Lizzie Crowdagger
Le mauvais genre des anges
Dans la forêt enneigée, le combat faisait rage depuis quelques minutes.
Les trois anges avaient été attaquées à la tombée de la nuit par une petite bande de démons munis de motoneiges. Bien qu’en supériorité numérique, les créatures maléfiques n’avaient pas pu percer le blindage du camion dans lequel se trouvaient Arielle et Raphaëlle ; seule Gabrielle, qui traînait derrière sur une moto, avait directement engagé le combat avec trois créatures maléfiques. En de telles circonstances, elle savait qu’elle devait se protéger immédiatement à l’intérieur du blindé, mais l’adrénaline avait eu raison de sa prudence.
Elle avait décapité un de ses adversaires avec l’épée bénie qu’elle pouvait, comme toutes les anges guerrières, matérialiser dans sa main lorsqu’elle en avait besoin. Un autre démon avait failli l’avoir mais elle lui avait logé une balle dans la tête juste avant. Quant au troisième, il gisait en face d’elle, à moitié assommé après qu’elle l’ait fait tomber avec un coup de pied bien placé.
Gabrielle aurait dû le décapiter immédiatement, mais elle restait perplexe devant ce qu’elle voyait.
La plupart des démons étaient d’un gabarit imposant et portaient, en plus des deux petites cornes présentes sur leur front, de courts cheveux rouges dont la couleur était révélatrice de leur sang maudit. Celui-ci avait les cheveux de la bonne couleur, mais ils étaient anormalement longs, cachant pratiquement ses excroissances ; il était aussi bien moins musclé que ses congénères.
Alors qu’elle s’interrogeait sur l’incongruité d’une telle chose, le démon tenta de faire apparaître une épée maléfique. Elle n’eut cependant pas le temps de prendre forme, car Gabrielle avait tranché d’un geste sec l’index et le majeur de son adversaire.
Alors que le démon hurlait, Gabrielle arbora un petit sourire sadique.
— Bien tenté, lâcha-t-elle. J’étais à deux doigts de me faire avoir.
— Pitié… pleurnicha le démon.
L’ange fronça les sourcils, peu habituée à entendre un tel mot dans la bouche d’une créature du mal.
Ce fut à ce moment là que la voix d’Arielle résonna dans son crâne.
Ils se replient. Rentre faire ton rapport.
Gabrielle grimaça. Elle détestait la télépathie et l’impression que quelqu’un d’autre se trouvait dans sa tête. Le plus frustrant était qu’elle ne pouvait pas répondre : si tous les anges étaient capables de recevoir des messages, il fallait un entraînement spécial, réservée à l’« élite », pour être capable d’en émettre.
Elle constata cependant que les démons en motoneige fuyaient effectivement, réalisant qu’ils n’avaient aucune chance de gagner face au camion blindé et aux fusils d’Arielle et Raphaëlle. Gabrielle trouvait que c’était un gâchis de munitions d’utiliser des armes à feu quand on pouvait éliminer ses adversaires à l’épée, mais ses deux collègues n’appréciaient pas autant le combat rapproché qu’elle.
— Pourquoi j’aurais pitié de toi ? demanda-t-elle au démon.
Elle retira son casque, dévoilant son visage fin, surplombé par des cheveux blonds presque rasés, qui la rendaient facilement distinguables de ses deux consœurs et, à vrai dire, de la majorité des anges.
Il la regarda quelques instants, ce qui la mit mal à l’aise. Il semblait étrangement vulnérable, alors que les regards de démons dans ce genre de circonstances étaient plus coléreux, plus haineux, bref, plus démoniaques.
— Je ne sais pas, admit-il.
Gabrielle soupesa son épée et fit passer son regard de la lame au cou de son adversaire.
— Si vous ne me tuez pas, ajouta ce dernier, je suis sûre que je trouverai une raison.
— Bien essayé, concéda l’ange. Mais ça m’a l’air un peu foireux, ton truc.
— S’il vous plaît ?
L’ange haussa les épaules. Elle était peu enthousiaste à l’idée d’une exécution dans la neige, même si, d’un point de vue esthétique, elle appréciait le charme des traînées de sang rouge dans la poudre blanche.
Finalement, elle arbora un petit sourire et plaça une cigarette dans sa bouche.
— Au moins, je dois dire que t’es poli. Bon allez, tire-toi.
Alors qu’elle le regardait partir en clopinant, Gabrielle se demanda pourquoi elle avait agi ainsi. Peut-être à cause de l’étrangeté de son adversaire, ou de sa politesse, ou encore de son aspect relativement inoffensif.
