Lizzie Crowdagger
La fusillade est une science sociale
Lacets rouges & magie noire #2
Chapitre 1
Dix-neuf heures
Quelque part dans les Hautes-Alpes, sur le bas-côté d’une petite départementale, était immobilisée une petite Clio rouge. À travers ses fenêtres ouvertes, on pouvait entendre la neuvième symphonie de Ludwig Van Beethoven.
C’était une Clio première génération, qui avait manifestement roulé depuis un certain temps et parcouru un nombre non négligeable de kilomètres. Elle avait toujours des plaques d’immatriculation sur fond noir, les vieilles qui ne se faisaient plus depuis bien longtemps. Le numéro de département indiquait qu’elle n’était pas du coin. Elle n’avait plus d’enjoliveurs depuis des années, et sa peinture était rayée à un certain nombre d’endroits. Hormis tout cela, elle restait dans un état à peu près correct.
Cette voiture avait un nom : Tuture, qui ne lui rendait sans doute pas tout à fait justice.
Sur le capot de Tuture était assise une femme dénommée Razor. Celle-ci avait, par rapport à son véhicule, un nom qui lui correspondait mieux. Certes, il lui avait été attribué parce qu’elle tondait régulièrement les cheveux de ses proches et non en vertu de ses capacités à l’arme blanche. Cela dit, lorsqu’on la voyait, avec sa grande taille, ses cheveux rasés, sauf sur le devant, le jean rentré dans des docs montantes et son expression faciale habituelle qui disait subtilement « j’ai pas envie de te parler », on ne trouvait pas surprenant que Razor s’appelle Razor.
Razor attendait, assise sur le capot de sa voiture, tout en fumant une cigarette. Un instant, elle regarda un écureuil grimper dans un arbre à l’espèce indéterminée, puis se lassa du spectacle et se focalisa à nouveau sur sa cigarette.
Il y eut un bruit de moteur. Il émettait de puissantes vibrations à basse fréquence caractéristiques d’une moto de grosse cylindrée. Encore une minute à attendre, et Razor vit apparaître la moto en question, une Harley-Davidson qui s’appelait DeathBringer. Son propriétaire était, clairement, plus porté que Razor sur le dramatique lorsqu’il s’agissait d’attribuer des noms à des véhicules.
L’homme qui conduisait DeathBringer s’appelait Striker, et il avait une allure impressionnante. À côté de lui, Razor avait l’air de quelqu’un de sage, rangé et aimable, en dépit de son air renfrogné très travaillé, et semblait même relativement petite. Striker avait une dégaine typique de motard : grosse bottes, pantalon et blouson en cuir noir, chemise en jean, barbe et cheveux longs au vent. Il avait également sur le visage un grand bandeau noir qui lui masquait un œil, ou plutôt (on pouvait le supposer) ce qu’il en restait.
Razor poussa un soupir dédaigneux et jugea le tout un peu trop « over the top », tandis que Striker mettait un pied à terre à côté d’elle. Elle attendit qu’il ait coupé le contact, puis s’approcha de lui.
— Striker, je présume ? demanda-t-elle.
— Et tu dois être Razor. J’aime pas bien ta voiture.
Razor jeta un coup d’œil à Tuture, un peu vexée. D’accord, la Clio ne payait pas de mine face à une Harley, surtout que celle-ci était customisée avec une tête de mort chromée (Razor songea d’ailleurs furtivement qu’elle devrait peut-être ajouter un accessoire dans le style à Tuture), mais il y avait des règles de politesse à respecter.
— Joue pas au con de motard élitiste. T’as ce que je te demandais ?
Striker descendit de sa moto, prit le temps de s’étirer un peu les bras, puis se mit à fouiller dans une de ses sacoches.
— Je suis pas un con de motard élitiste, finit-il par dire. Juste un ancien sorcier laissé sur le carreau. J’étais peut-être pas le plus doué dans le domaine, mais je sais encore reconnaître la puanteur de la magie noire quand c’est sous mon nez.
— T’es plus un mage, alors épargne-moi tes leçons. Et évite de dire que Tuture pue. Elle est susceptible.
Razor aussi avait donné dans la sorcellerie, dans une autre vie. C’était par ses anciens réseaux qu’elle avait déniché le numéro de Striker, qui s’était depuis longtemps reconverti dans la vente de cannabis. C’était pour ça qu’elle l’avait contacté au milieu de ses vacances, pas pour parler magie noire.
— D’accord, je la boucle, fit Striker en sortant un sachet en plastique. C’est ta vie, t’en fais ce que t’en veux. T’as l’argent ?
Razor sortit quelques billets de sa poche arrière et les tendit au motard en échange du sachet. Sans un remerciement, Striker fit redémarrer sa moto d’un coup de pied, puis repartit là par où il était venu.
De son côté, Razor se dirigea vers sa voiture, et lui jeta un petit regard compatissant.
— Écoute pas ce qu’il dit. C’est rien qu’un con.
Quelques minutes plus tard (le temps que Razor se roule un ou deux pétards, pour la route) Tuture repartit, et la neuvième symphonie de Beethoven s’arrêta, bientôt remplacée par Oi! Oi! Oi!, des Cockney Rejects. La musique classique, ça allait deux minutes.
19:03:07
Le quatre-quatre noir s’arrêta sur la petite route. Il ne pouvait pas aller plus loin : après, on ne pouvait passer qu’à pied, sur des chemins de randonnée ou à travers champs. Thomas Dumont constata que dans une autre voiture, une vieille Volvo des années quatre-vingt, son coéquipier l’attendait déjà. Parfait
Thomas descendit de son véhicule, puis se dirigea vers le coffre pour libérer Frank. Ce dernier était un chien de Saint-Hubert, une race dont le sens de l’odorat particulièrement développé en faisait l’idéal pour retrouver des personnes disparues. Disparues, ou qui cherchaient à disparaître. Thomas n’aimait pas beaucoup le nom français : « chien de Saint-Hubert », c’était beaucoup, beaucoup moins impressionnant que l’équivalent anglais : bloodhound.
Thomas Dumont était un homme plutôt petit, d’une quarantaine d’années, avec les cheveux courts et une calvitie naissante. Il portait un pantalon treillis militaire, une chemise à carreaux rouges et blancs, et une veste à poches de chasseur. Tout le contraire de son collègue, Benjamin Muller, qui venait de sortir de la Volvo. Celui-ci était grand, avait les cheveux blonds et longs, et portait un costume-cravate très chic et — jugea Thomas — absolument inadapté à une chasse en montagne.
— Monsieur Dumont ! lui lança Muller avec un grand sourire. Je vois que vous avez réussi à obtenir la garde de notre ami canin.
— C’est un clébard, répliqua Thomas. Pas mon pote.
Muller se dirigea à son tour vers le coffre de son véhicule et en sortit pour sa part une imposante Kalashnikov.
— Nous aurions peut-être pu demander à nos employeurs s’ils n’avaient pas un loup-garou à mettre à notre disposition. Cela aurait été plus rapide.
Thomas leva les yeux au ciel, à la fois à cause du fusil d’assaut et de l’idée de travailler avec des loups-garous. Non seulement Thomas ne leur faisait pas spécialement confiance, mais, en plus, leur flair, même augmenté lors de leur transformation, n’était rien à côté de celui d’un bloodhound de Saint-Hubert.
— C’est vraiment obligatoire, l’AK47 ? demanda-t-il.
— Je vous rappelle, monsieur Dumont, que la jeune femme que nous recherchons a déjà éliminé deux de nos amis.
— C’était pas mes potes, répliqua Thomas.
S’il appréciait Benjamin Muller, notamment pour ses capacités physiques redoutables, la tendance de son ami à vouloir parler comme un bourge l’énervait au plus haut point, sans parler de son allure de pingouin. Ils étaient tueurs à gage, pas commerciaux.
— Cette salope a pas mal d’avance, reprit Thomas, mais le clebs va la retrouver vite faf. Vu qu’elle est obèse et blessée, elle ne doit pas être si loin. Par contre, la kalash, si on tombe sur des locaux…
— Notre cible est peut-être en surcharge pondérale, protesta Muller, mais il semblerait de toute évidence qu’elle bénéficie de capacités quelque peu inhumaines.
Cela n’inquiétait pas vraiment Thomas. Il avait déjà vu son collègue régler définitivement son compte à plus d’un surnaturel. Cela dit, si ce dernier se sentait obligé de prendre son fusil d’assaut, libre à lui.
Thomas sortit de sa veste à poches un sachet en plastique. Précautionneusement, il tira de celui-ci un morceau de tissu, qu’il présenta au limier.
— Vas-y, Frank, ordonna-t-il. Cherche !
19:08:14
Betty examinait attentivement les différentes variétés de chips, essayant de trouver celles dont la taille du paquet était la moins réduite et le prix le moins exorbitant. Elles avaient merdé, décida-t-elle. Devoir se retrouver à acheter des chips dans une petite épicerie, juste à l’heure de la fermeture, c’était vraiment une erreur de débutantes. Elles auraient dû en prendre au supermarché.
Betty était une jeune femme qui portait de longs cheveux blonds, un décolleté plongeant, une mini jupe, des bas résille et des bottes de combat coquées qu’elle ne rechignait pas à utiliser lorsque les éléments précédents de l’énumération lui attiraient des remarques d’individus pénibles.
Après les avoir soupesés à de multiples reprises, elle finit par se décider pour trois paquets de chips de saveurs différentes. À côté d’elle, Karima commençait à s’impatienter.
— On pourrait peut-être aussi prendre des sucreries, suggéra Betty. Pour Razor.
— L’autre connasse qui prend la voiture ? À cause d’elle, on doit faire des courses à pied !
— Ouais, mais ça lui remonterait le moral.
Karima fit une grimace interrogatrice.
— Tu ne trouves pas qu’elle a l’air un peu déprimée ? demanda Betty.
Karima ne répondit rien, et se contenta d’attraper les paquets de chips pour se diriger vers la caisse. Elle n’avait pas envie de passer la soirée dans une épicerie, surtout que depuis le début le vendeur la regardait d’un air soupçonneux. Ça commençait à l’énerver un peu.
— Bonjour, Monsieur, lança celui-ci avant de scanner les articles.
Karima soupira. Elle avait l’habitude que les gens se trompent sur son genre. C’était peut-être la coiffure : elle avait quelques cheveux tondus sur le haut du crâne, mais le reste de celui-ci était impeccablement lisse, dévoilant le dragon qui était tatoué dessus et lui encerclait la tête, accompagné du message « MESS WITH THE CAR, DIE LIKE THE CDR ». Ou peut-être que c’était à cause de sa veste de sport Lonsdale un peu trop grande, qui cachait ses formes. Dans l’absolu, elle préférait quand c’était un peu plus moulant, mais c’était le souci de commander des fringues pas chères sur Internet.
Karima paya sans signaler son erreur au caissier. C’était un type qu’elle ne reverrait sans doute jamais, elle n’allait pas perdre son temps à lui expliquer la vie.
19:11:50
Angela Lockheart gara sa voiture de service devant le chalet et prit le temps de vérifier que l’adresse était la bonne avant de couper le contact. Elle avait appris à se méfier des indications du GPS, pas toujours très à l’aise dans les zones un peu rurales.
Angela était lieutenant de police, affectée à la brigade surnaturelle. Elle avait longtemps travaillé en région parisienne. Là, elle avait été confrontée à des gangs de loups-garous et des vampires tueurs en série et participé à démanteler des trafics de reliques magiques.
Et puis elle avait été mutée dans les Hautes-Alpes, et son boulot avait radicalement changé. L’essentiel de ses interventions consistait maintenant à aller demander à des lycanthropes de baisser le son lorsqu’ils écoutaient de la musique trop fort. Ce que d’autres policiers auraient très bien pu faire, mais il s’agissait de loups-garous, pas vrai ? Ils risquaient de se transformer et de déchiqueter le pauvre agent de la paix. Dans les faits, Angela constatait qu’ils se contentaient en général de réduire le volume en voyant un badge de police.
Un peu plus tôt dans la journée, elle avait eu une mission de ce genre et dû remettre les pendules à l’heure à un groupe de garous qui faisaient un barbecue sauvage près du lac de Serre-Ponçon, au mépris des risques d’incendies. C’était de loin l’intervention la plus excitante qu’elle ait eu à faire ces dernières semaines : ils avaient un peu levé le ton, et elle avait cru qu’elle allait pouvoir faire un usage proportionné de la force (elle aimait beaucoup cette expression : d’un point de vue mathématiques, répliquer cent fois plus fort, c’était toujours « proportionnel », après tout). Malheureusement, ils s’étaient vite calmés et elle avait dû se contenter de confisquer un fusil à harpon qui était beaucoup trop dangereux pour de la pêche dans un lac de montagne ne contenant, aux dernières nouvelles, aucun requin.
Sa nouvelle tâche s’annonçait plus ennuyeuse : Angela avait été appelée pour enquêter sur une affaire de poltergeist, ce qui concrètement voulait la plupart du temps dire qu’un chat foutait le bazar dans la maison d’une personne âgée ou qu’une fenêtre fermait mal et se rouvrait avec le vent.
La maison en question était un petit chalet de montagne, à une dizaine de minutes de Gap. Malgré sa proximité relative avec une « grande ville » (Angela se disait parfois qu’elle avait quitté Paris depuis trop longtemps pour en être venue à considérer une ville de quarante mille habitants comme grande), le chalet était plutôt isolé. Le bâtiment le plus proche était une vieille ferme qui, selon toute apparence, était inutilisée depuis des années.
Elle ne regrettait pas vraiment l’époque où elle était à Paris : l’action lui manquait parfois, mais une vie tranquille était peut-être mieux pour elle. Elle n’avait pas été mutée pour rien. Quand il y avait besoin d’agir, elle agissait, elle faisait ce qu’il fallait faire, et peut-être aussi un peu plus que ce qu’il fallait vraiment faire, et quand les choses se calmaient des suspects protestaient parce qu’ils étaient ressortis de leur interrogatoire avec quelques doigts en moins (le suspect en question étant un loup-garou, il ne s’agissait pas techniquement d’une véritable mutilation irréversible, en tout cas du point de vue d’Angela). Et sa direction l’avait couverte à chaque fois que les informations obtenues avaient été utiles et que les suspects étaient, de fait, coupables, mais un jour un de ces idiots avait eu la mauvaise idée d’être innocent et, qui plus est, plutôt dans la catégorie « riche entrepreneur » que « jeune connu des services de police ». Résultat, Angela avait été suspendue un moment, puis affectée dans une zone plus calme. Elle en avait beaucoup voulu à ses supérieurs : de son point de vue, soit on condamnait la brutalité dans tous les cas, même quand ça marchait, soit on estimait que statistiquement ça voulait dire brutaliser la mauvaise personne de temps en temps. Un peu de rigueur mathématiques, quoi.
Cela dit, elle devait admettre qu’elle était peut-être mieux à la campagne, à se contenter de tâches dont l’ennui était finalement quelque peu rassurant. C’est pourquoi, lorsque madame Petit ouvrit la porte de son chalet, elle la salua avec un sourire sincère.
19:17:15
— Ah, merde, elle ne répond pas, fit Betty en rangeant son téléphone.
Karima haussa les épaules. Lorsque Razor était partie en prenant la voiture, il était assez évident qu’elle avait besoin d’être seule un moment. Il n’était donc pas très étonnant qu’elle ne décroche pas. D’autant plus qu’elle était au volant, mais Karima doutait que cela soit réellement ça qui empêche Razor de décrocher.
— Ce n’est pas la mort de remonter à pied.
Le chalet de la famille de Betty, dans lequel elles passaient deux semaines de vacances, était situé dans la montagne, un peu au-dessus d’un village de trois mille habitants. Ce n’était qu’à une dizaine de minutes à pied, mais ça montait un peu fort, et Karima devait admettre qu’elle aurait aimé pouvoir se poser sur le balcon avec de la bière et des chips sans avoir à faire cet effort.
— C’est moi, demanda-t-elle en se mettant en marche, ou le vendeur me regardait bizarrement ?
— Tu veux dire, comme un type raciste qui pense que tu vas lui chourrer des trucs ?
— Ouais. Et qui me prenait pour un gars. Putain de bouseux.
— Et ta vraie question, c’est : est-ce que j’ai profité du fait qu’il était focalisé sur toi pour glisser subrepticement des choses dans mon sac à main ?
— Ouais.
Betty fit un grand sourire à sa comparse.
— Évidemment. D’accord, on est en vacances, mais quand même, ce n’est pas une raison pour se laisser aller. Disons qu’on ne va pas manquer de chips tout de suite. Ni de barres chocolatées.
19:19:53
— Alors, demanda Angela à madame Petit, qu’est-ce qui vous arrive, exactement ?
Jocelyne Petit était une dame plutôt ronde qui devait avoir autour de soixante-dix ans. Elle avait tenu à servir un thé à la policière, et elles étaient maintenant installées dans le salon. Angela avait posé à ses pieds une sacoche contenant du matériel de mesure, tandis que madame Petit caressait un chat blanc obèse qui paressait à côté d’elle. Usual suspect, pensa Angela en jetant un regard accusateur au matou.
La policière était une brune de trente-quatre ans, assez grande et plutôt athlétique. Son affectation dans la brigade surnaturelle ne le nécessitant pas, elle ne portait pas d’uniforme de police, mais un chemisier blanc ainsi qu’une veste et un pantalon tailleurs noirs qui lui donnaient, elle l’espérait, un look d’agent spécial du FBI. Un observateur avisé aurait pu se rendre compte que ses chaussures étaient des rangers pas très en raccord avec la tenue, mais comme le bas du pantalon cachait les sangles des bottes militaires, cela ne se voyait pas trop.
— C’est tout à l’heure, expliqua madame Petit. J’ai entendu des bruits de claquements dans la chambre…
— Vous étiez où, à ce moment-là ? interrompit Angela.
— Dehors. J’étendais le linge. Lorsque je suis arrivée, les meubles étaient renversés, et la vitre de la fenêtre était brisée.
Angela but une gorgée de thé et prit le temps de réfléchir. Un coup de vent ? Le chat ? Un coup de vent qui aurait fait paniquer le chat ? Dans tous les cas, elle avait du mal à croire à un évènement surnaturel. D’accord, les vampires et les loups-garous existaient, tout le monde le savait, et il y avait un certain nombre d’autres choses dont la plupart des gens ignoraient l’existence, mais la plupart du temps, les soi-disant poltergeists s’expliquaient de façon très banale.
— Vous avez vu quelque chose ? demanda-t-elle après avoir reposé sa tasse.
— Non, répondit madame Petit. Quand je suis arrivée, c’était fini.
— Et ça s’était déjà produit avant ?
— Non. C’est la première fois. Vous pensez que ça pourrait être un fantôme ?
Angela en doutait. Les fantômes avaient déjà du mal à apparaître de manière éthérée, alors renverser des meubles ? C’était plutôt un truc de félin, ça.
— Vous me montrez la chambre ?
— Bien sûr.
Angela attrapa sa sacoche et se leva, puis suivit madame Petit. La chambre de celle-ci était dans un désordre qui tranchait avec le reste de l’appartement. Une table de chevet était à terre, il y avait du verre brisé au sol et sur le lit, l’armoire était ouverte et une partie de son contenu — essentiellement des couvertures — avait été projetée à l’autre bout de la pièce.
Angela devait l’admettre, si c’était le chat qui avait fait ça, il devait être sacrément énervé. Ou à la poursuite d’une souris. Pas impossible, mais elle commençait à se demander si le chat blanc qu’elle avait vu dans le salon ne lui semblait pas un peu paresseux pour faire l’affaire.
— Je n’ai touché à rien, expliqua madame Petit. Je me suis dit que c’était mieux.
Angela hocha la tête et ouvrit sa sacoche, afin de procéder à quelques mesures qui montreraient à la vieille dame qu’elle n’avait rien à craindre.
— Vous avez fait des cauchemars ? demanda-t-elle. Des rêves étranges ?
— Non, répondit madame Petit. Je ne me souviens jamais de mes rêves.
Probablement pas un fantôme, décida Angela en sortant un détecteur thaumaturgique de la sacoche. La chose s’apparentait beaucoup à un compteur Geiger, sauf qu’il permettait de mesurer le champ éthérique et non pas la radioactivité. Comme l’évènement que lui avait raconté madame Petit n’avait eu lieu qu’un peu plus tôt dans la journée, il y aurait encore un effet mesurable. À condition, évidemment, que quelque chose de surnaturel en ait été la cause.
Angela fronça les sourcils en regardant le compteur, et réinitialisa l’appareil pour être sûre qu’il n’y avait pas un souci. Le petit écran LCD persistait pourtant à afficher la même chose : la chambre de madame Petit avait un champ magique vingt fois supérieur à la normale.
19:26:38
Les bras chargés de chips et sucreries, Karima et Betty arrivèrent au chalet. Après avoir traversé le jardin, Karima déverrouilla la porte, posa le sachet avec les courses, attrapa son ordinateur portable et repartit s’installer sur un transat dehors. Le paysage, en cette fin de journée, était magnifique : il y avait à l’avant-plan de belles vallées vertes, puis le lac de Cerf-Ponton, entouré de montagnes dont la plus imposante était le Mordor (Karima avait une approche créative de la géographie qui la poussait à légèrement modifier les noms de lieux dans sa mémoire). Cela dit, la jeune femme ignora complètement la vue et ouvrit son laptop. Si ses deux amies Betty et Razor étaient en vacances complètes, ce n’était pas tout à fait son cas : il fallait qu’elle profite de son temps libre pour avancer dans la rédaction de sa thèse. Même si, pour être honnête, il y avait de bonnes chances qu’elle fasse une dizaine d’autres choses sur son ordinateur avant de s’attaquer à son manuscrit.
Son champ de recherche était, comme tout domaine pointu, un sujet un peu obscur pour les béotiens intitulé « Théorie des langages de programmation ». Karima, après des débuts difficiles (elle avait notamment eu du mal à s’habituer au fait de donner des cours) s’en sortait plutôt bien. Durant ses trois années de thèse, elle en était venue à développer son propre langage de programmation. Elle avait appelé son bébé Apocalisp, parce qu’il était inspiré du Lisp (sans aucun doute l’un des langages préférés de Karima, notamment grâce à sa simplicité, le seul réel élément de syntaxe étant les parenthèses (qui venaient en abondance dès qu’on rédigeait un programme, même basique (Karima trouvait que la symétrie et la structure de toutes ces parenthèses lui apportait une certaine forme de sérénité, et lorsqu’elle se penchait sur le sujet, elle en arrivait à penser en parenthèses, et elle oubliait tout le reste))). Celui-ci avait même rencontré un petit succès d’estime, en tout cas pour un projet qui n’avait que pour but de valider quelques hypothèses scientifiques.
Malheureusement, après avoir passé beaucoup de temps à réfléchir et à programmer (avec une abondance de parenthèses), Karima en était maintenant au stade où elle devait rédiger (en évitant l’abus de parenthèses), ce qui était nettement moins enthousiasmant.
Betty vint bientôt la rejoindre, une bière à la main. Elle regarda un moment son amie pianoter sur l’ordinateur sans oser la déranger.
— Toujours pas de signe de Razor, finit-elle par dire.
Betty, elle devait l’admettre, s’inquiétait facilement pour ses copines. Elle essayait de se soigner et de ne plus les harceler au téléphone dès qu’elles rentraient avec cinq minutes de retard, mais ce n’était pas évident. En l’occurrence, cela faisait plus d’une heure que Razor avait grimpé dans sa voiture et était partie sur les chapeaux de roue. Ce n’était pas forcément très inquiétant en soi, d’accord, mais lorsqu’elle la voyait partir dans cet état, Betty avait toujours un peu peur que son amie ne fasse une connerie.
Cela dit, il était sans doute un peu tôt pour réessayer de la rappeler. Betty avait déjà prétexté un manque de chips pour descendre au village et pouvoir appeler son amie au retour pour lui demander de les remonter en voiture, elle n’allait pas réessayer toutes les dix minutes. Peut-être tous les quarts d’heure, à la limite.
— Ne t’en fais pas, répondit Karima sans lever les yeux de son écran. Je pense qu’elle avait juste besoin d’être seule.
Betty hocha la tête, essayant fort de se convaincre qu’il s’agissait de cela. Ce n’était pas absurde : Razor était du genre solitaire et taciturne. C’était déjà un miracle de l’avoir convaincue de les accompagner en vacances et il était compréhensible qu’après quelques jours à devoir vivre à trois dans un chalet qui n’était pas très grand, elle ait besoin de s’isoler.
Néanmoins, Betty n’était pas certaine que ça soit la seule explication.
— Tu ne trouves pas qu’elle est un peu déprimée, en ce moment ?
Karima prit le temps de terminer la phrase qu’elle était en train de taper avant de répondre, mais cette fois-ci elle fit l’effort de lever les yeux vers son amie.
— C’est Razor. Elle est toujours comme ça. C’est son caractère, c’est tout.
Là encore, Betty aurait bien aimé être convaincue, mais elle ne l’était pas tout à fait. Certes, Razor n’avait jamais été quelqu’un de particulièrement jovial, mais il lui semblait que c’était pire, ces derniers temps. Elle se désintéressait de tout. Betty pensait que c’était parce que Cookie, l’amie la plus proche de Razor, s’était trouvée une petite amie, et qu’elle passait maintenant beaucoup plus de temps avec elle qu’avec ses potes. Karima et Betty avaient beau être proches de Razor, ce n’était pas pareil. Les deux avaient le même âge et étaient geeks, tandis que Razor avait dix ans de plus et n’était branchée ni ordinateurs, ni science-fiction.
Peut-être, songea Betty, que la solution aurait été de faire rencontrer de nouvelles personnes à son amie, mais Razor n’acceptait en général de parler à des inconnus que si elle avait un pistolet sur la tempe.
Betty se serait sans doute moins fait de souci si son amie l’avait prévenue qu’elle ne comptait pas juste conduire au hasard sur des routes de montagne (même si cela faisait aussi partie de son plan) mais également rencontrer un type louche et patibulaire afin de se fournir en herbe. Malheureusement, si Betty avait le défaut de trop s’inquiéter, Razor avait celui de ne pas se confier beaucoup, ce qui entraînait régulièrement des situations inutilement anxiogènes.
19:33:38
Angela était déconcertée. Elle avait promené son détecteur thaumaturgique dans tout le chalet de madame Petit (ce qui n’avait pas pris un temps énorme) et l’engin était formel : il y avait des traces de magie anormalement élevées, qui culminaient dans la chambre à coucher.
Ce n’était pas du jamais vu, mais dans les Hautes-Alpes, c’était étonnant. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Elle se prit à envisager l’hypothèse d’un cercle de culture. Elle n’avait jamais été convaincue par ces choses-là, et ils n’étaient jamais qu’un symptôme supplémentaire et pas une explication, mais peut-être qu’à la campagne des portes vers d’autres mondes s’ouvraient et affolaient le champ thaumaturgique. Bon, d’accord, ce n’était sans doute rien d’aussi intéressant, mais on pouvait toujours espérer.
— Vous pensez que c’est dangereux ? demanda madame Petit.
— Non, répondit catégoriquement la policière. Étrange, oui, mais pas dangereux.
Elle n’en était pas tout à fait sûre : après tout, dix minutes plus tôt, elle pensait encore que tout cela devait être de la faute du chat, ce qui semblait maintenant tout à fait improbable (ou alors, le chat blanc dodu cachait vraiment bien son jeu). Cependant, autant que madame Petit ne se mette pas à paniquer.
Angela sortit du chalet, les yeux toujours rivés sur son détecteur thaumaturgique. Lorsqu’elle s’éloignait de la chambre, les chiffres baissaient doucement, mais lorsqu’elle fit le tour du chalet pour se mettre de l’autre côté de la fenêtre brisée, ils étaient encore plus élevés qu’à l’intérieur.
Il y avait donc eu un évènement surnaturel quelconque, à l’extérieur, suffisamment fort pour casser une fenêtre et renverser des meubles dans le chalet. À quelques mètres d’elle, madame Petit la suivait et la regardait faire, sans oser poser de questions.
Angela tâtonna un peu pour essayer de voir d’où tout cela avait pu venir, passant un peu de temps à marcher d’un côté, puis de l’autre, les yeux rivés sur le compteur.
Au bout d’un moment, elle finit par estimer la direction qui devait mener à la source du phénomène, et son regard se porta sur la vieille ferme, située à quelques centaines de mètres.
— Madame Petit, demanda-t-elle, vous savez à qui ça appartient ?
— Je ne suis pas sûre, répondit la vieille dame. C’était au vieux René, mais il est mort il y a cinq ans. Ça doit être à ses enfants, mais ils l’ont peut-être vendue. En tout cas, personne n’y habite, je peux vous le dire.
Angela décida qu’il était temps de s’allumer une cigarette.
— Juste par curiosité, demanda-t-elle après avoir inhalé une bouffée de nicotine. Vous avez vu des gens se diriger là-bas, plus tôt dans la journée ?
— À la ferme ? s’étonna madame Petit. Non. Je veux dire, il y a des gens qui passent devant pour atteindre le chemin de randonnée, mais c’est tout.
Nouvelle bouffée de tabac. Nouveaux regards vers la ferme, la route qui passait devant, et le détecteur thaumaturgique.
— Et des randonneurs, reprit Angela, vous en avez vu, aujourd’hui ?
— Je n’y fais pas très attention, vous savez ? Il y a eu quelques voitures, oui, mais comme d’habitude.
Angela arbora un petit sourire crispé. Clairement, elle allait devoir jeter un coup d’œil à cette ferme, et ce qu’elle y trouverait risquait de se révéler intéressant.
D’après son expérience, le mot « intéressant » conduisait très rapidement à des emmerdes.
19:38:33
Thomas Dumont n’aimait pas vraiment la montagne. Ça grimpait et ça redescendait tout le temps, il n’y avait jamais vraiment de plat. Surtout que la nana qu’ils poursuivaient avait manifestement choisi de ne pas suivre le chemin tracé, ce qui augmentait encore le coefficient de grimpette. Elle pensait peut-être parvenir à les perdre en passant à travers champs, mais elle n’avait aucune chance. Frank, le limier, hésitait de temps en temps, mais il reniflait un peu et repartait de plus belle.
Derrière eux, Benjamin Muller peinait un peu, avec sa mitraillette et son costard-cravate, dont le bas du pantalon était maintenant nettement moins impeccable qu’une demi-heure plus tôt. Quelles conneries, songea Thomas. On ne se fringuait pas comme ça pour une expédition en montagne. Sans compter que son coéquipier était actuellement au téléphone. Il fallait espérer que l’autre garce n’allait pas leur tomber dessus au milieu de la conversation.
— Je comprends ce que vous dites, Monsieur, lança Muller à son interlocuteur, mais vous devez réaliser que cela risque de s’avérer délicat.
Il y eut une pause, pendant laquelle son correspondant devait parler. Sans doute leur employeur, décida Thomas.
— Bien, Monsieur, fit à nouveau Muller, et il raccrocha.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Notre employeur me signalait à l’instant que, tout bien considéré, il souhaitait que nous ramenions notre cible en vie.
— Chiotte ! s’exclama Thomas.
Ramener les gens en vie, c’était toujours plus compliqué. Sans compter que cette fille était obèse. S’ils la mettaient K.O., ils allaient en chier pour la porter jusqu’à la voiture. D’ailleurs, comment est-ce qu’il se faisait qu’ils ne l’aient pas encore rattrapée ? Elle aurait dû encore plus souffrir qu’eux avec toutes ces montées.
— Ça va vraiment être pratique, la Kalashnikov, pour choper l’autre connasse en vie, railla Thomas.
— Ne vous en faites pas, mon ami. L’AK47 dispose également d’un mode de tir au coup par coup, et il est toujours possible de viser les jambes.
19:41:26
Razor alluma son deuxième pétard, inspira une bouffée, et se mit à tousser. Elle prit le temps de reprendre un peu sa respiration, puis tira une nouvelle fois sur son joint, et parvint cette fois-ci à ne pas s’étouffer.
Elle n’était pas très concentrée sur la route, et se laissait conduire par Tuture. Avec la plupart des voitures, ça n’aurait été qu’une métaphore pour dire qu’elle avait l’esprit ailleurs, mais avec la sienne, c’était sans doute beaucoup plus littéral. Elle faisait souvent cela lorsqu’elle n’allait pas bien, était déprimée ou avait des crises d’angoisse : brûler du pétrole en écoutant de la musique et en regardant défiler les traits blancs de la signalisation routière. Ce n’était pas très écologique, mais elle n’en avait rien à branler.
Razor avait été une sorcière, avant. Elle en était toujours une, techniquement, même si elle n’avait aucune reconnaissance officielle et qu’elle menait une vie tristement banale. Malgré ça, la sorcellerie était en train de la tuer.
Plus exactement, du moins selon les médecins, c’était le tabac qui était en train de la tuer, mais elle était persuadée que l’usage de magie noire y était pour beaucoup. C’était le principe de la magie : ça avait un coût, et même si parfois vous ne vous en rendiez pas compte parce que vous payiez à crédit, les huissiers finissaient toujours par vous retrouver.
Razor avait appris une semaine plus tôt qu’elle avait un cancer du poumon. Les médecins avaient pris beaucoup de pincettes pour lui annoncer la chose. Ils avaient parlé de possibilités de traitements, sorti des chiffres, parlé de taux de survie à cinq ans, chances de rémission, etcaetera. Razor n’écoutait pas vraiment à ce moment-là, et elle avait pris la nouvelle avec philosophie, peut-être même avec un certain soulagement.
Son heure était venue, et ce n’était pas plus mal, l’un dans l’autre. La mort ne lui faisait pas peur. La souffrance, un peu plus, mais elle était, après tout, une sorcière, et si elle était persuadée que la magie ne pouvait pas la sauver, elle pourrait au moins se servir de ses connaissances pour atténuer la douleur. Ça lui semblait, en tout cas, une meilleure option que de passer devant des tas de médecins, de subir des tas de mots en thérapie, et, sans doute le plus impossible à envisager, de devoir arrêter de fumer.
Le problème, c’était de l’annoncer à ses amies. Elle s’était dit qu’elle pourrait profiter de leur séjour à la campagne pour le faire, mais ce n’était pas évident. Elle allait plomber l’ambiance, c’était sûr. Pire, Betty et Karima allaient vouloir la convaincre de se battre, de s’accrocher à la vie. C’était leur genre. Elle ne les voyait pas accepter que leur amie puisse mourir bientôt et, qu’au fond, ce n’était pas un mal et qu’il fallait l’accepter.
Il faudrait bien qu’elle leur dise, pourtant, mais la perspective lui collait des montées d’angoisse, alors pour l’instant elle essayait d’éviter d’y penser et se laissait conduire par sa voiture sur des routes de montagne, en fumant un mélange de tabac et de marijuana qui, maintenant, ne pourrait plus beaucoup empirer sa santé.
19:46:19
Angela n’avait pas eu de mal à rentrer dans ce qui devait être une ancienne bergerie : la porte d’entrée était fracturée. Ce qui plaçait d’emblée le lieu dans la catégorie « choses intéressantes », et l’avait motivée à sortir son pistolet avant de pénétrer à l’intérieur. Elle n’avait plus eu beaucoup l’occasion de le faire, ces derniers temps, et saisir la crosse de son arme dans un tel contexte aurait pu entraîner un sentiment de nostalgie si elle n’avait pas été aussi concentrée à tenter de percer l’obscurité avant qu’une éventuelle menace ne lui fonde dessus.
Cependant, de menace, il n’y avait pas. Il n’y avait personne, et l’endroit était vide. Une fois que ses yeux s’habituèrent au noir, elle remarqua le pentacle tracé sur le sol, avec ce qui était visiblement du sang. Elle n’avait pas besoin de son détecteur thaumaturgique pour savoir qu’elle venait de trouver la source des perturbations.
— Bordel de nouilles ! jura-t-elle.
Un pentacle avec du sang, ça voulait dire de la magie et, pour ce qu’elle en savait, pas de la blanche (même si elle trouvait cette classification assez artificielle). Au vu des effets secondaires dans la chambre de madame Petit, il était probable qu’il ne s’agissait pas d’un groupe d’adolescents gothiques qui s’amusaient à se faire peur avec un truc qu’ils avaient vu sur Internet. C’était du sérieux.
Angela prit le temps d’examiner le reste de l’endroit, sans rien trouver de bien intéressant. Des morceaux de toiture gisaient à terre et les vitres des petites fenêtres sur les murs latéraux étaient cassées, mais elle était pour l’instant incapable de savoir si c’était lié au pentacle et au « poltergeist » de madame Petit ou si c’était juste parce que c’était un vieux bâtiment abandonné.
Elle décida d’inspecter de plus près l’une des fenêtres, afin d’en avoir le cœur net. La première chose qu’elle remarqua fut que l’essentiel des morceaux de verre se situaient à l’extérieur, ce qui laissait penser que c’était bien quelque chose qui s’était passé à l’intérieur qui en était responsable.
La seconde chose que remarqua Angela, c’était les impacts de balles sur le mur, juste à côté de la fenêtre.
— Hé ben, fit-elle à haute voix, on dirait que je suis tombée sur les seuls criminels surnaturels du département.
19:49:34
Thomas Dumont sentit la main ferme de son partenaire sur son épaule, ce qui était probablement une façon de lui demander de s’arrêter.
Il se tourna vers Muller, qui lui désigna du doigt une silhouette qui se distinguait à travers les arbres, environ trois cent mètres en contrebas.
— On dirait que nous avons retrouvé notre fugitive, chuchota ce dernier.
Thomas examina les alentours. Derrière les arbres, il y avait une pente brusque et rocailleuse, suivie d’une sorte de champ. À l’autre bout se trouvait leur cible. Ce qui voulait dire que pour l’atteindre rapidement, il leur faudrait parcourir plusieurs centaines de mètres à découvert.
— Avec ta kalash, tu penses que tu peux la dégommer d’ici ?
Muller s’humidifia un doigt, puis le tint en l’air quelques instants pour évaluer le vent. Thomas était persuadé que ce cirque ne servait à rien et que son coéquipier le faisait uniquement parce qu’il pensait que cela faisait professionnel.
— Je pense que ce n’est pas infaisable, répondit-il. Je vise les jambes ?
— Ouais. Mais prépare-toi à lui courir après si tu la rates et qu’elle essaie de s’enfuir.
Muller prit le temps de s’allonger avant de viser avec sa mitraillette. Il ne s’agissait pas d’un fusil de sniper, mais l’appareil était relativement précis jusqu’à quatre cents mètres. Tout ce qu’il fallait, c’était un bon tireur, et Muller en était un.
Il lui fallait cependant se presser un peu : sa cible arrivait au bout du champ. Après, il y avait probablement un autre talus en pente, et elle serait hors de portée.
Il bloqua sa respiration, visa la jambe de la jeune femme, et fit feu. Une seule fois : il craignait qu’en tirant une rafale, même à cette distance, les exigences de leurs employeurs ne soient plus respectées.
Le coup de feu résonna dans la montagne, et Muller arbora un petit sourire en voyant s’effondrer sa cible. Son sourire se figea, cependant, lorsqu’il réalisa que, dans sa chute, elle n’était pas bêtement tombée au sol, mais avait dévalé le talus, la mettant temporairement hors de portée.
— Merde ! jura Thomas en se mettant à courir vers elle.
Muller se releva en un bond et, son AK47 dans les mains, se précipita à la suite de son collègue.
19:52:51
Betty décida qu’elle avait suffisamment attendu. Elle avait bu une bière, s’était enfilé un paquet de chips et avait compté jusqu’à deux cents dans sa tête : maintenant, elle estimait qu’elle avait le droit d’essayer à nouveau d’appeler Razor sans passer pour quelqu’un de beaucoup trop anxieux.
— Tu sais, fit Karima tandis qu’elle sortait son téléphone, je crois qu’elle a juste envie d’être seule un moment.
— Ouais, répliqua Betty. Et moi j’ai envie d’être rassurée. Alors cette connasse ferait mieux de répondre.
Elle compta les tonalités. Déjà, ça sonnait, ce qui était bon signe : si Razor s’était crashée contre un arbre, elle serait probablement tombée directement sur son répondeur.
— Allô ? fit cette dernière au téléphone.
Betty fut instantanément rassurée, et se dit qu’elle n’avait probablement pas eu de raison de s’inquiéter. C’était le problème : si elle n’appelait pas, elle angoissait, mais si elle appelait, elle se retrouvait un peu idiote.
— Coucou, fit-elle. Ça va ?
— Ouais, ouais. J’avais besoin de prendre l’air, et une petite course à faire. Je rentre bientôt. Désolée, je ne voulais pas t’inquiéter, mais… oh, bordel de merde !
19:54:37
Razor écrasa la pédale de frein et parvint de justesse à ne pas écraser également la jeune femme qui se tenait en plein milieu de la route. Chose qui, juste après un virage, n’était pas exactement une brillante idée.
C’était une nana qui devait avoir une vingtaine d’années. Son âge précis était dur à déterminer à cause des cheveux longs et détachés qui lui couvraient une partie du visage. Plutôt grande, de forte corpulence, elle portait un jean et un tee-shirt et avait l’air dans un sale état. Pour commencer, elle avait du sang plein le tee-shirt et le pantalon, ce qui était rarement bon signe.
Elle était debout, juste devant la voiture de Razor, et se tenait le ventre de la main gauche, tandis que sa main droite était dans son dos, probablement à tâter une autre blessure. Elle fixait Razor avec un regard dément.
— Allô ? fit Betty au téléphone. Allô ?
— Je te rappelle.
Razor raccrocha, et réalisa son erreur. La jeune femme qui était en face d’elle n’avait pas la main droite dans le dos parce qu’elle s’était fait mal, mais pour cacher un pistolet, qu’elle lui braquait maintenant à la figure.
— Écoute, soupira Razor lorsque la jeune femme ouvrit la portière côté passager, lever le pouce, ça aurait suffi.
La jeune femme, qui boitait sérieusement, s’assit à côté d’elle et lui colla le pistolet contre le visage.
— Démarre, ordonna-t-elle.
— Je serais toi, protesta Razor, je pointerais cette chose ailleurs. On se blesse rapidement, avec ces conneries.
— Démarre !
Il y eut une rafale de coups de feu, des bruits métalliques de la carrosserie qui se faisait déchiqueter, et le bang! d’un pneu qui explosait. Razor décida qu’elle n’allait pas se faire prier plus longtemps, et appuya à fond sur l’accélérateur.
19:57:30
Thomas Dumont, tenant toujours le chien en laisse, dévala la pente qui le séparait de la départementale. Muller, un peu devant lui, venait de poser le pied sur le bitume et épaulait son fusil d’assaut pour régler son compte à la Clio qui s’échappait avec leur cible.
— Merde, merde, merde et re-merde ! râla Thomas.
Muller baissa son arme. La voiture devait être hors de portée. Quelle chiotte, songea Thomas. Il n’avait pas calculé que le chemin de montagne et l’excursion à travers champs les ramèneraient sur une route. Maintenant, la garce s’était tirée en braquant une bagnole, et ils étaient à pied, comme des glands.
— Ne vous en faites pas, le rassura Muller.
Thomas jeta un regard éberlué au grand blond dont le costard était maculé de boue et d’herbe. Ne pas s’en faire ? D’accord, ce n’était pas dramatique, ils avaient foiré leur mission, ça arrivait. Mais c’était tout de même emmerdant.
— J’ai endommagé les pneumatiques, reprit Muller. Elle ne pourra pas aller très loin.
— Et nous, répliqua Thomas, on va aller très loin ? Nos voitures sont à une putain d’heure de marche !
Muller tourna la tête. Thomas se demanda pourquoi, puis entendit à son tour le bruit d’un moteur qui se rapprochait.
— La providence, monsieur Dumont, fit Muller avec un grand sourire. On dirait que nous allons avoir un moyen de transport à subtiliser.
Alors que son collègue se plaçait au milieu de la route, s’apprêtant à braquer la prochaine voiture avec son fusil d’assaut, Thomas poussa un soupir. Il était persuadé que le mot « subtiliser » impliquait normalement davantage de finesse.
Chapitre 2
Vingt heures
Assise sur un rocher juste à l’extérieur de la ferme, Angela fumait une cigarette en réfléchissant à ce qu’elle allait faire. Il lui semblait qu’elle avait deux options, une bonne et une mauvaise.
La bonne option était d’appeler sa hiérarchie et de faire venir la police scientifique. Ils seraient à même d’examiner en détail les bris de glace et les balles qui étaient logées dans le mur. Ils en tireraient peut-être quelque chose, mais elle en doutait. Ce que la police scientifique ne pourrait pas faire, c’était enquêter sur l’aspect surnaturel de la chose, qui semblait incontestablement central. La brigade surnaturelle du coin, de son côté, n’avait personne de compétent en sorcellerie et il était probable que l’enquête ne mènerait nulle part. Elle pourrait, peut-être, demander du renfort, mais cela prendrait une éternité.
La mauvaise option était d’attendre un peu avant de prévenir ses supérieurs et de profiter du fait que la piste était encore fraîche pour demander de l’aide à un consultant extérieur plus calé en sorcellerie. Il se trouvait qu’elle en avait un sous le coude, qui lui devait quelques faveurs.
Il ne s’agissait que de retarder d’une heure ou deux l’appel à son chef, décida-t-elle. Il n’y avait aucune raison, absolument aucune, que ça l’amène à affronter en solo des criminels surnaturels armés et à faire ressortir son côté le plus sombre.
Elle jeta son mégot par terre, l’écrasa avec la semelle d’une de ses rangers, puis sortit son téléphone.
20:02:30
Thomas Dumont était maintenant au volant d’une BMW Z3, un beau cabriolet de couleur rouge. Ils avaient eu de la chance, de ce point de vue : la voiture qu’ils avaient braquée était celle d’un touriste friqué et pas la vieille 4L d’un paysan du coin. Malgré ça, Thomas Dumont avait du mal à trouver que les choses se passaient bien.
— C’était vraiment obligé, de buter ce type ? demanda-t-il.
— Vous connaissez ma position concernant les témoins, répondit Muller.
Thomas la connaissait, son collègue la lui avait déjà exposée. Ça ne faisait pas passer la pilule. Thomas n’était pas un ange, c’était un tueur à gages, mais il estimait avoir un certain code de l’honneur. Les gens qu’ils butaient, ce n’était pas sans raison. Si des gens étaient prêts à dépenser un petit paquet de fric pour les voir disparaître, c’est qu’ils n’étaient pas tout blancs non plus. Mais un type qui passait juste comme ça ? Un civil ? Ça ne se faisait pas.
— Nous devrions être en mesure de les rejoindre rapidement, estima Muller. Je vais informer nos commanditaires des récents développements.
Thomas hocha la tête. Au moins, tant que son collègue avait un téléphone dans les mains, il ne tuait personne d’autre.
20:04:28
Razor plongea la main dans la poche de sa veste, ce qui lui valut de se faire à nouveau braquer par sa passagère.
— Je prends juste une clope, soupira-t-elle. T’en veux une ?
— Non.
Sa passagère baissa son arme, et Razor profita d’une ligne droite pour allumer sa cigarette et ouvrir sa fenêtre.
— Je m’appelle Razor. Toi ?
— Razor ? répéta la jeune femme.
— Ça te pose un problème ?
— Non. Moi, c’est Clémence.
— J’en déduis que tu ne vas pas me flinguer.
Sa passagère ne répondit pas. Elle était en sale état. Razor espérait qu’elle n’allait pas lui claquer dans les doigts.
— C’est une blague, reprit la conductrice. Faire preuve de Clémence, tu sais ?
— Je ne vais pas te faire de mal. Dépose-moi juste à la ville la plus proche.
— Tu vas clamser si tu ne te fais pas soigner.
— Pas d’hôpital.
Razor soupira. Cette fille la prenait vraiment pour une bleue. Comme si elle ne se doutait pas qu’une nana qui pointait un flingue sur elle préférait éviter les urgences.
— J’ai quelques compétences en médecine. Je crèche dans un chalet à une demi-heure de route. Tu pourrais te reposer là-bas.
— Pourquoi tu m’aiderais ? s’étonna Clémence.
— Parce que je suis une fille sympa. Enfin, pas vraiment sympa, mais je laisse pas les gens crever. Surtout quand ils sont poursuivis par des tueurs.
Elle jeta un coup d’œil à son rétro.
— En parlant du loup… fit-elle en appuyant un peu plus sur l’accélérateur.
— Merde ! jura Clémence en se retournant pour évaluer la distance.
— Tu peux te baisser ? demanda Razor. Sous le siège, il y a une bonbonne de protoxyde d’azote. Si tu pouvais tourner la valve, s’il te plaît ? Ça donne un peu de boost au moteur.
