Lizzie Crowdagger

La sorcellerie est un sport de combat (extrait)

Les tribulations de lesbiennes hooligans face à un sorcier nazi

Partie I

The Fat and the Furious

Chapitre 1
Les connards qui klaxonnent

— Ça, c’est un dragon ! constata Hugo, trois ans, avec beaucoup d’enthousiasme.

Cookie, assise entre sa nièce et son neveu, tenait le livre d’Histoire sur les créatures surnaturelles et n’était pas aussi enjouée. Elle avait pensé qu’il s’agissait d’un livre d’histoires, avec un petit h et un pluriel, alors que c’était au singulier et avec un grand H. Ce n’était pas du tout fait pour les enfants. Ni pour elle, d’ailleurs, même si elle allait bientôt avoir quarante ans. Heureusement, il y avait tout de même des images, mais il fallait ensuite trouver des choses à raconter. Elle doutait que les deux mômes aient vraiment envie d’une analyse savante sur la place des elfes dans l’antiquité au lieu de leur histoire avant de s’endormir. Quoique, niveau soporifique, ça avait l’air pas mal.

— Oui, admit Cookie. C’est un dragon.

— Pourquoi il n’y en a plus ? demanda Zoé, qui avait quelques années de plus que son frère.

Cookie ne s’était jamais posé la question. À vrai dire, elle avait toujours pensé que l’existence des dragons relevait de la légende, mais le livre qu’elle avait entre les mains semblait écrit par des gens respectables et parlait sérieusement de l’existence passée de ces sales bêtes, donc elle devait se tromper. À moins qu’il ne s’agisse encore de conspirationnistes qui imaginaient que la CIA était tenue en sous-main par des elfes.

— Ben, fit-elle, j’imagine que c’est parce qu’il n’y en avait plus besoin. Avec les avions et tout ça.

Elle réfléchit un peu à sa réponse et réalisa que les dragons, d’après ce qu’elle venait de lire, étaient censés avoir disparu avant la naissance de Jésus-Christ. Elle n’était pas très calée en histoire, mais elle voyait bien qu’il y avait un certain trou entre le chevelu crucifié et l’invention du premier avion en noir et blanc.

— Et puis, compléta-t-elle donc, il y avait moins de magie dans ce monde.

Ça, ça avait du sens. Un peu comme un changement climatique, mais au niveau de la magie, c’était crédible.

— En plus de la pollution, peut-être, ajouta-t-elle. Et puis à cause de tous les chevaliers qui voulaient s’en farcir un pour montrer à quel point ils avaient la plus grosse.

Cookie se retourna après avoir prononcé la dernière phrase, et vérifia que sa sœur Thérèse n’était pas dans les environs. Elle n’aurait pas aimé l’entendre employer ce genre de mots face à de si innocents bambins.

— Montre-nous des elfes ! ordonna Zoé.

— À vos ordres, m’dame, répondit Cookie.

Tout en tournant les pages afin de chercher une image correcte d’elfe, elle essaya de se rappeler ce qu’elle savait à leur sujet. Ils existaient vraiment, eux, en tout cas avant, elle en était presque sure. Qu’est-ce qu’il leur était arrivé ? Est-ce que ces connards de hippies avaient tous migré au Larzac pour vivre dans les arbres et élever des chèvres ? Non, ça ne collait pas, on ne pouvait pas élever des chèvres dans les arbres, si ?

— Voilà ! fit Cookie en montrant une gravure. Une elfe.

— C’est une princesse ? demanda Zoé.

— Oui, bien sûr. La princesse…

Elle fit semblant de lire la légende de la gravure, qui ne mentionnait ni le nom, ni l’éventuelle princessitude de l’elfe en question.

— Nanananielle, annonça-t-elle.

— Et elle avait un cheval blanc, et après elle épouse le prince ! ajouta Zoé.

Cookie décida de ne pas la contredire.

— Sans doute.

— Les elfes, z’étaient gentils ! s’enthousiasma Hugo.

— Be-en, ça reste à voir, tempéra Cookie. Les histoires, ça a tendance à embellir les choses avec le temps, quand même. Surtout quand les histoires en question sont écrites par des blancs qui vont forcément avoir de la sympathie envers de parfaits aryens.

En tant que skinhead antifasciste, Cookie se sentait obligée de faire un minimum attention sur le sujet de la suprématie blanche afin de ne pas être prise pour une nazie. Par ailleurs, elle avait une haine viscérale des hippies, et des types qui avaient les cheveux longs et jouaient de la flute dans les arbres lui étaient par conséquent forcément antipathiques. Elle avait toujours préféré les nains, même si eux aussi auraient bénéficié d’un bon coup de tondeuse. Est-ce qu’ils avaient vraiment existé, eux ? se demanda-t-elle. Ou s’agissait-il de fantasmes débiles sur les personnes de petite taille ?