Gabrielle haussa les épaules et ramassa en souvenir une bague qui s’était trouvée sur un des deux doigts qu’elle avait tranchés. Puis elle remonta sur sa moto et partit rejoindre le camion ; quoique sans trop se presser, histoire d’avoir le temps de terminer sa cigarette.
***
À l’intérieur du blindé, les trois anges étaient silencieuses. Arielle faisait réchauffer une ration de survie tandis que Gabrielle nettoyait ses vêtements, tâchés du sang de ses adversaires.
— Je t’ai vue, annonça subitement Raphaëlle.
Gabrielle leva les yeux vers elle et fronça les sourcils.
— Tu m’as vue ?
— Tu as laissé un démon partir.
Le ton était accusateur, mais elle ne répondit pas, retournant à sa lessive.
— Pourquoi ? demanda Raphaëlle.
— Je ne sais pas. Qu’est-ce que ça peut faire ? J’en ai tué deux.
— Et tu aurais pu en éliminer un de plus. Je ne te comprends pas.
Gabrielle soupira. La discussion l’agaçait, surtout que ses deux consœurs étaient restées bien au chaud dans le camion pendant qu’elle s’agitait dehors. Elle les trouvait mal placées pour lui donner des leçons.
— Il n’était pas en train de m’attaquer. Ça aurait été une exécution. Est-ce que c’est vraiment moral, selon toi ?
— Ce qui est moral, c’est d’accomplir la volonté du Seigneur, répliqua sèchement Arielle, se joignant à la discussion. Je pense que Sa volonté est assez claire, concernant les démons.
— Et l’amour du prochain ? Tu ne tueras point ?
— Nous ne les haïssons pas. Nous en avons pitié. Mais pour de telles créatures, la mort est une libération.
— Peut-être, admit Gabrielle à contrecœur. Peut-être. »
***
— La tempête approche, constata Arielle d’un air lugubre.
C’était elle qui avait repris le volant après leur repas quelque peu frugal. Malgré les phares perçants, elle peinait à distinguer la route à cause de la neige et du brouillard.
— Il y a la cathédrale de Gayer à cinq bornes, répliqua Gabrielle.
Assise sur la banquette du camion aménagé, elle avait les pieds posés sur la table. Raphaëlle lui jeta un regard mauvais mais ne dit rien. Ni elle ni Arielle n’appréciaient énormément leur consœur, qu’elles jugeaient quelque peu étrange, même si Dieu devait avoir Ses raisons pour l’avoir créée ainsi.
— Se retrouver seules dans un château abandonné avec toutes les créatures qui peuvent se trouver dedans, je préférerais éviter.
— On n’a pas le choix, répliqua Arielle. Et puis, il s’agit d’une cathédrale. Le Seigneur nous protégera.
***
Le vent soufflait violemment lorsqu’Arielle gara le véhicule à côté de l’imposante cathédrale gothique. Les trois anges en descendirent et pénétrèrent à l’intérieur du cloître qui jouxtait le bâtiment.
— On va installer le campement ici, ordonna Arielle. On entre dans un baraquement, on installe les boucliers magnétiques et on attend que la tempête passe.
— Quoi ? râla Gabrielle. Tu crois que je vais rester plantée pendant trois jours dans un espace de trente mètres carrés ? Je vais visiter la cathédrale.
— C’est peut-être dangereux.
— Pour les démons, je n’en doute pas, répliqua l’ange en se dirigeant vers la porte.
Arielle soupira, puis haussa les épaules. Elle se promit de faire un rapport détaillé à la sœur qui avait placé cette recrue sous ses ordres.
***
Gabrielle visita rapidement la cathédrale. Elle parcourut la nef dans un sens, puis dans l’autre, avant de se diriger vers le chœur et en particulier vers l’orgue, duquel elle s’approcha avec un sourire radieux.
Elle fit craquer ses mains et essaya de placer quelques notes. Le son puissant et jouissif qui émana de l’instrument fut cependant gâché par ce qui lui semblait sonner comme un bruit de pas.
Elle se retourna vivement et eut le temps de voir un éclair rouge disparaître en hauteur derrière un pilier.
— Ah ah ! hurla-t-elle.
Le son se réverbéra le long de la pièce, donnant un certain effet à sa voix.
— Je t’ai repéré.
Il n’y eut pas de mouvement. Pas de bruit. Mais Gabrielle était sûre d’avoir vu une traînée rouge, ce qui ne pouvait être que des cheveux de démons. Et elle n’en connaissait qu’un seul spécimen qui en avait d’assez longs pour être repérables à une telle distance.
— Que des anges se planquent dans une cathédrale, quoi de plus normal ? demanda-t-elle en criant. Mais pour un démon, tu ne crois pas que c’est un peu tordu ?