Non pas que celui-ci en avait tellement besoin, en fin de compte. À une époque, sa Clio avait hérité d’un moteur V8. Razor ne savait pas exactement quand ni comment exactement cela s’était produit. Un jour, trouvant que sa voiture avait un ronronnement différent par rapport à d’habitude et plutôt plus sonore, Razor avait ouvert le capot pour y découvrir le moteur qui n’aurait selon toute logique même pas dû pouvoir y tenir. C’était l’époque où Tuture lui permettait encore d’ouvrir son capot. Depuis quelques années, le mécanisme de celui-ci était totalement bloqué, ne laissant personne examiner les entrailles de la bête.
Peut-être qu’avoir passé autant de temps à conduire un véhicule aussi chargé en sorcellerie lui valait maintenant de mourir d’un cancer du poumon, mais elle avait la seule Clio avec un V8, et ça, ça n’avait pas de prix.
— Je crois qu’ils ont bousillé les pneus, signala Clémence en tournant la valve.
— Ne t’en fais pas pour ça, la rassura Razor. Ils ont dû se régénérer, maintenant.
Elle freina brutalement pour prendre une épingle à cheveux, puis elle réaccéléra d’un coup, laissant des traces de gomme sur la route. Tuture n’était vraiment pas une voiture ordinaire.
20:08:42
— Chiotte ! qu’est-ce que c’est que cette merde ? Tu te fous de moi ? jura Thomas.
En quelques minutes, il avait réussi à rattraper la vieille Clio. Et maintenant, en un virage serré et une ligne droite, celle-ci venait de le distancer d’une bonne vingtaine de mètres. À ce rythme, il n’allait jamais réussir à la suivre.
Évidemment, Muller avait, de son côté, mis un nouveau chargeur dans sa Kalashnikov.
— Ne tire pas ! ordonna Thomas. On est censés la choper vivante.
— Je pensais viser les pneus, protesta Muller.
— Ouais, et à cette vitesse, un pneu qui explose n’a aucune chance de les flinguer. Et t’étais pas censé les avoir déjà niqués, leurs pneus ?
Muller reposa à contrecœur son fusil d’assaut.
— Je suis sûr d’en avoir détruit un, protesta-t-il. J’ai vu le caoutchouc sur la route. C’est assez inexplicable.
Inexplicable ? Ils étaient en train de se faire baiser, ouais. D’ici quelques minutes, la Clio ne serait même plus dans leur champ de vision.
— Ils ont dit quoi, nos patrons ? demanda Thomas.
— Ils ont réitéré leur désir d’acquérir notre cible en vie, et m’ont dit que si nous perdions sa trace, ils avaient un plan B.
— Et c’est quoi, ce putain de plan B ?
Ils allaient en avoir besoin, songea Thomas, parce que le plan A était en train de partir en cacahuète. Ce n’était quand même pas de pot, que cette salope soit tombée sur la seule Clio tunée pour en faire une voiture de course.
— Je l’ignore, monsieur Dumont. Comme vous avez pu le remarquer, je ne suis resté au téléphone qu’une minute.
— Il serait peut-être temps de les rappeler, alors.
Thomas n’était pas mécontent que ce soit son collègue qui s’occupe des contacts téléphoniques. Il détestait lui-même ce mode de communication.
— Je vous rejoins là-dessus, admit Muller.
Alors que le grand blond sortait à nouveau son téléphone portable, Thomas se demanda s’il avait vraiment envie de savoir en quoi constituait le plan B de leurs employeurs. Depuis le début, ils allaient d’emmerdes en emmerdes. Au départ, ils ne devaient être là que pour servir de gros bras, « au cas où ». Et puis il y avait effectivement eu un « au cas où », deux types recrutés pour le même genre de boulot qu’eux s’étaient faits buter, et maintenant ils avaient tué un touriste parce que celui-ci avait eu le malheur d’être là au mauvais endroit, au mauvais moment. Certes, on leur avait promis plus d’argent, mais il sentait que ça allait être une sale nuit.
20:12:58
Charles Delacroix décrocha son téléphone. Encore Benjamin Muller. Peut-être était-ce enfin une bonne nouvelle ?
— Oui ? fit-il.
— Monsieur, j’ai le regret de vous annoncer que notre cible nous a distancés.
Pas une bonne nouvelle, alors. Évidemment.
— C’est malheureux, soupira Delacroix.
— Vous aviez évoqué l’existence d’un plan alternatif, Monsieur ?
Delacroix se caressa la barbiche, et se demanda s’il devait continuer à faire confiance aux deux tueurs à gages. Il changea de pièce et quitta le salon, dont les volets du salon étaient fermés, bloquant totalement la lumière du jour. Il entra à la place la grande cuisine équipée, dont lui-même ne se servait pourtant pas beaucoup. Il se dirigea vers la fenêtre et se risqua à écarter un peu l’épais rideau, mais eut un mouvement de recul lorsque le soleil couchant brûla sa peau fragile de vampire.
— Monsieur ? répéta Muller.
Delacroix se décida. Il ne ferait probablement pas nuit avant encore une heure ou deux, ce qui empêcherait l’intervention de personnes en qui il avait plus confiance mais qui craignait la lumière du jour.
— Un de mes hommes vous retrouvera à Gap à…
Il jeta un coup d’œil à sa Rolex.
— … disons, vingt-et-une heures. Au même endroit qu’avant.
— Bien, Monsieur.
Hubert Delacroix raccrocha son téléphone, puis se servit un verre d’un liquide rouge et opaque qui n’était pas du vin.
— Il serait peut-être plus sage d’annuler et de se contenter de limiter les dégâts, suggéra l’autre homme qui était dans la pièce.
Celui-ci s’appelait Agathon. Un nom plutôt rare, mais l’homme lui-même n’était pas exactement tout à fait conventionnel non plus.
— Il me semble que tu as été clair. Si nous n’agissons pas cette nuit, tout est perdu.
Agathon baissa la tête.
— J’ai dit qu’il fallait que ça ait lieu à un solstice. Il y en aura un autre dans six mois.
— À ce moment-là, tu sais très bien qu’il sera trop tard. Mais ne baissons pas les bras trop tôt. Tout n’est pas perdu : je laisse encore une chance aux deux mortels ; s’ils échouent à nouveau, il sera temps de faire entrer dans la danse des amis plus… capables.
20:16:28
— Je crois qu’on les a semés, constata Razor en reprenant une vitesse plus modérée.
Elle jeta un coup d’œil à sa passagère. Durant la course-poursuite, celle-ci avait lâché son pistolet pour agripper la poignée avec ses deux mains, mais elle ne semblait pas paniquée pour autant. Razor réalisa que Clémence était plus jeune qu’elle ne l’avait pensé : plutôt seize ou dix-sept ans que vingt. En plus des taches de sang sur le tee-shirt et le pantalon, elle avait deux vilaines cicatrices sur les avant-bras, au niveau des veines. Tentative de suicide, en conclut Razor, et plutôt récente.
Ça n’expliquait cependant pas la blessure par balles à la jambe, ni leurs poursuivants.
— Donc, résuma Clémence en lâchant la poignée, c’est une voiture tunée qui se régénère.
— On pourrait dire ça, admit Razor.
Elle ne se considérait pas spécialement comme adepte de tuning, mais elle n’allait pas pinailler. À la place, elle s’alluma une nouvelle cigarette. Avec la course-poursuite, elle n’avait pas pu profiter pleinement de la précédente.
— Cool, fit Clémence. Est-ce qu’elle peut se conduire toute seule, aussi ?
— Je ne crois pas.
Parfois, Tuture roulait presque toute seule lorsque sa conductrice avait la tête ailleurs, mais Razor avait du mal à imaginer sa voiture se promenant avec personne à bord. Cela dit, au fil des années, Tuture été exposée à tellement de magie noire (y compris l’occasionnel voyage dans l’au-delà : passer dans l’autre monde était déjà assez fatigant sans avoir, en plus, à s’y déplacer à pied) qu’il était difficile de savoir ce dont elle était vraiment capable.
— En tout cas, reprit Clémence, j’ai eu du cul de tomber sur toi.
Razor ne répondit pas. Elle ne croyait pas beaucoup au hasard et aux coïncidences, mais elle allait laisser de côté cela pour l’instant.
— Il faut que j’appelle une copine. Je l’ai laissée en plan pour ne pas t’écraser, elle doit être inquiète.
— Tu ne vas pas t’amuser à prévenir les keufs ou une connerie du genre ?
Razor soupira.
— J’ai une tête à appeler les flics ? demanda-t-elle. Sérieusement ? Je suis une skinhead, une anarchiste et une sorcière. Tu crois que je vais appeler la police ?
— T’es anarchiste ?
— Ouais. Ça te pose un problème ?
— Non, non, fit Clémence avec un sourire. Ça m’arrange, d’une certaine façon. Je ne crois pas que j’aurais apprécié d’être sauvée par une skinhead nazie.
— Ils ne méritent pas le terme de skinhead, cracha Razor. Ce sont des boneheads. Rien à voir.
— Tu veux dire, railla Clémence, à part le crâne rasé et les vêtements ? Non, rien à voir. Je me demande pourquoi les gens se trompent parfois.
Razor lui fit un doigt d’honneur, puis décrocha son téléphone.
20:22:42
— C’est elle ! s’exclama Betty.
Si elle avait été rassurée durant quelques secondes lorsque Razor avait daigné décrocher, la fin assez brutale du coup de fil l’avait fait replonger dans l’angoisse. Il lui avait fallu tout le soutien de Karima et d’une nouvelle bouteille de bière pour ne pas se ronger les ongles.
— Razor ! s’exclama-t-elle. Tu vas bien ?
— Oui. Je suis désolée, il y avait un obstacle sur la route, mais je devrais être là d’ici une vingtaine de minutes.
— Un obstacle ? demanda Betty.
— Quelqu’un qui était en panne. Ne t’en fais pas, tout va bien.
Betty hocha la tête, soulagée, même si elle trouvait qu’il y avait quelque chose d’étrange dans la voix de son amie.
— D’accord. Merci d’avoir rappelé. À tout à l’heure.
— À toute.
Betty rangea son téléphone dans son sac à main, puis vida le fond de sa dernière bouteille de bière. Ce n’était pas parce qu’il n’y avait plus de raison de stresser qu’il fallait que ça se perde.
— Alors ? demanda Karima.
— Elle a dit que c’était quelqu’un en panne.
— Je te l’avais dit, qu’il n’y a pas de quoi s’en faire…
Betty fit une grimace. Elle n’était pas exactement convaincue que cela soit aussi simple.
— Je ne sais pas. Elle avait une voix bizarre.
— Bizarre ?
— Un peu trop joyeuse.
Karima lâcha un soupir bruyant.
— Tu te fous de moi ? D’abord, tu t’inquiètes parce qu’elle est déprimée, et maintenant tu trouves qu’elle est trop joyeuse ?
— Je ne m’inquiète pas, protesta Betty, je dis juste que c’est bizarre. Les seules fois où je l’ai vue comme ça, c’est quand des gens essayaient de la tuer.
Karima fronça les sourcils, sembla réfléchir un moment, puis haussa les épaules.
— Peut-être qu’un peu de distraction lui ferait du bien, décida-t-elle.
Après quoi, elle se remit à travailler sur sa thèse.
20:23:38
Angela s’était finalement décidée à mettre sa hiérarchie au courant de sa découverte. Son contact allait arriver d’un instant à l’autre, et le temps que ses collègues débarquent à leur tour, il aurait le temps de jeter un coup d’œil à la scène du crime.
Si ses collègues arrivaient. Vu l’heure, elle n’était pas certaine qu’elle parviendrait à faire se déplacer une équipe alors qu’il n’y avait aucun cadavre (du moins, elle n’en avait trouvé aucun). Le commissaire lui avait promis qu’il verrait ce qu’il pouvait faire, ce qui voulait probablement dire qu’il comptait la laisser poireauter une demi-heure avant de lui annoncer qu’il n’avait personne sous la main pour ce soir.
Angela put profiter quelques minutes du coucher de soleil sur les montagnes avant d’entendre le bruit d’une moto de grosse cylindrée. Quelques instants plus tard, Striker apparut et se gara devant la maison de madame Petit. Angela avait pris le temps de briefer cette dernière, et lui avait suggéré de ne pas sortir de chez elle pour le reste de la soirée.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Striker après avoir coupé le contact de sa Harley.
Angela avait un certain arrangement avec le biker borgne, qu’elle qualifiait de gagnant-gagnant. Elle fermait les yeux sur son trafic de drogues et les autres délits mineurs (du moins du point de vue d’Angela) que pouvaient commettre son groupe de motards, et en échange elle le mettait à contribution lorsqu’elle avait besoin d’un consultant en sorcellerie sans en référer à sa hiérarchie.
Striker n’était jamais très enthousiaste lorsqu’il était sollicité, mais elle savait se montrer persuasive.
— Descends de ta bécane et suis-moi, ordonna-t-elle en se dirigeant vers la vieille ferme. J’ai besoin de ton avis.
Le motard obéit, quoique sans se presser. Il prit le temps de sortir un gros cigare de son blouson et l’alluma avec son zippo avant de suivre la policière.
— Tu devrais utiliser des allumettes, commenta Angela. À moins que t’aimes le goût de l’essence, évidemment.
— Oui, maman, répondit Striker.
Angela se permit un sourire. Le motard au bandeau sur l’œil était un type d’une cinquantaine d’années ; il avait été un sorcier pas très regardant sur la loi, et avait fait un certain nombre de choses qu’il qualifiait devant elles de « conneries » (du moins, les choses dont elle était au courant). Si elle était entrée dans la police une dizaine d’années plus tôt, ils n’auraient probablement pas eu de rapports aussi cordiaux. Maintenant, il s’était rangé et il faisait partie des rares personnes avec lesquelles Angela avait l’impression de pouvoir échanger.
— Tu sais quoi, fit Striker, je comptais passer une soirée tranquille à manger des chips en regardant la télé. Il faut croire que les gens se sont donnés le mot pour me niquer mes plans.
— Comment ça ? demanda Angela, intriguée.
Le motard lâcha un soupir.
— Je veux dire par là que je t’aime bien, dans un sens pas très regardant, mais je préférerais être chez moi.
— Non, je veux dire, qui d’autre t’a dérangé ?
Après tout, si Striker se contentait maintenant de trafic de stupéfiants, il restait quelqu’un qui avait une certaine réputation dans le milieu de la sorcellerie. Si des gens l’avaient contacté, c’était peut-être en lien avec son affaire.
— Pas tes ognons, grogna le motard. Le business.
Par ça, il voulait dire qu’il s’agissait de trafic de stupéfiants. Angela était un peu déçue, mais ne le montra pas, et poussa à la place la porte de la vieille ferme.
— Je préférerais que tu jettes ton cigare avant d’entrer.
— Tu rigoles ? répliqua Striker.
À la place, il déposa avec précaution son cigare sur un rocher, afin de pouvoir le récupérer après, tout en évitant de mettre le feu à la forêt.
— Bon, c’est quand tu veux, railla Angela.
Le motard entra finalement dans la ferme. La première chose qu’il fit fut de renifler plusieurs fois, puis il balaya le lieu du regard.
— Merde, fit-il. Qu’est-ce qu’il s’est passé ici ?
— C’est pour savoir ça que je t’ai fait venir.
Striker grogna, puis se dirigea vers le pentagramme qui avait été tracé au sol avec du sang.
— Humain ou animal ? demanda-t-il en le montrant du doigt.
— Aucune idée, répondit Angela.
Le motard s’accroupit près du cercle tracé à l’hémoglobine, puis le toucha délicatement d’un doigt avant de le porter à ses lèvres. La policière songea vaguement qu’elle aurait dû l’en empêcher, en tout cas en suivant les procédures classiques, mais elle espérait qu’il obtiendrait de meilleurs résultats que la police scientifique. De toute façon, avec ses gants de motard, il ne laissait pas d’empreinte.
— Humain, trancha-t-il.
— Chiotte, fit Angela.
Son juron manquait de conviction : en son for intérieur, une partie d’elle-même se réjouissait d’avoir enfin une enquête intéressante à se mettre sous la dent.
Striker se releva et jeta un nouveau coup d’œil aux environs.
— Tu as d’autres éléments ? demanda-t-il.
— Un impact de balle près d’une des fenêtres.
— Hum. Pas grand-chose, donc. J’imagine que tu vas me demander de me servir d’un de mes petits talents ?
Angela lui fit un grand sourire.
— Tu es d’une perspicacité incroyable.
— Tu te rappelles ce que je t’avais expliqué ? demanda-t-il. Le fait que la magie, c’était pas open-bar, et tout ça ?
Angela ne put réprimer un sourire. Elle avait entendu beaucoup d’adeptes de la magie lui expliquer qu’il fallait l’utiliser avec parcimonie, mais la formulation de Striker était sans doute sa préférée.
— Ouais, ouais.
— Je voulais juste être sûr, soupira-t-il.
20:32:43
(val d (init-drone (read-file "~/apocalisp/misc/drone/profiles/minicopter.data") :interactive)) (take-off d 1.0)
Karima prit une inspiration avant d’appuyer sur la touche entrée. C’était le moment de vérité. Normalement, ça devait marcher, si elle n’avait pas fait d’erreur dans son code, qu’il n’y avait pas de problème matériel, et si les astres étaient alignés favorablement. Elle regarda la sorte de petit hélicoptère qui était en face d’elle. Ça ressemblait à un engin téléguidé, mais c’était en fait un drone : il embarquait suffisamment de caméras, de capteurs et d’électronique pour pouvoir se piloter « tout seul » (à condition, évidemment, que les programmes installés dessus fonctionnent correctement).
Karima se décida finalement à appuyer sur la touche entrée. Elle crut un moment qu’il y avait un souci, mais après deux secondes de latence les hélices se mirent à tourner et l’engin décolla du sol, pour se stabiliser à un mètre du sol.
— On dirait que ça marche, la félicita Betty.
Celle-ci s’était installée dans un transat à côté de son amie et avait commencé son énième relecture du Seigneur des Anneaux. C’était elle qui avait eu l’idée de faire une petite démonstration robotisée. Karima, de son côté, n’aimait pas à avoir à toucher à l’aspect matériel de l’informatique et n’avait pas, au départ, été très chaude, mais maintenant qu’elle voyait l’engin décoller elle devait admettre que c’était cool.
Et, surtout, ça lui permettrait de montrer que son langage était suffisamment léger et efficace pour tourner sur un robot qui, aussi pointu soit-il, n’avait pas les capacités de son micro-ordinateur. Par ailleurs, ça boufferait facilement cinq minutes ou dix minutes lors de sa soutenance, ce qui lui ferait toujours ça de moins où elle devrait parler.
Elle tapa ensuite la commande (land d)
et l’appareil se posa doucement sur le sol.
— Ça va plaire à ton jury de thèse, commenta Betty.
— Ouais, admit Karima. Cela dit, j’ai passé deux ans à bosser sur la conception d’un langage et sur un système de type aussi efficace que possible, et tout ce qu’ils retiendront c’est que j’ai amené un drone.
— Tout ce qui est d’or ne brille pas, récita Betty. Mais en général il vaut mieux mettre un vernis doré pour que ça plaise aux bouseux.
— Ouais. Cela dit, il faut quand même que je fasse une vraie intelligence artificielle.
Lorsqu’elle vit son amie se remettre à programmer, au lieu de travailler à la rédaction de sa thèse, Betty se sentit obligée de jouer la mère-poule, même si elle n’était pas très bien placée pour le faire.
— Tu sais, tout ce qu’ils verront c’est le drone décoller, bouger un peu et atterrir. Ils n’en ont rien à foutre qu’il ait une intelligence artificielle évoluée ou que ce soit complètement scripté à l’avance.
— Moi, je le saurais, répliqua Karima.
— Peut-être que tu devrais d’abord finir de rédiger ton manuscrit ?
Pour toute réponse, la thésarde se contenta de lui faire un doigt d’honneur, et Betty n’insista pas. Vu comment elle glandait ces dernières semaines, elle ne pouvait pas lui faire la leçon.
Les deux jeunes femmes s’étaient rencontrées à la fac, en informatique. À l’époque, aucune des deux n’avait eu un cursus brillant, et elles avaient vite passé beaucoup de temps à sécher des cours et voler des trucs dans des magasins. Elles avaient une méthode bien rodée : Karima attirait l’attention des vigiles pendant que Betty mettait des choses dans son sac à main.
Comme les deux étaient, malgré leur désintérêt pour les cours, plutôt douées en informatique, elles avaient décidé de mettre leurs compétences à contribution de leurs petits larcins, et avaient commencé à récupérer des numéros de carte bancaire sur Internet. Après, leurs parcours avaient divergé : Karima s’était découvert un vrai intérêt pour la recherche et trouvait absolument fou d’être payée pour faire des choses qu’elle ferait de toute façon sur son temps libre. Betty, elle, avait laissé tomber ses études et n’avait jamais été capable de trouver un vrai travail. Non pas qu’elle en eût réellement besoin : elle était passé de petites arnaques sur Internet à l’exploitation, puis à la vente, de failles de sécurité. Elle disposait d’une somme confortable en bitcoins, même si ça ne correspondait pas à grand-chose vu qu’il ne s’agissait pas d’une vraie monnaie. C’était un peu comme l’or des fées des légendes, qui pouvait s’évaporer à tout moment, mais pour l’instant elles n’avaient pas à se préoccuper d’argent, ce qui était tout à fait plaisant par rapport à leur situation quelques années plus tôt.
Malgré cela, Betty mettait un point d’honneur à continuer à voler des choses dans les magasins, parce qu’elle ne voulait pas perdre la main et que c’était une question de principe.
20:40:36
Angela commençait à s’impatienter. Cela faisait maintenant cinq bonnes minutes que Striker était assis par terre, en tailleur, avec les bras croisés et l’œil fermé. Auparavant, il avait à nouveau « goûté » le sang séché qui était par terre et pris le temps de humer encore un peu l’odeur de la pièce.
Elle comprenait à peu près ce qu’il faisait, pourtant. Le principe était assez simple : les actions violentes, par exemple les meurtres (Angela supposait qu’il y en avait eu un dans la ferme et que le sang ne venait pas de nulle part) laissaient une sorte d’écho à l’endroit où cela avait été commis. Un sorcier un peu doué, comme l’était Striker, pouvait donc, avec un peu de chance, être à même d’avoir une vision d’ensemble de ce qui s’était passé. Il s’agissait d’une image floue, qui d’après ce qu’elle en comprenait se rapprochait plus d’une succession d’émotions que d’un enregistrement vidéo ; par conséquent, c’était rarement l’outil idéal pour identifier un suspect, mais elle avait parfois trouvé ce procédé utile, en complément avec les méthodes plus traditionnelles de la police scientifique.
Il ne s’agissait pas de méthodes approuvées par sa hiérarchie. Elle n’avait pas le droit de faire intervenir un sorcier ou un surnat sur une enquête, à moins qu’il ne s’agisse d’un agent assermenté de la brigade surnaturelle. Par ailleurs, toutes les informations obtenues par des méthodes plus ou moins « magiques » n’avaient pas grande valeur juridique devant un tribunal.
Elle savait que Striker avait un autre tour dans son sac, qui avait le mérite d’être beaucoup plus rapide et précis. Malheureusement, cela nécessitait un cadavre frais s’étant trouvé sur les lieux du crime, ce qu’elle n’avait pas sous le coude pour le moment.
Au bout de quelques minutes, le motard finit enfin par rouvrir les yeux et décroisa les bras.
— Alors ? demanda Angela.
Striker leva la main pour lui faire signe d’attendre, puis se leva en titubant.
— On fait le débriefing dehors ? suggéra-t-il. Je ne peux plus sentir cet endroit.
Angela l’accompagna à l’extérieur et s’alluma une cigarette pendant que le motard récupérait le cigare entamé qu’il avait laissé sur un caillou.
— Je dirais cinq hommes, finit-il par dire. Dont un sorcier. Un jeune gars. Et de l’autre côté, une gamine. Elle était inconsciente au début.
— C’est son sang qui était par terre ? demanda la policière.
Striker secoua la tête, puis inspira une bouffée de tabac.
— Celui du sorcier. Il était déterminé. Ça ne lui plaisait pas de faire ce qu’il faisait, mais il estimait qu’il devait le faire. La fin justifie les moyens, ce genre de choses.
Angela se moquait à vrai dire un peu des motivations des criminels, elle voulait surtout connaître leur identité. Au moins, ça n’avait pas l’air d’être un taré de tueur en série.
— La fille était au milieu du pentacle. Son corps était un réceptacle, pour accueillir l’esprit d’un démon.
— Merde, jura Angela.
Elle avait, au cours de sa carrière, été confrontée à un certain nombre de vampires et de loups-garous. Des sorciers, aussi de temps en temps. Rarement, un fantôme ou deux. Elle avait aussi croisé quelqu’un avec du sang de démon. Mais un vrai, cent pour cent pur jus, invoqué par un sorcier ? C’était une nouveauté, et pas franchement bon signe. Ça sentait les emmerdes. Elle se demandait ce qu’elle était censée faire dans ce genre de circonstances. Probablement comme d’habitude : s’arranger pour tirer la première.
Par acquis de conscience, elle décida tout de même de se renseigner un peu avant.
— On parle de quoi ? demanda-t-elle. D’un cas de possession ?
Striker répondit d’abord par un haussement d’épaules.
— Quelque chose s’est mal passé. Étonnement, incompréhension. Une explosion, ou un truc comme ça. Boum.
Angela hocha la tête. Voilà qui expliquait les vitres brisées, les problèmes de toiture et le dérangement dans la chambre de madame Petit.
— Elle en a profité, expliqua le motard. Elle s’est enfuie.
— Elle ? demanda Angela. Ou le démon ?
— Rage. Colère. Envie de tuer, de voir le sang couler. Probablement le démon.
La policière grimaça. Voilà qui était mauvais signe. Même si ce qu’avait ressenti Striker ne voulait pas forcément dire que l’invocation avait réussi et que c’était le démon qui était parti. Après tout, si elle se réveillait au milieu d’un cercle de sang entouré de trouducs, elle aurait probablement aussi envie de tuer les gens.
Et puis, il y avait des démons à peu près fréquentables. Il ne fallait pas partir sur des préjugés.
— Des hommes sont partis à sa poursuite, termina Striker. Par là.
Il désigna la petite route qui passait à côté de la ferme et se dirigeait vers la montagne. D’après madame Petit, c’était le moyen d’accès à un chemin de randonnée.
De son côté, après avoir raconté ce qu’il avait vu et ressenti, Striker se laissa tomber par terre, en position assise.
— Je n’aime pas faire ça, Angie, tu sais.
— Je sais. Merci.
Prise d’un élan de compassion, elle ne le reprit même pas sur son utilisation du diminutif « Angie », qu’elle n’appréciait pas énormément.
20:48:13
Razor s’engagea dans la montée qui menait au chalet. Elle commençait à être inquiète pour sa passagère : elle avait commencé par arrêter de parler, puis s’était endormie à côté d’elle dix minutes plus tôt. Il fallait maintenant espérer qu’elle se réveillerait.
Elle parcourut le dernier kilomètre aussi rapidement qu’elle le pouvait, puis se gara dans un crissement de pneus dans le jardin, au plus près possible du chalet. Elle descendit de voiture sans couper le contact, et se tourna vers Karima et Betty, qui glandaient toutes les deux sur des transats.
— Oi ! cria-t-elle. Venez m’aider !
Elle fit ensuite le tour de la voiture et ouvrit la portière côté passager.
— Clémence ? demanda-t-elle. Clémence ?
La jeune femme ne réagit pas. Razor entreprit donc de la sortir du véhicule, ce qui n’était pas évident. Heureusement, Karima et Betty accouraient et l’aidèrent rapidement à extraire Clémence.
— C’est qui ? demanda Betty.
— Elle s’appelle Clémence.
Razor et Betty parvinrent à la soulever à deux, la première attrapant les bras et la seconde les pieds. Pendant ce temps, Karima regardait le sang qui maculait le siège passager et le pistolet qui était tombé sur le tapis de sol.
— J’avais raison, constata Betty alors qu’elles entraient dans le chalet. Il y avait des gens qui essayaient de te tuer.
— Je n’étais pas la cible principale, protesta Razor. On la met sur mon lit, d’accord ?
Razor ouvrit la porte de sa chambre d’un gros coup de pied, et maudit au passage Karima qui était restée dehors plutôt que de leur filer un coup de main. Enfin, elles purent déposer Clémence sur le lit. Vu la douleur dans ses bras, il n’aurait pas fallu qu’elles aient à parcourir plus de distance.
Elle ne prit pourtant pas le temps de se reposer, et examina la jeune femme qui était étendue sur le dos. Au vu des traces de sang, elle avait probablement une blessure au ventre et à la jambe.
— Va me chercher des ciseaux, ordonna-t-elle à Betty. Une bassine d’eau. Des chiffons.
Devant elle, Clémence remua un peu et grommela quelque chose. C’était rassurant : au moins, elle n’était pas tout à fait morte. Derrière, Betty se précipitait dans la cuisine et criait à Karima de trouver des chiffons.
Razor fouilla dans son sac de voyages qu’elle n’avait pas vidé, le retourna brusquement, et attrapa un étui en cuir noir qui dépassait un peu. Elle se félicita d’avoir amené sa « trousse à pharmacie ». Lorsqu’elle avait décidé de la prendre, c’était parce qu’elle pensait que ses amies risquaient bien de profiter de la montagne et du lac pour se blesser quelque part. Elle ne s’était pas imaginé qu’elle aurait à soigner ce qui avait tout l’air de blessures par balles.
20:52:46
Toujours assis dans l’herbe, devant la ferme où l’avait menée Angela, Striker ralluma son cigare (il s’était à nouveau éteint) et tira une nouvelle bouffée dessus en essayant de faire le vide dans sa tête.
Il repensa à ses amis motards qui lui avaient proposé de les accompagner dans une grande virée de plusieurs centaines de kilomètres. Striker avait refusé, préférant passer une soirée tranquille devant la télé. Quelle connerie.
Un téléphone se mit à sonner, celui d’Angela. La policière décrocha et s’éloigna de quelques mètres. Striker la regarda pendant qu’elle discutait. Dans quelles emmerdes allait-elle encore le fourrer ? Il allait falloir qu’il soit ferme : pas question qu’il continue de l’aider sur cette histoire. Elle n’avait qu’à appeler ses collègues. Lui, en tout cas, n’avait aucune envie de se retrouver coincé entre un démon fugitif et un sorcier accompagné de tueurs.
Angela raccrocha et se dirigea vers lui à grands pas. Avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, il lui fit de la main signe de s’arrêter.
— Non, dit-il, d’un ton qu’il espérait ferme. Je m’arrête là.
— Les collègues ne viendront pas ici tout de suite, expliqua la policière. Quelqu’un a trouvé un cadavre. C’est à cinq minutes d’ici.
— Non, répéta Striker. Je t’ai filé un coup de main, ça s’arrête là.
Angela le dévisagea un moment, puis haussa les épaules.
— Tu peux rester là. Repose-toi un peu. Je reviens dès que je peux. Ne bouge pas.
Striker soupira tandis que la policière se précipitait vers sa voiture, qu’elle avait laissé à côté de la maison de madame Petit.
— Hé ! protesta Striker. Quand je disais « non », ça ne voulait pas dire « pas tout de suite » ! Il est hors de question que…
Il ne termina pas sa phrase : il était évident qu’Angela ne l’écoutait pas.
— Oh, chiotte, jura-t-il, dépité.
20:55:53
Thomas Dumont gara sa voiture sur le parking pratiquement désert d’un centre commercial. À côté de lui, Benjamin Muller jetait des regards pour voir si leur interlocuteur était déjà là, mais ce n’était visiblement pas le cas : toutes les voitures étaient manifestement vides.
Les deux compères avaient mis à profit les trois derniers quarts d’heure pour changer une nouvelle fois de véhicule. Ils avaient abandonné la BMW et opté pour une petite Ford Focus plus discrète, que Thomas avait rapidement fait démarrer aux fils. Thomas avait également insisté pour rendre Frank le chien à son propriétaire. Son coéquipier n’avait pas envie de perdre du temps pour un clébard (ou, selon ses mots à lui, leur « ami canin »), mais Thomas n’avait pas cédé : ils étaient peut-être des tueurs à gages, mais pas des putains de barbares.
Une nouvelle voiture s’engagea sur le parking et leur fit un appel de phares. Thomas répondit de la même manière, et le véhicule s’approcha d’eux. Il s’agissait d’une grosse berline noire aux vitres teintées, qui vint s’immobiliser à côté d’eux, en vis-à-vis, de façon à ce que les deux conducteurs puissent se parler en n’ayant qu’à ouvrir leurs fenêtres.
La vitre de la berline descendit lentement, dans un petit grincement électrique, et Thomas reconnut celui de leurs mystérieux employeurs avec qui ils avaient déjà traité. Il était de taille moyenne, blanc, brun, les yeux marrons, et portait une chemise on ne peut plus banale. Quelqu’un de parfaitement quelconque, dont on ne se souvenait de rien de précis. Thomas soupçonnait que ce soit voulu. Clairement, l’homme en question, qui disait s’appelait Arthur, avait des talents de sorcier et pas envie que ses « employés » en sachent trop sur lui. À vrai dire, Thomas se demandait s’il voyait vraiment son interlocuteur tel qu’il était, ou s’il s’agissait d’une sorte de saloperie de déguisement magique.
— Vous nous aviez parlé d’un plan B, se contenta-t-il de dire.
— Oui, fit Arthur en cherchant quelque chose dans sa boîte à gants. J’ai un petit outil pour vous. J’espère que, cette fois-ci, vous pourrez accomplir votre tâche.
Thomas ne répondit rien, attendant que son interlocuteur leur donne son gadget. Ce dernier finit par trouver ce qu’il cherchait, et leur tendit une petite boite en bois, qui faisait à peu près la taille de la paume de sa main.
Thomas l’ouvrit dès qu’il l’eut dans les mains et constata qu’elle contenait une boussole.
— Grâce à un petit enchantement de mon cru, expliqua Arthur, ceci vous mènera directement vers votre cible.
— Pourquoi ne pas nous avoir filé ça plus tôt ? demanda Thomas.
— Je ne l’avais pas encore. Je l’ai fabriqué grâce à un peu de sang que j’ai récupéré.
Thomas referma la boîte et la tendit à son coéquipier, qui la rangea dans leur boîte à gants.
— Monsieur, fit ce dernier, je vous remercie de nous apporter cette petite aide. Grâce à cet artefact, nous ne devrions pas avoir de difficultés à acquérir notre cible.
Thomas et Arthur restèrent silencieux quelques secondes, décontenancés par le langage de Muller.
— Bien, finit par dire leur commanditaire. Une dernière chose : la police vient de trouver un cadavre, pas très loin de vous savez où. Je ne veux pas savoir si vous en êtes responsables, mais je tiens à vous rappeler qu’un minimum de discrétion est nécessaire à votre mission.
Thomas ne répondit rien. Il engueulerait son partenaire plus tard.
— Autre chose ? demanda-t-il.
— Non. Bonne chasse, Messieurs.
Chapitre 3
Vingt et une heures
Le brigadier Raphaël Martin faisait le planton sur la petite départementale. Il était arrivé sur les lieux du crime dix minutes plus tôt, et il avait commencé par établir un périmètre de sécurité. Cela avait pour l’instant consisté essentiellement à demander à monsieur Robert, le voisin qui avait découvert le cadavre, de rentrer chez lui en attendant qu’on prenne son témoignage.
Il avait également installé sa voiture dans un emplacement stratégique pour que les automobilistes voient le gyrophare suffisamment tôt pour lever le pied. Une fois cela fait (et après que monsieur Robert eut abandonné l’idée de voir l’équipe scientifique s’occuper du corps), Raphaël Martin avait décidé que le mieux était qu’il reste sur la route, à faire signe aux gens de ralentir et de dévier un peu à gauche. Ça aurait été embêtant qu’une voiture projette des graviers sur le corps, pas vrai ? Ça aurait foutu l’enquête en l’air.
La dernière chose que Raphaël Martin avait envie de faire, c’était de s’approcher du cadavre. Il évitait déjà de le regarder. Il y avait jeté un coup d’œil de loin : le corps, ensanglanté, gisait face contre terre dans le fossé, à quelques mètres de la route. Il n’y avait rien de plus à voir. Le type n’allait clairement pas se relever, et la lumière bleue clignotante de son gyrophare donnait à la scène un côté encore plus morbide.
Tout ce que Raphaël Martin espérait, c’était que des renforts allaient arriver rapidement ; aussi fut-il soulagé en voyant une berline noire munie d’un gyrophare arriver à vive allure et se garer brutalement à côté de lui.
Une femme d’une trentaine d’années habillée en civile en descendit précipitamment et lui montra sa carte.
— Lieutenant Angela Lockheart, brigade surnaturelle, dit-elle à toute vitesse.
Raphaël lui tendit la main et se présenta plus calmement :
— Brigadier Raphaël Martin, gendarmerie nationale.
La policière ignora la main qu’il lui tendait et se dirigea à la place vers le cadavre, tout en sortant des gants en latex blancs de son sac à main.
— C’est une affaire de la brigade surnaturelle ? demanda-t-il, surpris.
Il espérait de tout cœur qu’elle allait lui répondre que ce meurtre relevait de leur juridiction, et qu’il pouvait rentrer chez lui.
— Je ne sais pas encore, répondit le lieutenant Lockheart sans se retourner. Il faut que j’examine rapidement ce cadavre.
Raphaël la laissa à sa tâche et retourna faire la circulation au milieu de la route (même si, pour l’instant, la « circulation » en question se réduisait à une voiture toutes les cinq minutes). Il décida qu’il avait le droit de s’allumer une cigarette. Il essayait de se limiter à cinq par jour mais il lui semblait évident que ça ne s’appliquait pas les jours de cadavre.
— Vous avez examiné le corps ? lui demanda sa collègue.
Examiner le corps ? Pourquoi diable aurait-il fait ça ? C’était le boulot des équipes spécialisés, des gens qui savaient ce qu’ils faisaient. Lui devait juste s’assurer que personne n’allait altérer la scène du crime.
— Juste de loin, répondit-il. Je n’y ai pas touché, évidemment.
— Parfait.
Quelques minutes plus tard, alors que Raphaël n’avait même pas terminé sa cigarette, le lieutenant Lockheart remontait déjà dans sa voiture.
— Hé ! protesta Raphaël. Vous repartez déjà ?
Il n’avait aucune envie de rester à nouveau seul avec le macchabée alors que le soleil était en train de se coucher.
— J’ai une autre scène de crime à cinq minutes d’ici, expliqua Lockheart. Il faut que je voie si c’est lié. En tout cas, le type qui a fait ça est un psychopathe : il ne s’est pas contenté de buter la victime, il lui a arraché l’œil. Post-mortem, probablement. Avec un couteau, je dirais.
— Oh, mon Dieu.
Raphaël se sentait un peu mal. Il aurait bien aimé que le lieutenant lui épargne tous ces détails. Alors qu’il essayait de maîtriser sa nausée, la policière repartait sur les chapeaux de roues. Raphaël resta alors seul avec le cadavre énucléé et pria très fort pour que des collègues le rejoignent rapidement.
21:06:09
Thomas arrêta la voiture sur un trottoir, juste à la sortie de Gap. À côté de lui, Benjamin Muller manifesta sa surprise :
— Hé bien, mon ami, que faites-vous ?
Le grand blond, avec son costard très classe plein de boue séchée et de traces d’herbes, avait l’air d’autant plus ridicule qu’il tenait d’une façon quasi religieuse la boussole que leur avait remise leurs employeurs. Celle-ci semblait les mener dans la direction de Briançon, et ils étaient tout de suite partis à la recherche de leur cible, mais Thomas avait besoin d’un break.
— Il faut qu’on cause, deux minutes.
— Si c’est à propos de ce quidam qui avait le malheur d’être au mauvais endroit et au mauvais moment, je dois admettre que vous aviez raison. L’éliminer était peut-être une erreur.
Thomas resta coi. C’était bien la première fois qu’il voyait son collègue manifester une vague forme de regret pour un meurtre.
— Si j’avais su que nos employeurs disposaient d’un tel artefact, expliqua Muller, je n’aurais pas été aussi pressé de réquisitionner un véhicule, et…
— Ce n’est pas de ça que je voulais parler, coupa Thomas. C’est à propos de nos patrons.
Muller haussa les épaules.
— Hé bien, demanda-t-il, qu’ont-ils ?
— Je ne les sens pas ! D’abord, on doit jouer les gardes du corps pour un rituel à la con. Personne ne nous dit de quoi il s’agit. Je capte, hein. On nous paye pas pour poser des questions.
— Ce n’est effectivement pas notre domaine de prédilection, admit Muller.
— Sauf que ça se passe mal, qu’on doit chercher une meuf dans la nature, qu’on a aucune idée de ce qu’elle est capable de faire, et on doit la choper vivante. Et on cumule les emmerdes. Je n’aime pas ça. Je pense qu’on devrait arrêter les frais.
Muller le regarda quelques secondes, l’air grave, puis il secoua lentement la tête.
— Nous ne pouvons nous le permettre. Ce serait dramatique pour notre réputation. Sans mentionner le niveau de nos finances.
— Je sais, grommela Thomas. Je sais.
Il tendit un doigt vindicatif à son coéquipier, qui le regarda, étonné.
— Un dernier essai. On fait un dernier putain d’essai, mais si ça part encore en vrille, on laisse tomber.
21:09:55
Angela conduisait à vive allure sur la route qui menait vers le chalet de madame Petit, profitant de son gyrophare pour ne pas respecter les limitations de vitesse (non pas qu’elle y fût très attentive le reste du temps). Elle avait eu de la chance, estimait-elle. Elle n’était tombée que sur un jeune brigadier et avait pu accéder tranquillement au cadavre. Ça aurait été beaucoup plus délicat si l’équipe scientifique avait déjà été sur place.
Elle regarda le petit sachet transparent et son sinistre contenu qui traînaient sur le siège passager. Ça allait peut-être lui attirer des soucis. Elle espérait vraiment que personne n’avait regardé le macchabée de près, et que ses collègues croiraient vraiment avoir affaire à un psychopathe qui prélevait des trophées sur ses victimes. Cela dit, elle s’en faisait peut-être trop : personne n’allait s’imaginer qu’une honnête policière dans l’exercice de ses fonctions était du genre à arracher un œil à un cadavre.
Elle se gara devant le chalet de madame Petit, et eut la surprise de voir la vieille dame sous son porche, accompagnée de Striker. Les deux étaient installés dans des rocking-chairs et étaient en train de prendre une tisane. Et, accessoirement, de se fumer un petit pétard. Angela ne s’était pas attendue à ça de la part de vieille dame, mais pourquoi pas ?
Elle rangea le sachet contenant l’œil du cadavre dans son sac et sortit de la voiture. Elle vit que madame Petit essayait de cacher son pétard, mais le motard lui fit signe de ne pas s’embêter.
— Ne vous en faites pas, Jocelyne, lui dit-il. Elle n’est pas du genre à embêter les gens pour ça.
— Non, admit Angela avec un petit sourire.
Elle avait un peu envie de prendre une chaise et de s’installer avec eux, à boire de la tisane (ou peut-être plutôt une bière). Au lieu de cela, elle se sentait obligée de courir après… après quoi, exactement ? Elle n’en avait aucune idée précise, en fin de compte.
— C’est pour mes rhumatismes, expliqua madame Petit.
— Je peux vous l’emprunter quelques secondes ? lui demanda la policière en désignant Striker.
Celui-ci ronchonna mais se leva tout de même, et accompagna Angela un peu plus loin. Celle-ci tenait à ce que madame Petit ne la voit pas.
— J’ai quelque chose pour toi, annonça-t-elle.
Elle sortit le sachet contenant l’œil, déclenchant un profond soupir chez Striker.
— Tes cadeaux sont vraiment merdiques, tu sais ? Même mon chat a la décence de m’apporter des souris crevées qui sont à peu près entières.
— Ouais, ouais. C’est pas ton anniversaire, en même temps.
— Je t’ai dit non, protesta Striker. J’ai eu ma dose pour la soirée.
— Je n’ai pas d’autres pistes ! implora Angela.
L’ancien sorcier se saisit à contrecœur du sachet en plastique.
— Pourquoi c’est à moi de t’aider ? demanda-t-il. Tu as des collègues qui sont payés pour, tu sais ?
Angela lui fit un petit sourire, puis s’alluma une cigarette.
— Eux n’ont jamais été confrontés à ce genre de choses, finit-elle par dire. Contrairement à toi.
— Oh, non, protesta Striker. Je me suis toujours tenu loin de ce genre de merdier. Et, crois-moi, tu devrais en faire autant. Si cette fille est vraiment possédée par un démon, tu ferais mieux de te tenir le plus loin possible plutôt que de chercher à la retrouver.
Angela haussa les épaules. Dans l’absolu, elle savait qu’il avait raison. Mais les choses n’étaient pas aussi simples.
— Tu sais que je ne peux pas faire ça. C’est plus fort que moi.
— Ouais, ouais, râla Striker. Je ferai écrire ça sur ta tombe.
Après ses protestations d’usage, et ayant bien conscience qu’il ne ferait pas changer d’avis la policière, le vieux motard retira le bandeau noir qui lui masquait une orbite vide. Il saisit ensuite l’œil arraché, et l’installa à la place de celui qui lui manquait.
Les sorciers avaient l’habitude de réciter une incantation avant de pratiquer un rituel délicat ; ce n’était pas strictement obligatoire, mais cela les aidait à se concentrer. En guise d’invocation, Striker se contenta de murmurer :
— Allez, envoyez la sauce.
Juste après cela, il partit dans une violente crise et se mit à convulser.
21:16:46
Dans la salle à manger du chalet, Betty faisait les cent pas en attendant d’avoir des nouvelles de Razor et de l’état de leur visiteuse impromptue. De son côté, Karima avait passé quelques minutes à regarder pensivement le pistolet qu’elle avait ramassé, puis elle s’était remise à programmer. La seule chose qui brisait le silence, en dehors des bruits de pas de Betty et de Karima qui pianotait sur l’ordinateur, c’était une petite radio qui égrenait à volume réduit les informations du jour. Un homme politique soupçonné de corruption, un plan de licenciement chez un grand fabricant d’automobiles, une discussion autour de l’allongement de l’âge du départ à la retraite. Cependant, aucune des deux jeunes femmes ne prêtait attention à ces informations.
— Tu penses qu’elle va s’en sortir ? demanda Betty.
Ce n’était pas la première fois qu’elle posait la question dans le dernier quart d’heure, et Karima lui fit la même réponse :
— Je ne sais pas.
— Comment tu peux rester aussi calme et bosser sur ta thèse ? s’emporta Betty.
Karima ne leva pas les yeux de son écran, occupée qu’elle était à taper des lignes de code à toute vitesse.
— Je ne bosse pas sur ma thèse, répliqua-t-elle. Je me suis dit que des gens avaient manifestement voulu la tuer et qu’ils réessaieraient peut-être.
Intriguée, Betty se pencha au-dessus de l’écran de son amie afin de voir ce qu’elle faisait. Elle mit quelques instants à déchiffrer le code affiché sur l’écran et à comprendre ce que Karima voulait en faire.
— Oh ! s’exclama-t-elle alors. Bien sûr ! Excellent !
La thésarde était en train de programmer des routines pour piloter son petit hélicoptère. Si elles ne relevaient pas d’une intelligence artificielle élaborée, elles seraient suffisantes pour que l’engin tourne autour du chalet, retransmettant sur l’écran ce que ses caméras voyaient.
Betty fut néanmoins prise d’un doute.
— Une seconde, protesta-t-elle. Comment on sait que c’est elle la gentille et eux les méchants ?
— Tout ne se divise pas en gentils et en méchants, protesta Karima. Le monde n’est pas blanc ou noir. Ça, c’était du temps de l’ORTF. Maintenant, on a de magnifiques écrans LCD capables d’afficher seize millions de couleurs.
Betty ne parut pas convaincue pas l’argumentation, aussi la thésarde décida-t-elle d’ajouter un argument d’autorité :
— Si Razor a décidé de l’aider, c’est qu’elle doit être digne de confiance.
21:19:57
— Striker ? Striker ! Réveille-toi, nom de Dieu !
Angela s’était agenouillée à côté du motard. Celui-ci, étendu sur le dos dans l’herbe, semblait inconscient. À côté de lui gisait l’œil sanguinolent que la policière avait prélevé un peu plus tôt sur un cadavre.
— Striker ! répéta-t-elle.
Ce n’était pas la première fois qu’elle demandait à l’ancien sorcier d’effectuer ce petit tour. La fois précédente, elle avait trouvé cela impressionnant, pratique, et à vrai dire carrément cool. Cela dit, Striker s’était à ce moment-là contenté d’avoir une légère absence, il ne s’était pas écroulé par terre.