— Mais les elfes sont beaux ! protesta Zoé.

— La vraie beauté est à l’intérieur, lâcha Cookie.

Dans la vie, elle évitait en général de sortir de telles platitudes, mais ça pouvait passer à peu près face à des gosses de six et trois ans.

— Les orcs, eux, ils sont pas beaux, protesta Zoé.

Cookie n’était pas d’accord. Elle, elle avait toujours apprécié les orcs. D’abord, ils n’aimaient pas les elfes et ne pouvaient donc pas être totalement mauvais. Ensuite, ils n’avaient pas de cheveux, avaient plein de tatouages, et passaient leur temps à se pinter et à se taper dessus. Seulement, ils avaient la mâchoire avancée et la peau verte, alors forcément, ils devaient être méchants.

Est-ce qu’ils avaient vraiment eu la peau verte, d’ailleurs ? À cette époque, il n’y avait pas encore la télé couleur, on ne pouvait donc pas savoir.

— Tata, tu racontes une histoire ? demanda Hugo.

Cookie grimaça. Ce n’était pas dans ce bouquin écrit tout petit qu’elle pouvait espérer trouver un truc à lire pour les enfants. Il allait falloir improviser.

— Alors, il était une fois une elfe.

— Une princesse ? demanda Zoé.

— Oui. Il était une fois une princesse elfe, qui vivait avec sa famille dans de grands arbres et jouait de la flute. Mais elle n’aimait pas la flute, alors, un jour, elle est descendue des arbres pour aller voir des gens mieux habillés.

À sa grande surprise, les deux mômes semblaient captivés par ce qu’elle disait.

— En se promenant, elle finit par rencontrer une jeune orque, qui malgré sa peau verte était vraiment très belle et très bien habillée.

— Et y’a un dragon ? suggéra Zoé.

— Oui, car l’orque était l’amie d’un dragon. Mais le dragon était fatigué, car il en avait assez de porter des elfes sur son dos, alors il ne voulait plus travailler.

Hugo se mit à sucer son pouce, ce qui était bon signe. Il allait peut-être bien commencer à s’endormir. Zoé, ça allait être plus compliqué : elle était un peu grande pour les siestes et commençait à être plus exigeante en termes d’histoires.

— Alors, ils allèrent tous les trois voir les nains dans leur mine, et eux aussi s’étaient mis en grève parce qu’ils en avaient marre d’être exploités par les elfes bourgeois. La princesse elfe décida alors qu’elle en avait assez d’être une princesse, parce que, de toute façon, avec le patriarcat et tout ça, ça ne sera jamais elle qui aura le pouvoir.

Hugo s’endormait. Très bien. Zoé, par contre, semblait sceptique.

— À la place, elle a rejoint les nains avec sa pote orque et leur pote dragon, et ils ont décidé de faire une commune autogérée, et ils vécurent heureux et longtemps dans un paradis socialiste libertaire.

Zoé grimaça.

— Maman, elle raconte mieux les histoires que toi.

***

Segmentation Fault (Core dumped)

Jérémy pesta devant l’écran de son ordinateur portable. Cela faisait maintenant une bonne demi-heure qu’il essayait désespérément de trouver d’où venait le bug dans son programme, et il commençait à perdre patience. Saloperie de Travaux Pratiques en C++.

Jérémy était étudiant en quatrième année dans une école d’ingénieur. Il avait passé la soirée de la veille à Paris, et était à l’heure actuelle dans le TGV qui le ramenait sur Nantes. Le trajet n’était pas désagréable en lui-même, mais ce fichu bug commençait à lui taper sur les nerfs.

Ça, et les deux pouffiasses assises en face de lui, qui n’arrêtaient pas de parler à voix basse en regardant un magazine féminin. La première, directement en face de lui, était blanche et blonde, avec une coupe au carré et un maquillage vulgaire. Assise à sa droite, penchée sur le magazine, se tenait la seconde, une Magrébine qui portait une casquette.

Jérémy n’était pas quelqu’un de raciste, pas plus qu’il n’était sexiste (en tout cas, il faisait partie de ces personnes qui se sentaient obligées de préciser qu’elles n’étaient ni racistes, ni sexistes), mais il trouvait tout de même que lorsque l’on avait des activités aussi futiles, il ne fallait pas s’étonner, dans la vie, que les employeurs ne veuillent pas de vous ou refusent de vous payer autant que ceux qui accordaient de la valeur au travail.

