Lizzie Crowdagger

Punk is undead

La chair & le sang, intégrale saison 1

Épisode I

Les coups et les douleurs

Prologue

La première fois que j’ai rencontré Chloé, c’était à mon déménagement, quand j’étais encore en train de trimballer mes cartons. Il n’y avait pas eu grand monde pour venir me filer un coup de main, juste deux personnes : ma vieille amie vampire, Carmen, et sa pote Émilie. Je ne connaissais pas cette dernière : je savais juste qu’elle était mort-vivante aussi. À vrai dire, elle ne m’avait même pas adressé la parole. Bonne ambiance. Je ne me plains pas, notez : avoir des vampires qui filent un coup de main à son déménagement, ça a l’inconvénient d’être un peu contraignant au niveau des horaires, mais l’avantage qu’on peut les laisser porter la machine à laver ou le réfrigérateur.

J’étais donc en train d’emmener un carton léger de fringues vers l’ascenseur pendant que les deux mort-vivantes profitaient de leur surnaturalité pour monter sans s’essouffler les trois étages avec mon canapé. J’ai vu les portes de l’ascenseur s’ouvrir sur une skinhead imposante aux cheveux blonds et courts ; vous m’excuserez la redondance entre « skinhead » et « cheveux courts », mais je précise au cas où. Elle portait un jean qui moulait ses grosses cuisses, attaché avec des bretelles qui passaient au-dessus d’une chemise à carreaux.

Même si mon carton était léger, j’ai soudainement trouvé qu’il faisait très chaud.

— Salut ! ai-je dit en essayant de réfréner mon enthousiasme. Je suis en train d’emménager ici, je suppose qu’on va être voisines ? Je m’appelle Jessie !

La nana m’a regardée avec des yeux à moitié ouverts. Elle avait l’air d’avoir la tête dans le cul. J’en ai conclu qu’elle venait de se lever et qu’elle partait bosser. D’accord, j’ai aussi conclu ça de l’heure matinale : le soleil n’était pas encore levé, et il devait être aux alentours de six heures du matin.

Cette fille était une louve-garou. Je pouvais le sentir. Pas à l’odeur, hein, ces gens-là se lavent (enfin, sauf les loups-garous hippies) : c’est une sorte de sixième sens. J’ai moi-même quelques capacités un peu spéciales, bien que je m’en serve rarement. J’ai été étudiante en sorcellerie, même si j’ai vite laissé tomber parce qu’il y avait trop de conneries à base de plantes et que je n’appréciais pas le style vestimentaire de la plupart de mes camarades. En plus, de nos jours, il y a plein de vegans, chez les sorcières, alors forcément, je détonais, avec mes pantalons et mes jupes en cuir.

Au fait, moi je m’appelle Jessica, mais tout le monde m’appelle Jessie. Je suis brune et j’ai les cheveux longs. Les gens ont tendance à trouver que je suis grande avec mon mètre quatre-vingts, mais personnellement c’est surtout eux que je trouve petits. Pour terminer sur le physique, je suis plutôt mince et relativement athlétique, et j’ai des seins que je trouve trop petits et sur lesquels je complexe un peu, mais je compense par des soutifs renforcés.

D’habitude, je suis une fille assez coquette. J’aime bien m’habiller de manière un peu classe, avec un pantalon en cuir ou une mini-jupe sexy, mettre un peu de maquillage, avoir une coiffure décente, ce genre de trucs. Sauf que là, c’était un déménagement, alors j’avais mis un vieux jean, un tee-shirt pourri et déjà troué, et j’avais la sale gueule de quelqu’un qui a enchaîné six heures de route et du trimballage de cartons.

Pas vraiment l’idéal pour faire bonne impression sur sa voisine, quoi.

— Moi, c’est Chloé, a-t-elle dit avec un léger accent britannique. Bon courage.

Et elle s’est tirée sans me jeter un regard de plus, à ma grande déception. J’ai soupiré et ai poussé le carton dans l’ascenseur, en priant très fort pour que ma nouvelle voisine soit gouine et pas une skinhead nazie. Je n’avais pas trop de crainte : les filles skins hétérosexuelles ont, malgré leur nom, en général les cheveux un peu plus longs.

J’ai su quelques jours plus tard que Dieu avait exaucé mes prières quand j’ai entendu des chants anarchistes qui venaient de son appartement, une fois où elle avait invité des potes chez elle. Bon, peut-être que ce n’était pas Dieu, parce que les anarchistes ne L’aiment pas beaucoup. Moi, personnellement, In Gode I trust, comme disent les américains.

Chapitre 1
Mordue

Mon téléphone portable réglé en mode réveil s’est mis à passer à plein pot un son industriel et j’ai péniblement ouvert les yeux. Ce n’était pourtant pas exactement l’heure du chant du coq : j’avais réglé l’alarme à dix-sept heures. À force de fréquenter des vampires, on s’adapte à leurs horaires.

