La fusillade est une science sociale

Des vacances de rêve entre copines : balades, baig­nades, et fusillades

Synopsis

Les Hautes-Alpes sont un lieu idéal pour des vacances entre copines : balades en mon­tagne, baig­nades au lac, soirées bar­be­cues. En tout cas, c’é­tait le plan de départ.

Une ren­con­tre impromptue avec une jeune femme pour­suiv­ie par des tueurs à gage a tout fait bas­culer, et main­tenant Bet­ty, Razor et Kari­ma doivent faire face à des magouilles de sor­ciers, des vam­pires bour­geois, des créa­tures des enfers et une poli­cière psychopathe. 

Heureuse­ment, elles ne sont pas des touristes ordi­naires, mais font par­tie de la fine fleur anar­cho-punk et sont prêtes à recevoir tout ça à coups de docs coquées.

Un roman de fan­ta­sy urbaine à la mon­tagne mât­iné de thriller

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Informations complémentaires

Ce livre se déroule après La sor­cel­lerie est un sport de com­bat, mais est conçu comme un roman indépen­dant pou­vant être lu séparément.

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Chapitre 1
Dix-neuf heures

Quelque part dans les Hautes-Alpes, sur le bas-côté d’une petite départe­men­tale, était immo­bil­isée une petite Clio rouge. À tra­vers ses fenêtres ouvertes, on pou­vait enten­dre la neu­vième sym­phonie de Lud­wig Van Beethoven.

C’était une Clio pre­mière généra­tion, qui avait man­i­feste­ment roulé depuis un cer­tain temps et par­cou­ru un nom­bre non nég­lige­able de kilo­mètres. Elle avait tou­jours des plaques d’immatriculation sur fond noir, les vieilles qui ne se fai­saient plus depuis bien longtemps. Le numéro de départe­ment indi­quait qu’elle n’était pas du coin. Elle n’avait plus d’enjoliveurs depuis des années, et sa pein­ture était rayée à un cer­tain nom­bre d’endroits. Hormis tout cela, elle restait dans un état à peu près correct.

Cette voiture avait un nom : Tuture, qui ne lui rendait sans doute pas tout à fait justice.

Sur le capot de Tuture était assise une femme dénom­mée Razor. Celle-ci avait, par rap­port à son véhicule, un nom qui lui cor­re­spondait mieux. Certes, il lui avait été attribué parce qu’elle tondait régulière­ment les cheveux de ses proches et non en ver­tu de ses capac­ités à l’arme blanche. Cela dit, lorsqu’on la voy­ait, avec sa grande taille, ses cheveux rasés, sauf sur le devant, le jean ren­tré dans des docs mon­tantes et son expres­sion faciale habituelle qui dis­ait sub­tile­ment « j’ai pas envie de te par­ler », on ne trou­vait pas sur­prenant que Razor s’appelle Razor.

Razor attendait, assise sur le capot de sa voiture, tout en fumant une cig­a­rette. Un instant, elle regar­da un écureuil grimper dans un arbre à l’espèce indéter­minée, puis se las­sa du spec­ta­cle et se focal­isa à nou­veau sur sa cigarette.

Il y eut un bruit de moteur. Il émet­tait de puis­santes vibra­tions à basse fréquence car­ac­téris­tiques d’une moto de grosse cylin­drée. Encore une minute à atten­dre, et Razor vit appa­raître la moto en ques­tion, une Harley-David­son qui s’appelait Death­Bringer. Son pro­prié­taire était, claire­ment, plus porté que Razor sur le dra­ma­tique lorsqu’il s’agissait d’attribuer des noms à des véhicules.

L’homme qui con­dui­sait Death­Bringer s’appelait Strik­er, et il avait une allure impres­sion­nante. À côté de lui, Razor avait l’air de quelqu’un de sage, rangé et aimable, en dépit de son air ren­frogné très tra­vail­lé, et sem­blait même rel­a­tive­ment petite. Strik­er avait une dégaine typ­ique de motard : grosse bottes, pan­talon et blou­son en cuir noir, chemise en jean, barbe et cheveux longs au vent. Il avait égale­ment sur le vis­age un grand ban­deau noir qui lui masquait un œil, ou plutôt (on pou­vait le sup­pos­er) ce qu’il en restait.

Razor pous­sa un soupir dédaigneux et jugea le tout un peu trop « over the top », tan­dis que Strik­er met­tait un pied à terre à côté d’elle. Elle atten­dit qu’il ait coupé le con­tact, puis s’approcha de lui.

— Strik­er, je pré­sume ? demanda-t-elle.

— Et tu dois être Razor. J’aime pas bien ta voiture.

Razor jeta un coup d’œil à Tuture, un peu vexée. D’accord, la Clio ne payait pas de mine face à une Harley, surtout que celle-ci était cus­tomisée avec une tête de mort chromée (Razor songea d’ailleurs furtive­ment qu’elle devrait peut-être ajouter un acces­soire dans le style à Tuture), mais il y avait des règles de politesse à respecter.

— Joue pas au con de motard éli­tiste. T’as ce que je te demandais ?

Strik­er descen­dit de sa moto, prit le temps de s’étirer un peu les bras, puis se mit à fouiller dans une de ses sacoches.

— Je suis pas un con de motard éli­tiste, finit-il par dire. Juste un ancien sor­ci­er lais­sé sur le car­reau. J’étais peut-être pas le plus doué dans le domaine, mais je sais encore recon­naître la puan­teur de la magie noire quand c’est sous mon nez.

— T’es plus un mage, alors épargne-moi tes leçons. Et évite de dire que Tuture pue. Elle est susceptible.

Razor aus­si avait don­né dans la sor­cel­lerie, dans une autre vie. C’était par ses anciens réseaux qu’elle avait déniché le numéro de Strik­er, qui s’était depuis longtemps recon­ver­ti dans la vente de cannabis. C’était pour ça qu’elle l’avait con­tac­té au milieu de ses vacances, pas pour par­ler magie noire.

— D’accord, je la boucle, fit Strik­er en sor­tant un sachet en plas­tique. C’est ta vie, t’en fais ce que t’en veux. T’as l’argent ?

Razor sor­tit quelques bil­lets de sa poche arrière et les ten­dit au motard en échange du sachet. Sans un remer­ciement, Strik­er fit redé­mar­rer sa moto d’un coup de pied, puis repar­tit là par où il était venu.

De son côté, Razor se dirigea vers sa voiture, et lui jeta un petit regard compatissant.

— Écoute pas ce qu’il dit. C’est rien qu’un con.

Quelques min­utes plus tard (le temps que Razor se roule un ou deux pétards, pour la route) Tuture repar­tit, et la neu­vième sym­phonie de Beethoven s’arrêta, bien­tôt rem­placée par Oi! Oi! Oi!, des Cock­ney Rejects. La musique clas­sique, ça allait deux minutes.

