Lizzie Crowdagger

La mémoire de l’eau

Chapitre 1

Karine Révaux s’arrêta un instant devant la résidence « Les Hiboux », et y jeta un coup d’œil méprisant avant d’entrer à l’intérieur.

Elle connaissait le village de Marles depuis son enfance, et elle trouvait que ce bâtiment de huit étages le défigurait. Malheureusement, il n’était pas le seul : depuis une quinzaines d’années, ce genre de constructions s’étaient multipliées de façon exponentielle.

Tout ça à cause de tous ces touristes ou de ces types qui gagnaient assez pour se permettre d’acheter une résidence secondaire dans le coin. Cela dit, Karine les comprenait : en été, le lac de Saint Charles était sympathique et, en hiver, il y avait les montagnes.

Elle appréciait le cadre de vie, mais elle détestait les touristes. En plus d’encombrer les routes, de se balader en maillot de bain dans le village — montrant leurs ventres bedonnants rougis par les coups de soleil — et de permettre aux bâtiments moches de se multiplier, ils n’arrêtaient pas de se faire voler leurs portefeuilles ou de porter plainte parce que leur hôtel, en plus de défigurer le paysage, n’offrait pas de croissant au petit-déjeuner alors qu’on en voyait sur la brochure.

Karine était vaguement consciente du fait qu’elle aurait plutôt dû les remercier : c’était grâce à eux qu’elle pouvait vivre dans le coin tout le long de l’année. Ils donnaient du boulot à toute la région : aux hôteliers, aux boulangers, aux cafetiers, aux loueurs de pédalos et de ski. Et aux policiers.

Le « ting » de l’ascenseur la tira de sa rêverie. Encore un truc qu’elle détestait. Quand l’ascenseur s’arrêtait, on le sentait, même si celui-ci n’était pas le plus vif qu’elle ait pris. Pourquoi se sentait-il le besoin de faire un putain de « ting » ?

Elle se dirigea vers l’appartement 63. Elle jeta un rapide coup d’œil sur la sonnette pour vérifier qu’elle ne se trompait pas de porte ou d’étage. « Vincent Meyer — détective privé ». Elle sourit en sonnant. Qu’est-ce que ce type était venu faire ici ? Combien de clients pouvait-il avoir ? Qui pouvait bien engager un détective privé dans le coin ? Peut-être un touriste qui voulait vérifier que sa femme ne le trompait pas avec le loueur de pédalos, mais y’en avait-il vraiment assez pour pouvoir vivre de ça ?

Elle sonna une nouvelle fois. Aucun bruit dans l’appartement. Bon, Vincent ne devait pas être là. Il avait peut-être mis la clé sous la porte.

Lorsqu’elle passa devant l’appartement d’à-coté, elle se rendit compte que la porte était ouverte. Elle y jeta un rapide coup d’œil. Il faut dire qu’il la fascinait un peu : en effet, chaque fois qu’elle était passée chez Vincent — pas plus d’une ou deux, ou à peine plus, à vrai dire — elle n’avait pas pu ne pas remarquer le petit écriteau en bas, situé juste en dessous de « Vincent Meyer, détective privé — discrétion assurée », qui disait quelque chose comme « Ana Delame » en grosses lettres gothiques, avec, en dessous : « Guérisseuse — Magnétiseuse — Homéopathe — Voyante — Spécialiste des légendes ». Cela dit, la présence d’une telle personne était moins étonnante que celle de Vincent : des tas de touristes devaient profiter de leurs vacances pour aller se faire tirer les cartes ou demander au marabou du coin un philtre d’amour pour la serveuse du restaurant.

Bon, peut-être pas des tas, mais en tout cas, ils devaient être plus nombreux que ceux qui engageaient un détective.

L’intérieur de l’appartement la déçut un peu. Elle s’était attendue à voir plein de signes cabalistiques, des pentacles, des têtes de licornes empaillées, au lieu de quoi il y avait simplement un mauvais éclairage jaunâtre, et un bureau, derrière lequel une femme lisait un journal.

Cela dit, elle devait reconnaître que la femme en question avait fait un effort : en plus d’un chapeau noir pointu, elle avait une longue robe, noire elle aussi, et des lunettes de soleil. Karine ne connaissait pas beaucoup de sorcières ou de voyantes, mais au moins celle-ci faisait apparemment tout pour ne pas ressembler à quelqu’un de normal.

Karine la dévisageait encore lorsqu’elle leva les yeux — enfin, plus exactement, les carreaux de ses lunettes — vers elle.

« Vous désirez ? » demanda-t-elle.

Karine réalisa, à sa voix et aux cheveux noirs qui dépassaient de son chapeau, qu’elle était plus jeune qu’elle ne l’avait d’abord cru. Elle s’était attendue à voir une vieille femme, mais ce n’était pas le cas. La fameuse Ana Delame sur laquelle elle avait tant fantasmé ne devait pas avoir plus de trente ans. Mais elle était bien maigre. Comme guérisseuse, Karine ne lui aurait accordé aucune confiance. Par contre, pour un régime…

« Je cherchais Vincent Meyer », répondit finalement la policière, plus pour dire quelque chose que pour avoir une réponse.

La voyante-guérisseuse-homéopathe posa une main sur son chapeau, l’air songeur.

« Vous devez être Karine, dit-elle finalement. Vincent est parti à Paris. Une enquête.