Il n’y eut pas de réponse. Cela dit, il n’était pas dur de deviner que, face à une tempête et uniquement muni d’une motoneige, il n’avait pas dû avoir beaucoup d’alternatives.
— Au fait, tu as trouvé une raison pour que je ne te flingue pas, finalement ?
Toujours pas de réponse. Gabrielle haussa les épaules.
— Je vais venir te chercher, tu sais ?
— Vous n’êtes pas comme nous, répondit finalement le démon d’une voix à peine assez forte pour que l’ange l’entende. Vous faites le Bien. Vous ne pouvez pas tuer les gens si facilement !
— J’y avais pensé ! répliqua l’ange, un sourire aux lèvres. Mais il paraît que pour vous, la mort est une libération !
Gabrielle joua une série de notes sur l’orgue pour ajouter un petit effet dramatique à ses paroles. Elle s’en voulait un peu de jouer au chat et à la souris, jugeant que cela déplairait sans doute au Seigneur, mais, d’un autre côté, elle aimait ça.
— Écoute, reprit-elle en hurlant, j’ai la flemme de venir te chercher. Mais si je te recroise, je n’aurai pas de pitié, cette fois-ci ! Capicce ?
Il n’y eut pas de réponse. Gabrielle haussa les épaules et estima que son interlocuteur était capable d’avoir compris. Elle quitta donc la nef et alla rejoindre ses deux collègues, même si elle n’était pas sûre que leur compagnie soit tellement plus agréable que celle du démon.
***
Lorsque Gabrielle sortit de la cathédrale et entra dans le cloître, elle dut se protéger le visage à cause de la neige et des rafales de vent. Elle chercha quelques minutes où avaient bien pu aller ses deux consœurs et les trouva dans le réfectoire. Elles avaient installé une sorte de campement dans un coin de la pièce, où étaient posés de la nourriture, des sacs de couchage, des armes et le bouclier magnétique qu’Arielle était en train de mettre en place.
— Ça vaut pas l’intérieur de la cathédrale, constata Gabrielle, mais ça fera l’affaire.
— Tu n’as pas fait de mauvaises rencontres ? demanda Raphaëlle.
— Non. On mange encore de ces saletés de rations ?
— À moins que tu ne nous trouves autre chose.
— D’accord, soupira l’ange. Va pour la ration. »
***
Les trois anges se couchèrent vers minuit, après avoir activé le bouclier. Celui-ci assurerait *a priori *leur sécurité contre pratiquement n’importe quoi, au moins pendant une durée suffisante pour leur permettre de se réveiller et de riposter.
Pourtant, Gabrielle n’arrivait pas à dormir et gardait, à l’intérieur de son sac de couchage, la main sur son pistolet, juste au cas où. C’était la première fois depuis qu’elle avait été affectée au groupe d’Arielle qu’elle dormait en dehors du camion et elle ne se sentait pas à l’aise ; le fait qu’elle fût au courant que les lieux étaient partagés avec un démon l’aidait à se tenir sur ses gardes.
Ce fut vers trois heures du matin qu’elle aperçut une ombre s’approcher lentement. Gabrielle resserra sa main sur son arme mais ne bougea pas, faisant semblant de dormir.
Le démon approchait lentement, prenant garde à ne pas faire de bruit. L’ange l’observa à travers ses paupières mi-closes. Étrangement, il portait une robe noire et marchait pieds nus. Avec ses longs cheveux, elle aurait pu croire qu’il ne s’agissait pas d’une créature mâle.
Il s’approcha de la surface que délimitait le bouclier magnétique. Ce fut à ce moment là que Gabrielle s’assit et pointa son arme sur lui ; ou sur elle, elle n’était plus trop sûre.
Le démon fit un petit bond en arrière puis leva lentement et silencieusement les mains, montrant qu’il n’était pas armé. Elle se tourna vers les deux autres anges et vérifia qu’elles dormaient toujours. Puis elle regarda à nouveau le démon et secoua la tête d’un air las.
Ils restèrent quelques instants à se dévisager, immobiles et silencieux. Les yeux du démon passaient du pistolet au regard de Gabrielle. Il paraissait légèrement effrayé, mais ne bougeait pas.
Finalement, l’ange fit signe au démon de s’en aller, sans effet ; elle essaya de froncer les sourcils d’un air mauvais, mais cela n’eut pour seule conséquence que de faire sourire son adversaire.
Elle sourit à son tour devant le ridicule de leur communication silencieuse. Ni elle ni lui n’avaient envie de réveiller ses deux collègues, ce qui rendait leur dialogue compliqué.
Gabrielle se décida à se lever et s’approcha du démon, s’y collant presque, uniquement séparée de lui par le bouclier. Même de là, cependant, elle n’osait parler. Elle se contenta de le dévisager, tandis qu’il avait toujours les mains levées.