Le qua­tre-qua­tre noir s’arrêta sur la petite route. Il ne pou­vait pas aller plus loin : après, on ne pou­vait pass­er qu’à pied, sur des chemins de ran­don­née ou à tra­vers champs. Thomas Dumont con­sta­ta que dans une autre voiture, une vieille Vol­vo des années qua­tre-vingt, son coéquip­i­er l’attendait déjà. Parfait

Thomas descen­dit de son véhicule, puis se dirigea vers le cof­fre pour libér­er Frank. Ce dernier était un chien de Saint-Hubert, une race dont le sens de l’odorat par­ti­c­ulière­ment dévelop­pé en fai­sait l’idéal pour retrou­ver des per­son­nes dis­parues. Dis­parues, ou qui cher­chaient à dis­paraître. Thomas n’aimait pas beau­coup le nom français : « chien de Saint-Hubert », c’était beau­coup, beau­coup moins impres­sion­nant que l’équivalent anglais : blood­hound.

Thomas Dumont était un homme plutôt petit, d’une quar­an­taine d’années, avec les cheveux courts et une calvi­tie nais­sante. Il por­tait un pan­talon treil­lis mil­i­taire, une chemise à car­reaux rouges et blancs, et une veste à poches de chas­seur. Tout le con­traire de son col­lègue, Ben­jamin Muller, qui venait de sor­tir de la Vol­vo. Celui-ci était grand, avait les cheveux blonds et longs, et por­tait un cos­tume-cra­vate très chic et — jugea Thomas — absol­u­ment inadap­té à une chas­se en montagne.

— Mon­sieur Dumont ! lui lança Muller avec un grand sourire. Je vois que vous avez réus­si à obtenir la garde de notre ami canin.

— C’est un clébard, répli­qua Thomas. Pas mon pote.

Muller se dirigea à son tour vers le cof­fre de son véhicule et en sor­tit pour sa part une imposante Kalashnikov.

— Nous auri­ons peut-être pu deman­der à nos employeurs s’ils n’avaient pas un loup-garou à met­tre à notre dis­po­si­tion. Cela aurait été plus rapide.

Thomas leva les yeux au ciel, à la fois à cause du fusil d’assaut et de l’idée de tra­vailler avec des loups-garous. Non seule­ment Thomas ne leur fai­sait pas spé­ciale­ment con­fi­ance, mais, en plus, leur flair, même aug­men­té lors de leur trans­for­ma­tion, n’était rien à côté de celui d’un blood­hound de Saint-Hubert.

— C’est vrai­ment oblig­a­toire, l’AK47 ? demanda-t-il.

— Je vous rap­pelle, mon­sieur Dumont, que la jeune femme que nous recher­chons a déjà élim­iné deux de nos amis.

— C’était pas mes potes, répli­qua Thomas.

S’il appré­ci­ait Ben­jamin Muller, notam­ment pour ses capac­ités physiques red­outa­bles, la ten­dance de son ami à vouloir par­ler comme un bourge l’énervait au plus haut point, sans par­ler de son allure de pin­gouin. Ils étaient tueurs à gage, pas commerciaux.

— Cette salope a pas mal d’avance, reprit Thomas, mais le clebs va la retrou­ver vite faf. Vu qu’elle est obèse et blessée, elle ne doit pas être si loin. Par con­tre, la kalash, si on tombe sur des locaux…

— Notre cible est peut-être en sur­charge pondérale, protes­ta Muller, mais il sem­blerait de toute évi­dence qu’elle béné­fi­cie de capac­ités quelque peu inhumaines.

Cela n’inquiétait pas vrai­ment Thomas. Il avait déjà vu son col­lègue régler défini­tive­ment son compte à plus d’un sur­na­turel. Cela dit, si ce dernier se sen­tait obligé de pren­dre son fusil d’assaut, libre à lui.

Thomas sor­tit de sa veste à poches un sachet en plas­tique. Pré­cau­tion­neuse­ment, il tira de celui-ci un morceau de tis­su, qu’il présen­ta au limier.

— Vas‑y, Frank, ordon­na-t-il. Cherche !

Bet­ty exam­i­nait atten­tive­ment les dif­férentes var­iétés de chips, essayant de trou­ver celles dont la taille du paquet était la moins réduite et le prix le moins exor­bi­tant. Elles avaient merdé, déci­da-t-elle. Devoir se retrou­ver à acheter des chips dans une petite épicerie, juste à l’heure de la fer­me­ture, c’était vrai­ment une erreur de débu­tantes. Elles auraient dû en pren­dre au supermarché.

Bet­ty était une jeune femme qui por­tait de longs cheveux blonds, un décol­leté plongeant, une mini jupe, des bas résille et des bottes de com­bat coquées qu’elle ne rechig­nait pas à utilis­er lorsque les élé­ments précé­dents de l’énumération lui atti­raient des remar­ques d’individus pénibles.

Après les avoir soupesés à de mul­ti­ples repris­es, elle finit par se décider pour trois paque­ts de chips de saveurs dif­férentes. À côté d’elle, Kari­ma com­mençait à s’impatienter.

— On pour­rait peut-être aus­si pren­dre des sucreries, sug­géra Bet­ty. Pour Razor.

— L’autre con­nasse qui prend la voiture ? À cause d’elle, on doit faire des cours­es à pied !

— Ouais, mais ça lui remon­terait le moral.

Kari­ma fit une gri­mace interrogatrice.

— Tu ne trou­ves pas qu’elle a l’air un peu déprimée ? deman­da Betty.

Kari­ma ne répon­dit rien, et se con­tenta d’attraper les paque­ts de chips pour se diriger vers la caisse. Elle n’avait pas envie de pass­er la soirée dans une épicerie, surtout que depuis le début le vendeur la regar­dait d’un air soupçon­neux. Ça com­mençait à l’énerver un peu.

— Bon­jour, Mon­sieur, lança celui-ci avant de scan­ner les articles.

Kari­ma soupi­ra. Elle avait l’habitude que les gens se trompent sur son genre. C’était peut-être la coif­fure : elle avait quelques cheveux ton­dus sur le haut du crâne, mais le reste de celui-ci était impec­ca­ble­ment lisse, dévoilant le drag­on qui était tatoué dessus et lui encer­clait la tête, accom­pa­g­né du mes­sage « MESS WITH THE CAR, DIE LIKE THE CDR ». Ou peut-être que c’était à cause de sa veste de sport Lons­dale un peu trop grande, qui cachait ses formes. Dans l’absolu, elle préférait quand c’était un peu plus moulant, mais c’était le souci de com­man­der des fringues pas chères sur Internet.