— Paris ? Ils n’ont pas de détective privé là-bas ?

— Il faut croire que le client savait qui il voulait », répondit Ana Delame avec le sourire aux lèvres, sans mentionner qu’il s’agissait en réalité d’une cliente. Vincent avait toujours eu plus de succès avec la gente féminine que masculine. Allez savoir pourquoi.

« Désolée de vous avoir dérangée, fit Karine qui se préparait à partir.

— Vous lui vouliez quoi ? Un rapport avec le cadavre que vous avez repêché hier ? »

Karine soupira. La police avait en effet découvert le corps d’une jeune femme, qui s’était cognée la tête sur un rocher alors qu’elle allait se baigner. Rien d’exceptionnel, mais dans un village où il ne se passe pas grand chose, les nouvelles vont vite.

« On ne l’a pas repêchée, répondit-elle. Elle était sur le rivage. Et non, aucun rapport.

— Ah, je me suis trompée, alors. J’ai tiré La Mort, ce matin, vous savez.

— La belle affaire », répondit la policière, irritée, avant de s’en aller.

***

Ana ne reçut que deux clients dans l’après-midi. Un type qui n’arrivait pas à dormir le soir, et une dame qui avait apporté son enfant parce qu’il se plaignait d’avoir mal au bras. En réalité, le bras était cassé, et Ana avait dû insister pour qu’ils aillent à l’hôpital. Non, une séance de magnétisme ne résoudrait rien. Non, de l’homéopathie non plus.

Bref, un après-midi plutôt tranquille, même en comptant la petite intervention de la policière. Ana savait bien qu’elle ne venait pas à cause du cadavre mais à cause de Vincent. Il aurait mieux fait de faire gigolo, les fins de mois auraient été moins difficiles.

Ana soupira. Cela faisait deux ans qu’elle était, plus ou moins, partenaire avec Vincent. Qu’il ait des relations avec des femmes ne la gênait pas. Ce qui la dépassait, c’est qu’il puisse avoir des relations ambiguës avec autant de femmes, et apparemment sans s’en rendre compte. Avec des hommes, parfois, aussi, mais ceux du coin semblaient pour le coup assez insensibles à son charme.

Bah, il n’était pas là, et elle avait d’autres chats à fouetter. Comme, par exemple, retrouver Alexandre Lipas. Ce qui, une fois de plus, la ramenait à Vincent. Vincent, qui partait tranquillement à Paris en lui laissant une affaire de disparition sur le dos.

Elle soupira une nouvelle fois. Alexandre Lipas, donc. Disparu depuis six jours. Parti avec une maîtresse ? Perdu dans la montagne ? D’après le peu qu’elle avait vu, ce n’était pas le genre du monsieur. Il connaissait bien la montagne, et il avait eu des tas de maîtresses sans pour autant ressentir l’envie de quitter sa femme.

Ana retira ses lunettes de soleil et se passa la main sur le visage. Bon, elle n’arrivait à rien. Ce qui n’était pas anormal, elle était guérisseuse, pas détective. Elle était spécialiste des légendes et du fantastique, et Alexandre Lipas, du peu qu’elle en savait, n’avait rien de légendaire ni de fantastique.

Elle regarda sa montre. Dix-huit heures. C’était l’heure du rendez-vous avec sa sirène. Et, accessoirement, l’heure d’enlever ce chapeau et d’enfiler une tenue normale.

***

Karine retourna sur les lieux du crime. Cette foutue diseuse de bonne aventure avait fait remonter ses doutes à la surface. Ils avaient beau avoir classé l’affaire comme un accident, elle se demandait si c’en était vraiment un. Mais peut-être qu’elle voulait juste avoir un meurtre pour changer de l’ordinaire touriste qui avait vu disparaître son portefeuille.

Seulement, il fallait l’admettre, c’était un accident. Sophie Noël avait voulu se baigner, avait glissé et s’était fracassé le crâne contre une pierre. Tragique. Mais pas de meurtrier. Ou alors, il était venu par voie maritime, parce qu’il n’y avait aucune trace de pas sur la terre poussiéreuse. Enfin, si, il y avait les traces de la victime, et celle des policiers, mais c’était tout.

À moins que le tueur n’ait balayé derrière lui, songea Karine. Il n’y avait pas eu de vent pour effacer les traces, mais il aurait pu le faire avec une balayette, ou même à la main.

Karine soupira. Oui, il aurait peut-être pu. Et il aurait pu lui lancer la pierre d’un hélico. Ou alors, la victime avait juste glissé sur une pierre mousseuse. C’était tout de même plus probable.

Elle retourna à sa voiture, le regard toujours fixé sur le sol et sur les traces de pas qu’elle y laissait. La poussière laissait place à de la boue le long du petit ruisseau qui se jetait dans le lac. Il y avait de moins en moins d’eau, au fil des années, d’ailleurs. Merde, qu’est-ce qui lui prenait ? Elle avait vingt-sept ans et elle pensait déjà comme les vieux râleurs, à coup de « le temps se détraque » et « c’était mieux avant ».

Perdue dans sa réflexion, Karine faillit ne pas remarquer la trace de pas qui se perdait dès que la poussière remplaçait la boue.

***

Ana gara sa vieille twingo à deux cents mètres du lac et fit le reste du chemin à pied, passant à travers le bois voisin. Elle tenait deux hot-dogs dans les mains, ce qui ne l’aidait pas à pousser les branches qu’elle avait sur son chemin.