Je me suis levée avec difficulté et j’ai titubé jusqu’à la salle de bains. Je me suis arrêtée quelques instants pour faire un pipi du « matin », puis je me suis placée sous la douche et j’ai fermé les yeux. J’ai ensuite pris une grande inspiration, et j’ai ouvert le robinet d’eau froide.

Rien de tel pour se sortir un peu la tête du cul. D’accord, je suis masochiste, je ne conseille pas forcément ça à tout le monde, mais, personnellement, c’est ma méthode de choix pour réussir à émerger rapidement.

Non pas que je l’applique souvent : je passe d’habitude l’essentiel de mes journées à glander sur mon canapé et à regarder des films ou des séries télés, autant dire que je suis rarement très pressée en me levant. Mais ce soir, je devais retrouver Carmen dans sa boutique dès la tombée de la nuit pour un petit boulot, aussi étais-je un peu plus speedée qu’à l’accoutumée. Je me suis donc séchée rapidement avant d’enfiler un pantalon en cuir noir et un corset rouge, puis j’ai rapidement coiffé mes longs cheveux bruns.

J’ai aussi pris le temps de me maquiller, à la fois pour moi-même mais aussi parce que ça faisait un peu partie du job de ce soir. J’ai appliqué une base de fond de teint et ai mis un peu de rouge à lèvre et d’eye-liner noir. Voilà, j’étais prête.

Comme il me restait encore une dizaine de minutes, j’ai fumé une cigarette dans mon canapé en sirotant un verre de Coca frais, avant d’enfiler mes Dr Martens violettes et de me mettre en route.

***

En descendant les escaliers, j’ai croisé ma voisine skinhead, qui, elle, sortait de l’ascenseur. Elle devait rentrer du taf, je suppose, ou un truc comme ça. Je n’ai pas pu m’empêcher de rougir en la voyant. Quelle idiote.

Je ne suis pas comme ça, d’habitude. Pas du genre à m’amouracher d’une voisine. Quand j’ai envie de faire du sexe avec quelqu’un (enfin, surtout quelqu’une) je suis plutôt du genre à lui demander explicitement, sans spécialement me prendre la tête avec des histoires romantiques. Mais avec Chloé, je ne sais pas pourquoi, c’était différent : rien qu’à la voir, j’avais mon cœur qui battait la chamade. Ce qui était d’autant plus absurde que je ne faisais que la croiser et qu’on n’avait jamais échangé plus que ça.

J’avais envie de l’aborder, mais aucune idée de comment faire. Mon approche classique et fort peu subtile aurait été de lui faire une remarque du genre « hé, salut, j’ai une nouvelle paire de menottes qui ne demande qu’à être essayée, ça te dirait ? », de prendre du bon temps en cas de réponse positive et de passer à autre chose en cas de réponse négative. Mais j’avais peur qu’une approche aussi frontale ne lui fasse peur et je me disais qu’il fallait sans doute faire plus subtil.

— Salut ! ai-je donc dit.

— Salut, a-t-elle répondu.

Et j’ai continué à descendre les escaliers en me sentant encore plus bête, tandis qu’elle enfonçait la clé dans sa serrure. Peut-être que c’était un peu trop subtil.

J’ai pris une grande inspiration en arrivant au rez-de-chaussée. Ce n’était pas le moment de penser à ce genre de conneries. J’ai essayé de me sortir la skinhead pulpeuse de la tête et de penser au taf que j’allais faire ce soir. Au moins, avec Carmen, je savais sur quel pied danser.

***

Le bus m’a déposée à quelques mètres des Feuilles Rouges. Vu de l’extérieur, l’endroit ne ressemblait pas vraiment à l’idée qu’on se faisait d’un établissement tenu et fréquenté par des vampires. Il s’agit, comme son nom peut le laisser penser si vous vous intéressez à ce breuvage (ce qui n’a jamais trop été mon cas), d’un salon de thé, tenu par Carmen et Émilie.

On n’y vend pas que du thé, évidemment, même s’il y en a de très bons. Beaucoup de vampires veulent uniquement du sang en bouteille, tandis que les loups-garous et les quelques humains qui fréquentent le lieu carburent surtout à la bière.