Jérémy, lui, y accordait de la valeur, et occupait par exemple ses trajets en train à bosser plutôt qu’à faire la dinde. Bien sûr, s’il avait été parfaitement honnête avec lui-même, il aurait dû reconnaitre que, s’il devait travailler dans le train pour finir son projet à rendre, c’était parce qu’il avait passé trop de temps dans des soirées étudiantes fortement alcoolisées qui ne lui permettaient pas d’être au top le lendemain matin. Seulement, à l’heure actuelle, Jérémy était trop agacé par les deux jeunes filles pour être honnête avec lui-même.

Elles discutaient à voix pas-si-basse autour du quiz « quelle sexy girl êtes-vous ? ». Pour l’instant, la blonde semblait avoir obtenu une majorité de carrés, mais il restait encore à déterminer quel était le résultat correspondant.

Jérémy n’attendit pas la révélation de ce grand moment de suspens. Il regarda les deux jeunes femmes avec un air sévère et demanda :

— Vous pourriez faire un peu moins de bruit, s’il vous plait ?

Les deux filles se regardèrent un instant, interdites, tandis que l’étudiant en informatique revenait à son programme C++.

— T’as qu’à faire le quiz toute seule, lança la blonde à son amie. On fera moins de bruit.

Jérémy était soulagé. Il allait pouvoir se remettre à travailler. Ah ! Voilà peut-être d’où pouvait venir son problème. Il corrigea quelques lignes de code, lança la compilation du programme, attendit quelques secondes, puis tenta de l’exécuter.

Segmentation Fault (Core dumped)

Las. Ce n’était toujours pas ça. Qui plus est, la blonde, qui se taisait effectivement, était en train de se refaire le vernis des ongles, et cela empestait.

— Ah ! fit la fille à casquette, avec un accent du sud prononcé. Triangle. Je suis une…

— Excusez-moi, coupa Jérémy. J’essaie vraiment de me concentrer.

— De vous concentrer ? répéta-t-elle en fronçant les sourcils.

— Oui, reprit l’étudiant, de me concentrer. C’est quelque chose qui arrive parfois lorsqu’on doit faire des choses un peu moins triviales que répondre à un quiz débile !

Les deux jeunes femmes se regardèrent, puis ce fut la blonde qui reprit la parole, à nouveau pour répéter des mots de Jérémy :

— Des choses moins triviales ?

L’étudiant soupira. Les deux dindes étaient manifestement incapables de faire autre chose que de répéter ce qu’il disait.

— Oh, oui, vous ne savez peut-être pas ce que veut dire trivial ? railla-t-il.

Il y eut comme un froid. Manifestement, la blonde n’aimait pas qu’on la prenne de haut. Elle inspira, lutta pour ne pas s’énerver, puis finit par répondre d’une voix calme :

— Je sais ce que veut dire « trivial ». Cela veut dire, par exemple, trouver qu’une erreur de segmentation vient de la ligne 42 du code, parce qu’on a oublié de multiplier n par sizeof de int dans un malloc. Ça, c’est trivial.

Jérémy resta coi. Il ne s’attendait pas à ça, mais alors pas du tout. Il regarda son écran, ahuri, et constata qu’effectivement, il avait oublié une multiplication à la ligne 42. Comment est-ce que la pouffiasse qui était en face de lui avait pu voir ça ? Est-ce que l’image se reflétait sur la vitre du train ?

Pendant qu’il se taisait, la fille à casquette pencha la tête sur son écran.

— Oh, con, un malloc en C++ ? constata-t-elle. Bon, pourquoi pas ? Personnellement, je ne kiffe pas le mélange des genres et quitte à faire du C, je préfère faire du C et éviter l’usine à gaz que t’apporte le “++”, mais je ne suis pas dans le jugement, hein ?

— Depuis quand tu t’abaisses à faire du C ? railla la blonde. Toi et tes langages fonctionnels de haut niveau, ah !

— Tu peux faire du bas niveau en Rust, répliqua la fille à casquette, au moins le compilateur ne laisserait pas passer un truc aussi couillon. Ça sert à ça, un système de types.

— Sinon, tu peux te contenter d’apprendre à utiliser un débugger. C’est pas fait pour les chiens, hein !

Jérémy ne répondit pas. Il avait vu en cours ce qu’était un débugger, mais ne s’était jamais trop penché sur son utilisation. Il ne voyait pas trop l’intérêt de passer beaucoup de temps là-dessus, c’était quelque chose pour les simples programmeurs, lui avait l’ambition de devenir chef de projet.