Elle était amusée par l’engouement de la sirène pour ces sandwiches. Ana s’était souvent demandée ce qu’elle mangeait avant qu’elle ne la rencontre. Des poissons, probablement. Maintenant, elle carburait aux hot-dogs, aux kebabs et aux pizzas. Ça n’avait rien d’équilibré, mais apparemment cela n’était pas gênant pour les sirènes.

Ana finit par arriver sur la rive. Elle comprenait que la demoiselle ait choisi ce coin : il était agréable, à l’ombre, et à l’abri des regards indiscrets. Et peu accessible à pied. Ce qui était un avantage pour la sirène, mais pas pour Ana. Un de ces quatre, il faudrait qu’elle s’achète un zodiac.

« Elenys ? fit doucement Ana.

— Je suis là. »

Ana tourna la tête et l’aperçut, flottant doucement dans l’eau, ses cheveux roux, presque rouges, éparpillés autour de sa tête. Elle était entièrement nue, comme d’habitude. On dit que les sirènes attirent les marins en chantant ; mais c’était surtout les jambes interminables d’Elenys qui auraient pu convaincre Ana de la rejoindre dans les flots.

Les jambes. C’était la seule différence entre Elenys et les sirènes des légendes. Ça, et les hot-dogs. D’accord, ça faisait deux différences, et à vrai dire il y en avait sans doute encore quelques autres, mais peu importe.

Ana enleva ses chaussures et s’assit sur un rocher, les pieds dans l’eau. Elenys s’approcha d’elle et attrapa le hot-dog que son amie lui tendait.

Les deux filles mangèrent en silence, écoutant le clapotis de l’eau. Elenys ne parlait jamais beaucoup, et surtout pas quand elle mangeait.

Elle termina avant Ana, comme d’habitude, et la remercia pour le hot-dog. Comme d’habitude.

« Dis moi, fit Ana en finissant de mastiquer son hot-dog, à tout hasard, tu n’aurais pas vu ce type ? »

Elle lui tendit une photo d’Alexandre Lipas. Elenys la regarda un moment en paraissant réfléchir, puis secoua la tête.

Ana haussa les épaules. Pourquoi est-ce qu’elle se prenait la tête sur ce type ? Vincent s’en occuperait quand il reviendrait.

Elle décida qu’elle laissait officiellement tomber cette enquête, tant pis si Madame Lipas demandait à Vincent de la rembourser. Et elle enleva ses vêtements et se mit à l’eau, parce que tout le monde n’avait pas la chance d’avoir une sirène comme prof de natation, alors autant en profiter.

***

Karine rentra triomphalement dans le commissariat de Guérin. Un meurtre ! À Marles ! Depuis cinq ans qu’elle travaillait ici, s’occupant de trois villages — deux trop petits pour avoir leur propre commissariat, c’était sans aucun doute son affaire la plus importante. Ça dépassait même l’affaire du vieux type qui s’était fait voler sa Porsche.

Un meurtre ! Et dire qu’elle avait perdu son temps à aller voir Vincent et à parler avec la sorcière. Bon, qu’est-ce qu’il fallait faire, dans ce genre de cas ?

Le commissaire était en vacances et n’était donc pas là. À vrai dire, plus grand monde n’était présent. Les grandes vacances venaient de se terminer, la population du village était retournée à son niveau normal, et, du coup, la plupart des flics en avaient profité pour poser leurs jours de congé.

Parallèlement à ça, elle avait eu sa promotion il y a peu. Ce qui faisait que, techniquement, elle était la responsable par intérim.

Évidemment, Vincent n’était plus là non plus. Autrement dit, elle devrait résoudre cette enquête toute seule.

D’abord, se dit-elle, trouver le mobile. Et pour ça, aller parler aux proches de la victime. Et tant pis pour l’heure tardive.

***

Karine soupira et regarda sa montre. Deux heures du matin. Et elle n’avançait pas.

Oh, et puis, qu’est-ce qu’elle espérait ? Trouver le meurtrier dans la journée ? Mais c’est vrai qu’elle avait beau avoir parlé avec le mari de la victime, avec les amis de la victime, avec les piliers du bar du coin, elle n’avait appris qu’une chose intéressante : que le mari en question était « cocu comme un phoque ».

Karine n’avait pas eu le courage de rectifier l’expression, surtout que le type qui lui avait dit ça devait en être à son sixième pastis. Au moins. Mais si c’était vrai, ça aurait pu être un mobile, songea-t-elle. Le mari qui tue sa femme par jalousie. Pourquoi pas ?

Comment s’appelait l’amant, déjà ? Alexandre quelque chose. Lipas. Voilà, c’est ça. Où est-ce qu’elle avait déjà entendu ce nom ?

Chapitre 2

Karina fut réveillée par quelqu’un qui tambourinait à la porte. Elle regarda son réveil. Onze heures. Merde, elle ne l’avait pas entendu sonner. Sa première affaire sérieuse, et voilà qu’elle commençait à faire des grasses matinées.

Et qui était ce type à la porte ?

Elle alla ouvrir, et se rendit compte qu’il s’agissait d’une femme. Même si elle n’avait plus son chapeau, elle
reconnaissait très bien la sorcière d’hier. Les lunettes de soleil étaient toujours présentes, par contre.

Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Et comment elle avait eu son adresse ? Vincent, sans doute. Elle avait l’air d’être un peu plus que sa voisine.