Angela s’en voulait un peu. Elle aurait peut-être dû écouter ses limites et ne pas lui demander de pratiquer deux fois la sorcellerie à moins d’une heure d’intervalle. Elle aurait dû l’écouter sur les dangers à utiliser la magie.
— Striker ! lui hurla-t-elle dessus une nouvelle fois.
Celui-ci finit par marmonner quelque chose et ouvrit l’œil. Angela soupira de soulagement.
— Dieu merci, tu es vivant.
— Ouais, ouais, râla Striker, toujours allongé. C’est vraiment génial, de revivre les derniers moments d’un type qui se fait descendre. Tu devrais essayer.
Angela l’aida à se relever, ou en tout cas pour le moment à s’assoir, et lui tendit une cigarette. Striker la refusa (il préféra attendre un peu de reprendre son souffle), aussi l’alluma-t-elle à sa place. Elle dut s’y reprendre à deux fois : le vent s’était mis à souffler.
— Ça va mieux ?
— Fabuleusement bien, railla le motard.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
Striker parut hésiter. Peut-être était-ce parce que repenser aux dernières visions que lui avait laissées le défunt n’était pas agréable, mais Angela se demanda s’il n’y avait pas une autre raison.
— Allez, l’encouragea-t-elle. Après, je te fous la paix pour la soirée. C’est promis. Qu’est-ce que tu as vu ?
— J’étais en voiture, expliqua Striker. Je conduisais. J’ai pris un virage, et il y avait un type au milieu de la route, avec une mitraillette.
Angela souffla une bouffée de tabac.
— Il ressemblait à quoi, le type ?
— Celui à la mitraillette, il était grand. Blond. Avec une sorte de costard. Il y en avait un autre à côté. Plus petit, chauve, moins bien fagoté. Le grand blond m’a menacé, il m’a fait sortir de voiture et m’écarter de la route. Et puis…
La policière hocha la tête, essayant de comprendre ce qui s’était passé.
— Pas de trace de la fille, alors ? Celle qui est peut-être possédée par un démon ?
— Non, répondit Striker. J’imagine que les deux tueurs étaient après elle. Et voilà, après, c’était fini.
Le motard avait l’air bien pressé de terminer. Ça se comprenait un peu, vu les circonstances et son degré de fatigue, mais Angela se demanda tout de même s’il ne lui cachait pas quelque chose.
— Il y avait autre chose ?
— Non, répondit Striker en évitant de la regarder dans les yeux. C’est tout.
Angela soupira, irritée. Elle n’aimait pas la rétention d’informations.
— T’es pas un très bon menteur, tu sais ? Allez, qu’est-ce que tu as vu d’autre ?
Le motard soupira, puis la regarda avec un air de chien battu.
— Angie, je t’aime bien, mais ça pourrait me mettre dans la merde.
La policière prit une grande inspiration afin de garder son calme. Si elle ne s’était pas contrôlée, sa réaction instinctive aurait été d’étrangler Striker pour le forcer à parler. Cela dit, ils étaient presque amis, alors elle ne pouvait pas vraiment faire ça. Ou en tout cas, ce serait un dernier recours.
— C’est ma seule piste, implora-t-elle. Je ferai tout mon possible pour que rien ne te retombe dessus.
— Oh, vraiment ?
Ça ne paraissait pas convaincre le motard. Elle pouvait le comprendre, dans l’absolu.
— Écoute, Striker, ne me force pas à te menacer. S’il te plaît. Tu sais comment je suis quand je dois forcer les gens à parler.
Il la regarda quelques secondes, hésitant manifester entre parler ou à se taire. Puis il lui fit un petit sourire, et Angela sut qu’elle avait gagné.
— C’est compliqué, hein ? demanda-t-il. De faire « bon flic, mauvais flic » quand on est seule ?
— Je me débrouille.
— Ouais. je vois ça. O.K., Angie, voilà ce que j’ai vu. Ça commençait un peu avant. Pas grand-chose d’intéressant : je conduisais sur une route de montagne, et c’est tout. À un détail près : je me faisais doubler. Par une Clio.
— Et alors ?
— J’ai vu la même voiture aujourd’hui, répliqua Striker. Avec la même conductrice. Sauf que j’étais dans mon corps à moi, pas dans les souvenirs d’un mort.
Angela tira sur sa cigarette et prit le temps de réfléchir. Si la Clio en question avait doublé la victime juste avant que celui-ci se fasse buter, alors peut-être qu’elle avait aussi croisé les tueurs. Et peut-être même qu’elle avait croisé la personne que pourchassaient ses tueurs. Et si ça se trouve, il ne s’agissait même pas de personnes qui se croisaient, mais de quelque chose de plus intentionnel.
— Et c’est qui, cette conductrice ? finit-elle par demander.
— Je l’ai croisée un peu plus tôt. Elle m’a acheté de l’herbe. C’est une sorcière.
Ah, songea Angela. Voilà que les pièces du puzzle commençaient à s’assembler. Si une sorcière prenait en stop un démon sur la route, il y avait peu de chance que ce soit une coïncidence.
— Elle a un nom, ta sorcière ? Et elle ressemble à quoi ?
— Razor, répondit Striker. Grande, crâne rasé, look skinhead. J’ai son numéro, aussi.
Angela arbora un grand sourire. Voilà que les choses avançaient un peu.
— Angie, la mit en garde Striker, elle est dangereuse. C’est une sorcière. Elle a une voiture qui pue la magie noire. Et si elle est avec un démon, je n’ose même pas imaginer. N’y va pas seule.
La policière ne répondit rien ; elle se contenta de jeter son mégot au sol et de l’écraser d’un geste déterminé. En la voyant, le motard comprit qu’il n’arriverait pas à la dissuader d’éviter la confrontation.
— Et en tout cas, reprit-il, quoiqu’il arrive, tu ne lui dis pas que c’est moi qui l’ai balancée, d’accord ?
— Je suis parfois un peu con, admit Angela, mais je ne suis pas stupide non plus. Allez, file-moi le numéro.
21:30:18
Lorsque Razor sortit de la chambre et apparut dans le salon, la première chose qu’elle fit, avant de dire quoi que ce soit, fut de se précipiter vers le réfrigérateur, d’attraper une bouteille de bière, de la décapsuler au briquet et d’en vider la moitié d’une traite.
Karima, jusqu’ici occupée à regarder sur son ordinateur l’image que lui retransmettait son drone, songea que son amie devait être passablement secouée. D’ordinaire, elle y allait doucement avec l’alcool, notamment parce qu’elle prenait des anxiolytiques.
Razor posa la bouteille sur la table et se laissa tomber sur une chaise, puis alluma une cigarette. Betty et Karima attendirent qu’elle eût pu inhaler une bouffée de tabac avant de lui poser des questions. Razor n’y allait jamais doucement avec la nicotine. Ce fut Betty qui lança la première, et qui résumait toutes celles qu’elles se posaient :
— Alors ?
— Elle va s’en tirer, répondit la sorcière. Elle est juste fatiguée.
Karima arrêta un moment de regarder le flux que lui renvoyait le drone et jeta un regard interrogateur à son amie.
— Ça fait pas beaucoup de sang perdu pour quelqu’un qui est juste fatiguée ?
Razor haussa les épaules.
— Elle avait une balle dans le bide et une dans la jambe. Je pense que ça aurait dû la tuer. Manifestement, ça n’a pas été le cas. Elle guérit. Vite.
— Tu veux dire, comme une vampire ?
Ça aurait expliqué des choses. Évidemment, il faisait encore à peu près jour quand la jeune femme avait rencontré Razor, mais ça n’écartait pas forcément cette piste pour autant. Après tout, c’était la fin de journée, et certains vampires arrivaient à mieux supporter le soleil que d’autres.
— Non, trancha Razor. Elle guérit plus vite qu’une vampire.
Contrairement à l’idée qu’on s’en faisait, la régénération chez les morts-vivants était loin d’être instantanée. Il fallait en général plusieurs jours à un vampire pour guérir d’une blessure qui aurait mis plusieurs mois à cicatriser chez un humain. Karima n’avait pas si souvent que ça côtoyé de vampires au cours de sa vie, mais ça avait été suffisant pour se rendre compte qu’une blessure ne guérissait pas instantanément.
Cela dit, les vampires guérissaient tout de même plus vite que les humains, et quelqu’un qui guérissait plus vite qu’un vampire, cela commençait à devenir intéressant.
— Tu veux dire qu’elle n’est pas humaine ? demanda Betty.
— Je ne sais pas, soupira Razor. Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle a été exposée à une grosse dose de magie noire. Je ne sais pas ce qu’elle est véritablement.
— Elle dort toujours ? demanda Karima.
— Ouais.
— Et tu sais pourquoi on veut la tuer ? Ou qui ?
— Non.
Razor tira à nouveau sur sa cigarette, pendant que Karima et Betty s’échangeaient un regard, déçues de ne pas obtenir plus d’informations. Elles expliquèrent alors à leur amie la stratégie de surveillance qu’elles avaient mis en place, avec le petit drone qui tournait autour du chalet à une cinquantaine de mètres d’altitude. Razor ne parut pas bien impressionnée.
— Je n’ai pas été suivie, répliqua-t-elle. Je ne vois pas comment ils pourraient nous retrouver. Je veux dire, pas tout de suite. On a un peu de temps devant nous.
Karima et Betty s’échangèrent un nouveau regard, puis, un peu rassurées par les propos de leur amie, décidèrent qu’il était temps d’entamer un nouveau plan d’action.
— On se fait à bouffer, alors ? demandèrent-elles en cœur.
21:36:16
Hubert Delacroix, face à son miroir, se rasait avec précaution à l’aide d’un vieux coupe-choux. La nuit tombait vraiment, et il était plus que temps qu’il se prépare à sortir.
Concernant les vampires, les vieilles rumeurs avaient toujours la vie dure. Certes, plus personne ou presque ne croyait encore à cette absence de reflet dans le miroir, mais beaucoup de gens pensaient encore que les poils et cheveux des vampires ne poussaient plus après leur transformation. C’était faux, évidemment. C’était juste que les vampires dignes de ce nom avaient un certain sens de l’hygiène et de l’entretien de leur corps. Contrairement aux loups-garous, qui se laissaient beaucoup plus aller au niveau de la pilosité.
— Hub ? Hub !
Hubert sursauta, se coupant légèrement à la joue. Derrière lui, Agathon arrivait au pas de course.
— Oh, désolé, fit le jeune homme.
Hubert Delacroix se passa un doigt sur sa blessure, puis le tendit à Agathon, qui s’empressa de lécher les quelques gouttes de sang qui se trouvaient dessus.
— Que se passe-t-il, mon cher ? demanda Hubert.
— Je voulais juste te dire que j’avais donné mon petit dispositif aux deux hommes que nous avons engagés. J’espère qu’ils retrouveront cette fille à temps.
Hubert hocha la tête d’un air grave, puis se remit à manier son coupe-choux sous le regard attentif de son amant. Il se rinça ensuite le visage à l’eau tiède, puis s’essuya avec une petite serviette brodée.
— La sorte de boussole que tu leur as donné, demanda-t-il une fois rasé de frais, tu en as un autre exemplaire ?
— Pas sous la main, expliqua Agathon. Mais il me reste un peu du sang du démon, je dois pouvoir en fabriquer une autre.
— Ce serait une bonne idée, suggéra Hubert Delacroix en enfilant une chemise au-dessus de son maillot de corps. Je ne fais pas trop confiance à nos deux… recrues.
— Moi non plus, admit Agathon, gêné. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils tuent un innocent. Ça ne faisait pas partie de nos plans.
Hubert examina un instant le visage de son amant. Celui-ci avait l’air troublé. Pourtant, il n’était plus temps de flancher.
— Ce qui s’est passé est absolument affreux, se désola-t-il. Malheureusement, nous ne pouvons plus faire machine arrière.
— Je ne sais pas, protesta Agathon.
Hubert lui posa doucement une main sur le visage, et lui caressa la joue avec son pouce.
— Je t’aime, murmura-t-il. Et j’aime Étienne aussi.
21:40:16
Betty acheva de couper les tomates, puis se tourna vers Karima, qui s’apprêtait à éplucher un ognon.
— Hé, Car, je peux te laisser finir ? Tu sais comme je supporte les ognons…
Betty attendit que son amie lui ait répondu d’un hochement de tête avant de sortir sur le balcon pour rejoindre Razor. Les ognons n’étaient qu’un prétexte pour voir si son amie allait bien.
Celle-ci était assise sur une chaise, à regarder les dernières lueurs du jour disparaître derrière une montagne. Elle fumait un pétard, l’air absent.
— Ça va ? demanda Betty en s’asseyant à côté d’elle.
— Ouais, répondit Razor sur un ton plat.
Betty tendit la main vers son amie, pas pour la réconforter (ce n’était pas la bonne méthode : Razor sursautait dès qu’on la touchait) mais pour qu’elle lui passe son joint. La jeune femme tira dessus à trois reprises avant de le rendre à son amie.
— Tu n’as pas vraiment l’air d’aller, observa-t-elle.
Razor la dévisagea, un peu surprise, puis elle haussa les épaules.
— Je réfléchissais, expliqua-t-elle. J’essaie de comprendre.
— Tu veux dire, cette fille ? demanda Betty.
— Clémence. Ouais. Je veux dire, tiens, toi qui es douée en maths : quelle était la probabilité qu’on se croise, à ce moment précis ? Que je tombe juste au bon moment, par hasard ?
Betty prit une inspiration. C’était une question délicate, qui, sous des abords légers, cachait de profonds désaccords philosophiques qu’elle avait avec son amie. Celle-ci avait tendance à croire au destin, tandis que Betty, elle, le réfutait complètement.
— Je ne sais pas. Je ne pense pas que ce soit la question.
— C’est quoi, la question, alors ?
— Quand tu achètes un paquet de clopes, tenta d’expliquer Betty, quelle est la probabilité que tu tombes sur celui-là ? Que tu ailles dans le bon tabac et que tu obtiennes le bon paquet ?
Razor la regarda sans comprendre.
— Qu’est-ce qu’on s’en branle, de mes clopes ? Un paquet est un paquet.
— Exactement ! Il n’y a pas de destin qui te pousse à tomber sur le bon paquet. C’est le hasard. Si tu avais pris une autre route ou que tu étais partie dix minutes plus tôt, tu n’aurais pas croisé Clémence. Mais peut-être que t’aurais croisée un clodo bourré ou un randonneur nudiste. Et tu te demanderais, de la même manière : c’était quoi, la probabilité ?
Razor parut réfléchir un moment. Elle tira à nouveau sur son pétard, ce qui dut lui permettre de se faire une opinion puisqu’elle secoua ensuite la tête d’un geste vif.
— Ce serait quoi, la probabilité de croiser un un clodo bourré ou un randonneur nudiste qui guérit plus vite qu’un vampire ?
Betty poussa un soupir.
— Je manque un peu de données statistiques sur le sujet.
— Ce n’est pas le hasard.
— Et c’est quoi, alors ? Le destin ? Qui aurait mis cette fille sur ton chemin pour… pour quoi ? Pour te tester ? Pour donner un sens à ta vie ?
Betty s’était un peu enflammée sur la fin, ce qui fit sourire son amie.
— Non, répondit Razor, pensive. Je ne crois pas que c’était le destin.
— Quoi, alors ?
— Elle.
La sorcière tendait un doigt vers sa vieille Clio rouge. Betty regarda la voiture, décontenancée.
— Je ne savais pas où j’allais, expliqua Razor. C’est Tuture qui décidait. C’est Tuture qui a trouvé cette fille et a décidé de l’aider.
Betty ne répondit rien. Autant elle pouvait s’enflammer lorsqu’il s’agissait de débattre sur le destin ou le sens de la vie, autant, lorsqu’on parlait du choix d’une voiture, elle ne se sentait pas dans son élément.
21:46:01
Angela dut ralentir lorsqu’elle repassa à l’endroit où les deux tueurs avaient laissé un cadavre. Il y avait maintenant plus de monde : deux voitures supplémentaires avaient rejoint celle du brigadier Raphaël Martin, qui continuait à s’occuper de la circulation.
Angela ne s’arrêta pas. Elle eut peur que le brigadier ne lui fasse signe de s’arrêter, mais il se contenta d’arborer un air perplexe en la voyant ignorer la scène du crime. Parfait. Elle aurait peut-être des ennuis, mais pas tout de suite. Si elle devait expliquer pourquoi elle avait arraché l’œil d’un cadavre, il valait mieux qu’elle ait d’abord obtenu des résultats pour justifier cet acte.
Alors qu’elle redescendait vers Gap, elle composa un numéro et mit son téléphone sur haut-parleur. Elle dut attendre plusieurs tonalités avant que son interlocutrice ne décroche.
— Allô ? entendit-elle finalement.
— Sandra, j’aurais besoin que tu me localises un numéro de téléphone en urgence.
Sandra Blache travaillait dans l’équipe scientifique de la brigade surnaturelle, en région parisienne. Informaticienne, elle était spécialisée dans la récupération des données, mais elle lui avait, durant des années, aussi servi de support lors de ses missions à Paris.
Ce n’était pas elle qu’Angela aurait dû appeler, mais elle serait plus efficace que n’importe qui d’autre.
— Hum, hum, fit Sandra.
Vu le son qu’elle faisait, Angela en conclut qu’elle devait être en train de manger. Probablement une pizza qu’elle avait commandée, si ses habitudes n’avaient pas changé.
Elle lui transmit le numéro, n’obtenant comme seule réponse que des bruits de mâchements accompagnés de tapotements de clavier.
— Je l’ai, finit par dire Sandra. Ce n’est pas une localisation très précise, vu que c’est la campagne. Pas des tonnes d’antennes, par chez vous, hein ?
— Où elle est ? demanda Angela.
— Quelque part sur la route au-dessus d’un patelin. Je t’envoie les coordonnées.
— Merci.
Angela entra les coordonnées sur son GPS. C’était à une demi-heure de route à l’est de Gap, elle pourrait donc y être rapidement.
— Tu as besoin de quelque chose d’autre ? demanda Sandra entre deux bouchées de pizza.
— Ouais. Tu pourrais voir ce que tu me trouves sur la propriétaire du téléphone ? Je sais que c’est une sorcière surnommée Razor. Et une skinhead aussi, si j’ai bien compris.
— Une skinhead sorcière ? s’étonna Sandra.
— Ouais, répondit Angela en dépassant virilement une camionnette qui se traînait trop.
— Je croyais qu’il fallait avoir un cerveau pour pratiquer la sorcellerie. D’accord, je te rappelle quand j’ai quelque chose.
Angela raccrocha, puis essaya d’anticiper comment les choses pouvaient bien se passer. Arrêter une sorcière, elle l’avait déjà fait, mais elle était plus préoccupée par l’aspect potentiellement démoniaque de son acolyte. Elle n’était pas certaine que son arme réglementaire, un Glock 17 de calibre 9mm, soit suffisante pour couvrir tous les cas possibles. Heureusement, elle avait conservé quelques jouets de l’époque où elle travaillait sur Paris, et elle en gardait quelques-uns sur elle. Elle avait dans sa boîte à gants un revolver Smith & Wesson calibre .44, dont la puissance était plus à même, à son avis, de calmer un vampire ou un loup-garou énervé. Elle avait également dans son sac à main une grenade aveuglante. L’intérêt principal qu’elle voyait à cette dernière était contre les vampires. La lumière ne les brûlait pas, mais elle leur éclatait suffisamment leurs petits yeux sensibles habitués à voir dans l’obscurité, et il était ensuite possible de les dégommer sans gros risque.
Elle se rappela également qu’elle avait toujours le fusil à harpon qu’elle avait confisqué aux loups-garous qui faisaient un barbecue près du lac. Elle décida qu’elle n’essaierait de lui trouver un usage qu’en toute dernière extrémité.
21:52:17
Betty était revenue aider Karima pour la cuisson des spaghetti et la préparation de la sauce bolognaise. Elle n’avait pas vraiment besoin d’être assistée, à vrai dire, mais, sur le balcon, Razor s’était à nouveau enfermée dans son mutisme. Soit elle était plongée dans ses réflexions sur la rencontre avec Clémence, soit elle n’était pas bien, Betty n’en était pas sûre.
— Razor est bizarre, tu ne trouves pas ? demanda-t-elle à Karima.
Celle-ci devait être fatiguée d’entendre parler de l’état moral de son amie, car elle se contenta de lever les yeux au ciel sans s’arrêter de remuer les pâtes.
— Ouais, elle est bizarre. Ce n’est pas nouveau, Betty. Arrête d’angoisser pour ça. Tu n’es pas sa mère.
Betty se sentit un peu vexée par la remarque et hésita à clore la discussion pour retourner regarder les images que renvoyait le drone qui surveillait le chalet. Elle décida néanmoins de faire preuve d’opiniâtreté.
— Elle n’est pas bien. Elle est entièrement concentrée sur Clémence et qui elle peut être, je suis sûr que c’est pour fuir d’autres problèmes. Elle m’a dit que c’était sa Clio qui avait décidé de la mettre sur le chemin de clémence.
Karima goûta un spaghetti, estima que la cuisson n’était pas suffisante, et se remit à remuer le contenu de la casserole.
— C’est pas absurde, finit-elle par dire. Tuture est une bagnole magique. Ou possédée, ou trop tunée, je ne sais quoi. On peut s’attendre à tout avec un truc pareil.
— Ce n’est pas le problème, protesta Betty, qui s’occupait de son côté de la sauce bolognaise. Ce que je veux dire, c’est que je pense qu’elle saute là-dessus pour éviter d’affronter ses problèmes.
Karima secoua la tête, peu convaincue.
— Le problème de Razor, c’est qu’elle déprime quand elle s’ennuie. Et comme elle n’aime ni les jeux vidéos, ni le football, elle s’ennuie souvent. Là, elle a une occasion de ne pas s’ennuyer. Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Tant mieux, ça lui fera du bien.
— Du bien ? Il y a des gens qui risquent de venir pour nous tuer !
— Voilà ! répliqua Karima. C’est tout à fait le contraire d’ennuyeux. Exactement ce qu’il lui faut.
21:56:40
— J’ai bien peur que nous fassions fausse route, monsieur Dumont.
Thomas pila et arrêta brusquement la voiture sur le bas-côté. Son co-pilote commençait à l’agacer.
— Encore ? fulmina-t-il. Tu m’as dit de tourner à gauche, et j’ai putain de tourné à gauche !
Benjamin Muller examinait la boussole, dépité.
— C’était dans la direction que prenait cette route, expliqua le grand blond. Pour notre grande infortune, il semblerait qu’un virage nous ait fait bifurquer.
Thomas jeta un regard mauvais à son partenaire. Il était déjà énervé, mais le langage châtié était la cerise de caca sur le gâteau de merde.
— Ce que je veux dire, monsieur Dumont, est que cette boussole, aussi magique soit-elle, n’est pas un GPS. Elle ne donne qu’une direction approximative.
— Encore un demi-tour, donc ? soupira Thomas.
— J’en ai bien peur, mon cher ami. J’en ai bien peur.
21:57:25
Karima attrapa un spaghetti, le laissa refroidir quelques secondes le long de sa fourchette, puis l’enfourna dans sa bouche. Elle hésita ensuite quelques instants, puis annonça le verdict :
— Je crois que c’est prêt.
— Je vais chercher Razor, annonça Betty.
Pendant que celle-ci sortait sur le balcon, Karima égoutta les pâtes, les remit dans la casserole, puis ajouta la sauce par-dessus. Elle remua ensuite le tout.
Quand Betty et Razor rentrèrent, la sorcière, plutôt que de s’assoir à table, se dirigea vers la chambre où se trouvait Clémence.
— Elle va voir si elle veut manger, expliqua Betty en disposant les assiettes.
Quelques instants plus tard, elles apprenaient que Clémence dormait toujours et qu’elles ne seraient donc que trois à prendre des spaghetti. Karima ne le dit pas, mais cela l’arrangeait plutôt : ça ferait de plus grandes assiettes.
— Bon appétit ! lança-t-elle en s’asseyant, après avoir servi ses deux amies.
— Merci, toi aussi, répondit Razor, tandis que Betty avait déjà la bouche pleine et s’abstenait par conséquent de parler.
Elles mangèrent en silence pendant quelques instants, puis Karima délaissa momentanément son assiette pour regarder Razor.
— Tu as une idée, pour cette fille ?
— Clémence, corrigea Razor. Comment ça, une idée ?
— Je ne sais pas. Un plan. Tu as toujours des supers plans pour ce genre de situations.
— Pas cette fois, répondit la sorcière, un petit sourire aux lèvres. Je suppose qu’il faudra improviser.
Alors que Karima se remettait à manger, elle eut soudainement l’impression que la pièce s’obscurcissait. Cela ne dura qu’une fraction de secondes : après, tout était redevenu normal.
— C’est l’ampoule qui a merdé, demanda-t-elle, ou c’est moi qui suis fatiguée ?
À force de passer trop de temps sur l’écran, ses yeux lui jouaient parfois des tours de ce genre.
— Non, fit Betty. Probablement de l’orage.
— Il n’y a pas d’orage, protesta Karima.
— Je ne sais pas, alors, une fluctuation de courant ? C’est une vieille installation électrique, ici.
Pendant qu’elles débattaient, Razor regardait l’ampoule, très concentrée.
— Ou peut-être que l’ampoule est en fin de vie, ajouta Betty.
— Je n’ai pas envie de passer la soirée dans le noir.
Comme pour la contredire, il y eut une nouvelle baisse d’intensité lumineuse, qui cette fois-ci dura plus d’une fraction de seconde. Karima constata que cela ne venait pas de l’ampoule, puisque la petite lumière de la cuisine subissait le même sort. Sans doute des fluctuations de courant.
Ça ne devait pas être l’avis de Razor, car elle posa son assiette et annonça, la mine grave :
— Je crois que c’est le moment d’improviser.
Chapitre 4
Vingt-deux heures
Angela ralentit un peu lorsqu’elle entendit son téléphone sonner et décida de remettre le dépassement de ce foutu touriste à plus tard. Comme elle se retrouvait coincée derrière lui, elle se permit de regarder qui appelait avant de décrocher. Sandra. Parfait. Elle avait craint qu’il ne s’agisse de son supérieur qui la sermonne parce qu’elle avait quitté la ferme à côté de chez madame Martin avant l’arrivée de la police scientifique.
— Allô ? fit-elle. Tu as plus d’infos sur cette Razor ?
— Pas grand-chose, répondit l’informaticienne. Elle est fichée. Vrai nom, Lucie Gueran. Skinhead d’extrême-gauche, plusieurs gardes à vue lors de manifestations violentes, outrage à agent, ce genre de choses. Rien qui indique qu’il ne s’agisse d’une sorcière.
— Rien ? s’étonna Angela.
Ça ne correspondait pas à ce que lui en avait dit Striker. D’après lui, elle était dangereuse.
— Non, elle n’est pas dans le fichier des surnaturels.
— D’accord. Merci, Sandra. À plus.
Angela raccrocha, et entreprit enfin de doubler le touriste en Citroën qui se traînait devant elle.
22:01:45
Karima et Betty aidaient Clémence à marcher, ou plutôt à tituber, jusqu’à la voiture, tandis que, derrière elles, Razor leur hurlait de se dépêcher.
— On se retrouve là où on est allées hier ! ordonna-t-elle. La cabane, là-haut. Vous démarrez et vous ne faites pas demi-tour.
Karima aida Clémence à monter à l’arrière, tandis que Betty se retournait vers son amie pour protester.
— On ne va pas te laisser seule !
— Je ne suis pas seule, répliqua Razor, j’ai ça.
Elle montrait le pistolet que Clémence avait ramené avec elle.
— Ne me force pas à te menacer avec, Betty. C’est pas le moment de discuter. Tirez-vous !
Betty sentit que l’intonation de la dernière phrase ne laissait pas de porte ouverte à la contestation, et elle monta malgré elle à l’avant, côté passager, tandis que Karima mettait le contact.
Alors que la voiture se mettait en branle et quittait le chalet, Betty reprit ses esprits et secoua la tête.
— Est-ce qu’elle s’est servie de magie pour se débarrasser de moi ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Karima en montant la route le plus vite possible. Elle sait juste être persuasive.
Betty n’était pas très convaincue. Elle avait cédé beaucoup trop facilement, alors qu’elle n’avait aucune envie de monter dans la voiture. Mais quand même, Razor n’utiliserait pas de subterfuges magiques mesquins contre ses copines ?
— Peu importe, trancha-t-elle. Il faut qu’on y retourne.
— Pour quoi faire ? demanda Clémence, à l’arrière. Elle semblait maintenant être plus réveillée. Vous ne pouvez rien contre ce qui arrive.
— Qu’est-ce qui arrive ? demanda Betty.
— Cerbère.
— Comment ça, un cerbère ?
Betty se tourna pour regarder leur passagère à l’arrière, mais celle-ci venait de remarquer qu’elle était en sous-vêtements et n’avait pas l’air d’apprécier.
— Où sont passées mes fringues ? protesta-t-elle.
— Il fallait les enlever pour te soigner, expliqua Karima. Quel cerbère ?
— Comment ça, quel cerbère ? Cerbère, c’est son nom. Gros chien, trois têtes ? Qui garde l’entrée des enfers ?
Il y eut un moment de silence devant cette révélation.
— Il faut qu’on fasse demi-tour ! ordonna Betty.
— Non, protesta la conductrice. Razor sait ce qu’elle fait. Elle a un plan. On fait ce qu’elle dit.
— Que dalle ! protesta Betty.
Là-dessus, et puisque son amie refusait de l’écouter, elle tira le frein à main de la voiture. Ce n’était pas une idée terrible, sur une route de montagne, mais elle ne voyait pas quoi faire d’autre.
Elle s’attendait à un tête-à-queue, ou au moins à un sérieux dérapage, mais il ne se passa rien. La voiture continuait à avancer à la même vitesse.
— Tu vois ? répliqua Karima avec un grand sourire. Tuture est d’accord avec moi.
22:06:20
À l’intérieur du chalet, Razor terminait son assiette de spaghetti dans une obscurité quasi totale. C’était venu progressivement : l’intensité lumineuse avait baissé doucement, jusqu’à ce que plus une ampoule ne fonctionne. Elle avait essayé, par curiosité, d’allumer une bougie, mais la flamme avait vacillé quelques secondes avant de s’éteindre.
Razor attendait donc, dans le noir, en finissant son assiette. Elle n’avait pas pensé, à vrai dire, que cela prendrait aussi longtemps. Peut-être parce que la nuit venait à peine de tomber.
Enfin, elle distingua une forme qui se matérialisait devant elle. Une sorte de bête de taille imposante, plus sombre encore que le reste de la pièce. Avec des yeux rouges, qui luisaient dans le noir. Six taches couleur sang qui se tournèrent vers elle.
— T’arrives trop tard, annonça Razor en posant sa fourchette. Elle s’est tirée.
Les yeux rouges semblèrent la dévisager, mais la créature n’approcha pas. Cela arrangeait Razor. Elle n’aimait pas les chiens.
— Qui es-tu ? demanda une des têtes.
La créature ne parlait pas vraiment. Les chiens ne parlent pas. C’était plutôt comme si les mots résonnaient dans la tête de Razor.
— T’as pris tout ton temps, hein ? demanda la sorcière plutôt que de répondre à sa question. Pas facile de se matérialiser dans le monde réel. Pourquoi tu fais ça ? Tu ne te contentes pas d’attendre que sa cible ne s’endorme pour l’attaquer dans les rêves, d’habitude ?
Il était évident pour Razor que la cible de Cerbère n’était autre que Clémence. Elle l’avait remarqué en la soignant : elle aurait dû mourir. Elle avait dû passer de l’autre côté, et maintenant le chien de garde n’était pas content parce qu’elle était revenue dans le monde des vivants sans son accord.
Ça devait être ça. Ça expliquait des tas de choses.
— Où est-elle ? demanda l’une des têtes.
— Parle, et nous t’épargnerons, ajouta une seconde.
Razor secoua la tête et s’alluma une cigarette. Elle dut s’y prendre à trois reprises, la flamme de son Zippo s’éteignant trop rapidement. La créature qu’elle avait en face d’elle détestait toute forme de lumière.
— Quelque part, finit-elle par répondre. Mais laisse tomber cette fille. J’ai une offre à te proposer.
22:10:02
— Étrange, remarqua Benjamin Muller.
Thomas soupira, sentant qu’il allait encore devoir faire demi-tour pour essayer une autre route de montagne.
— Quoi ? demanda-t-il en tâchant de garder son calme.
— Il semblerait que la boussole ait changé de direction.
— Et merde ! râla le conducteur en commençant à chercher un endroit où faire demi-tour.
Son acolyte leva un bras pour lui faire signe d’attendre.
— Je ne pense pas que nous fassions fausse route, monsieur Dumont.
— Pourquoi ça bouge, alors ?
— Il apparaîtrait que notre cible soit en mouvement.
Thomas grogna. Cela ne l’arrangeait pas. Cela dit, il se reprit rapidement : s’ils étaient en effet sur la bonne voie, la garce ne pourrait plus leur échapper. Pour ce qu’il en voyait, la route montait vers la montagne et n’offrait pas des masses d’embranchements possibles. Ils allaient enfin l’avoir.
Ses phares s’affaiblirent légèrement alors qu’il passait devant le chalet où se trouvaient Razor et Cerbère, mais Thomas roulait trop vite pour avoir le temps de s’en rendre compte.
22:11:47
— J’ai une connexion ! annonça triomphalement Betty.
Cela n’avait pas été simple, mais elle avait réussi à utiliser son smartphone pour se connecter au drone qui survolait encore le chalet où était restée Razor. Malheureusement, elles étaient trop loin pour utiliser le wifi, et la connexion téléphonique en montagne ne lui permettait d’avoir qu’une image toutes les deux secondes. Mais c’était mieux que rien.
À côté d’elle, Karima ne répondit pas. Elle était concentrée sur la route, qui n’en était plus vraiment une : depuis quelques centaines de mètres, le bitume avait laissé la place à un mélange de terre et de graviers.
— Merde, je ne vois rien, râla Betty.
Le drone lui renvoyait bien une image, mais elle était beaucoup trop sombre pour y distinguer quoi que ce soit. Ça ne l’avançait donc pas beaucoup.
— Il n’y a pas un mode de vision thermique ? demanda-t-elle.
— Et puis quoi, encore ? railla Karima. Un lance-missiles ?
— Ce serait pratique, vu les circonstances.
À l’arrière, Clémence remua, et essaya de se pencher entre les deux sièges avant pour réussir à voir quelque chose sur le petit écran du téléphone de Betty.
— La lumière, lâcha-t-elle. Il n’aime pas la lumière.
Betty était presque sûre que le drone avait de quoi éclairer un peu. Elle essaya de l’activer, mais cela voulait dire plonger dans les lignes de code que Karima avaient écrites. Avant de réfléchir à une intelligence artificielle, celle-ci aurait pu commencer par concevoir une interface graphique utilisable depuis smartphone.
— Comment tu en sais autant sur ce machin ? demanda Karima.
— Je ne sais pas, répondit Clémence. Je le sais, c’est tout. Il y a des souvenirs dans ma tête, mais ce ne sont pas les miens. Je ne sais pas comment expliquer.
Betty n’écoutait pas vraiment leur conversation, concentrée qu’elle était sur son téléphone.
— Ah ! s’exclama-t-elle. Je crois que j’ai trouvé.
Quelques fractions de secondes plus tard, en confirmation, le drone lui renvoya une image du chalet. L’éclairage était limité, mais cela permettait au moins d’apercevoir le toit. Betty espérait pouvoir piloter l’engin et l’envoyer contre le chien des enfers pour sauver son amie.
— Je ne pense pas que ce sera suffisant, tempéra Clémence en voyant l’écran du smartphone. Il faudrait beaucoup plus de lumière.
Betty grimaça en voyant que l’image restait figée. D’accord, le débit était ridicule et elle n’avait qu’une image toutes les deux secondes, mais elle aurait déjà dû en recevoir une nouvelle.
Quelques secondes passèrent encore, puis elle eut l’erreur fatidique : connexion interrompue.
— Merde ! râla-t-elle. Pourtant, il y a encore du réseau.
— Cerbère n’aime pas la lumière, expliqua Clémence. Il s’est probablement débarrassé de votre jouet.
— Ce n’est pas un jouet, maugréa Karima. Ça coûte une fortune. Le labo va me tuer.
— Et Razor est en danger de mort ! s’emporta Betty. Comment tu peux penser à ton drone ?
Karima ne haussa pas les épaules, mais c’était uniquement parce qu’elle avait besoin de ses deux mains pour conduire la voiture sur un nouveau chemin de terre encore plus étroit que le précédent.
— Razor s’en sort toujours, répliqua-t-elle. Mon drone, j’en suis pas si sûre.
22:17:05
Razor avait pris tout son temps pour expliquer à Cerbère ce que pouvait être leur accord, mais il s’agissait essentiellement du deal classique : une âme contre une âme. La vie de Clémence contre la sienne. Après tout, Clémence était jeune et innocente (ou en tout cas, à peu près innocente, c’est-à-dire toujours plus qu’elle) tandis qu’elle venait de toute façon d’être diagnostiquée d’un cancer du poumon.
— Non, répondirent les trois têtes du molosse.
— Oh, allez, soupira Razor. Ce n’est qu’une gamine. Elle est morte quelques minutes et a réussi à revenir ? Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Moi, par contre, je suis une sorcière qui a utilisé plus de magie noire que la majorité de ses congénères. J’ai beaucoup plus ma place en Enfer qu’elle, admets-le, chien.
Razor parut noter quelque chose dans les yeux de Cerbère. Il n’aimait pas se faire traiter de chien.
— Tu seras bientôt en enfer, mortelle. Tu es déjà en train de mourir. Et pour ta gouverne, ta petite protégée n’est pas ce que tu crois.
— Oh, vraiment ? demanda Razor en s’allumant une nouvelle cigarette. Allez, éclaire-moi.
— C’est un démon. Elle n’a pas sa place dans ce monde. Et tu ne m’empêcheras pas d’aller la chercher. Je peux la sentir. Elle n’échappera pas à mon flair.
Razor se leva de sa chaise. Cerbère ne bougea pas. Il n’allait pas la poursuivre. Il n’en avait pas après elle, mais après Clémence, et il avait toute la nuit pour la retrouver.
— Parlons-en, de ton flair.
— Pardon ? demanda le gardien des enfers.
— Peut-être que t’es capable de renifler la signature d’une âme à des kilomètres. Je dois te reconnaître ça. Mais pour ce qui est des odeurs du monde réel, pas beaucoup d’odorat, hein ? Tu ne sens rien ?
Les six yeux rouges la dévisagèrent sans comprendre. Cerbère n’appartenait pas au monde réel, et n’était pas capable de sentir l’odeur du gaz qui s’échappait depuis un bon quart d’heure des plaques de cuisson. La discussion avec la créature, sa proposition d’échanger son âme contre Clémence, tout cela n’avait eu qu’un but : gagner du temps pour permettre au gaz de remplir le maximum de la pièce.
Razor tira une dernière fois sur sa cigarette, puis elle jeta le mégot allumé vers l’espace cuisine et plongea par la fenêtre.
22:21:02
Angela roulait maintenant à vitesse plus réduite. À cause de la précision limitée de la géolocalisation par téléphone, elle avait été obligée de réduire son allure pour repérer devant quelle maison pouvait bien être garée une voiture qui correspondait à la définition que lui avait donnée Striker. En espérant tomber sur la bonne, parce que des vieilles Clios rouges, il en restait un certain nombre en circulation.
Sa recherche fut néanmoins grandement facilitée lorsqu’elle vit des flammes qui venaient d’un peu plus haut sur la route. Elle ne savait pas pourquoi, mais quelque chose lui disait que la personne qu’elle cherchait devait se trouver dans les environs.
22:22:05
Allongée sur le ventre, le corps meurtri, Razor essayait de reprendre ses esprits. Elle était toujours en vie, c’était déjà un bon point : elle n’avait plus qu’à espérer que son plan ait fonctionné jusqu’au bout, c’est-à-dire que l’explosion ait suffi à renvoyer Cerbère aux enfers. Au moins temporairement.
La première chose qu’elle fit fut de rouler sur elle-même, au cas où une partie de ses vêtements aurait pris feu. Elle constata dans le processus qu’elle ne devait rien avoir de cassé : s’amuser à se retourner dans les graviers n’était certes pas agréable, mais elle était capable de le faire sans pousser de cris de douleurs.
Après quoi, elle se décida à se relever. Le monde tourna autour d’elle un moment et lui parut assez flou, mais le bruit d’une voiture qui arrivait dans les graviers la força à ne pas prendre trop de temps pour se remettre. Elle se tâta l’arrière du pantalon et découvrit sans grande surprise que le pistolet qu’elle avait subtilisé à Clémence s’était fait la malle quand elle était passée par la fenêtre.
Elle regarda la voiture qui se garait devant le chalet et espéra qu’elle n’allait pas avoir à regretter cette petite perte matérielle.
22:24:08
Angela se demanda d’abord si elle était au bon endroit. Certes, le chalet était en train de brûler, mais il n’y avait pas de trace de Clio.
Cependant, elle aperçut rapidement la femme qui devait être Razor. Elle correspondait en tout cas à la description que lui en avait faite Striker : plutôt grande, elle portait un Fred Perry, des bretelles, des Dr Martens, et une coupe Chelsea, tondue à l’arrière, frange sur le devant.
Présentement, elle était plutôt débraillée, avec une frange décoiffée et couverte de sang au lieu d’être bien lissée et le pantalon déchiré au niveau du genou gauche. La femme avait également quelques coupures légères aux bras et au visage.
Angela sortit de sa voiture et décida de ne pas prendre de risques. La première chose qu’elle fit fut donc de sortir son arme et de la braquer sur la sorcière.
— Brigade surnaturelle ! hurla-t-elle. Les mains en l’air !
La femme qui se trouvait en face d’elle tituba un peu, puis la regarda un moment, sans volonté manifeste de lever les mains.
— Si vous venez pour le chien, vous arrivez trop tard.
Angela fronça les sourcils, ne voyant pas de quoi pouvait bien parler son interlocutrice. De son côté, celle-ci, loin de lever les mains, en mettait une dans la poche de son jean.
— Les mains en l’air ! répéta Angela, plus fort.
La femme se contenta de lui jeter un regard dédaigneux et sortit de sa poche un paquet de cigarettes et un briquet.
— Du calme, cow-boy, lança-t-elle. Ou cow-girl. Peu importe.
Toujours sous la menace de l’arme d’Angela, Razor s’alluma une clope puis fit quelques pas et alla s’assoir dans l’herbe. La policière resta un peu interdite. La femme qu’elle avait en face d’elle ne se montrait pas hostile, mais pas non plus obéissante ; elle se sentait un peu ridicule à la braquer avec son arme, mais elle craignait toujours un coup tordu.
— Vous avez appelé les pompiers ? demanda la sorcière.
— Pardon ?
— Les pompiers. Il y a le feu, si vous n’aviez pas remarqué, et il n’a pas l’air de s’éteindre. Ce qui est bon signe, parce que ça veut dire que le clébard n’est plus là, mais ce serait peut-être bien d’appeler les pompiers quand même. Vu que vous êtes keuf et tout, c’est un peu votre boulot, non ?
Angela resta silencieuse quelques secondes, l’arme toujours pointée sur son interlocutrice, puis elle estima que celle-ci ne paraissait pas en état de foutre le camp ou de l’attaquer, aussi rengaina-t-elle son arme. Après quoi elle fit quelques pas pour retourner vers sa voiture, décrocha la radio et signala l’incendie.
— Satisfaite ? demanda-t-elle ensuite à Razor.
Celle-ci regardait un objet métallique qui dépassait de l’herbe. Angela dut s’approcher pour voir de quoi il s’agissait : une sorte de gros hélicoptère télécommandé. Un jouet pour geek, estima-t-elle.
— Vous êtes bien Razor, hein ? demanda-t-elle. Lieutenant Angela Lockheart.
— Enchantée, murmura la skinhead sans la regarder.
— C’est quoi, cette histoire de chien ?
Cette fois-ci, Razor tourna la tête vers elle.
— Oh, rien de particulier. Cerbère. Gardien des enfers. Il s’est pointé. J’ai dû l’exorciser.
Angela tourna la tête vers le chalet, qui était toujours en proie aux flammes. C’était donc ça, un exorcisme façon skinhead.
— Vous voulez quoi ? demanda Razor.
— Je cherche une fille. Peut-être possédée par un démon. Poursuivie par des types armés qui ont déjà au moins abattu un malheureux qui se trouvait sur leur chemin.
Elle fit une pause, hésita, puis ajouta :
— Et peut-être aussi par un chien à trois têtes.
Razor ne répondit pas, et se contenta de tirer sur sa cigarette en la dévisageant.
— Je veux retrouver ces types, reprit Angela. Je veux savoir pour qui ils travaillent et les foutre derrière les barreaux. Voilà ce que je veux.
La sorcière hocha la tête et posa sa main ensanglantée sur l’hélicoptère, comme s’il s’agissait d’un animal domestique.
— Ouais, mais la fille ? demanda Razor. Elle n’a rien fait, pas vrai ?
— Il s’agit peut-être d’un démon.
— Peut-être, peut-être pas. Et quand bien même, la notion de démon, c’est juste la place qu’elle a dans l’autre monde. Ça ne relève pas de votre juridiction, pas vrai ?
Angela haussa les épaules.
— Où vous voulez en venir ?
Razor lui fit un petit sourire.
— Je n’aime pas bien les flics, mais peut-être qu’on peut s’entendre. Je vous laisse vous occuper de l’aspect « mercenaires armés », et vous me laissez gérer le côté « démoniaque » de tout ça. Ça marche ?
Angela n’hésita qu’une fraction de seconde. Elle était déjà surprise que son interlocutrice coopère autant avec elle, elle ne pouvait pas espérer beaucoup plus.
— Ça marche, répondit-elle.
— Parfait, fit Razor en se levant. Allons-y. Oh, je peux avoir une arme ? Au cas où ?
— Vous pouvez ne pas avoir de menottes. Estimez-vous déjà heureuse.
22:32:06
— Et qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Clémence.
La jeune femme était assise sur une vieille chaise de jardin qui menaçait à tout instant de s’effondrer sous son poids. Karima et Betty étaient, elles, installées sur un vieux canapé dépliant qui devait bien avoir vingt ans.
La cabane dans laquelle elles se trouvaient ne devait pas faire plus de dix mètres carrés. Il n’y avait pas d’eau ni d’électricité : la seule lumière provenait d’une lampe à pile installée au plafond. Cependant, Clémence avait été ravie de constater qu’il y avait une commode avec quelques vêtements, et elle avait pu enfiler une chemise à carreaux et un pantalon de pêcheur qui étaient presque à sa taille. Certes, elle ne pouvait pas fermer les boutons, mais elle n’avait au moins plus l’impression d’être à moitié nue.
En face d’elle, Betty était toujours à pianoter sur son téléphone portable, tandis que Karima jouait avec une pièce de monnaie qu’elle essayait de faire passer de doigt en doigt sur le dos de sa main.
— On attend Razor, répondit cette dernière.
— Peut-être que je devrais l’appeler ? suggéra Betty.
— Non. Si elle est en train d’affronter un chien des enfers, ça risque de la déconcentrer.
— Il ne lui fera pas de mal, rassura Clémence. C’est après moi qu’il en a.
Karima lui jeta un regard soupçonneux.
— Pourquoi il t’en veut ?
— Je suis morte, expliqua Clémence. Je crois. Mais je suis revenue, je ne sais pas comment. Et Cerbère n’aime pas ça.
Les deux femmes qui étaient en face d’elle s’échangèrent un regard.
— T’es une sorte de zombie ? demanda Betty.
— Non ! protesta Clémence. Je ne crois pas.
— Comment tu es morte ? demanda Karima.
Clémence repensa à la nuit où elle s’était ouverte les veines. Les heures passées à pleurer, à ruminer le harcèlement qu’elle subissait au lycée. La décision qu’elle avait prise. Le tube d’aspirine qu’elle avait avalé pour fluidifier le sang. La lame qu’elle avait enfoncée dans ses bras, aussi fort que possible, ignorant la douleur. Le sang qui coulait. Le monde qui tournait autour d’elle. Elle avait cru mourir, et puis il y avait eu après. Elle ne voulait pas repenser à cela.
— Ça ne vous regarde pas, protesta-t-elle en croisant les bras. C’est ma vie privée.
— D’accord, admit Karima. Mais comment tu en sais autant sur le cerbère ? Tu l’as déjà rencontré ?
Une nouvelle fois, des souvenirs frappèrent sans crier gare à la porte de Clémence. Le chien à trois têtes, qui la regardait, attendant ses ordres. Elle, qui lui ordonnait : « chasse ». Et puis, des années plus tard, le même chien monstrueux qui était à ses trousses, courant après elle dans les limbes.