— C’est de notre faute, ironisa la blonde. On le déconcentrait avec nos quiz d’idiotes.

— Et puis c’est le genre d’erreurs qu’on a toutes faites, il faut bien le dire.

— Ouais. À douze ans.

Les deux harpies éclatèrent de rire. Jérémy referma son ordinateur et décida qu’il passerait les vingt minutes qu’il lui restait de trajet au wagon-bar. Ce n’était pas, absolument pas, parce qu’il avait été humilié et qu’il fuyait les pouffiasses. Non, il avait juste envie d’un bon café chaud.

Lorsqu’il fut parti, la jeune fille blonde, qui s’appelait Betty, posa un pied sur le siège en face d’elle, maintenant vacant. Une fois confortablement installée, elle entreprit de se mettre une seconde couche de vernis.

— Alors, demanda-t-elle à son amie, tu as eu quoi, à ce quiz ?

***

Assise sur le capot de sa vieille Clio première génération, Razor fumait une cigarette.

Razor était une femme d’un peu plus de trente ans, qui avait une coupe dite Chelsea : le crâne tondu, à l’exception d’une frange et de mèches sur les côtés. Elle portait un pantalon en jean moulant, des bretelles rouges et des docs coquées. Elle était plutôt grande, même si, de son point de vue, c’était le reste du monde qui était plutôt petit. En particulier sa Clio : ses genoux avaient tendance à toucher le volant quand elle conduisait. Cela n’avait pas que des inconvénients : ça lui permettait occasionnellement de vaguement diriger la voiture lorsqu’elle se roulait des cigarettes sur la route.

Razor se trouvait présentement devant le dépose-minute de la gare de Nantes. Elle attendait ses deux amies, qui ne devaient plus tarder, du moins, si le train était à l’heure. Razor espérait que ce ne serait pas le cas : un retard, disons, d’une heure, l’obligerait à enchainer des cigarettes sur un parking où personne ne venait lui parler plutôt que de profiter d’une conférence de sociologie. Une heure de retard, ce serait bien. Elle aurait une bonne excuse pour rater la présentation de son amie et n’aurait pas à passer une soirée avec plein de gens qu’elle ne connaissait même pas. Cette perspective l’angoissait déjà.

Les espoirs de Razor s’effondrèrent lorsqu’elle aperçut Karima et Betty sortir de la gare. Et merde. Leur train avait été ponctuel. On ne pouvait jamais faire confiance à la SNCF.

— Salut ! lança Karima une fois qu’elle fut arrivée à son niveau.

De son côté, Betty se contenta de lui faire un petit geste de la main. Razor descendit du capot et fixa Karima.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda celle-ci.

— Merde, Car, fit Razor, on a le même polo. Ça craint.

Karima baissa les yeux sur son polo, puis le compara avec celui de son amie et haussa les épaules.

— Ça va, répliqua-t-elle, on n’a pas les même chaussures.

Razor avait effectivement des rangers noires aux lacets rouges, alors que Karima avait des Adidas noires et blanches. Par ailleurs, cette dernière portait un pantalon de sport et non un jean. Razor était un peu rassurée : elle ne commettait pas une faute de gout.

Elle monta dans la voiture, bientôt imitée par ses deux amies : Karima à l’arrière, et Betty côté passager.

— Je ne comprends pas, demanda celle-ci, si ça te pose problème d’être habillée pareil que quelqu’un d’autre, pourquoi t’es skin ? Tous les skins s’habillent pareil. C’est pratiquement un putain d’uniforme.

Razor lui fit un doigt d’honneur pour toute réponse.

— Tu ne démarres pas ? demanda Karima.

— J’avais un truc à vous proposer avant, répondit Razor. On pourrait se faire un MacDo. Ou un ciné. On n’est pas obligées d’aller à cette conférence, si ?

— C’est notre pote, répondirent à l’unisson Betty et Karima.

Razor soupira et fit démarrer sa Clio. Elle ne pouvait rien répondre face à ça. Crow était leur pote, c’était un fait. Elle se contenta donc d’ouvrir sa fenêtre et d’allumer une nouvelle cigarette.

— Et puis, ajouta Betty tout en recoiffant ses longs cheveux blonds à l’aide du miroir du pare-soleil, son mémoire parle de films d’action. Ça va être cool.