« Vous voulez quoi ? demanda Karine.

— J’ai quelque chose à vous dire, répondit Ana.

— Quoi ?

— Ça va être un peu long. Je peux entrer ? »

Karine hocha la tête, et alluma sa cafetière, alors que la guérisseuse se vautrait dans le canapé.

« Bon, alors ?

— C’est à propos de mon métier », répondit Ana.

Karine leva les yeux au ciel.

« Laissez-moi deviner. En fait, vous ne lisez pas vraiment l’avenir et vous venez me l’avouer ?

— Non », répondit Ana en lui lançant un regard mauvais. Du moins, Karine supposa qu’il était mauvais, mais les lunettes de soleil lui cachait les yeux. « Enfin, si. Il y a relativement peu de gens qui veulent que je leur tire les cartes ou que je lise l’avenir dans la tasse de thé. En fait, pendant les vacances, beaucoup de gens viennent me voir pour connaître les légendes locales, vous savez, pour les balades. Les enfants aiment ce genre de trucs. Les adultes aussi, d’ailleurs.

— Et ? » demanda Karine, qui ne voyait pas en quoi ça la concernait, mais n’en était nullement étonnée. Cette femme avait un métier de taré, c’était donc une tarée, et c’était le genre de trucs que faisaient les tarés : venir vous parler de trucs dont vous n’aviez rien à faire. Au moins, cette fille était plus originale que les témoins de Jéhovah.

« Et, répondit Ana, il y a deux secrets dont je ne parle jamais. Le premier, c’est une grotte qui aurait été le repaire du Diable, mais elle est dangereuse. Je ne voudrais pas qu’un gamin crève là-dedans parce qu’il a voulu voir le Diable. Même si, du coup, il le verrait peut-être. »

Karine hocha la tête, comme pour acquiescer, et attrapa sa tasse de café. Elle en proposa aussi une à Ana, qui refusa.

« Le deuxième secret, reprit cette dernière, vous ne devrez pas le répéter.

— D’accord, fit Karine qui commençait à perdre un peu patience.

— Il y a une sirène au lac. Je ne l’ai jamais dit, parce que ça lui rendrait la vie impossible, vous comprenez ? »

Karine acquiesça. C’était une décision fort sage. Elle ne fit pas de commentaire sur le fait que les sirènes n’existaient pas, parce qu’elle savait que la voyante n’en démordrait pas et que tout ça ne ferait que lui faire perdre du temps. Karine était bien décidée à faire semblant de l’écouter et d’être d’accord avec elle jusqu’au bout, avant de dire un « bien, je verrai ce que je peux faire » qui réglerait l’affaire. C’était la meilleure méthode. L’expulsion à coup de pied au derrière en était une bonne aussi, mais elle avait un fâcheux inconvénient : dans un certain nombre de cas, le taré revenait de plus belle et était encore plus pénible.

« Vous ne le répéterez pas, hein ? demanda Ana, visiblement anxieuse.

— Non, bien sûr.

— Bien, fit Ana, soulagée. Donc, cette sirène. Elle s’appelle Elenys. Vous savez, elle aime bien plonger. En apnée. Ce matin, elle a fait un peu de plongée sous le pont de Guérin. »

Ana regarda Karine, qui se sentit obligée de hocher la tête pour montrer qu’elle suivait. Au niveau de Guérin, le lac était moins large, et il y avait un pont. Bien, et l’autre a imaginé une sirène faire de l’apnée dessous. Passionnant.

« Bref, fit Ana, tout ça pour dire qu’elle a trouvé un cadavre au fond de l’eau. »

Karine finit d’avaler son café, heureuse que la folle en ait enfin finie avec son histoire.

« Bien, je verrais ce que je peux… », commença Karina, avant de repasser dans sa tête ce que la voyante lui avait dit. « Merde ! Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? »

***

Vu le sous-effectif dont ils pâtissaient, Karine dut enfiler une combinaison et des bouteilles pour aider à remonter le cadavre, guidée par Elenys qui avait, pour l’occasion, et sur un ordre d’Ana, enfilé un maillot de bain.

Malgré le fait qu’il ait passé une semaine dans la flotte, Ana n’eut aucun mal à reconnaître le corps. Il s’agissait d’Alexandre Lipas.

« Pfiou », fit Karine en sortant de l’eau, alors que le cadavre était transporté vers l’ambulance. « Il était bien attaché. Il a dû se mettre des poids au pied sur le pont, et sauter.

— Vous pensez à un suicide ? demanda Ana.

— Je n’en sais rien, répliqua Karine. Je n’ai pas vu de traces de coups, donc je suppose, mais il faudra attendre l’avis du légiste. Je ne sais même pas qui c’est, pour être honnête.

— Alexandre Lipas, expliqua Ana. Disparu il y a une semaine. »

Karine resta silencieuse un moment. Elle se souvenait, maintenant, où elle avait entendu parler de ce Lipas. C’était le type dont Vincent lui avait parlé.

Donc, récapitula-t-elle, d’abord, Sophie Noël… non. Non, d’abord, Alexandre Lipas, sa disparition remontait à une semaine. Et avant-hier, Sophie Noël. Sa maîtresse.

Elle commençait à douter sérieusement qu’Alexandre Lipas se soit suicidé. Elle décida de faire part de ces informations à Ana, même si elle ne savait toujours pas sur quel pied danser avec elle.