Mais ce n’était pas ses souvenirs à elle. Elle était Clémence, une lycéenne de seize ans tout à fait ordinaire. Pas vrai ?
22:36:55
Thomas Dumont n’était déjà pas, de base, accro aux promenades en montagne, mais c’était pire lorsque c’était de nuit. Cela dit, il devait admettre que son comparse avait raison : avoir laissé la voiture un peu plus loin et faire la fin du chemin à pied leur permettrait d’arriver discrètement et sans être remarqués, ce qui augmentait considérablement les chances de réussite de leur mission.
— Je crois qu’on y est, chuchota Benjamin Muller, quelques pas devant lui.
Il lui montrait une petite cabane, située un peu plus loin sur le chemin. Devant elle était garée la satanée Clio tunée qui avait réussi à le distancer quelques heures plus tôt.
— Souviens-toi des consignes, indiqua-t-il à son partenaire. On évite de faire de nouveaux cadavres.
22:38:14
Entre deux épingles à cheveux, Angela jeta un coup d’œil à sa passagère. Celle-ci était silencieuse, renfermée sur elle-même, les bras croisés.
— Pourquoi vous avez aidé cette fille ? demanda la policière.
— Elle s’appelle Clémence.
— Clémence, corrigea Angela. Pourquoi l’avoir aidée ?
Razor ne répondit pas tout de suite.
— C’est une gamine, finit-elle par dire. Qu’est-ce que je pouvais faire ? La laisser se faire descendre ? La livrer à Cerbère ?
— Son corps est celui d’une gamine, protesta Angela. Mais son âme est peut-être celle d’un démon.
— Vous n’en savez rien ! s’emporta Razor. Et quand bien même, qu’est-ce que ça change ? Ça vous donne le droit de dire qu’elle n’a pas le droit de vivre, qu’il faut lui loger une balle dans la tête ? C’est votre boulot, non, à la brigade surnaturelle ?
Angela n’eut pas le courage de protester. Elle avait effectivement déjà logé des balles dans des têtes. Ce n’était sans doute pas le pire qu’elle avait fait.
— Je fais ce qui doit être fait.
— Vous faites ce que vous voulez des connards qui veulent la buter. Mais si vous vous avisez de vouloir appliquer vos méthodes de cow-boy sur cette fille, vous m’aurez en travers de votre route, Lockheart. Elle a besoin d’aide, c’est tout.
Razor commençait à lui taper sur les nerfs, à lui dire ce qu’elle devait faire ou pas. Angela décida donc de s’allumer une cigarette pour ne pas s’énerver. Elle avait besoin de la sorcière pour l’instant.
— Peut-être qu’elle a besoin d’aide. Peut-être qu’elle est au-delà de ça. Dans l’absolu, je me fiche qu’elle soit un démon, l’ange Gabriel ou la reine d’Angleterre, mais il y a des cas de possessions qui ne sont pas beaux à voir.
— Je sais, répondit sèchement Razor.
Angela hocha la tête. Sa passagère avait effectivement l’air d’en savoir long sur le sujet, surtout pour quelqu’un qui, d’après les services de renseignement, n’était pas censé avoir de lien avec le surnaturel.
— Particulièrement quand ça implique des choses qui viennent de l’autre monde, poursuivit la policière.
— Sans déconner ? Moi qui avais l’impression que ce gros chien voulait juste des croquettes…
— D’accord, admit Angela. Je n’ai pas vraiment de choses à vous apprendre sur le sujet, j’imagine. Cela dit, j’ai peut-être des méthodes de cow-boy, mais ce n’est pas moi qui ai fait exploser un chalet.
La sorcière commença par grimacer, mais enchaîna avec un petit sourire en coin.
— J’ai fait ce qui devait être fait.
22:41:19
Dans le petit cabanon, le silence régnait. Karima continuait à jouer avec sa pièce tandis que Clémence était perdue dans ses pensées, les bras croisés et la tête baissée.
Betty décida qu’elle avait assez attendu. Ça faisait une bonne demi-heure qu’elles étaient parties, et elle n’arrivait toujours pas à se reconnecter au drone.
— Oh, merde, lâcha-t-elle. J’appelle Razor.
Elle composa le numéro avant que Karima ne puisse protester. Celle-ci ouvrit tout de même la bouche pour dire quelque chose, puis la referma et attendit de voir si leur amie décrochait. Betty voyait bien qu’elle était anxieuse aussi.
— Allô ? fit Razor.
Betty soupira de soulagement. Si elle répondait, ça voulait dire qu’elle n’avait pas été dévorée par un monstre venu des enfers.
— Est-ce que ça va ? demanda Betty.
— Euh, ouais… répondit la sorcière, un peu hésitante.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es blessée ? T’as besoin d’aide ? On peut bouger ?
À côté d’elle, Karima s’était penchée pour essayer d’entendre ce que Razor disait au téléphone.
— Non, répondit celle-ci. C’est juste… j’ai dû faire exploser le chalet de ta tante.
— Quoi ?
Karima, qui avait entendu, se tapa la tête avec sa paume.
— Mon ordinateur ! râla-t-elle. Mes polos Fred Perry !
— J’ai pu faire partir Cerbère, reprit Razor au téléphone. Mais il n’est pas mort. Écoute-moi bien, c’est très important : ne laisse pas Clémence s’endormir, d’accord ? Quoi qu’il arrive. Elle ne doit pas dormir.
Betty ne comprenait pas pourquoi, mais elle regarda la jeune femme en face d’elle. Si elle ne parlait pas beaucoup, elle avait l’air d’être encore réveillée.
— D’accord.
— Je vous rejoins tout de suite. Je suis en route. À toute.
Elle raccrocha. Betty soupira et se tourna vers Clémence :
— Elle dit que tu ne dois pas dormir.
La jeune femme releva la tête, fronça les sourcils quelques secondes, puis hocha la tête, comme si elle avait compris pourquoi.
— Tu crois que tout a cramé ? demanda Karima.
— Je ne sais pas ! cria Betty.
Elle ne voulait pas penser pour l’instant à l’incendie du chalet. Elle allait se faire tuer par sa tante, et il allait y avoir des choses atrocement compliquées à gérer, mais pour l’heure, ce n’était pas l’urgence.
— Tu sais pourquoi tu ne dois pas dormir ? demanda-t-elle à Clémence.
— Oui, répondit la jeune femme. Quand je passe dans le monde des rêves, Cerbère peut me repérer. Normalement, c’est là qu’il attaque. Pas dans le monde réel. Il n’est pas censé venir ici.
Betty regarda Karima, et fut rassurée en constatant que son amie n’avait pas l’air de plus comprendre qu’elle.
— Tu n’as pas répondu quand je t’ai demandé comment tu connaissais si bien le cerbère, nota Karima.
— C’est « Cerbère » ! protesta Clémence. Pas « le cerbère » ! Et je ne sais pas pourquoi je sais tout ça, d’accord ? C’est dans ma tête, avec plein d’autres choses. C’est là, et je ne sais pas pourquoi, et je ne suis même plus sûre de savoir qui je suis ! Alors foutez-moi un peu la paix là-dessus !
Karima leva une main en signe d’apaisement.
— D’accord. Désolée. C’est juste…
Elle fit un petit haussement d’épaules.
— Razor, elle sait gérer ce genre de choses. Mais nous, on n’est pas vraiment dans notre élément naturel, tu comprends ?
Betty hocha la tête pour marquer son approbation.
— C’est moi qui suis désolée, dit Clémence en baissant la tête. Je ne voulais pas…
Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car la petite porte vermoulue du cabanon claqua contre le mur et deux hommes armés firent irruption dans la pièce. Ils étaient tous les deux cagoulés ; le plus grand avait une mitraillette tandis que l’autre avait un pistolet.
— Que personne ne bouge ! tonna le plus petit. Si vous êtes sages, vous vous en sortirez vivants. On ne veut qu’elle !
Betty fit un mouvement discret (en tout cas elle l’espérait) vers son sac à main. Elle n’avait qu’une bombe lacrymogène à l’intérieur, mais il y avait moyen de tenter…
Elle se raidit en entendant la détonation. Des morceaux de bois tombèrent à côté d’elle.
— Mademoiselle, fit le grand type à la mitraillette, je ne ferais pas ça, si j’étais vous.
— Faites ce qu’il dit, appuya Clémence en se levant. Ça va. Au moins, je saurai pourquoi on m’en veut.
— Non, ça ne va pas ! protesta Karima. On ne va pas…
Sa phrase fut interrompue par une nouvelle détonation.
— Vos gueules ! hurla le plus petit. La prochaine qui l’ouvre, c’est une balle dans la tête !
22:49:02
Victor Pellegrin avait beau être vautré dans un des canapés luxueux d’Hubert Delacroix, un cigare à la bouche, il commençait à s’impatienter. En face de lui, Sandrine Meyer envoyait des textos sur son portable, ou peut-être qu’elle jouait à Candy Crush. Il faudrait qu’il change de téléphone, décida-t-il. Qu’il en prenne un récent où on pouvait mettre des jeux. Lui n’avait droit qu’au serpent qui devait attraper des fruits, et ce n’était amusant que deux minutes.
Victor et Sandrine étaient deux vampires, appelés par Delacroix pour leur confier une mission. Récupérer une fille. En vie. Le vieux bourge leur avait expliqué qu’elle était capitale pour mettre un fin au projet politique d’imposer à tous les vampires un traitement les dégoûtant du sang humain.
C’est par respect pour Delacroix, parce que l’homme l’avait aidé dans le passé, et très accessoirement parce qu’il le payait (une chose non négligeable pour un jeune vampire qui avait découvert il y a peu qu’il était difficile de conserver un travail salarié lorsqu’on ne pouvait plus sortir que la nuit) que Victor n’avait pas éclaté de rire lorsque l’homme lui avait dévoilé son plan. Cela impliquait de la sorcellerie compliquée et de récupérer une nana qui se trouvait être un démon.
Victor avait toujours su que son aîné était un peu givré, mais il n’avait jamais pensé que cela atteindrait de telles proportions. Cela dit, Delacroix ne le payait pas pour réfléchir, alors il n’avait rien dit.
Le vieux vampire revint dans la pièce, et Victor se leva, tandis que sa collègue refermait son téléphone.
— Voici l’objet dont je vous ai parlé, annonça Delacroix à Meyer.
Sandrine attrapa la petite boîte en bois et la fit disparaître dans une des poches de son long blouson en cuir noir.
— Comme je vous l’ai dit, repris Delacroix, nous avons déjà envoyé une première équipe sur le terrain. Si nous avons des nouvelles d’eux, nous vous tiendrons au courant, mais dans le cas contraire, considérez qu’ils ont échoué.
Il serra ensuite la main de Sandrine, puis celle de Victor. Celui-ci se sentit un peu gêné, comme souvent en présence du vieux vampire. Il avait l’impression de ne pas être à sa place dans sa maison luxueuse, et craignait que ses mains pleines de crasses ne salissent le beau costume de son interlocuteur.
22:53:07
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? demanda la grosse.
— Ta gueule, et avance ! répondit Thomas.
Il avait toujours sa cagoule, tout comme son collègue Muller. Ce n’était plus strictement indispensable : d’après ce qu’il avait compris, si ses employeurs voulaient que la fille leur soit livrée vivante, ils ne comptaient pas pour autant la libérer après coup. Mais retirer la cagoule maintenant indiquerait à l’autre garce qu’elle ne s’en sortirait probablement pas vivante, et ce n’était pas une bonne chose. Les gens avaient plus tendance à tenter des coups tordus lorsqu’ils savaient qu’ils allaient y passer de toute façon.
La fille avait les mains attachées dans le dos par deux colliers de serrage Serflex. Il avait utilisé la même chose pour ligoter les deux connasses dans le cabanon. C’était pratique, pas cher, et au final à peu près aussi efficace que des menottes. Malgré tout, il continuait à se méfier de la gamine. Elle n’avait l’air de rien, mais elle avait déjà réussi à leur filer entre les doigts auparavant. Sans compter qu’elle était parvenue à buter deux types armés. Des putains d’amateurs, certes, mais quand même.
Thomas était d’autant plus tendu que son plan de retraite avait été chamboulé. Il avait compté piquer la voiture des deux nanas, la vieille Clio tunée, et il avait bien trouvé les clés dans une des poches de la rebeu, mais cette saloperie de voiture n’avait pas voulu démarrer. Il avait eu beau tourner et retourner la clé, la bagnole s’était contentée de tousser.
Résultat, ils devaient retourner à pied jusqu’à leur voiture à eux (même si elle n’était, d’un point de vue technique, pas plus à eux que la Clio) qu’ils avaient laissée un peu plus bas. Ce qui leur faisait perdre du temps. Thomas n’aimait pas ça, d’autant qu’il se sentait exposé.
Il fut rassuré en apercevant enfin la Ford Focus et, pour la première fois depuis des heures, Thomas se prit à être optimiste. Ils voyaient enfin le bout de ce contrat pourri.
— Je monte à l’arrière avec elle. Tu conduis, d’accord ?
— Cela me va parfaitement, répondit Muller.
— Mets les sécurités enfant. Je n’ai pas envie qu’elle ouvre une portière quand on roule.
— Excellente idée, monsieur Dumont.
Thomas leva les yeux au ciel. À quoi ça servait de mettre des cagoules si c’était pour que son complice vous appelle par votre nom de famille ?
Il poussa sans ménagement la nana à l’intérieur de la voiture. Celle-ci ne lui opposa pas de résistance : soit elle préparait un sale coup, soit elle était résignée.
Alors qu’il se prenait à espérer que tout allait se régler sans nouvelles complications, Thomas tressaillit en entendant un bruit de voiture.
Les emmerdes n’arrêteraient donc jamais ?
22:57:31
— On y est bientôt, annonça Razor.
Elle avait une cigarette à la main, pas de ceinture de sécurité, et un pied passé par la fenêtre ouverte qui reposait sur le rétroviseur droit. Si la sorcière était intimidée par la fonction de policière d’Angela, elle ne le montrait pas.
— Je me doute qu’on y est bientôt, répliqua-t-elle. Vu la gueule de la route.
Et encore, elle était bien gentille de parler de route. Il s’agissait d’un étroit chemin de terre à peine entretenu et plein de bosses. À gauche, il y avait le vide, et à droite des arbres.
Et en face d’elle, réalisa-t-elle, une voiture arrêtée. Avec deux hommes armés qui portaient des cagoules.
— Merde ! jura Razor en rentrant précipitamment sa jambe droite à l’intérieur de la voiture.
De son côté, Angela pila.
— Baisse-toi ! ordonna-t-elle à sa passagère.
Sans vérifier qu’elle obéissait, elle ouvrit sa portière et s’accroupit derrière elle.
— Brigade surnaturelle ! hurla-t-elle en dégainant son pistolet de service. Posez vos armes !
Elle vit alors un des types lever un fusil d’assaut vers elle. Elle fit feu à plusieurs reprises mais, à cause de l’obscurité, rata sa cible. Il y eut ensuite une rafale de coups de feu, des bruits de verre brisé et de tôle éclatée. L’obscurité se fit plus présente encore lorsque les phares de la voiture explosèrent l’un après l’autre.
Angela profita du fait que son adversaire rechargeait pour tirer à nouveau, mais encore une fois le manque de lumière l’empêchait de viser juste et elle tomba à son tour à court de munitions. Elle entendit, malgré la distance, le cliquetis du fusil d’assaut qui précédait une nouvelle rafale, qui serait peut-être mortelle.
Alors qu’elle s’attendait à être criblée de balles, Angela fut percutée par la droite et roula, avec Razor, vers le bord de la route. Elle comprit alors le plan de la sorcière : s’échapper en plongeant dans le vide qui bordait la route.
Alors qu’elles tombaient toutes les deux, Angela espéra que Razor savait ce qu’elle faisait, parce que, vu l’obscurité, elle n’avait aucune idée de l’inclinaison de la pente ni de la hauteur depuis laquelle elles chutaient.
Chapitre 5
Vingt-trois heures
— Tu ne penses pas que c’est foireux ? demanda Victor.
— Prends à gauche, répliqua Sandrine Meyer.
Victor obéit et engagea le van noir dans la grande rue qui quittait Gap vers l’est. Cela faisait cinq minutes que sa coéquipière refusait de répondre aux doutes qu’il émettait sur le bien-fondé de leur mission. Au lieu de ça, elle avait les yeux fixés sur l’espèce de boussole qu’elle tenait entre les mains comme une relique précieuse.
— Sérieusement ? s’acharna-t-il. Enveler une nana ? Tu ne trouves pas que ça craint ? Qui serait un putain de démon ? Pour faire un rituel de sorcellerie de sa mère la pute ? Et pourquoi, tout ça ? Qu’est-ce qu’ils s’imaginent obtenir ? C’est n’importe quoi. Je n’ai pas signé pour ça.
— Tout droit, indiqua Meyer alors qu’ils arrivaient à un rond-point.
— Je me doute bien que c’est tout droit ! s’énerva Victor.
À côté de lui, Sandrine soupira bruyamment.
— Hubert sait ce qu’il fait, expliqua-t-elle comme si elle parlait à un enfant. Il est suffisamment intelligent pour avoir mesuré les conséquences de ses actes. Si tu penses être plus malin que lui, pourquoi ne pas lui avoir proposé une meilleure solution, hein, Vic ?
Victor resta silencieux. Il avait beau ne pas se considérer comme très intelligent, il était au moins capable de comprendre que le sens caché de la tirade de sa coéquipière se résumait en un « ferme ta gueule ».
— Si tu avais écouté ce qu’il disait, reprit-elle, tu aurais compris que la fille ne posera pas de problème. Démon ou pas, une fois qu’elle sera menottée, on aura la paix. Mission accomplie.
– Tu crois vraiment à ces conneries de sorcellerie ? protesta Victor. On ne sait même pas ce qu’ils veulent faire avec ça. Si ça se trouve, c’est pour invoquer un putain de dragon, ou, je ne sais pas, buter le président de la république. T’as vraiment envie de tremper là-dedans ?
— Comme je l’ai dit, Hubert est intelligent. Je me doute bien qu’il sait ce qu’il fait. Moi, je me contente d’obéir à ses ordres. J’estime que je lui dois bien ça. Pas toi ?
Victor hésita quelques secondes.
— Je suppose que si, finit-il par répondre.
Il n’était pas très convaincu.
23:04:36
Angela raccrocha son téléphone. Elle venait de demander à son supérieur de lancer une mobilisation générale pour retrouver les deux connards qui lui avaient tiré dessus, mais elle doutait que cela donne quoi que ce soit. Ils auraient probablement le temps de filer avant que le premier barrage de gendarmerie ne soit mis en place. Malheureusement, elle ne pouvait, pour l’instant, rien faire de plus.
Elle avait survécu à sa chute sans encombres, mais elle était privée de tout moyen de locomotion. La perspective de rejoindre sa voiture de fonction pour donner la chasse aux deux tueurs s’était envolée, ou plutôt écrasée, quelques minutes plus tôt, lorsqu’ils avaient balancé son véhicule dans le vide pour libérer le passage sur le chemin. Heureusement, la voiture s’était bloquée contre un arbre quelques mètres plus haut et ne leur était pas tombée dessus.
L’autre problème d’Angela, c’était Razor. Elle gisait, inconsciente, à côté d’elle. La policière avait essayé de la réveiller, mais cela n’avait rien donné. Pourtant, la sorcière respirait normalement et n’avait pas de grosse blessure apparente. Peut-être un coup à la tête pendant la chute ?
Angela, découragée, s’assit par terre et prit le temps de réfléchir. Elle était capable de remonter la pente qu’elles avaient dévalée, mais pas en portant quelqu’un sur son dos. Le plus simple était sans doute de continuer à descendre : la route serpentait, aussi finirait-elle par la rejoindre. Elle avait d’ailleurs aperçu les phares de la voiture des deux tueurs passer un peu plus bas, alors qu’ils repartaient.
Ce qui voulait dire qu’elle allait, d’abord, devoir descendre une pente raide, dans le noir, en portant quelqu’un d’inanimé ; et ensuite remonter le chemin jusqu’au cabanon, afin de voir si les deux amies de Razor étaient toujours en vie (et, accessoirement, si elles avaient une voiture pour redescendre).
Et avant tout ça, il faudrait qu’elle grimpe jusqu’à la carcasse de sa voiture de fonction pour récupérer toutes les armes qui se trouvaient à l’intérieur. Elle craignait en effet d’en avoir besoin si elle recroisait les deux tueurs ; et puis, elle préférait éviter qu’un gamin ou un paysan du coin tombe dessus le lendemain si une dépanneuse ne pouvait pas passer dans la nuit.
Comme tout cela l’épuisait d’avance, elle prit le temps de terminer sa cigarette tranquillement.
23:08:29
— À l’aide ! s’époumonait Karima. À l’aide !
Elle gisait par terre, les pieds et les mains attachés aux barreaux d’une chaise en bois par des colliers de fixation en plastique. Elle avait essayé de se remuer sur la chaise mais n’était parvenue qu’à la renverser en arrière. Dans un bon film, cela l’aurait cassée au passage, et lui aurait permis de se libérer dans le processus. Malheureusement, tout ce que cela avait changé, c’est qu’elle était maintenant attachée et au sol, ce qui n’était pas la position la plus confortable sur une vieille chaise.
— À l’aide ! répéta-t-elle.
— Je crois qu’il n’y a personne, commenta Betty.
Celle-ci était hors de son champ de vision, mais Karima savait qu’elle était dans la même position qu’elle, si ce n’est qu’elle n’avait pas essayé de renverser sa chaise, et que par conséquent elle était toujours assise dessus dans une position plus traditionnelle.
— On ne sait jamais, protesta Karima. Peut-être qu’un plouc de paysan a décidé de faire une promenade en pleine nuit. Ou qu’un chasseur a bu un coup de trop et s’est dit que ça pouvait être rigolo de tirer dans le noir.
— Je pense que tu as une vision assez déplorable du monde rural.
— Ce n’est pas la question. Là où je veux en venir, c’est qu’on ne sait jamais. Ça peut être un touriste débile qui est allé faire un tour en montagne et s’est paumé parce que l’application GPS de son Iphone ne marchait plus, je m’en fous. Je veux juste que quelqu’un vienne nous détacher. Ohé ? Il y a quelqu’un ? À l’aide !
Karima entendit Betty soupirer.
— Arrête de crier, tu me déconcentres.
— Te concentrer pour faire quoi ?
— Je crois qu’il y a un barreau de mon dossier qui bouge un peu. Si j’arrivais à le desceller…
23:11:32
Angela dut forcer pour ouvrir le coffre de sa voiture de fonction : la porte avait été endommagée durant la chute. Elle poussa un soupir en voyant le fusil à harpon qu’elle avait confisqué dans la journée. Elle hésita un moment à le laisser là, mais décida qu’il valait mieux l’embarquer. Elle n’avait pas envie qu’un gamin se blesse en jouant avec, et elle doutait qu’une dépanneuse passe avant la mâtinée.
Elle attrapa le sac de sport qu’elle laissait dans son coffre pour ce genre d’occasions (pas pour ce genre spécifique d’occasions, elle n’avait pas spécialement prévu de finir avec la voiture jetée dans un ravin, juste pour le cas plus général où elle devait partir à pied avec une partie du merdier qu’elle avait dans son coffre) et tenta d’y mettre le fusil à harpon, mais celui-ci ne rentrait pas tout à fait dedans. Saloperie. Elle allait devoir se le trimballer à la main, en plus du reste.
Angela souleva ensuite le faux plancher qui servait normalement à dissimuler le cric et la roue de secours. À la place de ces deux objets se trouvaient un pistolet mitrailleur, quelques chargeurs et des grenades. Divers trophées qu’elle avait récupérés au cours de précédentes missions et qu’elle gardait sous le coude en cas de coup dur. Elle s’était longtemps dit qu’elle devrait arrêter de trimballer ces conneries, mais à l’heure actuelle elle regrettait surtout d’avoir planqué son Mini Uzi dans le coffre et de ne pas l’avoir eu sous la main quand elle se faisait canarder.
Elle attrapa le pistolet mitrailleur, les grenades (la plupart étaient des grenades aveuglantes, mais elle avait aussi deux « vraies » grenades à fragmentation) et les chargeurs et enfourna le tout dans son sac de sport.
Voilà, maintenant elle n’avait plus qu’à réussir à mettre Razor sur son dos, et elle serait prête à partir. Une partie de plasir.
23:14:07
Un bruit de bout de bois qui tombe par terre, puis l’exclamation de Betty :
— Ah, ça y est ! Je savais que je pouvais venir à bout de cette chaise de merde !
Karima se sentit soulagée. Elle n’allait peut-être pas devoir passer la nuit dans cette position. Et, surtout, elle allait pouvoir essayer de voir ce qu’il était advenu de Razor. Les rafales de coups de feu qu’elle avait entendu au loin ne présageaient rien de bon, mais la jeune femme refusait de paniquer pour l’instant. Son amie était une dure à cuire, il n’y avait pas de quoi s’en faire. Pas tout de suite, en tout cas.
Quelques instants plus tard, Karima aperçut Betty au-dessus d’elle, un couteau à la main.
— Je ne veux pas dire, commenta cette dernière alors qu’elle se baissait pour lui couper les liens, mais je crois que ma technique était plus efficace que la tienne.
— Ouais, ouais, maugréa Karima une fois qu’elle eut les mains libres. Dépêche-toi, on a déjà assez perdu assez de temps.
— Hé, c’est grâce à moi que tu peux te relever, je te signale.
Karima mit d’ailleurs un peu plus de temps que prévu à le faire : elle avait des fourmis dans les jambes à cause de sa position merdique.
— D’accord, fit-elle en attrapant son sac. Ils n’ont pas pu prendre la voiture. On y va.
— Je crois qu’ils ont pris les clés, protesta Betty alors qu’elles sortaient du chalet et se dirigeaient vers la Clio.
Karima essaya d’ouvrir la portière du côté conducteur et constata qu’elle n’était pas verrouillée.
— Ne t’en fais pas. Je sais la démarrer, expliqua-t-elle en s’asseyant devant le volant.
Betty grimpa à côté d’elle et regarda son amie, qui pour l’instant se contentait de caresser le volant.
— Tu veux la démarrer aux fils ?
Karima secoua la tête en guise de réponse.
— D’accord, finit-elle par dire. Tuture, il faut que tu démarres. C’est important.
Rien ne se produisit. Betty lâcha un soupir.
— Ça ne va pas marcher.
— Razor est sans doute en danger. Il faut que tu nous aides. On n’a pas les clés. Allez, Tuture ! Démarre !
Betty leva les yeux au ciel.
— Sinon, on peut tenter de la démarrer aux fils ? J’ai vu comment faire sur Youtube.
Karima ne l’écoutait pas, et fixait à la place le tableau de bord de la Clio.
— S’il te plaît ? implora-t-elle.
Il y eut un toussotement du moteur, puis la voiture démarra.
— Merci ! répondit Karima en appuyant sur l’accélérateur.
— Nom de Dieu, lâcha Betty. Je ne m’habituerai jamais à cette bagnole.
— Ne la traite pas de bagnole. Déjà que tu as menacé de triturer ses fils. Tu as vraiment envie qu’elle soit de mauvaise humeur ?
Betty leva les yeux au ciel.
— D’accord, admit-elle. Je ne me ferai jamais à cet auguste véhicule rutilant. On peut y aller ?
23:18:30
Quelque peu mal à l’aise dans la chambre de clinique, Hubert Delacroix consulta discrètement sa montre et se demanda s’il devait s’inquiéter de n’avoir aucune nouvelle des deux équipes qu’il avait envoyées sur le terrain. Peut-être pas encore. Mais l’heure tournait et le temps jouait contre eux.
Devant lui, Agathon était assis sur un fauteuil et tenait la main d’Étienne, le petit garçon de huit ans allongé dans le lit. Son fils.
Il dormait. Plus exactement, il avait été placé dans un coma artificiel des semaines plus tôt, un coma dont il était peu probable qu’il sorte un jour.
Un stupide accident de voiture. Les humains étaient si fragiles. Et maintenant Laurence, l’ex-femme d’Agathon, était morte, tandis qu’Étienne ne se réveillerait sans doute jamais. Du moins sans un miracle.
L’accident de voiture avait profondément changé Agathon. Avant, celui-ci était joyeux, insouciant, heureux de vivre un amour avec un vampire, peu frileux à l’idée d’explorer la magie. Ensuite, il avait été déprimé et apathique. Avant, il envisageait de plus en plus sérieusement de devenir un vampire, d’avoir la vie éternelle ; ensuite, il n’avait pensé qu’à la mort, à la mort définitive.
Hubert Delacroix avait du mal à comprendre son amant. Son mariage ne résultait pas d’un amour foudroyant, mais d’une période révolue où il refusait de s’avouer son homosexualité et tenait à rentrer dans un schéma plus acceptable. Quant à Étienne, son fils, Hubert n’avait jamais eu l’impression qu’il était une priorité de la vie d’Agathon, qui se contentait de le voir un week-end sur deux pour jouer à la Playstation.
Hubert Delacroix avait toujours eu du mal à comprendre les mortels.
Malgré ça, il aimait Agathon, aussi lorsque celui-ci était sorti de son apathie et lui avait parlé d’un plan fou pour guérir son fils, à base de magie noire, de solstice et de sang de démon, Delacroix l’avait soutenu de tout son cœur, non pas par attachement pour l’enfant mais parce qu’il espérait avant tout que cela guérirait son amant.
Hubert sentit un téléphone vibrer dans la poche de sa veste. Avant de décrocher, il prit le temps de vérifier qui appelait. Benjamin Muller. Il trouvait l’homme répugnant, quoique moins que son acolyte, mais ils avaient peut-être enfin été capables d’accomplir quelque chose.
— Allô ? fit-il.
— Monsieur, annonça Muller, j’ai l’insigne honneur de vous annoncer que nous avons la cible en notre possession.
— Parfait, répondit Delacroix.
Agathon avait levé les yeux vers lui, essayant de savoir ce qu’il se passait et s’il pouvait à nouveau se mettre à avoir un espoir pour son fils.
— Nous avons néanmoins été victimes d’un petit contretemps, ajouta Muller. Nous allons devoir nous tenir à distance de routes trop fréquentées par la maréchaussée.
Delacroix retint un soupir. Les deux malfrats avaient-ils encore massacré un pauvre touriste ?
— Une autre équipe est déjà en route, annonça-t-il. Peut-être serait-il plus simple qu’elle récupère notre cible ?
— Cela ne devrait pas être un problème. À condition, bien entendu, que vous ayez effectué un virement correspondant au reste du montant rémunérant nos prestations ?
— Cela va de soi.
— Dans ce cas, nous pouvons être…
Delacroix entendit des bruits de conversation étouffés : sans doute Thomas Dumont qui intervenait sur le choix du lieu et de l’heure.
— Au belvédère surplombant le barrage, reprit enfin Muller. À minuit ?
Lorsque Hubert Delacroix raccrocha, il s’autorisa à faire un petit sourire à Agathon.
— Étienne ira bientôt mieux, mon amour. Je te le promets.
23:23:34
Karima dut piler pour éviter la femme qui venait de bondir au milieu de la route. Celle-ci avait une drôle d’allure : ses longs cheveux bruns étaient passablement décoiffés, et elle portait une veste et un pantalon qui avaient dû être plutôt chics mais qui étaient maintenant déchirés et maculés de terre et de traces d’herbe. La femme avait également de multiples égratignures au visage et des yeux injectés de sang qui faisaient un peu peur, mais pas autant que le pistolet à harpon qu’elle avait dans une main. De l’autre, elle brandissait une sorte de carte que Karima ne pouvait pas lire.
Prudente, elle fit descendre sa fenêtre.
— Lieutenant Angela Lockheart, se présenta la nouvelle venue en approchant. Brigade surnaturelle. Je réquisitionne ce véhicule.
— Une keuf, soupira Betty. Manquait plus que ça.
De son côté, Karima avait les yeux rivés sur le pistolet à harpon. La policière, de son côté, semblait réfléchir.
— Vous êtes les amies de Razor ? demanda-t-elle.
— Non, s’empressa de répondre Betty.
— Oui, dit Karima.
À côté d’elle, son amie lui lança un regard noir.
— C’est une keuf ! protesta Betty. Tu vas pas l’aider, quand même ?
— Votre amie est inconsciente, expliqua le lieutenant Lockheart. Elle a besoin d’être amenée à l’hôpital. Aidez-moi à la transporter.
23:25:44
— Oui, Monsieur. Nous y serons, Monsieur.
Sandrine Meyer raccrocha son téléphone et tourna la tête vers Victor.
— Il y a un changement de programme.
— Notre patron est revenu à la raison ? demanda-t-il.
Sandrine garda le silence. Elle avait autre chose à faire que calmer les réticences de son coéquipier. Surtout que celui-ci, dans l’absolu, n’avait pas tort : Hurbert Delacroix devait avoir grillé un fusible pour se lancer dans une opération aussi dangereuse.
Cela ne dérangeait pas Sandrine Meyer, bien au contraire. Elle avait infiltré l’entourage du vieux vampire deux ans plus tôt, afin de trouver des preuves d’activités illicites. Elle n’avait rien pu trouver de concluant jusqu’ici, et avait envisagé que Delacroix puisse avoir la conscience plus ou moins tranquille. Et puis voilà que son « employeur » trempait dans des affaires d’enlèvement et, surtout, de magie noire. C’était inespéré.
— Il y a un changement de programme, expliqua-t-elle. Les mortels ont réussi à mettre le grappin sur la jeune fille. Ils doivent nous la livrer dans une demi-heure.
Victor déglutit.
— Qu’est-ce qui va lui arriver ? demanda-t-il.
— À qui ? s’étonna Meyer, qui envisageait déjà ce qu’il allait advenir d’Hubert Delacroix.
— À la nana.
Meyer soupira. La conscience de son coéquipier commençait à l’ennuyer.
— J’ai dit jeune fille, mais ce n’est pas vraiment ça, hein ? C’est un démon qui possède son corps, maintenant. Ce qui lui arrive, je n’en ai pas grand-chose à faire.
23:28:07
— On va la mettre sur la banquette arrière, suggéra la policière.
Karima se précipita pour ouvrir les deux portières pendant que Lockheart et Betty transportaient Razor, toujours inconsciente.
— Si elle meurt à cause de vous, prévint Betty, je vous tue. Keuf ou pas, rien à branler, je vous bute.
La policière ne répondit rien. Karima, de son côté, essayait de comprendre. Razor n’avait pas de blessures apparente. C’était comme si elle… dormait.
Elle aida Betty et le lieutenant Lockheart à allonger Razor sur la banquette arrière, puis referma la porte avec précaution.
— C’est quoi, vos noms ? demanda la policière.
— Karima, répondit Karima. Et elle, c’est Betty.
— Dis pas mon nom à une keuf !
La policière ouvrit le coffre, et y déposa le pistolet à harpons, gardant le sac qu’elle avait en bandoulière.
— Elle m’a sauvé la vie, annonça-t-elle sur un ton plat.
— Elle n’aurait pas dû, répliqua froidement Betty.
Celle-ci repoussa un peu les jambes de Razor, et s’assit à côté d’elle. De son côté, Karima s’installa derrière le volant. Le moteur tournait toujours. Lockheart referma enfin le coffre, puis se dirigea vers l’avant, côté passager. Elle ouvrit la porte et se laissa tomber sur le siège.
Le moteur cala soudainement.
— Oh, merde, soupira Karima.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Betty avec anxiété.
— Je suppose que tu n’es pas la seule à ne pas aimer la police.
À côté d’elle, la policière fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Redémarrez.
— Je ne peux pas ! protesta Karima. C’est les connards qui ont pris la clé. Vous voyez ? Ça ne dépend pas de moi, mais de Tuture.
— Tuture ? demanda Lockheart.
— Voiture, Tuture. Razor n’est pas très douée pour les noms.
Karima avala sa salive.
— Je crois qu’elle ne veut pas de vous, expliqua-t-elle.
— La voiture ne veut pas de moi ? demanda Lockheart d’une voix blanche.
Karima secoua la tête, embarrassée.
— Je sais que c’est dur à croire, admit-elle.
— D’accord, soupira la policière. S’il faut faire les choses de cette manière…
Elle mit la main droite à l’intérieur de sa veste, et la ressortit avec un pistolet, qu’elle braqua sur Razor.
— Démarre ! ordonna-t-elle.
— Putain de merde ! s’exclama Betty. C’est qui cette tarée de putain de nazie de keuf de merde ?
De son côté, Karima prit une grande inspiration, sentant que la situation était à deux doigts de dégénérer pour de bon.
— Je ne peux pas démarrer ! protesta-t-elle.
— Je sais, répondit calmement la policière. Ce n’est pas vous que je menace. Alors écoute-moi bien, espèce de tas de ferraille, je vais compter jusqu’à trois. Si à trois tu n’as pas démarré, je tire une balle dans le genou de ta propriétaire.
— Quoi ? s’exaclama Betty.
— Vous ne pouvez pas… protesta Karima, mais elle n’eut pas le temps de finir sa phrase.
— Un ! hurla la policière.
Karima grimaça. Ça allait mal finir. Il fallait qu’elle agisse, qu’elle tente de désarmer cette cinglée. Mais si le coup de feu partait…
À côté d’elle, la policière arma son pistolet. Karima avait toujours trouvé cool le petit clic-clic que faisait la culasse, mais, dans ces cirsconstances, il lui sembla beaucoup moins réjouissant.
— Deux ! fit la policière. Tu crois que je ne le ferai pas ?
— Arrêtez ! implora Betty. Je vous en supplie !
— Vous menacez une voiture, ajouta Karima. Une putain de voiture ! Ça ne peut pas marcher !
— Je vais le faire ! hurla la policière.
Elle tira un coup de feu, qui endommagea la vitre arrière.
— Je le jure, la prochaine est pour son genou !
Il y eut d’abord un toussotement, puis la voiture démarra.
— Voilà, fit la policière en rangeant son arme, comme si rien ne s’était passé. On peut y aller.
23:34:33
Clémence ne voyait rien : les deux malfrats lui avaient enfilé une cagoule sur la tête, dans le mauvais sens, afin sans doute de l’empêcher de les identifier. Elle sentait néanmoins que la voiture avait accéléré dans les dernières minutes, et se demandait pourquoi.
Elle n’était pas la seule :
— Vous n’avez pas besoin d’écraser ainsi le champignon, mon ami, commenta l’un de ses deux ravisseurs. D’après mon estimation, nous sommes largement dans les délais pour notre rendez-vous.
— Je préfèrerais être en avance, répliqua l’autre. Vérifier qu’il n’y a pas d’entourloupe.
Clémence se demanda ce qu’on lui voulait. Manifestement, les deux hommes devaient la livrer à quelqu’un d’autre. Qui ? Pourquoi ?
Mais une partie d’elle-même avait déjà les réponses à ses questions. C’était la partie qui possédait des souvenirs aberrants, tout droit sortis d’un rêve. Ou d’un cauchemar. Celle qui savait quelle importance elle avait, juste à cause de ce qu’elle était.
Cette partie de Clémence ne se posait pas de questions sur ce qui allait lui arriver, et cherchait plutôt à apporter des réponses, qui impliquaient de tuer sans pitié les deux hommes dès qu’elle en aurait l’occasion.
Clémence ne savait plus qui elle était. Elle avait envie de crier, de se taper la tête contre les murs, mais elle avait une cagoule sur la tête, les mains liées dans le dos et, probablement, un pistolet braqué sur elle. Ce n’était pas le moment de se poser de questions.
À la place, puisant dans des souvenirs qui n’étaient pas les siens (ou peut-être l’étaient-ils ?), elle remua discrètement ses doigts, cachés derrière son dos, et entreprit de se griffer les poignets. C’était douloureux, mais il ne fallut pas longtemps avant qu’elle ne se mette à saigner. De son pouce, elle étala l’hémoglobine sur les liens en plastique qui lui entravaient les poignets.
— C’est quoi, ton nom ? demanda le conducteur.
Clémence mit un peu de temps à comprendre que la question lui était adressée. Ne voyant pas ce que cela changeait, elle répondit :
— Clémence.
— Mon ami, commenta le deuxième homme, je ne pense pas qu’il soit avisé de nouer la conversation avec notre passagère.
— Pourquoi pas ? répliqua le conducteur. Écoute, gamine, je sais pas ce qu’on te veut. Tout ce que je sais, c’est qu’on nous paie un paquet de pognon pour te refiler vivante à d’autres gens.
Clémence n’apprenait rien de nouveau : cela, elle l’avait déjà plus ou moins compris en entendant le coup de téléphone qu’avaient passé les deux ravisseurs à celui qui devait être leur employeur.
— Je n’ai rien fait de mal, protesta-t-elle. Je suis en dehors de tout ça.
— Ça, tu l’expliqueras aux autres, répliqua le conducteur.
Clémence ne répondit rien, et se contenta de continuer à étaler le sang contre ses liens en plastique, qui commençaient doucement à se dissoudre.
23:39:31
Karima conduisait, tandis que le lieutenant de police Angela Lockheart parlait et que Betty essayait désespérement de réveiller Razor.
La policière leur avait expliqué ce qui s’était passé : comment elle avait rencontré Razor après l’explosion du chalet (Betty avait à peine réagi lorsqu’elle avait mentionné cet évènement, ce qui indiquait incontestablement qu’elle était vraiment préoccupée par l’état de la sorcière), puis la fusillade en montagne et leur chute.
Lockheart espérait peut-être que leur raconter tout cela lui permettrait de gagner leur confiance, mais tout ce que Karima avait en tête, c’était l’air déterminée de la policière lorsqu’elle menaçait de tirer sur Razor.
— Vous l’auriez vraiment fait ? demanda-t-elle finalement d’une voix faible.
— Quoi donc ? demanda Lockheart.
— Lui tirer dans le genou. Vous l’auriez fait ?
La policière mit un peu de temps avant de répondre.
— Je ne voyais pas d’autres options, finit-elle par dire.
— Pourquoi elle ne se réveille pas ? demanda Betty, permettant de changer de sujet. Elle n’est pas blessée. Ça n’a pas de sens.
— Je ne sais pas, répondit Lockheart. Le choc, peut-être.
— C’est comme si elle était ailleurs, murmura Betty, plus pour elle-même que pour les autres.
23:41:31
(Le monde était fait de parenthèses (à l'intérieur de parenthèses (à l'intérieur de parenthèses)).) (C'était comme un cauchemar. (Sauf que les cauchemars de Razor ne ressemblaient pas à ça.)) (Razor avait l'impression que sa tête allait exploser. (Pas sa tête, sa tête était ailleurs, plutôt son esprit.)) (Il fallait qu'elle se concentre (qu'elle évite de se perdre (ce n'était pas évident, à l'intérieur de ce dédale rempli de parenthèses (et, occasionnellement, d'instructions machines))).) (Il y avait une image qui la guidait (une suite confuse d'octets, mais si elle se concentrait, elle arrivait à la voir comme une image) (l'image représentait une voiture (une Ford Focus que Razor reconnaissait (c'était d'elle que les coups de feu étaient partis)) qui roulait sur une route de montagne (la voiture allait plus vite qu'elle, mais elle devait emprunter la route sinueuse (tandis que Razor (capable de voler) pouvait prendre au plus court))) mais Razor ne savait pas combien de temps elle arriverait à se concentrer dessus (avant de perdre le contrôle avant que son esprit n'explose (ou ne se dissolve dans les parenthèses)).) (Elle ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps.)
23:41:25
— Est-ce que ce serait possible… ? demanda Betty.
— Qu’est-ce qui serait possible ? demanda Karima.
Son amie ne répondit pas. À la place, elle sortit son téléphone portable et commença à pianoter dessus frénétiquement. Karima n’insista pas : elle savait que c’était inutile. À la place, elle se concentra sur la route.
Elle avait passé son permis depuis peu et n’avait pas une grande expérience de conduite, aussi il lui fallait toute son attention pour conserver une bonne allure sur une route de montagne. Tuture était par ailleurs assez différente des voitures qu’elle avait pu conduire à l’auto-école. Il n’y avait pas de direction assistée, les pédales de frein et d’accélateur étaient assez rudes et le levier de vitesse pas toujours coopératif. Sans compter le tableau de bord à moitié inopérant : la jauge d’essence était bloquée à zéro (la voiture en consommait bien, au vu des pleins que Razor faisait régulièrement), l’odomètre avait rendu l’âme un peu après le trois cent millième kilomètre et l’aiguille qui indiquait la vitesse se bloquait régulièrement.
Ce n’était pas le pire : le plus étrange était cette impression que la voiture se conduisait un peu toute seule, et que Karima n’était là que pour faire bonne mesure. Ça aurait pu être reposant, mais, en pratique, cela voulait surtout dire avoir le moteur qui montait dans les tours tout seul ou la pédale de frein qui se bloquait. On était loin d’une conduite calme et posée.
— Yes ! s’exclama Betty. J’ai réussi à me connecter au drone.
— Quoi ? demanda Karima. Je croyais que le Cerbère l’avait dézingué.
— Apparemment, non. Quelqu’un d’autre en a pris le contrôle. Il suit une voiture. Je suppose que c’est les types qui nous ont ligotés.
— Vous avez un drone qui suit la voiture des tueurs ? demanda la policière, un peu ahurie.
Betty ne répondit pas. À la place, elle secouait Razor.
— Je suis connectée, Raz. Tu peux te réveiller. Raz !
La sorcière toussa. À travers le rétroviseur, Karima la vit bouger.
— Je vais avoir besoin d’une cigarette, annonça Razor d’une voix faible.
23:46:23
Razor essaya de s’assoir, ce qui lui prit un certain temps. Elle se sentait faible, et avait un mal de crâne carabiné, mais au moins elle était à nouveau dans son propre corps et avec un cerveau qui fonctionnait normalement. Enfin, peut-être pas exactement normalement, il y avait tout un tas de problèmes avec, comme les cauchemars ou les crises d’angoisse, mais c’était au moins quelque chose qu’elle savait à peu près gérer.
Elle fut prise d’une violente quinte de toux, et dut batailler pour reprendre sa respiration. Elle sortit un mouchoir et cracha dedans, puis le rangea rapidement, espérant que Betty n’aurait pas eu le temps de voir la teinte rouge qui maculait le tissu blanc.
— Vous êtes sûre de vouloir une cigarette ? demanda Lockheart.
— Ouais.
La policière fouilla dans sa veste et lui en tendit une, puis un briquet. Pendant ce temps, à côté d’elle, Betty restait fixée sur son smartphone.
— Ils sont en train de suivre le lac, constata la jeune femme.
Razor ne répondit pas : sa première bouffée de tabac venait de lui arracher une nouvelle quinte de toux.
— Qu’est-ce qui s’est passée ? demanda Lockheart. Vous avez pris le contrôle d’un drone ?
— Ouai, répliqua Razor entre une quinte de toux et une bouffée de tabac.
Elle s’était jurée, des années plus tôt, de ne plus entrer dans l’esprit d’animaux. C’était un coup à péter les plombs. Il fallait être capable de ne pas laisser votre esprit se dissoudre dans le leur. Quand on revenait, si on revenait, on avait envie d’attraper des souris ou de bouffer de l’herbe pendant des heures.
Mais tout ça, c’était du pipi de chat à côté de la possession d’un engin informatique. Elle s’était dit que ça ne serait pas si compliqué. Avec l’apparition de Cerbère, l’engin avait été suffisamment exposé à la magie pour le prédisposer à ce genre d’usages, et Razor l’avait discrètement lié à elle avec son sang, lorsqu’elle s’était assise dans l’herbe à côté du chalet en flammes.
Ça avait marché, certes, mais à quel prix. Razor avait encore l’impression que sa tête allait exploser. Plus jamais ça, décida-t-elle. Une résolution qu’elle avait prise pour un bon nombre de choses, et qu’elle avait rarement réussi à tenir.
— Cette trouduc a menacé de te tirer une balle dans le genou, annonça Karima.
— Quoi ? demanda Razor.
— La voiture refusait de démarrer. Alors elle a menacé de te tirer dessus.
— Je ne voyais pas d’autres options, expliqua Lockheart.
Razor regarda la policière quelques secondes, puis haussa les épaules.
— On dirait que ça a marché.
À côté d’elle, Betty décrocha les yeux de l’écran de son smartphone.
— Quoi ? s’exclama-t-elle. Cette nazie a failli de te buter, et tu vas juste dire ça a marché ? C’est tout ?
Razor inspira sur sa cigarette et ne répondit pas. Elle ne voyait pas quoi dire d’autre.
— Est-ce que notre accord tient toujours ? demanda-t-elle finalement.
— Quel accord ? s’étonna Betty. Tu as passé un accord avec cette enflure ?
Razor réprima un sourire. L’accord avec Pandore ne lui semblait pas le pire qu’elle ait envisagé. Après tout, un peu plus tôt, elle avait tenté un deal avec Cerbère.
À l’avant, Lockheart poussa un profond soupir.
