Lizzie Crowdagger
Bain de soleil
Il est aux alentours de six heures du soir, et Morgue prend un bain de soleil, allongée dans l’herbe.
Elle est blonde, plutôt grande, avec des cheveux courts. Elle porte un pantalon noir un peu gothique, avec une chaîne et un patch qui proclame « Mess with the best, die like the rest ». Aux pieds, elle a des rangers qu’elle n’a pas eu le courage de retirer, contrairement à son tee-shirt et à son soutien-gorge. Elle porte des lunettes de soleil et elle a un baladeur MP3 branché sur les oreilles ; elle écoute du Wagner. À côté d’elle traîne une bouteille de vodka à moitié vide qui semble indiquer qu’elle est là depuis un moment.
À première vue, on pourrait penser que Morgue est une jeune femme ordinaire qui a décidé de bronzer un peu dans un parc municipal. Pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, on peut voir que sa vodka est légèrement colorée en rouge — elle l’a mélangée à du sang synthétique — et qu’un peu de fumée se dégage lentement de sa peau qui, malgré le ciel légèrement nuageux, commence à être sérieusement brûlée.
Morgue est une vampire et, si elle commence une sieste au soleil à six heures du soir en écoutant Wagner, c’est en partie parce qu’elle veut ne pas être sûre de se réveiller. Alors qu’elle commence à somnoler, malgré la douleur causée par les brûlures, elle repense avec nostalgie à la période désormais lointaine où elle était vivante.
Contrairement à la plupart de ses congénères, Morgue n’a pas choisi de devenir une vampire. Normalement, le processus de transformation implique des échanges sanguins durant une période assez longue, avant ce qu’elle appelle avec ironie « le grand soir » qui consiste à se laisser tuer par son créateur en espérant faire partie des chanceux qui reviennent à la non-vie. Ce n’est pas ce qui s’est passé pour Morgue : c’est juste qu’elle est morte il y a bien longtemps, alors qu’elle avait encore en elle le sang d’un vampire qu’elle avait tué deux jours plus tôt. Elle détestait les morts-vivants, en ce temps-là, et elle en avait déjà éliminé quelques-uns. Elle n’avait pas prévu que le fait d’avoir bu de son sang — censé, selon les légendes, donner force et vitalité — la conduirait à devenir l’une d’entre eux quarante-huit heures plus tard.
Toujours est-il qu’aujourd’hui, Morgue regrette l’époque où elle était humaine.
Pas pour le soleil, évidemment. Elle n’a jamais compris ces espèces de poètes maudits morts-vivants qui chérissent la lumière du jour qu’ils ne reverront jamais. Elle, de son côté, a toujours trouvé que la nuit recelait de beaucoup plus de possibilités, même si sa transformation lui a rendu le soleil intéressant. Elle aime cette sensation de brûlure, modérée au moment du crépuscule ou tellement intense au zénith qu’elle ne pourrait pas l’endurer plus de quelques minutes sans finir en cendres.
Ce soir, il y a à la fois assez de lumière pour qu’elle ressente la douleur de manière aiguë, et assez peu pour qu’elle puisse tenir plusieurs heures avant de se décomposer. Peut-être qu’elle tiendra jusqu’à la nuit ; ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, elle n’a pas l’intention de bouger.
Ce n’est pas non plus le besoin de sang qui fait regretter à Morgue son humanité : depuis vingt ans, il existe du substitut synthétique qui, à défaut de pouvoir être utilisé pour les transfusions, est suffisamment proche de la véritable hémoglobine pour pouvoir être assimilé par les vampires. Certes, elle trouve qu’il a un goût assez dégueulasse, mais on ne le sent pas lorsque c’est mélangé avec de la vodka.
Non, si Morgue regrette tellement de ne plus être humaine, c’est parce qu’elle a la nostalgie de cette époque où elle se sentait en vie. Elle regrette cette impression qu’elle avait de pouvoir mourir à tout moment : les accélérations de son cœur lorsqu’elle chargeait sur le sang de bataille, une épée à la main ; la montée d’adrénaline lors d’un combat à mort, lorsque l’on sait que la moindre erreur peut être fatale ; et même la peur, qu’elle a pourtant toujours essayé d’écarter de son vivant.
C’était dans ces moments, lorsqu’elle n’était qu’à un cheveu de la grande faucheuse, qu’elle avait le sentiment d’être vraiment vivante.
Maintenant, il lui semble que ce n’est plus pareil. Certes, les vampires ne sont pas aussi immortels qu’on le prétend ; un pieu dans le cœur, une bonne vieille décapitation, le feu, ou même simplement une rafale bien ciblée avec une arme à gros calibre, tout cela peut éliminer un mort-vivant de façon définitive. Et puis le soleil, évidemment, le soleil qui l’aura peut-être consumée avant que son baladeur ne lui ait passé tous ses morceaux de Wagner.
Mais ce n’est pas pareil. Oh, elle ne crache toujours pas sur un bon règlement de comptes, et elle doit admettre que l’évolution de la technologie a produit des jouets amusants dans le domaine, mais ce n’est pas la même sensation que lorsqu’elle était mortelle. Elle n’a plus les mêmes montées d’adrénaline, et son cœur ne bat plus. Même lorsqu’elle frôle la mort définitive, elle n’a plus ce sentiment magnifique de défier la faucheuse.
Même le meurtre n’est qu’un palliatif à son manque. Avant, lorsqu’elle était encore humaine, voir un ennemi agoniser lentement pouvait, à lui seul, lui procurer des orgasmes. Elle se rappelle toujours cette sensation d’extase lorsqu’elle a tué un homme pour la première fois, alors qu’elle n’avait que treize ans. Maintenant, si elle veut prendre un peu de plaisir ainsi, elle est obligée d’en rajouter des couches dans la torture et les mutilations. Hier, elle a été obligée de découper lentement un type à la tronçonneuse, membre par membre, pour ressentir un semblant de contentement. À l’époque où elle était mortelle, le simple fait de lui couper les testicules et de le regarder se vider de son sang l’aurait envoyée au septième ciel.
Bref, Morgue repense avec nostalgie à la période où elle était vivante. Pas parce qu’elle a le sentiment d’être devenue un monstre ou d’avoir perdu toute humanité — une distinction qui lui paraît fallacieuse tant les humains ont su et savent encore se montrer monstrueux —-, pas parce qu’elle est obligée de couper son substitut sanguin avec de l’alcool pour qu’il soit avalable, et encore moins parce qu’elle a la nostalgie d’un soleil indolore et insipide.
Non, Morgue regrette cette période parce qu’il y avait ces moments où elle ressentait dans toutes les cellules de son corps qu’elle était véritablement mortelle —- un mot ambigu, « mortel », qui désigne à la fois ce qui peut mourir et ce qui peut tuer.
Alors, allongée dans l’herbe, elle se fait lentement brûler au soleil en écoutant Wagner, sans savoir avec certitude si elle existera encore au crépuscule. Ce n’est jamais qu’un autre substitut, mais c’est toujours mieux que rien.