C’est surtout un espace où les créatures surnaturelles diverses peuvent se rencontrer au calme. On imagine toujours les vampires et les loups-garous se retrouver dans des endroits sombres où tout le monde est habillé en cuir et où il y a de la musique bourrine qui passe au volume maximal, mais ils ont parfois besoin d’un coin où on s’entend parler. Et puis, soyons honnêtes, avec l’acceptation grandissante des créatures de la nuit, certaines de celles-ci se sont un peu boboïsées, et il y a maintenant une certaine demande pour du sang servi en petite bouteille, garanti bio et sans OGM. Et, visiblement, pour du thé au sang. Pour ce qui est de son contenu exact, je préfère ne pas rentrer dans les détails. Je suppose que vous connaissez la blague sur le vampire qui rentre dans un bar à vampires et demande un verre d’eau chaude, hein ?

J’ai traversé la rue et je suis entrée dans le salon de thé. Il n’y avait pas grand monde, car le soleil venait à peine de se coucher. Quelques clients étaient assis à des petites tables et discutaient tranquillement autour de leur boisson, tandis que de la musique classique passait en fond sonore. Je me suis dirigée vers le comptoir derrière lequel se trouvaient Carmen et Émilie, qui tenaient le bar.

Carmen portait une robe rouge qui accentuait sa poitrine généreuse et dont la couleur tranchait avec ses courts cheveux noirs. Émilie, elle, avait un débardeur moulant qui mettait en valeur son physique athlétique.

Carmen m’a fait un petit sourire tandis qu’Émilie m’a snobée. Celle-ci ne m’aimait pas trop, sans que je sache bien pourquoi. Peut-être parce que je n’étais qu’une humaine. Si les êtres humains sont les bienvenus dans l’établissement, Émilie avait tendance à les regarder de haut, et moi en particulier. Pourtant, avec mon corset rouge et mon pantalon en cuir moulant, je correspondais plus à l’image qu’on se faisait des vampires que les deux gérantes.

— Salut, Jessie, a fait Carmen. Ça va ?

— Oui, ai-je dit avec un petit sourire.

Elle m’a regardée de ses yeux verts intenses avec un air interrogateur.

— Tu es prête pour ce soir ?

J’ai conservé mon sourire.

— Ouais. Ça devrait être amusant.

Émilie a levé les yeux au ciel, mais n’a rien dit. C’est Carmen qui a exprimé à voix haute la réprimande à laquelle je m’attendais.

— Ce n’est pas censé être amusant. C’est sérieux, Jessie.

— C’est moi qui devrais venir avec toi, a ajouté Émilie.

Elle s’adressait à Carmen, pas à moi. Je me suis fait la réflexion que je ne me souvenais pas que la vampire hautaine m’ait déjà adressé directement la parole.

— Je sais que c’est sérieux, ai-je soupiré. Je ne suis pas débile. Ça ne m’empêchera pas de trouver ça amusant. J’ai toujours rêvé d’être présentée au gratin du monde vampirique.

— Le monde vampirique n’est pas amusant, a répliqué Carmen.

À cause de son expression sévère, je n’ai pas pu m’empêcher de ricaner.

— Sans blague ? ai-je raillé. Vu les boute-en-train que vous êtes toutes les deux, je n’aurais jamais deviné.

Émilie a poussé un soupir, tandis que Carmen m’examinait.

— Au moins, a-t-elle constaté, tu as fait un effort sur la tenue vestimentaire.

— Ouais. Je peux être sérieuse. Sérieuse comme…

J’ai hésité, ne trouvant pas vraiment de comparaison sur le moment.

— … quelque chose de sérieux, ai-je continué. Professionnelle.

— Tu n’as pas de traces de morsure, a constaté Carmen. Pas visible, en tout cas. Il faut corriger ça.

J’ai souri d’excitation en la voyant dégainer ses canines. Enfin, façon de parler : c’est juste que les canines des vampires sont légèrement rétractiles. Elles sont, au repos, à peine plus longues que les mêmes dents chez un être humain, mais peuvent ressortir un peu plus lorsque c’est nécessaire.

Je me suis penchée au-dessus du comptoir, et Carmen a fait de même, approchant sa bouche de mon cou. La scène n’a pas eu l’air de choquer grand monde parmi la clientèle, et seule Émilie s’est retournée avec un air gêné.

Carmen a passé sa main dans mes longs cheveux pour les dégager, et elle a planté sans préambule ses crocs dans ma chair. Je n’ai pas pu m’empêcher de frissonner de plaisir.

Étant masochiste, je peux déjà apprécier le fait de me faire mordre par beaucoup de nanas, mais une vampire qui plante ses crocs et suce le sang a un effet particulier et pas évident à décrire si vous ne l’avez pas vécu, une sorte d’extase proche de l’orgasme mais en même temps très différent, qui donne un peu l’impression d’entamer une descente vertigineuse sur un manège à sensation.

Cependant, l’objectif de Carmen était juste de me laisser une marque de morsure, et elle ne m’a pris que quelques gouttes de sang avant de relâcher son étreinte. J’ai repris un peu mes esprits, puis lui ai fait un petit sourire coquin.