— Votre amie s’occupe de Clémence et du chien des enfers. Je m’occupe des tueurs à gage. Voilà notre accord.
Elle se tourna vers Razor avec un regard soupçonneux.
— Vous avez effectivement l’air d’avoir une certaine maîtrise de la sorcellerie. Je respecterai ce qu’on s’était dit. Mais j’aurais peut-être quelques questions à vous poser après.
— Et je refuserai peut-être d’y répondre, répliqua Razor.
Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. La voiture passait devant le chalet de la tante de Betty. Celui-ci ne brûlait plus, mais des véhicules de pompiers étaient toujours stationnés sur le parking.
— Merde, lâcha Betty.
De son côté, Razor jeta son mégot par la fenêtre, estimant qu’il n’y avait plus vraiment à faire attention aux risques d’incendie.
23:52:33
Thomas Dumont jetait régulièrement un coup d’œil dans son rétro, afin de vérifier que la situation à l’arrière du véhicule était sous contrôle. La nana — Clémence — était toujours immobile, les mains liées dans le dos et le visage masqué par une cagoule, tandis qu’à côté d’elle Benjamin Muller continuait à la braquer avec un pistolet, l’espace clos ne lui permettant pas d’utiliser sa Kalashnikov.
Rien à signaler, donc. Pourtant, Thomas était anxieux, et avait hâte de se débarrasser de sa passagère. Elle ne payait pas de mine et avait l’air inoffensive, mais cela ne le calmait pas, au contraire. Il avait vu de quoi elle était capable quelques heures plus tôt.
Il vit enfin le belvèdère qui surmontait le barrage de Serre-Ponçon. Il ne s’agissait guère que d’une sorte de parking depuis lequel on avait une vue plongeante sur le lac artificiel et son barrage, agrémenté de quelques panneaux explicatifs installés par EDF. Thomas y était venu deux jours plus tôt pour admirer la vue, mais pour l’heure ce qui l’intéressait surtout était qu’il n’y avait personne, et que l’emplacement leur permettrait de voir venir un véhicule à l’avance.
Dumont ralentit tout en regardant l’autre côté de la route, opposé au lac. Il y avait suffisamment de végétation pour permettre à quelqu’un de s’y dissimuler. Le mieux, songea-t-il en immobilisant le véhicule, serait sans doute d’y envoyer Benjamin Muller, armé de sa mitraillette, pour surveiller que l’échange se déroulait comme convenu. Cela impliquait cependant qu’il devrait rester seul avec cette Clémence.
— Apparemment, nos camarades ne sont pas encore là, constata Benjamin Muller d’un air jovial. Que désirez-vous faire, mon ami ?
23:55:21
— La voiture s’est arrêtée, constata Betty. À une sorte de promontoire au-dessus du barrage.
— Ils doivent attendre quelqu’un, annonça Lockheart.
Razor grimaça. Elles venaient de quitter le village et de se diriger vers le lac ; il fallait espérer qu’elles aient le temps de rejoindre les deux tueurs avant que d’autres invités ne se joignent à la fête.
— Garde le drone à distance, il ne faudrait pas qu’ils les repèrent.
— Je ne suis pas stupide, répliqua Betty.
— Je sais.
Razor décida qu’il était déjà temps de s’allumer une nouvelle cigarette. Cela lui calmerait peut-être un peu les nerfs, à défaut des poumons.
— Lorsqu’on sera là-bas, annonça Lockheart, je veux que vous restiez dans la voiture.
— Sérieusement ? demanda Razor. Ces types sont lourdement armés, et vous êtes seule.
La policière secoua la tête.
— N’espérez pas que je vous donne des flingues, répliqua-t-elle. De toute façon, on a un accord. Je m’occupe des gros calibres et vous des forces surnaturelles.
— Peut-être qu’un flingue ne serait pas de trop face à des forces surnaturelles, répliqua Betty.
— Cerbère craint la lumière, pas les balles, répliqua Razor. Et je ne compte pas tirer sur Clémence. Très bien, Lockheart. Tâchez de ne pas vous faire tuer.
Razor vit la policière se gratter la tête, comme si elle hésitait, puis fouiller à l’intérieur de son sac. Elle finit par en sortir un objet cylindrique et menaçant qu’elle tendit à Razor.
— C’est une grenade aveuglante, expliqua-t-elle. Si cette chose craint la lumière, ça pourrait être utile.
Razor l’attrapa sans rien dire, se demandant simplement si la policière avait décidé de lui accorder sa confiance, ou si elle essayait juste d’endormir sa méfiance.
23:58:22
Thomas jeta un coup d’œil aux environs, et vérifia que personne n’approchait ni ne s’était planqué pour leur faire un sale coup. Après quoi, il se dirigea à nouveau vers la voiture, dans laquelle se trouvaient toujours Benjamin Muller et la gonzesse.
Sa décision était prise : il allait envoyer Muller se planquer de l’autre côté de la route, tandis qu’il resterait seul pour remettre la fille. Si les choses tournaient mal, Muller lui sauverait la mise. Il était bon viseur.
Une détonation étouffée interrompit les réflexions de Thomas. Il lui fallut une fraction de secondes pour comprendre qu’elle venait de la voiture.
— Merde ! jura-t-il en dégainant un pistolet.
Il s’approcha prudemment du véhicule, le cœur battant. Est-ce que Muller avait liquidé la nana ? Mais pourquoi ? Ou alors…
Il vit alors que la vitre arrière gauche était couverte de sang. C’était là où était assis son coéquipier. Ce qui voulait dire…
23:59:57
Thomas Dumont n’eut jamais le temps de réaliser que son partenaire était mort : une rafale de Kalashnikov mit, de manière définitive, fin à ses réflexions.
Chapitre 6
Minuit
Clémence sentit son estomac se contracter et faillit vomir.
La seule chose qui la retenait était qu’elle n’avait rien avalé depuis… depuis quand, d’ailleurs ? Au moins depuis qu’elle s’était réveillée au milieu d’un cercle de sang, entourée par ces hommes malfaisants.
Titubante, elle s’approcha de l’homme sur lequel elle avait tiré depuis l’intérieur de la voiture. Il était mort, il n’y avait pas de doute à avoir sur le sujet. Son corps avait été déchiqueté par la rafale de mitraillette.
Clémence s’arrêta, ne souhaitant pas approcher plus près. Était-ce vraiment elle qui avait commis ce massacre ? Il n’y avait personne d’autre autour d’elle, personne d’autre de vivant, en tout cas, alors cela devait bien être elle, mais elle n’avait qu’un souvenir distant des évènements, comme si cela n’avait été qu’un mauvais rêve.
00:01:20
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Betty.
Razor se pencha sur l’épaule de son amie et essaya de distinguer quelque chose sur l’écran du téléphone. Ce n’était pas évident : il faisait sombre et l’image n’était pas de très bonne qualité.
— Il y a eu des coups de feu, expliqua Betty. Je crois que quelqu’un est mort. Là.
Razor regarda attentivement le pâté de pixels que son amie pointait du doigt. Il s’agissait peut-être bien d’un cadavre. Ou peut-être pas.
Un peu plus loin sur l’image, quelqu’un était sorti de la voiture. Clémence ? Un des deux tueurs ? C’était dur à dire, sur le téléphone. Quoi qu’il en soit, il fallait qu’elles se dépêchent.
— Car ? demanda-t-elle.
— Oui ? répondit Karima.
— Accélère.
00:03:10
Sandrine Meyer consulta sa montre, anxieuse.
— On va être en retard, constata-t-elle.
— Ces trouducs peuvent bien attendre cinq minutes, répliqua Victor.
Sandrine se demanda un instant si son coéquipier y mettait vraiment du sien, ou s’il n’avait pas fait exprès de rouler moins vite en espérant faire capoter l’opération à cause de ses foutues réticences morales. Elle n’aurait pas dû lui confier le volant. Cela dit, elle avait bien été obligée de le faire : si elle avait conduit, elle n’aurait pas pu envoyer discrètement des SMS pour prévenir ses supérieurs des événements en cours et prévoir une opération pour arrêter Hubert Delacroix une fois qu’ils lui auraient remis le démon.
— On y est, de toute façon, constata Victor.
Sandrine aperçut le belvédère, sur lequel était déjà garé une voiture. Mais quelque chose n’allait pas. La fille était dehors et… est-ce que c’était un cadavre, à ses pieds ?
00:04:44
Angela sortit le Mini Uzi de son sac et vérifia qu’il était chargé. Cette fois-ci, elle tenait à avoir une puissance de feu décente à opposer à ses adversaires. Certes, d’après ce que transmettait le drone, ceux-ci étaient déjà morts, mais il restait Clémence. Angela envisageait de respecter l’accord qu’elle avait passé avec Razor, mais pas si l’autre lui tirait dessus à coup de Kalashnikov.
— Merde ! fit Betty. Il y a un autre véhicule !
L’information que transmettait le drone n’était, à ce stade, plus très utile : elles venaient d’entamer la dernière ligne droite avant le belvédère, et Angela pouvait voir le van noir qui venait de s’immobiliser sur la route. Au milieu du belvédère, elle aperçut Clémence qui courait se cacher derrière la voiture. Il ne fallut pas attendre longtemps pour entendre des rafales de coups de feu.
— Continue ! ordonna-t-elle à Karima.
Ce n’était pas vraiment nécessaire : elle-ci n’avait pas l’air de vouloir arrêter la voiture loin de la fusillade. Au contraire, elle attendit le dernier moment avant de tirer d’un coup sec le frein à main, faisant déraper la voiture qui s’immobilisa finalement pratiquement au milieu de la fusillade, tandis que la conductrice exhibait un sourire satisfait.
Ce n’était pas très malin, mais Angela ne prit pas le temps de réprimander la chauffarde. À la place, elle ouvrit la portière et sortit, sa carte de police dans une main et le Mini Uzi de l’autre. À sa gauche, Clémence (ou l’entité démoniaque qui possédait son corps), munie d’une Kalasknikov, était retranchée derrière la petite berline des deux tueurs qui s’étaient fait tuer. À sa droite, une vingtaine de mètres plus loin, deux personnes non identifiés se cachaient derrière un van noir et répondaient avec des armes de poing.
— Brigade surnaturelle ! hurla Angela aussi fort qu’elle le pouvait. Cessez le feu, ou nous ferons usage de la force !
Encore quelque chose de pas très malin. À cause de la manœuvre de Karima, elle était exposée et finirait en charpie si l’un des deux camps décidait de la prendre pour cible.
— Clémence ! hurla à son tour Razor, descendue de l’autre côté de la voiture. Lâche cette arme, on ne va pas te faire de mal ! On est là pour t’aider !
Les coups de feu avaient cessé, constata Angela, quelque peu surprise. Sans doute que personne ne comprenait ce qui se passait.
— Bordel ! Qu’est-ce que vous foutez ici ? lança à pleins poumons une voix féminine qui venait de derrière le van.
À sa gauche, Angela constata que Clémence avait jeté sa Kalashnikov, même si elle restait pour l’heure cachée derrière le véhicule. À moins qu’elle n’ait une autre arme, il ne restait donc que les deux mystérieux occupants du van noir à désarmer.
— Posez vos armes ! hurla Angela en braquant son pistolet mitrailleur vers le van. Montrez vos mains !
Angela vit deux mains émerger, puis un homme sortir. Plutôt grand, le crane rasé (ou chauve, à cette distance c’était dur à dire), il portait une chemise à carreaux et levait les mains aussi haut que possible.
— Ne tirez pas !
— Allongez-vous ! ordonna Angela. Les mains derrière la tête !
L’homme obéit. Il ne restait plus que la femme.
— À votre tour ! intima la policière.
Angela vit un pistolet glisser par terre, à côté du van, puis une femme aux cheveux bruns et avec un blouson en cuir émergea à son tour. Comme son camarade, elle levait les mains, mais sa posture était beaucoup plus arrogante qu’apeurée.
— Vous n’avez aucune idée de l’erreur que vous faites, persifla-t-elle.
— Vous me raconterez, répliqua Angela en approchant.
Pendant ce temps, elle avait vaguement conscience que Razor, Betty et Karima se dirigeaient vers Clémence. Elle espérait que la sorcière serait vraiment capable de faire ce qu’il fallait s’il s’avérait que la jeune femme était possédée par un démon.
En face d’elle, la brune, toujours debout, regarda son collègue qui était allongé par terre et haussa les épaules.
— Je m’appelle Véronique Schneider. Agent spécial de l’Unité d’action vampirique. Et vous venez de bousiller mon opération.
00:07:14
Razor s’approcha doucement de la voiture derrière laquelle s’était réfugiée Clémence, les deux mains écartées, la paume tendue pour montrer qu’elle n’avait pas d’arme (elle avait laissé la grenade aveuglante dans la voiture).
— Clémence ? demanda-t-elle doucement. Je peux venir ?
Il n’y eut pas de réponse, alors elle continua à avancer et dépassa la voiture criblée de balles. Elle aperçut Clémence, assise par terre, appuyée contre la carrosserie.
La jeune femme n’avait pas fière allure. Elle portait un pantalon et une chemise, trop petite pour elle, qu’elle n’avait pas pu boutonner. Elle avait du sang sur le visage et sur les mains, et elle tremblait.
Razor s’approcha d’elle et s’accroupit.
— Tu es blessée ? demanda-t-elle.
— Non. Je… je ne crois pas…
Clémence passa une main sur son visage ensanglanté puis la regarda, manifestement suprise.
— Ce, ce n’est pas le mien.
Razor hocha la tête, rassurée. Derrière elle, elle entendait Betty et Karima qui avançaient lentement.
— Je… pleurnicha Clémence. Je les ai tués.
Elle se mit à pleurer. Razor n’était pas très douée pour réconforter les gens. Elle hésita un moment à prendre la jeune fille dans ses bras, mais ce n’était pas le genre de choses qu’elle faisait, alors elle se contenta de poser une main sur son épaule.
— Ça va, dit-elle. Tu t’es défendue.
Clémence la repoussa brusquement. Razor, qui s’était accroupie et était en équilibre précaire, bascula en arrière et se retrouva assise, en face de la jeune femme.
Celle-ci ne pleurait plus, et n’avait pas du tout la même expression que quelques secondes plus tôt. Elle semblait en colère, menaçante. Intéressant, songea Razor.
— Qui je suis ? demanda Clémence d’une voix grave. Toi, la petite sorcière qui a réponse à tout, tu dois savoir ça, hein ?
Du coin de l’œil, Razor vit Betty qui prenait position à côté d’elle. Elle ne montrait pas d’hostilité envers Clémence, mais elle se tenait prête à réagir si la situation dégénérait.
Karima, de son côté, s’était agenouillée à côté du cadavre et s’apprêtait à lui faire les poches. Razor aurait dû l’empêcher de s’attirer des emmerdes, mais le plus important pour l’instant était de s’occuper de Clémence. Au moins Karima avait eu la présence de sortir un mouchoir qu’elle utilisait pour toucher le corps, évitant d’y laisser traîner des empreintes.
Razor fouilla dans sa poche et sortit son paquet de cigarettes.
— Je ne sais plus si tu fumes ? demanda-t-elle en le tendant à Clémence.
— Non ! répondit celle-ci. Je veux des réponses !
— J’ai une hypothèse, admit Razor.
Elle replia les jambes, de manière à être assise plus confortablement, et s’alluma une cigarette.
— De quoi tu te souviens, exactement ?
Clémence la dévisagea d’un air dur, puis baissa les yeux et prit une inspiration.
— Je ne sais plus, admit-elle. Je me rappelle le lycée, les profs, les camarades de classe. Mes parents. Je n’étais pas bien, à ce moment-là. Et je me rappelle aussi d’autres choses, des choses dont je ne devrais pas me rappeler. Des souvenirs qui ne sont pas les miens. Des rêves. Des cauchemars.
Razor hocha la tête.
— Et sur la façon dont tu as rencontré ces tueurs ?
— Je me suis réveillée au milieu d’un cercle de sang. Il y avait des hommes autour de moi. J’ai fui. Ils voulaient me tuer. Je crois que j’en ai tué un ou deux. Et puis j’ai couru, et couru, et couru encore, et je suis tombée sur toi.
Razor tira sur sa cigarette, puis regarda la jeune femme.
— Pas sur moi, corrigea-t-elle. Sur ma voiture. Ce n’est pas une voiture ordinaire, je ne sais pas si tu l’as remarqué ?
— Un peu, ouais, admit Clémence.
— Elle a été dans l’au-delà un paquet de fois, elle a été marquée par la magie, elle… disons, pour simplifier, qu’elle est un peu démoniaque, d’accord ? C’est elle qui t’a trouvée.
Clémence secoua la tête en dénégation.
— Tu dis que je suis un démon ? demanda-t-elle.
— C’est plus compliqué que ça. Tu es une lycéenne qui n’était pas bien et essayé de mettre fin à ses jours. J’ai vu les cicatrices sur tes bras.
Clémence se cacha les avant-bras, l’air coupable.
— Et tu as réussi, continua Razor. Sauf que, pour une raison que j’ignore, tu t’es rendu compte que tu voulais continuer à vivre. Et tu t’es accrochée. Et tu es revenue.
Razor prit le temps d’inspirer une bouffée de tabac, laissant le temps à Clémence de dire quelque chose. Mais celle-ci n’avait pas l’air d’avoir envie de parler.
— Et tu es aussi… quelque chose d’autre. Un démon, je suppose…
— Je suis une fille de Lilith ! corrigea Clémence.
Elle semblait en colère, et lui lançait un regard mauvais. Puis la jeune femme baissa les yeux, manifestement surprise par son accès de colère.
— Je veux dire… dans les souvenirs que je ne devrais pas avoir…
— Tu es aussi une fille de Lilith, expliqua Razor d’une voix douce. Invoquée dans ce monde par un sorcier pour je ne sais quel maléfice. Tu es les deux, Clémence. La lycéenne et la démone.
La jeune femme la regarda sans comprendre.
— Sérieusement ? demanda Betty, qui était restée silencieuse jusque-là.
— C’est la seule explication que je vois, répondit Razor.
— Cool, s’exclama Karima, qui avait arrêté de fouiller le corps et se tenait maintenant debout à côté de la sorcière.
Clémence leva les yeux vers elle avec un regard accusateur.
— Je veux dire, d’accord, ça ne doit pas être très cool à vivre, mais ça fait quand même de toi, genre une mi-démone, mi-humaine ? En tout cas, cent pour cent badass.
Razor soupira. Il était temps qu’elle reprenne le contrôle de cette discussion.
— C’est pour ça que le cercle qui devait te retenir n’a pas fonctionné, expliqua-t-elle. Parce que tu n’étais pas juste le démon qu’il était fait pour enfermer. De même que tu n’es plus juste la Clémence que tu étais quelques semaines plus tôt.
La jeune femme la regarda avec un air interrogatif.
— Alors, je suis quoi ? demanda-t-elle. Une fusion de deux âmes ? Putain, je suis qui ?
Razor tira une nouvelle fois sur sa cigarette. De son point de vue, l’essentiel de la sorcellerie, c’était du bluff et avoir l’air sûre de soi quand on n’avait aucune idée d’où on mettait les pieds. Elle n’allait donc certainement pas admettre qu’elle n’avait pas plus de réponses à apporter sur le sujet.
— Je suppose que, maintenant, c’est à toi de décider qui tu es.
— Comme tout le monde, au final, ajouta Betty en s’asseyant à côté de Clémence. Sans vouloir diminuer ce que tu as vécu et le bordel que ça doit être dans ta tête, peut-être que tu ne devrais pas te prendre le chou là-dessus.
00:07:14
Angela fut prise de court par la révélation de son interlocutrice. L’Unité d’action vampirique ? Pour une opération d’infiltration dans les Hautes putain d’Alpes ? Ça n’avait pas de sens.
Elle dévisagea la brune, Véronique Schneider, et essaya de déterminer si cette connasse bluffait ou pas. Ça n’aurait eu aucun intérêt, décida-t-elle. Il était évident qu’elle allait vérifier les informations.
Oh, merde. Elle avait foutu les pieds dans une opération de l’UAV. Cette unité spéciale, essentiellement constituée de morts-vivants, était complémentaire à la brigade surnaturelle. Elle avait été créée quelques années plus tôt, après l’assassinat à Lille d’un certain nombre de personnes, incluant un responsable local de l’Ordre vampirique et un commissaire de Police. L’affaire avait créé un certain émoi, auquel le gouvernement avait réagi en créant cette unité d’élite, chargée de combattre le terrorisme et le grand banditisme chez les morts-vivants.
Angela n’avait jamais pu les saquer. Ce n’était pas tant parce qu’elle condamnait leurs méthodes souvent brutales et douteuses (elle-même n’était pas une sainte à ce niveau) que parce qu’ils étaient notoirement inféodés à l’Ordre vampirique, ce qui revenait de facto à créer une police séparée pour les morts-vivants, avec ses propres règles et, souvent, ses propres tribunaux. Quand il y avait des tribunaux.
Aussi, même si Angela était à peu près convaincue que son interlocutrice disait la vérité, elle la plaqua violemment face contre terre et lui passa une paire de menottes en argent.
— Oh, allez ! s’énerva la vampire. Vous pouvez vérifier auprès de vos supérieurs. Véronique Schneider, Unité d’action vampirique.
— C’est vrai ? demanda son collègue, allongé par terre à côté d’elle. T’es une flique ?
Schneider leva les yeux au ciel d’un air hautain ; l’effet était quelque peu gâché par le fait qu’elle était encore allongée par terre.
— Je ne voulais pas faire cette mission ! l’homme. C’est toi qui m’as poussé à continuer ! Et t’es une putain de flique ?
— Oh, c’est bon, Victor. J’ai déjà eu à subir tes jérémiades en chemin, je…
— Fermez-la ! hurla Angela. Tous les deux !
Elle jeta un coup d’œil vers le reste du groupe. La voiture lui cachait en partie la vue, mais elle apercevait la grande blonde (Betty ?), qui lui fit signe que tout allait bien. Angela décida donc de ne plus s’occuper de Clémence pour l’instant : c’était après tout le sens de l’accord qu’elle avait passé aec Razor, même si elle était à l’origine censée s’occuper des malfrats et pas de ses collègues.
— D’accord, fit-elle. Je vais appeler. On va voir si votre histoire tient debout.
— Dites-leur que je ne voulais pas faire ça ! ajouta Victor.
Angela soupira. Pauvre type. Le pire, c’est qu’il disait peut-être vrai. Ça n’aurait pas été la première fois que des infiltrés de l’UAV auraient poussé quelqu’un à commettre un crime, pour pouvoir l’arrêter au moment où il passait à l’acte. Même elle ne trouvait pas ça éthique, et elle avait pourtant déjà étranglé un enfant de quatre ans pour que son père lui livre l’adresse d’un de ses complices.
Elle composa le numéro de Sandra Blache. Elle aurait mieux fait de passer par la hiérarchie, mais il lui faudrait des plombes pour avoir une réponse et elle risquait fort de finir par tomber sur un gradé de l’Unité d’action vampirique qui allait lui faire la morale. Sandra, qui travaillait dans l’équipe scientifique de la brigade surnaturelle, n’était pas censée avoir accès à ses informations, mais elle pouvait se débrouiller pour les obtenir et, au moins, ne la ferait pas chier.
— Allô ?
— Sandra, c’est encore Angela. J’aurais besoin que tu vérifies quelque chose pour moi. Je viens d’arrêter une nana qui prétend être une certaine Véronique Schneider, agent infiltrée de l’Unité d’action vampirique.
Il y eut un silence au téléphone. À ses pieds, Schneider commençait à s’impatienter, mais Angela fit un geste avec son Mini-Uzi pour lui indiquer de se calmer.
— Sandra ?
— Ouais, ouais. Tu sais, je suis à la maison.
— À la maison ? répéta bêtement Angela.
— C’est l’endroit où tu rentres après le boulot et où tu es en général quand il est minuit passé. Je ne suis pas surprise que le concept te soit inconnu. Tu devrais plutôt appeler l’UAV.
— C’est des trouducs.
— C’est vrai, admit Sandra. D’accord, laisse-moi une seconde. Il faut que je m’introduise dans leur base de données, ça ne devrait pas prendre longtemps. Je t’envoie un texto quand c’est fait.
— D’accord. Merci, Sandra. Bonne nuit.
À ses pieds, la vampire remua.
— Alors ? demanda-t-elle. Vous avez votre putain de confirmation ?
— Pas encore, répondit Angela.
— Vous vous foutez de moi ? Ça va prendre combien de temps ?
La policière se retint de ne pas sourire. Elle allait sans doute se faire engueuler par la suite, mais pour l’heure elle tirait un certain plaisir de la situation.
— En attendant, pourquoi vous ne m’expliquez pas en quoi consiste votre opération ?
— Ce n’est pas vos oignons.
Angela sentit son téléphone vibrer, et regarda le message que venait de lui envoyer Sandra.
Ils ont changé leur firewall Je passe un coup de fil et je te rappelle
— Alors, c’est bon, là ? demanda Schneider.
— Toujours pas. Si vous voulez gagner du temps et avoir une chance de rattraper le coup, vous feriez mieux de me mettre au jus.
La vampire soupira.
— Soit, fit-elle. Je travaillais sous couverture pour Hubert Delacroix.
Angela hocha la tête. Elle connaissait Delacroix, il était le représentant de Gap de l’Ordre vampirique. Elle l’avait rencontré une fois ou deux, et n’avait jamais eu de problème avec lui.
— Grâce à cela, j’ai pu apprendre qu’il projetait de pratiquer de la magie noire. C’est pour ça que je devais récupérer la fille. C’est un démon, Lockheart.
— Un démon, hein ? demanda Angela en s’allumant une cigarette. Les deux types qui se sont fait descendre, ils bossaient aussi pour lui ?
— Oui, répondit Schneider. Ils devaient nous livrer le démon.
Angela hocha la tête. Il lui semblait qu’elle comprenait un peu la situation.
— J’ai de bonnes nouvelles pour vous, annonça-t-elle. Votre opération n’est pas foutue. Je peux prouver qu’un de ces hommes a commis au moins un meurtre. Ils ont aussi essayé de me descendre et ont enlevé une nana, démon ou pas. Si de votre côté vous apportez la preuve qu’ils bossaient pour Delacroix, c’est suffisant pour lancer un raid et aller le cueillir dans sa jolie baraque.
— Non, répondit Schneider. Ce n’est pas suffisant.
Angela fronça les sourcils. Cela lui semblait tout de même des éléments assez lourds. Puis elle réalisa qu’elle ne pensait pas comme les vampires.
— Non, admit-elle, bien sûr que ce n’est pas suffisant. Meurtre, enlèvement, il ne s’agit que condamnations pour les tribunaux des mortels. Vous ne pouvez pas vous contenter de ça, hein ?
Elle cracha par terre. Ce qui intéressait Schneider, c’était la magie noire. Ça, c’était hautement condamnable par l’Ordre vampirique. Il ne s’agissait pas d’appliquer la loi et de mettre un homme derrière les barreaux. Il s’agissait d’avoir des éléments suffisants pour éliminer de manière définitive un vampire, sans doute un des opposants à la ligne politique actuelle de l’Ordre.
Le téléphone d’Angela sonna, et elle constata que l’appel ne venait pas de Sandra, mais des locaux parisiens de la brigade surnaturelle. Merde. Ça voulait sans doute dire qu’elle allait se faire engueuler.
— Allô ? fit-elle.
— Georges Temple, commissaire de la Brigade Surnaturelle. Lieutenant Lockheart, on m’a transmis des informations à vous communiquer.
— Quoi ? demanda-t-elle.
À ses pieds, elle eut l’impression que cette connasse de vampire souriait.
— L’une des personnes que vous avez arrêtées est Véronique Schneider. Il s’agit d’un agent spécial de l’Unité d’action vampirique. Vous avez l’ordre de la relâcher immédiatement, et de ne pas interférer avec sa mission.
— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois…
— C’est un ordre, Lockheart. Relâchez-la, et faites ce qu’elle vous dit de faire.
Lockheart poussa un soupir bruyant.
— Gna, gna, gna, finit-elle par admettre.
00:17:21
— Oh, oh, fit Karima. Ça n’est pas bon signe ça.
Elle était la seule à ne pas s’être assise à côté de Clémence, et par conséquent la seule en mesure de voir ce qui se passait à côté du van. La policière, après une conversation téléphonique, était en train de retirer les menottes à la femme qu’elle avait arrêtée dix minutes plus tôt.
— Ne t’en fais pas, fit Razor à Clémence. Je ne les laisserai pas t’embarquer.
— Elles sont en train de se disputer, observa Karima. Elles approchent.
Razor soupira, regarda la Kalashnikov, qui était restée par terre, puis s’avança vers elles à quatre pattes, afin de ne pas être repérée par la policière. De son côté, Karima mit une main sur l’arrière de son pantalon, et vérifia que le pistolet était toujours là. Elle l’avait ramassé sur le cadavre ; elle y avait aussi retrouvé les clés de la Clio. Techniquement, la voiture pouvait démarrer sans, mais Razor y tenait tout de même. Sans doute pour se persuader que sa voiture était presque normale.
Un peu plus loin, les deux femmes s’étaient arrêtées, et continuaient à se disputer. Lockheart barra la route, puis se fit repousser. Karima avait du mal à comprendre ce qui se passait, et pourquoi la policière se laissait bousculer par une nana qu’elle venait d’arrêter, mais elle sentait bien que cela laissait présager le pire.
De son côté, Razor vérifiait le chargeur de l’AK47.
— Merde, lâcha-t-elle. Vide.
— Désolée, fit Clémence d’une petite voix.
— Juste pour savoir, demanda Betty en se relevant, si les choses tournent mal, tu as des super pouvoirs ou un truc dans le genre ?
— Je ne crois pas, répondit Clémence. Pas vraiment.
Karima prit une profonde inspiration. Les deux femmes s’approchaient maintenant de la voiture, et si cela partait en fusillade, ce serait d’ici quelques secondes. Elle se sentait un peu anxieuse. Elle n’avait pas beaucoup d’expérience dans le domaine : après tout, elle s’était clairement orientée vers les sciences dures. La fusillade relevait plutôt des sciences sociales.
— Agent spécial Véronique Schneider ! annonça la nana du van noir. Unité d’action vampirique. Vous êtes en état d’arrestation !
Razor bondit, la Kalashnikov en main, et la braqua vers Schneider. Oh, merde. Karima décida que ce n’était pas le bon moment pour se dégonfler, et braqua à son tour son pistolet vers la nouvelle venue.
— Nom de Dieu ! hurla Lockheart. Baissez vos armes.
Pour l’heure, la policière lui tendait une main, paume ouverte, en signe d’apaisement, tandis que, de l’autre, elle pointait sa mitraillette vers le sol. À côté d’elle, en revanche, Scheider avait levé son pistolet vers Razor.
— Baissez vos armes ! répéta Lockheart. Tout le monde.
Non seulement personne ne lui obéit, mais Betty imita ses deux amies en sortant de son sac à main, non pas une arme à feu, mais un pistolet Taser.
— C’est vrai, ce qu’elle dit ? demanda Razor.
— C’est vrai, répondit Lockheart. Elle était en mission d’infiltration.
— On avait un accord, vous et moi ! protesta la sorcière.
Lockheart fit une petite moue embarrassée.
— Il y a de nouveaux éléments.
— Quels éléments ? demanda Razor, sans quitter des yeux l’agent spécial qu’elle avait en joue.
Celle-ci, de son côté, faisait la même chose avec son pistolet.
— Vous n’avez pas à leur donner d’éléments ! protesta Schneider. Il y a quelque chose que vous n’avez pas compris ? Nous sommes des représentantes de la loi. Baissez vos armes immédiatement, ou nous allons faire feu !
— Baissez votre arme, Schneider, soupira Lockheart. Ce n’est pas des terroristes vampires que vous avez en face de vous, mais des mortelles qui n’ont rien fait de mal. Des putain de touristes. Sans vouloir vous offenser, les filles.
— La plupart des touristes ne braquent pas des représentants de la loi avec une arme de guerre.
Lockheart prit une grande inspiration. Karima avait l’impression que la policière luttait pour garder son calme au milieu de toutes ces armes qui se faisaient face.
— L’agent spécial Schneider, ici présente, cherche à impliquer monsieur Delacroix, l’homme pour qui elle travaillait sous couverture, pour exercice de la magie noire. Pour cela, elle a besoin de Clémence. Voilà les nouveaux éléments, Razor.
— C’est hors de question, répliqua la sorcière.
— Je vous promets qu’elle sera en sécurité. Une équipe d’intervention sera prête à agir. Une fois Delacroix arrêté, Clémence pourra repartir chez elle. Vous avez ma parole.
— Je n’y accorde pas beaucoup de crédit. Sans vouloir vous offenser.
Karima déglutit. Elle aimait beaucoup son amie, mais elle se demandait si celle-ci n’était pas quelque peu jusqu’au-boutiste, sur ce coup-là. La situation n’était pourtant pas en leur faveur : certes, elles avaient peut-être une maigre chance de survivre à une fusillade, mais elles seraient recherchées dans tout le pays pour keuficide, ce qui était à peine mieux que d’être mortes.
— Je vais le faire, annonça Clémence d’une petite voix.
Puis elle se leva, les mains en l’air, et répéta, plus fort :
— Je vais le faire. Je veux savoir ce que ces types me voulaient. J’irai avec elle.
— Clémence, protesta Razor, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Je la ramènerai vivante, annonça Lockheart. Je le jure sur ma vie, je la ramènerai vivante.
Clémence fit le tour de la voiture, et s’approcha des deux policières.
— Ça va, annonça-t-elle à Razor.
00:26:34
Clémence se dirigea vers le van, bientôt suivie par Schneider. Celle-ci avançait à reculons, continuant à pointer son arme vers Razor et Karima.
Angela soupira de soulagement, et plongea ces yeux dans ceux de la sorcière, qui n’avait pas baissé sa mitraillette.
— Faites-moi confiance, dit la policière.
Après quoi, elle alla rejoindre Schneider, qui était en train d’ouvrir la porte du van pour Clémence.
— Je viens avec vous, annonça Angela en montant dans le van.
— Ce n’était pas le plan, protesta Schneider.
— Vous avez assez perdu de temps comme ça. Vous voulez encore qu’on discute de ça pendant dix minutes ? Parfait.
Elle s’assit dans le fourgon, indiquant par là qu’elle ne comptait pas bouger. Schneider soupira.
— Soit, fit-elle. Victor ! ordonna-t-elle. Grimpe aussi !
Le vampire, qui était resté allongé sur le ventre pendant tout ce temps, se redressa péniblement et obéit. Certes, il le faisait présentement parce que Schneider le menaçait avec son arme, mais Angela ne pouvait pas s’empêcher de le trouver nigaud. Il avait eu dix bonnes minutes où tout le monde se braquait avec une arme sans faire attention à lui, et il n’avait même pas pensé à fuir dans les bois.
Schneider referma la porte coulissante, enfermant Angela avec Clémence et Victor. La policière entendit ensuite quatre coups de feu, et eut peur que la vampire ait décidé de tuer les trois touristes, mais elle réalisa rapidement qu’elle s’était contentée de fusiller les pneus de la Clio.
Angela ne put s’empêcher de sourire. Elle n’avait eu qu’un bref aperçu des attributs surnaturels de cette voiture, mais elle doutait que des pneus crevés l’empêchent longtemps de rouler.
00:28:51
Lorsque le van démarra, Razor laissa tomber la Kalashnikov au sol. Elle hésita un instant à prendre le temps d’effacer les empreintes, mais étant donné que deux policières l’avaient vue la tenir, elle jugea que ça n’avait plus grand intérêt. Plutôt que de perdre du temps, elle bondit et se précipita vers la Clio.
— Restez là, ordonna-t-elle à ses deux amies. Cette fois-ci, j’y vais seule. C’est trop dangereux.
Comme elle se doutait pertinemment que ni Betty ni Karima n’obéirait, elle se dépêcha d’atteindre la voiture avant elles, ne comptant pas leur laisser le choix. Elle ouvrit la portière conducteur et s’installa derrière le volant. Les deux autres étaient encore à une dizaine de mètres derrière elle. Elle s’en voulait un peu de les abandonner là, mais elle savait que c’était la décision juste à faire. Elles avaient déjà pris trop de risques.
— Démarre, ordonna-t-elle à Tuture.
Il n’y eut pas de réaction de la part de la Clio. À travers la fenêtre, Razor vit Karima lui montrer les clés d’un air provocateur.
— Démarre ! répéta-t-elle, sans plus d’effet.
Karima, sans se presser, se dirigea vers la porte côté passager, tandis que Betty prenait le temps de ramasser le drone. Elle avait dû le faire se poser pendant que Razor discutait avec Clémence.
— Pour une fois, lança Karima en s’installant à l’avant de la voiture, à côté d’elle, je trouve les sautes d’humeur de ton bolide assez plaisantes.
Quelques instants plus tard, Betty ouvrait la portière arrière gauche, et prit le temps d’installer le drone à côté d’elle avant de s’assoir dans la voiture à son tour.
— Écoutez, protesta Razor, là-bas, il y aura probablement une équipe d’intervention de l’UAV. C’est du suicide de venir avec moi.
— Je n’irais pas prétendre que c’est une brillante idée, concéda Karima en lui tendant les clés de la voiture. Mais si tu décides de te diriger vers une mort certaine et glorieuse, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas venir avec toi.
Chapitre 7
Minuit trente
— Est-ce que tu es prêt ? demanda Delacroix.
Après leur visite à l’hôpital pour passer voir Étienne, ils étaient repassés au domicile du vampire, afin de récupérer du matériel nécessaire au rituel. Hubert n’avait pas une idée très précise de ce dont il s’agissait : il avait, depuis le début de leur relation, laissé le domaine de la magie et de la sorcellerie à son amant. À l’origine, le rituel devait avoir lieu en journée, et Delacroix être absent. Malheureusement, la première tentative avait échoué lamentablement lorsque le démon s’était échappé après avoir été invoqué dans le corps de la gamine. C’est là que les choses avaient commencé à aller de mal en pis. Au départ, tout avait été calculé pour n’avoir à tuer personne.
Le rituel qu’avait trouvé Agathon était très précis, et exigeait, d’une part, du sang démoniaque et, d’autre part, un sacrifice humain. Delacroix avait alors vu son amant dévasté par le dilemme moral. Agathon avait un remède pour sauver son fils, mais il impliquait de tuer quelqu’un d’autre à la place, et il ne pouvait se résoudre à cela.
Delacroix avait trouvé la solution. Avec ses contacts, il s’était arrangé pour récupérer un corps en état de mort cérébral. Agathon n’aurait qu’à y invoquer un démon, récupérer le sang, puis renvoyer le démon en Enfer en le sacrifiant. Ainsi, ils n’auraient fait de mal à personne. Agathon avait tergiversé, arguant que la magie avait toujours un coût, mais Delacroix était persuadé qu’il avait trouvé comment minimiser celui-ci.
Et puis le démon avait tué deux de ses hommes. Delacroix avait alors envoyé deux gros bras recrutés pour l’occasion à sa poursuite, et ceux-ci avaient au moins éliminé un témoin gênant. Le rituel qui devait se faire sans tuer personne avait déjà fait au moins trois victimes.
Delacroix n’était pas particulièrement chamboulé par cela. Il était un vampire suffisamment âgé pour avoir eu l’occasion de voir la mort de près, et parfois de la causer. Mais il voyait la peine que cela infligeait à Agathon, et cela le troublait.
Hubert regarda son amant finir de boucler la sacoche qui contenait les différents instruments utiles au rituel, puis posa avec affection une main sur ses hanches.
— Tout va bien se passer, le rassura-t-il. Bientôt, tout sera fini, et Étienne sera sauvé.
— Je ne sais pas, protesta Agathon. Cela fait une heure, et toujours pas de nouvelles.
Comme pour le contredire, le téléphone de Delacroix se mit à sonner. Sandrine Meyer. Hubert fit un petit sourire rassurant à son amant avant de décrocher.
— Allô ? fit-il. Sandrine, quelles sont les nouvelles ?
— Il y a eu un problème.
Delacroix grimaça, et s’écarta un peu d’Agathon, espérant que celui-ci ne s’apercevrait pas qu’il y avait encore un imprévu.
— De quoi s’agit-il ?
— Les deux tueurs qui devaient nous remettre la fille. Ils nous ont fait un coup fourré.
Delacroix fit un petit signe rassurant à Agathon, qui semblait inquiet.
— Développez.
— Ils voulaient plus d’argent. On a discuté un moment, mais ils n’ont rien voulu entendre. Ils ont tué Victor.
Hubert déglutit. Il avait rencontré Victor depuis peu, et n’avait pas de lien affectif particulier avec le bonhomme, mais encore un cadavre ? Cela ne s’arrêterait-il donc jamais ?
— Est-ce que vous avez la fille ?
— Oui, répondit Meyer. J’ai pu neutraliser les deux hommes et la récupérer.
Delacroix fut rassuré. Au moins, il restait possible d’accomplir le rituel.
— J’ai un pneu crevé, reprit Meyer. Le temps que je change la roue, et je peux me mettre en route. Où voulez-vous que j’emmène la fille ?
— Dans une maison, en montagne. C’est sur un petit chemin, le plus simple est que je vous envoie les coordonnées GPS.
Il fit signe à Agathon de les lui indiquer. Celui-ci sortit son propre téléphone portable, appuya sur quelques touches, puis lui indiqua l’écran.
— D’accord, fit Hubert. C’est quarante-quatre point six-cent soixante-six pour le premier numéro.
Est-ce que le premier nombre était la longitude ou la latitude ? Delacroix ne s’en souvenait jamais. Il se rappelait uniquement l’ordre dans lequel il devait les rentrer dans l’ordinateur de bord de sa voiture.
— Vous avez noté ? reprit-il. Le second numéro, c’est zéro six point zéro quatre-vingt-un. Vous l’avez ?
— Oui, fit Meyer. C’est noté.
— Le temps de changer la roue, vous devriez pouvoir être là d’ici une heure.
— Oui, Monsieur.
Delacroix raccrocha, et rangea son téléphone le sourire aux lèvres.
— Tout va bien, annonça-t-il, omettant de mentionner à son amant la mort de Victor. Tu es prêt à partir ?
Agathon lui montra sa sacoche.
— J’ai ce qu’il faut là-dedans. Espérons que, cette fois-ci, tout se déroule comme prévu.
Hubert attrapa la main libre de son amant, puis approcha son visage de celui d’Agathon.
— Il est temps que la chance nous sourie un peu, mon amour.
Ils s’embrassèrent tendrement.
00:38:08
Assise à l’arrière de la camionnette, Angela essayait de réfléchir, tâche qui était rendue quelque peu difficile par les cahots de la route. Le véhicule était clairement conçu pour transporter des marchandises, et pas des gens : il n’y avait pas de banquette, et les trois passagers étaient simplement assis par terre. Angela n’était pas la plus à plaindre, car au moins, contrairement à Victor et Clémence, elle n’avait pas les mains attachées dans le dos.
Il n’y avait pas de séparation entre l’habitacle et l’arrière de la camionnette. Cela lui avait permis d’entendre Schneider passer des coups de téléphone, un premier à Hubert Delacroix pour obtenir le lieu du rendez-vous, et un second à ses collègues de l’Unité d’action vampirique pour le leur transmettre et qu’ils se tiennent prêts à intervenir. L’absence de cloison impliquait aussi que la conductrice pouvait surveiller ses passagers, ce qui limitait les possibilités d’action d’Angela.
Mais de toute façon, avant d’agir, il fallait réfléchir un minimum.
Le premier sujet de préoccupation d’Angela était Clémence. La jeune femme assise en face d’elle n’avait pas dit grand-chose depuis leur départ, mais sa simple apparence troublait la policière. C’était une gamine. Elle devait avoir seize ans. Elle n’était pas menaçante, pas agressive, n’avait pas l’air dangereuse. Et pourtant, elle était censée être habitée par un démon. En tout cas, Schneider en était persuadée. Ce qui voulait dire que l’Unité d’ation vampirique, même si elle intervenait pour arrêter Hubert Delacroix, ne la laisserait sans doute pas repartir comme une fleur.
Or, la gamine n’avait rien fait de mal. Certes, elle avait abattu deux hommes, mais ayant croisé elle-même ces deux sinistres personnages, Angela avait du mal à lui en vouloir. Il s’agissait clairement de légitime défense. Ce qui voulait dire que, du point de vue de la loi, elle n’avait pas grand-chose à se reprocher. Et la brigade surnaturelle appliquait la loi. Oh, certes, parfois on pouvait ne pas être très regardant sur quelques détails, et oublier quelque peu le code lorsqu’on était dans le feu de l’action, mais éliminer une personne juste à cause de ce qu’elle était, et pas à cause de ce qu’elle avait fait ? C’était une des rares lignes qu’Angela ne s’était pas permise de franchir au cours de sa carrière, et elle n’avait pas intention de commencer aujourd’hui.
Malheureusement, les trouducs de la vampirique ne verraient pas les choses de cette façon, ce qui mettait Angela dans une situation embarrassante. Elle avait peut-être une potentielle alliée dans l’affaire, mais c’était son deuxième sujet de préoccupation.
Razor.
Contrairement à ce qu’Angela avait dit à Schneider pour essayer de lui faire baisser son arme, Razor n’était pas une simple touriste. Les deux autres, peut-être. Elles étaient déterminées, certes, mais visiblement pas aguerries. Angela avait surtout noté cela lors du face à face qui avait failli dégénérer en fusillade. Karima et Betty n’étaient pas des expertes dans le domaine, cela se voyait à différentes choses, comme les mains qui tremblaient, la façon de tenir l’arme, ou les mouvements des yeux. Certes, elles s’en tiraient beaucoup mieux que la plupart des civils en de tels circonstances, mais elles n’étaient pas des professionnelles.
Razor, c’était une autre paire de manches. Non seulement elle savait clairement tenir une arme à feu, mais son assurance durant la conversation était déroutante. Et il y avait, bien sûr, l’aspect sorcellerie. Striker l’avait prévenue, et elle devait admettre que, sur ce point, il avait entièrement raison. La voiture possédée par une force surnaturelle mystérieuse, le chalet explosé pour renvoyer Cerbère dans l’au-delà, le transfert de son esprit dans un drone. Comme disaient les anglo-saxons, cette fille était the real shit.
Angela décida qu’à défaut de savoir ce qu’elle ferait quand ils arriveraient, elle pouvait au moins profiter de son trajet dans le van pour en apprendre un peu plus. Aussi décrocha-t-elle son téléphone.
— Sandra, c’est encore moi.
— Oh, Angie. Je suis désolée de ne pas t’avoir rappelée. J’imagine que tu n’as pas dû échapper à une engueulade des trouducs de l’UAV ?
— Non, admit la policière, un petit sourire aux lèvres. Mais ce n’est pas pour ça que je te rappelle. Tu te souviens, dans la soirée, je t’ai demandé des informations sur une certaine Razor ?
En face d’elle, Angela vit Clémence froncer les sourcils, mais décida de ne pas y prêter attention.
— Ouais, je me souviens.
— Tu t’es renseignée un peu plus sur elle ?
— Non. Je t’ai filé sa position, et après j’ai fini ma pizza. J’ai autre chose à faire dans la vie que de bosser pour toi, tu sais ?
Angela décida d’ignorer la remarque.
— J’aurais aussi besoin que tu creuses un peu sur elle. S’il te plaît ? Je sais que tu ne vas pas te coucher tout de suite.
— Et moi ? intervint Clémence.
Angela écarta un peu son téléphone, suprise par l’intervention de la jeune femme.
— Et toi ? demanda-t-elle.
— Clémence Moreaux. M, O, R, E, A, U, X. Ce serait possible de faire une recherche sur moi ?
— Oui, mais pourquoi ?
— La dernière chose dont je me souviens, c’est de m’être ouvert les veines. Qu’est-ce qui s’est passé après ? Pourquoi je me suis réveillée dans un cercle de sang ? Comment je me suis retrouvée là ? Ça ne vous interroge pas, vous ? Vous êtes flic, pourtant, non ? Vous n’êtes pas censée enquêter ?
Sur la fin de sa tirade, Clémence s’était montrée un peu plus énervée. Angela lui fit un petit sourire pour faire redescendre la tension.
— Tu as raison, admit-elle, avant de rapprocher le téléphone de son oreille. Tu as noté, Sandra ? Clémence Moreaux.
— Tu me donnes des ordres, mais je te signale que je ne bosse plus pour toi.
— J’ai dit s’il te plaît, à un moment.
Sandra soupira, ce qui fit grésiller le téléphone. Après quoi, Angela entendit des tapotements sur un clavier.
— Clémence Moreaux, reprit Sandra. Elle est morte il y a une semaine.
— Pourtant, tu l’as entendue au téléphone, non ?
