Lizzie Crowdagger

Déviances vikings

Vikings & samouraïs, épisode 1

Chapitre 1

Avec l’altitude, le vent frais était d’autant plus cinglant, et Gunnbjörn regretta un instant de ne pas avoir pris de manteau.

Il avait une quarantaine d’années, la peau sombre, une taille respectable, quoique assez banale pour un guerrier viking, et une coiffure qui combinait de longs cheveux crépus tressés en arrière avec des tempes rasées sur le côté du crâne.

Il était habillé des vêtements traditionnels des guerriers vikings : il avait une chemise de corps ouverte jusqu’à mi-poitrine, que la vanité le poussait à ne pas refermer malgré le froid, au-dessus de laquelle il portait une veste en cuir sans manche. Au dos de celle-ci était brodée l’appartenance de son clan en lettres runiques. Ses jambes et ses pieds étaient, de leur côté, mieux protégés de la fraicheur, par un épais pantalon de cuir et des bottes à sangles. N’ayant pas prévu de guerroyer aujourd’hui, il ne portait que deux petites haches à la ceinture.

Pour se réchauffer, il marchait à grandes enjambées. Derrière lui, Siv peinait à le suivre. Gunnbjörn entendait la respiration de sa servante qui se faisait plus rapide : elle avait du mal à garder le rythme dans la montée.

Devant eux, Fenrir le chien gambadait. Il s’agissait d’un molosse noir à la taille imposante et aux poils longs. Son aspect quelque peu effrayant lui avait valu d’être baptisé Fenrir, comme le dieu loup, mais pour éviter la confusion avec ce dernier on l’appelait en général « Fenrir le chien », ce qui amenuisait quelque peu l’impact du nom.

Derrière eux, et déjà beaucoup plus bas, se trouvait la baie de Fossarjavík, avec le village côtier de Kirkjubær d’où ils étaient partis un peu plus tôt. Gunnbjörn se retourna quelques instants pour contempler le paysage, et en profita pour vérifier que Siv arrivait encore à le suivre.

Il lui avait demandé de l’accompagner chasser parce qu’il pensait qu’un peu d’entrainement physique ne ferait pas de mal à la jeune femme, et lui permettrait également d’échapper à ses corvées quotidiennes. Il n’était pas certain qu’elle lui en soit reconnaissante. Elle peinait dans la montée, rajustait tous les trois pas l’arbalète qu’il lui avait prêtée et qu’elle portait en bandoulière dans le dos, et trébuchait régulièrement à cause de ses bottes qui étaient trop grandes pour elles.

Qu’est-ce que tu t’imaginais ? se demanda Gunnbjörn en son for intérieur. Ce n’est pas une guerrière.

Siv était plutôt menue, avait la peau pâle et de longs cheveux châtains qu’elle gardait détachés. Contrairement à lui, elle avait pensé à se couvrir les épaules d’une cape en laine ; en revanche, ses jambes étaient exposées, puisqu’elle ne portait qu’une robe qui lui descendait jusqu’à mi-mollets.

— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il.

— Oui, sire.

Gunnbjörn poussa un soupir bruyant.

— Tu n’es pas obligée de m’appeler sire.

Siv attendit de l’avoir rejoint et d’avoir repris son souffle avant de répondre :

— Je sais, sire.

Il leva les yeux au ciel.

— Si tu regrettes d’avoir accepté de m’accompagner, tu peux me laisser l’arbalète et faire marche arrière.

— Non, sire. Vous me faites grand honneur en m’autorisant à venir avec vous.

Gunnbjörn n’était pas assez idiot pour ignorer le sarcasme. Siv se montrait toujours d’une politesse exemplaire, voire obséquieuse, mais y ajoutait parfois une ironie peu dissimulée.

— Tu n’es vraiment pas obligée, si tu n’en as pas envie. C’est juste que je pensais…

Il ne termina pas sa phrase. Il n’était pas certain de ce qu’il avait pensé. Normalement, c’était son fils, ou des amis, qui auraient dû l’accompagner à sa partie de chasse. Mais Gunnbjörn n’avait pas plus d’enfant que de femme, et s’il avait quelques compagnons qu’il considérait comme des amis, il était le genre d’homme à préférer d’habitude ce type d’excursions en solitaire.

— C’est un honneur, sire, termina Siv.

Il essaya un instant de déterminer si elle était sincère, puis abandonna.

— Un jour, soupira-t-il, j’arriverai à savoir quand tu parles avec le cœur et quand tu te moques de moi.

— Les deux ne sont pas toujours incompatibles.

Gunnbjörn fut surpris de voir un sourire aux coins des lèvres de sa servante. Cela n’arrivait que depuis peu de temps. Lui était plus démonstratif et partit dans un grand rire sonore. Siv le regarda avec incompréhension, n’estimant visiblement pas que sa remarque justifiait pareille réaction.

— On se remet en route, alors ? demanda-t-il ensuite.

— Puis-je juste suggérer à mon honorable maitre que son humble servante ne dispose ni de la longueur de ses jambes, ni de la force de ses muscles, et qu’un rythme plus tranquille lui serait plus confortable ?

— D’accord, concéda le guerrier. C’est juste que je pensais…

— … me rendre service en forgeant mon faible corps pour faire de moi une valeureuse guerrière, sire ?

La façon que Siv avait de le percer à jour faisait sans doute partie des choses qui avaient conduit Gunnbjörn à l’apprécier autant. Parfois, aussi, cela l’agaçait un peu.

— C’est aussi que, lorsque je marche plus lentement, je ne peux pas m’empêcher de parler. Je vais encore raconter certaines de mes prouesses, et avoir droit à tes remarques perfides.

— Moi, perfide ? Je n’oserais jamais, mon seigneur. Et de toute façon, je serai trop occupée à garder mon souffle.

Avec ce nouvel accord, ils se remirent en route, à une allure plus réduite qui laissait à Fenrir le chien le loisir d’aller renifler un peu partout, à Gunnbjörn le champ libre de deviser et qui permettait à Siv de rester à sa hauteur.

Après quelques anecdotes, il commença à raconter le dernier raid auquel il avait pris part dans les iles du Levant, et qui l’avait emmené à affronter un samouraï en combat loyal.

— Et, là, s’emporta-t-il, tu sais ce que m’a répondu ce chien à quatre pattes ?

Il ne s’attendait pas à une réponse de Siv, qui avait jusqu’à présent honoré sa part du marché en gardant le silence. Mais, malgré son souffle court, la servante se sentit tout de même obligée de demander :

— Je ne comprends pas, sire, n’est-il pas d’usage pour un chien d’avoir quatre pattes ?

La question prit Gunnbjörn au dépourvu et il s’arrêta, interloqué. Comme pour appuyer Siv, Fenrir le chien se retourna, démontrant qu’il avait bien quatre pattes.

— Tu ne sais pas d’où vient l’expression ? demanda-t-il.

— Oh, si, monseigneur. Mais, d’ordinaire, je ne m’autoriserais pas à pointer l’absurdité de la redondance.

Devant le regard faussement courroucé de son interlocuteur, elle ajouta prestement :

— Pardonnez-moi, messire. Je vais reprendre mon silence essoufflé pour vous laisser conter vos exploits ineffables.

Elle tint parole tout le reste de l’ascension. Peu à peu, tandis que Gunnbjörn racontait des exploits à peine exagérés, la pente se fit moins raide et l’herbe qu’ils foulaient laissa la place à plus de terre et de racines. Ils arrivaient dans la forêt perchée.

Tandis qu’ils s’aventuraient dans les bois, Gunnbjörn mit son égo de côté et se mit à raconter un des exploits de son père plutôt qu’un des siens. Dans sa jeunesse, l’homme avait participé à une expédition pour explorer les océans au-delà de Midgard.

Siv sortit de son silence mais, à la surprise du guerrier, elle faisait montre d’un intérêt réel qu’elle n’essaya bientôt même plus de masquer derrière des piques incisives. Elle en oublia même de l’appeler « sire ». Cela n’était peut-être pas si étonnant : après tout, la jeune femme venait d’Asgard.

Gunnbjörn, s’il transmettait l’histoire fidèlement, n’était pourtant pas certain de sa vérité : il n’y avait pas beaucoup de survivants qui pouvaient se targuer d’avoir participé à une telle expédition. La plupart de ceux qui s’en vantaient étaient surtout de fieffés menteurs.

Son père, Gunnvald, disait avoir vu des flammes tomber du ciel réduire leur bateau en cendres. Il n’avait dû son salut qu’à une planche de bois sur laquelle il s’était accroché, et qui avait fini par le ramener sur une ile du Nord.

— Des flammes tombées du ciel ? demanda Siv. Ce n’était pas des éclairs ?

D’ordinaire, c’était la colère de Thor qui expliquait qu’aucun navire ne revenait passé une certaine limite. Du moins, c’était le cas chez les gens du Nord ; au Levant, on parlait des vents des dieux. La vérité était que personne, nulle part, n’en savait grand-chose.

— Pas d’après mon ancien. Honnêtement, je ne sais pas quel crédit accorder à son histoire. Je ne pensais pas que ça t’intéresserait autant. Après tout, tu devrais en savoir plus que moi, là-dessus.

— Pas vraiment, admit Siv. Je me rappelle juste m’être réveillée sur une plage, en compagnie d’autres exilés. Je n’ai pas de souvenirs du voyage.

Cela ne surprenait pas Gunnbjörn. Tous les exilés d’Asgard lui avaient dit la même chose. Pour cette raison, il ne lui demanda pas à quoi ressemblait la vie là-bas. Tous ceux qui lui en avaient parlé la décrivait comme sensiblement similaire à Midgard. À se demander pourquoi on les bannissait ici.

— Qu’est-ce que tu faisais, avant ?

— Comme métier ? demanda Siv. Rien de très recommandable, j’en ai peur, sire. Jamais je n’aurais osé espérer avoir la chance de servir un seigneur honnête et magnanime.

Il y avait peut-être une pointe d’ironie dans la phrase, mais Gunnbjörn soupçonna que, sur le fond, Siv était sincère. Lorsqu’il l’avait rencontrée, quelques mois plus tôt, elle n’était pas exactement dans une situation idéale. Pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher de ne pas se sentir mal lorsqu’elle se montrait aussi redevable.

— On dit que dans les veines des exilés coulent le sang des dieux. Tu n’es pas une servante ordinaire.

Siv poussa un soupir. Clairement, elle ne voyait pas les choses de la même manière.

— Je ne suis pas ordinaire, admit Siv, mais je crains qu’il y n’y ait rien de divin là-dessous. Être une servante bien traitée est sans doute le mieux à espérer.

Gunnbjörn ne savait pas quoi dire. Peut-être n’avait-il pas utilisé les bons mots. Les bonnes phrases. Il aurait aimé lui dire à quel point, sang des dieux ou pas, elle était importante pour lui. Mais s’il pouvait faire preuve d’éloquence lorsqu’il s’agissait de raconter ses exploits, il était moins à l’aise lorsqu’il devait parler de ses sentiments.

— Et puis, ajouta Siv, je doute que servir le grand Gunnbjörn soit être une servante ordinaire. Je suis sure que si quelqu’un est capable de défier le feu des dieux, ou le vent, ou quoi que ce soit, c’est vous, sire.

Le regard de Gunnbjörn se posa sur un corbeau qui les observait, perché sur un arbre. Un messager d’Odin, comme l’indiquaient ses yeux rouges luisant.

— Ne dis pas ça. Tu vas offenser les dieux.

Siv suivit son regard, et s’inclina avec déférence.

— Mes excuses, seigneur d’Asgard. N’y voyez pas d’offense. Je disais cela uniquement pour flatter mon seigneur en espérant qu’il me traite bien.

Le volatile s’envola. Est-ce que c’était parce qu’il était vexé par l’outrage ? Parce qu’il avait accepté les excuses ? Ou juste pour aller se poser sur une branche plus confortable ? C’était dur à dire.

Ils firent quelques pas de plus en silence, puis Gunnbjörn sentit Siv lui toucher le bras. Sans un bruit, elle lui indiqua quelque chose. Il fallut au guerrier plusieurs secondes pour comprendre ce dont il s’agissait : à quelques dizaines de mètres d’eux, en partie masqué par un buisson, se tenait un sanglier de bonne taille.

Siv attrapa son arbalète et commença à l’armer. L’engin était doté d’une poulie qui permettait de lui donner une bonne puissance sans requérir trop de force, mais qui présentait l’inconvénient de ne pas offrir la même cadence qu’un arc plus sommaire. Gunnbjörn maudissait intérieurement cette perte de temps, et espérait que la bête n’aurait pas l’idée d’en profiter pour filer.

Après cela, ils allèrent à pas de loups chercher l’emplacement idéal pour le tir. Le guerrier fit signe a son chien de venir à ses pieds, puis l’attrapa par les poils du cou pour éviter qu’il n’aille éveiller l’attention de l’animal. Ensuite, il suivit son apprentie vers une petite butte qui avait l’avantage de lui donner de la hauteur. Il approuva ce choix d’un hochement de tête, avant de lui murmurer :

— Tu te rappelles ce que je t’ai dit ?

Un carreau ne serait probablement pas suffisant pour abattre immédiatement une bête d’une taille importante. Par conséquent, il fallait se préparer à la poursuivre, à la pister, voire, dans les cas extrêmes, à esquiver une charge désespérée.

Tandis que Siv lui répondait à son tour d’un hochement de tête silencieux, il lui fit signe qu’elle pouvait y aller. Elle épaula l’arbalète et resta un certain temps ainsi, à se préparer à tirer, attendant le moment propice.

Finalement, Gunnbjörn entendit l’arbalète claquer, puis le grognement de l’animal touché. Il arbora une moue de satisfaction : c’était du bon travail.

Blessé au dos, l’animal se tourna vers eux, furieux, et se mit à charger. À côté de lui, Siv maniait la poulie à toute vitesse afin de recharger. Ce n’était probablement pas le bon choix : elle n’aurait pas le temps de tirer avant que l’animal ne soit sur eux. Dans ce genre de circonstances, d’après l’expérience de Gunnbjörn, le mieux était de reculer dans un endroit plus sûr, ou de compter sur une arme suffisamment tranchante pour achever le travail.

Il sortit une des haches qu’il avait à sa ceinture, et la tint à disposition de Siv. Celle-ci l’ignora, continuant à se focaliser sur son arbalète tandis que le bruit du galop furieux de la bête noire qui fondait vers eux se faisait plus menaçant. Gunnbjörn était un peu déçu, mais il ne pouvait pas lui en vouloir : après tout, elle le lui avait bien rappelé, elle n’était pas une guerrière.

Ses yeux se reportèrent sur l’animal qui approchait. Celui-ci s’apprêtait à bondir, et Gunnbjörn hésita un instant. Il avait dit qu’il n’interviendrait que si Siv lui demandait, et elle n’avait rien fait de tel. Cependant, il avait prévu d’agir tout de même si la situation était désespérée, parce qu’il craignait bien que son humble servante n’ose lui demander de l’aide de peur de le décevoir.

Tandis qu’il réfléchissait, l’animal sauta vers Siv, qui se laissa tomber en arrière. La situation semblait maintenant suffisamment désespérée pour qu’il intervienne.

Alors qu’il s’apprêtait à frapper, tandis que l’animal était toujours en l’air, il entendit un nouveau claquement. Interdit, il vit un carreau d’arbalète transpercer la tête de l’animal, qui continua sa course au-dessus de son apprentie qui s’était jetée en arrière avant d’aller s’écraser un peu plus loin.

Tandis que Siv restait allongée au sol, Gunnbjörn fit quelques pas vers l’animal pour s’assurer qu’il était bien mort. Après quoi, le charme fut rompu, la vie reprit ses droits, et Fenrir le chien se mit à remuer la queue et à pousser des jappements enthousiastes.

— Tu chasses toujours le sanglier ainsi ? demanda Gunnbjörn.

— Bien sûr, Monseigneur. J’ai, évidemment, une grande pratique en la matière.

Gunnbjörn examina la dépouille qui était à ses pieds. Si le premier carreau ne l’avait que légèrement blessé, le second avait fracassé sa boite crânienne par le dessous.

— Je suppose que ça marche, en tout cas.

Toujours à terre jusque-là, Siv se releva enfin, sous la pression de Fenrir qui venait essayer de lui lécher le visage.

— Mon seigneur me permettrait-il de reprendre mon souffle avant de dépecer la bête ?

Gunnbjörn lui fit un petit signe d’acquiescement, et la regarda inspecter son corps. Il pensait que c’était pour vérifier qu’elle n’était pas blessée, mais elle le détrompa :

— Par les dieux, s’exclama-t-elle, je suis pleine de sang de porc.

Le guerrier partit dans un rire tonitruant tandis que son apprentie lui jetait un regard courroucé.

— C’était du bon travail, lui dit-il. Pas très orthodoxe, mais efficace, je suppose.

Elle ne paraissait pas convaincue, et se mit à gravir la butte. De là où elle était, la vue était plus dégagée et on pouvait voir la vallée voisine.

— Sire, venez voir !

Gunnbjörn se précipita pour la rejoindre. Vu le ton enjoué, il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui pointe du doigt une armée ennemie prête à déferler sur leur vallée, mais plutôt une autre proie possible, peut-être un cerf ou au moins un lapin. Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’était à ce qu’elle lui montre quelques fleurs mauves.

— Ce sont des cynoglosses ! s’exclama-t-elle. Ne sont-elles pas magnifiques ?

Le guerrier ne put retenir un soupir.

— Ce n’est pas franchement mon domaine de prédilection.

Pendant ce temps, Siv s’était baissée pour en cueillir quelques-unes. Elle se releva avec un grand sourire et s’approcha de Gunnbjörn pour en placer une dans la fermeture de sa veste en cuir.

— Sire, elle vous irait à merveille.

Il lui jeta un regard mauvais, mais elle continua :

— Je suis sure qu’ainsi, mon seigneur aura un succès indéniable.

— Je doute que ce soit dans nos mœurs, répliqua-t-il sèchement.

— Peut-être pas chez les guerriers, admit Siv. Mais pour capter l’œil d’un poète, peut-être ?

— Qu’est-ce tu insinues ?

Siv lui fit un petit sourire ironique.

— Je dis juste qu’un certain scalde est venu au village en prévision de la réunion du thing et qu’il regardait mon seigneur d’un air intéressé.

— Assez !

— Désolée, ô sire. Loin de moi l’idée de vous offenser.

Siv se tourna, comme pour retourner à la contemplation du paysage, mais Gunnbjörn soupçonnait que c’était pour lui cacher son sourire. Il poussa un soupir et regarda la fleur qu’il avait encore en boutonnière. Il hésita un instant à la jeter à terre et à l’écraser sous ses bottes, mais il se ravisa. Même s’il lui semblait que sa servante se moquait de lui, il se demandait si, à ses yeux, il ne s’agissait pas d’un véritable présent, et il ne voulait pas non plus la vexer.

— Bon, tu as repris ta respiration. Maintenant que tu l’as tué, il te reste à dépecer ta prise.

— Un instant, sire.

Siv continuait à scruter l’horizon.

— Vous voyez la même chose que moi ? demanda-t-elle.

— Si c’est encore une fleur…

— Non. Là-bas.

Le ton de Siv était grave. Gunnbjörn essaya de suivre des yeux la direction qu’elle lui indiquait de la main, mais il n’aperçut rien que des arbres, des montagnes, des plaines et des champs.

— Des hommes ? se demanda Siv. Mais, je ne sais pas ?

Gunnbjörn crut enfin voir une petite tache, à la lisière d’une forêt lointaine. Il plissa les yeux, et finit par distinguer ce que voyait son apprentie : un groupe d’hommes, à pied.

— C’est peut-être le thing ? demanda-t-il.

Celui-ci ne s’assemblerait que demain, mais des hommes des régions les plus lointaines avaient déjà commencé à arriver au village — tels ce scalde dont elle lui avait rebattu les oreilles. Mais, aussi tôt dans la journée, c’était étrange.

— Non, dit Siv, lugubre. Des marcheurs.

Gunnbjörn poussa un grognement. Voilà qui n’était pas de bon augure. Les marcheurs avaient forme humaine, mais c’était tout. Animés par des démons, ils dévoraient les corps et les âmes des vivants pour s’en repaitre.

— Tu es sure ?

— Leur façon de se déplacer… presque sure, sire.

Gunnbjörn jeta un coup d’œil au cadavre du sanglier. S’il s’agissait bien de marcheurs, ils devaient avertir le village au plus vite.

— Rentrons vite, alors. Tu dépèceras ta prise plus tard.

Chapitre 2

Ils trottinèrent jusqu’à Kirkjubær. Heureusement, au retour, il s’agissait essentiellement de descente, et Siv n’avait pas de mal à suivre Gunnbjörn, d’autant plus que celui-ci portait le sanglier sur ses épaules. Il avait hésité à abandonner l’animal aux rapaces, mais ce n’était pas quelques non-vivants qui allaient l’empêcher d’avoir de la viande à se mettre sous la dent.

Lorsqu’ils approchèrent du village, ils s’arrêtèrent quelques instants devant la ferme de Gunnbjörn, qui se trouvait sur leur chemin, à la périphérie de Kirkjubær.

Le guerrier lâcha son sanglier, et jeta un regard à Siv.

— Tu sais ce que tu dois faire ?

— Sire ! s’exclama simplement celle-ci, dans une parodie de salut militaire.

— Bien. On se retrouve aux écuries. Fenrir, reste ici.

Tandis que Siv tenait le chien pour qu’il ne le suive pas, Gunnbjörn se remit en route vers le centre du village, alpaguant les quelques personnes qu’il croisait.

— Alerte ! se bornait-il à répéter.

Il fut bientôt aidé par le son d’une corne de brume qui relaya sa parole de manière plus efficace. Lorsqu’il arriva devant la demeure du jarl, il y avait déjà une petite foule qui était réunie. Parfait. Cela permettrait de gagner du temps.

Gunnbjörn baissa la tête et s’adressa à Harald, le jarl, qui se trouvait au centre de l’assemblée. L’homme avait soixante-dix ans, mais restait robuste. Il avait des cheveux courts et blancs et un visage dur et couturé de cicatrices que venait nuancer un regard malicieux.

— Siv a vu des marcheurs du haut de la montagne, expliqua le guerrier.

Il jugea bon de mettre en avant le rôle de sa servante. Celle-ci restait mal acceptée dans le village, aussi souligner son importance dans sa défense ne pouvait pas faire de mal.

— Ils viennent vers nous ? demanda Harald.

— Dur à dire. Je crains surtout pour le village d’Apal.

Harald approuva d’un petit hochement de tête.

— Prends quelques chevaucheurs, et allez les intercepter. S’ils sont trop nombreux, tâchez de les attirer par ici. Le reste des hommes s’occupera d’eux.

C’était la solution qui semblait évidente à Gunnbjörn. Il était soulagé que ce soit aussi celle retenue par le jarl, et de ne pas avoir à argumenter face à celui-ci. Il se contenta de baisser la tête, puis leva un poing et hurla :

— Chevaucheurs, avec moi !

Il se dirigea ensuite vers les écuries, suivi par une poignée d’hommes. Akim, qui était parmi eux, s’en détacha et vint trottiner pour se placer à côté de lui.

— J’en déduis que la partie de chasse ne s’est pas déroulée comme prévu ? demanda le jeune homme.

— Siv a réussi à tuer un sanglier.

— Tu espères toujours en faire une guerrière, hein ?

Gunnbjörn ne répondit pas. Il n’était pas d’humeur à discuter des projets qu’il avait pour son apprentie.

— Vois les choses en face, reprit Akim. Ce n’est pas là qu’elle brille.

— Ça ne lui fera pas de mal de savoir se défendre, répliqua sèchement le guerrier.

Akim ne répondit pas.

— Je vais chercher mes armes, dit-il plutôt. Je te retrouve aux écuries.

Gunnbjörn lui fit un petit signe de tête tandis qu’il s’éloignait. À vrai dire, il aurait préféré qu’Akim reste en retrait, mais le jeune homme avait maintenant son destrier et brulait de l’étrenner au combat. Lui-même avait été jeune et pouvait le comprendre ; et peut-être qu’il aurait bien besoin d’un combattant en plus. Mais il craignait que le jeune homme ne soit blessé, ou pire. Il faudrait peut-être qu’il admette qu’il ne pouvait pas protéger tout le monde.