— Tu sais, peut-être que pour être sûre que je ne sois pas déconcentrée, tu devrais finir de me donner du plaisir.

Comme je l’ai dit, au moins, avec Carmen, je sais sur quel pied danser. On est amies, et des fois elle me prend un peu de sang et me donne… d’autres choses. Rien de plus. Pas d’ambiguïté.

Carmen a soupiré, et Émilie s’est retournée pour me jeter un regard noir.

— On a le temps, ai-je argumenté. La réunion n’est pas tout de suite.

— Je pensais plutôt mettre ce temps à contribution pour m’assurer que tu étais suffisamment briefée.

— Je ne suis pas idiote, ai-je protesté, je n’ai pas besoin de réviser.

Devant son air sceptique, j’ai décidé d’opter pour le compromis.

— Ou alors, ai-je suggéré avec un petit sourire, on pourrait faire les deux en même temps.

***

La vampire a allumé les lumières, éclairant la cave des Feuilles Rouges.

Je trouve que le sous-sol correspond déjà un peu plus à l’idée qu’on associe à un établissement pour vampires que la pièce du dessus. Il y a certes de nombreuses étagères pour stocker du matériel, ou encore une arrivée d’eau sur laquelle sont raccordés un petit lavabo et une machine à laver, mais il y a aussi ce crochet au plafond par lequel pend une chaîne rattachée à une petite manivelle qui permet d’en régler la hauteur.

Pour l’heure, c’était un punching-ball qui y était accroché, mais Carmen était en train de le détacher. De mon côté, j’ai entrepris de retirer mes chaussures, puis mon pantalon en cuir, ainsi que ma culotte. Les fesses à l’air, je suis allée me placer debout sous la chaîne pendant que Carmen posait le punching-ball contre un mur. Elle est ensuite revenue avec des menottes qu’elle a accrochées, et j’ai levé docilement les mains pour qu’elle puisse m’attacher. Les menottes étaient loin du modèle policier. Elles étaient en cuir noir et beaucoup plus larges, ce qui permettait de ne pas faire trop mal aux poignets, y compris lorsqu’on tirait sur ses bras.

— Prête ? a-t-elle demandé.

— Oui.

— Commençons par les choses simples. Quel est l’objet de la réunion de ce soir ?

J’ai soupiré. Elle me prenait vraiment pour une idiote, ou quoi ?

— C’est une assemblée locale de l’Ordre vampirique, ai-je néanmoins répondu.

— Bien.

J’ai attendu le choc en récompense avec excitation, mais rien n’est venu.

— Je n’ai pas droit à une fessée ? ai-je demandé.

— Oh, a fait Carmen. Je pensais que j’étais censée te punir si tu te trompais.

— Ça ne marcherait pas. Au lieu de réviser, je raconterais n’importe quoi.

— Hé bien, a admis la vampire, je crois qu’il est censé y avoir une composante jeu de rôle et…

— C’est trop intellectuel pour moi, ai-je répliqué.

— D’accord.

Elle a posé sa main froide de vampire contre mon derrière, et l’a caressé quelques secondes, allumant une étincelle de chaleur dans mon ventre. Carmen a ensuite écarté sa main, puis l’a ramenée sur mes fesses dans une petite claque.

— C’est tout ? ai-je protesté. Je n’ai rien senti.

— Ce n’était pas une question difficile. Quel est l’objet de l’Ordre vampirique ?

— C’est censé fédérer tous les vampires. Éviter les guerres entre morts-vivants, ou les massacres d’humains par un cinglé local. Aussi, donner une bonne image pour la presse, ce genre de choses.

La réponse n’était pas si évidente, vu que même chez les vampires, l’Ordre était assez contesté et son rôle parfois obscur.

— Et par rapport aux nouveaux vampires ? a demandé Carmen.

— Oh, oui. C’est l’Ordre qui décide de qui a le droit d’effectuer une nouvelle transformation ou pas.

La transformation en vampire implique des échanges sanguins mais aussi, fondamentalement, que le mort-vivant finisse par tuer l’aspirant, en espérant que celui-ci se relève. De fait, il est toujours possible à un vampire d’accorder cette transformation à n’importe qui, mais ce n’est pas sans risque : même avec un lien fort et des échanges sanguins depuis des années, le passage au statut de mort-vivant se termine souvent par celui de mort tout court, et même si le « candidat » était consentant, le vampire qui ferait ça sans encadrement risquerait de se faire inculper pour meurtre. Une autorisation de l’Ordre vampirique évite ces problèmes.

Carmen a fait claquer sa main contre mes fesses, plus violemment que la fois précédente, et j’ai senti un frisson de plaisir et de douleur parcourir mon corps.

— Plus fort, ai-je tout de même dit.