Kari­ma paya sans sig­naler son erreur au caissier. C’était un type qu’elle ne rever­rait sans doute jamais, elle n’allait pas per­dre son temps à lui expli­quer la vie.

Angela Lock­heart gara sa voiture de ser­vice devant le chalet et prit le temps de véri­fi­er que l’adresse était la bonne avant de couper le con­tact. Elle avait appris à se méfi­er des indi­ca­tions du GPS, pas tou­jours très à l’aise dans les zones un peu rurales.

Angela était lieu­tenant de police, affec­tée à la brigade sur­na­turelle. Elle avait longtemps tra­vail­lé en région parisi­enne. Là, elle avait été con­fron­tée à des gangs de loups-garous et des vam­pires tueurs en série et par­ticipé à déman­tel­er des trafics de reliques magiques.

Et puis elle avait été mutée dans les Hautes-Alpes, et son boulot avait rad­i­cale­ment changé. L’essentiel de ses inter­ven­tions con­sis­tait main­tenant à aller deman­der à des lycan­thropes de baiss­er le son lorsqu’ils écoutaient de la musique trop fort. Ce que d’autres policiers auraient très bien pu faire, mais il s’agissait de loups-garous, pas vrai ? Ils risquaient de se trans­former et de déchi­queter le pau­vre agent de la paix. Dans les faits, Angela con­statait qu’ils se con­tentaient en général de réduire le vol­ume en voy­ant un badge de police.

Un peu plus tôt dans la journée, elle avait eu une mis­sion de ce genre et dû remet­tre les pen­d­ules à l’heure à un groupe de garous qui fai­saient un bar­be­cue sauvage près du lac de Serre-Ponçon, au mépris des risques d’incendies. C’était de loin l’intervention la plus exci­tante qu’elle ait eu à faire ces dernières semaines : ils avaient un peu levé le ton, et elle avait cru qu’elle allait pou­voir faire un usage pro­por­tion­né de la force (elle aimait beau­coup cette expres­sion : d’un point de vue math­é­ma­tiques, répli­quer cent fois plus fort, c’était tou­jours « pro­por­tion­nel », après tout). Mal­heureuse­ment, ils s’étaient vite calmés et elle avait dû se con­tenter de con­fis­quer un fusil à har­pon qui était beau­coup trop dan­gereux pour de la pêche dans un lac de mon­tagne ne con­tenant, aux dernières nou­velles, aucun requin.

Sa nou­velle tâche s’annonçait plus ennuyeuse : Angela avait été appelée pour enquêter sur une affaire de pol­ter­geist, ce qui con­crète­ment voulait la plu­part du temps dire qu’un chat foutait le bazar dans la mai­son d’une per­son­ne âgée ou qu’une fenêtre fer­mait mal et se rou­vrait avec le vent.

La mai­son en ques­tion était un petit chalet de mon­tagne, à une dizaine de min­utes de Gap. Mal­gré sa prox­im­ité rel­a­tive avec une « grande ville » (Angela se dis­ait par­fois qu’elle avait quit­té Paris depuis trop longtemps pour en être venue à con­sid­ér­er une ville de quar­ante mille habi­tants comme grande), le chalet était plutôt isolé. Le bâti­ment le plus proche était une vieille ferme qui, selon toute apparence, était inutil­isée depuis des années.

Elle ne regret­tait pas vrai­ment l’époque où elle était à Paris : l’action lui man­quait par­fois, mais une vie tran­quille était peut-être mieux pour elle. Elle n’avait pas été mutée pour rien. Quand il y avait besoin d’agir, elle agis­sait, elle fai­sait ce qu’il fal­lait faire, et peut-être aus­si un peu plus que ce qu’il fal­lait vrai­ment faire, et quand les choses se cal­maient des sus­pects protes­taient parce qu’ils étaient ressor­tis de leur inter­roga­toire avec quelques doigts en moins (le sus­pect en ques­tion étant un loup-garou, il ne s’agissait pas tech­nique­ment d’une véri­ta­ble muti­la­tion irréversible, en tout cas du point de vue d’Angela). Et sa direc­tion l’avait cou­verte à chaque fois que les infor­ma­tions obtenues avaient été utiles et que les sus­pects étaient, de fait, coupables, mais un jour un de ces idiots avait eu la mau­vaise idée d’être inno­cent et, qui plus est, plutôt dans la caté­gorie « riche entre­pre­neur » que « jeune con­nu des ser­vices de police ». Résul­tat, Angela avait été sus­pendue un moment, puis affec­tée dans une zone plus calme. Elle en avait beau­coup voulu à ses supérieurs : de son point de vue, soit on con­damnait la bru­tal­ité dans tous les cas, même quand ça mar­chait, soit on esti­mait que sta­tis­tique­ment ça voulait dire bru­talis­er la mau­vaise per­son­ne de temps en temps. Un peu de rigueur math­é­ma­tiques, quoi.

Cela dit, elle devait admet­tre qu’elle était peut-être mieux à la cam­pagne, à se con­tenter de tâch­es dont l’ennui était finale­ment quelque peu ras­sur­ant. C’est pourquoi, lorsque madame Petit ouvrit la porte de son chalet, elle la salua avec un sourire sincère.

— Ah, merde, elle ne répond pas, fit Bet­ty en rangeant son téléphone.

Kari­ma haus­sa les épaules. Lorsque Razor était par­tie en prenant la voiture, il était assez évi­dent qu’elle avait besoin d’être seule un moment. Il n’était donc pas très éton­nant qu’elle ne décroche pas. D’autant plus qu’elle était au volant, mais Kari­ma doutait que cela soit réelle­ment ça qui empêche Razor de décrocher.

— Ce n’est pas la mort de remon­ter à pied.

Le chalet de la famille de Bet­ty, dans lequel elles pas­saient deux semaines de vacances, était situé dans la mon­tagne, un peu au-dessus d’un vil­lage de trois mille habi­tants. Ce n’était qu’à une dizaine de min­utes à pied, mais ça mon­tait un peu fort, et Kari­ma devait admet­tre qu’elle aurait aimé pou­voir se pos­er sur le bal­con avec de la bière et des chips sans avoir à faire cet effort.

— C’est moi, deman­da-t-elle en se met­tant en marche, ou le vendeur me regar­dait bizarrement ?

— Tu veux dire, comme un type raciste qui pense que tu vas lui chour­rer des trucs ?

— Ouais. Et qui me pre­nait pour un gars. Putain de bouseux.

— Et ta vraie ques­tion, c’est : est-ce que j’ai prof­ité du fait qu’il était focal­isé sur toi pour gliss­er sub­rep­tice­ment des choses dans mon sac à main ?

— Ouais.