« Je suis certaine que ce n’est pas un suicide », fit Ana maintenant que le corps avait été emporté et qu’elle était seule avec Karine. Enfin, presque seule : non loin d’elles, Elenys continuait à nager, manifestement aussi peu traumatisée par la découverte du cadavre que par sa première paire de chaussettes. Quoique non, en fait, réalisa Ana, Elenys n’avait probablement jamais mis de chaussettes.

« Vous savez comment marche l’homéopathie ? » demanda Ana en détachant son regard de celui de la sirène qui venait de disparaître une nouvelle fois sous la surface de l’eau.

Karine leva les yeux au ciel.

« Non. Et c’est normal, vu que ça ne marche pas.

— Le principe, expliqua Ana sans paraître affectée par la réponse de la policière, est que l’eau garde une trace du « mal » qu’on a mis dedans, et que, dilué, il peut prévenir ou guérir ce mal. Le produit est tellement dilué qu’il n’y a plus une seule molécule dans ce que vous avalez, et pourtant ça marche quand même. Vous savez pourquoi ?

— Ça ne marche pas, répliqua Karine. Ça s’appelle l’effet placebo.

— Effectivement, admit Ana. Dans le métier, globalement, tout est dans la tête. Mais là, il y autre chose. C’est la mémoire de l’eau. Même quand il n’y a plus de molécule, elle garde une trace. »

Karine soupira.

« Vous croyez sérieusement à ces conneries ? demanda-t-elle.

— Oh, fit Ana, moi, je ne crois pas. Je laisse les clients le faire à ma place. »

Karine lui jeta un regard stupéfait. Cette fille la déconcertait. Elle se demandait depuis le début si elle rentrait dans la catégorie « charlatan, mais lucide » ou dans « tarée, mais honnête ». Et depuis le début, elle passait joyeusement de l’une à l’autre. Peut être une tarée lucide ou une charlatan honnête.

« Enfin, peu importe, fit Ana. Le lac, c’est pareil. Vous mettez un cadavre, vous enlevez le cadavre, il n’y a plus rien, pas vrai ? Enfin, juste l’eau.

— En effet.

— Mais il y a encore une trace. La mémoire de l’eau. »

Karine soupira une nouvelle fois. Voilà que cette fille allait lui proposer d’utiliser le principe de l’homéopathie pour découvrir la raison d’une mort.

« Vous proposez quoi ? D’interroger le lac pour voir s’il se souvient de quelque chose ?

— Exactement, répondit Ana en souriant. Vous savez ce qu’est une personnification antropomorphique ?

— Hein ?

— Si le lac avait une personnification antropomorphique, vous pensez que ce serait qui ?

— Je ne comprends rien à ce que vous racontez.

— C’est pourtant évident. C’est la sirène. Le lac se souvient par son biais.

— Et alors quoi ? Vous voulez mettre cette fille sous hypnose ?

— Oh, ben, c’était surtout métaphorique. Je voulais dire qu’elle a vu quelqu’un balancer ce type à la flotte. »

Karine leva les yeux au ciel.

« Bon sang, vous êtes obligée de toujours broder un roman autour du fait qui m’intéresse ?

— Bien sûr, répondit Ana. C’est mon boulot. »

Chapitre 3

Entièrement nue, le corps à moitié plongé dans l’eau, Elenys entama son deuxième hot-dog.

Ana avait décidé de lui offrir une double dose, aujourd’hui. Ça avait été une dure journée, pour elle. Elenys avait en effet dû aller au poste de police pour signer une déclaration. Elle avait même dû enfiler des vêtements, et Ana savait bien qu’elle détestait ça.

En plus, Karine n’avait pas été très sympa. Elle méprisait la sirène, et elle la prenait pour une débile ou une cinglée. Elle l’avait traitée comme une débile profonde parce qu’elle avait été terrorisée dans leur trajet en voiture, et qu’elle ne savait pas ce qu’était un téléphone, ni un ordinateur, ni, à vrai dire une simple chaise.

Merde, c’était une sirène, et les sirènes n’avaient pas de voitures, pas de téléphones, pas d’ordinateurs, et même pas de chaises, parce que dans l’eau, ça ne sert à rien. Mais Karine refusait d’admettre qu’elle était différente.

Heureusement, songea Ana en regardant Elenys finir son hot-dog, la sirène prenait tout ça plutôt bien. En fait, elle s’en foutait. Le mépris, trouver quelqu’un débile, c’était typiquement humain. Et elle n’était pas humaine.

Lorsqu’Ana quitta Elenys, elle était à nouveau de bonne humeur. À vrai dire, elle était toujours de bonne humeur quand elle repartait. Elle n’avait jamais compris pourquoi. Sans doute quelque chose de magique. Voilà ce que refusait d’admettre Karine. La sirène avait beau avoir deux jambes comme n’importe qui, elle était tout de même magique.

***

Karine soupira en laissant partir Johnatan Noël. Elle l’avait considéré comme le suspect numéro un. Sa femme le trompait avec ce type. Ça aurait été simple : il aurait tué Lipas parce qu’il couchait avec sa femme, puis, quelques jours plus tard, sa femme, parce qu’elle l’avait trompé.

Simple. Mais ce n’était pas ça. Le mari avait un alibi, et il était effondré par la mort de sa femme, même s’il savait en effet depuis un certain temps qu’elle le trompait et qu’il n’avait rien dit à ce sujet lors de leur premier entretien.