Il entra dans les écuries, suivi de trois autres guerriers. Ils n’étaient pas très nombreux, mais d’autres allaient peut-être encore les rejoindre, et dans tous les cas il faudrait bien que cela suffise. Au pire, ils se contenteraient de détourner la horde de marcheurs du village d’Apal.

Siv était déjà près de son destrier, et avait apporté ses armes et armures. Gunnbjörn retira sa veste et enfila à la place sa cuirasse noire. Celle-ci était faite en tissu d’Asgard, à la fois plus légère et plus résistante qu’une cotte de mailles ou une armure en métal. Comme Harald restait au village, du groupe, il serait le seul à bénéficier d’une telle protection.

Il enfila ensuite son casque, noir lui aussi, orné de deux petites cornes tournées vers l’avant, et munie d’une visière transparente qu’il ne rabaissa pas tout de suite. Pendant ce temps, Siv fixait son long marteau d’armes à son destrier.

Gunnbjörn prit quelques instants pour inspecter sa monture. Celle-ci était imposante : entièrement noire, ses deux roues étaient énormes ; sa selle était plutôt basse, mais les deux branches du guidon étaient suffisamment longues pour que cela ne soit pas inconfortable, bien au contraire. Il remarqua que Siv avait changé la poignée gauche, qui avait pris un coup de lame lors de la dernière bataille.

Pendant ce temps, il entendit dans son dos Freydis entrer. Plus exactement, il l’entendit lorsque la guerrière s’exclama d’une voix forte :

— Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ? Encore des non-vivants à décapiter ?

Gunnbjörn se retourna et fit un petit signe de tête à la grande femme blonde. Il était soulagé de la voir : si elle était un peu plus jeune que lui, elle était plus expérimentée que les autres chevaucheurs et aurait eu le grade de lieutenant s’ils avaient été du genre à s’encombrer de grades.

— Hé, la vipère ! lança-t-elle à Siv. Pousse-toi de là, et ne t’avise pas de poser tes sales pattes sur mon destrier.

— Puis-je faire remarquer à votre seigneurie que les vipères n’ont pas de pattes ? demanda la servante avec un regard étonnamment défiant.

Loin de s’écarter, Siv s’était au contraire placée au milieu de sa route, et Freydis dut la bousculer pour accéder à sa machine. Gunnbjörn regarda la scène, interloqué. Si un certain nombre d’habitants du village s’étaient, depuis le début, montrés peu sympathiques envers Siv, depuis quelque temps, l’hostilité de Freydis devenait un problème. Plus étonnant, sa servante, qui faisait d’habitude le dos rond, avait commencé à lui répondre. Était-ce parce que Freydis était une femme, et qu’elle pensait qu’elle serait moins dangereuse ? Dans tous les cas, il faudrait peut-être qu’il calme la situation avant qu’elle ne s’envenime trop.

— Un de ces quatre, reprit Freydis, tu sais ce que je vais faire avec ta langue fourchue ?

— C’est vraiment le moment ? intervint Gunnbjörn.

Freydis fit tourner sa hache de combat à deux têtes avec un sourire carnassier.

— C’est une mise en jambes avant de passer aux choses sérieuses.

Elle s’attela ensuite à fixer son arme sur son destrier, et Gunnbjörn décida qu’il valait mieux laisser les choses là pour l’instant. Il se tourna vers Siv, qui était aussi retournée vérifier sa machine à lui. Il ne comprenait pas pourquoi la jeune femme cherchait à examiner ces mécanismes avec autant de précision, mais ça l’arrangeait bien de ne pas avoir à comprendre ni à tripatouiller tout ça lui-même, alors il la laissait faire.

— Quelque chose que je dois savoir ? lui demanda-t-il.

— Non, sire. Mais faites attention, je vous en conjure.

— Je fais toujours attention, répliqua-t-il avec un petit sourire satisfait.

Siv leva les yeux au ciel.

— Non, sire. Suite à votre dernière sortie, j’ai dû supplier le maitre forgeron de me fabriquer le matériel nécessaire à vos réparations.

Gunnbjörn entendit un éclat de rire derrière lui, et se retourna vers Akim, qui les rejoignait enfin, accompagné de quelques retardataires. Au moins, comme ceux-ci, il avait déjà enfilé son armure.

— Je parlerai à mon père. Il n’a sans doute pas idée de l’importance de ton travail.

Siv s’inclina respectueusement.

— Sire Akim.

Celui-ci répondit en s’inclinant de la même façon, un petit sourire aux lèvres.

— Miresse des destriers.

Siv rougit et fit un pas en arrière. Gunnbjörn ne put retenir un sourire, mais il était temps de passer aux choses sérieuses.

— Bien, tout le monde est prêt ?

Des cris enthousiastes lui répondirent. Il prit cela pour un oui, et monta sur son destrier. Il plaça sa main sur la poignée droite, et l’engin s’anima, émettant un vrombissement sourd.

Gunnbjörn jeta un coup d’œil aux alentours. Ils étaient maintenant une petite dizaine de chevaucheurs. Si les marcheurs n’étaient pas trop nombreux, cela devrait suffire.

— En avant ! s’écria-t-il avant de démarrer.

***

Siv regarda les fiers chevaucheurs partir, puis rangea un peu le matériel qui trainait. Dans les écuries, en dehors d’elle, il ne restait qu’Oddfred. Comme elle, il avait parfois la tâche de s’occuper des destriers. Et, comme souvent, il la regardait d’un air mauvais, peut-être parce qu’elle lui faisait concurrence.

— Pourquoi est-ce qu’il t’aime autant, hein ? demanda le jeune homme.

— Je ne sais pas, répondit Siv avec un haussement d’épaules.

— Est-ce que ça l’amuse, de trainer avec un monstre ? Est-ce que ça ne lui fait pas mal de te voir souiller son destrier ?

Siv s’imagina un instant en train d’attraper une de ces grosses clés qui lui servaient à démonter les roues des puissants engins asgardiens, mais elle prit sur elle pour garder un visage impassible.

— Je ne peux pas répondre au nom de mon seigneur. Vous devriez peut-être lui demander.

Bien sur, elle connaissait en partie la réponse. Si elle ne savait pas exactement — malgré quelques soupçons — pourquoi Gunnbjörn avait fait d’elle sa petite protégée, elle savait très bien pourquoi il la laissait s’occuper de son destrier. C’était, essentiellement, parce qu’elle le faisait bien, contrairement à cet idiot d’Oddfred incapable de comprendre à quoi servait la moitié des outils asgardiens.

Mais Siv ne pouvait pas répondre cela, aussi se contenta-t-elle de prendre congé en disant qu’elle devait retourner à la ferme s’occuper du sanglier.

Elle fit le chemin en portant la veste en cuir de son maitre et, lorsqu’elle entra dans la bâtisse de la famille de Gunnbjörn, elle eut la surprise de voir que le père de celui-ci avait déjà commencé à dépecer l’animal, assis par terre.

Gunnvald ressemblait assez à son fils, en plus âgé évidemment. Il avait de longs cheveux blancs et portait toujours la veste du clan même s’il n’avait plus combattu depuis des années. S’il ne lui avait pas manqué la jambe droite, Siv ne doutait pas que Gunnvald serait parti affronter les marcheurs avec son fils.

— Vous ne voulez pas que je m’en occupe, sire ? demanda la jeune femme.

Le vieil homme secoua la tête et tapota à côté de lui pour l’inviter à s’assoir.

— Ça me fait une occupation. Viens plutôt me raconter ce que c’était que tout ce tintouin.

Siv obéit, et lui parla des marcheurs qu’ils avaient vus dans la montagne.

— Hum, fit Gunnvald, l’air songeur.

— Je suis certaine que votre fils… commença Siv, mais elle fut interrompue.

— Oh, je ne m’en fais pas pour lui. Mais en cette saison, ils sont censés se tenir tranquilles, non ?

Siv ne répondit pas. Elle n’était pas au courant qu’il y avait une saisonnalité dans l’apparition des marcheurs.

— Il y a une assemblée du thing qui commence demain, reprit Gunnvald. Je ne doute pas qu’on décidera d’une nouvelle expédition qui mobilisera nos meilleurs hommes.

Siv hocha la tête. Avec la plupart des guerriers partis, cette incursion de marcheurs aurait pu prendre une tournure bien plus sinistre.

— Je n’avais pas pensé à ça, sire, admit-elle.

— Ce n’est pas ton rôle.

— Désolée, sire.

Lorsque Gunnbjörn l’avait recueillie, son père n’avait pas bien pris la chose. Siv n’avait pas eu tous les détails de la conversation, mais certains mots qu’elle avait pu entendre ainsi que le volume avec lequel ils avaient été prononcés indiquaient qu’elle avait été houleuse.

Depuis, les choses s’étaient aplanis, et Gunnvald se contentait en général d’ignorer la jeune femme. Ce n’était cependant pas le cas aujourd’hui, et elle ne savait pas sur quel pied danser avec lui.

— Arrête de t’excuser. Je voulais juste dire que j’espère que nos seigneurs, eux, penseront à ce genre de détails avant de vider les villages de tous ceux qui peuvent se battre.

Siv ne savait pas quoi répondre, ni quoi faire de ses mains, tandis que celles de Gunnvald s’agitaient pour découper des morceaux de chair du sanglier.

À côté d’elle, Gunnvald prit son inspiration, comme s’il allait dire quelque chose d’important. Siv se raidit, pleine d’appréhension, et le temps sembla se figer. Puis le vieil homme secoua la tête.

— Ah, fit-il. Termine donc de dépecer ce sanglier. Je ferais mieux d’aller parler à Harald.

Si le vieil homme avait pris son courage à deux mains pour dire ce qu’il avait sur le cœur, peut-être que les évènements se seraient ensuite déroulés différemment. Au lieu de cela, Siv le regarda se relever sans l’aider — elle savait qu’il était trop fier pour cela — et partir sur ses béquilles.

***

Lorsqu’il vit le groupe de marcheurs, Gunnbjörn arrêta son destrier et leva le poing pour indiquer à ses chevaucheurs de l’imiter.

Les non-vivants étaient moins nombreux qu’il l’avait craint, mais plus qu’il l’avait espéré. Ils semblaient effectivement avoir pris la direction d’Apal, mais il faudrait encore un peu de temps avant que celui-ci ne soit menacé.

Il fit signe à Freydis de se placer à côté de lui.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il.

Freydis releva la visière de son casque rouge pour mieux examiner la situation, dévoilant son visage orné d’une vilaine cicatrice au niveau du nez.

— Je ne sais pas. Ils seraient plus nombreux, je serais d’avis qu’on se contente d’attirer l’attention pour les détourner du village. Ils seraient moins nombreux, je pense qu’on devrait charger et s’occuper d’eux. Là ? Je suppose qu’on a le choix.

— Ouais, admit Gunnbjörn.

Il tenta de peser le pour et le contre. Charger, c’était s’exposer à ce que des hommes soient blessés, ou pire. C’était aussi la démarche la plus glorieuse et la plus héroïque. D’ordinaire, il avait passé l’âge de prendre en compte ce genre d’arguments, mais, à la veille d’un thing, il n’était pas à écarter. Si ses guerriers rentraient frustrés et moqués par les autres clans, ce ne serait pas de bon augure.

— Je pense qu’il faut qu’on tente une charge, hein ? soupira-t-il.

À son côté, Freydis ne répondit pas, et se contenta de rabaisser sa visière.

— Les gars ! cria Gunnbjörn. On va charger !

Des cris d’excitation lui répondirent.

— Restez groupés et faites attention ! ajouta-t-il.

Il n’y eut pas le même enthousiasme. Il poussa un soupir, et lança son destrier.

L’assaut contre un groupe de marcheurs n’avait pas grand-chose à voir avec les engagements militaires habituels. Pour commencer, la plupart du temps, ils n’étaient pas armés. Comme leur nom l’indiquait, ils se contentaient essentiellement de marcher. Oh, et ils mangeaient les gens, aussi. Peut-être que « dévoreur » aurait été un terme plus approprié.

Si, de loin, leur apparence pouvait sembler humaine, leur comportement s’en différenciait largement. Ils ne connaissaient pas la peur, le froid, la fatigue, la pitié ou le remords. Et ils ne s’arrêtaient pas avant d’être éliminés.

La meilleure façon de le faire était de s’en prendre à la tête. Il avait vu des marcheurs continuer à ramper vers leur proie après avoir perdu leurs deux jambes.

Ils se déplaçaient habituellement en grands groupes, qui pouvaient regrouper des centaines voire des milliers de membres. Individuellement, ils n’étaient pas très menaçants, du moins pour des combattants un peu aguerris ; mais la masse pouvait vite constituer un problème.

La stratégie habituelle dans ce genre de circonstances était non pas de lancer leurs destriers vers le groupe en espérant les mettre en fuite, mais de tourner sur les côtés en causant un maximum de dégâts tout en évitant de se retrouver débordés.

Lorsqu’ils approchèrent de la meute, Gunnbjörn fit signe à Freydis de prendre la tête du petit groupe et laissa le reste de ses hommes passer devant lui. La plupart du temps, les meneurs préféraient, comme leur nom l’indiquait, être devant leurs hommes et pas en queue de cortège, mais il trouvait plus facile d’avoir une vision d’ensemble dans cette position. Il faisait toute confiance à Freydis pour diriger le groupe de façon adéquate et l’éviter de se retrouver encerclé, et il préférait s’assurer qu’aucun de ses hommes ne se retrouve désarçonné. Par ailleurs, il disposait d’une corne de brume fixée sur son destrier qui lui permettait de signaler qu’il fallait accélérer, ralentir, ou tout simplement de sonner la retraite. À l’avant, avoir une vision d’ensemble de la situation était à peu près impossible.

Comme il l’escomptait, Freydis engagea le groupe à proximité de la meute, sans forcément chercher à porter des coups elle-même. Ce n’était pas son rôle, et une bonne ouvreuse devait rester prudente et assurer la sécurité du reste des troupes plus que chercher les exploits. Derrière elle, les chevaucheurs commencèrent à décimer la horde de marcheurs. Certains destriers étaient montés par deux hommes, le chevaucheur et un guerrier qui avait ainsi plus de liberté de mouvement pour frapper à sa guise. En général, il s’agissait de jeunes hommes qui espéraient être choisis par les dieux pour devenir chevaucheurs à leur tour.

Gunnbjörn empoigna son marteau d’armes de sa main gauche mais ne cherchait pas spécialement à donner de grands coups. Avec la vitesse de son destrier, l’arme ferait suffisamment de dégâts sans qu’il n’ait besoin de trop se fatiguer, et il préférait garder sa concentration sur ce qu’il se passait devant lui. Pour l’instant, tout allait bien, les hommes gardaient la bonne distance avec la meute pour pouvoir l’attaquer sans trop risquer d’être désarçonnés. Devant, Freydis s’assurait que le chemin que le groupe suivait était praticable et évitait des passages trop boueux ou en montée.

Gunnbjörn se sentit un peu rassuré. S’ils arrivaient à garder la même discipline, ils pourraient réduire à néant la meute de marcheurs sans subir de pertes. Malheureusement, la discipline n’était pas forcément la plus grande qualité des hommes du Nord, et il craignait toujours un élan d’héroïsme inconsidéré.

À bien y réfléchir, il n’y avait pourtant rien de bien héroïque ni de glorieux à leur sinistre tâche. Il s’agissait essentiellement d’éliminer des créatures déjà à moitié décomposées et vêtues de haillons. Si leur apparence était plus ou moins humaine, en dehors de leurs yeux rouges, leur comportement était très différent. Des vivants auraient fui ou se seraient rendus, mais la meute continuait à essayer de se battre, si l’on considérait que « se battre » était le mot approprié.

Freydis fit tonner sa corne de brume pour indiquer au groupe qu’il fallait contourner une portion plus boueuse et rocailleuse que le reste. Sans doute que leurs destriers auraient pu traverser cet obstacle sans encombre, mais elle préférait minimiser le risque de chute. C’était pour cela que Gunnbjörn appréciait autant lui confier la tête de l’escouade.

Pendant quelques instants, leur détour les mit à l’écart de la meute de marcheurs, et il en profita pour faire quelques mouvements afin de se dégourdir la main droite, puis, très vite, ils revinrent au contact des créatures. Tandis que son marteau fracassait le crâne d’un marcheur, puis d’un autre, il réalisa que les non-vivants étaient plus proches de lui. Freydis avait gardé la même distance qu’avant, mais, derrière elle, les hommes, peut-être avides de sang ou d’en finir, avaient avancé leurs destriers au contact.

Cela permettait de gagner du temps, il n’y avait pas à dire : les marcheurs tombaient beaucoup plus vite. La contrepartie, c’était évidemment que les risques étaient multipliés, et Gunnbjörn dut donner un coup de botte à une des créatures qui s’était agrippée à son destrier.

Ce n’était pas ce qui était prévu, aussi le guerrier s’empressa d’actionner sa corne de brume. Il était hors de question de laisser ses hommes se mettre en danger pour une mission de routine.

Malheureusement, il était déjà trop tard : devant lui, un marcheur s’était jeté sous les roues des destriers, et un chevaucheur avait chuté en tentant de l’éviter. Akim, lui, avait percuté la créature de plein fouet. Cela avait été radical pour l’éliminer, mais il s’en retrouvait déséquilibré. Il tenta un moment de reprendre le contrôle de son destrier, qui vira à gauche, puis à droite, avant de glisser sur le côté.

— Merde, jura Gunnbjörn.

C’était le pire qui pouvait arriver : des chutes en queue de groupe. Si cela avait eu lieu à l’avant, les autres auraient pu se regrouper autour et protéger les accidentés, mais il n’y avait que Gunnbjörn qui avait vu la chose.

Tout en freinant, il actionna une nouvelle fois sa corne de brume. Il n’avait pas réagi assez vite pour s’arrêter avant d’avoir dépassé le premier à avoir chuté — était-ce Lotar ? — mais tenta de s’intercaler entre Akim et les marcheurs qui fondaient sur lui. Rester immobile, dans ces circonstances, c’était la mort assuré. Or, le jeune chevaucheur gisait sous sa monture, coincé par celle-ci et incapable de la relever. Gunnbjörn fit virevolter son marteau en passant lentement à droite de l’accidenté, repoussant les assaillants autant qu’il le pouvait. Malheureusement, ils étaient trop nombreux, et, comme attirés par la perspective d’un festin, ils semblaient avoir un regain d’énergie.

Il était hors de question de rester immobile. Gunnbjörn posa le pied gauche à terre, fit tourner la poignée de l’accélérateur, et lança son destrier dans un cercle fou autour du blessé, espérant que cela suffirait à repousser les marcheurs.

Il ne se faisait pas d’illusion. Ses ennemis étaient beaucoup trop nombreux, et il ne pourrait pas tenir bien longtemps.

Chapitre 3

Lorsqu’elle entendit Gunnbjörn actionner sa corne de brume, Freydis sut tout de suite que quelque chose n’allait pas, et s’empressa de bifurquer pour mener le petit groupe de chevaucheurs un peu plus loin de la meute. Là, elle fit demi-tour pour examiner la situation et sentit son cœur se serrer. Deux hommes avaient chuté, et Gunnbjörn essayait désespérément de les protéger.

Si ce dernier avait pris la décision de s’écarter pour aviser avant de décider quoi faire, Freydis se serait également accordé quelques instants pour réfléchir à la situation. À la place, elle lança un cri de guerre et accéléra vers la meute, aussi fort que son destrier le pouvait.

Tandis qu’elle chargeait, elle sut, en son for intérieur, que c’était une mauvaise décision. Gunnbjörn lui avait appris à réfléchir avant d’agir, et à ne pas risquer la vie de tout un groupe sous le coup de l’émotion. Sauf que, là, tout de suite, Gunnbjörn était en danger et allait mourir si elle ne faisait rien.

Alors qu’elle approchait de la meute de marcheurs, sans être entièrement sure que ses hommes la suivaient vraiment, elle vit Gunnbjörn tomber, renversé par le bond d’un marcheur.

Freydis leva sa hache et, même si elle n’y accordait pas beaucoup de crédit, elle pria tout de même les dieux de leur accorder leur protection.

***

Gunnbjörn roula à terre et mit quelques instants à reprendre ses esprits. Il n’était pas exactement sûr de ce qu’il s’était passé, mais il était clair qu’il était maintenant au sol et avait perdu son marteau dans sa chute. Pour ne rien arranger, il était évidemment encerclé de marcheurs. Heureusement, il lui restait ses deux petites haches qu’il utilisait d’ordinaire comme armes de jet, mais dont il décida, vu le nombre de ses adversaires, de les garder en main.

Il eut à peine le temps de se remettre à genoux avant d’encaisser l’assaut de ses premiers assaillants. Il parvint à planter une hache dans la tête d’un marcheur aux yeux rouges et à la peau décharnée qui lui faisait face, mais des bras l’enserraient déjà et entravaient ses mouvements. Il sentit une tête approcher de son cou et, craignant une morsure, donna un violent coup de coude, parvenant à se dégager temporairement. Il en profita pour donner un nouveau coup de hache sans trop prendre le temps de viser : vu la densité de ses opposants, il n’avait pas besoin de le faire. Malheureusement, d’autres corps dans son dos lui bloquèrent rapidement les bras. Dans un geste quelque peu désespéré, il se jeta violemment en arrière pour les écraser de son poids, et parvint ensuite à rouler sur la droite, à nouveau plus ou moins libre du mouvement de ses mains.

Cependant, il était allongé sur le dos et encerclé de marcheurs décharnés. Il réalisa qu’il avait également perdu une de ses haches à un moment, mais se servit immédiatement de la seconde pour écarter, si possible définitivement, un des monstres qui se tenait à sa gauche et se faisait particulièrement menaçant. Cela n’était malheureusement pas suffisant pour lui ouvrir un espace, et il se retrouva rapidement écrasé sous le poids des marcheurs qui se jetaient sur lui.

Gunnbjörn poussa un cri de douleur étouffé en sentant une morsure à la jambe, même si elle était atténuée par son pantalon épais. Saloperies. Devant lui, il ne voyait que le crâne aux yeux rouges qui s’approchait du sien. Il n’avait plus de cheveux, s’il en avait eu un jour, et des morceaux de sa peau manquaient par endroits, laissant apercevoir une ossature d’un gris métallisé.

La chose attrapa son visage avec ses mains. Gunnbjörn sentit alors toute son énergie disparaitre. Impuissant, incapable de bouger, il ne pouvait quitter des yeux ceux de la créature. Sa vision devint flou, et bientôt il ne voyait plus que ce rouge incandescent, comme une lumière qui le guidait vers l’autre monde.

Et puis, cela cessa. Gunnbjörn ne vit plus ce rouge omniprésent et, l’espace d’un instant, ne comprit pas ce qu’il se passait. Puis il vit le crâne fendu en deux, et la lourde hache de Freydis remonter et frapper à nouveau, encore et encore.

Il fallut quelques instants au guerrier pour reprendre ses esprits et, lorsqu’il parvint enfin à se redresser un peu, il constata que plus aucun marcheur ne bougeait autour de lui. Il n’y avait plus que des cadavres inanimés, parfois mutilés jusqu’à dévoiler des corps qui n’avaient rien d’humain, et assez peu de sang étant donné le carnage. Les marcheurs ne saignaient pas beaucoup.

Freydis et les autres chevaucheurs étaient déjà repartis, pourchassant le reste de la meute. Gunnbjörn se releva douloureusement, vérifia qu’aucun marcheur ne bougeait encore autour de lui, et boita vers Akim. Il faudrait qu’il examine la blessure à sa jambe, mais ce n’était pas sa priorité.

— Akim ? demanda-t-il. Tu es vivant ?

Le jeune homme, dont la jambe était toujours coincée par le destrier, poussa un grognement.

— Je ne sais pas. Je pense ? 

Gunnbjörn poussa un soupir de soulagement.

— Et Lotar ? demanda Akim.

C’était donc bien lui qui était tombé juste devant lui.

— Je ne sais pas.

Il n’était pas très optimiste. Il avait déjà du mal à comprendre comment Akim et lui avaient pu en réchapper.

— Laisse-moi t’aider.

Il commença par redresser le destrier qui était couché sur la jambe du jeune homme. L’engin était lourd, mais, malgré la débâcle, Gunnbjörn avait suffisamment de force pour pouvoir le faire sans trop de difficulté.

— Quel grand guerrier je fais, hein ? railla Akim.