Crow s’appelait en réalité Carolina, et se faisait appeler Crow, comme le corbeau, parce qu’elle était une gothique qui se prenait pour une vampire ; elle s’était même fait rallonger les canines. Elle était étudiante en sociologie, ce que Razor voyait comme un point négatif, mais elle considérait ses études comme une vaste blague. Elle avait réussi à faire un mémoire sur le genre. Plus exactement, sur l’évolution de la perception de la masculinité durant les trois dernières décennies. Plus exactement encore, sur l’évolution de la perception de la masculinité durant les trois dernières décennies à travers le cinéma.

Autrement dit, elle avait réussi à faire un mémoire en mettant les meilleurs one-liners d’Arnold Schwarzenegger, Sylvester Stallone, Bruce Willis, Vin Diesel, The Rock et toute la clique.

Razor devait l’admettre : Crow était plutôt chouette, malgré son trip vampirique. La plupart des suceurs de sang étaient déjà plutôt snobs, alors les gens qui n’étaient pas des vampires mais se prenaient pour des vampires étaient, disons, giga-snobs. Avec des queues de pie, des cannes, et une façon de considérer le commun des mortels comme de la merde.

Crow, c’était différent. Déjà, elle avait battu Cookie au bras de fer, ce qui la rendait forcément intéressante. Cookie n’était pas une championne du monde de bras de fer, mais elle était quand même plutôt balèze. En général, un type un peu costaud apprenait qu’elle aimait bien le bras de fer et voulait se mesurer à elle, parce qu’il pensait pouvoir gagner facilement face à une meuf, et elle l’humiliait. Face à Crow, ça avait un peu été l’inverse.

Bref, décida Razor, Crow méritait bien qu’elle fasse l’effort d’aller assister à son espèce de conférence où elle présenterait son mémoire. Et puis, dans l’absolu, ce n’était pas le pire. Karima avait commencé un doctorat. Ce qui voulait dire que dans quelques années, Razor devrait peut-être se fader une soutenance de thèse gavée de mathématiques, d’informatique et autre sciences occultes.

Toute occupée à ses réflexions sur les sacrifices à faire lorsqu’on avait des amies qui accomplissait des études prestigieuses, Razor mit un peu de temps à voir que le feu était vert. Elle s’empressa de débrayer, mais à cause de la précipitation, ou peut-être de ses docs coquées, elle cala misérablement.

Razor soupira et essaya de remettre en marche le moteur, mais celui-ci refusa.

— Allez, Tuture, râla Razor. Ce n’est pas le moment.

Derrière elle, une voiture se mit à la klaxonner parce qu’elle ne démarrait pas assez vite.

— Mais ta gueule, dugland ! lâcha Betty.

Alors que Razor parvenait enfin à faire redémarrer sa Clio capricieuse, la voiture qui était derrière elle commença à la doubler, mais s’arrêta à son niveau. C’était une Porsche rutilante.

— Alors, ma p’tite dame, on a des problèmes à démarrer ? lâcha le conducteur avant de s’élancer à nouveau en faisant patiner ses pneus.

— Mais va crever, sale trouduc ! gueula Betty.

Razor, de son côté, serrait les dents.

— Ma p’tite dame ? répéta-t-elle d’une voix trop calme pour être honnête.

La Clio s’élança alors comme une Clio ne pouvait pas s’élancer. Ses roues ne patinèrent pas : il ne s’agissait pas de faire un burn pour épater la galerie. La voiture bondit comme un félin qui sautait sur sa proie, sauf qu’elle ne prit pas le temps de baisser la tête en levant les fesses et en remuant la queue avant.

— Oh, Bonne Mère, fit Karima.

— Betty, il y a une bouteille sous ton siège, expliqua Razor. Tu pourrais tourner la valve ?

La passagère s’exécuta, tandis qu’elle rattrapait la Porsche au feu rouge suivant.

— Ce n’est pas de la nitro, hein ? demanda Karima. Dis-moi que tu n’as pas installé un kit nitro sur une Clio qui a plus de trois cent mille bornes au compteur.

Razor eut un grand sourire et déboita par la droite afin d’être juste à côté de la Porsche en attendant que le feu passe au vert. Elle n’était pas sur une vraie voie, mais il n’y avait rien de mal à être à moitié sur le trottoir.

— Hey, lança-t-elle par la fenêtre. Avec ta grosse voiture, je parie que t’as une petite bite.

Elle fit ensuite vrombir son moteur, et le feu passa au vert. Karima ferma les yeux, tandis que Betty les levait au ciel.

— T’as changé le moteur, aussi ?

— En quelque sorte, répondit Razor.

Occupée à accélérer au maximum, elle était obligée de crier pour se faire entendre.

— C’est un V8, ajouta-t-elle.