Bet­ty fit un grand sourire à sa comparse.

— Évidem­ment. D’accord, on est en vacances, mais quand même, ce n’est pas une rai­son pour se laiss­er aller. Dis­ons qu’on ne va pas man­quer de chips tout de suite. Ni de bar­res chocolatées.

— Alors, deman­da Angela à madame Petit, qu’est-ce qui vous arrive, exactement ?

Joce­lyne Petit était une dame plutôt ronde qui devait avoir autour de soix­ante-dix ans. Elle avait tenu à servir un thé à la poli­cière, et elles étaient main­tenant instal­lées dans le salon. Angela avait posé à ses pieds une sacoche con­tenant du matériel de mesure, tan­dis que madame Petit cares­sait un chat blanc obèse qui pares­sait à côté d’elle. Usu­al sus­pect, pen­sa Angela en jetant un regard accusa­teur au matou.

La poli­cière était une brune de trente-qua­tre ans, assez grande et plutôt ath­lé­tique. Son affec­ta­tion dans la brigade sur­na­turelle ne le néces­si­tant pas, elle ne por­tait pas d’uniforme de police, mais un chemisi­er blanc ain­si qu’une veste et un pan­talon tailleurs noirs qui lui don­naient, elle l’espérait, un look d’agent spé­cial du FBI. Un obser­va­teur avisé aurait pu se ren­dre compte que ses chaus­sures étaient des rangers pas très en rac­cord avec la tenue, mais comme le bas du pan­talon cachait les san­gles des bottes mil­i­taires, cela ne se voy­ait pas trop.

— C’est tout à l’heure, expli­qua madame Petit. J’ai enten­du des bruits de claque­ments dans la chambre…

— Vous étiez où, à ce moment-là ? inter­rompit Angela.

— Dehors. J’étendais le linge. Lorsque je suis arrivée, les meubles étaient ren­ver­sés, et la vit­re de la fenêtre était brisée.

Angela but une gorgée de thé et prit le temps de réfléchir. Un coup de vent ? Le chat ? Un coup de vent qui aurait fait pani­quer le chat ? Dans tous les cas, elle avait du mal à croire à un évène­ment sur­na­turel. D’accord, les vam­pires et les loups-garous exis­taient, tout le monde le savait, et il y avait un cer­tain nom­bre d’autres choses dont la plu­part des gens igno­raient l’existence, mais la plu­part du temps, les soi-dis­ant pol­ter­geists s’expliquaient de façon très banale.

— Vous avez vu quelque chose ? deman­da-t-elle après avoir reposé sa tasse.

— Non, répon­dit madame Petit. Quand je suis arrivée, c’était fini.

— Et ça s’était déjà pro­duit avant ?

— Non. C’est la pre­mière fois. Vous pensez que ça pour­rait être un fantôme ?

Angela en doutait. Les fan­tômes avaient déjà du mal à appa­raître de manière éthérée, alors ren­vers­er des meubles ? C’était plutôt un truc de félin, ça.

— Vous me mon­trez la chambre ?

— Bien sûr.

Angela attra­pa sa sacoche et se leva, puis suiv­it madame Petit. La cham­bre de celle-ci était dans un désor­dre qui tran­chait avec le reste de l’appartement. Une table de chevet était à terre, il y avait du verre brisé au sol et sur le lit, l’armoire était ouverte et une par­tie de son con­tenu — essen­tielle­ment des cou­ver­tures — avait été pro­jetée à l’autre bout de la pièce.

Angela devait l’admettre, si c’était le chat qui avait fait ça, il devait être sacré­ment énervé. Ou à la pour­suite d’une souris. Pas impos­si­ble, mais elle com­mençait à se deman­der si le chat blanc qu’elle avait vu dans le salon ne lui sem­blait pas un peu paresseux pour faire l’affaire.

— Je n’ai touché à rien, expli­qua madame Petit. Je me suis dit que c’était mieux.

Angela hocha la tête et ouvrit sa sacoche, afin de procéder à quelques mesures qui mon­tr­eraient à la vieille dame qu’elle n’avait rien à craindre.

— Vous avez fait des cauchemars ? deman­da-t-elle. Des rêves étranges ?

— Non, répon­dit madame Petit. Je ne me sou­viens jamais de mes rêves.

Prob­a­ble­ment pas un fan­tôme, déci­da Angela en sor­tant un détecteur thau­maturgique de la sacoche. La chose s’apparentait beau­coup à un comp­teur Geiger, sauf qu’il per­me­t­tait de mesur­er le champ éthérique et non pas la radioac­tiv­ité. Comme l’évènement que lui avait racon­té madame Petit n’avait eu lieu qu’un peu plus tôt dans la journée, il y aurait encore un effet mesurable. À con­di­tion, évidem­ment, que quelque chose de sur­na­turel en ait été la cause.

Angela fronça les sour­cils en regar­dant le comp­teur, et réini­tial­isa l’appareil pour être sûre qu’il n’y avait pas un souci. Le petit écran LCD per­sis­tait pour­tant à affich­er la même chose : la cham­bre de madame Petit avait un champ mag­ique vingt fois supérieur à la normale.

Les bras chargés de chips et sucreries, Kari­ma et Bet­ty arrivèrent au chalet. Après avoir tra­ver­sé le jardin, Kari­ma déver­rouil­la la porte, posa le sachet avec les cours­es, attra­pa son ordi­na­teur portable et repar­tit s’installer sur un transat dehors. Le paysage, en cette fin de journée, était mag­nifique : il y avait à l’avant-plan de belles val­lées vertes, puis le lac de Cerf-Pon­ton, entouré de mon­tagnes dont la plus imposante était le Mor­dor (Kari­ma avait une approche créa­tive de la géo­gra­phie qui la pous­sait à légère­ment mod­i­fi­er les noms de lieux dans sa mémoire). Cela dit, la jeune femme igno­ra com­plète­ment la vue et ouvrit son lap­top. Si ses deux amies Bet­ty et Razor étaient en vacances com­plètes, ce n’était pas tout à fait son cas : il fal­lait qu’elle prof­ite de son temps libre pour avancer dans la rédac­tion de sa thèse. Même si, pour être hon­nête, il y avait de bonnes chances qu’elle fasse une dizaine d’autres choses sur son ordi­na­teur avant de s’attaquer à son manuscrit.