Avant que Gunnbjörn ne puisse l’en empêcher, il essaya ensuite de se remettre debout, mais poussa un cri de douleur et s’affaissa de nouveau par terre.

— Chiotte. Je crois qu’elle est cassée.

Gunnbjörn fit la grimace. Cela dit, c’était déjà un miracle que le jeune homme soit toujours vivant.

— Je peux te laisser un moment ? demanda-t-il. Je vais voir l’état de Lotar.

Il s’écarta, laissant Akim assis à côté de son destrier. Il chercha un moment où avait chuté le guerrier: il eut du mal à retrouver la monture qui était tombée, parce qu’il y avait plus de distance qu’il ne l’avait cru. Il eut encore plus de difficultés à trouver Lotar. Il y avait trop de corps inanimés, sur lesquels des corbeaux avaient déjà commencé à se poser.

— Lotar ? cria Gunnbjörn. Lotar !

— Il est mort. On a retrouvé son corps plus loin. Ou ce qu’il en restait.

Gunnbjörn se tourna vers Freydis. Il ne l’avait pas entendu venir. Elle était maintenant à pied, et avait également retiré son casque. Son visage affichait une profonde lassitude, et ses vêtements étaient tachés de sang.

— Merde, fit Gunnbjörn. On a eu d’autres pertes ?

— Pas d’autres morts, non. Je ne sais pas comment, cela dit.

Gunnbjörn poussa un soupir, et retira son casque à son tour. En dehors de Freydis, il n’y avait personne de proche d’eux : les autres hommes continuaient à marcher ou à rouler au milieu des non-vivants, pour vérifier qu’aucun n’allait se relever.

Gunnbjörn n’était pas exactement le genre d’homme qui montrait beaucoup ses sentiments, et il se permettait encore moins de le faire sur le champ de bataille. Mais, seul face à Freydis, il ne se força au moins pas à cacher sa mine lugubre.

— C’est ma faute, soupira-t-il. Je n’aurais pas dû lancer l’attaque.

La guerrière lui fit un haussement d’épaules.

— Ils étaient plus forts que d’habitude.

Gunnbjörn s’attendait à ce qu’elle lui dise que ce n’était pas le moment de s’auto-apitoyer ; pas à cette réponse.

Freydis ramassa une pierre et la jeta vers un des corbeaux aux yeux rouges qui les regardaient au milieu du carnage.

— Vous êtes contents ? cria-t-elle aux Dieux. Vous pouvez profiter du festin ?

— Tu veux dire quoi, par « plus forts que d’habitude » ?

Freydis, qui scrutait les alentours à la recherche d’un autre corvidé sur lequel passer sa colère, se retourna avec un air surpris et mit quelques secondes à se rappeler de ce qu’elle avait dit avant cet accès de violence gratuite.

— Ce n’était qu’une vague impression que j’avais, expliqua-t-elle. Mais regarde.

Elle retourna le cadavre du marcheur le plus proche. Celui-ci avait la même allure que tous les autres que Gunnbjörn avait pu voir : vêtu de haillons, pieds nus, une calvitie marquée, et des bouts de peau manquants, dévoilant une ossature métallique, d’autant plus saillante là où son crâne avait été fendu.

— D’accord, ce n’est pas le plus frais, admit la guerrière. Mais quand même, aussi loin dans le nord, à cette période ?

Gunnbjörn devait l’admettre, il avait vu des marcheurs plus mal en point. Certains en étaient même réduits à l’état de squelettes gris, animés par une énergie démoniaque.

L’état d’un seul marcheur ne voulait pas dire grand-chose ; mais Freydis avait l’air d’en avoir examiné un certain nombre.

— Il faut annuler l’expédition, annonça la guerrière.

Gunnbjörn secoua la tête.

— Tu sais que ça n’arrivera pas.

— Fais en sorte que ça arrive. Harald t’écoute.

Elle le regardait avec un air sérieux. Quelque chose qui était récent, chez elle. Elle avait changé, depuis l’expédition de l’an dernier. La femme fougueuse, prompte à prouver son courage et sa valeur, avait muri.

Lui-même était passé par le même chemin, mais il lui avait fallu plus d’années. Et, s’il doutait de la pertinence de lancer une expédition vers le Levant, d’autant plus dans ces circonstances, il était encore moins sûr de pouvoir convaincre ses pairs d’y renoncer.

— Je vais faire ce que je peux, finit-il tout de même par dire. Mais je ne garantis rien.

***

Après avoir recousu un pantalon et une robe à la ferme, Siv décida de retourner aux écuries. Après tout, personne ne lui avait confié de tâche particulière à faire et il était assez probable qu’Oddfred ait quitté les lieux après le départ des chevaucheurs. Elle pourrait ainsi trouver de quoi occuper son esprit en attendant le retour des guerriers.

Le rapport du village aux destriers était quelque chose d’assez étonnant. D’un côté, ces machines étaient cruciales pour la défense ou la guerre, de l’autre, elles étaient considérées comme un cadeau des dieux auquel il ne fallait pas trop toucher. Les machines vivaient leur propre vie, animées par une force mystérieuse au sujet de laquelle il valait mieux ne pas poser trop de questions. Les machines existaient. Elles — ou les dieux, ou une autre force mystérieuse — choisissaient leur maitre et seul celui-ci pouvait les contrôler.

On pouvait éventuellement en changer un morceau lorsque celui-ci était trop abimé et si on en trouvait un équivalent dans la nature mais c’était, jusqu’à l’arrivée de Siv, tout ce à quoi on se permettait de toucher.

Siv avait l’impression de comprendre ces machines. Elle ne savait pas pourquoi, ne se souvenait pas comment elle avait appris les choses qu’elle savait, et pouvait juste supposer que cela datait de la vie d’avant son exil d’Asgard, dont les souvenirs restaient on ne peut plus flous, voire douloureux. Non pas à cause de leur tristesse — même si elle avait son quota de souvenirs pénibles — mais parce qu’elle ressentait un début de migraine lorsqu’elle essayait trop fortement de se rappeler de choses trop spécifiques.

C’était à la fois grâce à ces connaissances qu’elle avait été relativement acceptée par une partie du village, malgré ses autres spécificités, parce qu’elle pouvait clairement se rendre utile, en tout cas plus qu’Oddfred. Mais cela participait à sa mise à l’écart : avoir ce genre de connaissances était suspect, et vouloir trop toucher à ces machines divines s’approchait du blasphème. Freydis avait été la plus explicite pour lui faire comprendre à quel point ses travaux, même mineurs, relevaient d’une abomination.

Par conséquent, elle préférait faire profil bas autant qu’elle le pouvait, même si c’était difficile. Elle n’avait pas pu s’empêcher de proposer son idée de monter des cornes de brume sur les destriers de Gunnbjörn et Freydis, pour améliorer leur coordination, mais ce n’était qu’une modification mineure et sans conséquence.

Elle préférait cependant garder secret ce sur quoi elle travaillait. Il n’y avait, en soi, rien de bien sorcier : elle se contentait de couper des bouts de bois et de les attacher comme elle pouvait sur la vieille roue métallique d’un destrier. L’idée était triviale : les destriers avaient des roues, qui pouvaient tourner avec une force mystérieuse. Les moulins avaient des roues aussi. En modifiant la roue d’un destrier pour retirer le pneu et y ajouter à la place de quoi la faire approcher d’une roue à aube, il lui semblait que cela ouvrait des possibilités d’utiliser l’énergie asgardienne à d’autres fins que le déplacement.

C’était juste de l’artisanat. Elle ne s’était pas aventurée à fouiller dans les vraies entrailles d’un destrier, étant à peu près certaine des réactions que cela pourrait provoquer. Elle était moins sure de celles que pourraient causer son petit bricolage, mais, dans le doute, elle préférait le garder caché du plus grand nombre pour l’instant.

Heureusement, le bon côté de l’ignorance forcenée de la plupart des gens sur ces machines, c’est que personne ne savait vraiment ce qu’elle fabriquait. Même Gunnbjörn, depuis qu’il était convaincu de sa compétence dans le domaine, ne s’intéressait que de très loin à ce qu’elle pouvait bricoler sur sa machine, et pas du tout à ce qu’elle faisait de vieilles pièces inutilisées.

Le plus gros risque aurait dû être Oddfred, qui s’était, jusqu’ici, occupé des destriers et trainait le plus dans les écuries ; mais même lui ne s’aventurait que très rarement dans son coin à elle, à part pour lui rappeler occasionnellement qu’elle n’était qu’un monstre qui n’avait pas sa place dans le village. Il évitait en général de trop regarder ce que la jeune femme faisait avec la mécanique, parce que cela lui montrait beaucoup trop pourquoi, justement, elle avait ce semblant de place dans le village.

C’est pourquoi, même si c’était en théorie un lieu plus public, Siv préférait effectuer ses petites expérimentations privées dans les écuries. De fait, tant que c’était ici, elle était libre de faire pratiquement ce qu’elle voulait, personne ne s’aventurait à y regarder de trop près.

Sauf Freydis. Si, au premier abord, la femme avait l’air d’être un peu bourrue et portée sur la bagarre, et que c’était d’ailleurs toujours vrai au second abord, elle pouvait également se montrer d’une perspicacité redoutable lorsqu’elle le souhaitait. Siv ne savait pas trop si c’était parce qu’elle s’intéressait particulièrement à elle ou si la guerrière était toujours aussi vigilante, mais il était clair que ses petites manigances n’étaient pas passées totalement inaperçues.

***

Malgré la mort de Lotar, dont il avait placé le corps derrière lui pour le ramener, comme pour lui offrir une dernière chevauchée, Gunnbjörn trouvait l’humeur de ses hommes étonnamment joyeuse. Ils avaient mené une bataille, et ils en étaient sortis victorieux. Le fait que cette victoire ne leur ait techniquement rien rapporté, mis à part le décès d’un homme et des blessures à d’autres, cela semblait leur passer au-dessus de la tête.

À une époque, il avait été comme ça. Connaitre une mort glorieuse sur le champ de bataille, l’arme à la main, était après tout la meilleure chose qui pouvait arriver à un homme, et la montée d’adrénaline que procurait la montée au combat valait bien les douleurs que celui-ci apportait.

Akim avait insisté pour chevaucher son destrier malgré sa jambe cassée. Il était hors de question pour lui de laisser sa monture seule. Là encore, Gunnbjörn avait été pareil, et son père avant lui. Ce dernier avait même continué à chevaucher après avoir perdu sa jambe.

Lorsqu’ils arrivèrent sur la place du village, un certain nombre d’habitants s’étaient réunis en les entendant arriver. Gunnbjörn ne fut pas surpris de voir que Siv était déjà là. Il y avait aussi Harald et Gunnvald, ainsi que quelques guerriers qui devaient sans doute se demander si on allait avoir besoin de leur aide ou pas.

Au moins, Gunnbjörn ne voyait personne de la famille de Lotar. Ça permettrait peut-être de remettre cette épreuve à plus tard. Et, en tout cas, de présenter le corps un peu plus dignement.

Il dut d’ailleurs prendre des précautions en descendant de sa monture, bientôt aidé par Freydis qui avait mis pied à terre avant lui. Ensemble, ils allongèrent le corps de Lotar au sol. Autour d’eux, les gens gardèrent un silence respectueux pendant un moment.

— Alors, on en est où ? demanda finalement Harald.

Il y avait un temps pour le recueillement, mais le jarl avait évidemment besoin de savoir si la menace avait été éliminée, ou si un danger planait toujours sur le village. Gunnbjörn lui exposa la situation sommairement, tandis que, de son côté, Siv aidait Akim à descendre de son destrier et à s’assoir sur un banc.

— D’accord, fit Harald. Je suis désolé pour Lotar, mais vous avez fait du bon boulot.

Gunnbjörn avait envie de crier qu’il n’avait pas fait « du bon boulot ». Lotar était mort, Akim ne pouvait plus marcher. Mais, à la place, il se contenta de hocher la tête.

— Je vais retourner chercher son destrier, annonça Freydis.

Gunnbjörn se tourna vers elle, surpris. Il ne voyait pas pourquoi. Maintenant que Lotar était mort, la machine ne servirait plus à rien, et l’usage était d’habitude de laisser la monture d’un défunt là où elle était tombée pour qu’elle retourne à la terre.

— J’aimerais aussi examiner un peu plus ces marcheurs, ajouta la guerrière.

Gunnbjörn haussa les épaules. Il n’était pas persuadé que cela soit utile, mais la zone semblait maintenant hors de danger, et Freydis était capable d’assurer ses arrières.

— Fais comme tu veux.

— J’aurais besoin de ta vipère, ajouta Freydis.

Gunnbjörn resta coi quelques instants, d’abord parce qu’il lui fallut un petit moment pour comprendre qu’elle parlait de Siv, ensuite parce qu’elle ne voyait pas pourquoi elle aurait besoin d’elle, et enfin parce qu’il était assez réticent à laisser les deux femmes seules au vu de leurs dernières interactions.

Siv, de son côté, avait levé un œil, intriguée.

— On pourrait échanger un mot en privé ? demanda Gunnbjörn.

Freydis le suivit un peu à l’écart, tandis que le vieux Ingemar avait été appelé pour s’occuper de la jambe d’Akim.

— Pourquoi tu as besoin d’elle ? demanda Gunnbjörn.

La femme le gratifia de son sourire taquin habituel.

— Quoi de mieux qu’une abomination pour examiner des abominations ? demanda-t-elle.

Gnunbjörn poussa un soupir.

— Aussi, ajouta Freydis, c’est la seule qui y comprend vaguement quelque chose à ces machines. Pas idiot de l’avoir sur place si, pour une raison ou une autre, on ne peut en ramener qu’un morceau, hein ?

Il devait admettre que cet argument lui semblait plus pertinent que le premier. Cependant, il n’était pas entièrement rassuré. Il décida de poser la question directement :

— Est-ce qu’il va y avoir un problème, avec vous deux ?

Freydis lui refit son sourire narquois.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— J’ai cru remarquer quelques tensions entre vous.

— Des tensions ? demanda Freydis avec un air innocent qui ne la faisait pas le moins du monde paraitre innocente. Tu parles de quoi ?

Gunnbjörn poussa un soupir. Il appréciait Freydis et la trouvait, surtout ces derniers temps, étonnamment raisonnable et de bon conseil. Mais, parfois, elle savait lui rappeler qu’elle pouvait aussi être une fichue tête de mule.

— Le fait que tu la traites de vipère ou d’abomination, au hasard ?

— On a des rapports cordiaux.

— Cordiaux ? Vraiment ?

— J’ai ma propre vision de la cordialité. Écoute, Gunn, ça va aller, d’accord ? Va parler avec Harald, je m’occupe de ça. Et fais examiner ta blessure.

Gunnbjörn leva les yeux au ciel.

— J’aimerais juste qu’elle revienne en un seul morceau.

— Je ne compte pas décharger ce destrier toute seule.

Il estima qu’il ne tirerait rien de plus d’elle, et décida que la seule chose qu’il pouvait faire était de demander à Siv si elle était d’accord pour ce petit aller-retour. Lorsqu’il s’approcha d’elle et lui demanda, elle ne parut pas s’inquiéter de la façon dont Freydis allait la traiter :

— J’ai toujours eu envie d’examiner ces marcheurs de près, fut la seule chose qu’elle lui dit.

Gunnbjörn estima qu’il n’avait qu’à laisser les deux femmes régler leurs problèmes entre elles, en espérant qu’il ne le regretterait pas. Il les regarda quelques instants arrimer une charrette au destrier de Freydis pour pouvoir transporter la monture de Lotar, puis il se dirigea vers Gunnvald et Harald.

— Il faut qu’on parle de tout ça, leur annonça-t-il.

— Il faut que tu fasses examiner cette blessure d’abord, lui dit son père.

Le guerrier ne put réprimer un soupir d’exaspération. À son âge, il était encore condamné à subir ce genre de réflexions paternelles.

— Tu ne voudrais pas perdre ta jambe, ajouta Gunnvald avec un sourire espiègle.

— Et je dois annoncer la mort de Lotar à sa famille, ajouta Harald. Soigne ta jambe, et on parle après.

Gunnbjörn devait admettre que la discussion n’était pas non plus d’une urgence absolue, et qu’il était temps de désinfecter sa morsure. Certes, grâce à son pantalon, la blessure n’était que relativement superficielle, mais cela n’empêchait pas qu’il valait mieux empêcher que ça empire.

Il alla donc voir Ingemar, qui en avait terminé avec Akim et lui fit signe de l’accompagner dans sa maison. Lorsque Gunnbjörn retira son pantalon et que le vieil homme commença a l’enduire d’un onguent puant, celui-ci commenta :

— Tu as eu de la chance de ne pas mourir, avec une morsure pareille.

— Oh, arrête, railla le guerrier. Tu sais bien que l’effet de leurs morsures n’est qu’un mythe.

— Oui, admit Ingemar. Mais à cet endroit, je me permets de supposer que le marcheur n’était pas seul et que tu n’étais pas en très bonne position.

— Non, admit Gunnbjörn. Sans l’intervention de Freydis, je serais mort.

— Cette petite a bien grandi.

Gunnbjörn se demanda un instant si cette phrase voulait dire qu’elle avait beaucoup grandi, ou qu’elle avait grandi pour devenir quelqu’un de bien, mais décida que ce n’était pas ce qui le préoccupait le plus.

— Elle trouvait que ces marcheurs-ci étaient plus agressifs que d’habitude. Moins… décomposés…

— Ah, fit Ingemar.

— Tu y crois ? demanda-t-il.

Le vieil homme termina son pansement en secouant la tête.

— J’ai déjà bien du mal à comprendre comment fonctionnent les vivants, alors ces créatures ? Ne m’en demande pas trop.

— Hum.

Comme il en avait fini, le vieil homme lui fit un petit sourire.

— Ce que je comprends, cela dit, c’est que sortis des terres interdites, les marcheurs ont besoin de se nourrir de nous, de notre énergie, pour subsister. Sans ça, ils dépérissent lentement.

Il traça un petit cercle à la main sur le sol en terre.

— Ils viennent des terres interdites. Fossarjavik se situe là, au nord.

Il dessina une petite croix au sol.

— Entre les deux, il y a plusieurs chemins possibles. Des montagnes, des forêts, des plaines, des rivières.

Il dessina une sorte d’ondulation pour illustrer ses propos.

— Les marcheurs qui arrivent jusqu’à nous, évidemment, c’est ceux qui n’ont pas été éliminés par d’autres. Au mur d’Einar, ils en massacrent un grand nombre.

Gunnbjörn hocha la tête. Le Mur bloquait la principale voie d’accès venant des terres interdites, et empêchait la plupart des marcheurs de venir dans le nord.

— En général, reprit Ingemar, ceux qu’on voit n’ont croisé personne, à part peut-être une âme en peine qui avait le malheur de voyager seule, et ont erré jusqu’ici. Cependant, si, en chemin, ils ont pu s’en prendre à un village mal défendu…

Gunnbjörn fixa le dessin d’Ingemar avec un air grave, quand bien même le dessin en question n’apportait en réalité pas grand-chose aux explications.

— Donc, résuma-t-il, ils étaient plus forts parce qu’ils avaient réussi à tuer des gens.

— C’est une hypothèse, tempéra Ingemar. Une alternative, c’est que l’être humain aime chercher une raison à un revers de fortune. Peut-être juste que vous n’avez pas eu de chance, et que Freydis a du mal à accepter que ça arrive.

Gunnbjörn devait admettre que cela restait une possibilité. Peut-être que la mort de Lotar l’avait plus secouée qu’il ne l’avait perçu. Cela dit, dans le doute, il préférait prendre cela au sérieux.

Chapitre 4

Lorsque Gunnbjörn entra dans la demeure du jarl, celui-ci était déjà présent, ainsi que Gunnvald. Les deux hommes étaient assis autour d’une table et d’un pichet d’hydromel.

— Ah, fit Harald lorsqu’il les rejoignit. Alors comme ça, il fallait qu’on parle, hein ?

— Ouais, répondit Gunnbjörn.

Il s’installa sur une chaise et prit le temps de se servir un peu d’hydromel avant de poursuivre.

— Laisse-moi deviner, avança Harald. Tu viens me dire que cette expédition n’est pas une bonne idée.

— Ce n’est pas une bonne idée, approuva Gunnbjörn.

— Ah ! fit Gunnvald. Même mon fils peut y voir clair par moment.

— Je suis désolé pour la mort de Lotar, dit Harald. Mais ça ne change rien au fond. Comme je le disais à ton père, on a déjà vu des marcheurs par cette saison.

— Ce n’est pas un bon signe, soupira Gunnvald.

Gunnbjörn approuva du chef. Il ne s’était pas attendu à partager l’avis de son père sur ce sujet, mais ça l’arrangeait de l’avoir en appui. Même s’il ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur les chances de convaincre le jarl.

— Freydis pense qu’ils étaient plus… vifs que d’habitude. Elle est partie faire des recherches supplémentaires, mais si c’est le cas…

— Des « recherches » ? railla Harald. Des marcheurs sont des marcheurs. Ils ont déjà été plus menaçants. Tu n’étais peut-être qu’un enfant, mais ton père s’en souvient.

Le jarl jetait un œil entendu à Gunnvald, mais le vieil homme secoua la tête.

— Je m’en souviens. J’étais là. Parce que je n’étais pas parti faire un raid à l’autre bout du monde. Sans ça, je ne sais pas ce que ça aurait donné pour le village.

Harald poussa un soupir d’exaspération.

— Je comprends votre point de vue. Vraiment. Mais il y a une assemblée du thing demain, et je ne pense pas que les autres réagiraient très bien. Le roi Lodbrock lui-même a insisté sur l’importance de ces expéditions.

— Pourquoi pas repousser, au moins ? demanda Gunnbjörn. Le temps d’en savoir plus.

Il expliqua la théorie — ou, du moins, l’une des théories — d’Ingemar sur la vitalité des marcheurs.

— Si des villages ont été décimés, balaya Harald, on l’apprendra ce soir ou demain. Si on repousse, ce ne sera plus la saison. Et c’est la même chose. Les autres seigneurs n’accepteront pas. Ils partiront avec ou sans nous.

— Qu’ils partent sans nous, alors, grommela Gunnvald.

— Tu n’as pas peur de te faire traiter de lâche, hein ?

— Non, répliqua le vieil homme avec une moue bougonne.

— Voilà ! dit Harald en pointant son doigt vers lui. Tu es un vieil homme, tu n’as rien à prouver. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Les jeunes partiront. Vous le savez, tous les deux. Vous avez été comme eux.

Gunnbjörn ne pouvait pas le nier, et son père ne répondit rien non plus.

— Il y aura une expédition, dit Harald. Que j’en aie envie ou non. Et, avec ou sans nous, on ne pourra pas empêcher nos guerriers d’y participer.

— On pourrait, maugréa Gunnvald.

Harald secoua la tête.

— Ne soyons pas naïfs. Je crains moins les marcheurs que la colère de Ragnar si on s’oppose aussi frontalement à lui.

Ragnar Lodbrock était le roi et, en ce qui concernait Gunnbjörn, il l’avait toujours été. On disait qu’il était immortel et choisi des dieux. Il était craint, respecté et vénéré. En théorie, le thing se réunissait demain pour prendre des décisions en fonction de ce que l’ensemble des jarls décidaient. En pratique, les jarls s’empresseraient tous de décider ce que Ragnar voulait décider. Et il était assez clair qu’il voulait une expédition.

Harald se tourna vers Gunnbjörn.

— Si quelques hommes restent pour sécuriser le village, je n’y vois pas de problème. Fais leur comprendre qu’il n’y a rien de lâche à cela. Mais j’aurai besoin de toi là-bas.

Gunnbjörn se resservit un peu d’hydromel, et s’empressa de l’avaler.

— Chiotte.

Harald hocha la tête.

— Ouais, admit-il.

***

Lorsqu’il sortit de la demeure du jarl, Gunnbjörn eut la surprise de se retrouver nez à nez avec Aaskell. Le scalde était venu quelques jours plus tôt à l’approche du thing, dont l’assemblée était toujours aussi le moment de banquets et de fêtes.

— Sire, est-ce que vous auriez un moment ?

L’homme avait une trentaine d’années, était grand et svelte, et avait des cheveux bruns et longs délicatement attachés, ainsi qu’une petite barbiche bien taillée.