— Comment tu peux mettre un V8 dans le capot d’une Clio ? demanda Betty sans perdre son calme.

Karima, les yeux toujours fermés, tâtonna pour s’agripper à la poignée. Razor avait réussi à prendre un peu d’avance sur la Porsche, mais elle était encore à moitié sur le trottoir, et il y avait une borne d’incendie qui se rapprochait à une vitesse inquiétante.

— Il est plus grand à l’intérieur, expliqua Razor.

Elle déboita brusquement pour éviter la borne, obligeant la Porsche à freiner pour ne pas la percuter. Razor lui fit un doigt d’honneur alors qu’elle passait en tête au prochain feu (qui était, heureusement, au vert) puis tourna à droite dans un grand crissement de pneus.

— T’es complètement fada, soupira Karima alors qu’elle revenait à une allure plus normale.

— J’aime pas les connards qui klaxonnent, se contenta de répondre Razor.

Chapitre 2
Hasta la vista

Au centre Lesbien, Gay, Bi et Trans, Razor se tortillait sur sa chaise en attendant que la conférence se termine, et se demandait vaguement ce qu’elle faisait là.

La conférence n’était même pas inintéressante. Après tout, ça parlait de stars de films d’action et c’était Crow qui la faisait, alors ça ne pouvait pas être complètement mauvais. Cela dit, Razor n’arrivait pas à l’apprécier pleinement. Il y avait bien eu quelques extraits de films passés sur un vidéoprojecteur et quelques citations de phrases cultes, mais Crow avait aussi enrobé le tout de termes vachement plus compliqués comme « paradigme » et « performativité ».

Ce n’était pas ça qui gênait le plus Razor. Ça, elle s’y était attendu. Ce qui la gênait, c’était qu’en plus des lesbiennes, des gays, des bis et des trans, il y avait aussi pas mal d’étudiants ou d’universitaires sur la question du genre, et que les gens ne rigolaient pas pour les bonnes raisons à son gout lorsque Crow racontait des pitchs de films, citait des phrases cultes ou passait des extraits.

Razor aimait ce genre cinématographique. Elle avait grandi avec. C’était des putains de souvenirs chouettes. Elle comprenait bien sûr qu’il y avait des aspects sexistes, virilistes et tout ça et elle ne se braquait pas à la moindre critique de ses films préférés, mais elle avait l’impression que certaines personnes à côté d’elle trouvaient surtout drôle que des plébéiens puissent apprécier ce genre de divertissement grotesque que Télérama avait sans doute descendu.

Heureusement, tout ça se terminait, et elle allait pouvoir boire des bières et fumer des cigarettes.

— Hasta la vista, baby furent les mots de conclusion de Crow et Razor applaudit comme tout le monde.

Elle fut ensuite la première à se lever, puis à sortir et à s’allumer une cigarette, bientôt rejointe par Betty et Karima, ainsi que par Cookie. Cette dernière était arrivée un peu en retard, aussi Razor n’avait pas encore eu l’occasion de lui parler.

Elle la salua, puis lui demanda :

— Elvira n’est pas là ?

— Non, répondit Cookie alors qu’elle se roulait une cigarette. Elle partait ce soir en vacances chez ses parents.

— Est-ce que ta copine existe vraiment, ou est-ce que c’est pour nous faire croire que t’as, genre, une vie ?

— Va te faire mettre, Raz’.

— Elle existe vraiment, intervint Karima. Betty et moi, on l’a croisée, l’autre fois.

Cookie soupira et lança un regard mauvais à son amie.

— Merci, j’ai besoin de témoignages quand je dis que j’ai une copine.

— Bon, fit Betty, vous allez vous taper dessus ou vous préférez que je sorte les bières ?

Il y avait unanimité pour les bières, et Betty sortit quatre bouteilles de son sac à dos. Alors que Razor décapsulait la sienne avec un briquet, elle aperçut Crow qui se dirigeait vers elles, accompagnée d’une autre nana.

— Salut, les filles, fit la sociologue. Je vous présente Cassandra. C’est… euh… on a un rapport compliqué.

Cassandra se mit alors à rire, et Razor comprit qu’elle avait quelques bières d’avance sur elle.

— Ouais, compliqué. Vaut mieux dire ça, Crow, hein ? Sinon les gens vont s’imaginer des trucs.

Elle avait un léger accent. Britannique, sans doute, décida Razor.

Crow leva les yeux au ciel.

— Elle habite à Lille, elle est venue passer des vacances chez sa maman, et, euh, voilà, elle voulait sortir rencontrer des gens, alors voilà, vous êtes des gens.