— Je ne voudrais pas me faire mal à la main.

Elle s’est écartée de moi pour aller chercher quelque chose sur une étagère. Elle est revenue avec un martinet, dont elle a fait doucement glisser les lanières le long de mon postérieur.

— Quels sont les deux principaux courants dans l’Ordre vampirique ?

— Les modernistes et les conservateurs. Les modernistes veulent vivre en harmonie avec les humains, tandis que pour les conservateurs, nous autres pathétiques mortels devrions nous mettre à genoux devant vous.

J’ai réfléchi à l’ironie de dire ça alors que j’étais moi-même attachée par une chaîne au plafond devant une vampire pourtant « moderniste ».

— Je veux dire, ai-je précisé, en dehors des cadres consentis où on pourrait avoir envie de le faire.

— Évidemment, a dit Carmen.

Elle a fait claquer violemment les lanières en cuir contre ma chair, m’arrachant un petit cri. J’ai savouré la sensation que me procuraient les endorphines qui commençaient à se répandre dans mon organisme.

— Quel est l’équilibre actuel des forces ? a-t-elle demandé.

Il m’a fallu quelques secondes pour reprendre mes esprits.

— Les modernistes avaient une majorité confortable, que ce soit au niveau national ou local. Mais suite à des affaires de corruption et à quelques morts ou disparitions « mystérieuses », c’est plus compliqué.

Nouveau claquement en récompense. Nouvelle salve de douleur.

— Qui est le secrétaire local de l’Ordre ?

— Thomas Rivière. Il est moderniste, mais il doit faire des compromis avec l’autre camp.

La vampire m’a fouettée une nouvelle fois pour me récompenser de ma réponse correcte.

— Et chez les conservateurs, a-t-elle demandé, qui est le leader local ?

— Charles Leduc.

Carmen a fait claquer le martinet une nouvelle fois contre ma peau et j’ai poussé un nouveau cri de douleur et de plaisir entremêlés.

— Hé bien, a-t-elle commenté pendant que je reprenais mon souffle, j’avais tort. Il semblerait que tu écoutais vraiment quand je t’ai expliqué tout ça.

— Ça m’arrive. Occasionnellement.

Elle s’est agenouillée juste derrière moi, et m’a déposé un baiser sur la fesse, tandis que sa main s’aventurait entre mes jambes.

— Tu avais raison, a-t-elle dit, la révision a été plus rapide que je l’aurais cru. On dirait qu’on a encore un peu de temps à tuer.

J’ai poussé un petit soupir de soulagement et de plaisir. L’aspect révision, ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus.

Chapitre 2
Professionnelle

Je suis montée avec Carmen dans sa vieille BMW noire. C’est moi qui ai pris le volant, et j’ai démarré avec un petit sourire satisfait. Sa voiture n’était plus toute neuve, mais ça restait une grosse cylindrée comme j’avais rarement l’occasion d’en conduire. Surtout que je n’avais, de mon côté, pas de voiture du tout.

— Il y a une chance qu’on se retrouve dans une course-poursuite ? ai-je demandé, pleine d’espoir.

À côté de moi, sur le siège passager, Carmen a lâché un soupir bruyant.

— Je vais commencer à me dire que j’aurais dû écouter Émilie et ne pas te confier cette tâche.

J’ai haussé les épaules.

— Dans ce cas, tu aurais dû demander à Émilie de t’accompagner, et c’est moi qui aurais dû tenir les Feuilles Rouges en votre absence. Tu n’aurais pas aimé le résultat.

Le feu devant moi est passé à l’orange, et je me suis arrêtée sagement. J’aurais préféré donner un grand coup d’accélérateur plutôt que de m’immobiliser, mais Carmen n’aurait sans doute pas apprécié.

— Tu es vraiment au clair sur ce que tu dois faire ce soir ? a-t-elle demandé.

J’ai hoché la tête. Même si elle avait tenu à m’expliquer et à me faire réviser la politique vampirique, je n’avais en réalité pas spécialement à me préoccuper de tout cela. Mon rôle était simplement d’assurer la sécurité de mon amie, qui craignait une agression de morts-vivants conservateurs qui n’apprécieraient pas son approche novatrice de la boisson vampirique. Personnellement, je n’ai jamais été trop fan de thé ou de tisane et je ne me serais pas vue agresser Carmen pour autant (surtout que son établissement propose aussi de la bière), mais il y a visiblement des gens qui prennent les choses plus à cœur que moi.

Je n’étais pas officiellement sa garde du corps, ce qui expliquait que je portais un corset au lieu d’un bomber. Je devais donc jouer le rôle du quatre heures de Carmen. Ce qui, au vu de notre relation, ne demandait pas des talents d’actrice démesurés.