— Oui ? demanda Gunnbjörn, qui ne voyait pas bien ce que l’homme lui voulait.

Aaskell baissa humblement les yeux.

— J’ai entendu parler de la mort de Lotar. Je pensais qu’il serait peut-être bienvenu de chanter sa mémoire lors des festivités ?

Oh, génial. Le type venait lui demander de l’aide pour composer une chanson ?

— Pourquoi pas ?

— Si vous pouviez me donner quelques détails sur sa mort héroïque, peut-être ?

Gunnbjörn poussa un soupir. Sa mort héroïque ? Lotar avait suivi les guerriers devant lui qui, ivres à l’idée d’obtenir de la gloire et des honneurs, s’étaient bêtement trop approchés des marcheurs. Il en avait payé le prix cher. C’était une mort stupide et qui n’apportait rien à personne.

— Vous pensez vraiment que la mort est toujours héroïque ? railla Gunnbjörn.

Peut-être qu’il était un peu sec. Après tout, la mort de Lotar n’était pas la faute du scalde. Ce n’était pas lui qui avait pris la décision de charger la meute plutôt que de la distraire, le temps que les guerriers à pied puissent les rejoindre.

À son étonnement, Aaskell lui fit un petit sourire, mis en relief par la profondeur de ses yeux verts.

— Oh, je ne suis pas si naïf, Monseigneur. Je sais bien que la réalité est parfois loin des belles chansons. Mais je pensais que sa famille et ses amis pourraient trouver un peu de réconfort dans la poésie.

Parfois, on préférait un beau mensonge à la laideur de la réalité.

— D’accord, soupira Gunnbjörn. J’ai été poussé de mon destrier par des marcheurs enragés. N’écoutant que son courage, Lotar est venu à mon secours, et les a repoussés. Mais ils étaient trop nombreux. Son épée a tranché des corps et des têtes, mais la vague semblait ne jamais s’arrêter. Ne pensant qu’à la protection du village, Lotar, blessé de toutes parts, a continué à se battre jusqu’au bout. Son sacrifice nous a tous sauvés.

Le sourire d’Aaskell s’accentua.

— Vous pourriez vous-même composer de la poésie, Messire. Je penserai également à ajouter quelques-uns de vos propres exploits, évidemment.

— Mes exploits ? Ce n’était qu’une boucherie.

Le scalde posa une main sur son cœur, leva l’autre, et, l’air grandiloquent, se mit à réciter :

Pas même satisfait d’avoir occis l’ennemi,

Le ténébreux Gunnbjörn restait toujours aigri.

Pas la peine de nous faire une belle poésie,

Tout cela n’était rien qu’une sinistre boucherie !

Le texte et l’air pompeux parvinrent à faire rire Gunnbjörn.

— D’accord, fit-il. Ça, tu peux le garder.

***

En chemin vers chez lui, Gunnbjörn décida de passer voir comment allait Akim. Comme il le supposait, il était assis sur un banc devant la forge. Sa jambe était maintenant entourée de deux plaques d’acier qui tenaient avec des cordages. Il expliqua que c’était son père qui lui avait bricolé cette attelle.

— Malheureusement, se lamenta Akim, avec ça, je ne pourrai sans doute pas participer à l’expédition.

Gunnbjörn ne sut pas trop quoi dire, surtout après la discussion qu’il venait d’avoir avec Harald.

— Ce n’est peut-être pas un mal, lâcha-t-il finalement.

— Oui, hein ? soupira Akim. Quel chevaucheur je fais. Piégé par son destrier, incapable de me dégager, je n’ai rien pu faire pour aider Lotar.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu n’aurais rien pu faire. Mais Freydis est inquiète de la menace des marcheurs. Ce n’est pas plus mal que quelques guerriers restent au village.

Akim n’avait pas l’air convaincu. Il semblait croire que Gunnbjörn disait cela pour flatter son égo. Le guerrier s’assit à côté de lui.

— Je suis sérieux. Si je pouvais, je préfèrerais autant ne pas abandonner le village.

Akim lui jeta un regard étonné, puis lui fit un petit sourire.

— Ne t’en fais pas, alors. Il sera entre de bonnes mains, et ça me donnera l’occasion de prouver malgré tout quel chevaucheur valeureux je suis.

Gunnbjörn resta encore un certain temps à discuter avec le jeune homme. Contrairement à la négociation avec Harald, sa façon de prendre la menace des marcheurs avec une certaine légèreté arrivait à le rassurer.

Ils burent ensuite un verre en l’honneur de Lotar, et Gunnbjörn apprit à Akim qu’Aaskell avait prévu de réciter quelque chose en son hommage, ce que le garçon prit avec beaucoup plus d’enthousiasme et moins d’aigreur que lui.

— C’est bien, fit-il. Il le mérite. J’espère qu’Aaskell fera quelque chose de beau.

Gunnbjörn repensa aux quelques vers que le scalde avait improvisé pour lui.

— Oh, oui. Il a du talent.

***

Gunnbjörn abandonna ensuite Akim et rentra à la ferme, où il retrouva Fenrir le chien. Il emmena l’animal avec lui, et le fit courir en lui envoyant un bâton que le chien lui ramenait. C’était plus fatigant que ça n’en avait l’air, parce que Fenrir avait bien compris le principe d’aller chercher le bâton et de le rapporter, mais pas celui de le rendre à son propriétaire, et il fallait se « bagarrer » avec lui à chaque fois pour le reprendre.

C’était en partie pour ça que ce chien n’était définitivement pas un bon chien de chasse, même si Gunnbjörn l’avait emmené avec eux ce matin pour qu’il puisse se dégourdir les pattes. En partie seulement, parce que ce qui le disqualifiait le plus était sa tendance à aller aboyer sur les animaux pour leur faire la fête.

Officiellement, cette mauvaise éducation était la faute des neveux et nièces de Gunnbjörn, qui avaient beaucoup trop cajolé et gâté l’animal. C’était, en tout cas, ce que Gunnbjörn clamait haut et fort à chaque fois que quelqu’un pointait du doigt que si son chien était impressionnant et menaçant, il n’avait pas exactement le comportement qu’on attendait d’un molosse appelé Fenrir. Ensuite, en privé, lorsqu’il était seul avec lui, il le caressait longuement derrière les oreilles et lui donnait des friandises même lorsqu’il faisait des bêtises.

Après avoir marché un peu et s’être chamaillé avec Fenrir le chien autour de la possession du bâton, Gunnbjörn décida qu’avec sa journée, il avait bien mérité de faire une sieste. Comme à chaque fois qu’il avait chevauché un destrier, il se sentait épuisé, et le thing qui venait allait probablement également lui prendre de l’énergie.

Depuis quelques années, Gunnbjörn accordait beaucoup d’importance au sommeil. Un homme reposé était un guerrier plus efficace sur le champ de bataille. Par ailleurs, et c’était ce qu’il appréciait le plus, un homme reposé était un homme reposé.

Comme le temps était encore assez clément, il s’allongea en dessous d’un arbre, la tête posé sur le ventre de Fenrir, une main sur ses oreilles.

— Tu ne participeras pas non plus à l’expédition, expliqua-t-il au chien. Tu protègeras le village aussi. Et tu prendras soin de Siv, hein ?

Fenrir ne répondit pas. Gunnbjörn décida que c’était parce qu’il approuvait.

***

Gunnbjörn dormit un bon moment, d’un sommeil tranquille. C’était l’avantage de faire la sieste avec un chien de garde : il n’avait pas à craindre de se faire réveiller par un importun. Si près du village, ça aurait été peu probable, mais avec les marcheurs, on ne savait jamais. Heureusement, il pouvait compter sur Fenrir pour le réveiller en se levant brutalement si quelqu’un arrivait de trop près. Certes, après il irait ensuite aboyer gentiment pour dire bonjour à l’intrus plutôt que de défendre son maitre, mais la bête était au moins efficace pour ce qui était de le réveiller. D’autant plus que, si n’importe qui ayant eu l’occasion de côtoyer l’animal savait qu’il était beaucoup plus affectueux que violent, Fenrir restait suffisamment impressionnant pour que quelqu’un ne le connaissant pas y réfléchisse à deux fois avant d’approcher.

Rasséréné par ce moment de repos passé en compagnie de son gros bébé, Gunnbjörn retourna vers le village. Sans même s’en rendre compte, son comportement vis à vis de Fenrir changea légèrement lorsqu’il fut à nouveau en présence d’autres personnes : pour commencer, il ne l’appelait plus son « gros bébé », et lui donnait des ordres avec une voix plus grave et virile. Malgré le ton martial, l’animal n’obéissait pas plus pour autant.

Gunnbjörn constata que, durant sa sieste, des guerriers d’autres régions étaient arrivés. Il fut ainsi heureux de retrouver Ketil, un géant roux au crâne ras mais à la barbe touffue. Les deux hommes s’étreignirent et discutèrent un moment : ils ne s’étaient pas rencontrés depuis plusieurs mois. Ketil venait du village de Dalbek, situé à quelques bonnes heures en destrier à l’ouest de Kirkjubær, et Gunnbjörn le considérait comme un guerrier valeureux ainsi qu’un homme honnête et sympathique, ce qu’il démontra en s’extasiant devant la beauté de Fenrir et en le complimentant d’avoir autant grandi depuis la dernière fois.

Gunnbjörn invita Ketil à poursuivre leur discussion à la ferme : s’il avait retiré son armure après être revenu de bataille, il ne s’était pas changé, et portait toujours un pantalon taché de sang. Il souhaitait donc en changer avant de rencontrer des jarls d’autres régions, ainsi que remettre la veste aux couleurs de son clan. Il expliqua à Ketil qu’il avait également prévu de faire une tarte aux pommes, ce qui fit rire le géant roux.

— Je ne te savais pas cuisinier.

— Un homme peut avoir plusieurs talents.

Lorsqu’il arriva dans la ferme, il présenta Ketil à son père mais s’étonna de ne pas voir trace de Siv.

— Elle n’est pas rentrée ? demanda-t-il à Gunnvald.

— Pas que je sache, répondit celui-ci.

Gunnbjörn fronça les sourcils. Freydis et Siv devaient juste retourner examiner un peu les corps des marcheurs et ramener le destrier ; elles avaient largement eu le temps de le faire depuis un moment. Il commençait à s’inquiéter un peu.

— Tu sais, le rassura Ketil, il y a des gens qui aiment tirer au flanc.

Gunnbjörn ne pouvait pas le contredire sur ce point. Tout en coupant des pommes, il expliqua cependant à Ketil son inquiétude par rapport aux marcheurs. Il lui demanda quelle était la situation dans la région de Dalbek.

— Honnêtement ? demanda Ketil. Rien à signaler. Ça fait un bail qu’on n’a pas eu une menace sérieuse de ce point de vue. Je pense que tu ne devrais pas t’en faire. Si vous êtes tombés sur un gros groupe, tant mieux. Vous serez tranquilles pendant un moment.

— Va dire ça à Lotar.

— Je suis désolé, s’excusa le rouquin. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais, soupira Gunnbjörn. Disons que ça n’a pas été une très bonne journée.

D’un commun accord, ils décidèrent de changer de sujet et de parler de choses plus légères. Cela ne dura cependant pas éternellement, et, tandis que Gunnbjörn mettait sa tarte au four, la discussion revint à ce qui le préoccupait :

— Tu as une idée de ce que va nous proposer Ragnar, cette fois-ci ? demanda Ketil.

Le guerrier secoua la tête.

— Une expédition au Levant ?

— Je voulais dire, un peu plus précisément.

— Non.

— J’ai cru entendre dire qu’il s’était mis en tête de chercher une relique.

Gunnbjörn ne put retenir un éclat de rire, qui lui valut un sourire amusé de Ketil.

— Tu n’as pas l’air convaincu par le bien-fondé des plans de notre roi.

— Je ferais mieux d’apprendre à ne pas trop donner mon avis dans les prochains jours, admit Gunnbjörn. Mais, non, je ne suis plus très enthousiaste à l’idée de laisser nos villages sans défense et de perdre des hommes pour des expéditions stupides qui ne nous rapporteront au final rien d’autre que des breloques.

Le sourire de Ketil s’agrandit. C’était aussi pour cela que Gunnbjörn l’appréciait : il faisait partie des quelques personnes avec qui il pouvait se permettre d’être sincère pendant les assemblées du thing.

— Certains diraient que tu te fais trop vieux et que tu as perdu le gout pour l’aventure.

— Quelle aventure ? répliqua Gunnbjörn. Je suis allé au Levant, comme je suis allé au sud. C’est devenu une routine plus qu’une aventure. Ce n’est pas comme si Ragnar nous proposait de chercher Asgard ou d’aller explorer les océans.

Pour être honnête, il n’aurait pas accueilli avec beaucoup plus d’enthousiasme une telle expédition : après tout, c’était suicidaire et cela reviendrait aussi à laisser le village à la merci des marcheurs. Mais, au moins, cela éveillait encore en lui quelques envies, contrairement à la perspective de piller encore et toujours quelques villages, de se battre avec quelques samouraïs, puis de rentrer raconter leurs exploits comme s’il y avait la moindre gloriole là-dedans.

Ce fut au tour de Ketil d’éclater de rire.

— Tu sais quoi ? renchérit Gunnbjörn. Peut-être qu’il va nous expliquer que sa relique nous permettra enfin de naviguer sans craindre le courroux des dieux.

— Non, répliqua Ketil en secouant la main. Ça fait des années qu’il n’a pas fait ce coup. Il n’en a plus besoin. Thormod suit ses ordres comme un chien, et les autres jarls le craignent trop pour le contredire.

Gunnbjörn se demanda un moment combien de guerriers au juste partageaient leur point de vue, mais préféraient le garder pour eux parce qu’il leur semblait évident que les autres craignaient trop Ragnar pour oser le contredire. Ce n’était sans doute pas tant que ça, cela dit. Beaucoup continuaient à voir en Ragnar une sorte d’incarnation divine.

— Je vais me changer, indiqua-t-il plutôt. Ça m’évitera de médire.

Il ne lui fallut pas longtemps pour changer de pantalon et enfiler sa veste mais, lorsqu’il eut terminé, il trouva Ketil en grande discussion avec son père. Celui-ci les avait entendus, de loin, évoquer des excursions lointaines et n’avait pas pu s’empêcher de venir raconter ses vieilles histoires. Gunnbjörn ne put s’empêcher de sourire. Quelques heures plus tôt, il avait lui-même partagé cette anecdote à Siv. Il évita cependant de l’avouer : après tout, si les deux cohabitaient maintenant à peu près bien, il avait dû batailler pour que son père accepte la jeune femme sous son toit.

Après avoir réécouté quelques anecdotes que le temps passé avait légèrement embellies, Gunnbjörn sortit sa tarte aux pommes du four. Il était peut-être temps d’aller voir un peu d’autres nouveaux arrivants que Ketil.

Lorsqu’ils quittèrent la ferme et prirent la direction du hall, Gunnbjörn se rappela qu’il n’y avait pas que des gens qu’il était heureux de revoir.

Parmi ceux qu’il appréciait moins — un euphémisme généreux — il y avait Thormod, le jarl de Horten, un homme émacié aux cheveux gris et aux traits durs, ainsi que son fils Jorund, un colosse aux longs cheveux blonds.

Ils étaient en train de discuter au milieu d’autres hommes, que Gunnbjörn ne reconnut pas. Plus par convenance que par sympathie, il les salua tout de même à distance.

Alors qu’il passait à côté d’eux, il ne put s’empêcher de noter que certains hommes en question le dévisageaient. Il mit d’abord ça sur le compte de sa couleur de peau, qui restait inhabituelle dans le Nord, mais réalisa qu’il y avait autre chose lorsqu’un jeune blanc-bec persiffla :

— Mademoiselle est partie à la cueillette et ramène une belle tarte.

Quelques hommes rirent tandis que Gunnbjörn réalisait qu’il portait toujours, à la boutonnière de sa veste, la fleur mauve que Siv y avait accrochée. Il songea un instant qu’il aurait peut-être dû penser à la retirer, mais se ravisa : l’avis de quelques idiots n’avait aucune importance.

Il se contenta de leur jeter un regard noir, qui fit en un instant taire les rieurs. Seul le jeune blanc-bec en question gardait un air bravache.

— Allez, Gunn, fit Ketil. Ça n’en vaut pas la peine.

Gunnbjörn ne le contredit pas et continua sa route, plus interloqué qu’outragé :

— C’était qui ? demanda-t-il.

— Tu ne connais pas Bard ? répliqua Ketil. Un autre fils de Thormod. Pour être honnête, tu ne perds pas grand-chose.

— Par les dieux, il a l’air encore plus idiot que l’autre.

— Il l’est, confirma Ketil. Et pourtant, ce n’était pas évident.

Gunnbjörn en eut rapidement la confirmation. Après avoir fait un aller-retour rapide au hall et constaté que l’activité y était encore assez réduite, les deux hommes se séparèrent, Ketil partant installer une tente. Gunnbjörn, de son côté, retourna sur la place du village, et vit avec soulagement arriver le destrier de Freydis et sa remorque sur laquelle était, pour l’heure, installée Siv.

Qu’est-ce qui avait pu leur prendre autant de temps ? se demanda-t-il en allant à leur rencontre. Au moins, elles avaient l’air d’aller bien.

Le destrier ralentit et s’arrêta devant les écuries. En face de celle-ci, les deux fils crétins de Thormod et quelques-uns de leurs hommes avaient commencé un concours de jet de hachettes sur le grand arbre qui se trouvait au milieu de la place et en avait vu d’autres.

Voir deux femmes sur un destrier devait être suffisamment inhabituel pour eux car, une fois encore, Bard se trouva fortement inspiré et ne put s’empêcher de lancer, lorsqu’elles mirent pied à terre pour détacher la remorque :

— Quel village plein de bizarreries ! Est-ce que cette chose est un homme ou une femme ?

Gunnbjörn serra le poing. La remarque visait, clairement, Siv. À cause de ses particularités, ce n’était malheureusement pas la première fois qu’elle était confrontée à ce genre de situations, et elle baissa les yeux sans oser répondre.

À cause du rapport compliqué entre Siv et Freydis, Gunnbjörn s’attendait à moitié à ce que cette dernière rajoute une petite plaisanterie de son cru, voire révèle des détails intimes sur la servante.

À la place, elle attrapa sa grande hache qui était toujours attachée à son destrier et s’approcha du blond avec un air menaçant.

— Elle s’appelle Blodsugare, dit-elle. Tu veux faire connaissance avec elle ? Elle a déjà eu sa dose de sang aujourd’hui, mais elle n’est jamais rassasiée.

Voilà qui prenait Gunnbjörn au dépourvu. Il ne s’était pas attendu à ce que les choses escaladent aussi vite. Visiblement, Freydis avait pris la remarque pour elle. En face d’elle, l’air terrifié du blondinet semblait indiquer que lui non plus ne s’était pas attendu à pareille réaction.

Son grand frère décida d’intervenir. Contrairement au plus jeune fils de Thormod, il avait déjà eu l’occasion de côtoyer Freydis.

— Du calme. Ce n’était pas de toi qu’il parlait. Hein, Bard ?

Bard approuva d’un petit couinement, mais ce n’était clairement pas le bon jour pour faire face à Freydis. Non pas qu’il existait de bons jours pour cela.

— Ce n’était pas à toi que je parlais non plus, Jorund. Mais si tu veux aussi faire connaissance avec Blodsugare, ça peut s’arranger.

Gunnbjörn ne savait pas quoi faire. D’un côté, il avait envie de soutenir Freydis, d’autant plus qu’à la base, c’était Siv qui avait été insultée ; de l’autre, il lui semblait qu’engager un combat à mort avec des fils d’un jarl avec lequel les relations étaient déjà moyennes n’était pas la meilleure manière d’entamer cette assemblée du thing.

— Hé ? Est-ce que quelqu’un pourrait m’aider ?

Tous les regards se tournèrent vers Siv. Elle avait détaché la remorque, et entreprenait de la tirer dans les écuries. Lorsqu’elle était vide, c’était une lourde tâche pour quelqu’un de solidement bâti. Comme, pour l’heure, la remorque supportait également le poids d’un destrier recouvert d’une bâche blanche, et que Siv ne faisait pas partie des personnes les plus musclées du village, il était évident qu’elle ne pourrait accomplir cette tâche seule.

Gunnbjörn sauta sur l’occasion pour éviter un bain de sang.

— Allez, viens, fit-il à Freydis. On a du boulot.

La guerrière jeta un dernier regard à Bard, puis abaissa sa hache et alla aider à pousser la remorque.

— Je pense qu’il vaudrait mieux fermer les portes, commenta Siv à voix basse tandis qu’ils entraient dans l’écurie.

Le bâtiment était muni de deux lourdes portes battantes en bois qui, d’ordinaire, restaient toujours ouvertes. Étant donné les circonstances, Gunnbjörn jugea qu’il était effectivement préférable d’avoir un peu d’intimité, et alla les repousser avant de placer l’épaisse barre de bois qui permettait de les maintenir verrouillées.

— C’est qui, ce gars ? demanda Freydis.

— Bard, fils de Thormod.

— Oh. C’est pour ça que Jorund est venu se mêler de l’affaire.

Elle ne semblait pas spécialement affectée par l’altercation.

— Merci, fit Siv.

Freydis se tourna vers elle avec un regard interrogateur.

— De m’avoir défendue.

— Je croyais qu’il parlait de moi, répliqua Freydis, confirmant la suspicion de Gunnbjörn.

Il y eut un moment de silence, aussi le guerrier se dit qu’il pouvait demander tout de suite :

— Ça s’est bien passé ?

— Oh, oui. Mis à part que ton abominable…

Elle se tourna vers Siv, cherchant un mot désobligeant pour la désigner.

— … poulpe, finit-elle par choisir, m’a cassé les oreilles avec ses élucubrations perverses, mais, tu me connais, je suis un océan de tolérance.

Il y eut un nouveau moment de silence tandis que Siv levait les yeux au ciel et que Gunnbjörn terminait d’analyser ce qu’il avait entendu.

— « Poulpe » ? demanda-t-il, un peu incrédule.

— Une sorte de serpent monstrueux venu des profondeurs, expliqua Freydis.

— Si j’étais véritablement perverse, nota Siv, je demanderai bien en quoi un poulpe est une sorte de serpent.

— Il a des appendices serpentins, répliqua Freydis. Et je voulais faire court. Pas ma meilleure métaphore, je dois l’admettre.

— Et, pour compléter, ajouta Siv, je tiens à préciser que mes « élucubrations perverses » ne consistaient qu’à suggérer des méthodes pratiques de transporter cet engin.

Elle tira le drap qui recouvrait le défunt destrier de Lotar. Gunnbjörn ne comprenait pas trop l’objectif de le ramener : d’ordinaire, à la mort de leur maitre, on laissait les machines retourner à la terre.

De son côté, Freydis poussa un soupir.

— Par les dieux, j’ai trop entendu cette langue de vipère argumenter avec moi. Bref. Après, on a examiné un peu les corps des marcheurs, et on a cherché à voir d’où ils pouvaient bien venir. On a suivi leur traces un moment. Ils ne venaient pas du sud.

Elle s’arrêta un instant, pour faire planer le suspens.

— Ils venaient du nord, asséna-t-elle. Des montagnes du Niflheim.

Si Freydis espérait une réaction de Gunnbjörn, elle en fut pour ses frais. Celui-ci enregistra l’information en silence. Ça n’avait pas de sens. Il n’y avait pour ainsi dire rien dans ces montagnes gelées. Et les marcheurs étaient originaires du sud. Ils auraient dû faire un détour considérable pour passer par ces montagnes, et auraient, par conséquent, dû avoir des corps beaucoup plus décomposés.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-il.

— On a remonté leur piste assez loin. C’était la direction.

— Et ils avaient des traces d’engelures, ajouta Siv. Ils avaient été dans des endroits glaciaux.

Freydis poussa un soupir dédaigneux.

— Apparemment, ta vipère asgardienne n’est pas juste experte des destriers, mais a aussi des connaissances médicales.

— Il me semblait pourtant que vous étiez d’accord sur le constat ? protesta Siv.

— Oui, admit Freydis, ils venaient du froid. T’aurais juste pu me laisser le dire.

Gunnbjörn leva la main, espérant interrompre cette chamaillerie qui ne lui semblait pas exactement le plus important.

— Je ne sais pas quoi conclure de tout ça.