Son champ de recherche était, comme tout domaine pointu, un sujet un peu obscur pour les béo­tiens inti­t­ulé « Théorie des lan­gages de pro­gram­ma­tion ». Kari­ma, après des débuts dif­fi­ciles (elle avait notam­ment eu du mal à s’habituer au fait de don­ner des cours) s’en sor­tait plutôt bien. Durant ses trois années de thèse, elle en était venue à dévelop­per son pro­pre lan­gage de pro­gram­ma­tion. Elle avait appelé son bébé Apoc­al­isp, parce qu’il était inspiré du Lisp (sans aucun doute l’un des lan­gages préférés de Kari­ma, notam­ment grâce à sa sim­plic­ité, le seul réel élé­ment de syn­taxe étant les par­en­thès­es (qui venaient en abon­dance dès qu’on rédi­geait un pro­gramme, même basique (Kari­ma trou­vait que la symétrie et la struc­ture de toutes ces par­en­thès­es lui appor­tait une cer­taine forme de sérénité, et lorsqu’elle se pen­chait sur le sujet, elle en arrivait à penser en par­en­thès­es, et elle oubli­ait tout le reste))). Celui-ci avait même ren­con­tré un petit suc­cès d’estime, en tout cas pour un pro­jet qui n’avait que pour but de valid­er quelques hypothès­es scientifiques.

Mal­heureuse­ment, après avoir passé beau­coup de temps à réfléchir et à pro­gram­mer (avec une abon­dance de par­en­thès­es), Kari­ma en était main­tenant au stade où elle devait rédi­ger (en évi­tant l’abus de par­en­thès­es), ce qui était net­te­ment moins enthousiasmant.

Bet­ty vint bien­tôt la rejoin­dre, une bière à la main. Elle regar­da un moment son amie pian­ot­er sur l’ordinateur sans oser la déranger.

— Tou­jours pas de signe de Razor, finit-elle par dire.

Bet­ty, elle devait l’admettre, s’inquiétait facile­ment pour ses copines. Elle essayait de se soign­er et de ne plus les harcel­er au télé­phone dès qu’elles ren­traient avec cinq min­utes de retard, mais ce n’était pas évi­dent. En l’occurrence, cela fai­sait plus d’une heure que Razor avait grim­pé dans sa voiture et était par­tie sur les cha­peaux de roue. Ce n’était pas for­cé­ment très inquié­tant en soi, d’accord, mais lorsqu’elle la voy­ait par­tir dans cet état, Bet­ty avait tou­jours un peu peur que son amie ne fasse une connerie.

Cela dit, il était sans doute un peu tôt pour rées­say­er de la rap­pel­er. Bet­ty avait déjà pré­tex­té un manque de chips pour descen­dre au vil­lage et pou­voir appel­er son amie au retour pour lui deman­der de les remon­ter en voiture, elle n’allait pas rées­say­er toutes les dix min­utes. Peut-être tous les quarts d’heure, à la limite.

— Ne t’en fais pas, répon­dit Kari­ma sans lever les yeux de son écran. Je pense qu’elle avait juste besoin d’être seule.

Bet­ty hocha la tête, essayant fort de se con­va­in­cre qu’il s’agissait de cela. Ce n’était pas absurde : Razor était du genre soli­taire et tac­i­turne. C’était déjà un mir­a­cle de l’avoir con­va­in­cue de les accom­pa­g­n­er en vacances et il était com­préhen­si­ble qu’après quelques jours à devoir vivre à trois dans un chalet qui n’était pas très grand, elle ait besoin de s’isoler.

Néan­moins, Bet­ty n’était pas cer­taine que ça soit la seule explication.

— Tu ne trou­ves pas qu’elle est un peu déprimée, en ce moment ?

Kari­ma prit le temps de ter­min­er la phrase qu’elle était en train de taper avant de répon­dre, mais cette fois-ci elle fit l’effort de lever les yeux vers son amie.

— C’est Razor. Elle est tou­jours comme ça. C’est son car­ac­tère, c’est tout.

Là encore, Bet­ty aurait bien aimé être con­va­in­cue, mais elle ne l’était pas tout à fait. Certes, Razor n’avait jamais été quelqu’un de par­ti­c­ulière­ment jovial, mais il lui sem­blait que c’était pire, ces derniers temps. Elle se dés­in­téres­sait de tout. Bet­ty pen­sait que c’était parce que Cook­ie, l’amie la plus proche de Razor, s’était trou­vée une petite amie, et qu’elle pas­sait main­tenant beau­coup plus de temps avec elle qu’avec ses potes. Kari­ma et Bet­ty avaient beau être proches de Razor, ce n’était pas pareil. Les deux avaient le même âge et étaient geeks, tan­dis que Razor avait dix ans de plus et n’était branchée ni ordi­na­teurs, ni science-fiction.

Peut-être, songea Bet­ty, que la solu­tion aurait été de faire ren­con­tr­er de nou­velles per­son­nes à son amie, mais Razor n’acceptait en général de par­ler à des incon­nus que si elle avait un pis­to­let sur la tempe.

Bet­ty se serait sans doute moins fait de souci si son amie l’avait prév­enue qu’elle ne comp­tait pas juste con­duire au hasard sur des routes de mon­tagne (même si cela fai­sait aus­si par­tie de son plan) mais égale­ment ren­con­tr­er un type louche et pat­i­bu­laire afin de se fournir en herbe. Mal­heureuse­ment, si Bet­ty avait le défaut de trop s’inquiéter, Razor avait celui de ne pas se con­fi­er beau­coup, ce qui entraî­nait régulière­ment des sit­u­a­tions inutile­ment anxiogènes.

Angela était décon­certée. Elle avait promené son détecteur thau­maturgique dans tout le chalet de madame Petit (ce qui n’avait pas pris un temps énorme) et l’engin était formel : il y avait des traces de magie anor­male­ment élevées, qui cul­mi­naient dans la cham­bre à coucher.

Ce n’était pas du jamais vu, mais dans les Hautes-Alpes, c’était éton­nant. Qu’est-ce qui avait bien pu se pass­er ? Elle se prit à envis­ager l’hypothèse d’un cer­cle de cul­ture. Elle n’avait jamais été con­va­in­cue par ces choses-là, et ils n’étaient jamais qu’un symp­tôme sup­plé­men­taire et pas une expli­ca­tion, mais peut-être qu’à la cam­pagne des portes vers d’autres mon­des s’ouvraient et affo­laient le champ thau­maturgique. Bon, d’accord, ce n’était sans doute rien d’aussi intéres­sant, mais on pou­vait tou­jours espérer.

— Vous pensez que c’est dan­gereux ? deman­da madame Petit.

— Non, répon­dit caté­gorique­ment la poli­cière. Étrange, oui, mais pas dangereux.

Elle n’en était pas tout à fait sûre : après tout, dix min­utes plus tôt, elle pen­sait encore que tout cela devait être de la faute du chat, ce qui sem­blait main­tenant tout à fait improb­a­ble (ou alors, le chat blanc dodu cachait vrai­ment bien son jeu). Cepen­dant, autant que madame Petit ne se mette pas à paniquer.