— On sera fouillées à l’entrée par la sécurité, a expliqué Carmen, donc pas d’arme.

— Je sais.

Pourquoi est-ce qu’elle tenait absolument à me répéter des choses qu’elle m’avait déjà expliquées ? D’accord, je ne faisais pas beaucoup d’effort pour jouer les professionnelles qui s’y connaissaient, mais tout de même, je n’étais pas idiote. Ou peut-être que c’était juste parce qu’elle s’inquiétait de me mettre en danger ?

— S’il y a un problème, a-t-elle repris, essaie juste de gagner un peu de temps, et laisse la sécurité intervenir.

Carmen m’avait aidée à déménager, elle savait pourquoi j’avais changé de ville, elle pensait vraiment que je n’étais pas de taille à m’occuper d’un vampire ou deux, même sans arme ? Je veux dire, je ne prétends pas être Chuck Norris, mais les suceurs de sang sont loin d’être aussi imbattables qu’ils se l’imaginent, et ils ont une fâcheuse tendance à penser qu’un simple mortel, et à plus forte raison une simple mortelle, n’a aucune chance contre eux.

— D’accord, ai-je tout de même acquiescé.

— Il n’y aura sans doute pas de problème, s’est rassurée Carmen. C’est juste au cas où.

Ce qui voulait dire qu’elle allait juste me payer pour que je passe une soirée chez les notables vampiriques. Ça promettait d’être amusant.

***

La réunion se déroulait dans une partie du rez-de-chaussée d’un grand hôtel. J’étais un peu déçue, mais c’était logique : avec l’acceptation des créatures surnaturelles, les vampires n’avaient plus besoin de se réunir dans des cryptes.

Ça ne devait pas non plus être un hôtel cinq étoiles, parce qu’il n’y a pas eu de chauffeur pour venir prendre les clés de la voiture, et j’ai donc garé celle-ci dans le parking souterrain. Celui-ci semblait réservé pour l’occasion aux participants de la soirée, car Carmen a dû montrer patte blanche (ou, plutôt, canine blanche) à la sécurité pour que l’on puisse passer.

La vampire m’a regardée alors que j’éteignais le moteur.

— Je t’ai parlé de la façon adéquate de se comporter face à d’autres vampires ?

Je lui ai fait un petit sourire.

— Oui, ai-je répondu. J’essaie d’éviter de leur mettre des coups de boule, c’est ça ?

Elle a levé les yeux au ciel.

— J’espère vraiment que je n’ai pas fait une erreur en te proposant de m’accompagner.

On s’est dirigées vers l’ascenseur, qui nous a conduites au rez-de-chaussée, et on a continué notre route vers la salle de réception. Il y avait deux vigiles à l’entrée, et ce n’était clairement pas ceux de l’hôtel. Pour commencer, c’était des vampires, et ils ne faisaient pas beaucoup d’efforts pour dissimuler correctement les pistolets semi-automatiques qu’ils planquaient sous leur veste de costard.

Celui de gauche était de taille moyenne (enfin, de taille moyenne pour moi, qui suis relativement grande, ajustez mentalement vers le haut si vous ne l’êtes pas), avait le crâne rasé et nous regardait approcher avec un petit sourire dont je ne savais pas trop s’il était bienveillant ou pas.

Celui de droite était un peu plus grand, avait les cheveux blonds et courts et portait des lunettes rondes. Je me suis demandé si c’était pour le style : c’était bien la première fois que j’entendais parler d’un vampire qui avait besoin d’une correction de la vue. Mais les suceurs de sang ont le culte du secret.

— Carmen, a fait celui de gauche. Ça fait plaisir de te revoir.

— Tout le plaisir est pour moi. Franck, je te présente Jessie. Jessie, Franck.

Le vampire chauve m’a regardée, un sourire toujours sur ses lèvres.

— Ma foi, tu choisis tes mortelles toujours aussi appétissantes.

J’ai pris sur moi et je lui ai rendu son sourire. Essayer d’éviter les coups de boule.

— Je suis désolé, Mesdames, mais je vais devoir vous fouiller.

Vu sa remarque sur le fait que j’étais appétissante, j’ai eu peur qu’il n’en profite pour me poser ses mains dégueulasses partout, mais j’ai été soulagée qu’il se contente de faire passer un détecteur de métal à quelques centimètres de ma peau et me demande d’ouvrir mon sac.

Je connaissais les consignes de sécurité, et j’avais pris soin d’éviter de m’encombrer d’objets métalliques ou qui auraient pu servir d’armes, mais j’ai été surprise qu’il attrape mon téléphone.

— Vous pourrez le récupérer en sortant, m’a-t-il dit.

Donc, il me vouvoie, mais il tutoie Carmen ? Intéressant.