— Peut-être que si on doit vraiment faire une expédition, on ferait mieux de la faire là-bas ? suggéra Freydis.

Gunnbjörn secoua la tête, et raconta brièvement le résultat de sa discussion avec Harald.

— Donc, à moins qu’il n’y ait au Niflheim une « relique » qui intéresse Ragnar, je pense que l’expédition se fera vers le Levant.

— Pour être honnête, admit Freydis, je m’y attendais un peu. Tant pis. Je crois que j’ai besoin de boire et éventuellement d’une bonne rixe avec des trous du cul.

Elle avait un large sourire en sortant sa dernière phrase, et commençait à se diriger vers la porte. Gunnbjörn jugea bon de calmer un peu ses ardeurs belliqueuses.

— Ne cède pas aux provocations du clan Thormod. Je suis sûr qu’ils n’attendent que ça, histoire d’avoir une bonne raison de relancer une guerre intestine.

Freydis se gratta le visage, l’air songeuse.

— Peut-être qu’on devrait leur donner exactement ce qu’ils veulent.

Gunnbjörn poussa un soupir.

— Quand je pense que, tout à l’heure, je me faisais la réflexion que tu avais muri et que tu savais maintenant faire preuve de sagesse.

Freydis éclata de rire.

— Je ne sais pas pourquoi tu t’es imaginé un truc pareil.

Elle partit, laissant Gunnbjörn et Siv en tête à tête.

— De mon côté, annonça cette dernière, je crois que je préfèrerais autant me tenir à l’écart de la fête, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Non, répondit Gunnbjörn. Fais comme tu veux.

Pour être honnête, il pensait que c’était mieux comme cela, même s’il se retint de le dire, parce que la jeune femme n’aurait pas avoir à rester à l’écart juste à cause de ce qu’elle était.

Chapitre 5

La soirée se déroula relativement paisiblement, du moins comme une soirée où l’alcool coulait à flots pouvait se dérouler paisiblement avec des vikings. Il y eut, évidemment, quelques bagarres, mais dans la convivialité.

Cela n’empêcha pas Gunnbjörn de sentir quelques tensions planer. Si les guerriers de base se mélangeaient, buvaient et rigolaient ensemble, ce n’était pas la même ambiance parmi les jarls et leur proche escorte, où l’on sentait que, dans les discussions, chaque mot était pesé et calculé.

Gunnbjörn avait beau ne pas être fait pour la diplomatie et la politique, et dire ne pas s’en préoccuper, il ne pouvait pas ne pas le remarquer. Il décida cependant qu’il avait suffisamment d’autres choses auxquelles penser, puis qu’y penser ne servait d’ailleurs pas à grand-chose, et trouva le sommeil sans trop de difficulté, malgré le — ou grâce au — poids de Fenrir sur ses jambes.

La journée du lendemain fut d’abord marquée par l’assemblée du thing. Si c’était l’évènement qui justifiait tout ce regroupement et qui aurait dû être le plus important, c’était, en pratique, surtout une réunion ennuyeuse entre les jarls. Chacun pouvait venir accompagné de deux hommes, et Gunnbjörn eut l’honneur de se voir choisi par Harald. Il s’en serait bien passé : la perspective d’une grande assemblée où il ne pourrait pas dire ce qu’il avait sur le cœur ne l’enthousiasmait pas vraiment.

Comme prévu, Ragnar Lodbrock annonça son désir de lancer une nouvelle expédition au Levant. Il avait eu écho d’une lame mythique et de montagnes d’or.

Quelle surprise, songea Gunnbjörn en prêtant assez peu attention aux discussions, examinant plutôt l’attitude de son souverain. Ragnar, malgré son âge vénérable, avait l’apparence d’un jeune homme, et seuls des cheveux blancs trahissaient peut-être ses années. Il devait vraiment être choisi des dieux. Un binocle aux verres noirs cachait ses yeux et contribuait à lui donner un air distant et au-dessus du lot, impression renforcée par son immobilité et son économie de mots. Ragnar Lodbrock parlait peu, mais lorsque c’était le cas, on l’écoutait.

Il semblait du reste assez peu concerné par les discussions des différents jarls sur l’organisation pratique de son expédition. L’essentiel était visiblement qu’elle ait lieu, il n’avait pas à s’encombrer des détails que constituaient l’approvisionnement ou la gestion navale. C’était surtout Thormod qui tranchait les décisions, Ragnar se contentant de hocher doucement la tête lorsque son roquet avait besoin d’être appuyé.

Le désintérêt du roi fut encore plus marqué lors des quelques autres discussions. Il était de coutume que chaque jarl parle de la situation de sa région pour y évoquer les problèmes comme les grandes avancées – et parfois pour relayer des conflits entre clans. Harald évoqua brièvement l’affrontement avec les marcheurs la veille et relaya les inquiétudes de Freydis sur l’énergie des non-vivants. Thormod balaya cela du revers de la main en mettant en avant qu’il ne s’agissait que d’une inquiétude de bonne femme. L’espace d’un moment, Gunnbjörn regretta qu’Harald n’ait pas demandé à Freydis de l’accompagner à la réunion, mais il se ravisa rapidement en réalisant que la réaction de la guerrière aurait sans aucun doute causé de gros problèmes diplomatiques.

Gunnbjörn prit la parole pour suggérer de décaler l’expédition. Il se doutait bien des réponses qu’il aurait, mais il ne pouvait pas assister à la réunion sans au moins proposer ce point. Il y eut quelques ricanements en face de lui, du côté de Thormod et de ses fils.

— Hé bien, railla Jorund, on a peur de quelques marcheurs ?

— Assez.

La dernière phrase avait été prononcée par Ragnar, et le silence se fit immédiatement sans qu’il ait eu à lever la voix. À la surprise de Gunnbjörn, le roi tourna la tête vers lui et le fixa de ses verres fumés.

— Je comprends ton inquiétude pour ton village, dit-il doucement, mais les Dieux m’ont murmuré qu’il n’y aurait rien à craindre des marcheurs en notre absence.

Qu’est-ce qu’il était possible de répondre à ça ? Remettre en cause la parole de Ragnar sur ce point aurait été un affront que le village ne pouvait pas se permettre. Gunnbjörn prit sur lui et rongea son frein en silence, tandis que la réunion continuait.

***

Après cette assemblée pénible, eurent lieu en fin d’après-midi les funérailles de Lotar. Avec le cœur lourd, Gunnbjörn regarda s’éloigner la barque en flammes sur lequel le corps du guerrier reposait. Freydis avait passé un moment à se recueillir seule auprès de sa dépouille avant de le laisser partir. Gunnbjörn réalisa qu’elle devait porter la culpabilité de sa mort, et se promit d’aller lui parler.

Aaskell avait tenu parole et avait composé un chant en mémoire de Lotar, qu’il accompagna à la lyre et qui arrivait à donner un sens héroïque à sa mort. Il fut suivi par d’autres chants plus classiques, qui furent repris en chœur. Gunnbjörn devait admettre que c’était une belle cérémonie. Fait inhabituel ces dernières années, même le grand Ragnar les avait, pour une fois, graciés de sa présence. D’habitude, le roi restait isolé en dehors des assemblées.

Si Gunnbjörn comprenait le besoin de se regrouper pour chanter en hommage aux défunts, lui-même n’était pas d’humeur à ça et s’écarta un peu. Il fut rapidement rejoint par Siv : son apprentie n’avait pas non plus le gout des bains de foule.

— Vous allez bien ? lui demanda-t-elle.

Gunnbjörn répondit par un haussement d’épaules qu’il voulait viril et montrant qu’il en avait vécu d’autres, mais réalisa ensuite que le message pouvait être un peu ambigu et clarifia donc :

— Ça va. Et toi ?

Siv parut surprise par la question.

— À vrai dire, je ne connaissais pas bien Lotar.

Gunnbjörn non plus, s’il devait être complètement honnête. Il avait fait partie des guerriers du village avec qui il avait bu des coups et participé à des batailles, mais en dehors de ça, ils n’étaient pas particulièrement proches.

Il discuta encore quelques minutes avec Siv, puis ils se séparèrent. Elle lui annonça qu’elle allait passer la soirée à travailler dans les écuries plutôt qu’au banquet. Gunnbjörn la regarda partir avec un peu de culpabilité. Elle aurait dû avoir sa place là-bas, et pouvoir festoyer avec les autres sans avoir à être jugée, dévisagée, ou insultée.

— Attends une seconde ! l’interpela-t-il.

Siv se retourna, surprise.

— Passe chercher Fenrir le chien au passage. Ça lui fera un peu de compagnie.

La servante s’inclina légèrement.

— Comme vous voulez, mon seigneur.

Gunnbjörn s’autorisa un sourire. Même s’il n’avait pas prévu d’emmener Fenrir au banquet, ce n’était pas vraiment pour le bien-être de l’animal qu’il lui demandait de faire ça. Il savait que la jeune femme appréciait le chien, et il était soulagé qu’elle ne passe pas la soirée entièrement seule. Au moins Fenrir faisait partie des quelques individus capables de l’apprécier à sa juste valeur sans la juger selon des critères idiots.

— Alors, ça a donné quoi ?

La remarque interrompit Gunnbjörn dans ses réflexions. Il se tourna et vit Freydis, qui avait l’air étonnamment nonchalante, étant donné les circonstances. Derrière, les chants avaient fini et le groupe commençait à se disperser, pour aller rejoindre le grand hall où aurait lieu le banquet.

— Tu parles de l’assemblée ? demanda-t-il.

— Ouais. Il y a d’autres choses qui pourraient donner quelque chose ?

Gunnbjörn se gratta la tête. Il avait prévu d’avoir une discussion avec Freydis, mais ne pensait pas qu’elle prendrait cette forme.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-il tout de même.

La guerrière parut surprise de la question.

— Pourquoi ça n’irait pas ?

— J’avais l’impression que la mort de Lotar t’avait affectée…

Soit elle cachait bien ses émotions, soit il s’était trompé.

— Je suppose que c’est triste, admit-elle. Mais ce n’est pas la première et ce ne sera pas la dernière. Alors, cette assemblée ? J’imagine que notre bon roi ne t’a pas écouté ?

Gunnbjörn laissa tomber. Soit elle ne voulait pas parler de ses émotions, soit elle n’en avait pas. Il se résigna donc à lui résumer comment la réunion s’était déroulée.

— Les dieux ont dit à Ragnar que nous n’avions rien à craindre, conclut-il.

Freydis partit sur un éclat de rire. Gunnbjörn regarda d’autour d’eux : heureusement,il n’y avait plus grand monde et personne ne savait ce dont ils discutaient. Cela valait mieux, car les opinions de Freydis n’auraient pas forcément été appréciés de tout le monde :

— Je ne sais pas si j’ai plus confiance dans Ragnar ou dans les dieux. Aucun des deux, probablement.

Gunnbjörn lui lança un regard en coin.

— Peut-être que tu devrais être un peu plus discrète sur ce genre d’opinions.

Freydis lui fit un grand sourire.

— Je suppose que ton abomination a une mauvaise influence même sur moi.

Gunnbjörn chercha quelque chose à répliquer, mais Freydis prit soudainement une mine beaucoup plus sérieuse, et lui annonça abruptement :

— Je ne vais pas partir.

Pris au dépourvu, Gunnbjörn mit quelques instants à comprendre qu’elle partait de l’expédition. Il resta silencieux un moment. Il ne s’était pas attendu à ça. Il comptait sur Freydis pour l’aider à diriger ses hommes au combat. D’un autre côté, si elle avait raison sur les dangers qui menaçaient le village, il valait peut-être mieux que quelqu’un de plus expérimenté reste.

— Tu vas me manquer, finit-il par dire. Je comprends, mais tu vas me manquer.

— Je ne le ferais pas si je ne pensais pas que c’était la bonne chose à faire.

— Je sais.

Gunnbjörn poussa un soupir bruyant, puis se sentit obligé d’ajouter :

— Chiotte.

— Ouais.

***

Avec un peu de retard, Gunnbjörn suivit le mouvement de foule et se dirigea vers le grand hall où se tenait le banquet. En chemin, il croisa Aaskell, qui avait fait un détour pour aller chercher sa guitare. Il avait visiblement prévu, pour égayer la soirée, d’accompagner sa voix d’un instrument moins sage que la lyre qu’il avait utilisé pour les funérailles.

— Sire, salua le scalde en voyant Gunnbjörn.

— Aaskell. Je voulais te remercier pour ce que tu as fait pour la cérémonie. J’étais sceptique, mais tu avais raison. C’était sans doute important.

Le barde lui fit un petit sourire.

— Je suis content si mes modestes talents peuvent servir à quelque chose. À défaut de pouvoir être utile sur le champ de bataille…

Gunnbjörn examina le jeune homme. Il semblait en bonne santé et n’était pas spécialement petit. Certes, il n’avait pas une musculature impressionnante, mais il n’était pas frêle pour autant.

— Certains n’ont pas le physique pour ce genre de choses, mais ça n’a pas l’air d’être ton cas. Avec un peu d’entrainement…

Le sourire du barde s’agrandit.

— Oh, ce n’est pas un problème de physique. En plus d’être d’un naturel paresseux, je manque cruellement de courage et, si j’accepte que la violence existe et si j’en chante parfois les louanges, je préfère quand elle implique les autres.

La déclaration laissa Gunnbjörn songeur. Pour un homme du Nord, il n’y avait pas beaucoup de plus grand défaut que la lâcheté. L’assumer aussi ouvertement était une étrangeté.

— Je suppose qu’il faut un certain courage pour admettre qu’on en manque.

La phrase lui semblait un peu ridicule, mais Aaskell conserva son sourire enjôleur.

— Oh, je ne dirais pas ça à n’importe qui.

Gunnbjörn ne sut pas quoi répondre. Qu’est-ce que ça voulait dire, exactement ? Mais il n’eut pas le temps de poser la question, car Aaskell s’inclina pour prendre congé.

— Je dois aller me préparer. Jolie cynoglosse, au fait. J’aime beaucoup la symbolique de cette fleur.

Tandis qu’il partait, Gunnbjörn regarda bêtement la fleur que Siv avait accrochée à sa boutonnière la veille, et qui lui avait valu les quolibets des fils de Thormod. Il y avait une symbolique derrière ça ? Quelle était-elle donc ? Tout cela lui passait au-dessus de la tête.

Il décida qu’il était temps de manger. Un bon morceau de viande rouge, voilà qui était sans doute plus à son niveau. Il alla s’assoir à côté de Ketil, qui s’était servi une assiette copieuse. Après s’être servi également, et avoir échangé un peu sur le déroulé de la journée, le regard de Gunnbjörn tomba à nouveau sur la fleur qui était accrochée à sa veste.

— Tu as une idée de ce que c’est, la symbolique de cette fleur ? demanda-t-il à son voisin de table.

Le géant roux le regarda avec amusement.

— Qu’est-ce que tu me chantes ? C’est quoi cette histoire de symbolique de fleur ?

Gunnbjörn lui raconta succinctement son échange avec le scalde.

— Oh, je vois, commenta Ketil. Une affaire de poète.

— J’imagine.

— Je verrais bien une signification à cette fleur, mais je doute que ce soit ce que ton scalde ait en tête.

— Vraiment ? demanda Gunnbjörn entre deux bouchées de sanglier.

— C’est une façon de dire aux crétins de Thormod « je me moque bien de vos jugements de valeur, qu’est-ce que vous allez faire ? ».

Gunnbjörn éclata de rire, puis il lui expliqua que c’était uniquement parce qu’il avait eu peur de vexer sa servante en refusant son cadeau. Devant l’étonnement de Ketil, il lui parla un peu plus de Siv.

— Par les dieux, railla le géant. Non seulement tu fais des tartes aux pommes, mais tu as maintenant une apprentie qui t’apporte des fleurs et tu fréquentes un poète. Je ne te savais pas comme ça.

Gunnbjörn hésita à répondre qu’il avait au moins un molosse impressionnant, mais il se ravisa en se rappelant que Fenrir le chien ne brillait pas non plus exactement par son attitude guerrière.

— Tu sais, reprit Ketil, quand j’étais plus jeune, je méprisais les gens comme ça. Maintenant, je me dis que peut-être que le monde ne serait pas plus mal s’il y avait plus de gens qui avaient d’autres aspirations que fracasser des crânes.

Gunnbjörn devait admettre qu’il partageait plus ou moins cette idée, même si elle le rendait un peu inconfortable. Fracasser des crânes était à peu près tout ce qu’il savait faire.

— On se fait peut-être trop vieux pour ce genre de choses.

Ketil secoua la tête énergiquement.

— Ce n’est pas une question d’âge, je crois.

Avant de continuer, il baissa un peu la voix, pour éviter d’être entendu par des oreilles concernées :

— Regarde tous ces jarls. Eux-mêmes ne portent plus beaucoup de coups, mais ils ne pensent toujours qu’à faire tomber des têtes.

En théorie, les meneurs se battaient au milieu de leurs hommes, mais, en pratique, cela voulait juste dire qu’ils étaient quelque part sur le champ de bataille, rarement qu’ils étaient aux premières loges. Gunnbjörn devait l’admettre, l’âge ne calmait pas forcément les ardeurs de ses compatriotes. Certains, au contraire, se sentaient d’autant plus belliqueux que ce n’était pas eux qui prenaient le plus de risques.

Lui-même n’était pas si différent du lot, à vrai dire. La plupart du temps, maintenant, il dirigeait les hommes plus qu’il ne combattait lui-même.

— C’est donc ça qu’on va devenir ? demanda-t-il, lugubre.

Ketil, lui, éclata de rire, puis se resservit un verre de bière, qu’il leva.

— À notre avenir radieux ! s’exclama-t-il.

Gunnbjörn l’imita, et leva son verra à son tour.

— Et aux conquêtes de Ragnar Lodbrock ! Skål !

Ensuite, les deux hommes vidèrent leur verre, et rirent de plus belle.

***

Après avoir mangé, Gunnbjörn alla écouter Aaskell chanter et jouer de la musique. Il n’était d’habitude pas adepte de ce genre de choses, mais il trouvait cela étonnamment agréable. Il y avait une certaine originalité et une énergie qu’ils trouvaient intéressantes. S’il avait été tout à fait honnête avec lui-même, Gunnbjörn aurait peut-être dû admettre que ce n’était pas uniquement la musique qu’il trouvait plaisante, mais il se contentait pour l’heure d’apprécier le moment et de montrer un certain enthousiasme qui tranchait avec ce qu’il avait pu ressentir ces derniers jours.

— Ne me dis pas que tu apprécies cette horreur.

Un peu surpris, Gunnbjörn mit quelques instants à réaliser que la remarque venait de Jorund, qui s’était placé à côté de lui. Le grand blond, fils de Thormod, arborait peut-être un air dédaigneux, ou peut-être s’agissait-il de l’expression de son visage au repos. C’était dur à dire, car il donnait tout le temps cette impression.

— Tu parles de la musique ? demanda Gunnbjörn, un peu surpris.

Il ne voyait pas vraiment ce qu’on pouvait lui reprocher. On appréciait ou pas : après tout, lui-même n’était pas particulièrement porté sur ce genre de choses, d’habitude. Mais à part peut-être une approche non-traditionnelle de l’instrument, il trouvait un peu excessif de parler d’horreur pour quelque chose comme ça.

— Si tu peux appeler ça de la musique ! tonna Jorund. Est-ce que vous ne respectez rien, dans ce village ?

À sa voix, il avait l’air vraiment énervé. Ou peut-être juste qu’il cherchait à provoquer un combat, mais, dans ce cas, il aurait mieux fait de dire les choses explicitement : cela aurait été moins ridicule.

Gunnbjörn ne fit aucun effort pour se retenir de rire, ce qui provoqua une expression de perplexité sur le visage de Jorund. Il était donc capable de montrer d’autres émotions que le dédain.

— Tu dois vraiment avoir une vie triste, expliqua Gunnbjörn, pour être aussi aigri par la moindre chose.

Il s’attendait à ce que les choses en restent là, et s’apprêtait à s’écarter, mais Jorund cracha à ses pieds. Ou, plus exactement, sur l’une de ses bottes. Ce fut le moment que choisit opportunément Aaskell pour terminer une chanson, et il y eut une période de silence qui ne fit qu’accentuer la provocation.

— Venant de la part d’un tordu comme toi, je prends ça comme un compliment, lâcha Jorund. J’ai entendu les détails sur ta « servante ». Ou ton servant, je ne sais pas comment il faut dire. Ton mignon, peut-être ?

Gunnbjörn lâcha un soupir bruyant. Il aurait bien aimé que la vie privée de Siv n’arrive pas aux oreilles de ces enflures. Mais, évidemment, c’était prévisible.

L’espace d’un moment, Gunnbjörn regretta d’avoir empêché Freydis de régler leurs comptes aux deux rejetons de Thormod. Ça aurait causé des problèmes, mais aussi une certaine satisfaction.

— Laisse Siv en dehors de tout ça.

— Oh ? railla Jorund. Ou quoi ?

Il s’approcha d’un pas, menaçant, montrant ainsi qu’il était plus grand que Gunnbjörn. Il était aussi plus jeune et plus musclé. Il n’y avait pas besoin de le montrer.

— Tu as peur des marcheurs, tu as peur de partir en expédition, reprit Jorund. Et tu es tout seul. Qu’est-ce que tu vas faire, petite chochotte ?

Gunnbjörn regarda autour de lui, un peu surpris par la remarque sur le fait qu’il était tout seul. Ils n’étaient, clairement, pas seuls : au contraire, ils étaient maintenant le centre de l’attention. Dans leur proximité, les gens s’étaient un peu écartés, au cas où. Aaskell ne s’était pas remis à jouer.

Il n’y avait pas Freydis, cependant. Gunnbjörn ne l’avait pas vue depuis les funérailles de Lotar. C’était peut-être son absence que Jorund voulait pointer du doigt ? Peut-être qu’il était déçu de ne pas pouvoir régler ses comptes avec elle ?

— Tu cherches comment t’enfuir ? demanda ce dernier. Tu aimes ça, hein ? T’enfuir, esquiver le combat ?

— Hé bien, admit Gunnbjörn, j’ai clairement autre chose à faire que ce genre de bagarre stupide. J’ai passé l’âge de ces conneries.

Il repensa à la discussion qu’il avait eu avec Ketil, un peu plus tôt. Est-ce qu’il faisait maintenant partie de ces donneurs d’ordres qui envoyaient les autres fracasser des crânes en gardant les mains propres lui-même ?

D’ailleurs, Ketil, toujours attablé, l’observait. Les deux amis échangèrent un sourire.

— Mais pour toi, ajouta Gunnbjörn en se tournant à nouveau vers Jorund, je suis prêt à une exception.

Peut-être que, parfois, il fallait suivre son aspiration à fracasser des têtes. C’est pourquoi Gunnbjörn envoya son poing dans la figure de Jorund.

Le poing en question heurta la mâchoire de Jorund sans fracasser grand-chose. Les codes non écrits du combat impromptu stipulaient que s’il était légitime qu’un coup par surprise initie l’affrontement, il ne devait pas être trop violent, afin de respecter l’égalité des chances et, surtout, éviter que le combat soit trop abruptement écourté. Il y avait encore des traditions stupides que Gunnbjörn respectait. Qui plus est, Jorund était un adversaire de taille, et il n’avait pas envie de jeter toutes ses forces dans la bagarre dès le début.

Le résultat fut que Jorund encaissa le coup sans broncher, puis éclata de rire.

— C’est tout ce que tu peux faire ? s’exclama-t-il.

Il répondit ensuite par un coup à lui, autrement plus violent, qui sonna Gunnbjörn quelques instants. Clairement, son adversaire serait plus difficile à vaincre que les marcheurs qu’il avait pu affronter.

Le grand blond enchaina ensuite avec d’autres coups de poing, que Gunnbjörn bloqua sans trop de difficultés. Il riposta par un coup bien senti dans l’estomac, malheureusement atténué par le blouson en cuir de son adversaire.

Ils échangèrent encore quelques coups, en cherchant à se jauger, puis les choses accélèrent. Jorund fonça vers son adversaire en hurlant, et Gunnbjörn préféra reculer. À sa surprise, son opposant sauta et lui envoya son pied en pleine tête, projetant Gunnbjörn contre des tables et des gens.

Il s’effondra au sol, sonné, tandis que la foula acclamait Jorund, estimant que le combat était terminé.