Les deux doigts qu’elle lui avait tranchés la veille semblaient s’être régénérés : les démons, comme les anges, avaient des capacités de guérison impressionnantes. Mais ce qui intriguait Gabrielle, c’était surtout la robe, et l’impression que la créature avait même une petite poitrine, quoique c’était dur à voir dans l’obscurité.
L’ange sentit les battements de son cœur s’accélérer, et elle s’en voulut. Elle aurait pu se permettre d’avoir peur : cela aurait été normal. Mais le démon ne l’effrayait pas ; au contraire, elle trouvait bizarrement attirants son visage presque imberbe et ses cheveux longs, aussi rouges fussent-ils. Et ça, ça n’était pas normal.
Il avait dû remarquer son humeur plus favorable, puisqu’il baissa lentement les mains et pointa du doigt les rations situées hors du périmètre d’activité du bouclier. L’ange fut cependant outrée par la requête. Elle voulait bien encore être munie d’un peu de pitié, mais qu’un démon puisse lui mendier de quoi manger était vraiment gonflé. Elle secoua donc la tête d’un geste emphatique et lui fit signe de partir.
Cependant, le mendiant en question joignit ses mains et fit une telle grimace de supplication qu’elle dut se retenir pour ne pas éclater de rire, ce qui n’était pas arrivé depuis qu’elle avait été affecté dans le groupe d’Arielle.
Elle soupira silencieusement et, du pouce, indiqua au démon de ne prendre qu’une seule boîte ; ce qu’il fit, avant d’incliner la tête dans un signe de gratitude exagérée. Gabrielle lui adressa un petit sourire, avant de lui faire une nouvelle fois signe de décamper.
Cette fois-ci, la créature maléfique obéit. L’ange le regarda quitter la pièce en se rasseyant sur son sac de couchage. Alors qu’il franchissait la porte, le démon la salua d’un petit signe de la main. Elle répondit de la même manière.
Puis elle culpabilisa. Elle ne savait pas trop le sens de leur petit jeu, mais il était sûr qu’il ne devait pas beaucoup plaire au Seigneur.
***
Le lendemain, Gabrielle effectua des contrôles et des révisions sur le camion et sa moto. Quelques chocs et coups d’épées avaient endommagé l’un comme l’autre la veille et les anges ne pouvaient pas se permettre une panne à un moment critique.
Heureusement, la tempête se calma vers midi. Raphaëlle proposa de repartir, mais les deux autres anges préféraient passer une nuit de plus dans la cathédrale.
— On est en sécurité ici, expliqua Arielle. Et puis, j’ai besoin de me reposer un peu avant de me remettre à conduire.
— Et moi, j’ai besoin d’un peu de temps pour retaper le camion, ajouta Gabrielle.
La vérité était qu’il n’y avait plus grand-chose à réparer, mais elle craignait que si elle ne l’avoue, ses deux collègues ne lui donnent d’autres tâches à effectuer. À la place, elle termina rapidement ce qu’elle avait à faire puis se dirigea vers la nef, décidée à passer sa fin d’après-midi devant l’orgue.
Elle avait toujours aimé la musique, mais elle n’avait jamais eu le droit de recevoir une éducation approfondie sur le sujet. Elle n’était pas d’une noble caste, juste une guerrière qu’on envoyait tuer des démons, avant qu’elle ne finisse par se faire tuer par eux.
Elle était douée en la matière mais, parfois, elle se disait qu’elle aurait préféré être comme ces séraphins qui passaient leurs journées à jouer de la musique plutôt qu’à se battre.
Mais il faut savoir faire avec ce que l’on a, aussi se décida-t-elle à profiter du temps qu’elle avait sur l’orgue. Il était probable que les deux autres anges l’entendraient, mais elle espérait qu’elles ne viendraient pas l’interrompre.
Elle essaya pendant une dizaine de minutes de rejouer un vieil air qu’elle avait appris, mais cela ne sonnait pas bien. Elle se rappelait mal les notes et avait encore plus de mal à se remémorer les mouvements des mains à effectuer.
Un peu déçue de voir qu’elle avait autant perdu depuis la dernière fois qu’elle avait pu pratiquer un peu, elle s’accorda une pause et alluma une cigarette.
Encore un pêché condamné par le Seigneur, songea-t-elle en tournant le dos à l’orgue. Elle aperçut alors une silhouette aux cheveux rouges qui se tenait en hauteur, au même endroit que la veille. Vu sa réaction pendant la nuit, elle décida qu’il aurait été un peu incohérent de menacer le démon, aussi lui adressa-t-elle un petit signe de la main avant de se remettre à jouer.