Voyant mon air surpris, il s’est justifié :

— Certaines personnes présentes préféreraient éviter d’être prises en photo.

Il a froncé les sourcils, puis s’est tourné vers Carmen.

— Même s’il y a apparemment un journaliste présent. Ne me demandez pas où est la logique là-dedans. Moi, je fais juste mon boulot.

Une fois mon téléphone confisqué (Carmen avait pu garder le sien, elle), on s’est avancées dans la salle de réception. Il y avait une cinquantaine de personnes, dont une majorité de vampires. De la musique classique passait en fond sonore, et il y avait des tables avec un buffet et des boissons. Champagne, jus de fruits, et sang synthétique. Pas de thé au sang. L’influence de Carmen dans le milieu des morts-vivants ne devait pas être si importante.

— Un journaliste ? ai-je demandé discrètement. C’était prévu, ça ?

Carmen a haussé les épaules, puis a fait un grand sourire à un homme qui s’approchait d’elle. Les cheveux châtains qui lui arrivaient jusqu’aux épaules, il était plutôt beau gosse et portait un smoking qui devait coûter trois SMICs.

Il a fait la bise à Carmen, puis m’a regardée avec un air curieux.

— Tu nous fais les présentations ?

— Jessie, voici Thomas Rivière. Thomas, Jessie.

— Vous êtes ravissante, a-t-il dit.

Il s’est penché pour me faire un baise-main. Je l’ai regardé faire, un peu embarrassée. J’étais plus habituée aux shakes.

— Quelle est la situation ? a demandé Carmen à voix basse.

— Pas idéale, a répondu Rivière avec un sourire contrit. Pas idéale. Tu as entendu parler du meurtre qu’il y a eu lieu il y a trois jours ?

J’ai froncé les sourcils. Moi, en tout cas, je n’en avais pas entendu parler.

— Oui, a dit Carmen. C’est pour ça qu’il y a un journaliste ?

— Sa présence était prévue avant, mais ça pourrait être un problème. Jusque-là, on a réussi à tenir la presse à l’écart, mais il est possible qu’il soit au courant.

Vu l’inquiétude qu’il montrait, j’en ai conclu que le meurtrier devait être un vampire. Et la victime, humaine, probablement. Pas terrible en termes de bonne image. Rivière a poussé un soupir.

— Tôt ou tard, ça va sortir de toute façon. Ça me confirme dans mes convictions. Il faut un contrôle plus strict sur les transformations. Être sûrs que les nouveaux vampires soient correctement encadrés, pour éviter qu’on ne se retrouve à nouveau avec ce genre de… situation.

Le « contrôle des transformations » était un sujet de clivage du moment. L’Ordre vampirique avait, depuis longtemps, le pouvoir de décider quel mort-vivant avait le droit de proposer à une progéniture de rejoindre ses rangs. Tout l’enjeu était de savoir à quelle fréquence ces conversions s’opéraient : les intégrationnistes, comme Rivière, voulaient un nombre réduit de nouveaux vampires correctement encadrés, tandis que les conservateurs estimaient qu’ils n’avaient pas à limiter leurs « troupes » sous prétexte que ça ne plaisait pas aux humains. Certains voulaient même abolir tout contrôle de l’Ordre vampirique là-dessus.

J’ai un peu décroché de la conversation pour examiner la salle. Je n’étais pas là pour m’impliquer dans la politique vampirique, mais pour évaluer les menaces. Carmen craignait surtout une attaque du camp conservateur, et Rivière était un de ses amis, donc il n’était pas un danger. J’ai donc plutôt laissé traîner mon regard sur les autres convives.

Tout le monde était bien sapé, quoique dans des styles différents. Un vampire grand et barbu était resté coincé à la mode victorienne, tandis que la plupart des humains, tout comme moi, étaient habillés de manière plus sexy. À l’exception d’un type à lunettes plutôt mal fagoté qui notait des choses dans un carnet, et qui devait être le journaliste.

Mon regard s’est ensuite posé sur une vampire qui se tenait contre un mur, les bras croisés. Elle dépareillait au milieu du reste : elle portait un treillis, des rangers et une veste en jean garnie de clous. Sa peau noire tranchait avec la pâleur des autres vampires, et elle avait le crâne rasé, à l’exception d’une courte crête.

— Ah, a fait Rivière en suivant mon regard. Dans la série des petits soucis, Bloody Mary est là.

— Ce n’est pas bon signe, a admis Carmen.

— Bloody Mary ? n’ai-je pas pu m’empêcher de demander. Sérieusement, elle se fait appeler Bloody Mary ? C’est en référence au fantôme, à la boisson, ou à la reine d’Angleterre ?