Ce n’était donc pas lui.

Elle avait quand même avancé, cela dit. Elle avait appris que les deux victimes s’étaient rencontrées au bar du coin : Sophie Noël était serveuse, et Lipas était pilier de bar.

Karine se décida à retourner là-bas. Même si elle n’apprenait rien de nouveau, elle pourrait toujours boire un coup.

***

Lorsqu’elle entra dans le bar enfumé, Karine eut la surprise d’y apercevoir Ana, toujours affublée de ses lunettes de soleil. Elle devait avoir un problème aux yeux.

« Salut ! lui lança joyeusement la guérisseuse-voyante-homéopathe-détective, qui paraissait passablement éméchée. Tu vas bien depuis tout à l’heure ?

— On se tutoie, maintenant ? demanda Karine.

— Ouais ! répondit Ana en posant brusquement son verre sur le comptoir. Toi et moi, maintenant, on est comme les deux doigts d’la main ! »

Karine soupira. La guérisseuse tenait à peine debout.

« Viens, fit-elle. Je te ramène chez toi. »

Ana obéit, réglant avec quelques difficultés l’addition — les pièces n’arrêtaient pas de tomber — avant de suivre la policière, en s’appuyant contre elle. Dès qu’elle eut fait trois pas hors du bar, elle la lâcha.

« T’as découvert quelque chose ? demanda Ana.

— Je te raconterai ça quand tu auras déssoûlé. Allez, viens.

— De mon côté, continua Ana en l’ignorant, j’ai appris que Lipas avait des dettes. C’était un joueur, si tu vois ce que je veux dire ? »

Karine fronça les sourcils. L’attitude d’Ana avait, encore une fois, changé brusquement.

« Tu n’es pas vraiment bourrée, constata-t-elle.

— Non, admit Ana en souriant. Juste un peu joyeuse. Je faisais semblant.

— Comme pour le reste, soupira Karine.

— Quel reste ?

— Oublie ça. Bon, il avait des dettes. Oui, j’ai interrogé ce type, là… le menuisier… Gerald. Il m’a dit que Lipas lui devait cinq mille euros. Mais je ne pense pas qu’il l’ait tué pour ça. Il avait l’air plutôt peiné par sa mort. Cinq mille euros qu’il ne reverra pas.

— Mais tu ne sais pas tout ! répliqua Ana en jubilant. Lipas jouait. Mais ce n’était apparemment pas le seul. Gerald aussi. Et il a gagné. Cent mille euros, il y a deux semaines. »

***

Karine arriva devant « Les Hiboux » juste après neuf heures du matin, et aperçut Ana, qui l’attendait, aussi impatiente que la veille. Elle avait insisté pendant une demi-heure pour aller chez Gerald immédiatement. Karine lui avait expliqué qu’elles ne pouvaient pas vraiment débarquer chez lui comme ça, à cette heure tardive.

« Tu sais quoi ? lui dit Ana dans la voiture. C’est la première fois que j’assiste à une arrestation.

— J’aimerais qu’on essaie de l’interroger là-bas, expliqua Karine. Il parlera sûrement plus facilement qu’une fois en garde à vue. »

Karine n’était pas vraiment à l’aise. Elle allait peut-être arrêter un meurtrier, et elle faisait équipe avec une voyante. Ses supérieurs étaient en vacances, et les autres… Eh bien, ils étaient ailleurs. Ce matin, elle était arrivée triomphalement au commissariat pour annoncer l’éventuel dénouement de l’affaire, et elle n’avait trouvé personne. Absolument personne. Ce n’était pas vraiment extraordinaire, ils étaient en sous-effectif et il suffisait d’un appel pour vider le commissariat. N’empêche qu’elle était seule sur ce coup. Enfin, avec Ana, mais elle n’était pas sûre que ce soit mieux.

***

Karine arrêta sa voiture devant le chalet de Gerald. Ça, au moins, ce n’était pas un de ces immeubles qui défigurait le paysage.

Ana paraissait aussi admirer la maison.

« Je me prendrais bien une baraque comme ça, dit-elle. À deux cents mètres du lac, en plus. Je pourrais inviter la sirène prendre l’apéritif. »

Karine soupira et frappa à la porte.

« Évidemment, ajouta Ana, il faudrait que je gagne un peu plus avant. Je devrais peut-être jouer au loto.

— Et puis, tu n’aurais qu’à regarder le résultat dans le thé », répliqua Karine.

La porte s’ouvrit, et Gerald toisa les deux femmes. C’était la première fois qu’Ana le voyait, et elle fut un peu surprise. Karine ne lui avait pas dit que ce type mesurait près de deux mètres de haut. De plus, elle s’était attendue à le voir à moitié endormi, mais il paraissait déjà très réveillé. Un lève-tôt. Ana le détesta tout de suite pour ça.

« Bonjour, fit Karine. C’est encore moi.

— Vous voulez quoi ? demanda Gerald d’un air mauvais.

— On peut entrer ? » demanda Ana.

Le géant haussa les épaules et entra dans le chalet, suivi par les deux enquêteuses.

« Vous voulez quoi ? » répéta Gerald alors qu’Ana s’asseyait sur une chaise et que Karine jetait un coup d’œil suspicieux à la pièce.