Étrangement, elle ne se sentait pas menacée. Elle ne savait pas trop si c’était à cause d’une sorte de lien de confiance douteuse ou simplement parce qu’elle avait suffisamment foi en elle pour ne pas craindre quelqu’un qui devait mendier pour manger.
Malgré cela, elle eut du mal à retenir un cri lorsqu’elle sentit des doigts froids se poser sur sa main gauche, et dégaina en une fraction de seconde son arme vers le démon qui s’était approché sans un bruit pendant qu’elle avait le dos tourné.
Il n’était cependant pas agressif, et il se contenta de lui faire bouger l’index gauche vers la touche adjacente. Gabrielle réalisa qu’il avait raison. C’était la bonne note.
— Hum, fit-elle en se tournant vers lui. Le coup de la pitié, je veux bien. La bouffe, passe encore. Mais les leçons de piano, ça va un peu loin, non ?
Dans l’absolu, ça ne la dérangeait pas. Le contact des doigts du démon l’avaient surprise, mais ce n’était pas désagréable. Le seul problème était qu’elle n’avait aucune envie qu’Arielle ou Raphaëlle entre pour apercevoir un démon en train de lui donner un cours de musique.
— D’accord. Je ne suis pas venue pour ça.
— Pourquoi, alors ? demanda Gabrielle en rangeant son arme.
— Tu m’avais demandée une raison pour ne pas me tuer.
— Honnêtement, je crois que tu peux laisser tomber ça.
— Mais il n’y a pas de raison.
L’ange haussa les épaules et laissa rouler son mégot de cigarette par terre, avant de l’écraser avec sa botte.
— Ça ne me dit pas pourquoi tu es là.
— Ce que tu as dit hier… Je crois que tu as raison.
Gabrielle hocha la tête d’un air convaincu. Elle pensait effectivement qu’il s’agissait de quelque chose de récurrent chez elle.
— Euh, juste une question. J’ai dit quoi, hier ?
— Que la mort serait une libération. J’avais peur, mais je n’aurais pas dû t’en empêcher. Tue-moi.
Gabrielle fronça les sourcils et resta silencieuse quelques instants. Puis elle se leva, fit quelques pas, et secoua la tête.
— Non, répondit-elle simplement.
— Non ?
— Non. C’est un peu tard, d’accord ? Et puis, pourquoi tu veux mourir ?
Le démon serra le tissu de sa robe noire entre deux doigts, et montra ses cheveux et ses cornes avec l’autre main.
— Regarde-moi ! Je suis un monstre parmi les monstres.
Gabrielle dévisagea la créature maléfique quelques secondes, puis haussa les épaules.
— La robe te va bien, je trouve.
Le démon resta silencieux pendant quelques secondes. Manifestement, il ne s’était pas attendu à cette réponse.
— Après, mes goûts ne sont pas forcément une référence, mais bon, avec tes cheveux, ça rend bien.
— Ce n’est pas le problème, de toute façon.
— Non, admit Gabrielle. Le problème, c’est les pompes.
Le démon baissa la tête et regarda ses pieds. Il portait de vieilles baskets qu’il avait volées au cours d’un raid.
— J’en avais à talon, expliqua-t-il, mais ce n’était pas pratique pour…
— Tu veux un conseil ? Si Dieu a créé les rangers, ce n’est pas pour rien. Ça va avec tout, ça.
— Ce que je voulais dire, essaya de reprendre le démon, qui semblait un peu déstabilisé par la tournure que prenait la discussion, c’est que ce n’était pas une question de vêtements.
Gabrielle acquiesça de la tête pour l’inviter à continuer.
— Je voudrais être ce que je ne suis pas. Ce que je ne serai jamais. Et je serai toujours ce que je ne veux pas être, parce que c’est mon sang. Il n’y a qu’une alternative à ça.
— Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris, mais donc, tu veux que je te tue ?
— Oui, fit le démon en baissant la tête.
L’ange soupira et s’approcha un peu de lui.
— C’est quoi, ton nom ? demanda-t-elle.
— Naerith.
— Écoute, Naerith. Je vais te dire quelque chose, et je ne voudrais pas que tu le prennes mal, d’accord ? »
Le démon haussa les épaules.
— Je prends ça pour un oui. Tu es…
Elle s’interrompit et fronça les sourcils. Elle savait le mot suivant qu’elle voulait employer, mais pas sous quelle forme.
— Hum, fit-elle. Je dois dire « désespérant » ou « désespérante » ?
— Heu, fit Naerith en rougissant. Je préférerais « désespérante ».
— Totalement désespérante, corrigea Gabrielle en insistant légèrement sur le « e » final. Je ne sais pas si tu es un monstre parmi les monstres, mais tu es d’une lâcheté incroyable. Tu me demandes de faire le boulot à ta place ?
