillée.

« Salut, fit l’elfe lorsque la porte s’ouvrit. Je voulais m’excuser…

— T’excuser ? demanda Axelle en haussant les épaules. Pourquoi ? Tu n’as pas à t’excuser pour m’avoir dit ce que tu pensais.

— Je ne voulais pas que tu le prennes mal…

— On cause de ça à l’intérieur ? »

Kalia hocha la tête et suivit son amie dans l’appartement, qui était à peine trop ordonné pour être qualifié de chaotique.

« Tu as faim ? demanda Axelle en se coupant une tranche de saucisson.

— Non. Tu as vu l’heure ?

— Oh, arrête. Je n’ai pas posé la question quand t’es entrée. Et puis, c’est presque l’heure du petit-déj’.

— Tu prends du saucisson au petit-déjeuner ?

— Je l’ai piqué au palais. Il est vachement bon. Enfin, fais comme tu veux. Pour en revenir à ce que tu disais, c’est plutôt moi qui devrais m’excuser. Je n’aurais pas dû m’emporter. »

Kalia se laissa tomber sur le lit et haussa les épaules.

« Ce n’est pas grave. C’est passé. Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

— Je veux aller là-bas. Peut-être que tu as raison, peut-être que ce n’est pas la meilleure chose à faire et peut-être que ce n’est pas rationnel. C’est juste que je veux tuer ce type.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un démon, que je suis une démone et que, par conséquent, je me sens un peu responsable.

— C’est idiot, tu…

— Oui, admit Axelle. C’est idiot. Je te l’ai dit, ce n’est pas rationnel.

— Je ne te ferai pas changer d’avis, hein ?

— Je ne crois pas. C’est quelque chose de personnel.

— Justement, protesta l’elfe. Ce n’est pas juste personnel. Ça touchera tout le pays, voire le monde entier.

— Ouais, mais ne je serais pas une vraie démone si je faisais passer le sort du monde avant mes envies personnelles. »

Kalia sourit. Au moins son amie assumait-elle pleinement son plus grand défaut.

« Je suppose que je peux comprendre, cela dit. Se dire que tu peux changer le monde, que tu es… importante… c’est quelque chose d’enthousiasmant.

— Oui.

— Il ne faudrait juste pas que ça t’aveugle.

— Je ne suis pas aveugle. Juste borgne, pour l’instant. Et puis, je pense qu’on sera utiles, là-bas. L’expérience de notre petite révolte peut aider les orcs et une révolution là-bas changerait radicalement le rapport de forces ici.

— Peut-être, abandonna l’elfe. Je suppose que je devrais préparer mes bagages.

— Tu n’es pas obligée de venir.

— Non, mais je suppose que, sur ce coup-là, je vais écouter mon cœur et rester avec toi. »

Axelle sourit et passa son bras autour de Kalia.

« Tu verras. Ça se passera bien. »

L’elfe n’en était pas persuadée, mais elle n’était pas vraiment d’une nature optimiste.

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