— Tu ne me demandes pas de te décrire ce que j’entends au téléphone, répliqua Sandra d’un ton sec, mais ce que je vois sur mon écran. Clémence Moreaux a été admise à l’hôpital après s’être ouvert les veines. Elle a été déclarée en mort cérébrale une heure après ça. Deux jours après, ses parents ont signé l’autorisation pour la débrancher.
Angela regarda Clémence en face d’elle, qui semblait impatiente de savoir ce qu’il lui était arrivé. Il n’était pas certain qu’elle aime la réponse.
— Merci, Sandra.
— Pour Razor, je t’ai donné ce qui était accessible facilement. Je vais devoir creuser un peu. Je te rappelle plus tard. À toute.
Angela raccrocha le téléphone, puis décida qu’elle allait s’autoriser à s’allumer une cigarette avant d’apprendre à Clémence qu’elle était légalement décédée.
00:49:36
— Tu as une idée d’où ils vont ? demanda Karima.
— Pas la moindre, répliqua Razor.
À l’arrière de la voiture, Betty regarda par la fenêtre. Elles avaient rapidement réussi à rejoindre le van, et le suivaient depuis un certain temps, tous feux éteints. Elles avaient, au final, poursuivi la route vers le barrage, étaient redescendus à côté de celui-ci, et avaient longé la Durance un certain temps. Peut-être que le van se dirigeait vers Gap. Peut-être ailleurs.
Elles ne risquaient pas d’être repérées. C’était magique. Razor leur avait expliqué en des termes un peu plus aboutis, mais c’était l’idée : la voiture était masquée à la vue des regards non avertis.
Betty se sentait étrangement calme. Elle avait écouté d’un air distrait la conversation entre Razor et Karima, qui avaient duré pendant une bonne dizaine de minutes mais pouvait être résumée succinctement en :
— C’est trop dangereux, vous devriez descendre.
— Non, on vient avec toi.
Betty, qui avait tendance à s’inquiéter pour les autres au quotidien, se sentait bizarrement plus calme lorsqu’il y avait un vrai danger. Les choses devenaient plus simples, quelque part. Et puis, Razor et Karima étaient avec elle, ce qui la rassurait. Sans doute qu’elle se serait mortellement inquiétée pour Clémence si elle avait eu le temps de créer de vrais liens avec elle, mais honnêtement, elle ne connaissait cette fille que depuis quelques heures, alors pour l’instant, elle se disait surtout qu’elle avait faim.
Elle repensait au plat de sphaghetti bolognaise qu’elles avaient dû abandonner précipitamment au chalet de sa tante. Quel gâchis. Le chalet qui avait brûlé depuis. Ce qui voulait dire qu’elle allait devoir expliquer ça à sa tante, sans compter l’amoncellement de paperasse qu’il allait probablement falloir gérer. Heureusement, pour l’instant, cette source d’inquiétude était finalement assez distante. La perspective d’un affrontement avec une équipe de l’Unité d’action vampirique éclipsait tout cela.
— Pourquoi on intervient pas maintenant ? demanda Karima. Ce serait plus facile.
— Intervenir comment ? répliqua Razor.
— Je ne sais pas, tu doubles le van, je tire dans les pneus, on braque les deux keufs et on libère Clémence.
Betty sourit. Dit comme ça, cela avait l’air tellement facile.
— Clémence est allée avec elles de son plein gré, répliqua Razor. Elle veut savoir qui se cache derrière tout ça. On doit attendre qu’ils fassent leur opération pour choper Delacroix avant de la récupérer.
— L’exfiltrer, corrigea Betty.
— Si tu veux, soupira Razor.
— Ça fait plus pro, exfiltration.
— Vous pensez que Lockheart tiendra parole? demanda Karima.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel Razor réfléchissait sans doute. Betty, de son côté, avait une opinion tranchée.
— C’est une putain de nazie. Elle a failli tirer une balle dans le genou de Raz, tu te rappelles ?
— Je ne suis pas certaine que cela en fasse une nationale-socialiste, répliqua la sorcière. On verra ce qu’elle fera.
Cette déclaration n’entraîna pas de réponse, aussi au bout de trente secondes de silence Razor décida-t-elle qu’il était temps de mettre un peu de musique. Puis elle sortit une cigarette, hésita, la rangea.
— Hé, demanda-t-elle à Karima, je crois qu’il y a encore ma réserve d’herbe dans le coin. Ça te dirait pas de me rouler un pétard ?
00:55:04
— Alors, officiellement, je suis morte et enterrée ? récapitula Clémence.
La jeune fille avait l’air sous le choc. Ça devait faire bizarre que votre famille vous croit morte, supposait Angela. Surtout quand on était adolescente. Razor s’abstint donc de dire qu’elle ne devait probablement pas être enterrée. À moins qu’il n’y ait eu un échange de corps ? Cette histoire devenait tordue.
— J’imagine que je ferais mieux de ne pas appeler une copine, alors ? Comme ça, si je meurs ce soir… ça ne changera rien, pour elle.
Angela haussa les épaules. Elle ne savait pas trop quoi dire.
— Je suis désolée.
— Peut-être que c’est mieux comme ça, lâcha Clémence.
Angela se tourna vers Schneider. De là où elle était, à cause des sièges, elle ne voyait qu’un morceau de sa tête.
— Vous pensez toujours qu’elle est un infâme démon ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit Schneider sur un ton glacial. J’en ai la preuve.
— Quelle preuve ?
Schneider soupira. Elle soupirait beaucoup dès qu’elle parlait à des gens. Visiblement, la conversation des autres personnes semblait l’irriter.
— Delacroix m’a remis une sorte de boussole qui pointe dans sa direction. Maintenant, je ne suis pas une experte en sorcellerie, mais je crois savoir que ce genre d’artefact n’est réalisable que sur du sang de démon et quelques autres créatures surnaturelles. Ça ne marche pas sur les simples mortels.
— Je ne suis pas un démon ! s’énerva Clémence.
— Bien sûr ! railla Schneider. Parce qu’un démon va admettre qu’il en est un, c’est sûr.
Angela fronça les sourcils. L’argument de la vampire lui paraissait quelque peu spécieux, d’autant plus qu’elle avait déjà eu l’occasion de croiser des démons qui n’avaient pas spécialement peur d’admettre qu’ils en étaient. Elle décida néanmoins de laisser couler.
— Je n’ai rien fait de mal, protesta Clémence.
— Non, la rassura Angela. Ne t’en fais pas, on va tirer ça au clair.
Clémence tourna la tête, manifestement peu convaincue. Angela ne lui en voulait pas. Elle-même doutait qu’il y ait une réelle occasion de « tirer les choses au clair ». Schneider était décidée à liquider la jeune fille, et tout élément de défense serait une preuve que le démon qui la possédait était vraiment très rusé.
Il fallait qu’elle fasse quelque chose. Après quelques instants de réflexion, elle sortit son téléphone et composa un numéro.
— Allô ? fit Razor.
— Salut, Sandra ! fit Angela.
Elle espérait que son interlocutrice comprendrait qu’elle ne pouvait pas parler librement, à cause de Schneider. Elle espérait aussi que l’ouïe des vampires n’était pas aussi aiguisé que ceux-ci aimaient à le faire croire.
— Quoi ? s’étonna Razor.
— Désolée de te déranger encore, reprit Angela, mais je voulais m’excuser pour tout à l’heure, j’ai été un peu brusque.
— Vous pouvez dire ça, railla Razor.
— C’est ton chien que j’entends ? feignit de s’étonner Angela.
— Chien ? demanda Razor. Quel chien ? C’est une sorte de code ?
— Oui, bien sûr, répondit Angela.
À l’avant, Schneider n’avait pas l’air de réagir. Ce qui voulait soit dire qu’elle n’avait pas réalisé avec qui Angela parlait, soit qu’elle préférerait agir plus tard. Angela devait parier, et espèrer que Razor comprendrait.
— Cerbère ? demanda Razor au téléphone.
— Hum, tu as raison, fit Angela.
— Quoi, Cerbère ?
— D’accord, pas de problème, tu n’as qu’à attendre qu’il revienne avant de me rappeler.
C’était le plus clair possible que pouvait faire Angela sans risquer de se griller auprès de Schneider.
— Tu veux que j’attende une apparition de Cerbère pour intervenir ? traduisit Razor.
— Oui, d’accord, répondit Angela. En tout cas, je voulais encore te remercier. À tout à l’heure. Bises.
01:00:43
Razor raccrocha le téléphone. Il n’était pas facile de conduire en tenant à la fois un portable et un pétard, surtout lorsqu’on roulait tous feux éteints en plein milieu de la nuit, mais elle était assez fière d’y être parvenue.
En guise de récompense, elle tira une grande latte sur son joint, ce qui lui arracha une quinte de toux.
— Qui c’était ? demanda Betty.
— Le lieutenant de police Angela Lockheart, répondit Razor, un sourire aux lèvres. Je suppose qu’elle est avec nous.
— On ne peut pas lui faire confiance ! protesta Betty. Tu as vu ce qu’elle voulait te faire ?
— Non, soupira Razor, mais tu me l’as raconté une paire de fois. De toute façon, je crains qu’on n’ait guère le choix.
Betty émit un grognement de mécontement. Razor, de son côté, arbora un petit sourire. Elle devait admettre que la situation était assez étrange. Elles allaient travailler avec une flic, contre d’autres flics, pour sauver une « fille de Lilith ».
— Elle a dit quoi ? demanda Karima.
— Ce n’était pas très clair, répondit Razor, mais je crois qu’elle a une sorte de plan. Et je crois que je ne l’aime pas beaucoup.
01:02:43
Dans la montagne, trois gros Hummers noirs se suivaient à la queue leu leu. Dans chacun d’entre eux se tenaient quatre hommes, ou plutôt quatre vampires, également vêtus de noir. Ils faisaient tous partie de l’Unité d’action vampirique.
L’UAV avait deux rôles. Le premier, et le plus méconnu du grand public, était de collecter des renseignements dans le milieu criminel mort-vivant. Cela passait essentiellement par des agents infiltrés sur le terrain, comme Véronique Schneider. Le second rôle de l’UAV, le plus visible et le plus médiatisé, et qui faisait mériter son nom à cette unité, était d’intervenir rapidement et efficacement lors d’opérations à haut risque impliquant des morts-vivants. Les douze hommes qui étaient répartis dans trois SUVs constituaient l’essentiel de cette équipe d’intervention.
À l’avant du véhicule de tête, côté passager, se tenait l’agent spécial Clément Manière. Cet homme robuste d’un mètre quatre-vingt-quinze était le responsable de l’équipe d’intervention de l’UAV. Il regardait attentivement la route et le GPS du véhicule, sur lequel il avait entré les coordonnées obtenues par Schneider.
Ils étaient presque arrivés. Le chemin de terre qu’ils suivaient arrivait à un embranchement. À gauche, le chemin grimpait dans la montagne, tandis qu’à droit il descendait vers une maison, ou peut-être une ferme, située au milieu d’une grande prairie. Cette dernière devait être le lieu de rendez-vous où devait se rendre Schneider.
— Tournez à gauche ! ordonna Manière.
Il s’agissait maintenant d’éviter de se faire repérer. Il ne savait pas si Delacroix était déjà dans la maison, mais il était trop tard pour aller reconnaître les lieux.
Les véhicules poursuivirent leur route sur quelques centaines de mètres, puis Manière leur ordonna de s’arrêter. D’ici, estima-t-il, ils ne seraient pas visibles depuis la maison, des arbres bloquant la vue. Si Delacroix n’était pas encore arrivé, ils ne les remarqueraient pas non plus sur le chemin.
— O.K., les mecs, on y est, lança Manière dans sa radio. Garez les véhicules sur le bas-côté, en les dissimulant autant que possible. Sinclair, Martin, vous partez en éclaireur. Je veux savoir si Delacroix est déjà arrivé. Et trouvez un emplacement pour un sniper.
01:06:11
— Je peux te demander quelque chose ? demanda Angela en s’allumant une nouvelle cigarette.
En face d’elle, Clémence rouvrit les yeux. Elle commençait à s’assoupir. Angela ne mourait pas d’envie de faire la conversation, mais elle avait cru comprendre qu’il était relativement vital que Clémence ne s’endorme pas.
— À moi ?
— Ouais.
— Quoi, comme question ?
— J’ai cru comprendre que tu t’étais ouvert les veines ?
Clémence soupira.
— Oh. Ce genre de questions. Quoi, vous allez me dire que j’avais tort ? Que la vie est belle et mérite d’être vécue, que les oiseaux chantent dans le ciel et que le monde est beau et merveilleux ?
Angela lui fit un petit sourire.
— Je n’irais pas jusque-là. Disons que je suis juste curieuse.
Clémence esssaya de hausser les épaules, mais comme elle avait les mains attachées dans le dos, le geste n’était pas très visible.
— C’est évident, non ? Regardez-moi. Je suis un gros tas de graisse moche.
Angela fronça les sourcils. C’était donc ça ? Rien que ça ?
— T’es un peu grosse, admit-elle, mais t’es pas moche. Lui, il est moche, d’accord, mais toi non.
Par lui, elle désignait Victor, qui somnolait aussi à moitié. Il avait gardé le silence depuis qu’Angela avait menacé de lui couper la langue s’il n’arrêtait pas ses jérémiades comme quoi il était innocent. Il comprit néanmoins qu’on parlait de lui, et se réveilla un peu.
— Hey ! protesta-t-il.
— Je suis désolée, fit Angela, mais objectivement, c’est un fait. Ce n’est pas un mal en soi, hein. Il y a d’autres choses dans la vie que la beauté.
Clémence fit un petit sourire triste.
— Ben, en tout cas, ce n’est pas ce qu’ils pensent à mon lycée.
— Tu as des problèmes à ton lycée ?
Clémence baissa la tête et ne répondit pas, ce qui voulait assurément dire oui.
— Hé ben, reprit Angela, c’est que des camarades de lycée sont des cons. Tu sais quoi ? Une fois que tout ça sera terminé, que tout le monde aura compris que tu n’es pas un foutu démon, j’irai à ton lycée et j’irai un peu faire un peu de pédagogie, histoire de faire comprendre à ces trouducs qu’il y a des choses qui ne se font pas.
Clémence releva la tête, intriguée.
— Vous n’êtes pas censée vous contenter de ce qui relève du surnaturel ?
— Si, admit Angela. Mais parfois la connerie humaine atteint des niveaux qui relèvent du surnaturel, et je me sens donc tout à fait légitime pour intervenir. Je te le promets, Clémence. Ta vie va s’arranger.
Clémence s’autorisa un petit sourire.
— Et vous pourriez intervenir sur mon prof de sport, aussi ?
— Oh, oui, répondit Angela avec un sourire sadique. Les profs de sport, ça compte légalement comme des créatures surnaturelles.
01:40:50
— J’ai envie de pisser, annonça Karima.
Betty leva la tête. Elle avait le drone sur les genoux, et essayait de voir s’il fonctionnait encore correctement. Il n’avait pas l’air trop abimé, mais la batterie était à plat depuis un bout de temps. Elle se demandait comment il avait pu tenir en l’air si longtemps. Probablement encore à cause de la magie et du sang que Razor avait étalé sur l’appareil pour le lier à elle.
— Quoi ? demanda Razor.
— Je pense avoir été suffisamment claire, soupira Karima. J’ai envie de pisser.
— C’est peut-être le stress, répondit Betty. Il paraît que pas mal de soldats ont envie de pisser avant de passer à l’action.
— Ou peut-être que c’est parce que ça fait des heures que je ne suis pas allée aux toilettes, répliqua Karima.
— Ça peut jouer aussi, admit Betty.
— Tu crois que ça pourra attendre ? demanda Razor sur un ton sec.
— Ouais, je suppose.
— Bien.
Il y eut un moment de silence gêné, puis Betty reprit la parole :
— Il paraît aussi que pas mal de soldats sont super irritables avant de passer à l’action.
— Va chier, répliqua Razor.
01:12:50
— Chef, grésilla la radio. On a une voiture qui arrive.
Manière était accroupi avec deux de ses hommes autour d’une tablette numérique qui montrait une image satellite de la zone. Ils étaient en train de décider où répartir les troupes.
— Une berline, reprit la radio. Elle se dirige vers la maison. Ça doit être Delacroix.
Manière hocha la tête, et descendit un peu dans les arbres pour rejoindre un de ses hommes qui étaient équipés de jumelles.
— Tu les vois, Sinclair ? chuchota-t-il.
— Pas encore. Ah, voilà la voiture.
Manière plissa les yeux et essaya de la distinguer les arbres. Même sans jumelles, il parvint rapidement à voir la voiture qui se dirigeait vers la maison.
— Je veux une identification dès que possible.
— Oui, Monsieur, répondit Sinclair, allongé au sol avec ses jumelles.
Manière observa la voiture s’arrêter près de la maison, et vit trois hommes en descendre.
— Identification positive, Monsieur. C’est Delacroix.
— Et les deux autres hommes ?
— Son amant, et le chauffeur.
— Vous avez vu d’autres hommes à l’intérieur ?
— Non, Monsieur. Les lumières sont éteintes et il n’y a pas de voiture. Je pense qu’il n’y a personne.
Manière hocha la tête, satisfait.
— Restez en position, ordonna-t-il. Je veux être informé de tout mouvement.
Il remonta ensuite vers le chemin du haut, et retrouva les deux hommes qui regardaient l’image satellite des lieux.
— Delacroix est arrivé, expliqua Manière. Thomas, vous avez un plan d’intervention ?
— Oui, Monsieur, répondit l’un des hommes. On peut déployer un sniper là où se trouve Sinclair, et un autre un peu plus loin à l’est, par là. Le terrain est à découvert sur deux cents mètres, mais on peut progresser par les côtés, sans se faire repérer, ici et là.
Manière regarda l’image satellite et hocha la tête.
— Parfait. Deux équipes de cinq hommes, plus deux snipers. Thomas, vous mènerez une équipe, je mènerai l’autre. Mais on reste à couvert tant qu’on n’a pas de preuve incriminant Delacroix. Je ne veux pas risquer de tout gâcher si quelqu’un regarde par la fenêtre au mauvais moment et nous voit débarquer. Des objections ?
— Non, Monsieur ! répondirent les deux hommes à l’unisson.
Manière hocha la tête.
— Bien. Schneider devrait être là d’ici cinq minutes, on reverra les détails avec elle. Préparez-vous.
01:16:43
Pendant qu’Agathon se préparait, Hubert Delacroix parcourut un peu la maison. Il s’agissait d’un classique chalet de montagne en bois. Il y avait deux étages ; au premier se trouvaient les chambres, tandis qu’au rez-de-chaussée il y avait le salon, la cuisine et la salle de bains. Le salon était plutôt spacieux, avec les fenêtres qui donnaient vers la montagne, tandis que la cuisine et la salle de bains étaien orientées de l’autre côté. Delacroix prit le temps de fermer tous les rideaux, surtout ceux du salon. Il avait choisi cet endroit car il n’y avait pas de voisins, mais il préférait ne pas prendre le risque, même minimal, d’être vu.
Il n’y avait pas de meubles dans la maison. Elle était en vente depuis plusieurs mois, et n’était plus habitée. Ils ne couraient donc pas le risque d’être dérangés, ni celui que l’on puisse remonter jusqu’à eux.
Delacroix retourna dans le salon, et regarda Agathon, accroupi, qui avait sorti sa sacoche et était en train de tracer au sol un cercle à la craie. Il se tourna ensuite vers Raymond, le chauffeur, qui était resté debout près de la porte. Raymond avait une cinquantaine d’années, et était au service d’Hubert depuis une vingtaine.. Il lui servait de chauffeur, faisait les courses et le ménage. Delacroix avait toute confiance en lui, mais il voulait lui épargner la vue d’un rituel de magie noire appliquant un sacrifice humain.
— Raymond, fit Delacroix, il serait peut-être préférable que vous nous attendiez dans la voiture.
— Oui, Monsieur. Bien, Monsieur.
Hubert regarda le chauffeur sortir, puis il s’approcha d’Agathon, toujours accroupi, et posa affectueusement sa main sur son épaule.
— Meyer ne devrait pas tarder.
01:19:35
Razor ralentit pour laisser du champ au van, qui roulait de plus en plus lentement. Cela s’expliquait en partie par le fait que le chemin de terre était de plus en plus tortueux, mais peut-être pas uniquement. Il s’arrêta quelques secondes à un embranchement, puis prit vers la gauche.
Razor hésita à le suivre. Elle prit une grande inspiration, puis arrêta la voiture sur le bas côté.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Karima.
— Je pense qu’on approche de la destination. J’ai peur qu’on se fasse repérer.
Rester immobilisée ainsi n’était pourtant pas une solution idéale : même en s’étant mis le plus à droite possible du chemin, elle le bloquait en bonne partie. Sorcellerie ou pas, si un autre véhicule voulait passer, son conducteur serait bien obligé de repérer la Clio.
D’un autre côté, si l’équipe d’intervention de l’Unité d’Action Vampirique comportait des sorciers, ou simplement des types un peu formés à ne pas se faire berner par un filtre perceptif, elle se ferait également repérer en suivant le van.
Merde.
01:21:22
La porte de la camionnette, qui s’était immobilisée quelques secondes plus tôt, s’ouvrit sur Schneider et deux hommes en tenue de combat et munis de fusils d’assaut. Le comité d’accueil de l’Unité d’action vampirique.
— Lui, aboya Schneider, c’est Victor Pellegrin. Il travaille pour Delacroix. Sortez-le de là.
Les deux hommes grimpèrent dans le van et en sortirent sans ménagement le vampire, qui n’avait même plus le courage de protester.
— Elle, reprit Schneider, c’est le lieutenant Angela Lockheart, de la brigade surnaturelle. Elle a tenu à s’inviter à notre petite opération. Descendez, Lockheart.
Angela s’empressa d’obéir, à la fois parce qu’elle en avait assez d’être enfermée dans la fourgonette, et aussi parce qu’elle n’avait pas envie que deux membres de l’UAV la fassent sortir de force.
Lorsqu’elle fut descendue, elle se retrouva nez-à-nez avec un colosse à la mine dure.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? lui demanda-t-il.
— J’ai des raisons de croire que Delacroix est impliqué dans une affaire de sorcellerie, de meurtre et d’enlèvement sur laquelle je travaille.
— Nous nous occupons de ça, répliqua l’homme en la poussant sans aménagement.
Angela soupira. C’était bien les trouducs de l’Unité d’action vampirique.
— Et c’est qui, vous ? railla-t-elle. Une bande de vampires avec des gros flingues ?
L’homme de l’UAV se retourna vivement, et s’approcha d’Angela, la toisant de sa haute taille.
— Delacroix est un vampire. On peut se charger de ça.
— Il y a un sorcier avec lui, répliqua Angela. Vous n’êtes pas formés pour cela. De plus, les vampires peuvent être plus sensibles à certaines formes de…
— Nous avons les choses en main, répliqua le colosse.
Il fit demi-tour et retourna vers le van, où se trouvait toujours Clémence. Angela allait s’obstiner à essayer d’argumenter lorsque son téléphone sonna. Encore Razor.
— Sandra ! fit-elle en décrochant. Ce n’est pas un très bon moment pour appeler.
Autour d’elle, des vampires lui faisaient les gros yeux, mais au moins personne ne semblait vouloir lui arracher son téléphone.
— Désolée, fit Razor, mais j’ai besoin de savoir si, dans l’équipe d’intervention, il y a des sorciers ou des gens capables de mettre à jour un filtre perceptif.
— Non, répondit Angela. Je ne crois pas.
L’Unité d’action vampirique était une équipe de choc formée, comme son nom l’inidiquait, de vampires, et destinée à neutraliser des vampires, y compris lourdement armés. Elle n’était en revanche pas spécialement habituée à d’autres éléments surnaturels : c’était là le rôle (là encore, comme son nom l’indiquait) de la brigade surnaturelle. Il était absurde d’envoyer l’UAV pour arrêter un sorcier : un groupe uniquement constitué de vampires était une cible facile. Certains sorts spécifiques fonctionnaient particulièrement bien sur les morts-vivants, sans même parler de leurs autres faiblesses notoires, comme la lumière du jour (certes, l’UAV n’intervenait que de nuit, mais quelques puissantes lampes à ultra-violet pouvaient neutraliser tout un groupe de vampires). Il était évident que la seule raison qui justifiait l’intervention de l’UAV plutôt que de la brigade surnaturelle était d’ordre politique : l’Ordre vampirique devait vouloir se débarasser de Delacroix.
— Bien, fit Razor. Merci.
— Oh, lança Angela, est-ce que tu pourrais aussi essayer d’identifier la personne de droite sur la photo que je t’ai envoyée tout à l’heure ?
— Droite, répéta Razor. Compris.
— Oui, c’est assez urgent. Merci.
Angela raccrocha, et éteignit son téléphone. Elle ne pouvait pas se permettre que la vraie Sandra l’appelle maintenant, ça commencerait à faire vraiment suspect.
01:27:06
— D’accord, fit Razor en rangeant le téléphone. Il faut qu’on aille à droite, et il ne devrait y avoir personne pour nous repérer. Allons-y.
Elle avança lentement le long du chemin, et ne tarda pas à discerner un chalet au milieu d’une grande surface d’herbe. Une voiture était déjà garée devant.
À sa droite, elle vit que Karima avait ressorti le pistolet qu’elle avait récupéré sur l’un des cadavres.
— Range ça, ordonna-t-elle. Si on se fait repérer, autant ne pas leur donner de chance de nous abattre.
Elle continuait à avancer au pas, espérant vraiment qu’aucun des membres de l’Unité d’action vampirique n’était capable de percer un filtre perceptif. Sans compter qu’il y avait probablement au moins un type dans la maison qui pratiquait la sorcellerie et qui serait capable de la repérer s’il jetait un coup d’œil par les fenêtres. Heureusement, il semblait que les rideaux avaient été tirés.
Karima rangea le pistolet dans la boîte à gants. Derrière elle, Betty s’agitait sur son siège, nerveuse.
— Tu ne peux pas aller un peu plus vite ? demanda-t-elle.
— Pas sans nous faire repérer.
— C’est comme avec les tyrannosaures, c’est ça ? suggéra Karima. Ils ne te voient que si tu es en mouvement.
— Oh, je vois, fit Betty. D’accord. Cela dit, je crois que ce n’est pas vrai, pour les tyrannosaures.
Les deux jeunes femmes se mirent alors à discuter de dinosaures, et de leur représentation dans les films. Razor ne put s’empêcher de sourire, impressionnée qu’elles soient capables de rester aussi légères en de telles circonstances. Peut-être que ça leur permettait de gérer le stress. Il faudrait qu’elle essaie, un jour.
Elles n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres du chalet. Comme une voiture était déjà garée devant, elle décida de plutôt aller de l’autre côté, surtout que ça les cacherait des regards de l’Unité d’action vampirique, à moins que ceux-ci n’aient déjà eu le temps de se déployer.
Les derniers mètres furent un peu compliqués à parcourir, car hors du chemin tracé pour les voitures. Heureusement, l’herbe était entretenue et il n’avait pas plu depuis longtemps, ce qui lui évitait d’avoir à patiner dans la boue.
Comme il y avait suffisamment d’espace, Razor prit le temps de faire demi-tour. Vu qu’elles devraient probablement partir en urgence, mieux valait être dans le bon sens. Finalement, elle arrêta la voiture et coupa le moteur.
— Et maintenant ? demanda Betty.
— Maintenant, répondit Razor, je me fume une clope.
Chapitre 8
Une heure trente
— Test. Un. Deux.
L’agent spécial Clément Manière fit un petit signe de tête à Schneider, pour lui confirmer que le micro qu’on venait de lui installer sous la chemise fonctionnait correctement.
Pendant que la vampire se rhabillait, il fit remonter le démon à l’arrière de la fourgonnette. En plus des menottes que lui avaient passé Lockheart, ils lui avaient attaché les pieds avec du gros scotch électrique, et l’avaient bâillonnée avec un morceau de tissu, afin qu’elle ne puisse pas révéler à Delacroix qu’une opération de police était en cours.
Manière referma la porte du van, et se tourna vers Schneider.
— Tout est prêt.
Au cours des dernières minutes, ils avaient revu ensemble le plan de l’intervention. Schneider devait d’abord confirmer que Delacroix était sur le point de commettre un rituel illicite ; pour cela, elle tousserait une première fois. Ce signe lancerait le déploiement des hommes de l’UAV, qui prendraient position de part et d’autre du chalet. Ensuite, Schneider devait tousser une deuxième fois pour déclencher l’assaut. Les hommes entreraient par la porte principale et les deux fenêtres du salon, soutenus par les snipers.
Schneider ouvrit la portière de la camionnette, et s’installa au volant.
— Si elle interfère avec notre mission, indiqua-t-elle avant de partir, n’hésitez pas à l’arrêter.
Schneider parlait ainsi d’Angela Lockheart, qui fumait une cigarette à quelques mètres de là.
— Ne vous en faites pas, répondit Manière avec un petit sourire. Ça ne me posera aucun problème.
01:32:46
Razor écrasa sa cigarette à l’intérieur de la voiture. Un évènement exceptionnel, car d’habitude, elle jetait ses mégots par la fenêtre ; mais elle ne voulait pas prendre le risque de se faire repérer et préférait affronter celui d’ouvrir la porte des Enfers qu’était le cendrier plein à craquer.
— D’accord, fit-elle. Je vais y aller. Vous, vous restez là. Betty, passe-moi ton taser. Car, tu t’installes au volant et tu te prépares pour quand on devra se tirer de là.
— Pourquoi on doit rester dans la voiture ? protesta Betty.
Razor soupira. Elle appréciait le fait que ses amies ne la laissaient pas tomber et étaient prêtes à l’accompagner lorsque le danger approchait, mais parfois elles avaient du mal à s’arrêter.
— Parce que vous allez vous faire repérer. La voiture peut se fondre dans le paysage. Je suis également capable de disparaître aux regards non initiés.
C’était une des formes de magie que maîtrisait le plus Razor, et la seule qu’elle utilisait au quotidien. Pouvoir disparaître au regard du commun des mortels était un certain soulagement lorsqu’on disposait de certaines phobies sociales. Elle n’aurait pas pu survivre au lycée sans cela.
— Vous pouvez faire ça ? demanda-t-elle.
— Non, admit Betty.
— Alors, vous restez dans la voiture.
01:35:04
Delacroix entendit la camionnette arriver, et entrouvrit un rideau pour vérifier qu’il s’agissait bien de Meyer.
— La voilà, annonça-t-il à Agathon. Tu es prêt ?
— Oui, répondit ce dernier.
Il avait tracé un large pentacle sur le sol, et allumé une bougie à chaque pointe de celui-ci. Il avait, de plus, sorti une dague sacrificielle, une photo d’Étienne, ainsi qu’une petite fiole contenant un peu de son sang.
Delacroix ouvrit la porte et alla accueillir Meyer, qui venait de couper le contact du van.
— Tout va bien ? demanda-t-il lorsqu’elle en descendit.
— Non, répliqua Meyer sur un ton sec. Victor est mort et j’aurais pu y passer aussi. Mais j’ai ce que vous voulez.
Elle ouvrit la porte coulissante du van, et Delacroix regarda le démon, assis par terre. À vrai dire, il avait un peu de mal à se dire qu’il s’agissait d’un démon, et pas une simple jeune fille, attachée et bâillonnée, qui lui lançait un regard accusateur.
— Bien, fit-il en détournant les yeux. Amenons-la à l’intérieur.
Ils l’attrapèrent chacun par un bras et la firent descendre hors de la camionnette. Le fait qu’elle ait les pieds attachés également ne les aidait pas, car elle ne pouvait pas marcher. Ils durent donc la traîner à moitié jusqu’à l’intérieur du chalet, ce qui, vu son poids, leur demanda un certain effort.
Une fois qu’ils furent à l’intérieur, Delacroix referma la porte. De son côté, Meyer jetait un coup d’œil à l’installation étrange d’Agathon. Elle toussota, puis demanda :
— Que dois-je faire d’elle ?
— Un instant, répondit Agathon. Il faut que j’aille me laver les mains.
Pendant que son amant partait dans la salle de bains, Delacroix posa une main sur l’épaule de Meyer.
— Je suis désolé, pour Victor. Je n’imaginais pas que les choses pourraient tourner comme ça.
— Vous n’auriez pas dû engager des mortels pour ce boulot, répliqua la vampire, sans détourner son regard de la jeune femme menottée.
Delacroix hocha la tête. Il devait admettre qu’il avait fait un très mauvais choix en requérant les services de Dumont et Muller.
— Je vous serai éternellement reconnaissant pour le rôle que vous avez joué là-dedans.
— Je dois admettre, répliqua Meyer, que je ne suis pas encore tout à fait sûre de comprendre dans quoi, exactement, je suis en train de jouer un rôle, Monsieur.
Hubert Delacroix se préparait à répondre, mais son amant le devança, lorsqu’il reparut de la salle de bains.
— Nous allons sauver mon fils, madame Meyer.
01:35:04
Angela regarda l’agent spécial Manière briefer deux de ses hommes, puis essaya une nouvelle fois de s’approcher de lui.
— Pas maintenant, Lockheart, répliqua celui-ci.
— Monsieur, protesta Angela, je dois insister. Je pense que vous faites une erreur en n’acceptant pas que je vienne avec vous.
— C’est noté, répliqua froidement Manière. Vous pourrez faire un rapport à votre hiérarchie pour protester si ça vous amuse, mais je n’ai pas besoin qu’on m’explique comment faire mon boulot. Alors restez à côté des véhicules et ne bougez pas, d’accord ? Sinon, je jure que je vous fais arrêter.
Angela n’insista pas. C’était peine perdue. Cela l’embêtait un peu : elle aurait aimé être aux premières loges pour empêcher l’UAV d’abattre froidement Clémence une fois qu’elle aurait joué son rôle. Il allait falloir qu’elle trouve un plan B.
En attendant, Angela obéit et alla s’assoir sur le capot d’un des Hummers pour se fumer une cigarette.
— Monsieur, fit un des hommes. On a le signal.
— Parfait, répliqua Manière, avant de hurler dans sa radio : Sinclair, éliminez le chauffeur. Les autres, on y va. Go, go, go.
Avec un demi-sourire, Angela regarda les hommes partir dans les broussailles, la laissant seule avec les véhicules. Pas exactement seule : il y avait Victor, ligoté dans un des Hummers. Elle jeta un coup d’œil vers lui, et trouva qu’il n’était pas très responsable de laisser un prisonnier seul et sans surveillance.
Mais le plus irresponsable, évidemment, c’était qu’il n’y avait personne non plus pour la surveiller, elle.
01:35:04
Razor s’écarta de la voiture et s’approcha de la maison. Elle marchait un peu baissée et essayait de ne pas faire de bruit. Elle s’approcha d’une première fenêtre. Elle était située au niveau de sa tête et plutôt étroite ; sans doute celle de la salle de bains. Elle aurait sans doute pu faire un peu de gymnastique pour réussir à passer par là, mais en plus du fait que ça la fatiguait rien que d’y penser, elle craignait de faire trop de bruit. Elle avança donc encore un peu, jusqu’à la fenêtre suivante.
Celle-ci était plus habituelle, sans doute celle d’une chambre ou de la cuisine. Razor s’adossa contre le mur, à côté d’elle. Le pistolet électrique à la main, elle risqua un coup d’œil. Cela ne lui servit pas à grand-chose, car les rideaux étaient tirés, mais elle put au moins voir que la lumière semblait éteinte dans la pièce. C’était plutôt bon signe, non ? Tout le monde allumait la lumière en entrant quelque part, même les vampires, pas vrai ?
Elle tenta de pousser la vitre mais, sans surprise, la fenêtre était fermée de l’intérieur. Razor se concentra, et fit le vide dans son esprit pour ne penser qu’à la poignée. La télékinésie ne lui venait pas aussi facilement que disparaître aux regards (chose qui, à ses yeux, ne relevait pas vraiment de la sorcellerie et constituait plutôt un tour de passe-passe pratique), mais c’était toujours moins délicat que de transférer son esprit dans les circuits électroniques d’un drone.
Un petit déclic lui confirma qu’elle avait réussi à déverrouiller la fenêtre, et elle entreprit de l’ouvrir sans faire trop de bruit, ce qui n’était pas aussi évident que cela le semblait, car les rideaux la bloquaient. Elle parvint néanmoins à les écarter suffisamment pour pouvoir entrer dans la pièce.
— Je vous serai éternellement reconnaissant pour le rôle que vous avez joué là-dedans, faisait une voix d’homme pendant qu’elle se glissait à l’intérieur.
La semelle de ses Dr Martens claqua contre le sol. Merde. Elle aurait peut-être dû retirer ses chaussures avant d’entrer.
Razor examina la pièce. Il s’agissait de la cuisine. Heureusement, la porte était à peine entrouverte. Elle ne risquait pas d’être aperçue depuis le salon.
— Je dois admettre que je ne suis pas encore tout à fait sûre de comprendre dans quoi, exactement, je suis en train de jouer un rôle, Monsieur.
C’était la voix de Schneider. Elle était donc déjà là ? Razor s’approcha de la porte de la cuisine, espérant pouvoir voir un aperçu de ce qui se passait dans l’autre pièce.
— Nous allons sauver mon fils, madame Meyer, fit une autre voix d’homme.
Razor soupira intérieurement. Merde, quel con. Alors, c’était ça l’objectif de tout ce merdier ? La route vers l’enfer était vraiment pavée de putains de bonnes intentions.
01:39:35
— Je vais avoir besoin de son sang, expliqua Agathon à Schneider.
Celle-ci jeta un coup d’œil à Clémence, qui se tenait toujours debout devant elle, les deux mains attachées dans le dos. Elle regarda à nouveau l’amant de Delacroix, qui venait d’attraper une sorte de gros couteau décoré de fioritures. Il n’avait pas l’air très assuré. C’était vraiment pour sauver le gosse de ce gars que Delacroix avait pris tous ces risques ? Quel crétin.
— Il faut que je la détache ? demanda-t-elle.
— Hé bien, euh… hésita Agathon.
Schneider soupira, et remonta une manche de la gamine, avant de la forcer à se retourner pour présenter son dos (et donc ses avant-bras) au sorcier.
— Ça devrait aller comme ça, admit le sorcier.
Clémence gémit lorsqu’il lui entailla un des avant-bras.
01:39:35
Sinclair observait la scène à distance, depuis le couvert fourni par les arbres. Il était allongé à plat ventre, le fusil à lunette entre les mains et d’autres lunettes, cette fois-ci à vision thermique, sur la tête. Quelques minutes plus tôt, il avait abattu le chauffeur qui attendait dans la voiture. Apparemment, personne n’avait entendu la détonation. Le silencieux qu’il avait monté à son fusil n’étouffait pas aussi efficacement le bruit que ce que l’on pouvait penser si l’on regardait des films, mais à cette distance, et avec les portes et les fenêtres de la maison fermées, cela avait dû être suffisant.
Depuis sa position, il continuait à observer la scène, patiemment, comme le faisait sans doute Henry, le deuxième sniper, embusqué une centaine de mètres sur sa gauche. Les deux groupes de l’Unité d’action vampirique s’avançaient discrètement vers le chalet, tandis qu’à l’intérieur il voyait quelques formes bouger. Il ne s’agissait que de taches floues qui apparaissaient sur ses lunettes thermiques, et qui rendait difficile d’identifier précisément qui était qui. Cela dit, il pouvait au moins distinguer les vampires des humains, la température des premiers étant un peu inférieure à celle des seconds. Il y avait bien deux formes de chaque : Schneider et Delacroix d’un côté, le sorcier et la fille grassouillette de l’autre. La fille grassouillette était, techniquement, possédée par un démon, mais pour ce qui était de la température corporelle, et donc de ce qui s’affichait devant Sinclair, ça revenait au même.
Le sniper plissa les yeux. Il lui semblait distinguer une cinquième forme qui venait d’apparaître. Elle apparaissait encore moins nettement que les autres, peut-être parce qu’elle était dans une autre pièce ?
Sinclair allait le signaler à la radio, et demander à Henry s’il la voyait aussi, mais il entendit des bruits de pas derrière lui.
— Ne vous en faites pas, le rassura Lockheart. Ce n’est que moi.
Sinclair se retourna et retira ses lunettes de vision thermique, s’apprêtant à passer un savon à cette emmerdeuse de la brigade surnaturelle. Il n’eut cependant pas l’occasion de le faire, car une décharge de pistolet électrique l’envoya frétiller au sol.
01:39:35
Razor s’approcha à petit pas de la porte de la cuisine, et essaya de jeter un coup d’œil. Ce qu’elle vit ne lui plut pas beaucoup. Clémence était debout, attachée et bâillonnée, tandis qu’un humain, probablement le sorcier, s’apprêtait à lui entailler le bras.
Elle regarda le pistolet électrique qu’elle avait à la main droite, et hésita à intervenir. Seulement, l’arme n’avait qu’un coup, et ils étaient trois, sans compter les types de l’Unité d’action vampirique qui ne devaient plus être loin. Elle avait également un couteau sur elle, mais elle ne se voyait pas affronter deux adversaires juste avec ça.
Elle repensa à la grenade aveuglante, qu’elle avait laissée dans la voiture. Merde. Elle aurait dû l’embarquer : avec ça, elle aurait peut-être pu éblouir tout le monde et en profiter pour récupérer Clémence.
Elle repensa alors à l’échange téléphonique qu’elle avait eu avec Lockheart, et à son histoire de chien. Cerbère. Oh, putain de merde. Quelle conne. Elle aurait vraiment dû penser à prendre cette fichue grenade.
01:42:35
Schneider regardait le sorcier étaler par terre le sang de la jeune femme. Ou, plus exactement, la mixture de sangs : il avait mélangé, dans une sorte de coupelle métallique, celui du démon à celui qui se trouvait dans la fiole (celui de son fils, si elle avait bien suivi). Maintenant, à l’aide d’un pinceau, il faisait une sorte de peinture morbide au-dessus du pentacle qu’il avait tracé à la craie.
Schneider s’était plus ou moins attendue à cela. Elle savait que le sacrifice nécessitait du sang, et les pentacles étaient un symbole usuel de la sorcellerie. Elle ne s’était en revanche pas attendue à ce qu’il utilise un pinceau. Ça lui semblait un peu incongru, surtout que, contrairement à son couteau, il n’était pas spécialement orné de symboles occultes. Cela dit, elle devait admettre que c’était pratique.
À côté d’elle, Delacroix faisait les cent pas, nerveux, jetant alternativement des coups d’œil aux motifs que dessinait son amant et au démon dont le sang continuait de goutter par terre.
Une fois qu’il eut accompli sa tâche, Agathon se redressa et se tourna vers Schneider.
— Maintenant, elle doit aller à l’intérieur du cercle.
En faisant attention de ne pas marcher dans le sang, Schneider poussa Clémence à l’intérieur du cercle.
— À genoux ! ordonna-t-elle.
Le démon n’obéit pas. Schneider braqua son pistolet vers sa tête, et fit jouer le chien de celui-ci. Ce n’était pas strictement très utile, mais cela avait le mérite de faire un petit cliquetis associé à un coup de feu imminent, qui produisit l’effet voulu : Clémence s’agenouilla.
— Bien, soupira Agathon. On y est presque.
L’arme toujours braquée sur Clémence, Schneider observa Delacroix s’approcher de son amant et lui tenir la main quelques secondes.
— Vas-y, murmura-t-il. Pour Étienne.
Agathon hocha la tête, un peu plus assuré, et s’approcha de Clémence, la dague dans une main. Mais au dernier moment, il sembla hésiter.
— Je me pose une question, fit-il.
À la grande horreur de Schneider, il arracha le bâillon de Clémence.
— Comment as-tu réussi à échapper à mon cercle, tout à l’heure, démon ?
01:42:35
Angela regarda avec satisfaction le sniper s’effondrer sous l’effet de son pistolet électrique. Peu de gens le savaient, mais cette arme était d’une efficacité redoutable face aux vampires. Pas vraiment plus que contre les humains, certes, mais ceux-ci pouvaient également être mis hors jeu par un bon coup de crosse sur la nuque ou un étranglement bien contrôlés, tandis que la seule autre alternative efficace pour immobiliser un vampire sans le tuer était de lui enfoncer un pieu dans le cœur. Or, non seulement, c’était une opération délicate (surtout lorsque que le vampire en question portait du kevlar) mais surtout Angela ne pouvait pas se permettre d’empaler ses collègues de l’Unité d’action vampirique. Ce serait mal vu. Elle se ferait aussi taper sur les doigts pour en avoir électrocuté un, mais c’était une punition qu’elle pouvait se permettre d’encaisser. Qu’est-ce qui pouvait lui arriver de pire ? Être mutée au Larzac ?
Et puis, l’avantage d’utiliser un pistolet électrique sur un vampire, c’était que, contrairement à un humain, il ne risquait pas de claquer d’une crise cardiaque. Les méthodes plus artisanales pour rendre des humains inconscients n’étaient, d’ailleurs, pas franchement meilleures : il était étonnamment difficile d’assommer quelqu’un avec un coup sur la tête sans lui causer des dommages neurologiques importants.
Angela se dépêcha de passer des menottes en argent au sniper. Il ne s’agissait pas d’argent brut, ce qui serait revenu beaucoup trop cher ; les menottes étaient simplement plaquées d’une fine couche d’argent qui permettait d’inhiber la plupart des pouvoirs que des vampires, sorciers ou autres créatures surnaturelles pouvaient posséder. Elle lui attacha également les pieds avec du scotch électrique, puis entreprit de regarder l’arme qu’il lui avait laissée.
Angela avait espéré (sans trop y croire) qu’il ne s’agissait pas d’une arme léthale, mais d’un fusil à seringue hypodermique permettant d’endormir ses victimes plutôt que les tuer. Cela ne lui aurait pas semblé aberrant étant donné que c’était avec cette arme que le sniper avait « neutralisé » le chauffeur qui se trouvait dans la voiture. Il semblait malheureusement que l’Unité d’action vampirique estimait qu’on ne faisait pas d’omelettes sans casser les œufs, et qu’elle ne voyait pas de problème à abattre un pauvre type qui avait le malheur d’être au mauvais endroit, au mauvais moment.
Angela enfila tout de même les lunettes de vision thermique, puis épaula le fusil, estimant que faute de grives, on mange des merles. Ou, plus exactement, faute de seringue hypodermique, quelqu’un allait se manger une bastos.
01:42:35
Tout de noir vêtu, l’agent spécial Clément Manière leva le poing en l’air pour faire signe à ses hommes de s’arrêter. Ils n’étaient maintenant plus qu’à quelques mètres de la porte d’entrée de la maison.
— Équipe A, en position, murmura-t-il dans la radio.
Il attendit quelques secondes avant d’avoir une réponse de Thomas.
— Équipe B, en position, lui répondit celui-ci.
Manière hocha la tête, satisfait, puis posa une main sur l’épaule d’un de ses hommes. Celui-ci, comprenant l’ordre, s’approcha à pas feutrés de la porte et y colla une charge explosive qui pourrait être déclenchée au moment de donner l’assaut. Après quoi, il se recula un peu, tandis que les autres hommes du groupe braquaient leurs fusils d’assauts sur l’entrée, prêts à intervenir à tout moment.
01:45:49
— Je ne suis pas un démon ! protesta Clémence, une fois son bâillon arraché.
Schneider se sentit un peu rassurée par la réplique. Si la gamine essayait d’expliquer qu’elle n’était pas réellement un démon pour ne pas se faire descendre, ça allait encore. Elle avait surtout peur qu’elle ne divulgue l’assaut imminent de l’Unité d’action vampirique.
— Ouais, soupira Agathon. C’est ça.
— Pourquoi vous croyez que votre cercle à la con n’a pas marché, hein, espèce de tête de nœud ?
— Monsieur, intervint Schneider, il me paraît évident que vous ne devriez pas prêter attention à ce qu’elle dit. Cette créature cherche juste à vous persuader de ne pas la renvoyer en Enfer.
Agathon hocha la tête.
— J’ai bien conscience de cela.
— Ouais, c’est une bonne excuse, hein ? railla Clémence. Vous dire que je suis un abominable monstre des enfers, c’est plus facile que d’admettre que vous allez égorger quelqu’un doué de conscience ? Tout ça pour quoi ? Sauver votre gamin ? J’imagine que sa vie est plus importante que la mienne, hein ?
Agathon sembla hésiter, ce qui n’était pas du goût de Schneider. Certes, elle pouvait déclencher maintenant le signal de l’opération, mais si le sorcier n’allait pas jusqu’au bout, il serait plus délicat de faire accepter l’exécution de Delacroix au reste de l’Ordre vampirique.
Heureusement, le vieux vampire intervint et s’approcha de son amant.
— Ne l’écoute pas, lui dit-il. Il faut le faire. Pour Étienne.