— Je pensais que… ce serait plus facile.
— Quoi ? Et c’est quoi ces conneries ? demanda l’ange, hurlant presque.
Naerith recula d’un pas, surprise par la colère manifeste de son interlocutrice.
— Tu croyais que ce serait facile pour moi de te tuer ? Maintenant ? Tu m’as demandé de te laisser la vie sauve, et je l’ai fait. Tu m’as parlée. Tu m’as suppliée. Tu m’as fait des putain de sourires. Je suis censée pouvoir te tuer, maintenant ? Tu pourrais me descendre, toi ?
Naerith hésita, puis secoua la tête en dénégation.
— Bien, lâcha Gabrielle. Alors si tu veux vraiment crever, tu te débrouilles, d’accord ?
— D’accord, fit le démon d’une petite voix. Je comprends.
— Et je préférerais quand même que tu évites, d’accord ?
L’ange fit mine de partir, mais fouilla dans sa poche et sortit la bague qu’elle avait récupérée après leur premier combat.
— Tiens, au fait. Ça n’a rien à voir, mais c’était à toi.
— Merci.
Gabrielle lui déposa la bague dans la paume et fit s’attarder un peu ses doigts contre la main démoniaque.
Puis elle la regarda passer maladroitement l’anneau à un de ses doigts. L’ange tendit alors la main vers le front du démon et posa un doigt sur une des deux cornes situées sur le front. Elle s’était vaguement attendue à ce que ses doigts prennent feu, mais en fait, c’était plutôt doux.
— C’est juste des cornes et des cheveux rouges, fit-t-elle, pensive. Peut-être qu’au fond, ça ne fait pas de toi une créature du mal, juste… ben, une créature cornue et rousse ? Et peut-être que pour le reste, c’est à toi de voir.
Le démon la dévisagea, pensive.
— Tu crois que c’est aussi facile ?
— Je pense que c’est aussi simple. Je n’ai jamais prétendu que c’était facile.
Gabrielle fit glisser sa main depuis la corne vers la joue de Naerith, et essuya une larme qui y avait coulé.
— Ça, ce n’est pas très démoniaque, en tout cas.
Sans réfléchir à ce qu’elle faisait, l’ange serra son ancienne ennemie contre elle tandis qu’elle se mettait à pleurer plus abondamment.
Une ange qui réconforte un démon qui ne veut plus l’être, tout cela devenait vraiment n’importe quoi, songea-t-elle en levant les yeux au ciel.
***
Il était trois heures du matin et, encore une fois, Gabrielle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Ce n’était pas, cette fois-ci, parce qu’elle craignait qu’un certain démon ne l’attaque pendant son repos.
C’était parce qu’elle craignait qu’un certain démon ne fasse une bêtise. Et bien sûr, c’était idiot, parce que, selon tout ce qu’on lui avait appris, se tuer était, pour une créature du mal, ce qu’il y avait encore de plus intelligent à faire.
Elle parvint à s’endormir vers quatre heures du matin ; uniquement pour être réveillée une demi-heure plus tard par un « pssst » de Naerith.
Gabrielle se frotta les yeux et passa en position assise. Le démon, de l’autre côté du bouclier, lui fit signe d’approcher. Elle ne paraissait pas à l’aise.
— J’ai reçu un message par télépathie, chuchota-t-elle. Ils savent que vous êtes là.
L’ange grimaça. Le « ils » désignaient forcément d’autres démons, ce qui n’était pas bon signe.
— C’est gentil de nous prévenir.
— Peut-être que tu as raison. Je ne suis pas obligée d’être avec eux parce que j’ai aussi des cornes.
Gabrielle hocha la tête, avec un léger sourire qui s’éteignit rapidement lorsqu’Arielle s’exclama :
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Elle brandissait un pistolet vers Naerith et s’apprêtait à appuyer sur la détente.
— Il y a le bouclier, expliqua calmement Gabrielle. Et elle est venue nous mettre en garde.
— Pourquoi on lui ferait confiance ?
— Écoutez, soupira le démon en se tournant vers Arielle, tuez-moi si vous le voulez, mais ils vont attaquer à l’aube.
— Les démons n’attaquent jamais à l’aube. Ils préfèrent la nuit.
— Ils veulent peut-être vous prendre par surprise ? Je n’en sais rien, faites ce que vous voulez !
Alors que Raphaëlle émergeait à son tour du sommeil, Gabrielle désactiva le bouclier et fit une clé de bras à Naerith.
— Passez-moi des menottes ! demanda-t-elle à ses collègues. Et toi, ajouta-t-elle à destination du démon, ne bouge pas.