— Hé bien, je m’attendais à mieux ! s’exclama le vainqueur. Je n’aurais peut-être pas dû. Il n’y a pas que tes mœurs qui sont dégénérées, Gunnbjörn, il y a aussi tes muscles !

Oh, songea Gunnbjörn, toujours au sol. Quelle répartie subtile.

À sa surprise, il vit le visage d’Aaskell se pencher sur lui, ses beaux yeux verts pleins d’inquiétude.

— Sire ? demanda le scalde. Vous allez bien ?

Gunnbjörn lui répondit par un sourire, et entreprit de se relever.

— Fais-moi une faveur, veux-tu ? Joue ta musique la plus entrainante.

Le scalde parut hésiter un moment, puis lui fit un hochement de tête.

— À vos ordres, Sire.

— Jorund ! s’exclama ensuite Gunnbjörn. Même ma grand-mère frappe plus fort que toi.

Le grand blond se retourna, un peu surpris, tandis que le scalde commençait à jouer de la guitare. Pour l’instant, à la déception de Gunnbjörn, le rythme comme le volume étaient plutôt faibles.

— Et ma grand-mère est morte depuis dix ans, ajouta Gunnbjörn, déclenchant les éclats de rire dans le public.

Si affronter des marcheurs n’avait pas grand-chose à voir avec une bataille, leur bagarre de ce soir ne s’en rapprochait pas plus. Il s’agissait, fondamentalement, d’un spectacle. Et les mots pouvaient parfois être tout aussi importants que les coups.

— Tu ferais mieux de rester par terre ! répliqua Jorund.

— C’est vrai, admit Gunnbjörn. Ce combat était tellement ennuyeux que j’étais en train de m’assoupir.

Nouveaux rires. Jorund chargea pendant qu’Aaskell jouait plus vite et plus fort. Le grand blond envoya un coup de poing, puis un coup de pied, mais Gunnbjörn parvint à les esquiver.

— Tu n’es capable que de fuir !

— Oh, excuse-moi, répliqua Gunnbjörn. J’imagine que tu es surtout habitué à triompher face à des mannequins en paille.

Tandis qu’ils s’échangeaient des piques verbales, ils continuaient aussi à échanger des coups. Ce dernier aspect, cependant, était plutôt à sens unique, Gunnbjörn se contentant de se tenir à distance et d’esquiver les attaques de son adversaire. Si le premier coup de pied l’avait surpris, son opposant s’étant montré plus souple que prévu, il n’en restait pas moins que les mouvements de Jorund n’étaient pas très durs à lire. D’autant plus que le grand blond semblait avoir perdu patience, peut-être parce qu’il était en difficulté sur le terrain des mots.

Il arrêta d’ailleurs d’essayer de parler, et se contenta de charger à nouveau avec un hurlement. Il lui rappela quelque peu le sanglier qui avait foncé sur Siv la veille, même si la comparaison était peut-être dure pour le pauvre animal.

Pendant ce temps, même si Gunnbjörn était trop concentré sur sa tâche pour l’apprécier à sa juste mesure, Aaskell jouait maintenant à un rythme effréné tout en hurlant des paroles en vieux Norrois.

Une nouvelle fois, Gunnbjörn parvint à se décaler au dernier moment, se mettant ainsi hors de portée. Cette fois-ci, cependant, il en profita pour saisir le bras de Jorund et se servit de l’élan du jeune homme fougueux — aidé d’un croche-patte discret — pour l’envoyer au sol.

Là encore, les convenances non écrites dans ce type de combat indiquaient qu’il était malvenu de frapper un homme à terre. Il était plus adéquat de le laisser se relever en haranguant la foule, ce qui, en plus d’être honorable, faisait durer le spectacle. Cependant, il y avait des limites au respect que Gunnbjörn portait envers les traditions, et il profita de la position de Jorund pour lui envoyer un violent coup de pied entre les jambes.

Gunnbjörn se pencha ensuite sur son adversaire et le retourna sur le dos sans ménagement, avant d’approcher sa main de son visage. Comme par magie, un couteau était apparu dans celle-ci. Gunnbjörn ne se rappelait pas à quel moment il l’avait sorti, ni ce qu’il avait eu l’intention de faire avec. Il dut inspirer pour ne pas avoir de geste qu’il pourrait regretter, et se contenta à la place de prévenir Jorund :

— Tu ferais mieux de tenir ta langue. Je ne voudrais pas avoir à te la couper.

Ensuite, il y eut quelques accords d’Aaskell pour conclure son morceau improvisé, puis les gens applaudirent.

Ils avaient eu un bon spectacle.

***

Ketil avait accompagné Gunnbjörn avec une gourde emplie de bière. Ensemble, ils s’étaient assis un peu à l’écart pour pouvoir deviser tranquillement sans risquer qu’un des hommes de Thormod ne veuille se mêler à la discussion et ne déclenche un nouveau combat. Gunnbjörn en avait eu assez pour sa soirée.

— Je dois admettre, dit tranquillement Ketil, qu’à un moment j’ai bien cru que tu allais perdre.

— Moi aussi, admit Gunnbjörn. Quand il m’a envoyé par terre, je me suis, pendant un moment, dit qu’il serait plus sage de ne pas me relever.

Ketil éclata de rire, pendant que Gunnbjörn se massait la tempe. Il aurait assurément une sacrée bosse le lendemain.

— Qu’est-ce qui t’amuse autant ?

— Oh, rien. C’est juste qu’ensuite, tu as voulu impressionner ce scalde, hein ?

Gunnbjörn fronça les sourcils. Ce n’était pas ce qui l’avait poussé à se relever. Du moins, il était raisonnablement certain que ce n’était pas ce qui l’avait poussé à se relever.

— C’était surtout pour défendre l’honneur du village, répliqua-t-il.

Ketil se remit à rire de plus belle. Gunnbjörn attrapa la gourde et avala quelques gorgées de bière plutôt que de chercher quelque chose à répondre.

— Je n’espère vraiment pas, Gunn, reprit Ketil. Vouloir continuer un duel idiot au risque de sa santé pour impressionner quelqu’un, c’est stupide, mais c’est de la stupidité que je peux suivre. Si c’est juste pour l’honneur, c’est de la stupidité stupide.

Gunnbjörn repensa à ce que lui avait dit Jorund à propos de Siv.

— Disons que j’avais aussi très envie de lui fracasser le crâne, admit-il.

— Ça, je peux comprendre.

Ils discutèrent et burent encore un peu, puis Gunnbjörn entendit des bruits de pas qui venaient de derrière lui. Il s’attendait un peu à ce qu’il s’agisse d’un des membres du clan Thormod venu les insulter, ou Freydis qui aurait entendu parler de la bagarre et serait venue aux ragots ; à la place, il eut la surprise de voir Aaskell.

— Sire, j’espère que je ne vous dérange pas.

Ketil se leva précipitamment, et attrapa la gourde encore à moitié pleine.

— Il n’y a plus de bière ; je vais en chercher, expliqua-t-il.

Il partit ensuite, non sans un clin d’œil complice en direction de Gunnbjörn qui fit lever les yeux au ciel à ce dernier.

— Je vais bien, dit-il ensuite. Grâce à toi.

Aaskell arbora un demi-sourire embarrassé.

— Vous exagérez.

— Non. C’était une musique sacrément motivante.

— Je suis heureux de vous avoir motivé.

Gunnbjörn repensa aux insinuations de Ketil, puis à celles de Siv. Par association d’idée, il baissa les yeux sur la fleur que celle-ci avait fixée à sa boutonnière la veille. Elle avait durement souffert pendant le combat, et il n’en restait plus qu’une tige et quelques pétales.

— Chiotte, fit-il avant de relever les yeux vers Aaskell. C’était quoi, le symbole ?

— Le symbole ?

— Le symbole de cette fleur.

Aaskell eut un souvenir gêné.

— Oh. La symbolique. Oui. L’amour secret.

Il y eut un moment de silence embarrassé.

— Je n’y peux rien, s’empressa d’ajouter Aaskell. C’est la symbolique de la cynoglosse. Ce n’est pas moi qui ai décidé. C’est comme ça.

Gunnbjörn éclata de rire.

— Alors, si c’est comme ça…

Chapitre 6

Gunnbjörn somnolait doucement, le corps chaud d’Aaskell lové contre le sien. La fin de soirée s’était révélée, d’une certaine façon, plus épique et riche en sensations fortes que le commencement, avec son combat contre Jorund. Et, s’il était heureux d’avoir eu le courage d’admettre ses sentiments et ses désirs, une part de lui continuait à se demander s’il avait bien fait. Si les choses se savaient, qu’en penserait le village ? Son père, sa famille ?

Il regarda le visage doux du scalde, endormi contre lui, et s’autorisa un demi-sourire. Au diable ce qu’en penseraient les autres.

Il ferma les yeux et commençait à s’endormir lorsqu’il entendit des bruits de pas clopinant, puis des coups contre sa porte. Gunnbjörn pensa que c’était son père, parce qu’il lui semblait avoir reconnu le bruit de sa béquille, et il ne put s’empêcher de craindre sa réaction en voyant avec qui il partageait sa couche. Mais ce fut la voix d’Akim qui traversa la porte.

— Gunnbjörn ! Gunn !

Gunnbjörn poussa un soupir. Évidemment, ces derniers jours, Akim aussi devait marcher avec une béquille. Il se leva et, tandis qu’Aaskell remuait, il lui fit signe de se recoucher.

— J’arrive, marmonna-t-il.

— C’est Siv ! cria Akim.

Le cœur de Gunnbjörn s’affola, et il ne prit pas le temps de s’habiller avant d’ouvrir la porte.

— Quoi ?

— Apparemment, elle aurait tué Bard. Tout le clan Thormod la cherche.

***

Une demi-journée plus tard

Le hall était rempli et l’atmosphère tendue. Il y avait clairement deux groupes : les gens de Kirkjubær et la bande de Thormod et ses alliés. C’était peut-être rassurant, songea Gunnbjörn. Cela voulait dire que, malgré tout, Siv restait considérée comme quelqu’un du village et méritait un peu de soutien. D’un autre côté, cela pouvait aussi tout faire partir en guerre de clans.

Ragnar Lodbrock avait, exceptionnellement, accepté de jouer le rôle d’arbitre et se tenait assis sur ce qui servait occasionnellement de trône mais était simplement, le reste du temps, un fauteuil confortable.

— Votre… créature, cracha Thormod, a tué mon fils ! J’exige réparation !

Le jarl était évidemment vindicatif, et tendit un doigt accusateur vers Harald.

Aaskell leva les mains en signe d’apaisement.

— Messires, si nous pouvions peut-être reprendre les faits depuis le début ?

Le scalde, n’étant pas originaire du village, s’était proposé comme médiateur entre les deux groupes, mais la bande de Thormod avait ricané. Clairement, les guerriers considéraient qu’il avait choisi son camp. Mais, tant qu’ils ne savaient pas avec qui il avait partagé un lit la nuit dernière, il n’en restait pas moins qu’Aaskell n’était pas membre du clan et avait de plus grandes capacités que la moyenne à garder son calme et à savoir user de diplomatie, aussi avait-il pris de fait cette position. Si le grand Ragnar avait accepté de siéger et éventuellement de donner un avis final, il était clair pour tout le monde qu’il ne comptait pas jouer les intermédiaires.

— Tout cela est-il vraiment bien nécessaire ? demanda Harald. Il s’agit de faire le procès d’une personne qui n’est pas présente ici, et qui est peut-être déjà morte à l’heure actuelle.

***

Une demi-journée plus tôt

Gunnbjörn s’habillait aussi vite qu’il le pouvait, tandis qu’Akim tâchait de lui expliquer la situation.

— Je ne sais pas ce qu’il s’est passé exactement. Je crois que Bard l’a agressée, et qu’elle s’est défendue. Maintenant, tout le monde la cherche, et ça ne va pas être beau à voir.

— N’y a-t-il pas procès dans ce genre de cas ? demanda Aaskell, qui avait fini par être réveillé également.

Akim était resté sur le pas de la porte, et n’avait pu voir, jusqu’ici, que Gunnbjörn n’était pas seul dans sa chambre. Gunnbjörn vit les yeux de son ami scruter l’obscurité, puis retourner vers lui, tandis qu’un demi-sourire se dessinait sur son visage.

— Vous deux… hum ?

— Ce n’est pas le moment ! gronda Gunnbjörn.

— Non, admit Akim, l’air soudain beaucoup plus sérieux. Il n’y aura pas de procès si les hommes de Thormod la trouvent en premier…

Il vit que Gunnbjörn avait enfin retrouvé ses vêtements et était prêt à sortir.

— Va retrouver Freydis, lui dit-il. Je ne ferais que te ralentir.

Il montra sa béquille, comme pour s’excuser. De son côté, Gunnbjörn se précipita à l’extérieur.

***

Témoignage de Dyri

Si, comme l’avait noté Harald, Siv n’était pas présente, cela n’avait pas l’air de suffire à calmer l’ire de Thormod ni de ses hommes.

— Je réclame justice pour mon frère ! tonna Jorund.

Une nouvelle fois, Aaskell leva les mains en signe d’apaisement.

— Nous sommes là pour cela, Messire. Comme je le suggérais, pourquoi ne pas reprendre les faits par le début ?

— Ce n’est pas nécessaire ! répliqua Thormod. Cette créature a tué mon fils, et des complices l’ont aidée !

Il y eut un brouhaha après sa déclaration. Gunnbjörn jugea préférable de poser sa main sur l’épaule de Freydis, qui se tenait à côté de lui, pour lui éviter de faire ou dire quoi que ce soit de regrettable.

Ragnar claqua des doigts et le silence se fit. Si certains avaient besoin d’un marteau pour imposer leur autorité, ce n’était pas le cas du roi Lodbrock.

La foule resta dans l’expectative un instant, s’attendant à ce que Ragnar prenne la parole, mais il se contenta de fixer Aaskell.

— Hum, fit donc celui-ci. Comme je le disais, je pense qu’avoir tous les faits ne permettra que de mieux nous éclairer. Et, le cas échéant, de dévoiler ces complicités dont vous parlez.

Thormod le fixa avec un air mauvais, mais Aaskell était maintenant investi, grâce au regard vitré de Ragnar, d’une nouvelle autorité, aussi garda-t-il le silence.

— Très bien, finit-il par soupirer. Dyri, tu étais là, n’est-ce pas ?

Les regards se tournèrent vers un jeune homme aux cheveux et à la barbiche rousse. Il s’avança de deux pas, l’air assuré.

— Oui, Sire ! Avec votre fils Bard, ainsi que Leid.

Chez le clan Thormod, les regardes se tournèrent vers un second jeune homme, qui semblait moins pressé d’être ainsi mis en avant.

— Hum, fit-il simplement. Oui.

— Seigneur Dyri, intervint Aaskell, auriez-vous l’amabilité de nous enseigner dans le détail les évènements, tels qu’ils se sont déroulés ?

Il y eut un certain temps de silence, sans doute parce que la formulation était un peu plus ampoulée que nécessaire.

— Oui, finit simplement par dire Dyri. Depuis notre arrivée, le seigneur Bard était curieux de cette… créature…

Gunnbjörn serra son poing. Aaskell, lui, garda son calme.

— Vous voulez parler de Siv ?

— C’est comme ça que vous l’appelez, oui, répondit avec dédain Dyri. Nous avions entendu des rumeurs. Malgré ce que… hum… Siv… prétendait, il se serait agi d’un homme.

Il y eut des ricanements. Beaucoup trop de ricanements. Les plus bruyants étaient du côté de Thormod, mais il y en avait aussi parmi les rangs des villageois avec qui Siv avait vécu ces derniers mois. Cela attrista profondément Gunnbjörn, mais ce fut avant tout la réaction de Ragnar qu’il scruta. Après tout, c’était lui dont l’avis comptait le plus. Cependant, comme d’habitude, le visage du roi était profondément inexpressif, les yeux cachés derrière deux verres noirs.

Aaskell leva la main pour faire taire la foule. Clairement, ses gestes avaient beaucoup plus d’effets depuis que le roi l’avait désigné implicitement.

— J’ai entendu ces « rumeurs » également, admit-il. Je ne suis arrivé au village que quelques jours avant vous et, sans m’y intéresser particulièrement, j’ai eu plusieurs échos de la… condition… de Siv.

Gunnbjörn se retint pour ne pas grogner. À quoi jouait Aaskell ? D’accord, il devait jouer la neutralité, mais il s’était attendu à ce qu’il prenne, au moins discrètement, la défense de Siv, pas à ce qu’il l’enfonce.

— Si elle n’en parlait pas directement elle-même, reprit-il, un certain nombre d’habitants ne semblaient pas avoir de mal à aborder le sujet. Je me trompe ?

— On voulait en avoir le cœur net, expliqua Dyri.

— Et vous n’avez trouvé personne pour vous éclairer sur le sujet ? s’étonna Aaskell.

— Questions absurdes ! tonna un vieux barbu anonyme du clan Thormod. Qu’est-ce que ça peut faire ?

Le scalde lui lança un regard étonné.

— Je voudrais comprendre la motivation des différents protagonistes, expliqua-t-il. S’agissait-il vraiment de satisfaire une curiosité ?

Sa dernière question s’adressait à Dyri, qui semblait également offensé par tout cet aparté.

— Évidemment ! répliqua-t-il crânement. On voyait à voir à quoi il ou elle ressemblait en dessous !

Il y eut quelques éclats de rire, qui firent réaliser à Gunnbjörn qu’il n’était définitivement pas trop vieux pour avoir envie de fracasser des crânes. Cependant, il devait admettre que la technique d’Aaskell relevait du génie. Ainsi, peut-être que l’acte de Siv pourrait peut-être être perçu que pour ce qu’il était : une réaction légitime face à une agression.

Le fait que l’agresseur était le fils d’un jarl tandis que la victime qui s’était défendue était une servante paria considérée comme une créature monstrueuse ne le rendait malheureusement guère optimiste sur les chances que cela aboutisse.

— Et donc, reprit Aaskell, vous vous êtes rendus aux écuries.

Dyri acquiesça d’un signe de tête.

— On a appris qu’il, ou elle, se trouvait là-bas.

— Les écuries étaient fermées, intervint Gunnbjörn. J’en avais bloqué les grandes portes moi-même la veille.

C’était un point qui lui semblait crucial. Si la vie d’une déviante ne valait pas grand-chose, les destriers étaient sacrés. Que des étrangers se permettent de faire irruption dans un tel endroit ne pouvait que susciter la réprobation.

— Nous avions eu la permission d’un des écuyers ! répliqua Dyri.

Il y eut des réactions d’étonnement, positives ou négatives. Voilà qui était clairement une nouvelle information pour la majorité de l’audience. C’était, en tout cas, le cas pour Gunnbjörn.

— De qui ? demanda-t-il.

En réalité, il aurait pu ne pas poser la question. Il n’y avait pas cinquante personnes à travailler dans les écuries. À vrai dire, en dehors de Siv, il n’y en avait qu’une.

Les regards se tournèrent donc peu à peu vers Oddfred. Ce furent d’abord les chevaucheurs de Kirkjubær et ceux qui savaient qui travaillait où dans le village, puis par mimétisme le reste des gens présents les imitèrent.

— Hum, admit Oddfred. Oui. C’était moi.

***

Une demi-journée plus tôt

Freydis criait, pestait et rageait. Personne n’osait véritablement s’approcher d’elle, car elle le faisait de manière très énergique, donnant des coups de pied ou de poing dans tout ce qui passait à sa proximité. En l’occurrence, c’était un innocent arbre qui subissait sa colère.

La raison de sa colère venait très clairement du coup qu’elle avait reçu au visage et lui avait probablement cassé le nez.

— La chienne ! ragea-t-elle à nouveau. L’enfant de Loki ! La pourriture ancestrale venue des profondeurs de la terre !

Gunnbjörn approchait à petites foulées, et eut le temps d’examiner le groupe qui se tenait autour de la guerrière. Essentiellement des hommes de Thormod. Parmi eux se trouvaient Jorund, avec qui il avait eu maille à partir plus tôt dans la soirée.

Ce fut d’ailleurs le grand blond qui osa finalement approcher de Freydis et poser une main sur son épaule.

— Où est l’assassin de mon frère ? demanda-t-il.

Freydis tendit un bras vers la direction d’où venait Gunnbjörn.

— L’abomination ! reprit-elle. La verrue putride ! La créature monstrueuse cracheuse de venin ! Elle m’a cassé le nez, l’espèce de hyène !

Gunnbjörn resta un peu perplexe tandis que la petite troupe s’élançait à la poursuite de Siv et passait à côté de lui sans lui prêter attention. Même Jorund n’eut pas le temps de lui jeter une insulte ou un regard mauvais.

— La loutre des mers hippocéphalique ! termina Freydis, mais il n’y avait plus que Gunnbjörn pour l’entendre.

— J’ai du mal à croire que Siv t’ait fait ça, objecta le guerrier.

Freydis sembla prendre conscience de sa présence, ainsi que de l’absence des autres, et cessa subitement toute son agitation.

— Je voulais que ce soit réaliste, expliqua-t-elle.

Elle plaça ses deux mains sur son nez, un index et un majeur de son côté. Il y eut ensuite un craquement désagréable et elle grimaça.

— J’ai peut-être été un peu trop enthousiaste, admit-elle.

Gunnbjörn resta un peu pantois, cherchant à comprendre tout ce qu’il venait de voir.

— Suis-moi, ordonna Freydis. On n’a pas beaucoup de temps.

***

Témoignage d’Oddfred

Oddfred s’avança avec hésitation pour remplacer Dyri au milieu du hall. Il n’était clairement pas enthousiaste à l’idée d’être le centre de l’attention de tout le monde.

— Hum, fit-il. Bard voulait rentrer dans les écuries. Il m’a demandé si je pouvais lui ouvrir. Je ne voyais pas où était le mal. Je veux dire, elles sont ouvertes, d’habitude.

— Et il ne t’est pas venu à l’esprit qu’elles étaient fermées pour une bonne raison ? intervint Gunnbjörn.

Oddfred se contenta de regarder ses pieds, piteusement.

— Peut-on connaitre cette raison, sire Gunnbjörn ?

La question venait de Jorund, qui affichait un sourire crâne sur son visage.

— Y en avait-il vraiment une ? reprit-il. Ou s’agissait-il de cacher aux regards l’immondice qui vous sert de servante ?

Il y eut des ricanements. Gunnbjörn serra le poing et s’apprêtait à répondre mais, à sa surprise, Harald intervint avant lui :

— Une raison ? tonna-t-il.

C’était la première intervention du jarl de Kirkjubær, et elle parvint par conséquent à imposer le silence. D’autant plus que le jarl en question avait le visage rouge de colère.

— Pourquoi devrions-nous nous justifier sur nos manières de gérer nos écuries ? reprit-il. La seule personne devant laquelle Gunnbjörn doit répondre de la manière dont il gère nos chevaucheurs et nos écuries, c’est moi, et personne d’autre.

Gunnbjörn était surpris. Il ne s’était pas attendu à une telle intervention de la part d’Harald, d’ordinaire beaucoup plus diplomatique. Il se demanda si le vieil homme était véritablement en colère, ou s’il surjouait pour utiliser pleinement l’atout qu’il avait en main. Et, si c’était le cas, Gunnbjörn se demandait si Harald cherchait à protéger Siv ou, plus probablement, à éviter les éventuelles accusations de complicité qui auraient pu viser certains de ses guerriers.

En tout cas, cela fonctionna : sa tirade fut approuvée par le reste du village, tandis qu’en face, chacun regardait ses pieds, conscient d’avoir franchi une limite.

— Je ne savais pas, dit piteusement Oddfred.

— Cela n’est pas vraiment le sujet, si ? intervint Aaskell. Revenons à la question qui nous préoccupe.

Oddfred poussa un soupir de soulagement visible, et regarda Aaskell comme le sauveur qui lui aurait lancé une planche de salut.

— Oui, s’empressa-t-il de dire. J’ai juste guidé Bard et ses amis vers les écuries. C’est tout.

— Dans l’objectif, rappela Aaskell, de voir à quoi Siv « ressemblait en dessous », c’est bien ça ?

Oddfred sembla réaliser que si Aaskell tenait bien une planche, ce n’était pas pour la lui tendre mais pour lui frapper la tête avec jusqu’à ce qu’il termine de se noyer.