Karine se tourna vers lui, et lui fit signe de s’assoir. Le géant obéit en soupirant, et Karine retourna une chaise pour s’assoir à cheval sur elle.

« Que faisiez-vous le dimanche six, vers quinze heures ?

— J’en sais rien ! répondit le géant, apparemment irrité. Je devais être dans mon atelier.

— Quelqu’un pourrait confirmer ? demanda Karine.

— Non ! Les gens me passent une commande, je bosse, et ils repassent. Les trois quarts de la journée, je ne vois personne ! Vous pensez quoi, que j’ai tué ce type ? Il ne s’est pas suicidé, finalement ?

— Et la nuit du lundi… lundi premier, c’est ça ?

— Lundi trente et un, corrigea Ana.

— La nuit du lundi trente et un », répéta Karine.

Gerald se leva, apparemment énervé par toutes ces questions.

« Je dormais ! Je ne sais pas vous, mais moi, la nuit, je dors !

— Et personne pour confirmer, je suppose, fit Karine. Bien, rasseyez-vous, Gerald. Je ne néglige aucune possibilité, c’est tout. »

Le géant obéit et se rassit en face de Karine.

« D’autres questions ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Karine. Il paraît que vous avez gagné au loto.

— C’est exact, admit Gerald.

— Quand était-ce ?

— Il y a deux semaines. Samedi.

— Vous voulez dire, continua Karine, que vous avez joué il y a deux semaines ? Ou touché la somme il y a deux semaines ?

— J’ai joué il y a deux semaines ! repliqua Gérald. Bon sang, vous allez continuer longtemps avec vos questions à la con ?

— Quand avez vous touché la somme ? demanda Karine, ignorant sa dernière remarque.

— Je ne sais pas ! Merde, mercredi, peut-être.

— Mardi, en réalité, répliqua Karine. Le premier septembre, c’est à dire le lendemain de la mort d’Alexandre Lipas.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Gerald en se levant. Vous m’accusez de meurtre ?

— Elle veut dire, fit doucement Ana, que Lipas jouait tout le temps au loto. Et à d’autres jeux. Vous le saviez, puisqu’il vous devait de l’argent.

— Et alors ? Je ne l’ai pas tué !

— Vous auriez pu, répliqua Karine. Et rasseyez vous. »

Une nouvelle fois, le géant obéit, à contrecœur. Il tira un gros cendrier et alluma une cigarette. Il paraissait bien nerveux.

« Bien, fit Karine. Vous voulez savoir ce qu’on pense ? demanda-t-elle à Gerald.

— Évidemment !

— D’accord. Samedi vingt-neuf, Lipas joue au loto. Le soir, il apprend qu’il gagne. Le lendemain, il raconte tout à sa maîtresse. Et lundi, il vous l’apprend. Il vient joyeusement vous annoncer qu’il pourra vous rembourser. Et vous vous dites, cent mille euros. Merde, pourquoi se contenter de cinq mille ? Et vous le tuez.

— N’importe quoi ! répliqua Gerald en écrasant rageusement sa cigarette, qu’il n’avait pourtant pas fumé à moitié.

— Vous le coulez au fond du lac, continua Karine en l’ignorant. Le lendemain, vous allez toucher la somme. Mais vous ignoriez que sa maîtresse était au courant. Sophie Noël finit par découvrir qu’il a disparu et que vous avez touché l’argent à sa place. Peut-être qu’elle ne pensait pas que vous l’aviez tué, ou peut-être qu’elle voulait une partie de la somme… »

Karine s’arrêta, et jeta un coup d’œil interrogatif à Gerald, mais celui-ci ne répondit pas.

« Enfin, peu importe, continua-t-elle, vous la tuez avec une pierre, et vous effacez vos traces derrière vous. Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas pris la peine de noyer son cadavre aussi, mais peu importe. Félicien Gerald, je vous arrête pour le meurtre de Sophie Noël et d’Alexandre Lipas. »

D’un geste flou, le géant attrapa le cendrier et s’en servit pour frapper le crâne de la policière alors que celle-ci attrapait son arme. Karine perdit connaissance alors qu’elle venait de sortir son pistolet, et Gerald le lui arracha.

« Bravo, cracha-t-il. Je ne pensais pas qu’une fliquette de votre genre arriverait à remonter jusqu’à moi. » Il se tourna ensuite vers Ana. « Et vous, vous allez me suivre gentiment. »

Ana sourit.

« Vous comptez faire quoi ? Nous descendre ? Vous ne pourrez pas vous échapper.

— Ma belle, j’ai cent mille euros en liquide. Et le temps qu’on découvre vos cadavres, je serai loin. »

Chapitre 4

Ce fut le contact de l’eau qui réveilla Karine. Elle ne put se retenir de hurler alors que, pieds et poings liés, lestée par elle ne savait trop quoi, elle coulait lentement mais sûrement vers le fond du lac de Saint Charles.

Mais son cri ne servit qu’à lui faire perdre de l’air.

Ana, elle, ne criait pas. Elle ne bougeait même pas. Elle se contentait, calmement, d’économiser ses dernières réserves de vie.

Les yeux grands ouverts, souriante, elle put voir les flots lui arracher ses lunettes. Bah, elle n’en avait plus vraiment besoin, là, il faisait déjà tellement sombre. Ce qui l’embêtait plus, c’est que la pression lui faisait mal aux oreilles.

Finalement, elle toucha le fond, un peu avant Karine. De la vase s’éleva autour d’elles.