Agathon prit une grande inspiration et s’avança dans le cercle. Puis il recula la dague, s’apprêtant à frapper Clémence. Manifestement, contrairement à ce qu’avait dit celle-ci, il ne comptait pas l’égorger mais la frapper au cœur.
Cependant, ce n’est pas ce qui se produisit. Au lieu de cela, une vitre vola en éclats et Agathon s’écroula dans le cercle, à côté de Clémence.
01:45:49
Karima tapotait le volant de la Clio avec ses doigts, afin de calmer son stress. Ça ne marchait pas très bien. Derrière elle, Betty n’arrêtait pas de se retourner, cherchant à voir ce qu’il se passait. C’est-à-dire, rien. En tout cas, rien qui ne soit visible depuis là où elles étaient.
— Cette histoire de vision T-Rex, fit soudainement Betty, c’est de la connerie, non ?
— Ben, je ne sais pas, répondit Karima. C’est toi qui dis que les tyrannosaures ne voient pas comme ça.
— Non ! protesta Betty. Je veux dire, qu’on doive rester dans la voiture parce qu’on ne peut pas disparaître comme Razor. Ça, c’est de la connerie. Je veux dire, de là où on est, il n’y a personne pour nous voir.
Karima réfléchit à l’argument.
— Je crois que personne ne peut nous voir parce qu’on est dans une voiture qui dispose de certaines…
Elle ne termina pas sa phrase, car Betty venait d’ouvrir la portière.
— Rien à battre, répondit celle-ci. J’y vais.
— Tu ne peux pas…
Mais la porte de la voiture s’était déjà refermée, et Betty n’était plus là. Karima soupira. En temps normal, elle se serait précipitée derrière son amie, non pas pour la faire rentrer de force, mais parce que, quitte à faire une connerie, autant ne pas être seule. Malheureusement, elle avait pour tâche d’être prête à démarrer quand Razor reviendrait, ce qu’elle ne pouvait faire si elle n’était pas derrière le volant.
Quelle merde.
01:45:49
Angela eut besoin d’un peu de temps pour s’habituer à la vision thermique. Certes, elle avait l’avantage de lui permettre de voir les gens à l’intérieur du chalet, mais il fallait un peu d’expérience pour comprendre que telle ou telle tache colorée correspondait à une personne. Et c’était encore pire pour essayer de savoir qui était qui.
Heureusement, Clémence avait une corpulence forte, ce qui permit à Angela de la distinguer de l’autre tache de la même couleur. Elle devait être agenouillée, tandis que l’autre tache rouge écarlate, qui devait être le sorcier, se tenait debout. Deux autres taches se tenaient à côté, mais elles viraient plus vers le vert, à cause de leur température corporelle inférieure. Des vampires, donc.
Il y avait beaucoup de vert à côté du chalet ; ça devait être les gars de l’UAV qui avaient pris position. Il était donc temps d’intervenir. Angela se focalisa sur les humains (dont une qui était peut-être, ou peut-être pas, possédée par un démon). Elle réalisa que celui qui se tenait debout, le sorcier, devait tenir un truc à la main et s’apprêtait à frapper Clémence.
Angela fit feu, visant au centre de la tache pour être sûre de toucher sa cible. Alors que l’homme s’écroulait, elle baissa un peu son arme afin d’avoir Clémence au centre de sa ligne de mire. C’était là l’opération délicate. Elle voulait lui faire perdre connaissance sans la tuer. Une tâche qui n’était déjà pas simple lorsqu’il s’agissait de frapper quelqu’un à la tête avec un objet contondant, mais qui était encore plus ardue lorsqu’il s’agissait de tirer sur quelqu’un.
Angela se décida à viser l’épaule (ou, en tout cas, ce qui lui semblait être l’épaule) de la jeune femme. C’était là où elle avait le moins de chance d’endommager un organe vital. Il lui faudrait simplement espérer, d’une part, que le choc lui fasse perdre connaissance, et, d’autre part, que la blessure n’entraîne pas d’hémorragie fatale. Clémence avai intérêt à vraiment être un démon, de ce point de vue là.
Les chances ne lui semblaient pas très bonnes, mais elle n’avait pas de plan B, alors Angela fit feu une nouvelle fois.
01:49:07
— Ne l’écoute pas, disait Delacroix. Il faut le faire. Pour Étienne.
À travers la mince ouverture de la porte, Razor avait son pistolet électrique braqué sur le sorcier. Lorsqu’elle vit que ce connard s’apprêtait à frapper, elle décida que le moment était venu de se dévoiler. Elle n’allait quand même pas laisser Clémence se faire planter par ce trouduc.
Juste au moment où elle allait appuyer sur la détente, le sorcier s’écroula, tandis que des bruits de verre brisés arrivaient à ses oreilles. Est-ce que ça venait de Lockheart ? De quelqu’un d’autre ? Razor avait du mal à savoir ce qui se tramait exactement.
Quelques secondes plus tard, c’est Clémence qui s’écroulait. Razor lutta pour ne pas se précipiter à sa rescousse. Elle se rassura en constatant que la jeune femme avait été touchée à l’épaule, et qu’elle ouvrait déjà les yeux, un peu héberluée.
Alors, c’était ça, le plan de Lockheart ? Si oui, il semblait à Razor que c’était un putain de plan foireux. Impression qui fut renforcée lorsqu’elle entendit une explosion, le bruit d’une autre fenêtre qui se brisait, et les pas et les hurlements des hommes qui prenaient possession de la pièce. Heureusement, aucun n’avait trouvé malin de passer par la fenêtre de la cuisine ; mais ils ne tarderaient pas à débouler dans la pièce, le fusil au point.
Bordel, qu’est-ce que je suis censée faire ? se demanda-t-elle, alors que la lumière du salon commençait à faiblir.
01:49:21
— Qu’est-ce que… ? s’étonna l’agent spécial Clément Manière.
Une des fenêtres du salon venait d’exploser. Est-ce que ça venait de l’intérieur ? Était-ce l’un des deux snipers qui était intervenu ? Pourquoi ?
Il n’avait pas le temps de répondre à ses questions pour les temps.
— On y va ! s’exclama-t-il dans la radio.
L’homme chargé de l’« ouverture » de la porte appuya sur le détonateur à distance, déclenchant la charge explosive et libérant le passage.
— Go ! Go ! Go ! ordonna Manière dans la radio.
Devancé par deux de ses hommes, il se précipita, l’arme au poing, dans la bicoque. Lorsqu’il arriva à l’intérieur, il constata que le démon et le sorcier étaient déjà au sol. Delacroix était donc le seul hostile encore debout, quoique passablement déboussolé. Manière, en tant que chef du groupe, braqua son fusil d’assaut vers lui et ordonna d’une voix forte :
— Hubert Delacroix ! Vous êtes en état d’arrestation ! Levez les mains derrière la tête, les doigts entrelacés !
Le vampire obéit, jetant des coups d’œil partout, ne comprenant manifestement pas ce qu’il venait de se passer.
— Agathon ! cria alors Schneider. Lâchez cette arme !
01:49:55
Agathon rouvrit les yeux. Il ne comprenait pas ce qui se passait. C’était le chaos autour de lui. Il y avait des hommes partout, des cris, des bruits de verre brisé ou d’explosion.
Il essaya de se concentrer, et arriva au moins à comprendre les deux choses suivantes : on lui avait tiré dessus (il sentait la douleur qui commençait à monter), et son plan avait échoué. Il ne parviendrait pas à sauver Étienne. C’était fini.
Puis son regard se focalisa sur la dague, qu’il avait laissé tomber juste à côté de lui. Il était, lui-même, tombé à l’intérieur du cercle de sang. Le démon était peut-être encore hors de portée, mais il y avait encore un sacrifice qu’il pouvait effectuer.
Il tendit faiblement les doigts vers la dague, et sentit sa résolution augmenter lorsqu’il parvint à serrer le manche dans sa main. Était-ce de la magie ? L’énergie du désespoir ?
— Agathon ! cria alors Sandrine Meyer. Lâchez cette arme !
Au lieu de lui obéir, Agathon replia le bras, ferma les yeux, et fit le vide dans son esprit pour ne penser qu’à Étienne. Puis, lorsque la lame perfora son propre cœur, il essaya d’utiliser ses dernières pensées pour activer le sort.
01:50:39
— Merde ! jura Schneider en voyant Agathon se poignarder lui-même.
Elle se précipita vers lui, sans faire attention à Clémence qui gisait à côté. Elle s’accroupit et posa deux doigts sur le cou du sorcier afin de vérifier s’il avait encore un pouls.
— Merde, répéta-t-elle. Il est mort.
Cela ne l’affectait pas particulièrement en soi, mais elle avait espéré que les aveux d’Agathon auraient pu servir à accabler Delacroix.
Elle tourna ensuite la tête, et constata que le démon était encore vivant. Cela ne posait pas de danger pour l’instant, mais il allait falloir remédier à cela rapidement. Il était hors de question de laisser une créature aussi dangereuse et maléfique en liberté.
— Schneider ! tonna Manière, tandis que trois hommes armées escortaient Delacroix à l’extérieur.
La vampire se dirigea vers le commandant.
— Monsieur ? demanda-t-elle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous deviez tousser pour lancer l’assaut !
— Je ne sais pas, Monsieur. Un des snipers a décidé d’abattre Agathon. Il s’apprêtait à sacrifier le démon.
01:50:39
La porte de la cuisine s’ouvrit brutalement. Razor se tenait au milieu de la pièce, le pistolet Taser à la main mais pointé vers le sol. Elle ferma les yeux. Techniquement, elle avait conscience que ce n’était pas cela qui l’aidait à ne pas être vue, mais c’était un réflexe dont il était dur de se départir.
— Les mains derrière la tête ! hurla un des agents.
Razor ouvrit les yeux, et constata qu’elle avait en face d’elle deux hommes en tenue d’intervention, leurs armes pointées sur elle. Elle soupira. Il y avait tout de même des limites à ce qu’on pouvait espérer accomplir avec un filtre perceptif.
— Les mains derrière la tête ! répéta l’homme.
Razor laissa tomber son pistolet électrique au sol et leva lentemant les mains, avant de les placer à l’arrière de son crâne rasé. Après quoi, les deux hommes l’encadrèrent et la poussèrent vers la pièce principale.
— Monsieur ! On a un individu suspect dans la cuisine !
01:51:35
Accroupie derrière la fenêtre de la cuisine, Betty essayait de calmer sa respiration. Il s’en était fallu de peu. Elle s’était baissée de justesse avant que la porte ne s’ouvre.
— Monsieur ! On a un individu suspect dans la cuisine !
Betty entendit les pas s’écarter, et risqua un regard par la fenêtre. La cuisine était à nouveau vide, même si la porte était maintenant grande ouverte, ce qui rendait la perspective d’y passer sans se faire repérer plus compliquée.
Elle s’autorisa néanmoins un léger sourire. Elle, la simple mortelle qui n’avait pas la moindre notion de magie, n’avait pas été repérée, contrairement à madame Je-Suis-Capable-De-Disparaître. Certes, la capture de son amie n’était pas une bonne chose, mais si elles s’en sortaient, Betty aurait moyen de la charrier pendant un bon moment.
Avant de se risquer à enjamber la fenêtre pour passer dans la cuisine, la jeune femme regarda la grenade aveuglante qu’elle avait dans la main droite, et se demanda comment on s’en servait. Elle l’avait attrapée avant de sortir de la voiture, mais le mode d’emploi n’était pas livré avec.
01:51:35
L’agent spécial Clément Manière fronça les sourcils. Il n’avait donné aucun ordre pour abattre le sorcier, et il lui avait semblé clair que le plan n’était pas de sauver le démon, mais d’attendre que Delacroix se rende coupable d’un sacrifice humain (quoique techniquement pas exactement humain).
— Monsieur ! On a un individu suspect dans la cuisine !
À l’autre bout de la pièce, deux des hommes de l’UAV poussaient à l’intérieur du salon une intruse. Grande, le crâne partiellement rasé, elle portait un polo et un jean avec des bretelles. L’ensemble de sa tenue était maculé de taches de boue et de sang.
— Je sais qui c’est, soupira Schneider. Je m’en occupe.
Elle se dirigea vers la nouvelle venue. Clément Manière dévisagea celle-ci quelques secondes, avant d’estimer qu’elle ne constituait probablement pas un danger. Sans prêter attention à la lumière de la pièce qui faiblissait de plus en plus, il décida d’élucider la raison de l’intervention des snipers.
— Henry, Sinclair, fit-il dans sa radio. Pourquoi vous avez tiré ? Vous deviez attendre l’instruction de Schneider.
— Ce n’était pas moi, Monsieur, grésilla la voix de Henry.
Manière attendit quelques secondes la réponse de Sinclair, mais celle-ci ne vint pas.
— Sinclair ? demanda-t-il. Sinclair !
Manière resta encore quelques secondes sans réponses, puis il comprit.
— Merde ! s’exclama-t-il. Lockheart !
La lumière de la pièce rendit alors l’âme, plongeant le chalet dans le noir.
01:52:46
Razor, qui tenait toujours les mains derrière la tête, vit approcher Schneider d’un pas furieux.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? rugit-elle.
Razor arbora un petit sourire qu’elle espérait provocant.
— Je suis une citoyenne concernée, répliqua-t-elle. Je tenais à vérifier que cette intervention se déroulait suivant les règles de la République.
Au-dessus d’elle, l’ampoule clignota un peu, puis se ralluma, mais il semblait qu’elle n’éclairait pas la pièce aussi bien qu’avant.
— Ouais, c’est ça, railla Schneider.
— Je suis là notamment pour défendre les droits civiques de cette jeune femme, ici présente.
Elle pointa du menton Clémence, qui était toujours allongée par terre dans son propre sang. Schneider ne tourna même pas la tête.
— Sortez-la d’ici, ordonna-t-elle aux deux hommes, et gardez-la sous bonne garde.
— Attendez, protesta Razor tandis que l’ampoule faiblissait dangereusement. J’ai une information à vous donner…
Schneider leva les yeux au ciel, manifestement peu convaincue.
— Quoi ? demanda-t-elle.
L’ampoule cessa alors de fonctionner, et l’obscurité envahit le chalet. Razor ne put s’empêcher de sourire.
— Je pense que vous devriez courir, conseilla-t-elle.
01:53:47
Il fallut quelques secondes pour que des hommes sortent et allument leurs torches électriques. Normalement, les vampires n’en avaient pas souvent besoin, étant munis d’une excellente vision nocturne. Cette obscurité devait avoir quelque chose de particulier, car Manière y voyait moins bien que par nuit noire.
Lorsque des hommes allumèrent des lampes, l’agent spécial ne put retenir un hoquet de surprise en voyant une sorte de chien de taille imposante en plein milieu de la pièce. Manière frissonna de peur.
— Mais qu’est-ce que…
Ne réfléchissant pas plus, il leva son arme et tira sur la chose. Une première rafale de trois coups n’eut pas l’air d’avoir beaucoup d’effet ; Manière en tira trois autres, bientôt imité par certains de ses hommes. Mais les balles n’avaient pas l’air de blesser le chien monstrueux.
Les lampes électriques faiblirent, puis s’éteignirent. Manière vit alors deux yeux rouges, qui brillaient dans l’obscurité, se tourner vers lui. Perdant alors tout contrôle, il prit ses jambes à son cou.
01:54:03
Razor vit Schneider se retourner vers la bête, et lever son arme pour lui tirer dessus. La même réaction que la plupart de ses collègues, à l’exception de ceux qui s’étaient déjà enfuis. Et pas beaucoup plus efficace.
Razor, de son côté, plongea vers Clémence.
— Je vais te sortir de là, dit-elle à la jeune femme.
Elle attrapa le couteau qui se trouvait dans sa botte droite, et entreprit de découper les liens qui entravaient les pieds de Clémence. Lorsqu’elle eut fini, elle réalisa que les coups de feu avaient cessé.
Merde. Elle avait espéré que les gros bras de l’UAV feraient diversion un peu plus longtemps. C’était le problème des vampires : le fait qu’il s’agissait de créatures surnaturelles les rendait plus sensibles à certaines énergies qui venaient de l’autre monde, et comme ils se prenaient pour les rois du pétrole, la plupart n’estimaient pas nécessaire d’apprendre à se protéger contre ça.
— Debout, fit Razor en lâchant son couteau.
Elle se leva, et attrapa Clémence par son bras valide. La jeune femme grogna, mais parvint à se redresser à son tour. En la tenant toujours, Razor se dirigea à reculons vers la porte de la cuisine, le regard fixé sur la forme monstrueuse qui se tenait quelques mètres devant elle.
Un pas. Puis un autre. Combien encore jusqu’à la cuisine ? Puis, de là, jusqu’à la fenêtre, et à la voiture ?
Cerbère tourna la tête vers elle, et plongea ses yeux rouges luisant dans les siens. Razor sentit déferler sur elle une terreur surnaturelle, sans doute la cause de la fuite de tous les vampires. Mais, contrairement à eux, elle était habituée aux petits tours de passe-passe. Cela constituait, après tout, l’essentiel de la sorcellerie.
La peur glissa sur elle comme sur la peau d’un canard, et elle rendit son regard à Cerbère.
— Nous nous revoyons, sorcière.
La voix résonnait dans sa tête. Sans ça, elle ne l’aurait probablement pas entendue : ses oreilles sifflaient encore douloureusement à cause du bruit assourdissant de tous les coups de feu.
— On dirait, toutou, répliqua-t-elle en faisant un nouveau pas en arrière.
Le monstre bondit juste devant elle. Razor tendit la main vers le pendentif qu’elle avait autour du cou.
— Elle est à moi. Elle vient avec moi.
Razor retira le pendentif de son cou, et le tendit vers le chien des enfers, en le tenant par le cordon.
— Je ne crois pas, répliqua-t-elle.
Un nouveau pas en arrière.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Cerbère.
Elle avait reçu le collier pour son anniversaire. C’était Betty qui lui avait offert. Il représentait un mini poing américain. C’était plutôt cool, mais ça n’avait rien de magique.
— Tu ne reconnais pas le symbole ? railla Razor en reculant encore un peu. Cela m’étonne de toi, Cerbère.
— Qu’est-ce que c’est ? tonna le chien des enfers.
La voix résonna tellement fort dans sa tête que Razor dut lutter pour ne pas se la tenir entre les mains. À place, elle préféra reculer encore d’un pas. Elles avaient atteint la porte de la cuisine.
— C’est un vieux symbole aztèque. Un signe de protection puissant du dieu Nyarlathotep.
Une bonne partie de la sorcellerie, c’était des tours de passe-passe et du bluff. Au cours de sa vie, Razor avait observé chez ses contemporains une forme de fascination pour les cultures considérées comme exotiques. Cela était notamment vrai dans le domaine de la sorcellerie : les magies des cultures soi-disant plus « primitives » étaient censées être fortes, plus proches de la nature, et des conneries dans ce genre. C’était politiquement assez douteux, mais Razor avait plus d’une fois réussi à tirer avantage de ses congénères en prétendant disposer d’un puissant artefact vaudou. Il fallait juste espérer que les créatures des enfers soient aussi crédules.
Elle parvint en tout cas à reculer d’un pas, avant que Cerbère ne gronde.
— Tu te moques de moi !
Évidemment, le problème des tours de passe-passe, c’est que ça ne marchait pas à tous les coups.
— Hé, Médor ! fit une voix venant de derrière Razor.
Surprise, celle-ci n’osa pas se retourner. Elle entendit alors le bruit d’un objet métallique qui roulait contre le carrelage, baissa les yeux. et vit une grenade passer entre ces jambes.
Elle se retourna brusquement, essayant d’entraîner Clémence avec elle.
— Coucouche panier ! ordonna Betty.
Et la lumière fut.
Chapitre 9
Deux heures
Aidée par Betty, Razor se releva. Elle avait affreusement mal au crâne, ne voyait qu’à moitié, et n’entendait plus rien hormis un sifflement constant dans ses oreilles. Elle voyait bien que Betty remuait les lèvres, mais elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’elle pouvait bien raconter. Elle lui fit signe d’aider Clémence. Betty acquiesça, et disparut de son champ de vision.
Razor se dirigea vers la fenêtre, mais sa jambe droite se déroba à moitié sous elle et elle hurla de douleur. Elle y jeta un coup d’œil. Un morceau de métal était planté dans sa cuisse. Sans doute un bout de grenade.
Elle boîta vers la fenêtre, bientôt dépassée par Betty et Clémence. Elle leur fit signe de continuer, et parvint, en serrant les dents, à atteindre l’ouverture. Elle s’assit sur le rebord, fit passer la jambe gauche de l’autre côté, puis s’aida de ses mains pour faire de même avec la jambe droite.
Betty revenait vers elle, et elle l’aida à boîter jusqu’à la voiture. Razor s’assit sur le siège avant droit, et dut à nouveau s’aider de ses mains pour faire entrer sa jambe blessée.
Elle n’avait pas encore fermé la portière que Karima démarrait déjà, faisant patiner les roues au passage. Razor eut une soudaine montée d’angoisse, craignant que quelqu’un n’ait été oublié, mais elle tourna la tête et réalisa que Betty et Clémence étaient toutes les deux à l’arrière.
Betty remuait les lèvres, mais Razor n’entendait toujours rien. Elle se boucha le nez et essaya de souffler dedans, espérant que ça atténuerait le sifflement. Cela ne fonctionna pas. Elle montra du doigt son oreille, espérant faire comprendre qu’elle était temporairemet sourde.
Betty hocha la tête, et lui montra un pouce levé. Razor hésita un instant, puis lui répondit par le même geste. Après tout, elles s’en étaient plus ou moins tiré.
Pour l’instant, en tout cas.
02:03:10
Schneider fut la première à reprendre ses esprits. Cela vint par étapes : d’abord, lorsqu’une lumière aveuglante jaillit par les fenêtres brisées du chalet, puis, après cela, lorsqu’elle vit la lumière moins agressive du salon et des torches électriques qui revenaient à la vie.
Mais ce qui la fit vraiment sortir de son hébétement, c’est lorsqu’elle entendit un bruit de moteur et une voiture qui démarrait sur les chapeaux de roue.
Elle se précipita vers le chalet, et découvrit qu’il n’y avait plus personne dans le salon, à l’exception du cadavre d’Agathon, qui gisait sur le dos, un couteau toujours planté dans la poitrine. En tout cas, le démon n’était plus là. (La skinhead non plus, mais Schneider ne la considérait pas comme aussi dangereuse, même si elle commençait à réviser son jugement sur ce point.) Schneider bondit vers la salle de bains, puis vers la cuisine. Vides également.
— Merde ! jura-t-elle. Merde, merde, merde !
Prise d’une nouvelle crainte, elle se précipita à l’extérieur. Il n’aurait plus manqué que Delacroix en ait également profité pour prendre la fuite. Heureusement, elle constata qu’il était assis, par terre, la tête entre les mains.
À côté de lui, Manière essayait de rassurer ses hommes en leur donnant des tapes sur l’épaule. Lui-même n’avait pourtant pas l’air d’en mener large.
— Monsieur, fit Schneider en s’approchant de lui, on a un problème. Le démon s’est échappé.
Manière hocha la tête, mais ne répondit rien pendant plusieurs secondes. Enfin, il pointa du doigt l’intérieur du chalet.
— C’était quoi, ça ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, Monsieur, fut bien obligée de répondre Schneider.
02:05:53
Karima dut piler pour éviter de renverser le lieutenant Lockheart, qui se tenait au milieu de la route. Elle avait l’impression d’avoir déjà vécu cette scène.
— Ne la laisse pas monter, protesta Betty. C’est elle qui a tiré sur Clémence.
— Ça a marché, répliqua Razor, qui avait dû récupérer un peu de son audition.
La policière ouvrit la portière arrière droite, et se glissa à côté de Clémence et de Betty.
— On met les voiles, ordonna-t-elle en claquant la porte.
Karima n’avait pas attendu qu’on le lui dise pour redémarrer. Elle n’avait aucune envie de s’éterniser dans le coin.
— Vous avez tiré sur Clémence ! s’énerva Betty. Vous êtes vraiment une putain de nazie cinglée !
— J’ai fait ce que j’avais à faire, répliqua Lockheart sur un ton dur.
— Oh, c’est votre excuse à chaque fois que vous avez envie de loger une balle dans quelqu’un, pas vrai ?
Il y eut un moment de silence tendu. Le trajet promettait d’être sympathique.
— Betty, soupira Razor, je ne suis pas sûre que tu devrais lui donner des leçons là-dessus.
— Comment ça ? demanda Karima.
Inquiète, elle profita d’une ligne droite pour tourner la tête vers Razor, et remarqua le pantalon ensanglanté et le morceau de métal qui dépassait de sa jambe.
— Oh, merde, fit Betty, qui s’était penchée entre les deux sièges avant pour regarder. C’est à cause de la grenade ?
— C’est de ma faute, la rassura Razor. J’aurais dû penser à la prendre avec moi. Tu n’as rien à te reprocher, tu m’as sauvé la vie. Par contre, est-ce que quelqu’un aurait une ceinture ?
— J’ai ça, répondit Lockheart.
La policière dut se contorsionner pour réussir à retirer la ceinture de son pantalon. La Clio n’était pas une voiture très large, aussi lorsqu’il y avait trois personnes à l’arrière, il était compliqué de se déshabiller.
— Je suis désolée, répéta Betty pendant que Razor se faisait un garrot avec la ceinture.
Il y eut un silence. Du moins, si on pouvait appeler silence les vrombissements du moteur et les crissements de pneus. Karima roulait aussi vite qu’elle le pouvait, espérant mettre le maximum de distance entre elles et l’UAV avant que les vampires ne décident de se mettre à leur poursuite.
— Je suis désolée aussi, finit par dire Lockheart. J’aurais aimé faire autrement, mais je ne voyais aucune autre option pour nous débarrasser des vampires.
— Ça va, la rassura Clémence. La balle n’a fait qu’érafler la peau.
C’était un mensonge, mais Karima décida de ne pas relever et préféra changer de sujet.
— Ce qui compte, fit-elle, c’est qu’on a gagné, non ?
— Ce n’est pas fini, répondit Razor sur un ton grave. Cerbère reviendra dès que Clémence s’endormira.
— Uniquement s’il fait nuit, répondit la jeune femme. Je peux dormir dans la journée.
— Tu vas passer le reste de ta vie comme ça ? répliqua la sorcière.
Clémence ne répondit pas.
— On a un autre problème, ajouta Lockheart. Schneider a un dispositif qui lui permet de te retrouver. Une sorte de boussole.
Il y eut un silence pesant après cette déclaration. Karima sentit une vague de découragement s’emparer d’elle. Elle avait espéré que tout était fini, et qu’il n’y avait plus qu’à espérer que les sales types ne les retrouvent pas. Mais voilà qu’ils étaient capables de les retrouver à n’importe quel moment. Ce n’était pas juste.
Et puis, elle commençait à avoir vraiment très, très envie d’aller aux toilettes. Elle regretta de ne pas avoir profité du moment où Betty et Razor étaient sorties pour faire pipi derrière la voiture.
— Je crois que j’ai une solution, annonça la sorcière. Un sort qui fera, d’une certaine façon, de Clémence une humaine ordinaire. Seulement, il faut faire un tatouage sur la peau.
— Le tatouage, ça va, répondit la jeune femme, mais est-ce que ça va changer qui je suis ?
Elle semblait un peu effrayée par l’idée.
— Ça ne changera pas tes souvenirs, la rassura Razor. Par contre, tu ne pourras plus traiter les blessures par balles comme de simples égratignures. Le truc, c’est qu’il me faut du matériel de tatoueur.
Elle hésita un moment, puis finit par ajouter :
— Et le tatoueur qui va avec, tant qu’à faire. Ça éviterait la boucherie.
— Je sais où trouver ça, répliqua Lockheart. Je vais vous guider.
02:12:55
L’agent spécial Manière vérifia que Delacroix était correctement menotté, puis regarda ses hommes l’enfermer à l’arrière d’un des Hummers, un homme armé situé de chaque côté du prisonnier. Pendant ce temps, le reste de ses hommes était en train de replier le matériel. Ils seraient prêts à partir d’ici quelques minutes. Un avion les attendait sur l’aérodrome de Tallard, ce qui devrait permettre de livrer Delacroix à l’Ordre vampirique avant l’aube.
L’un dans l’autre, l’opération se passait comme prévu, même s’il y avait eu quelques accrocs. Il n’avait toujours aucune idée de l’identité ou de l’origine de la créature maléfique qui était apparue dans la maison. Est-ce que le démon l’avait invoqué ? Ou était-ce un sort du sorcier ? Ou bien était-ce lié à l’intervention de Lockheart ?
Manière resta songeur un moment. Il ferait un rapport détaillé sur le comportement de la policière, qui avait agressé un de ses hommes, blessé une première cible et participé à l’évasion d’une seconde. Malgré ça, une partie de lui se demandait si elle n’avait pas été en partie dans le vrai. Elle l’avait prévenue des risques liés à la sorcellerie, et il aurait peut-être dû la prendre plus au sérieux. Bien sûr, il était évident que Lockheart avait ses propres motivations pour participer au raid, et les choses ne se seraient sans doute pas mieux passées s’il avait accepté qu’elle les accompagne durant l’assaut. Cependant, à l’avenir, il serait peut-être pertinent d’inclure un spécialiste en thaumaturgie dans ce type d’opérations.
— Monsieur ? demanda Schneider.
Elle se tenait en face de lui, sans doute pour lui demander dans quel véhicule elle devait embarquer.
— De quoi s’agit-il ?
Schneider lui montra une sorte de boussole, sauf que manifestement le compas n’indiquait pas le nord, mais plutôt quelque part vers le sud-est.
— Cet artefact nous permet de repérer le démon. Je souhaiterais avoir votre permission pour prendre quelques hommes avec moi et le prendre en chasse.
Clément Manière secoua la tête.
— Négatif. La priorité est de transporter le prisonnier dans des conditions de sécurité maximales.
— Mais, Monsieur, protesta Schneider, il s’agit d’un démon. Qui sait ce que pourrait faire cette créature ?
— Ce n’est pas notre problème, répliqua froidement Manière. Notre cible prioritaire est Delacroix. Laissez les démons à la brigade surnaturelle.
Schneider ne parut pas satisfait par sa réponse, et se retenait de montrer son irritation.
— Sauf votre respect, Monsieur, la brigade surnaturelle n’a pas exactement fait montre de…
— Lockheart n’est pas non plus notre problème, répliqua Manière. Pendant le transport, j’appellerai ses supérieurs et leur expliquerai son comportement. Ils s’en occuperont. Laissez tomber, Schneider. Nous avons Delacroix, c’est tout ce qui compte.
02:17:21
Karima arrivait à une intersection. Par la fenêtre, Angela essayait de reconnaître où elle était, mais il faisait nuit et ce n’était pas un coin qu’elle connaissait bien.
— Je crois que c’est à gauche, indiqua-t-elle.
— Vous croyez ? répliqua Betty.
Karima, elle, suivit ses indications sans poser de questions et prit le virage aussi vite que possible, envoyant Angela se cogner une nouvelle fois la tête contre la poignée de plafond.
— On va où, exactement ? demanda Betty.
— Chez un pote. Il fait de la moto, de la magie, du trafic de cannabis, et aussi occasionnellement des tatouages pour ses copains motards. Peut-être que vous le connaissez, Razor. Il s’appelle Striker.
Angela savait très bien que la skinhead avait déjà croisé le biker, mais elle avait promis à celui-ci de ne pas révéler que c’était lui qui l’avait balancée.
— Striker, fit Razor d’une voix faible. Ouais. À propos de cannabis, quelqu’un pourrait me rouler un joint ?
Personne ne répondit rien. Peut-être parce qu’elle se rappela qu’il y avait une flic dans la voiture, Razor ajouta :
— C’est à usage médical. J’ai un mal de chien.
— Je peux rouler, répondit Angela, voyant que personne ne se dévouait.
Razor attrapa d’une main le paquet contenant son herbe et le fit passer à l’arrière de la voiture ; de l’autre, elle continuait à appuyer un morceau de tissu sur sa blessure. Contre la recommandation d’Angela, elle avait retiré le morceau de métal quelques minutes plus tôt, ce qui avait augmenté l’hémorragie.
Angela sortit de la poche de sa veste du papier à cigarette et un sachet de tabac (elle préférait les cigarettes industrielles, mais cela la dépannait lorsque son paquet était vide) et elle commença à rouler. Ce n’était pas évident, à cause de la conduite sportive de Karima.
La tâche fut rendue d’autant plus difficile lorsque son téléphone portable sonna. Elle parvint néanmoins à le caler entre son oreille et son épaule, afin de pouvoir rouler en même temps.
— Oui ? fit-elle.
— Coucou, c’est Sandra. J’ai des informations pour toi.
— Je t’écoute.
— En France, je n’ai rien trouvé de plus sur ta Razor, si ce n’est qu’elle a été étudiante en sorcellerie un an ou deux. Par contre, il y a autre chose dans les données de l’Institut Van Helsing. Ne me demande pas comment j’y ai accédé.
L’Institut Van Helsing était l’organisation britannique qui s’occupait de tout ce qui avait trait au surnaturel, même s’ils continuaient à être appelés les « chasseurs de vampires ». Angela n’aimait pas le principe de cette structure, à mi-chemin entre la milice privée et la police royale et qui appliquait de facto des lois différentes pour les humains et les surnaturels. Cela dit, il lui fallait reconnaître qu’ils étaient efficaces, et si leur juridiction ne couvrait que le Royaume-Uni, leur service de renseignement s’intéressait au monde entier.
— Tu as entendu parler de l’Ordre occulte ? reprit Sandra. Un groupe terroriste surnaturel ayant commis des attentats dans le monde entier dans les années 90 et au début des années 2000 ?
— J’en ai entendu parler, évidemment, répondit Angela.
Elle ne souhaitait pas en discuter maintenant, surtout avec Razor et ses complices qui pouvaient l’entendre, mais elle trouvait la description de Sandra exagérée. D’abord, « le monde entier » désignait essentiellement les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, même si c’était déjà pas mal. Ensuite, le qualificatif de « terroriste » lui semblait discutable. À sa connaissance, les meurtres qu’avait commis le groupe relevaient plus du règlement de comptes entre sorciers que d’une politique de terreur. Évidemment, le dernier assassinat en date ayant eu lieu à un siège local de la CIA, et quelques agents américains ayant trouvé la mort dans le processus, l’Ordre occulte s’était immédiatement vu qualifier de terroriste par les États-Unis.
— Hé bien, fit Sandra, l’Institut Van Helsing soupçonne cette Razor d’en avoir fait partie.
Angela avait fini de rouler le joint, et le tendit à celle dont elle venait d’apprendre qu’elle était peut-être une « terroriste » internationale. Évidemment, elle n’était pas surprise par la révélation. Il aurait été étonnant que Sandra lui raconte tout ça pour conclure par « hé bien, Razor n’a absolument rien à voir avec ça ».
— Sur quelles bases ? demanda-t-elle.
— Je n’ai pas accès à toutes leurs données, répondit Sandra. D’après ce que je comprends, elle était au mauvais endroit et au mauvais moment un peu trop souvent pour qu’il s’agisse de coïncidences.
— Je vois. Merci, Sandra. Désolée de t’avoir dérangée autant aujourd’hui. Et garde ces informations pour toi, tu veux bien ?
— Pas de problème.
Angela raccrocha, puis attrapa le joint que lui proposait Razor.
— C’était qui ? demanda Betty sur un ton soupçonneux.
La policière prit le temps d’inspirer une bouffée de marijuna avant de répondre.
— Une collègue.
Elle vit que la jeune femme hésitait à lui demander plus de détails, mais au final elle se contenta de croiser les bras d’un air boudeur. Ça ne gênait pas Angela, qui tira une nouvelle fois sur le joint avant de le repasser à Razor.
— Je ne sais pas si j’ai déjà été en bagnole avec une keuf, annonça Karima, mais avec une keuf qui fume de la beuh, en tout cas, non.
— Je ne suis pourtant pas la seule, répliqua Angela.
— Vous allez nous arrêter ? Je veux dire, quand tout sera fini ?
Angela réfléchit avant de répondre. Elle ne s’était pas vraiment posée la question jusqu’ici.
— Je suppose, finit-elle par dire. Là, c’est à droite.
— On risque quoi ? demanda Karima en prenant le virage.
— Idéalement, de mon point de vue mais sans doute pas du vôtre, un long procès avec l’Unité d’action vampirique. Cela dit, je doute qu’ils aient vraiment envie que leurs méthodes soient examinées de trop près, surtout si on arrive à faire croire que Clémence était une humaine ordinaire depuis le début.
— Vos méthodes à vous ne sont pas mal non plus, dans le genre, répliqua Betty sur un ton accusateur.
Angela haussa les épaules, pas franchement outrée par son reproche.
— Je ne suis pas tout le temps comme ça. Je veux dire, quand il y a un peu d’action, j’ai tendance à m’emballer facilement, je le reconnais, mais quand il ne se passe rien j’arrive à respecter scrupuleusement les procédures.
Elle hésita un peu, puis, par honnêteté, ajouta :
— Enfin, pour une certaine définition de « scrupuleusement ».
02:27:28
Clément Manière raccrocha son téléphone, et jeta un coup d’œil à Schneider, assise à côté de lui à l’arrière du Hummer de tête.
— J’ai eu le commissaire Temple au téléphone. Il va lancer un avis de recherche. Ne vous en faites pas, elles n’iront pas très loin.
La vampire hocha la tête d’un geste vif. La fuite du démon semblait l’avoir prodigieusement irritée, et Manière avait du mal à comprendre pourquoi. Cela n’avait jamais fait partie des objectifs prioritaires de la mission.
— Je continue à penser, protesta-t-elle, qu’avec quelques hommes, nous aurions pu…
Elle cessa de parler lorsque Manière leva la main pour l’interrompre.
— Delacroix était notre cible. Nous l’avons eu. Vous avez fait un bon boulot, et même s’il y a eu quelques imprévus, la mission a été accomplie. C’est ce qui compte. Laissez la brigade sunaturelle faire son boulot en interne.
Schneider secoua la tête.
— Je ne suis pas sûre que ce soit si simple, protesta-t-elle. À cause de Lockheart, Agathon est mort. Le démon est en vie, et on ne peut pas accuser de Delacroix de sacrifice humain.
Manière voyait où elle voulait en venir. Avec le sorcier mort et le démon qui avait pris le large, ils auraient pu manquer d’éléments objectifs pour incriminer Delacroix. Ça n’inquiétait pourtant pas beaucoup Manière : d’autres événements s’étaient, après tout, produits au cours de leur intervention.
— Vous n’avez pas tort, admit-il, mais vous avez vu ce qui s’est passé dans le chalet. Cette créature monstrueuse surgie d’on ne sait où. J’imagine que c’était le sorcier ? En tout cas, avec ça, Delacroix est fini.
Schneider, elle, ne semblait toujours pas convaincue.
— Et si c’était le démon qui avait appelé cette créature ? demanda-t-elle.
— Que ce soit l’œuvre de son amant sorcier ou du démon que celui-ci a invoqué, Delacroix est responsable dans tous les cas. Et vous savez quoi, Schneider ?
À la grande frustration de Manière, sa collègue n’eut pas l’obligeance de répondre à sa question rhétorique.
— Si ce démon est capable de faire surgir une telle chose, poursuivit-il néanmoins, je ne suis pas fâché que ce soit les types de la brigade surnaturelle qui se chargent de l’appréhender.
02:31:09
— Prends le petit chemin, à droite, indiqua Angela à Karima.
Elles étaient presque arrivées chez Striker, qui habitait à quelques centaines de mètres. Elle espérait que le motard ne dormait pas. Il ferait la gueule dans tous les cas, mais il serait vraiment insupportable si elle le réveillait.
Alors que la voiture s’engageait sur le chemin de terre, le téléphone d’Angela sonna. Encore Sandra. Décidément, elles n’arrêtaient pas de s’appeler.
— Allô ? fit-elle.
— Angie, c’est encore moi. Je viens de voir qu’il y a un avis de recherche te concernant.
— Vraiment ? demanda Angela, un peu surprise.
— Ouais. Qu’est-ce que t’as fait, encore ?
Angela soupira. Son « vraiment ? » avait pour objet de pousser son amie à lui demander plus d’informations, pas à lui en soutirer.
— Tout est sous contrôle, répondit-elle. L’avis dont tu parles, il ne concerne que moi ?
— Non. Toi et les deux nanas sur lesquelles, bizarrement, tu m’as demandé des renseignements. Razor et Clémence. Il y a aussi le descriptif de la voiture et ça dit que vous êtes dangereuses.
Angela tapota sur l’épaule de Karima et lui montra la maison de Striker afin qu’elle se gare devant.
— Encore heureux, répondit-elle à Sandra. J’aurais été vexée s’ils avaient pensé que j’étais inoffensive.
— Angie, sérieusement…
— Ne t’en fais pas, Sandra. Je vais gérer ça. Merci de m’avoir prévenue.
Karima venait d’arrêter la voiture à côté de DeathBringer, la bécane de Striker. C’était bon signe : ça voulait dire qu’il était là.
La maison ne payait pas de mine : il s’agissait d’un vieux corps de ferme que le motard avait racheté pas cher afin de le retaper. Peu enthousiasmé par les travaux, il s’était contenté d’avoir quelques pièces habitables et avait laissé tomber le reste. De l’extérieur, la maison n’avait par conséquent pas fière allure, surtout que des vieilles bâches recouvraient la moitié du toit et d’un des murs extérieurs. Le jardin n’était pas mieux : il y avait un coin où les herbes n’étaient pas trop hautes, et où Striker avait installé un barbecue et une petite piscine gonflable, mais le reste n’avait probablement pas été tondu depuis des années, ce qui aurait pu donner un côté « nature sauvage » s’il n’y avait pas eu un vieux baril et deux cadavres rouillés de motos.
— Des mauvaises nouvelles ? demanda Razor tandis que Karima l’aidait à sortir de la voiture.
— Pas vraiment. Ils ont lancé un avis de recherche sur nous.
— Et ce n’est pas une mauvaise nouvelle ?
— Non, répliqua Angela avec un petit sourire. Ça veut dire que l’Unité d’action vampirique a probablement décidé de ne pas nous prendre en chasse eux-mêmes. Ça devrait nous laisser un peu de répit.
La policière jeta un coup d’œil à la maison. Elle ne voyait pas de lumière, ce qui n’était pas bon signe.
— Attendez ici deux secondes, d’accord ? S’il dort, il vaut mieux qu’on ne débarque pas toutes d’un coup.
Razor regarda Lockheart rentrer dans la maison, qui n’était pas fermée à clé, et poussa un soupir. Elle était obligée de prendre appui sur Karima pour soulager sa jambe blessée et même ainsi, la position debout était loin de lui être confortable.
— Elle aurait pas pu me dire d’attendre avant que je me lève ?
02:36:34
Angela ne mit pas longtemps à réaliser que Striker n’était pas couché, du moins pas tout à fait. Allongé sur un vieux canapé, il était en train de regarder un film.
— Salut, fit-elle.
Le motard se leva d’un bond, paniqué, puis réalisa qui était l’intruse qui se trouvait chez lui et se calma un peu.
— Bordel de cul ! jura-t-il néanmoins. Qu’est-ce que tu fous ici, Angie ?
— J’ai encore besoin de toi.
Elle alluma la lumière. Le salon ne gagnait pas à être éclairé, sauf si on aimait voir des cendriers qui débordaient, des piles d’assiettes sales et de multiples bouteilles de bière vides.
Angela baissa les yeux vers les jambes poilues du motard, qui était en caleçon.
— Tu devrais enfiler un pantalon. Tu as des visiteuses.
Striker se gratta la barbe, puis commença à se rhabiller. Ce ne fut pas le pantalon qu’il remit en premier, mais le bandeau noir qui recouvrait son orbite vide.
— Quel genre de visiteuses ? demanda-t-il.
— Il y a deux nanas que tu ne connais pas, répondit Angela, et Razor, et puis Clémence. Clémence, c’est la nana qui a été possédée par un démon.
Striker se figea, puis lança un regard ahuri à la policière.
— Tu te fous de moi ?
— Non.
— Tu ramènes un putain de démon chez moi ? Et la sorcière que je t’ai balancée ?
Angela attrapa le pantalon qui traînait par terre et le tendit au motard.
— Je ne lui ai pas dit que c’est grâce à toi que je l’avais retrouvée. Et Clémence n’est pas vraiment un démon. Elle est juste…
Striker finit d’enfiler son pantalon, puis attendit la fin de la phrase d’Angela, qui ne venait pas.
— Juste quoi ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas. C’est une gamine. Elle n’a rien fait de mal. Je ne peux pas laisser les trouducs de l’Unité d’action vampirique la flinguer parce que peut-être qu’un jour elle pourrait avoir envie de faire quelque chose de mal. Ça ne marche pas comme ça.
Le motard se gratta la barbe, pensif.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, lâcha-t-il en se levant enfin.
02:40:09
Betty fut la dernière à entrer dans la maison du motard, pas très impatiente de rencontrer un type bizarre qui était pote avec une keuf.
Lorsqu’elle franchit le pas de la porte, Karima s’était déjà précipitée aux toilettes, tandis que Razor et Striker s’écartaient, sans doute pour discuter de trucs de sorcellerie. Il ne restait donc que Clémence et Lockheart qui se tenaient debout à l’entrée du salon.
La policière déplaça quelques cartons de pizzas et autres détritus pour faire de la place sur l’un des canapés, puis s’installa dessus, tandis que Clémence s’asseyait sur le second. Betty, elle, préféra rester debout.
— Il se passe quoi, maintenant ? demanda-t-elle.
Lockheart tourna la tête vers Striker et Razor qui discutaient à voix basse un peu plus loin. Razor s’était assise sur une chaise et se tenait toujours une compresse sur sa jambe droite.
— Je suppose que ça implique de la magie, répondit la policière. Et, apparemment, du tatouage. Je n’en sais pas plus.
Karima, de retour des toilettes, les rejoignit à ce moment-là, et s’affala à côté de Clémence.
— Il y aurait des trucs à manger ? demanda-t-elle.
Lockheart farfouilla parmi les cartons de pizzas, trouva le plus récent, et l’ouvrit prudemment, avant de le montrer à Karima. Il restait trois parts de pizza froide. Karima et Clémence en prirent chacun un morceau, tandis que Betty hésita. Elle ne savait même pas depuis quand la nourriture traînait là.
— Je crois que je vais passer mon tour. Mais je prendrais bien un truc à boire.
— Pour ça, répliqua la policière, il faudra attendre que Striker ait fini son petit conciliabule avec votre amie.
Betty regarda Razor qui discutait avec le motard. Elle n’avait pas l’air bien : la blessure à la jambe lui avait fait perdre pas mal de sang.
— Vous la connaissez depuis longtemps ? demanda Lockheart.
Betty jeta un regard mauvais à la policière, qui lui fit un petit sourire.
— Laissez-moi deviner. Vous ne voulez pas parler à une sale keuf comme moi ?
02:43:31
— C’est de la folie ! protesta Striker.
Razor soupira. Elle se doutait bien que le motard n’allait pas aimer son plan. Elle se serait bien contentée de lui emprunter la machine à tatouer, mais sa blessure à la jambe compliquait les choses et, de toute façon, elle ne savait pas tatouer.
— Je te demande juste de faire le tatouage pendant que je panse ma blessure. Je m’occupe du reste.
Il fallait un tatouage pour que le rituel agisse en permanence sur Clémence. Il la « transformerait » ainsi, en quelque sorte, en humaine ordinaire aux yeux du reste du monde, y compris la partie du monde dotée de capacités surnaturelles. L’Unité d’action vampirique ne serait plus en mesure de la retrouver, et la brigade surnaturelle la considérerait comme une victime innocente et non pas comme un monstre à exorciser.
— C’est la partie avec Cerbère qui me pose problème, répliqua Striker. Tu sais très bien que pour que ça fonctionne, il faut lui offrir quelqu’un d’autre en échange.
Razor soupira. Elle était au courant. Masquer la « vraie nature » de Clémence ne découragerait pas Cerbère de la ramener aux enfers. Il existait bien un rituel permettant de ne plus l’avoir aux trousses, mais il avait un coût. Il faudrait que Razor s’offre à lui.
— Je suis prête à mourir.
— Pour une nana que tu connais à peine et qui reste possédée par un démon ? Qu’est-ce qui cloche avec toi ?
Razor grimaça. Le motard commençait à l’ennuyer.
— Tu vas m’aider, ou pas ?
— Ouais, ouais.
Striker s’écarta soudainement d’elle, tapota l’épaule de Clémence, et lui fit signe de l’accompagner dans une autre pièce. Razor se leva pour les suivre et grinça des dents à cause de la douleur. Elle s’aide de la chaise pour avancer. Pas très classe. Heureusement, Betty vint rapidement l’aider, et elle put boiter un peu plus vite.