Angela sor­tit du chalet, les yeux tou­jours rivés sur son détecteur thau­maturgique. Lorsqu’elle s’éloignait de la cham­bre, les chiffres bais­saient douce­ment, mais lorsqu’elle fit le tour du chalet pour se met­tre de l’autre côté de la fenêtre brisée, ils étaient encore plus élevés qu’à l’intérieur.

Il y avait donc eu un évène­ment sur­na­turel quel­conque, à l’extérieur, suff­isam­ment fort pour cass­er une fenêtre et ren­vers­er des meubles dans le chalet. À quelques mètres d’elle, madame Petit la suiv­ait et la regar­dait faire, sans oser pos­er de questions.

Angela tâton­na un peu pour essay­er de voir d’où tout cela avait pu venir, pas­sant un peu de temps à marcher d’un côté, puis de l’autre, les yeux rivés sur le compteur.

Au bout d’un moment, elle finit par estimer la direc­tion qui devait men­er à la source du phénomène, et son regard se por­ta sur la vieille ferme, située à quelques cen­taines de mètres.

— Madame Petit, deman­da-t-elle, vous savez à qui ça appartient ?

— Je ne suis pas sûre, répon­dit la vieille dame. C’était au vieux René, mais il est mort il y a cinq ans. Ça doit être à ses enfants, mais ils l’ont peut-être ven­due. En tout cas, per­son­ne n’y habite, je peux vous le dire.

Angela déci­da qu’il était temps de s’allumer une cigarette.

— Juste par curiosité, deman­da-t-elle après avoir inhalé une bouf­fée de nico­tine. Vous avez vu des gens se diriger là-bas, plus tôt dans la journée ?

— À la ferme ? s’étonna madame Petit. Non. Je veux dire, il y a des gens qui passent devant pour attein­dre le chemin de ran­don­née, mais c’est tout.

Nou­velle bouf­fée de tabac. Nou­veaux regards vers la ferme, la route qui pas­sait devant, et le détecteur thaumaturgique.

— Et des ran­don­neurs, reprit Angela, vous en avez vu, aujourd’hui ?

— Je n’y fais pas très atten­tion, vous savez ? Il y a eu quelques voitures, oui, mais comme d’habitude.

Angela arbo­ra un petit sourire crispé. Claire­ment, elle allait devoir jeter un coup d’œil à cette ferme, et ce qu’elle y trou­verait risquait de se révéler intéressant.

D’après son expéri­ence, le mot « intéres­sant » con­dui­sait très rapi­de­ment à des emmerdes.

Thomas Dumont n’aimait pas vrai­ment la mon­tagne. Ça grim­pait et ça redescendait tout le temps, il n’y avait jamais vrai­ment de plat. Surtout que la nana qu’ils pour­suiv­aient avait man­i­feste­ment choisi de ne pas suiv­re le chemin tracé, ce qui aug­men­tait encore le coef­fi­cient de grimpette. Elle pen­sait peut-être par­venir à les per­dre en pas­sant à tra­vers champs, mais elle n’avait aucune chance. Frank, le lim­i­er, hési­tait de temps en temps, mais il reni­flait un peu et repar­tait de plus belle.

Der­rière eux, Ben­jamin Muller peinait un peu, avec sa mitrail­lette et son costard-cra­vate, dont le bas du pan­talon était main­tenant net­te­ment moins impec­ca­ble qu’une demi-heure plus tôt. Quelles con­ner­ies, songea Thomas. On ne se fringuait pas comme ça pour une expédi­tion en mon­tagne. Sans compter que son coéquip­i­er était actuelle­ment au télé­phone. Il fal­lait espér­er que l’autre garce n’allait pas leur tomber dessus au milieu de la conversation.

— Je com­prends ce que vous dites, Mon­sieur, lança Muller à son inter­locu­teur, mais vous devez réalis­er que cela risque de s’avérer délicat.

Il y eut une pause, pen­dant laque­lle son cor­re­spon­dant devait par­ler. Sans doute leur employeur, déci­da Thomas.

— Bien, Mon­sieur, fit à nou­veau Muller, et il raccrocha.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Notre employeur me sig­nalait à l’instant que, tout bien con­sid­éré, il souhaitait que nous rame­nions notre cible en vie.

— Chiotte ! s’exclama Thomas.

Ramen­er les gens en vie, c’était tou­jours plus com­pliqué. Sans compter que cette fille était obèse. S’ils la met­taient K.O., ils allaient en chi­er pour la porter jusqu’à la voiture. D’ailleurs, com­ment est-ce qu’il se fai­sait qu’ils ne l’aient pas encore rat­trapée ? Elle aurait dû encore plus souf­frir qu’eux avec toutes ces montées.

— Ça va vrai­ment être pra­tique, la Kalash­nikov, pour chop­er l’autre con­nasse en vie, rail­la Thomas.

— Ne vous en faites pas, mon ami. L’AK47 dis­pose égale­ment d’un mode de tir au coup par coup, et il est tou­jours pos­si­ble de vis­er les jambes.

Razor alluma son deux­ième pétard, inspi­ra une bouf­fée, et se mit à tou­ss­er. Elle prit le temps de repren­dre un peu sa res­pi­ra­tion, puis tira une nou­velle fois sur son joint, et parvint cette fois-ci à ne pas s’étouffer.

Elle n’était pas très con­cen­trée sur la route, et se lais­sait con­duire par Tuture. Avec la plu­part des voitures, ça n’aurait été qu’une métaphore pour dire qu’elle avait l’esprit ailleurs, mais avec la sienne, c’était sans doute beau­coup plus lit­téral. Elle fai­sait sou­vent cela lorsqu’elle n’allait pas bien, était déprimée ou avait des crises d’angoisse : brûler du pét­role en écoutant de la musique et en regar­dant défil­er les traits blancs de la sig­nal­i­sa­tion routière. Ce n’était pas très écologique, mais elle n’en avait rien à branler.

Razor avait été une sor­cière, avant. Elle en était tou­jours une, tech­nique­ment, même si elle n’avait aucune recon­nais­sance offi­cielle et qu’elle menait une vie tris­te­ment banale. Mal­gré ça, la sor­cel­lerie était en train de la tuer.

Plus exacte­ment, du moins selon les médecins, c’était le tabac qui était en train de la tuer, mais elle était per­suadée que l’usage de magie noire y était pour beau­coup. C’était le principe de la magie : ça avait un coût, et même si par­fois vous ne vous en rendiez pas compte parce que vous payiez à crédit, les huissiers finis­saient tou­jours par vous retrouver.