— Hum… s’empourpra-t-il. Je n’aurais pas formulé les choses comme ça. Pour moi, il s’agissait juste de discuter.

— Et de quoi avez-vous discuté ? demanda Aaskell.

— Hum, Siv ne voulait pas vraiment discuter. Elle nous a demandé de sortir.

— Et ensuite ?

Oddfred regarda dans la direction de Dyri.

— Moi, je suis resté derrière, dit-il. Je n’ai pas vu grand-chose.

***

Une demi-journée plus tôt

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Gunnbjörn tandis qu’il suivait Freydis vers les écuries.

— Siv est dans le pétrin et a besoin de notre aide. Les détails attendront.

Freydis entra par la petite porte des écuries, qui était restée ouverte. Étrange. Est-ce qu’elle n’était pas censée être verrouillée ? À l’intérieur, il sentit tout de suite l’odeur de sang. Le corps de Bard avait déjà été déplacé ailleurs, mais il y avait toujours une flaque d’hémoglobine par terre.

— Évite de marcher dedans, lui indiqua négligemment Freydis. Ça ne fait jamais discret. Et débarre la grande porte, veux-tu ?

Gunnbjörn ne comprit pas pourquoi Freydis lui demandait cela. Est-ce qu’elle comptait faire sortir un destrier maintenant ? Mais, pour l’heure, il obéit sans poser de questions. Après tout, il s’agissait d’aider Siv et, même s’il ne comprenait pas vraiment pourquoi Freydis se donnait autant de mal pour elle, il était clair qu’elle en savait pour l’instant plus que lui.

— Viens m’aider à porter ça, maintenant.

Gunnbjörn s’approcha de Freydis pour voir ce dont elle parlait, et mit un peu de temps à comprendre de ce dont il s’agissait.

C’était un destrier, ou plutôt un squelette de destrier. La roue avant et la fourche n’étaient plus là, et il manquait la selle. La roue arrière avait été remplacée, par un dispositif bizarre en bois. Pire, il réalisa après quelques secondes que ce qu’il avait sous les yeux avait été la monture de Lotar.

— Qu’est-ce que…

— J’ai besoin de tes muscles, ordonna Freydis. Pas de tes questions.

***

Témoignage de Dyri (seconde partie)

Oddfred fut nettement soulagé de laisser sa place à Dyri, qui semblait plus confiant que lui. Le palefrenier hésita cependant : vers où devait-il se diriger ? La salle était spatialement assez clairement divisée en deux parties, le village de Kirkjubær d’un coté et le clan Thormod de l’autre. Si le jeune homme faisait partie du village, la révélation de son implication dans cette sombre affaire ne lui avait pas valu que des amis. Cependant, il en avait encore visiblement quelques-uns, qu’il finit par rejoindre, heureusement à bonne distance de Gunnbjörn, Freydis ou Akim.

— Quelle petite merde, chuchota ce dernier.

Pendant ce temps, Dyri commençait à reprendre ses explications.

— On est rentrés dans les écuries par la petite porte. Il y avait de la lumière, mais à cause des destriers et de tous les machins accrochés partout, on n’a pas vu Siv tout de suite. Et réciproquement. Mais on l’entendait faire du bruit en tapant sur des machins.

Aaskell fronça les sourcils.

— Est-ce qu’il serait possible d’avoir un peu plus de précision sur ce que désigne « taper sur des machins » ?

La remarque déclencha quelques rires, des deux côtés de l’audience. Dyri fit un haussement d’épaules.

— Je ne m’y connais pas trop, mais des bruits de métal ? se risqua-t-il. Comme un marteau, ou ce genre de choses.

— Ah, fit Aaskell. Donc Siv était en train de travailler ?

Gunnbjörn s’autorisa un léger sourire. L’intervention d’Aaskell était bien vue. En montrant que Siv était en train de travailler sur des destriers, peut-être que cela pousserait les plus réticents à considérer que là, enfin, l’agression était condamnable ?

— Je ne sais pas, répliqua Dyri avec dédain.

— Utiliser des marteaux ou ce type d’outils faisait effectivement partie de son travail, intervint Gunnbjörn. Je ne m’y connais pas trop non plus, mais je crois que c’est grâce à ce genre de choses que nos destriers abimés sont en meilleur état la fois d’après.

L’intervention déclencha de nouveaux rires. Dyri dut bien réaliser que s’attarder sur le sujet ne le présentait pas de manière très avantageuse, car il continua :

— En tout cas, on s’est avancés. Il, ou elle, je ne sais pas, a remarqué notre présence assez tard, finalement.

Gunnbjörn avait envie de lui envoyer un direct du droit à chaque fois que Dyri hésitait sur le genre de Siv. Il était évident qu’il le faisait de manière tout à fait volontaire, et que cela visait à rappeler à tout le monde que leur victime n’était qu’un monstre qui ne méritait pas le respect.

— Et elle vous a demandé de partir, c’est bien ça ? recadra Aaskell.

Dyri eut la décence de regarder ses pieds quelques instants.

— Oui. Bard s’est quand même avancé. Il voulait juste poser quelques questions.

— Quelles questions, exactement ?

— Je ne sais plus exactement comment c’était formulé. On avait pas mal bu, vous savez ? Mais à un moment, il a voulu relever sa jupe.

— Quel pervers dégénéré !

La dernière remarque était venue de Freydis, et elle lui valut d’être, à son tour, le centre de l’attention, s’attirant les foudres du clan Thormod.

— Oh, parce que vous êtes bien placés pour parler de perversion, hein ? railla Jorund.

L’atmosphère devint électrique, et Gunnbjörn craignit un moment que Freydis ne réponde de manière un peu trop radicale. Même si, étant donné les circonstances, il aurait pu la comprendre. Cependant, l’intervention d’Aaskell permit peut-être à ce procès de ne pas se transformer en bataille rangée.

— S’il vous plait ! s’exclama-t-il. Pourrions-nous revenir à l’affaire qui nous préoccupe ?

Étant parvenu à imposer le silence, il se tourna vers Dyri et continua :

— Pour l’instant, nous essayons de connaitre les faits tels qu’ils se sont produits. Si vous pouviez continuer ?

— Ce n’était pas méchant, essaya néanmoins de justifier Dyri. Plus une blague qu’autre chose. Cela ne méritait pas une telle réaction !

***

Un peu plus d’une demi-journée plus tôt

Lorsque Bard approcha sa main de sa jupe, Siv fit un petit bond en arrière pour se mettre hors de portée. Elle parvint ainsi à échapper aux sales doigts du viking, mais, ce faisant, elle se cogna aux outils qui étaient accrochés au mur derrière elle. Elle ne pourrait pas reculer plus loin, et les trois hommes lui barraient l’accès.

— Laissez-moi tranquille ! cria-t-elle, désespérée. Vous n’avez pas le droit d’être ici !

Bard ricana, plein de suffisance.

— Pas le droit ? Et toi, quels droits tu as, espèce de sodomite ?

Il s’approcha d’elle, menaçant. Prise de panique, Siv plaça ses deux mains sur sa jupe, pour qu’il ne puisse pas la relever. Mais, cette fois-ci, ce fut à son visage qu’il s’attaqua, en lui envoyant un violent coup de poing qui lui fit perdre l’équilibre et tourner sur elle-même.

Bard ne s’arrêta pas là, et la plaqua contre le mur. Siv poussa un cri de douleur lorsque son visage, déjà meurtri, fut collé contre la lame d’une lime en métal. Puis elle poussa un nouveau cri en sentant les mains du chef descendre contre ses jambes.

***

Un peu plus tard

— Où est-ce qu’on va ? demanda Gunnbjörn.

Ils portaient toujours le squelette de destrier à deux, ce qui n’était pas une tâche facile tant la chose était lourde, même avec des morceaux en moins.

— Moins fort, chuchota Freydis. Si quelqu’un nous voit, on est cuits… Par là, vers le port.

Le port ? Si le village était considéré comme maritime, le port à proprement parler était quand même à une certaine distance. Pas en temps normal, lorsqu’on marchait d’un pas léger, mais, en devant trimbaler un engin aussi lourd, la distance lui paraissait atrocement longue.

Si seulement l’engin en question avait pu ne pas être porté à bout de bras, mais avait disposé de roues pour pouvoir être simplement poussé. Malheureusement, avec celle de devant roue avant retirée et ce qu’était devenue celle de derrière, il était clair que ce destrier ne roulerait plus jamais. Pourquoi est-ce que Freydis lui faisait porter ça ? N’y avait-il pas mieux à faire, dans les circonstances ?

— Où est Siv ? chuchota-t-il. À quoi rime tout ça ?

— Par l’amour des dieux, soupira Freydis. Fais-moi confiance, d’accord ? On fait ça pour elle. Tu comprendras. Mais tais-toi, par pitié.

Il semblait pourtant à Gunnbjörn qu’ils ne craignaient plus vraiment d’être repérés. S’ils avaient dû l’être, c’était en sortant des écuries et en quittant le village à proprement parler. Maintenant qu’ils étaient sur le chemin qui menait au port, il y avait peu de chances que quiconque les aperçoive. Gunnbjörn avait déjà bien du mal à voir où il marchait. S’il y avait quelques lampes dans le village, et s’il voyait les lumières du port, le chemin entre les deux n’était, lui, pas éclairé.

Il raffermit sa prise sur le cadavre de destrier pour soulager un peu ses doigts. Ses bras commençaient à lui faire mal. Il était impressionné que Freydis arrive à tenir. Certes, c’était une guerrière qui n’avait plus à prouver quoi que ce soit, mais il avait toujours pensé qu’étant une femme, elle avait tout de même moins de force physique. Il se promit d’examiner ce préjugé.

Avant d’atteindre leur port, il leur fallut un bon quart d’heure, qui parut une éternité à Gunnbjörn et aux muscles de ses bras.

Soudainement, une bête noire sortit de l’ombre et se précipita vers lui. Gunnbjörn lâcha prise dans un moment de panique, et le destrier s’effondra au sol, manquant de peu de lui oblitérer un pied dans le processus. Le guerrier se tourna vers la créature qui lui sautait dessus, les mains en avant pour se protéger.

Fenrir le chien plaça alors ses deux pattes avant dans les mains de son maitre, et poussa un glapissement enthousiaste.

Quelques mètres derrière, une autre silhouette émergeait de l’ombre.

— Sire, dit Siv, je suis vraiment terriblement désolée. J’ai bien peur de vous avoir causé de gros problèmes.

***

Un peu plus tôt

Siv ne réalisa même pas exactement ce qui se produisit ensuite. Un instant, Bard l’immobilisait et essayait de la déshabillait ; l’instant d’après, elle s’était retournée et il la dévisageait avec un air atterré, les yeux écarquillés exprimant un mélange de colère et de surprise, la bouche ouverte dans un horrible rictus, et un outil asgardien planté dans le cou.

L’objet en question n’était clairement pas fait pour cet usage : il ne coupait pas et n’était même pas particulièrement pointu. Il servait essentiellement à faire tourner de minuscules vis qui maintenaient en place certaines pièces des destriers.

Siv fut prise d’horreur lorsqu’elle sentit le sang chaud l’asperger et qu’elle comprit enfin que c’était sa main qui, dans un réflexe désespéré, avait saisi l’objet le plus proche pour faire cesser l’agression.

Chapitre 7

Quelque peu hébété, Gunnbjörn obéit machinalement aux ordres que Freydis continuait à lui donner et se ressaisit du cadavre de destrier avant de reprendre la route vers le port, cette fois-ci avec Siv et Fenrir le chien à ses côtés.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Tu vas bien ?

La jeune femme répondit par un haussement d’épaules.

— Je suppose, sire. Mais je crains qu’il ne soit temps que je vous fausse compagnie.

Gunnbjörn s’arrêta, estomaqué par la révélation. Ils s’étaient maintenant suffisamment approchés du port pour que des lumières commencent à éclairer son interlocutrice. Ses vêtements étaient tachés de sang, et elle avait un hématome au visage.

— Quoi ? Ne dis pas de bêtises !

— Eh ! l’interrompit Freydis. Ça vous dirait de discuter quand on aura posé cette merde ?

Gunnbjörn lâcha un juron, mais reprit sa marche lente.

— Je ne peux pas rester, expliqua Siv. J’ai… j’ai tué Bard.

— On y est presque, indiqua Freydis. Il ne reste à faire que le plus dur.

Ils étaient maintenant sur le rivage, à côté d’une large barque qui y était pour l’instant allongée. Ils n’étaient pas encore sur le port à proprement parler, mais une telle embarcation était suffisamment petite pour ne pas nécessiter de quai.

Freydis leva un peu plus les bras, et entreprit de faire passer le squelette de destrier à l’intérieur de la barque. Il ne comprenait pas bien pourquoi ils faisaient ça, mais Freydis avait été claire sur le fait qu’elle ne lui donnerait des explications que quand elle le voudrait, et, pour l’heure, ce n’était pas vraiment ce qui le préoccupait le plus.

— Ce n’était pas ta faute, dit Gunnbjörn à Siv une fois qu’il fut enfin débarrassé de son lourd fardeau. Je suis sûr qu’on peut expliquer les choses…

Siv secoua la tête. Avec les lumières du port, le guerrier pouvait voir qu’elle avait pleuré.

— Ils sont en train de me chercher, expliqua-t-elle. Tant que je ne serai pas morte…

Elle ne termina pas sa phrase. Gunnbjörn serra son poing de colère. Ce n’était pas comme ça que les choses devraient se dérouler. Ce n’était pas juste.

— On peut demander un vrai procès. Défendre ton cas…

— Tu y crois vraiment ? demanda Freydis. Thormod lèche les bottes de Ragnar.

D’un bond, elle descendit de la barque, une corde à la main. Pendant que Siv et Gunnbjörn discutaient, elle avait été occupée à fixer le reste du destrier à l’arrière de la barque.

— Ce n’est pas… protesta Gunnbjörn, mais il ne termina pas sa phrase.

Il devait admettre qu’elles avaient raison. Si Siv restait, tant qu’elle serait en vie, le clan Thormod demanderait vengeance. Et il était probable que Ragnar penche de leur côté. À moins d’être prêt à déclencher une guerre…

Gunnbjörn serra le poing de colère.

— Non ! ragea-t-il. Je ne laisserai pas faire !

— Gunn ! protesta Freydis. Je t’ai fait venir pour que tu puisses lui dire au revoir, pas pour que tu nous emmerdes !

Siv lui jeta un regard désapprobateur. Gunnbjörn, lui, regarda le destrier qui était maintenant solidement attaché au fond de la grande barque d’une manière qu’il ne comprenait pas. En effet, plutôt que de juste poser l’engin à l’intérieur de l’embarcation, il était à cheval sur le bord, la roue arrière probablement à moitié plongée dans l’eau. Sauf que la roue arrière n’était plus vraiment une roue arrière.

Peu à peu, une sombre intuition s’instilla dans son cerveau.

— Oui, admit Freydis en voyant son regard, je t’ai aussi emmené pour que tu m’aides à porter le destrier de Lotar.

— C’était prévu, hein ? demanda Gunnbjörn.

Il aurait dû se sentir trahi, mais il n’arrivait pas à ressentir de colère. Il pouvait amplement comprendre pourquoi Siv voulait changer d’horizons. Mais pour aller  ?

— Pas vraiment de cette manière-là, sire, admit Siv.

— Ouais, renchérit Freydis. L’autre porc de Bard ne faisait pas partie de nos projets. Ça a un peu précipité les choses.

Gunnbjörn regarda l’une, puis l’autre, interloqué. Que Siv puisse partir, il pouvait s’y attendre. Mais que Freydis soit de mèche avec elle, ça, comment aurait-il pu le voir venir ?

— Je suis désolée, mon seigneur, s’inclina Siv. Je pensais partir pendant votre absence. Je comptais vous le dire avant votre départ.

Gunnbjörn secoua la tête.

— Mais où comptes-tu aller ?

— Vers le Levant, expliqua Siv.

Gunnbjörn dut retenir un cri de surprise. Certes, l’ile la plus proche n’était pas si lointaine, et n’était protégée des vikings que par son manque de richesses. Mais comment espérait-elle que cette barque sans voile pourrait la mener aussi loin ? Et comment Freydis pouvait-elle la soutenir dans un projet pareil ?

— À ce propos, fit cette dernière. C’est l’heure de vérité. Si ça ne marche pas comme prévu…

Elle réfléchit quelques instants à l’alternative, puis arbora un sourire radieux.

— Ben, alors je suppose qu’on n’aura plus qu’à combattre la moitié des hommes du Nord.

***

Témoignage de Dyri

— À vrai dire, reprit Dyri, Bard n’avait même pas commencé à avancer la main vers sa jupe ! Mais ce monstre a saisi une arme démoniaque et s’est jeté sur lui !

Il y eut, dans le camp Thormod, des cris outragés que Gunnbjörn trouva légèrement surjoués. Cela dit, lui-même devait admettre qu’il avait un peu exagéré certaines de ses propres réactions.

— Objection ! hurla Freydis.

Elle tendait un doigt accusateur vers Dyri, confirmant ainsi à Gunnbjörn qu’il n’y avait pas que le camp opposé capable de surjouer.

Tous les regards se tournèrent vers elle. Personne n’avait bien l’air de comprendre le sens de son intervention.

— Hum ? fit Aaskell.

— Nous n’avons pas d’« arme démoniaque » dans les écuries ! expliqua Freydis. Uniquement des outils asgardiens destinés à la réparation de nos destriers. Je n’imagine pas que le témoin insinuerait que de tels objets, qui nous ont été offerts par les dieux, sont démoniaques ?

— Il est vrai, admit Aaskell, qu’une description plus précise serait utile à la meilleure compréhension de tous.

— Je ne sais pas ce que c’était exactement, se défendit Dyri. Et il faisait sombre et, hum, on est parti assez vite après.

Quelqu’un toussa. Il s’agissait clairement du raclement de gorge de quelqu’un qui essayait d’attirer l’attention de manière plus subtile qu’en hurlant. La méthodologie étant assez originale par rapport à ce à quoi l’assemblée avait pu assister jusqu’ici, les regards se tournèrent vers le nouvel intervenant.

Il s’agissait d’Ingemar, qui fit deux pas en avant.

— Si je peux me permettre, jeune homme ? demanda-t-il à Aaskell.

Celui-ci lui fit un signe de la tête, et Ingemar présenta un morceau de tissu, qu’il déroula pour en sortir le petit outil asgardien taché de sang qui avait été planté dans la gorge du guerrier.

— Je suis malheureusement arrivé bien trop tard pour pouvoir faire quoi que ce soit pour le seigneur Bard, s’excusa-t-il, mais je suis assez confiant qu’il s’agit de ce qui a causé sa mort.

— Comme je l’ai déjà dit, soupira Dyri en essayant de masquer son embarras par de l’agressivité, nous ne sommes pas restés, je n’ai pas pu voir grand-chose. Il faisait sombre !

Aaskell posa sa main sur son menton d’un air songeur. Gunnbjörn ne put réprimer un sourire. Voilà que lui aussi se mettait à surjouer.

— Je ne comprends pas, fit le scalde, comment une jeune femme plutôt frêle a mis en fuite trois vaillants guerriers avec une arme aussi petite ?

Dyri secoua la tête de colère. Il venait, certes de façon subtile, de se faire traiter de lâche.

— Il n’y avait pas que cette créature ! cracha-t-il. Cette chose avait des alliés démoniaques !

Étonnamment, sa déclaration ne suscita qu’un silence. Tout le monde se regardait sans comprendre. Gunnbjörn fit comme tout le monde. Voilà qui était une nouvelle information qu’il n’était pas sûr de savoir comment interpréter.

— Un chien de l’enfer ! expliqua Dyri. Et un fantôme à la lame de feu !

Le silence s’accentua, interloqué. Dyri, lui, croisa les bras, l’air satisfait de sa démonstration.

— Si cela ne prouve pas qu’il s’agissait clairement d’une engeance des enfers…

***

Une demi-journée plus tôt

Toujours aussi confus, Gunnbjörn regarda Freydis bondir dans la barque, se diriger vers l’arrière, et s’accroupir près du cadavre de monture. Elle se tourna ensuite vers Siv.

— On va voir si ton idée de modification de destrier fonctionne correctement.

Gunnbjörn se demanda ce que les deux femmes avaient prévu de faire avec l’engin. Dans tous les cas, il y avait sans doute un « léger » détail qu’elles n’avaient pas pris en compte.

— Un destrier ne répond qu’à la commande de son chevaucheur élu, protesta-t-il. Comme Lotar est mort…

Freydis secoua la tête, un grand sourire aux lèvres.

— Ta petite abomination protégée a suggéré qu’il n’y avait besoin que d’une certaine partie du chevaucheur élu.

Sous le regard stupéfait de Gunnbjörn, elle fouilla alors dans la besace qu’elle portait en bandoulière, et en sortit une main humaine, qu’elle posa sur la poignée droite du destrier avant d’en resserrer les doigts morts. L’engin asgardien poussa un vrombissement, signe qu’il s’était activé.

Le regard de Gunnbjörn se porta vers celui de son apprentie. Comment avait-elle pu prévoir un plan aussi horrible ? L’avait-il si mal jugée ?

— Ce n’était pas ce que j’avais en tête ! protesta-t-elle. J’ai juste émis l’hypothèse que ces machines reconnaissaient leur maitre à sa main ! Je n’ai jamais envisagé une telle barbarie !

Freydis se contenta de hausser les épaules.

— Elle l’abomination, moi la barbarie. On s’est réparti les tâches.

— Comment as-tu pu faire une chose pareil à Lotar ? demanda Gunnbjörn.

Il avait du mal à digérer toutes ces révélations. Rétrospectivement, il se dirait pourtant qu’il n’aurait pas dû être surpris, ni que Siv bricole des destriers, ni que Freydis démembre des gens. Il n’y avait rien de foncièrement nouveau.

— Il n’en avait plus besoin, répliqua la guerrière.

— Que dira-t-il quand il arrivera au Valhalla et qu’il ne pourra pas trinquer avec les dieux ?

Freydis le regarda comme si elle avait en face d’elle un jeune enfant. En faisant clairement beaucoup d’efforts pour ne pas rire, elle lui répondit :

— Je suis sure que les nains Brokk et Eitri lui fabriqueront une prothèse.

***

Un peu plus tôt

Siv resta pétrifiée tandis que Bard s’écroulait au sol. Elle regarda sa main, hébétée, et se demanda si c’était vraiment elle qui avait planté la lame dans son cou.

À côté du jeune homme, ses camarades mirent aussi un certain temps à réagir, mais Dyri finit pas se reprendre, et mit la main sur l’épée qu’il tenait à sa ceinture.

— Tu vas payer, monstre ! s’exclama-t-il.

Une lumière éblouissante jaillit soudainement. Elle émanait d’une longue tige que portait une silhouette vêtue d’un drap blanc. Celle-ci la brandissait d’un air menaçant vers les jeunes gens, et secoua la tête.

— Tsk, tsk, tsk, fit-elle simplement.

À ses pieds, un molosse noir se tenait, menaçant. Le premier à déguerpir fut Oddfred, bientôt imité par Leid. Se sentant bien seul, Dyri décida rapidement de les imiter, laissant Siv seule avec la forme blanche et le chien des enfers.

— Vous savez que ce n’est pas une arme ? demanda-t-elle machinalement.

C’était tout ce qui lui venait en tête. Ça lui faisait au moins quelque chose de concret sur lequel elle pouvait se raccrocher.

À côté d’elle, Freydis regarda la lumière qu’elle brandissait, reliée par un câble au cadavre de destrier, et haussa les épaules.

— Dans les bonnes mains, répliqua-t-elle, n’importe quoi peut servir d’arme.

Elle baissa la lumière vers le cadavre de Bard et l’outil qui dépassait de son cou.

— Mais tu as l’air d’avoir compris le principe, ajouta-t-elle.

Siv s’effondra et tomba à genoux. Fenrir vint frotter sa tête contre la sienne, peut-être pour la réconforter, ou peut-être juste parce qu’elle était à son niveau.

— Par les dieux, qu’est-ce que j’ai fait ?

— Ce que j’aurais dû faire hier, répliqua Freydis.

À l’extérieur, on entendit crier « À l’aide ! À l’assassin ! ». Freydis poussa un soupir, et se tourna vers Siv.