Ana se demanda à quel profondeur elles étaient, et leva la tête vers la surface, qui lui paraissait si loin, maintenant. Dix mètres ? Quinze mètres ?

Ça semble si peu, quinze mètres. Mais quand est on en train de mourir à quinze mètres en dessous de la surface, ça paraît tout d’un coup une année lumière.

Ana était sur le point de perdre conscience lorsqu’elle aperçut, une tâche floue de cheveux rouges flottant autour de sa tête, la sirène qui nageait vers elle, le couteau entre les dents.

***

Elenys et Ana traînèrent Karine, qui était toujours inconsciente, vers la rive. Enfin, plus exactement, Elenys traîna Karine, et Ana se traîna derrière Elenys en essayant désespérément de reprendre son souffle.

Ana regarda, médusée, Elenys faire du bouche à bouche à Karine en se demandant quand elle avait bien pu apprendre à faire ça. Peut-être un vieux marin qu’elle avait entraîné au fond de la mer… mais non, elle vivait dans un lac, et il n’y avait pas de marins dans le lac de Saint Charles.

Karine se mit à recracher de l’eau, ce qui interrompit la divagation d’Ana. Elle regarda Elenys, stupéfaite.

« Elle nous a sauvées, expliqua Ana. Tu vois ? C’est une vraie sirène. »

Elenys souriait. Ana souriait. Par mimétisme, Karine décida de sourire.

« Merci. Merci infiniment. Mais comment tu as pu ?

— J’avais pris mes précautions, expliqua Ana. Je lui avais demandé de nous suivre. Avec ma voiture.

— Mais comment elle a pu conduire ? demanda Karine, toujours stupéfaite. Hier, elle ne savait même pas ce que c’était qu’une voiture !

— Comme tu l’as dit hier, fit Ana avec malice, elle est un peu simple. Les gens simples font les choses simplement. Elle a simplement pris le volant. »

Karine se mordit les lèvres, gênée.

« Je ne voulais pas dire que…

— Peu importe, coupa Ana. On rattrape ce type ? »

***

À l’arrière de la twingo, Karine se rongeait les ongles nerveusement en pensant au ridicule de la situation : un type qui a commis deux meurtres et deux tentatives de meurtre poursuivi par la seule policière disponible du coin, trempée, accompagnée d’une voyante, trempée elle aussi, dans une voiture conduite par une fille qui se prend pour une sirène, entièrement nue, mais quand même moins trempée, parce que la peau sèche plus vite qu’un vêtement.

Et Ana avait raison. Elenys conduisait simplement. Elle ne se souciait ni des feux, ni des priorités, ni de quoi que ce soit qui aurait pu se trouver au milieu de sa route. Et le pire, c’est que ça marchait. Les autres voitures pilaient, klaxonnaient, et en dix minutes Elenys avait dû voir plus de bras d’honneur que Karine en dix ans, mais elle n’avait pas eu d’accident et était maintenant juste derrière le 4x4 de Gerald. Karine commençait à se demandait si la soi-disant « sirène » n’avait pas, en effet, quelque chose de magique.

Mais elle se demandait surtout pourquoi elle avait accepté de lui laisser le volant.

« Il s’arrête », observa Karine.

Tandis qu’Elenys arrêtait à son tour la voiture, une détonation retentit et le pare-brise explosa.

« Merde ! hurla Karine en se baissant.

— T’en fais pas », fit Ana en ouvrant la boîte à gants, tandis que d’autres balles se logeaient dans le capot. « Juste un petit conseil de guérisseuse.

— Quoi ? demanda Karine, stupéfaite qu’elle puisse encore parler de choses dans le genre dans un moment pareil.

— Il y a des cas, répondit Ana en souriant, où il faut laisser tomber l’homéopathie et passer à la chirurgie. »

Karine ne put que regarder l’ex-homéopathe attraper un énorme pistolet dans la boîte à gants, et viser, avec un sourire dément sur le visage.

« Comme j’ai dit, ajouta-t-elle, tout est dans la tête. »

Et elle tira.

***

Gerald n’osait pas bouger, la main en sang, et le regard fixé sur le pistolet, puis sur les yeux d’Ana. Karine les regarda à son tour. C’était la première fois qu’elle voyait Ana sans ses lunettes.

Ses yeux étaient bleus. Et c’est tout. Elle s’était attendue à des yeux rouges, ou un œil manquant, ou quelque chose comme ça qui aurait justifier de les cacher tout le temps. Mais non, ils étaient juste bleus.

Elle haussa les épaules, et se tourna vers Gerald, et lui passa les menottes. Puis elle se tourna vers Ana et soupira de soulagement.

« Tu sais, quand tu as dit que tout était dans la tête, j’ai cru que tu…

— Oh, fit Ana. Ben, j’ai visé la tête. Mais j’suis meilleure guérisseuse que tireuse, on dirait. »

Karine poussa Gerald vers la voiture.

« Co… comment vous avez pu sortir de l’eau ? demanda-t-il.

— Cherche pas, répondit Karine en souriant. C’est magique. »

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Lizzie Crowdagger écrit essentiellement de la fantasy et de la science-fiction. Ses histoires abordent des thématiques sérieuses, comme les vampires, la sorcellerie, les armes à feu et les explosions, mais parlent également de choses plus légères, comme le féminisme, l’homosexualité, la transidentité, la lutte des classes, etc.

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