Razor avait appris une semaine plus tôt qu’elle avait un can­cer du poumon. Les médecins avaient pris beau­coup de pincettes pour lui annon­cer la chose. Ils avaient par­lé de pos­si­bil­ités de traite­ments, sor­ti des chiffres, par­lé de taux de survie à cinq ans, chances de rémis­sion, etcaetera. Razor n’écoutait pas vrai­ment à ce moment-là, et elle avait pris la nou­velle avec philoso­phie, peut-être même avec un cer­tain soulagement.

Son heure était venue, et ce n’était pas plus mal, l’un dans l’autre. La mort ne lui fai­sait pas peur. La souf­france, un peu plus, mais elle était, après tout, une sor­cière, et si elle était per­suadée que la magie ne pou­vait pas la sauver, elle pour­rait au moins se servir de ses con­nais­sances pour atténuer la douleur. Ça lui sem­blait, en tout cas, une meilleure option que de pass­er devant des tas de médecins, de subir des tas de mots en thérapie, et, sans doute le plus impos­si­ble à envis­ager, de devoir arrêter de fumer.

Le prob­lème, c’était de l’annoncer à ses amies. Elle s’était dit qu’elle pour­rait prof­iter de leur séjour à la cam­pagne pour le faire, mais ce n’était pas évi­dent. Elle allait plomber l’ambiance, c’était sûr. Pire, Bet­ty et Kari­ma allaient vouloir la con­va­in­cre de se bat­tre, de s’accrocher à la vie. C’était leur genre. Elle ne les voy­ait pas accepter que leur amie puisse mourir bien­tôt et, qu’au fond, ce n’était pas un mal et qu’il fal­lait l’accepter.

Il faudrait bien qu’elle leur dise, pour­tant, mais la per­spec­tive lui col­lait des mon­tées d’angoisse, alors pour l’instant elle essayait d’éviter d’y penser et se lais­sait con­duire par sa voiture sur des routes de mon­tagne, en fumant un mélange de tabac et de mar­i­jua­na qui, main­tenant, ne pour­rait plus beau­coup empir­er sa santé.

Angela n’avait pas eu de mal à ren­tr­er dans ce qui devait être une anci­enne berg­erie : la porte d’entrée était frac­turée. Ce qui plaçait d’emblée le lieu dans la caté­gorie « choses intéres­santes », et l’avait motivée à sor­tir son pis­to­let avant de pénétr­er à l’intérieur. Elle n’avait plus eu beau­coup l’occasion de le faire, ces derniers temps, et saisir la crosse de son arme dans un tel con­texte aurait pu entraîn­er un sen­ti­ment de nos­tal­gie si elle n’avait pas été aus­si con­cen­trée à ten­ter de percer l’obscurité avant qu’une éventuelle men­ace ne lui fonde dessus.

Cepen­dant, de men­ace, il n’y avait pas. Il n’y avait per­son­ne, et l’endroit était vide. Une fois que ses yeux s’habituèrent au noir, elle remar­qua le pen­ta­cle tracé sur le sol, avec ce qui était vis­i­ble­ment du sang. Elle n’avait pas besoin de son détecteur thau­maturgique pour savoir qu’elle venait de trou­ver la source des perturbations.

— Bor­del de nouilles ! jura-t-elle.

Un pen­ta­cle avec du sang, ça voulait dire de la magie et, pour ce qu’elle en savait, pas de la blanche (même si elle trou­vait cette clas­si­fi­ca­tion assez arti­fi­cielle). Au vu des effets sec­ondaires dans la cham­bre de madame Petit, il était prob­a­ble qu’il ne s’agissait pas d’un groupe d’adolescents goth­iques qui s’amusaient à se faire peur avec un truc qu’ils avaient vu sur Inter­net. C’était du sérieux.

Angela prit le temps d’examiner le reste de l’endroit, sans rien trou­ver de bien intéres­sant. Des morceaux de toi­ture gisaient à terre et les vit­res des petites fenêtres sur les murs latéraux étaient cassées, mais elle était pour l’instant inca­pable de savoir si c’était lié au pen­ta­cle et au « pol­ter­geist » de madame Petit ou si c’était juste parce que c’était un vieux bâti­ment abandonné.

Elle déci­da d’inspecter de plus près l’une des fenêtres, afin d’en avoir le cœur net. La pre­mière chose qu’elle remar­qua fut que l’essentiel des morceaux de verre se situ­aient à l’extérieur, ce qui lais­sait penser que c’était bien quelque chose qui s’était passé à l’intérieur qui en était responsable.

La sec­onde chose que remar­qua Angela, c’était les impacts de balles sur le mur, juste à côté de la fenêtre.

— Hé ben, fit-elle à haute voix, on dirait que je suis tombée sur les seuls crim­inels sur­na­turels du département.

Thomas Dumont sen­tit la main ferme de son parte­naire sur son épaule, ce qui était prob­a­ble­ment une façon de lui deman­der de s’arrêter.

Il se tour­na vers Muller, qui lui désigna du doigt une sil­hou­ette qui se dis­tin­guait à tra­vers les arbres, env­i­ron trois cent mètres en contrebas.

— On dirait que nous avons retrou­vé notre fugi­tive, chu­cho­ta ce dernier.

Thomas exam­i­na les alen­tours. Der­rière les arbres, il y avait une pente brusque et rocailleuse, suiv­ie d’une sorte de champ. À l’autre bout se trou­vait leur cible. Ce qui voulait dire que pour l’atteindre rapi­de­ment, il leur faudrait par­courir plusieurs cen­taines de mètres à découvert.

— Avec ta kalash, tu pens­es que tu peux la dégom­mer d’ici ?

Muller s’humidifia un doigt, puis le tint en l’air quelques instants pour éval­uer le vent. Thomas était per­suadé que ce cirque ne ser­vait à rien et que son coéquip­i­er le fai­sait unique­ment parce qu’il pen­sait que cela fai­sait professionnel.

— Je pense que ce n’est pas infais­able, répon­dit-il. Je vise les jambes ?

— Ouais. Mais pré­pare-toi à lui courir après si tu la rates et qu’elle essaie de s’enfuir.

Muller prit le temps de s’allonger avant de vis­er avec sa mitrail­lette. Il ne s’agissait pas d’un fusil de sniper, mais l’appareil était rel­a­tive­ment pré­cis jusqu’à qua­tre cents mètres. Tout ce qu’il fal­lait, c’était un bon tireur, et Muller en était un.

Il lui fal­lait cepen­dant se press­er un peu : sa cible arrivait au bout du champ. Après, il y avait prob­a­ble­ment un autre talus en pente, et elle serait hors de portée.

Il blo­qua sa res­pi­ra­tion, visa la jambe de la jeune femme, et fit feu. Une seule fois : il craig­nait qu’en tirant une rafale, même à cette dis­tance, les exi­gences de leurs employeurs ne soient plus respectées.