Arielle lui tendit les menottes et elle attacha la créature maléfique au pied d’une des énormes tables présentes dans le réfectoire.
Alors qu’elle la forçait à s’accroupir, sa main s’attarda un peu au niveau de la poitrine de Naerith ; elle espéra qu’aucune de ses consœurs ne l’aurait remarqué.
— Bon, annonça-t-elle une fois le démon attaché. Je vais aller à l’entrée et attendre ces connards. Vous, vous allez dans la nef, vous grimpez et vous vous installez pour tirer à partir des vitraux.
— Ce n’est pas à toi de donner des ordres, protesta Raphaëlle.
— C’est vrai. Alors, restez planquées si vous voulez pendant que je sauve vos petits culs.
Gabrielle attrapa un fusil puis quitta la pièce avant que ses deux collègues n’aient pu protester.
— Qu’est-ce qu’on fait de ça ? demanda Raphaëlle en montrant Naerith du doigt.
— Il pourrait toujours nous être utile, répondit Arielle. En attendant…
Elle envoya un coup de crosse dans la tête du démon, qui s’écroula par terre, inconscient.
— On doit faire comme elle a dit ?
— Oui. Gabrielle est une plaie, mais elle a raison. C’est sûrement la meilleure stratégie.
***
Les démons attaquèrent juste après l’aube. Ils étaient nombreux, plus d’une douzaine, mais ils ne s’attendaient pas à avoir un tel comité d’accueil.
Perchées derrière leurs vitraux, Raphaëlle et Arielle décimèrent les rangs ennemis, tandis que Gabrielle devait surtout empêcher les démons d’entrer et de les prendre à revers.
Elle en élimina d’abord deux à l’aide de son fusil, puis deux autres lorsqu’ils furent assez près pour le corps à corps. Ils ne présentèrent pas de grande difficulté : l’un avait déjà été blessé par une balle et l’autre n’était qu’un bleu.
Cependant, les choses se compliquèrent lorsqu’un démon manifestement plus intelligent que les autres envoya une motoneige se fracasser contre la porte. Gabrielle s’écarta d’un bond, mais l’explosion la projeta contre un mur.
Lorsqu’elle se releva, le monde tournant autour d’elle, elle aperçut un démon bien plus imposant que tous ceux qu’elle avait pu affronter auparavant. Il avait un sourire diabolique et brandissait une hache à deux mains.
L’ange hurla et se précipita vers son adversaire mais, pour la première fois de sa vie, elle ne se sentait pas sûre de gagner son combat.
***
Naerith se réveilla et eut comme premier réflexe de poser sa main sur la blessure au crâne qui la faisait souffrir ; cependant elle n’y parvint pas et se souvint qu’elle était menottée à la table.
Elle grimaça et se demanda pendant un moment ce qu’elle pouvait bien faire à part attendre.
Et puis elle se souvint finalement qu’au moment où elle l’attachait, Gabrielle avait dissimulé un petit pistolet derrière son soutien-gorge à moitié rembourré.
***
Gabrielle s’effondra par terre, projetée par un coup de pied du gigantesque démon.
Son épée gisait à deux bons mètres d’elle. Si elle avait encore eu de la force, elle aurait pu tenter de se servir de ses pouvoirs pour la rapprocher, mais elle avait tout épuisé dans son court combat contre le titan.
— Pitié ? demanda l’ange à tout hasard.
— Pitié ? répéta le démon d’une voix grave. Ce mot ne fait pas partie de notre vocabulaire.
Il porta sa hache en arrière, s’apprêtant à l’abattre sur Gabrielle. Mais il n’eut pas le temps de le faire, car une balle lui transperça le front et fit exploser sa boîte crânienne.
— Ça fait partie du mien, lança Naerith, qui se tenait la tête d’une main et pointait l’arme de l’autre.
— Tu as pris ton temps, râla Gabrielle en se relevant.
— Une de tes copines m’a fait une troisième corne.
— Oh, fit l’ange d’un air peiné, en tendant sa main vers la tête du démon. Ma pauvre, laisse-moi voir ça.
— Je crois que ça ira, protesta Naerith, mais Gabrielle commençait déjà à passer ses doigts le long de sa corne droite. Hum, celle-là y était déjà…
— J’aime bien la texture, commenta l’ange.
— Euh, fit la créature cornue en rougissant, je ne sais pas si…
— Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ?
Gabrielle grimaça en reconnaissant la voix de Raphaëlle et écarta rapidement sa main du front de Naerith.
— Ben, répondit-elle en se positionnant devant elle dans un mouvement protecteur, on discutait. C’est tout.
— Tu sais ce que tu dois faire, expliqua calmement Arielle. C’est un démon. Tu dois l’éliminer.