— Désolée, fit Cassandra, j’ai un peu bu. Mais je veux dire, j’étais chez ma mère pendant trois jours, vous savez ce que c’est ?

Il y eut des hochements de tête compréhensifs.

— Vous pouvez lui tenir un peu compagnie ? demanda Crow. Pendant que je vais…

— Parler avec des gens sérieux ? compléta Razor. Ouais, bien sûr, vas-y.

— Crow, soupira Cassandra, je suis désolée d’avoir dit à ce type que j’allais l’étrangler avec ses lacets de chaussures. Je ne le pensais pas.

— C’est bon, fit Crow en commençant à s’éloigner. Mais reste là, d’accord ?

Razor examina un peu plus la nouvelle venue. Bottes à talons, mini-jupe en jean, blouson en cuir, cheveux châtains mi-longs, ça va, c’était suffisamment classe pour qu’elle puisse trainer avec la bande. Surtout si elle avait menacé d’étrangler un gars.

— Tu veux une bière ? demanda-t-elle.

— Je dis pas non. C’est quoi vos noms ? Moi, c’est Cassandra.

— Ça va être trop long, répondit Karima. Cas-sand-ra, trop long. Par exemple, moi, c’est Karima, mais on m’appelle Car, parce que trois syllabes, c’est trop long. Elle, c’est Razor, mais on l’appelle Raz’. Elle, c’est Betty, deux syllabes, ça va encore. Cookie, pareil. Deux, ça va, mais trois, c’est hors de question.

— Casse, répondit Cassandra. Vous pouvez m’appelez Casse. Ou Cendres, éventuellement.

Razor décapsula une bière, et la lui tendit.

— Va pour Casse.

— Tu sais, Car, fit Betty, mon vrai nom, c’est Élisabeth. Quatre syllabes, pas deux.

— Enculé ! s’exclama Karima. On n’a pas idée de faire des noms aussi longs.

Cassandra la dévisagea quelques secondes, avec le regard de la personne qui a trop bu et qui a un peu du mal à faire le point.

— J’aime bien tes cheveux, finit-elle par dire.

— Mes cheveux ? s’étonna Karima, qui avait effectivement retiré sa casquette en entrant dans le local.

— Enfin, ton absence de cheveux. Enfin, les tatouages qu’on voit grâce à ton absence de cheveux. Le crâne tatoué, c’est classe.

Karima n’avait pas tout le crâne tatoué, juste un dragon et l’inscription MESS WITH THE CAR, DIE LIKE THE CDR, mais à eux deux ils ne devaient pas prendre, en termes de surface, plus de la moitié de sa boite crânienne. Elle avait même des cheveux (tondus, certes) sur le milieu de la tête, ce qui lui faisait un peu comme une crête ; mais ce n’en était pas vraiment une, selon Razor, parce qu’elle n’aimait pas les crêtes alors qu’elle aimait sa pote.

— Euh… merci ? finit par dire Karima. Moi, j’aime pas trop tes cheveux. Ou plutôt ton abondance de cheveux.

— ’videmment, répliqua Cassandra en riant à moitié. Vous êtes, genre, un gang de skinheads, hein ?

— Moi pas, fit Betty.

— Pas encore, corrigea Cookie.

— Ouais, c’est ça.

Razor avala une gorgée de bière et décida qu’il était temps de s’assoir par terre. Cassandra l’imita rapidement, puis Cookie, tandis que les deux autres restaient debout.

— Je me croirais dans Antifa, chasseurs de skins, commenta Cassandra.

Il n’y eut pour seule réponse qu’un silence gêné.

— Sinon, fit Razor pour briser celui-ci, vous avez pensé quoi de la présentation de Crow ?

— C’était cool, répondit Karima.

— Plus d’extraits de films et moins de tableaux statistiques, ça aurait été mieux, ajouta Cookie. En tout cas, ça m’a confirmé ce que je savais déjà : les films des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix étaient vachement mieux que ceux de maintenant.

— Oh, arrête, protesta Betty.

S’ensuivit un débat houleux sur les mérites comparés de Jason Statham et Sylvester Stallone. Razor s’alluma une cigarette. Il était évident que chacune allait camper sur ses positions et que la discussion n’aboutirait pas à grand-chose.

— À propos de conflit de générations, finit-elle par demander avant que ses amies n’en viennent aux mains, ça s’est passé comment, avec Elvira ?

— Hey ! répliqua Cookie, à qui la question était destinée, on n’a que quinze ans d’écart, tu sais ? Je veux dire, d’accord, elle est plus jeune que moi, mais elle n’a pas non plus l’âge d’être ma fille.