Le coup de feu réson­na dans la mon­tagne, et Muller arbo­ra un petit sourire en voy­ant s’effondrer sa cible. Son sourire se figea, cepen­dant, lorsqu’il réal­isa que, dans sa chute, elle n’était pas bête­ment tombée au sol, mais avait dévalé le talus, la met­tant tem­po­raire­ment hors de portée.

— Merde ! jura Thomas en se met­tant à courir vers elle.

Muller se rel­e­va en un bond et, son AK47 dans les mains, se pré­cipi­ta à la suite de son collègue.

Bet­ty déci­da qu’elle avait suff­isam­ment atten­du. Elle avait bu une bière, s’était enfilé un paquet de chips et avait comp­té jusqu’à deux cents dans sa tête : main­tenant, elle esti­mait qu’elle avait le droit d’essayer à nou­veau d’appeler Razor sans pass­er pour quelqu’un de beau­coup trop anxieux.

— Tu sais, fit Kari­ma tan­dis qu’elle sor­tait son télé­phone, je crois qu’elle a juste envie d’être seule un moment.

— Ouais, répli­qua Bet­ty. Et moi j’ai envie d’être ras­surée. Alors cette con­nasse ferait mieux de répondre.

Elle comp­ta les tonal­ités. Déjà, ça son­nait, ce qui était bon signe : si Razor s’était crashée con­tre un arbre, elle serait prob­a­ble­ment tombée directe­ment sur son répondeur.

— Allô ? fit cette dernière au téléphone.

Bet­ty fut instan­ta­né­ment ras­surée, et se dit qu’elle n’avait prob­a­ble­ment pas eu de rai­son de s’inquiéter. C’était le prob­lème : si elle n’appelait pas, elle angois­sait, mais si elle appelait, elle se retrou­vait un peu idiote.

— Coucou, fit-elle. Ça va ?

— Ouais, ouais. J’avais besoin de pren­dre l’air, et une petite course à faire. Je ren­tre bien­tôt. Désolée, je ne voulais pas t’inquiéter, mais… oh, bor­del de merde !

Razor écrasa la pédale de frein et parvint de justesse à ne pas écras­er égale­ment la jeune femme qui se tenait en plein milieu de la route. Chose qui, juste après un virage, n’était pas exacte­ment une bril­lante idée.

C’était une nana qui devait avoir une ving­taine d’années. Son âge pré­cis était dur à déter­min­er à cause des cheveux longs et détachés qui lui cou­vraient une par­tie du vis­age. Plutôt grande, de forte cor­pu­lence, elle por­tait un jean et un tee-shirt et avait l’air dans un sale état. Pour com­mencer, elle avait du sang plein le tee-shirt et le pan­talon, ce qui était rarement bon signe.

Elle était debout, juste devant la voiture de Razor, et se tenait le ven­tre de la main gauche, tan­dis que sa main droite était dans son dos, prob­a­ble­ment à tâter une autre blessure. Elle fix­ait Razor avec un regard dément.

— Allô ? fit Bet­ty au télé­phone. Allô ?

— Je te rappelle.

Razor rac­crocha, et réal­isa son erreur. La jeune femme qui était en face d’elle n’avait pas la main droite dans le dos parce qu’elle s’était fait mal, mais pour cacher un pis­to­let, qu’elle lui braquait main­tenant à la figure.

— Écoute, soupi­ra Razor lorsque la jeune femme ouvrit la por­tière côté pas­sager, lever le pouce, ça aurait suffi.

La jeune femme, qui boitait sérieuse­ment, s’assit à côté d’elle et lui col­la le pis­to­let con­tre le visage.

— Démarre, ordonna-t-elle.

— Je serais toi, protes­ta Razor, je point­erais cette chose ailleurs. On se blesse rapi­de­ment, avec ces conneries.

— Démarre !

Il y eut une rafale de coups de feu, des bruits métalliques de la car­rosserie qui se fai­sait déchi­queter, et le bang! d’un pneu qui explo­sait. Razor déci­da qu’elle n’allait pas se faire prier plus longtemps, et appuya à fond sur l’accélérateur.

Thomas Dumont, ten­ant tou­jours le chien en laisse, dévala la pente qui le séparait de la départe­men­tale. Muller, un peu devant lui, venait de pos­er le pied sur le bitume et épaulait son fusil d’assaut pour régler son compte à la Clio qui s’échappait avec leur cible.

— Merde, merde, merde et re-merde ! râla Thomas.

Muller bais­sa son arme. La voiture devait être hors de portée. Quelle chiotte, songea Thomas. Il n’avait pas cal­culé que le chemin de mon­tagne et l’excursion à tra­vers champs les ramèn­eraient sur une route. Main­tenant, la garce s’était tirée en braquant une bag­nole, et ils étaient à pied, comme des glands.

— Ne vous en faites pas, le ras­sura Muller.

Thomas jeta un regard éber­lué au grand blond dont le costard était mac­ulé de boue et d’herbe. Ne pas s’en faire ? D’accord, ce n’était pas dra­ma­tique, ils avaient foiré leur mis­sion, ça arrivait. Mais c’était tout de même emmerdant.

— J’ai endom­magé les pneu­ma­tiques, reprit Muller. Elle ne pour­ra pas aller très loin.

— Et nous, répli­qua Thomas, on va aller très loin ? Nos voitures sont à une putain d’heure de marche !

Muller tour­na la tête. Thomas se deman­da pourquoi, puis enten­dit à son tour le bruit d’un moteur qui se rapprochait.

— La prov­i­dence, mon­sieur Dumont, fit Muller avec un grand sourire. On dirait que nous allons avoir un moyen de trans­port à subtiliser.

Alors que son col­lègue se plaçait au milieu de la route, s’apprêtant à bra­quer la prochaine voiture avec son fusil d’assaut, Thomas pous­sa un soupir. Il était per­suadé que le mot « sub­tilis­er » impli­quait nor­male­ment davan­tage de finesse.

Auteur / autrice


A propos Lizzie Crowdagger

Écrivaine holistique

3 commentaires :

  1. J’ai beau­coup aimé ! Mer­ci d’avoir pris le temps de sor­tir cette suite-pas-suite-tome-séparé-autre-aventure !

    Juste une ques­tion, parce que je suis à peu près aus­si sub­tile qu’A­ma­zon l’é­tait quand il a râlé qu’En­fants de Mars et Vénus com­mençait par le chapitre 15 : il se déroule la même chose à 3h59 et à 4h00 du matin, ou j’ai raté un truc ?

      1. Franche­ment c’est pas très grave, je me demandais seule­ment s’il y avait une clé de com­préhen­sion sup­plé­men­taire cachée dans la répéti­tion et j’é­tais perdue ^^

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