— Tu ferais mieux de filer d’ici. On dirait qu’on va devoir avancer un peu nos projets.

***

Un peu plus tard

Avant de monter dans l’embarcation, Siv s’approcha de Gunnbjörn et inclina la tête.

— Je suis vraiment désolée, sire.

Gunnbjörn posa doucement sa main sur les cheveux de son apprentie, puis il la prit dans les bras.

— Tu n’as pas à t’excuser.

— Vous m’avez tant aidée… Et voilà comment je vous remercie.

— Tu n’as aucune idée ce que tu as pu m’apporter, protesta Gunnbjörn.

Siv s’écarta un peu de lui, et lui jeta un regard interrogateur.

— Disons, expliqua le guerrier, que la fleur que tu m’as offerte a eu ses effets.

Siv éclata de rire et Gunnbjörn grimaça, un peu embarrassé, pendant que Freydis les regardait sans comprendre.

— Je suis heureuse pour vous, sire.

Gêné par la tournure que prenait la discussion, Gunnbjörn décida de changer de sujet.

— Mais comment peux-tu être sure que tu seras mieux accueillie là-bas ? demanda-t-il. Je veux dire, tu es une fille du Nord, et…

— Disons que j’ai eu des signes favorables des dieux, expliqua Freydis.

Ce n’était pas à elle que la question était posée, mais ce n’était pas ce qui gênait Gunnbjörn. La référence divine, venant de la bouche de Freydis, lui semblait incongrue.

— Des signes des dieux ?

— Peut-être pas des dieux, admit Freydis. Mais définitivement des signes.

Gunnbjörn lui fit son plus beau regard inquisiteur, et la guerrière se sentit obligée de s’expliquer un peu plus.

— Des tas de signes, expliqua-t-elle. À se faire mal au crâne Je crois que les gens civilisés appellent ça du courrier ?

Gunnbjörn resta estomaqué. Si la fuite planifiée de Siv l’avait pris au dépourvu, il se disait au moins qu’il aurait pu s’y attendre. Mais est-ce que Freydis était bien en train de lui dire qu’elle échangeait avec l’ennemi ? Et ce, depuis combien de temps ?

— Je sais ce que tu es en train de penser, interrompit la guerrière. Des vilains mots comme “traitresse” ou ce genre de choses. Mais je me considère plutôt comme une diplomate.

Elle lui fit son plus beau sourire candide, qui, pour être honnête, était assez indistinguable du sourire qu’elle faisait pour faire fuir ses ennemis. À ce moment-là, Gunnbjörn estima qu’il chercherait à comprendre tout cela plus tard, et il éclata de rire.

— Une diplomate ? s’esclaffa-t-il. Merde. Le monde est vraiment mal barré si tu es une diplomate.

— Je suis ravie que tu le prennes aussi bien. Maintenant, ça vous dirait qu’on termine cette affaire ? Ce serait con que les crétins de Thormod nous repèrent.

Siv hocha la tête, puis prit une nouvelle fois Gunnbjörn dans les bras. Après quoi, Freydis l’aida à monter dans l’embarcation, puis elle la prit dans ses bras à son tour.

À ce stade, cela n’aurait plus dû surprendre Gunnbjörn, mais il écarquilla tout de même les yeux en voyant les deux femmes s’embrasser.

Ensuite, Freydis donna un coup de pied à la barque pour finir de la pousser à l’eau, puis elle fit un dernier geste de la main à Siv.

— À bientôt, ma vouivre.

À côté d’elle, Gunnbjörn poussa un soupir.

— Des rapports cordiaux, hein ? demanda-t-il.

Freydis fit un petit sourire.

— J’ai ma propre vision de la cordialité.

Chapitre 8

Après avoir regardé quelques instants l’embarcation de Siv disparaitre dans l’obscurité, Gunnbjörn et Freydis repartirent vers le village dans un silence pesant. Même Fenrir le chien semblait passablement déprimé, mais peut-être n’était-ce qu’une projection de sentiments humains sur cet animal.

Gunnbjörn avait tant de questions à poser et de choses à dire, mais il ne savait pas par où commencer. Au bout d’un moment, il finit par lâcher ce qui l’inquiétait le plus :

— Tu penses qu’elle va y arriver ?

Freydis haussa les épaules. Pendant un moment, le guerrier crut que ce serait sa seule réponse, mais elle finit par ajouter :

— La mer est calme, la distance n’est pas si longue. Je lui ai expliqué quelles étoiles suivre et son bricolage a l’air de fonctionner. Oui, je pense qu’elle atteindra l’autre côté.

— Et pour y trouver quoi ?

Voilà qu’il avait posé spontanément la question qui le taraudait : quelles étaient, exactement, les accointances de Freydis avec ces orientaux ?

— Si tout va bien, la protection de Date. C’est un capitaine, ou quelque chose comme ça. Ils ont des capitaines, là-bas ?

Gunnbjörn ne répondit rien. Qu’est-ce qu’il en savait ?

— J’ai été en contact avec lui depuis notre dernière expédition là-bas. On a réalisé qu’on se posait les mêmes questions sur certains sujets. On échange des lettres envoyées par pigeons. Quand ils ne se font pas bouffer par ces satanés corbeaux.

Gunnbjörn suivit son regard, et aperçut l’ombre d’un volatile noir posé sur la branche d’un arbre, à quelques mètres d’eux. Il les observait avec ses yeux rouges luminescents.

— Ce sont des créatures des dieux, protesta-t-il pour la forme.

— Ben voyons.

— C’est pour ça que tu ne voulais pas participer à la prochaine expédition ?

Freydis lui jeta un regard interrogateur.

— Comment ça ?

— Tu ne veux pas être face à ce Date sur un champ de bataille ?

Elle secoua la tête.

— Non, ce n’est pas ça. Je doute que nous allions là-bas, et il a d’autres problèmes que nous autres vikings. Tu ne vois pas ?

Gunnbjörn fronça les sourcils. Non, clairement, il ne voyait pas.

— Ces marcheurs qui sortent d’on ne sait où… les corbeaux… les destriers… Asgard… Tout est lié.

Gunnbjörn ne s’attendait pas vraiment à ça. Évidemment, que tout était lié. C’était évident. Les uns étaient des créations de dieux bienfaiteurs, et les autres de dieux maléfiques. Tout le monde savait ça.

— Et tu penses qu’aller au Niflheim te donnerait des réponses ?

— Peut-être ? En tout cas, je n’en aurai pas en perdant mon temps dans une expédition stupide.

Tandis qu’ils discutaient, ils avaient fini par être de retour au village. Celui-ci semblait un peu plus animé qu’à l’aller : quelques bougies s’étaient allumées dans des maisons, et on entendait au loin des bruits de pas ou une interjection. Visiblement, beaucoup de gens semblaient chercher Siv.

Ils passèrent à côté des écuries, et Freydis poussa un long soupir.

— Ça aurait dû être moi.

— Toi ? demanda Gunnbjörn.

— C’est moi qui aurais dû en terminer avec Bard. J’étais avec elle, tu sais ?

Ça expliquait des choses, songea Gunnbjörn, même si, pour être honnête, il n’avait pas encore trop réfléchi auxquelles.

— Je dormais. Trop chevauché les jours d’avant, peut-être. Je ne me suis réveillée que pour la voir poignarder Bard.

Gunnbjörn jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour vérifier qu’il n’y avait pas trop d’oreilles pour entendre ce que Freydis était en train de raconter.

— J’ai juste eu le temps de me couvrir d’un tissu et de brandir ce qui me venait sous la main face aux autres. Putain, j’aurais dû tous les tuer. Pas de témoin, ça aurait réglé le problème.

Gunnbjörn secoua la tête. Il comprenait que Freydis s’en veuille, mais il voyait tout de même quelques failles dans son raisonnement.

— Je pense que ça aurait surtout causé une guerre entre clans.

— Tu crois qu’on va y échapper ? demanda-t-elle. Ils ne sont pas stupides. Ils savent qu’on l’a aidée à s’enfuir.

— Je ne sais pas, fit Gunnbjörn.

En vérité, il pensait qu’il y avait une différence entre savoir et prouver, et il envisager d’essayer d’expliquer la nuance entre les deux. À la place, il s’autorisa un sourire et une réponse plus légère :

— Je veux dire, reprit-il, ils sont vraiment très stupides.

***

Témoignage de Fenrir le chien

Akim clopina à béquille vers le centre du hall, appelant régulièrement Fenrir pour qu’il le suive. Cela ne marchait que modérément.

— Quel est le sens de ceci ? tonna Thormod.

— Ceci, expliqua Akim, un large sourire aux lèvres, est la créature monstrueuse accusée d’être complice de la mort de votre fils, monseigneur. Plus spécifiquement, le « chien de l’enfer ».

En entendant le mot « chien », Fenrir se mit à remuer la queue, parce qu’il avait appris depuis longtemps que les humains qui prononçaient ce mot avaient ensuite tendance à lui envoyer une balle, lui donner quelque chose à manger, ou à lui gratter la tête. Pour ne pas le décevoir, Akim passa sa main dans les poils de l’animal.

— C’est vrai qu’il peut sembler impressionnant, admit Aaskell.

— Il est connu pour ses nombreux méfaits, ajouta Akim. Comme manger la nourriture que des enfants laissent tomber par terre, ramener une balle sans refuser de la donner, ou avoir peur du moindre petit animal. N’importe qui ayant déjà mis les pieds au village a sans doute déjà entendu des gens se moquer de la façon dont Gunnbjörn a « dressé » son chien.

— Objection ! s’exclama Gunnbjörn, imitant la nouvelle mode que Freydis avait lancée. Je n’y suis pour rien. Ce sont mes neveux qui…

— Assez de ces inepties ! tonna Thormod.

Sa vocifération entraina un silence pendant quelques instants, et tout le monde le dévisagea. L’homme avait le visage rouge de colère, ce qui tranchait avec ses cheveux blancs.

— Mon fils est mort, et vous osez le moquer ainsi avec cette mascarade ? ajouta-t-il, hurlant toujours.

Il eut droit à un tonnerre d’applaudissement et d’acclamations venant de son camp. Akim, lui, se gratta la tête d’un air embarrassé et arbora un sourire gêné.

— Je suis d’accord avec vous, Messire, dit-il en s’inclinant, et je vous présente mes excuses pour le tour que tout cela a pris. Mais, sauf votre respect, ce n’est pas moi qui ai commencé à parler de « chien de l’Enfer » et de «fantôme à la lame de feu ».

— Peut-être, suggéra Aaskell d’une voix apaisante, pourriez-vous présenter votre « témoignage » sans avoir recours à de tels… artifices ?

Il regarda Fenrir le chien, qui était présentement caché derrière les jambes musclées de son maitre, les vociférations lui ayant fait peur. Aaskell dut retenir un sourire en voyant Gunnbjörn tenter de réconforter son animal tout en gardant l’air viril de quelqu’un qui pensait qu’un vulgaire canidé n’avait pas à être réconforté.

Akim inclina la tête.

— Si vous le souhaitez.

***

Une demi-journée plus tôt

Lorsqu’ils arrivèrent devant la demeure familiale de Gunnbjörn, celui-ci constata, non sans appréhension, que Gunnvald s’était joint à Akim et Aaskell pour discuter sur le pas de la porte. Il espéra que son père n’avait pas compris que le scalde avait passé le début de la nuit chez eux.

Des trois, Akim semblait le plus préoccupé, et malgré sa jambe cassée il se précipita à leur rencontre pour leur demander :

— Ça va ?

— Elle est partie, expliqua Gunnbjörn.

— Mais elle va bien ?

Le guerrier répondit par un haussement d’épaules. Il avait juste envie de rentrer et de se coucher, même s’il savait qu’il n’arriverait pas à trouver le sommeil. Pas de devoir expliquer ce qui s’était passé.

Heureusement, Freydis réagissait différemment, et elle expliqua à sa place ce qu’il s’était passé aux trois autres. Pendant ce temps, Gunnbjörn regardait Aaskell sans trop savoir comment se comporter avec lui. Il aurait eu envie de le prendre dans les bras, mais avec son père à côté, cela lui semblait un peu compliqué ; il se contenta donc de gratter la tête de Fenrir.

— Merde, soupira Akim une fois que Freydis eut terminé. Je n’ai même pas pu lui dire au revoir.

Freydis, de son côté, semblait moins désespérée que les autres.

— Je pense qu’elle sera aussi bien là-bas. Sans vouloir vous offenser, les vikings peuvent être un peu… rustres.

— Quoi ? protesta Akim. C’est toi qui nous traite de rustres ? Comme si t’étais bien placée pour parler !

Les quelques échanges suivants eurent au moins le mérite de changer un peu de l’ambiance morose, même si les quelques piques que s’envoyèrent encore Freydis et Akim semblaient un peu forcées pour tenter d’alléger l’atmosphère.

Gunnbjörn aurait dû leur en être reconnaissant, mais il ne pouvait s’empêcher de trouver qu’il ne s’agissait que d’enfantillages futiles et qu’ils avaient malheureusement d’autres choses à discuter avant de pouvoir aller se coucher.

Visiblement, son père était du même avis, car s’il avait gardé le silence un moment en marmonnant occasionnellement quelque chose d’inaudible, il finit par éructer soudainement :

— Par tous les dieux ! Que je sois maudit !

Les autres se retournèrent vers lui, surpris. Gunnvald lui-même semblait étonné et se demander s’il avait vraiment parlé à voix haute.

— Elle n’aurait pas dû avoir à partir ! expliqua-t-il. On aurait pu la protéger. Oh, merde. C’est de ma faute. J’aurais dû lui parler. J’aurais dû m’excuser. Moi et ma fierté stupide ! Quel idiot !

Gunnbjörn ne s’attendait pas à ça. Son père avait eu du mal à accepter la présence de Siv dans leur maison au début et cela avait provoqué du conflit. Il avait ensuite plus ou moins toléré sa présence, mais Gunnbjörn ne pensait pas qu’il s’était autant ravisé.

— J’aurais dû lui dire ! répéta-t-il en serrant le point. Elle faisait partie de la famille, et j’ai été incapable de lui dire. Merde ! C’est de ma faute !

Akim posa sa main sur l’épaule du vieil homme.

— Non. C’est la faute de ceux qui ont fait ça.

— Et vous pourrez lui dire ce que vous avez à lui dire, ajouta Freydis. Elle est juste partie, elle n’est pas morte. Vous savez mieux que quiconque que ce n’est pas un peu d’eau qui nous empêchera de nous revoir.

Gunnvald parut un peu rasséréné par les paroles de la guerrière. Gunnbjörn devait admettre qu’elles lui faisaient aussi du bien. Jusqu’à maintenant, il s’était contenté d’espérer que Siv irait bien. L’idée qu’ils pourraient se revoir n’avait même pas traversé son esprit. Mais Freydis n’avait pas tort. Les vikings savaient utiliser des bateaux.

Le petit groupe échangea encore un peu et tenta de se rassurer sur le fait que Siv arriverait à bon port et serait bien accueillie au Levant. Personne n’en était bien certain, mais chacun fit des efforts pour ne penser qu’aux choses positives qui pourraient lui arriver.

— J’ai entendu dire qu’ils avaient des instruments de musiques que nous n’avons pas, lança Aaskell. Et que leur poésie est très réputée.

— Ils mangent des choses bizarres, ajouta Gunnbjörn. Mais certains plats étaient vraiment délicieux.

— Je suis sure qu’une abomination comme elle adorera travailler sur leurs monstruosités à quatre roues.

Les regards de Gunnvald et d’Aaskell se tournèrent vers elle.

— Elle dit ça gentiment, précisa Akim.

— Je dirais même cordialement, persiffla Gunnbjörn.

Finalement, Akim et Freydis décidèrent qu’il était temps de rentrer.

— Ça va aller ? demanda Akim à Gunnbjörn. Tu préfères qu’on reste un peu ?

— Pour être honnête, non. Je n’ai qu’une envie, c’est celle de rejoindre ma couche.

— Quand à moi annonça Gunnvald, je ferais mieux d’aller parler un peu avec Harald pour voir comment cette situation peut se résoudre. Je ne suis pas sûr que le départ de Siv suffise à faire disparaitre tous les problèmes.

— À cette heure-ci ? s’étonna Gunnbjörn.

— Vu le raffut qu’ont fait tous ces crétins, je doute qu’il dorme encore. Et, si c’est le cas, je le sortirai du lit. Je pourrais avoir un mot avec toi, avant ?

Le père et le fils s’écartèrent un peu du groupe, pendant qu’Akim et Freydis échangeaient encore quelques mots avec Aaskell.

Gunnvald pointa subrepticement le menton vers ce dernier.

— Ce gars, je pourrais te demander ce qu’il faisait chez nous.

Gunnbjörn ne répondit rien. Il n’était pas sûr d’avoir encore de l’énergie pour avoir cette discussion maintenant. À sa surprise, il lui sembla voir des larmes dans les yeux de son père.

— Je ne veux pas faire la même erreur deux fois. Je n’ai pas été capable de dire à Siv que je l’acceptais, mais je peux le dire à toi.

Gunnbjörn resta interdit. Il ne s’était pas attendu à ça.

— Je t’aime comme tu es, fils. Et quelles que soient les personnes que tu aimes.

Pour achever la consternation de Gunnbjörn, son père fit ce qu’il n’avait pas fait depuis des décennies, et passa ses bras autour de son enfant.

***

Témoignage d’Akim

— Honnêtement, expliqua Akim, moins à l’aise depuis que Fenrir ne lui tenait plus compagnie, c’était juste pour dire que cette histoire d’arme maléfique et de créatures infernales me semblait tirée par les cheveux. N’importe qui connaissant Siv sait qu’elle n’était clairement pas violente.

— Ce monstre a tué mon fils ! protesta Thormod, qui commençait nettement à en avoir assez. Si ce n’est pas de la violence, je ne sais pas ce que c’est.

Akim baissa un instant la tête, puis prit une inspiration avant de la relever et d’oser regarder le jarl dans les yeux.

— Pour qu’elle en arrive là, c’est que c’était clairement pour se défendre. Je pense que les témoignages que nous avons entendus sont assez clairs là-dessus.

— Assez ! tonna Thormod. Ce n’est pas un témoignage ! Assez de cette mascarade !

— Je dois admettre, admit Ragnar, que j’en ai assez entendu.

Il avait parlé d’une voix calme, mais le silence se fit, et tous les yeux se tournèrent vers lui, dans l’attente d’un verdict. Mais, à la place, Ragnar se tourna vers Aaskell, un léger sourire aux lèvres.

— Ce spectacle était divertissant, mais je pense que cela suffit.

— Seigneur ! demanda Thormod, toujours en criant, mais ostensiblement moins fort pour montrer du respect envers le roi. Je demande justice !

Ragnar tourna ses verres teintés vers le jarl.

— Quelle justice ? demanda-t-il. La coupable semble avoir quitté la ville. La justice, les dieux l’ont peut-être déjà rendue en la noyant dans l’océan. Je ne compte pas envoyer toutes nos armées à sa poursuite.

— Son maitre était Gunnbjörn, commença Thormod. Je demande…

Ragnar leva la main pour lui faire signe de se taire, puis poussa un soupir irrité. Il se tourna ensuite vers Gunnbjörn.

— Je vais m’entretenir avec lui, puis je déciderai. Et avec vous, aussi.

Sa dernière phrase n’était pas destinée à Thormod, mais à Freydis, vers laquelle il s’était tourné. Celle-ci prit son meilleur air innocent. Elle avait encore des efforts à faire pour que cela soit convaincant.

— Moi ? demanda-t-elle.

***

Une demi-journée plus tôt

Au moment de tenter d’aller trouver le sommeil, ce n’était pas dans les bras de son père que Gunnbjörn alla chercher le réconfort, mais dans ceux d’Aaskell.

Voyant que son amant ne parviendrait pas à s’endormir, celui-ci lui demanda qu’il lui raconte un peu la vie de Siv. Gunnbjörn, un peu réticent au départ, trouva vite un certain apaisement dans le fait de se remémorer comment il avait rencontré la jeune femme, comment il l’avait aidée, protégée, et comment celle-ci, sans peut-être s’en rendre compte, lui avait permis en retour d’éclore, de sortir la tête de sa carapace.

Aaskell rit lorsqu’il lui raconta tout ce qu’il y avait derrière l’histoire de la cynoglosse.

— Je n’ai pas eu l’occasion de la connaitre plus en profondeur, admit-il, mais c’est le genre de petites manigances qui ne me surprend pas.

— J’espère qu’elle va bien, soupira Gunnbjörn.

— Je n’en doute pas.

Gunnbjörn se demanda comment il pouvait en être si sûr. Comme s’il lisait dans ses pensées, Aaskell s’expliqua :

— Dame Freydis n’en doutait pas, et je n’oserais jamais remettre sa parole en doute. Et puis, d’après ce que tu m’en as raconté, c’est quelqu’un hors du commun, capable de parler aux destriers. Il me parait inconcevable que sa geste ne se poursuive pas.

Gunnbjörn n’était pas très convaincu, ni par le premier argument — il devait régulièrement remettre en cause la parole de Freydis — ni par le second : il n’avait pas le même rapport que le scalde aux belles chansons.

— Je ne suis pas sûr que ce soit le genre d’histoires que les gens aient envie d’entendre.

— Je ne sais pas, admit Aaskell en passant ses doigts dans les cheveux de son amant. Mais je sais que j’aurais envie de les chanter.

Épilogue

Le hall se vida progressivement. Thormod jeta un regard mauvais à Gunnbjörn avant de partir. Il espérait visiblement que Ragnar le punirait sévèrement. Gunnvald, lui, posa une main sur l’épaule de son fils avant de le laisser seul en compagnie de Freydis. Il fut le dernier à quitter la pièce.

Ne restait que Ragnar Lodbrock, assis sur son trône (ou, plus exactement, celui d’Harald), l’air toujours aussi indéchiffrable.

— Ne restez pas si loin, leur dit-il, un petit sourire aux lèvres.

Ni Gunnbjörn, ni Freydis ne mouraient d’envie d’approcher, mais ils le firent tout de même. C’était la première fois que le guerrier se trouvait en tête à tête avec son roi, et il aurait préféré que cela se fasse dans d’autres circonstances. D’autant plus qu’il n’était pas d’usage que le rendu d’un verdict se fasse à huis clos. Il n’était pas certain de savoir comment il devait se comporter.

— Mon roi, commença-t-il en inclinant légèrement la tête. Je suis désolé si…

Ragnar leva la main, et Gunnbjörn s’interrompit immédiatement.

— D’après ce que j’ai entendu, lâcha-t-il, cet idiot de Bard méritait ce qui lui est arrivé.

Gunnbjörn ne s’attendait pas à ça.

— Ce qui est ennuyeux, reprit le roi, c’est que j’ai besoin du soutien de son père. Vous comprenez donc que je me retrouve face à un certain dilemme.

Ça, Gunnbjörn s’y attendait malheureusement un peu plus. Vu la position de Thormod, il était inconcevable qu’il n’y ait pas de conséquences.

Le regard de Ragnar, ou plutôt ses binocles réfléchissants, se tournèrent vers Freydis. Gunnbjörn déglutit. Était-ce pour ça qu’il l’avait convoquée également ? Pour que ce soit elle qui porte le blâme ?

Contrairement à lui, Freydis n’inclina pas la tête.

— Ce n’est pas le seul dilemme auquel je suis confronté, ajouta Ragnar en la regardant.

Freydis haussa les épaules.

— Sire, j’ai bien peur de ne pas vous suivre.

— Si j’ai bien compris, c’est toi qui répétait à qui voulait l’entendre que la prochaine expédition ne devait pas avoir lieu ?

— Je suppose, admit Freydis. À ma défense, il n’y avait pas grand monde qui voulait l’entendre.

Ragnar la regarda un moment sans rien dire, puis tourna son regard réfléchissant vers Gunnbjörn avant de pousser un soupir.

— J’ai bien peur que nous n’ayons à avoir une petite discussion.

Il baissa la tête puis, d’un geste lent, il retira ses binocles. Lorsqu’il plongea à nouveau son regard dans celui-de Freydis, puis de Gunnbjörn, celui-ci en eut le souffle coupé.

Freydis, elle, se montrait moins décontenancée.

— Alors, ce que j’avais entendu dire était vrai, lâcha-t-elle sur un ton plat. Vous êtes l’un des leurs.

Ragnar avait les yeux rouges incandescents des marcheurs.