— Tu peux être mère à quinze ans, répliqua Betty.

— Oh, va te faire.

— Quinze ans, c’est rien, intervient Cassandra. Ma copine a quelques siècles de plus que moi.

Il y eut un moment de silence après cette révélation.

— C’est une vampire, expliqua-t-elle.

Razor ne put s’empêcher de faire la moue. Elle n’aimait pas les vampires. Elle aimait encore moins voir des jeunes femmes sortir avec des vieux (ou vieilles, en l’occurrence) vampires. Ça se terminait toujours mal.

— Et sinon, avec Elvira ? reprit-elle à la place, espérant changer de sujet. Ça s’est bien passé ?

— Ouais, répondit Cookie. On a réglé quelques incompréhensions, et maintenant tout va bien.

Razor tira sur sa cigarette, espérant que son amie donnerait plus de détails. Mais il fallait manifestement lui tirer les vers du nez.

— Quel genre d’incompréhensions ? demanda-t-elle.

Cookie haussa les épaules, hésitant manifestement sur la réponse à donner.

— Je ne sais pas trop. On a eu une discussion, genre, sérieuse. Je ne sais pas si je peux raconter.

— Allez ! l’encouragea Karima.

— Elle m’a dit que je pouvais en parler à vous trois, mais avec Casse en plus, je sais pas. En même temps, tu risques peu de la croiser et tu te rappelleras probablement pas de cette discussion, hein ?

Cassandra ne répondit pas. Elle était occupée à suivre une mouche des yeux.

— Ouais, je suppose que je peux le dire, en conclut Cookie. En fait, elle m’a dit qu’elle était transgenre.

— Oh, merde ! s’exclama Cassandra.

Cookie lui jeta un regard mauvais.

— T’as un problème avec les trans ?

Razor estima que la réaction de son amie était un bon signe. Ça voulait probablement dire que la discussion s’était bien passée, au final.

— Oi ! Non ! répliqua Cassandra. Je suis trans, bordel ! Et je sais exactement ce que ce genre de discussions va donner. Soit ça va être « quelle horreur, elle ne me l’a pas dit avant », soit une démonstration vomitive de tolérance bon teint. Je peux m’en aller ?

— Quand tu dis que tu es trans, demanda Razor, tu veux dire transsexuelle aussi ?

— Je crois qu’il faut dire « transgenre », plutôt, intervint Cookie.

Razor n’en savait trop rien, mais elle remarqua que Cassandra n’avait pas l’air exactement d’accord, parce qu’elle avait levé les yeux au ciel d’un air dédaigneux. Cependant, ce fut à Razor qu’elle répondit :

— Non, je veux dire transdimensionnelle. Une alien d’une autre dimension. À ton avis ?

Razor haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Vu ta façon de regarder cette mouche, tu pourrais bien être reptilienne. Et, non, tu ne peux pas t’en aller. Crow a dit de ne pas bouger, tu ne bouges pas.

Cassandra lui répondit par un V avec ses doigts.

— T’es vraiment trans ? demanda Cookie.

— Pourquoi tu demandes ça ? Je suis pas assez transexuellesque pour toi ?

— Non. Je veux dire, si. Enfin, je sais pas. C’est juste, c’est fou, hier matin j’avais jamais croisé personne de trans, et aujourd’hui, deux d’un coup.

Cassandra la regarda en fronçant les sourcils.

— Ouais, et ce matin j’avais jamais croisé de skinhead, et là, putain, quatre d’un coup. C’est moi qui gagne, hein ?

— Je ne suis pas skin, protesta Betty.

— Pas encore, précisa Razor.

— Et c’est un putain de centre LGBT ! reprit Cassandra. Comme, Lesbiennes, Gays, Bis, Trans. Tu trouves vraiment que c’est surréaliste de trouver des putains de trans à un putain de Centre LGBT ?

— Non, répondit Cookie. D’accord, c’était stupide.

— Et je suis sure que t’as déjà rencontré des dizaines de trans sans savoir qu’ils ou elles étaient trans.

— D’accord, admit Cookie.

— Et si tu commences à aller dévisager des meufs un peu trop grandes en essayant de savoir si elles sont trans, reprit Cassandra, je t’étripe avec cette putain de bouteille de bière.

— D’accord, répéta Cookie. Euh, comment tu étripes quelqu’un avec une bouteille ?

— En éclatant la bouteille, puis en ramassant un morceau de verre, et après…

Elle commença à mimer un étripage.

— C’est bien d’avoir le sens pratique, commenta Cookie. Bon, je peux continuer ce que j’étais en train de raconter ?

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