Elles arrivèrent dans la petite pièce qui était manifestement celle où Striker faisait ses tatouages, et sans doute d’autres choses. Elle était beaucoup plus propre que le salon, en tout cas, ce qui était rassurant.
Clémence avait déjà retiré sa chemise et s’était assise à califourchon sur une chaise. De son côté, Striker sortait le matériel pour tatouer.
— Je vais avoir besoin d’un peu de ton sang, expliqua-t-il. Il y a des seringues sur l’étagère.
Razor baissa la tête sur la jambe de son pantalon, complètement humide à cause du sang qu’elle avait perdu.
— Je ne pense pas avoir besoin de seringue, répondit-elle.
Striker prit le temps d’étaler ses différents outils (la machine, les aiguilles, l’encre) sur la table, puis d’enfiler des gants en latex. Après quoi, il se dirigea vers Razor avec une pipette en verre et préleva quelques gouttes de sang au niveau de sa blessure, afin de les mélanger avec l’encre.
— Je m’occupe du tatouage, fit-il. Va t’occuper de ta blessure.
Razor hocha la tête, fouilla un peu sur l’étagère pour trouver du matériel de suture, des pansements et un spray aseptisant, puis sortit de la pièce, toujours soutenue par Betty.
À l’intérieur, Striker brancha la machine à tatouer et se tourna vers Clémence.
— Tu es prête ? demanda-t-il.
— Je crois.
— Je vais te le faire derrière l’épaule, et il n’y a pas une grande surface. Ça ne durera pas longtemps et ce n’est pas la pire région, mais ça risque de faire un peu mal.
Clémence lui fit un petit sourire.
— Pire qu’une blessure par balle ?
— J’imagine que non.
— Je devrais pouvoir le supporter, alors.
02:49:15
Razor s’était assise sur un des canapés et avait étalé le matériel nécessaire pour soigner sa blessure à côté d’elle. Angela, restée debout, se tourna vers Betty et Karima.
— Je pense que vous devriez rejoindre Clémence, suggéra-t-elle. Elle a peut-être besoin de soutien moral.
Karima se leva sans poser de questions, tandis que Betty, elle, secouait la tête en dénégation.
— Vous voulez juste rester seule avec elle, hein ? répliqua-t-elle. Si vous comptez en profiter pour la torturer et soustraire des…
— Vous pensez vraiment, répliqua Angela, que votre présence m’empêcherait de faire quoi que ce soit ?
Après tout, lorsqu’elle avait menacé de lui coller une balle dans la jambe afin de persuader Tuture de démarrer, ni Betty ni Karima ne lui avaient été d’une grande aide.
— Faites ce qu’elle dit, soupira Razor.
Angela les regarda se diriger à contrecœur dans la pièce réservée au tatouage, puis referma la porte derrière elles.
— Pourquoi les gens envisagent toujours le pire avec moi ? demanda-t-elle. Après tout, j’aurais pu vouloir qu’on soit juste à deux pour déclarer ma flamme.
— Ferme-la et aide-moi plutôt à retirer ma chaussure.
Angela obéit, et s’agenouilla pour défaire les lacets de la Dr Martens de Razor, qui n’était pas trop en état de plier sa jambe blessée. Alors, on se tutoie, maintenant, nota-t-elle.
— Je retire l’autre aussi ? demanda-t-elle en laissant tomber la botte à côté d’elle.
— Non, répliqua Razor en attrapant des ciseaux. Je vais couper le pantalon. Il est déjà foutu, de toute façon.
Angela alluma une cigarette et regarda la skinhead découper son pantalon au-dessus de la blessure.
— J’ai quand même une question à te poser, déclara-t-elle. Tu as entendu parler de l’Ordre occulte ?
Razor ne s’interrompit pas dans ses gestes et ne montra pas de gêne particulière à l’évocation de ce nom. Elle était plutôt douée, en conclut Angela.
— Bien sûr, répondit la sorcière. N’importe qui d’un peu impliqué dans le monde surnaturel il y a dix ans a entendu parler de cette légende. Tu peux m’aider à retirer le pantalon ?
Angela posa sa cigarette dans un cendrier trop rempli, puis l’aida à retirer sa jambe de jean découpée. Razor grimaça lorsqu’elle décolla le tissu qui s’était collé à la plaie à cause du sang, mais elle ne dit rien. Une fois que la blessée eut la jambe à l’air, Angela un coup d’œil à la plaie. Elle n’était pas belle à voir. Elle ne fit néanmoins pas de commentaire dessus.
— Joli tatouage, nota-t-elle à la place.
Au-dessus de la blessure, Razor avait en effet l’inscription « Ni oubli, ni pardon » tatouée au milieu d’une couronne de lauriers.
— Ouais, admit Razor en sortant une aiguille à suture. J’ai eu du bol que l’éclat de grenade ne me le bousille pas.
Angela reprit sa cigarette et inspira une bouffée de tabac en regardant la sorcière se mettre à l’œuvre.
— L’Institut Van Helsing te soupçonne d’avoir fait partie de l’Ordre occulte, reprit-elle.
Elle avait hésité sur la façon de continuer à aborder cette question, et avait opté pour une approche frontale.
— Vraiment ? demanda Razor sans être perturbée le moins du monde. Pourquoi ça ?
— Des présences à certains endroits à certains moments.
— L’Institut Van Helsing et leur approche paranoïaque, railla la skinhead. Je suis sûre qu’ils soupçonnent la moitié des sorcières d’avoir fait partie de ce machin fantôme.
Angela sourit. Elle n’arriverait manifestement pas à tirer quoi que ce soit de Razor là-dessus. Elle décida donc de changer de sujet.
— Qu’est-ce que tu penses que Clémence va devenir ?
Cette fois-ci, la sorcière s’immobilisa un instant entre deux points de suture.
— Je ne sais pas, admit-elle. Je n’avais jamais vu ce cas auparavant, mais j’en avais déjà entendu parler. Elle n’est pas vraiment possédée par un démon, c’est comme si… leurs âmes avaient fusionné.
— C’est possible, ça ? demanda Angela.
En termes de démons, elle n’y connaissait rien. Elle savait jusqu’il y avait parfois des cas de possessions, qui pouvaient requérir un excorcisme. Cela s’avérait en général délicat et lourd de séquelles pour la victime.
— Clémence est morte, expliqua Razor. Sauf qu’elle s’est accrochée à la vie, son esprit a dû rester quelques parts dans les limbes. Peut-être même plus loin.
Encore quelque chose qui dépassait les compétences surnaturelles d’Angela. Elle avait vaguement conscience qu’il y avait différents plans d’existence en dehors du royaume des vivants, mais tout cela lui paraissait fort abstrait et, de toute façon, ne relevait pas de sa juridiction.
— Après, quelqu’un a voulu invoquer un démon dans son corps et elle a profité de la brèche, et leurs esprits ont dû se mélanger. En tout cas, elle a ses propres souvenirs, comme ceux de… de quelqu’un d’autre. J’aurais tendance à penser que c’est ceux qui sont liés à son corps qui vont dominer, tandis que les autres vont finir par s’estomper.
Angela écrasa son mégot de cigarette.
— Si elle s’accrochait à la vie, demanda-t-elle, pourquoi s’être suicidée ?
— Ben, tu sais, répondit Razor avec un petit haussement d’épaules. Souvent, tu ne réalises que tu n’es pas prête à mourir que lorsque tu es sur le point de le faire.
02:57:20
Clémence ne trouvait pas que le tatouage faisait mal. Ça picotait un peu, c’était tout. À vrai dire, ce n’était pas désagréable. Cela dit, elle n’était pas mécontente que Betty et Karima l’aient rejointe. Elle n’avait pas envie d’être seule avec Striker. Ce n’était pas que le motard lui faisait peur, c’était juste qu’elle n’avait pas envie de faire la conversation.
En l’occurrence, Striker discutait surtout avec Karima. Ils parlaient tatouage, évidemment, et en particulier de celui que la jeune femme avait sur le crâne.
Clémence essaya de réfléchir à ce qu’elle savait sur ce qui allait se passer. Pour ce faire, elle fit appel aux souvenirs qu’elle n’aurait pas dû posséder. Elle se rendit compte que cela ne lui apportait pas de réponse. Elle avait des connaissances étendues sur tout un tas de créatures peuplant les enfers ou sur les règles qui régissaient ce lieu (qui n’était pas un lieu au sens géographique du terme, la géographie ne faisant justement pas partie des règles qui s’appliquaient là-bas). Mais comment la sorcellerie fonctionnait exactement de ce côté de la frontière entre les mondes, elle n’en avait pas grande idée.
C’était quelque peu frustrant. Avoir des tas de souvenirs d’une fille des enfers, ainsi que sans doute des bouts de sa personnalité, c’était horriblement perturbant, aussi la justice céleste (ou infernale) aurait voulu qu’elle en tire aussi quelques avantages, comme des connaissances utiles ou des pouvoirs spéciaux. Malheureusement, son savoir supplémentaire ne lui servirait à rien en ce monde-ci, et ses capacités physiques disparaîtraient probablement une fois que le rituel serait accompli.
Quelle merde.
Elle réalisa que Striker, comme les deux jeunes femmes, s’étaient tues depuis quelques instants. Le motard se racla la gorge, comme s’il se préparait à dire quelque chose qui n’était pas évident.
— Au fait, les filles, je suppose que votre amie vous a prévenue du coût de ce rituel ?
— Quoi ? demanda Karima.
— Cerbère prendra quelqu’un cette nuit, expliqua le sorcier. Il y a juste moyen de négocier sur qui il emmènera en Enfer.
Chapitre 10
Trois heures
Betty bondit dans le salon. Karima l’imita peu après, et vit son amie se planter en face de Razor, qui avait fini de se raccomoder et était en train de se bander la plaie.
— Espèce de sale… de sale… de sale menchevik ! hurla Betty. Tu ne comptais pas nous le dire, hein ?
Razor la regarda quelques instants, puis baissa la tête.
— Non, admit-elle. Et Striker aurait dû la boucler aussi.
— Je ne vais pas te laisser suivre tes pulsions de mort et nous abandonner comme une lâche ! protesta Betty.
Razor soupira, reposa son rouleau de pansement et attrapa à la place une cigarette.
— D’accord, admit-elle sur un ton lugubre. J’ai quelque chose à vous annoncer.
Elle alluma la cigarette, et regarda Betty, puis Karima.
— J’ai un cancer du poumon. Je vais mourir de toute façon. Je…
— Quoi ! s’emporta Betty. C’est quoi cette histoire ? C’est maintenant que nous…
— La ferme ! cria Razor.
Betty resta coite devant l’expression de son amie, tandis qu’Angela, de son côté, s’écartait prudemment de l’altercation. Karima, elle, essayait de réaliser ce qu’était en train de leur révéler son amie.
— Je vais mourir de toute façon, reprit la sorcière. Trop de magie, cela a un coût. Mon heure est bientôt venue de toute façon. Je n’ai pas envie de finir dans un hôpital, à m’éteindre progressivement. Là, ma mort aura un sens. Vous ne pouvez pas m’enlever ça.
Certaines choses firent alors sens dans la tête de Karima. Elle ne s’y connaissait pas beaucoup en sorcellerie, mais Razor lui avait expliqué maintes fois que celle-ci avait un coût, même si on payait à crédit. Pourtant, cette nuit, entre le transfert de son esprit dans le drone, le camouflage de la Clio face aux sbires de l’Unité d’action vampirique, ou encore le rituel qu’elle s’apprêtait à faire, on ne pouvait pas dire que Razor s’était montrée très mesurée. Ce qui s’expliquait parfaitement maintenant qu’elle se savait condamnée.
— Espèce de connasse égocentrique ! rétorqua Betty. Tu sais que la médecine a fait des progrès ? Ça ne marche pas à tous les coups, mais ça ne te viendrait même pas en tête d’essayer, hein ? Parce que forcément, si tu as un putain de cancer, ça ne peut pas être une maladie de merde qui peut arriver à tout le monde, il faut que ce soit le destin qui te punisse et qui te montre que ton heure est venue. Hé ben, tu sais quoi ? Ça ne marche pas comme ça ! Il n’y a pas de destin. Il n’y a pas de rétribution divine. Il n’y a pas de sens caché derrière tout ce qui t’arrive. Et il y a des traitements médicaux, que les gens normaux suivent lorsqu’ils sont malades. Et ils se battent. Alors va te faire foutre, avec ton sentiment de supériorité héroïque de merde.
Razor resta muette, ne s’attendant manifestement pas à la tirade de Betty. Karima était surprise aussi, mais c’était surtout l’annonce de la morte imminente de son amie qui lui clouait le bec. La seule chose qui lui venait en tête, c’était que tout cela était injuste, profondément injuste. Pourquoi est-ce que ce n’était pas Lockheart, qui se dévouait pour mourir à la place de Clémence ? Ou Striker ?
— Pour que le rituel soit complet, je dois accepter d’être envoyée dans les limbes. C’est la seule façon de sauver Clémence.
— Et c’est obligé que ça te tue ? demanda Karima.
Razor sembla hésiter. Karima sentit une lueur d’espoir s’insinuer en elle.
— Cerbère me retrouvera là-bas, expliqua la sorcière. Et comprendra qu’il ne peut plus retrouver Clémence dans ce monde-ci. Il choisira probablement de m’emmener aux Enfers à sa place.
Probablement, nota Karima. Ce qui voulait dire que ce n’était pas sûr à cent pour cent, pas vrai ? Ce qui signifiait qu’il y avait un espoir, hein ?
— Je ne te laisserai pas faire ! protesta Betty. Je ne te laisserai pas mourir !
Razor soupira, puis mit sa main derrière le dos. Elle la ressortit avec un pistolet. Sans doute celui que Karima avait pris sur le cadavre et qu’elle avait rangé dans la boîte à gants. Elle avait dû le prendre pendant qu’elle conduisait.
— Quoi ? s’emporta Betty. Tu vas menacer de me tirer dessus, maintenant ?
— Non, répondit Razor.
Elle attrapa l’arme par le canon, et la tendit à son amie.
— Tu veux m’en empêcher ? demanda-t-elle. D’accord. Mais va coller une balle dans la tête de Clémence. Dans la tête d’une gamie qui a toute sa vie devant elle. Parce que c’est ça la conséquence.
Betty regarda le pistolet, les larmes aux yeux, sans savoir quoi faire ou quoi répondre. Karima fit un pas et posa une main sur son épaule.
— Elle a raison, fit-elle doucement.
— Non ! protesta Betty. Comment tu peux dire ça ? Je…
— Viens, coupa Karima. Il faut qu’on discute, toutes les deux.
— Non ! Je…
— Il faut qu’on discute.
03:08:22
Angela regarda Betty et Karima s’isoler dans le jardin, puis se tourna vers Razor, qui tirait compulsivement sur sa cigarette.
— Tu as quelque chose à dire aussi ? demanda-t-elle en croisant le regard de la policière.
— Je ne sais pas, fit Angela.
Elle se laissa tomber sur le canapé en face de la sorcière, et secoua la tête.
— Tu ne comptais vraiment pas leur dire ?
— Je ne suis pas très douée pour dire les choses, répliqua Razor.
Après quoi, elle écrasa son mégot d’un geste rageur et reprit le rouleau de sparadrap. Angela sourit. Elle pouvait comprendre la sorcière. Elle-même avait du mal à parler de choses sérieuses avec ses amis. Pour autant qu’elle ait vraiment des amis.
— Elles vont poser problème ? demanda-t-elle.
Razor jeta un coup d’œil vers la porte fermée qui menait au jardin, comme si cela pouvait lui permettre de se faire une idée de la teneur de la conversation entre Betty et Karima.
— Peut-être , finit-elle par dire, avant d’achever son pansement.
Angela essaya de réfléchir. Les alternatives au sacrifice de Razor n’étaient pas terribles. D’abord, Clémence devrait éviter de dormir lorsqu’il faisait nuit, ou bien elle finirait emportée par Cerbère. En toute honnêteté, Angela devait admettre que cela ne l’empêcherait pas, elle, de dormir, mais il y avait d’autres conséquences. Si Clémence pouvait être prise par une humaine, il y avait des chances que les plaintes de l’Unité d’action vampirique finissent dans un classeur, ou directement à la poubelle. Sans ça, c’était très différent. Il y aurait des conséquences, non seulement pour Clémence, non seulement pour Razor, Betty et Karima, mais également pour elle-même.
Il était donc hors de question que les émotions de deux gamines viennent remettre le plan de Razor en question. Angela s’assurerait qu’elles ne le fassent pas.
03:11:20
— Voilà, annonça Striker. C’est fini. Pas exactement ma meilleure œuvre, mais ça fera le boulot.
Clémence essaya de voir le tatouage, mais ce n’était pas évident, car il était situé derrière son épaule. Elle se leva donc et attrapa un petit miroir qui était rangé sur l’étagère. Elle vit donc le tatouage, qui saignait encore. Un A cerclé.
— Ce n’était pas censé être un pentacle, ou un machin dans le genre ?
— C’est le cercle qui compte, expliqua Striker tout en rangeant son matériel. En général, les gens mettent une étoile à l’intérieur, à cinq ou six branches. À partir de sept, j’imagine que ça devient compliqué et un poil tordu, mais chacun ses goûts, je suppose. Razor, elle, m’a demandé de le faire comme ça, alors j’ai obéi.
Clémence reposa le miroir. Elle se dit que, tout de même, la sorcière aurait pu lui demander avant si ça lui allait. Elle se retrouvait avec un tatouage d’anarchiste sans qu’on ait vérifié que cela correspondait à ses opinions politiques.
— D’ailleurs, techniquement, reprit Sriker, quand on regarde le dessin, le A cerclé, c’est un pentacle où il manque deux traits. Moi, ça me fait juste un peu de boulot en moins.
Il continua ses explications sur l’absence d’importance du symbole. La jeune femme réalisa qu’en fait, elle le savait déjà. La magie n’était pas une histoire de dessins à savoir imiter ou d’incantations à apprendre par cœur. À part le cercle, qui délimitait en général l’extérieur de l’intérieur (mais cela aurait aussi bien pu être un carré), le reste du folklore était facultatif, et avait surtout pour fonction de permettre au sorcier de mettre son cerveau dans la bonne « configuration ».
Clémence attrapa sa chemise trop petite et s’apprêta à l’enfiler, mais Striker interrompit sa dissertation pour l’en empêcher.
— Il faudra que je protège le tatouage. Avec de la crème et de la cellophane. Je pensais attendre que le rituel soit terminé.
Clémence reposa la chemise. Elle allait donc devoir rester à moitié à poil. Super.
— Bon, ben allons en finir, alors.
03:14:32
Karima et Betty s’interrompirent dans leur discussion lorsque la porte de la maison s’ouvrit. C’était Lockheart.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Betty sur un ton agressif.
La policière referma la porte, et tendit les mains en signe d’apaisement.
— Je voulais juste vous dire que je compatis à ce que vous devez ressentir en ce moment. Je suis vraiment désolée. Ça ne doit pas être facile. Je vois bien que vous aimez beaucoup Razor.
Karima fronça les sourcils, quelque peu surprise que la policière se montre aussi prévenante. Betty, elle, lâcha un soupir.
— Ouais, c’est ça, répliqua-t-elle.
— Mais, ajouta Lockheart sur un ton glacial, je tenais à vous prévenir que je ne laisserai pas votre peine et votre chagrin, mêlés à des caractères quelque peu impulsifs, mettre en danger ce que Razor avait prévu. Ne jouez pas aux connes avec moi.
03:16:00
Razor était seule dans le salon, en train de fumer une cigarette, lorsque Clémence sortit de la pièce à tatouage.
— Je suis prête, annonça-t-elle d’une petite voix.
— Bien, fit Razor en se levant.
Malgré ses points de suture et le pansement, elle dut s’aider des accoudoirs pour réussir à se mettre debout, et serra les dents à cause de la douleur.
— Vous voulez vraiment faire ça ? demanda Clémence. Je ne mérite pas qu’on meurt pour moi.
La jeune femme avait l’air troublée, mais Razor était un peu fatiguée de devoir penser aux émotions que sa mort prochaine créait chez les autres.
— Je mourrai bientôt de toute façon. Toi, tu as toute la vie devant toi.
— Mais j’ai essayé de me suicider, répliqua Clémence. Est-ce que je mérite vraiment que tu meurs pour m’offrir une seconde chance ?
Razor secoua la tête.
— T’es pas censée être à moitié démoniaque ? demanda-t-elle. Alors laisse tomber la culpabilité chrétienne, tu veux ? Et aide-moi à marcher. On va faire ça dehors.
03:17:43
Striker termina de ranger son matériel de tatouage, puis se dirigea vers le salon. Là, il constata qu’il n’y avait plus personne.
Il hésita un moment sur ce qu’il allait faire ensuite. Il pourrait aller dehors, dans son jardin, assister au rituel. Dans sa jeunesse, il aurait probablement fait ça. Après tout, d’un point de vue technique, ce que Razor s’apprêtait à faire était assez impressionnant. Cela dit, il n’était plus si jeune et plus vraiment passionné par la magie.
Par ailleurs, étant donné qu’il avait balancé à ses deux amies que Razor n’en sortirait pas vivante, il fallait s’attendre à des adieux longuets et émouvants qui le mettraient effroyablement mal à l’aise. Il serait déjà assez pénible d’avoir à gérer les deux jeunes femmes en larmes.
Striker décida donc de rallumer la télé et de s’installer à nouveau dans son canapé, pendant que les autres s’activaient dehors. Cependant, avant de s’assoir, il se dirigea vers la cuisine et sortit des pizzas surgelées. Ça ne valait pas celles du camion, mais cela ferait l’affaire. Il en enfourna deux dans le four, sans prendre le temps de le faire préchauffer, et sortit également un paquet de biscuits chocolatés. Après la mort de leur amie, cela ferait peut-être du bien aux deux jeunes femmes. Ou peut-être que non : d’après son expérience, ça dépendait des gens. Certains se jetaient sur la bouffe lorsqu’ils n’étaient pas bien, et d’autres étaient incapables de manger quoi que ce soit. Striker n’était pas un fin psychologue et ne savait pas comment réagiraient Betty et Karima, mais il pouvait au moins faire en sorte, au cas où, que des pizzas chaudes et des gâteaux soient à disposition.
03:20:36
Tout le monde pleurait. Betty était en larmes et serrait Razor dans ses bras, en lui répétant qu’il n’était pas trop tard, qu’elle pouvait changer d’avis. Karima était juste à côté d’elle, et elle pleurait également. Clémence aussi, mais un peu moins. Il semblait même à Angela qu’elle avait vu une larme sur le visage de la sorcière.
La policière, elle, ne pleurait pas. Elle fumait, en regardant la scène, et en surveillant Betty et Karima. Les deux, et Betty plus particulièrement, l’avaient vertement insultée après qu’elle leur ait fait sa mise au point, mais ce n’était pas grave. Elle ne s’attendait pas à être aimée par les gens. Après les évènements de cette nuit, elles la haïraient probablement jusqu’à la fin de leurs jours. C’était compréhensible.
Karima, puis Clémence, serrèrent Razor dans les bras à leur tour. Angela ne put réprimer un sourire en voyant l’air embarrassé de la sorcière, manifestement pas habituée aux contacts physiques.
Angela tira sur sa cigarette et consulta l’heure. Tout cela prend trop de temps, pesta-t-elle intérieurement. Certes, comme un avis de recherche avait été émis, elle pouvait espérer que l’Unité d’action vampirique ne les traquerait pas cette nuit. Mais il s’agissait d’un espoir, et pas d’une certitude. Elle serait plus tranquille lorsque Clémence serait devenue une humaine presque ordinaire. Là, l’UAV ne pourrait plus rien faire, à commencer par les localiser.
Enfin, Razor s’écarta un peu de ses amies, sortit une bombe de peinture du coffre de sa voiture et, en boitillant, dessina un A cerclé dans l’herbe. Vu l’état du jardin, Striker ne serait probablement pas choqué par cet acte de vandalisme.
Angela s’approcha un peu du groupe lorsque Clémence entra dans le cercle et que Razor se mit à réciter des trucs. Assez étonnamment, c’était du latin. Angela se serait plutôt attendue à ce qu’elle pousse l’hétérodoxie jusqu’à réciter des paroles de chansons de street-punk. Enfin, c’était peut-être des paroles de chansons traduites en latin, après tout.
La policière n’essayait pas de comprendre ce que faisait la sorcière, et se contentait de surveiller Betty et Karima. Les deux pleuraient et se tenaient par la main, mais elles n’avaient pas l’air de vouloir interrompre le rituel. Angela resta néanmoins vigilante. Ces deux-là n’étaient pas du genre à se laisser décourager.
Après quelques minutes, alors que Razor avait fermé les yeux, Angela sentit la température baisser de quelques degrés et les poils de son corps se hérisser un peu. Elle n’avait pas besoin de sortir son détecteur thaumaturgique pour comprendre que le sort avait été activé.
Razor fit ensuite sortir Clémence du cercle et prit sa place.
— Bon, fit-elle en évitant de croiser les regards de ses deux amies. Arrêtons avec les conneries en latin. C’est le moment d’y aller. Oi !
Elle claqua des doigts, puis il y eut une sorte d’éclair d’obscurité. Comme si Angela avait cligné des yeux, sauf qu’elle n’avait pas cligné. Et puis Razor ne fut plus là.
Au même moment, Clémence s’effondra par terre, inconsciente. Voilà qui n’était pas prévu. De leur côté, Betty et Karima se mirent à courir, sans qu’Angela ne comprenne pourquoi. Qu’est-ce que c’était que ce bordel ?
Plutôt que de se précipiter après elles, Angela s’accroupit auprès de Clémence. Elle constata que celle-ci respirait toujours.
— Clémence ? fit-elle. Clémence !
Derrière elle, elle entendit le moteur de la Clio qui démarrait, puis un crissement de pneus.
Merde, merde, merde. Les choses ne se déroulaient absolument pas comme prévu.
??:??:??
À quatre pattes par terre, Razor vomissait. Ce n’était pas les spaghetti bolognaise qu’elle avait avalés en attendant Cerbère dans le chalet qui remontaient, mais une sorte de fluide noir visqueux au goût absolument immonde. La magie avait un coût. Elle avait espéré qu’accepter d’être expulsée dans les limbes serait suffisant, mais apparemment il fallait en plus qu’elle dégueule une substance non identifiée.
Une fois que son estomac eut arrêté de faire des siennes, Razor jeta un coup d’œil au paysage. Il n’y avait pas grand-chose à en dire : une espèce de sable rouge à perte de vue, situé sous un ciel rouge. Ce qui était le plus notable était qu’il faisait froid. Pas un froid glacial, mais, comparé à la chaleur d’été, suffisant pour regretter de ne pas avoir pensé à s’équiper d’une polaire.
Au moins, si ce qu’on en disait était vrai, il ferait plus chaud là où on la conduirait ensuite.
Alors qu’elle se redressait péniblement, Razor vit une forme sombre se matérialiser devant elle. Cerbère, évidemment, qui comptait sans doute l’emmener dans les enfers. Le fait de ne plus être dans le monde réel n’empêchait pas Razor d’avoir encore mal à la jambe, ce qui la dissuada d’essayer de courir. Elle se contenta d’allumer une cigarette en attendant que le gros chien à trois têtes ait fini de se matérialiser.
— Nous nous recroisons encore, constata celui-ci.
— Il semblerait, admit Razor.
Elle inspira une bouffée de tabac. Elle eut le mérite de lui ôter un peu le goût dégueulasse qu’elle avait dans la bouche, mais cela lui fit mal à sa gorge irritée par le dégobillage surnaturel.
— Je ne comptais pas venir pour toi, reprit Cerbère, mais on dirait que tu ne me laisses pas le choix.
— Vraiment ? railla Razor en plantant son regard dans les yeux rouges d’une des trois têtes. Je suis sûre que tu pourrais fermer les yeux pour cette fois. Faire un petit rappel à l’ordre, qu’on ne vous y reprenne plus, circulez. Tu pourrais.
— Je pourrais, admit Cerbère. Mais il y a des règles. Tu m’as empêché de récupérer une âme qui m’appartenait. Il est temps que tu en payes le prix.
03:29:56
Karima conduisait la Clio aussi vite que possible, mais ne savait pas trop où aller. Tuture avait accepté de démarrer dès qu’elle avait grimpé dedans avec Betty, mais maintenant qu’elle roulait, elle ne savait pas quoi faire. Elle avait espéré que la voiture la guiderait. C’était absurde. Ce n’était qu’une voiture.
—Et maintenant ? demanda Betty, paniquée. On fait quoi ?
Karima ne répondit pas, n’ayant pas la réponse. Lorsque Razor lui avait expliqué qu’elle devait accepter de se rendre dans les limbes pour que le rituel soit accompli, Karima avait eu une idée pour l’en exfiltrer. Elle avait convaincu Betty que cela pouvait marcher, mais maintenant elle commençait à en douter.
Le principe était simple : Razor se trouvait actuellement quelque part dans les limbes. Or, la même Razor y était déjà allée, dans ces mêmes limbes, au volant de sa voiture démoniaque. Elle l’avait raconté une paire de fois. Mais elle n’avait jamais expliqué comment on faisait pour accéder à l’autre monde.
— Allez, Tuture, implora Karima. S’il te plaît.
Mais il ne se passa rien, et Tuture continua à rouler sur une bête route en terre.
— Merde, merde, merde ! lâcha Karima, au bord du désespoir.
03:31:56
— Striker ! hurla Angela. J’ai besoin de ton aide !
Le motard coupa la télé et se leva de son canapé, pour constater que la policière se trouvait au niveau de la porte d’entrée. Elle traînait le corps inanimé de Clémence par les épaules.
— Elle est tombée dans les vapes après le rituel !
Striker s’approcha de la jeune femme, vérifia qu’elle respirait normalement, puis haussa les épaules.
— D’accord, aide-moi à la mettre sur le canapé.
Ils n’eurent en fait pas à le faire : alors qu’il s’apprêtait à lui attraper les pieds, Clémence ouvrit les yeux et les cligna plusieurs fois.
— Clémence ? fit Angela. Ça va ?
— J’ai mal partout, grommela la jeune femme.
— C’est normal, ça ? demanda la policière, inquiète.
Striker haussa les épaules, un peu désemparé. Ce n’était pas exactement un rituel qu’il pratiquait toutes les semaines.
— Je ne sais pas ce qui est normal ou pas, répliqua-t-il. Mais elle est vivante, et il n’y a pas de chien des enfers dans ma baraque. Alors, je dirais que ça a marché.
03:33:44
— J’ai une idée ! s’exclama Betty.
— Quoi ? demanda Karima, alors qu’elle venait de rejoindre une route goudronnée.
— Les limbes, c’est l’autre monde, n’est-ce pas ? De l’autre côté de la mort, ou un truc comme ça ?
— Je crois que c’est plutôt à mi-chemin.
— Lance la caisse dans un mur.
Karima fronça les sourcils, pas très enthousiasmée par l’idée.
— Pardon ?
— Ou dans un ravin ! renchérit Betty. Ça la forcera à passer de l’autre côté.
— Ou ça nous tuera.
— On n’a pas le choix. Il faut tenter le coup. Razor n’hésiterait pas, elle.
Karima ne répondit rien. Mais il lui semblait tout de même que, sur ce coup, le comportement de leur amie n’était pas toujours une référence. Après tout, elle n’en serait pas dans cette situation désespérée si elle n’avait pas un rapport aussi jackass par rapport à la mort probable.
??:??:??
— Il est temps d’y aller.
Razor jeta son mégot par terre, dans le sable rouge, à côté de la matière noire qu’elle avait vomie. Tant pis pour la pollution.
— Ça va, protesta-t-elle. Il n’y a pas le feu au lac.
— Aurais-tu des regrets, mortelle, maintenant que tu ne peux plus faire marche arrière ?
Razor leva les yeux au ciel.
— Ni remords, ni regrets, répliqua-t-elle.
Il faudrait qu’elle se le fasse tatouer sur la jambe gauche décida-t-elle. Pour faire écho à « ni oubli, ni pardon » sur l’autre jambe. Mais est-ce qu’il y avait des tatoueurs en Enfer ?
— Si tu cherches une échappatoire, n’y pense même pas. Tu ne pourras pas courir aussi vite que moi.
— Je n’ai pas l’intention de courir, répliqua Razor. Je sais comment ça marche. La magie, ça a un coût. C’est comme les emprunts à crédit, parfois tu ne t’en rends pas compte sur le moment, mais les huissiers finissent toujours par te rattraper, un jour ou un autre, et par te prendre l’écran plat que tu avais acheté, et ta collection de DVDs avec..
Cerbère fixa ses trois paires d’yeux sur elle. Razor crut y voir de l’incompréhension. Peut-être que la créature des enfers ne savait pas ce qu’était un écran plat. Il savait probablement, en tout cas, ce qu’était un huissier. Il devait y en avoir une pelletée en Enfer.
— Cela dit, reprit-elle, ça ne veut pas dire qu’il faut leur faciliter la tâche, tu vois ce que je veux dire ?
Cerbère continua à la fixer, puis gratta le sol d’une de ses pattes, d’un air rageur.
— Aurais-tu peur de la mort ?
— Non, répondit Razor. Je suis prête à mourir. Mais il y a d’autres choses pour lesquelles j’ai plus de mal. Tu vois ? Vu de là où je suis, ça ressemble quand même à une forme de défaite. Et si je n’ai pas de problème à mourir, j’ai plus de problème à perdre.
Cerbère rugit. Razor déglutit. Clairement, elle ne pourrait plus gagner beaucoup de temps en le faisant bavarder. Heureusement, ce fut le moment que choisit Tuture pour faire son apparition.
La voiture dérapa furieusement sur le sable. Razor boitilla vers elle, ou en tout cas vers la trajectoire qu’elle estimait la plus probable. La voiture s’immobilisa juste à côté d’elle, et les pleins phares firent reculer Cerbère d’un pas pendant quelques instants. Après quoi, l’intensité lumineuse diminua progressivement et les phares s’éteignirent complètement.
Heureusement, Razor en avait profité pour ouvrir une portière et se laissait tomber sur la banquette arrière lorsque Karima redémarra en trombe. L’accélération fit se refermer la porte sur la jambe de Razor, qui poussa un cri de douleur mais parvint à la ranger.
— Nom de Dieu, râla-t-elle une fois qu’elle eut refermé correctement la portière, vous êtes en retard.
??:??:??
— En retard ? s’exclama Betty. Tu savais qu’on venait ?
De son côté, Karima se concentrait sur sa conduite. Étant donné l’état de la route, ou de l’absence de route, il n’y avait pas vraiment à regarder devant elle, aussi avait-elle les yeux rivés à ses rétros, et à la forme sombre qui les poursuivaient.
Heureusement, le monstre sembla perdre du terrain à partir de la troisième vitesse. Il fallait juste espérer qu’il n’allait pas se téléporter juste devant elles ou autre connerie du genre.
— Vous partez faire des manigances à deux, et vous n’essayez même pas de m’empêcher de me sacrifier ? Ouais, admit Razor, je me doutais que vous prépariez un truc. Va par là.
La dernière phrase était à destination de Karima. Celle-ci dut tourner la tête pour voir l’emplacement que désignait Razor, puis obliqua dans cette direction. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi : c’était le même sable rouge que partout ailleurs. Mais sans doute que la sorcière était plus capable de se repérer dans cet univers étrange qu’elle.
— Espèce de ! râla Betty.
Karima constata avec satisfaction que la forme noire de Cerbère avait disparu de son rétroviseur. Cependant, lorsqu’elle jeta un coup d’œil devant elle, elle aperçut des sortes d’oiseaux noirs dans le ciel.
— C’est quoi, ces machins ? demanda-t-elle. C’est moi ou ils viennent vers nous ?
— Je les appelle les anticorps, expliqua Razor. Ils viennent chasser les choses qui n’ont pas leur place dans ce monde.
Karima grimaça. À aucun moment, elle n’avait réfléchi à comment elles allaient sortir des limbes. Ça avait été déjà assez compliqué d’y accéder, et elle venait de se remettre d’avoir lancé la voiture à cent vingt kilomètres heures vers le mur d’une grange. Heureusement, Betty avait eu raison : Tuture avait esquivé l’obstacle en bondissant dans les limbes.
— Comment on se tire d’ici ? demanda-t-elle.
— Par là, indiqua Razor. Il y a une porte.
— Je ne vois pas de porte ! protesta Karima.
Elle voyait en revanche bien les formes noires volantes, qui se rapprochaient de la voiture.
— Ce n’est pas vraiment une porte, répliqua Razor. Plus une zone où on peut passer entre les mondes. Où la membrane est plus fine. Ce genre de métaphores pourries. Il faut juste que je me rappelle comment on fait.
Karima regardait avec horreur les formes noires qui approchaient. Elles n’étaient vraiment plus très loin. Qu’est-ce que c’était ? Des sortes d’insectes géants ?
— Tu ne te rappelles plus comment on fait ? demanda-t-elle avec angoisse.
Soudainement, Karima se retrouva sur une départementale. Plus de formes volantes, plus de sable à perte de vue, plus de ciel rouge. Par contre, il y avait un virage sérieux à quelques mètres de distance.
— Merde ! jura-t-elle en écrasant le frein.
03:44:24
Clémence, qui était maintenant installée sur un des canapés, et grignotait des biscuits au chocolat, avait l’air d’aller mieux. Angela, un peu rassurée, décida de s’allumer une nouvelle cigarette.
— Tu as toujours mal partout ? demanda-t-elle.
— Un peu, répondit la jeune femme entre deux gâteaux. Surtout à l’épaule, à l’endroit du tatouage et là où je me suis pris la balle.
Angela hocha la tête, pensive. Sans doute que la douleur ne venait pas tant du rituel que de tout ce que la gamine avait encaissé dans la journée. Si elle était maintenant devenue une simple mortelle, il n’était pas aberrant que son corps soit un peu à plat.
— Dites, demanda Clémence, il n’y aurait pas moyen d’avoir des fringues à ma taille ? Ce n’est pas que j’en ai marre d’être à moitié à poil, avec un pantalon trop serré et une chemise qui ne ferme pas, mais en fait, si.
En l’occurrence, elle ne portait même pas sa chemise, et était toujours en soutien-gorge. Angela comprenait qu’elle ne soit pas très à l’aise, surtout en face d’un motard barbu.
Celui-ci fit un grand sourire, et la policière s’apprêtait à le rabrouer pour une remarque graveleuse, mais ce ne fut pas le cas :
— Ces maigrichonnes ne t’ont rien proposé à ta taille ? railla le sorcier bedonnant. M’étonne pas. Viens, on va voir ce que je peux te trouver. Et je vais en profiter pour finir de m’occuper de ton tatouage.
Clémence se leva et le suivit, mais avant de quitter la pièce, elle se tourna vers Angela, interloquée :
— Au fait, demanda-t-elle, où sont Betty et Karima ?
— Elles sont parties Dieu sait où, répondit Angela. J’imagine qu’elles avaient envie d’échapper à l’enquête de police.
Soit ça, soit elles avaient encore eu une idée de plan tordu. Avec ce genre de nanas, tout était possible.
03:46:31
— Docteur ? Docteur ! Je crois que vous devriez venir voir…
Jonathan Rocher rouvrit les yeux. Il s’était endormi sur son lit dans la salle de garde de la clinique, n’ayant rien à faire pour l’instant. Il grogna en voyant l’infirmier qui le regardait avec un air un peu ahuri. À tous les coups, il y avait eu un pépin pendant qu’il s’était endormi.
— Qu’est-ce qu’il y a, Martin ? demanda-t-il en se levant.
— C’est le petit Étienne Mercier, expliqua l’infirmier en passant d’une jambe sur l’autre.
Le docteur Rocher soupira. Il fallait s’y attendre. Le gamin aurait dû mourir des semaines plus tôt, mais son père avait insisté pour le maintenir en vie, contre toute raison. Mais la technologie avait ses limites, et il fallait bien s’attendre à ce que l’enfant finisse par trépasser.
— D’accord, fit-il en se mettant en route. Quelle est la situation ?
— Euh… il vaut mieux que vous veniez voir par vous-même, docteur.
Rocher grimaça. Il n’aimait pas les surprises, surtout dans ce genre de circonstances. Il n’insista cependant pas, et suivit l’infirmier dans les couloirs de la clinique.
Lorsqu’il entra dans la chambre d’Étienne Mercier, il s’attendait à voir le gamin en état d’arrêt cardiaque, mais le moniteur n’émettait qu’un bip régulier. Intrigué, le docteur tourna les yeux vers son patient, et manqua de faire un bond en arrière lorsqu’il vit que celui-ci s’était assis sur son lit d’hôpital et était tout à fait réveillé.
C’était tout à fait impossible.
— Comment… que… balbutia-t-il.
— Je ne comprends pas, expliqua l’infirmier. Je suis passé dans la chambre voir son état, et il était éveillé. Et, pour ce que j’ai pu en voir, en parfaite santé, docteur.
Rocher s’approcha de l’enfant et sortit une petite lampe, afin de vérifier ses réflexes occulaires. Il sentait maintenant une crainte monter en lui. L’enfant avait régulièrement été visité par monsieur Delacroix, un vampire tout à fait respectable mais qui restait un vampire. Celui-ci, pris d’affection pour le gamin, n’aurait tout de même pas envisagé de le… transformer ? Pas un enfant de cet âge, tout de même ?
Mais cette hypothèse, qui avait pour elle de donner une explication simple et vaguement rationnelle à la santé miraculeuse d’Étienne, ne tenait pas la route. Le moniteur cardiaque montrait une activité régulière qui ne correspondait pas à celle d’un mort-vivant (ou plutôt à l’absence de celle-ci), et l’enfant ne montrait aucun signe de vampirisme.
Rocher ne comprenait pas ce qui avait pu se passer, mais lorsqu’Étienne fit un signe vers le tuyau qu’il avait dans la bouche et qui lui avait permis de respirer, il hocha la tête d’un air sûr de lui.
— D’accord, fit-il. Je vais t’enlever ça. Attention, ça va gratter un peu.
Il n’aurait peut-être pas dû procéder immédiatement à l’extubation, mais le gamin avait maintenant l’air d’être en parfait santé. De plus, il commençait à s’agiter un peu et risquait d’en venir à le retirer lui-même.
Étienne toussa un peu lorsque Rocher retira le tube de sa bouche, puis il regarda l’infirmier, puis le médecin, d’un air inquiet.
— Où sont mes parents ? demanda-t-il.
03:52:42
Angela était seule dans le salon, et était en train de manger une part des pizzas surgelées qu’avait préparé Striker, lorsqu’elle entendit un bruit de voiture qui se garait devant la maison. Elle reconnaissait le bruit caractéristique du gros moteur de la Clio (des mots qui n’allaient d’ordinaire pas vraiment ensemble, mais peu importe), et en conclut que c’était Betty et Karima qui revenaient.
Angela était impatiente de savoir ce qui les avait prises de partir aussi précipitamment, mais elle ne se leva pas pour autant de son canapé, attendant qu’elles entrent dans le salon pour demander des explications.
À sa grande surprise, ce ne fut ni Betty, ni Karima qu’elle vit apparaître en premier, mais Razor. Angela essaya autant que possible de masquer sa surprise, jugeant que cela ne faisait pas très professionnel, et se contenta de froncer les sourcils.
— Je pensais qu’à l’heure qu’il est, tu serais en Enfer.
— Il y a eu un changement de plan, répondit la sorcière avec un petit sourire. C’est une sale habitude que ces deux-là ont. À chaque fois que je fais face à une mort certaine, elles ne peuvent pas s’empêcher de venir me sauver.
La porte de la chambre de Striker s’ouvrit, et Clémence en jaillit. Elle se jeta dans les bras de Razor, qui poussa un grognement de douleur à cause de sa jambe blessée.
— Tu es vivante ! s’exclama Clémence.
— Apparemment, répondit Razor. Sympa, ta nouvelle tenue.
Clémence avait puisé dans la garde-robe du biker, et cela se voyait : elle portait un blouson en cuir sans manche, un pantalon en cuir, et des santiags à tête de mort. Angela se demanda si Striker comptait la laisser garder sa paire de pompes. En temps normal, elle en aurait fortement doutée, mais après les évènements de cette nuit, plus rien ne pouvait la surprendre.
03:54:53
— Oh, il y a de la pizza ! s’exclama Karima en se précipitant vers un des canapés.
Betty l’imita bientôt, et Razor fit signe à Clémence d’aller les rejoindre, tandis qu’elle-même se tournait vers Striker qui la regardait avec un air sombre.
— Alors, tu n’es pas morte, constata-t-elle.
— Non.
— Elles sont allées te chercher dans les limbes ? demanda-t-il.
Razor hocha la tête, et le motard se gratta la barbe d’un air songeur.
— Tu as de sacrées amies, commenta-t-il.
— Je suppose, admit Razor.
Le motard lui fit un petit sourire ironique.
— À moins, bien sûr, que tu n’ais pas eu envie d’être sauvée.
— Je ne sais pas, admit Razor. Je veux dire, je suis contente d’avoir réussi à niquer Cerbère. J’imagine que devoir continuer à vivre encore un moment est un prix raisonnable à payer pour avoir eu cet honneur.
Striker secoua la tête, puis lâcha un profond soupir.
— T’es un sacré numéro, tu sais ?
03:56:17
Karima termina sa part de pizza aux champignons, s’essuya les lèvres avec mouchoir, puis regarda Lockheart.
— Et maintenant ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui va se passer ?
— Il va y avoir de la paperasse à rédiger, soupira la policière. Expliquer que nous avons toujours pensé que Clémence était une humaine ordinaire et que l’Unité d’action vampirique n’avait aucun droit de la sacrifier à leurs manœuvres.
— Et l’assurance, pour le chalet, ajouta Betty.
— Ça aussi, admit Lockheart. Il faudra qu’on se mette d’accord sur une version des faits. Ça passera mieux si on fait porter le chapeau aux deux types qui voulaient enlever Clémence que sur un chien des enfers.
Karima poussa un soupir. Toutes les explications qu’elles allaient avoir à donner, que ce soit à la police, à l’assurance, ou à la tante de Betty, ça lui donnait mal à la tête d’avance. Mais le pire était qu’il n’y avait pas que ça.
— Et puis, ajouta-t-elle en regardant Betty qui commençait une nouvelle part de pizza, après tout ça, il faudra convaincre Razor d’accepter d’aller voir des médecins. Prendre rendez-vous pour elle, faire du chantage affectif pour qu’elle daigne y foutre les pieds. Surveiller qu’elle prenne bien ses traitements.
En continuant de mâcher, Betty tourna la tête. Karima suivit son regard et vit Razor, toujours en train de discuter avec Striker. La sorcière était en train de s’allumer une nouvelle cigarette.
— Oh, ouais, soupira Karima. Et la persuader d’arrêter de fumer.
— Tu sais quoi ? ajouta Betty entre deux bouchées. Ce Cerbère, il ne me semble plus très flippant, en fin de compte. Par rapport à ce qui nous attend.
Karima hocha la tête, et se servit une nouvelle part de pizza.
— Et moi, ajouta Clémence, je vais devoir annoncer à mes parents que je suis toujours en vie. Ça va être sympa.
— Il y a tout de même une bonne nouvelle à tout ça, protesta Betty.
Karima, Clémence et Angela la dévisagèrent toutes les trois. La jeune femme leur fit un grand sourire.
— Tout ça, dit-elle en décapsulant une bouteille de bière, il faudra qu’on s’en occupe demain. Ça veut dire qu’on n’est pas obligées d’y penser maintenant.
Remerciements
Merci aux personnes qui ont rendu la publication de ce livre possible en me soutenant financièrement sur Patreon :
Ortie
Qamille
Maxime Labelle
macouba
Loïc
fredp
Ariel
Julien Rothwiller
Stéphane
Laure valager
Alexandre
Clément
Cyberfossil
Willow
Alex_Q
Irène Lestang
Danaae
💜
Plus de livres de Lizzie Crowdagger
Retrouvez mes autres livres sur le site https://crowdagger.fr.
Quatre heures
— Allô ? Ici l’agent spécial Clément Manière.
— …
— La mission est un succès. Delacroix est sous notre garde. L’avion devrait se poser à Paris d’ici une heure.
— …
— Oui, il y a eu quelques imprévus, mais rien de gênant, en fin de compte.
— …
— Non, Lockheart ne sera pas un problème. À vrai dire, elle a peut-être même facilité notre opération.
— …
— Ce que je veux dire, c’est que c’est elle qui a tiré sur Agathon. Nous n’avons pas eu à nous exposer pour l’éliminer.
— …
— Non, tout le monde continue à penser que Delacroix était la cible principale de cette opération.
— …
— Rien ne peut mener à nous. Pour tout le monde, ce qui est arrivé à sa femme et à son fils, c’était un banal accident de voiture.
— …
— Oui, je vous tiendrai au courant.
— …
— Merci. Au revoir, Monsieur le Président.