Visiblement, le combat contre les démons était terminé et les deux autres anges étaient redescendues de leur poste de tir.
Dans son dos, Gabrielle sentit les doigts de Naerith toucher sa main, puis la crosse du pistolet qu’elle lui avait laissée un peu plus tôt.
Elle était touchée par la confiance que lui accordait le démon, mais elle ne se sentit que moyennement rassurée par le contact de l’arme. Sa spécialité, c’était le corps à corps, et elle était un peu moins douée pour le tir de précision.
— Sans elle, on serait toutes mortes. On peut la laisser partir, non ?
— Tu ne comprends donc pas ? demanda Arielle d’une voix calme alors qu’elle s’approchait, pas à pas. C’est un démon. Une créature maudite. Il n’y a pas de rédemption possible.
— Peut-être qu’elle a raison, soupira le démon en s’écartant de celle qui la protégeait. Je suis damnée. Je ne veux pas que tu meures à cause de moi.
L’espace d’une fraction de seconde, Gabrielle se demanda si Naerith était sincère et vraiment prête à se sacrifier pour lui sauver la vie ; ou alors, si elle avait calculé qu’en se déplaçant de la sorte, elle créerait une diversion, poussant Raphaëlle à la cibler, malgré le fait qu’Arielle se trouvait plus ou moins dans sa ligne de tir.
Et puis l’ange cessa de se poser des questions, fit passer son pistolet devant elle et appuya sur la détente.
***
Gabrielle fut soulagée de voir qu’aucune de ses deux consœurs n’était morte dans la fusillade. Il fallait reconnaître un mérite au Seigneur : ses anges étaient solides.
— Tu paieras pour ce que tu as fait là, protesta Arielle en se tenant l’estomac.
— Tu te rappelles, la discussion sur la morale ? demanda Gabrielle en souriant.
— Quoi ? s’étonna l’autre ange, déstabilisée par la question.
— J’ai réfléchi. Je crois que ce qui est vraiment juste, ce n’est pas de suivre aveuglément des règles arbitraires. Par contre, aimer son prochain, même s’il n’est pas vraiment comme nous…
L’ange tourna la tête vers Naerith qui attendait, appuyée contre un mur, manifestement embarrassée par la scène de violence qui l’avait miraculeusement épargnée.
— Ouais, je crois que je peux essayer ça, reprit Gabrielle en s’écartant de celle qui avait été sa supérieure.
Lorsqu’elle la rejoignit, le démon la regarda, manifestement mal à l’aise, puis demanda :
— Et maintenant ?
L’ange se gratta la tête, comme si elle n’avait pas vraiment d’idée.
— Je devais examiner ta corne, je crois… répondit-elle finalement en approchant son visage de celui de Naerith. Ça m’a toujours fascinée, ces trucs là.
Le démon rougit tandis que Gabrielle approchait ses lèvres de son front et commençait à lui lécher l’une de ses excroissances frontales.
— Tu es sûre que c’est une bonne idée ?
Elle fit un petit signe de tête vers Arielle et Raphaëlle, qui essayaient péniblement de se relever.
— Oh oui, répliqua l’ange avec un petit sourire.
Elle étreignit Naerith, baissant la tête pour ramener leurs lèvres à même hauteur, se touchant presque.
— Le Seigneur nous enseigne d’aimer tout le monde sur cette terre, souffla-t-elle. Mais je crois que je t’aime un peu plus que les autres.
— Mon Saigneur, répliqua le démon, nous enseigne de haïr tout le monde. Mais je crois que je te hais beaucoup moins que les autres.
Elles s’embrassèrent, et Gabrielle se sentit alors heureuse comme elle ne l’avait jamais été.
Elle se sentait bien dans les bras de Naerith, à toucher sa peau un peu froide, à sentir sa respiration chaude, à regarder ses yeux qui reflétaient un mélange de fragilité et d’une certaine dureté ; et, bien sûr, à caresser ses cornes étonnamment douces.
Et puis, cerise sur le gâteau, elle sentait les regards horrifiés et courroucés de ses deux consœurs qui devaient la maudire. Elle se dit vaguement qu’elle aurait dû culpabiliser d’en tirer du plaisir ; mais elle décida qu’elle avait mieux à faire pour l’instant, et elle commença à appliquer avec ses doigts un mouvement de va-et-vient sur les deux excroissances de Naerith, lui arrachant un gémissement de plaisir.
Collée contre elle, elle la regarda rougir, la respiration de plus en plus haletante. L’ange sourit alors en constatant que, si le Paradis était probablement fermé à tout jamais à son amante, elle pouvait au moins lui faire atteindre le septième ciel.
Il faut savoir faire avec ce que l’on a.