Carmen m’a jeté un regard sévère, et j’en ai conclu que ce genre de remarques ne faisait pas partie de la manière adéquate de se comporter vis-à-vis des vampires. Heureusement, Thomas Rivière, lui, a paru amusé.

— C’est une tueuse qui travaille pour Montéguy, a-t-il expliqué.

Je ne savais pas qui était ce Montéguy : il ne faisait pas partie de la liste des quelques personnalités mort-vivantes dont j’avais eu à apprendre les noms. Rivière a dû voir mon air perplexe, car il a expliqué :

— Un vampire conservateur influent à Paris. Le fait qu’elle soit venue dans notre ville n’est pas bon signe. Même si elle prétend ne plus travailler pour lui.

— Génial, a soupiré Carmen. Soit Montéguy nous a envoyé une flingueuse sans qu’on sache pourquoi, soit on va avoir un autre cas de vampire psychopathe à gérer.

— À supposer que ce soit vraiment un autre cas, et qu’elle ne soit pas responsable du meurtre d’il y a deux jours.

J’ai jeté un nouveau coup d’œil à cette Bloody Mary, et je n’ai pas réussi à me sentir aussi alarmée que mes deux interlocuteurs. Je me disais surtout qu’il y avait au moins une keupon à cette soirée mondaine.

— Bon, a fait Rivière en claquant des mains, on ne va pas jouer les conspirateurs toute la soirée. Je vais aller socialiser un peu.

Il s’est écarté de nous, et Carmen est allée saluer d’autres personnes qu’elle connaissait, me présentant à un certain nombre de vampires dont je n’ai même pas essayé de retenir le nom. Elle a commencé à parler de façon plus approfondie avec l’un d’entre eux du business model du salon de thé.

Les discussions autour de la comptabilité, de la fiscalité ou encore du marketing m’ennuyant encore plus que la politique vampirique, je me suis approchée furtivement du buffet pour attraper un verre de champagne, que j’ai siroté tout en gardant un coup d’œil sur Carmen.

— Je peux vous poser quelques questions ?

J’ai tourné la tête, surprise, et j’ai vu le journaliste mal habillé. Merde. Qu’est-ce que j’étais censée faire ?

Je lui ai fait un sourire en tâchant de prendre mon air le plus idiot possible.

— Mais bien sûr, j’en serais en-chan-tée ! me suis-je exclamée.

Je supposais que je ne pouvais pas me permettre de l’envoyer chier.

— Vous vous appelez comment ? a-t-il demandé.

— Bianca, ai-je répondu. Avec un « c », pas « q, u ».

Je l’ai regardée avec un air conspirateur.

— Pour être tout à fait honnête avec vous, lui ai-je avoué à voix basse, ce n’est pas mon vrai nom. Mais ça fait plus exotique, vous voyez ?

— Euh, oui. Vous accompagnez quelqu’un ?

La question était stupide. Si lui avait peut-être été invité par d’autres biais, les mortels ne pouvaient pas se joindre à la fête sans être accompagné d’un ou une vampire.

— Oui ! me suis-je exclamée. Je suis tellement amoureuse, vous savez ? Ne le prenez pas mal, mais le sexe vampirique, c’est tellement…

J’ai agité ma main devant ma bouche et je me suis mise à pouffer, avant de finir mon verre de champagne. En face de moi, le journaliste avait l’air dépité. J’étais soulagée qu’il soit surtout intéressé par l’aspect politique de l’événement, et qu’il n’ait pas eu envie d’écrire un article sexo.

— Le champagne est délicieux, ai-je dit. Vous l’avez goûté ?

— Pas encore, mais j’y compte bien.

Il a profité de ce prétexte pour mettre fin à notre discussion, et je l’ai regardé s’écarter.

— Branleur, ai-je dit à voix basse.

Je m’en suis un peu voulu de mon hostilité à son égard. Après tout, il ne faisait que son boulot, qui était d’informer le public sur ce qui se passait dans le monde vampirique. Sauf que je ne pouvais pas lui dire que mon boulot à moi était de m’assurer discrètement de la sécurité de Carmen parce que la situation politique vampirique que je ne comprenais qu’à moitié était quelque peu tendue.

J’ai jeté un coup d’œil à la Bloody Mary que Rivière avait l’air de tant redouter. Elle était en train de discuter avec deux humains qui mangeaient des petites tranches de pâté en croûte. Merde, il y avait du pâté en croûte sur la table qui était un peu plus loin ? J’espérais que Carmen n’allait pas passer toute la soirée à discuter avec son pote businessman et que j’allais pouvoir m’en approcher.

J’ai examiné un peu plus la vampire censément tueuse à gages. Alors que je me disais qu’elle n’avait pas l’air si menaçante, j’ai remarqué qu’elle avait des traces de brûlure sur toute la moitié droite du visage. Les vampires guérissant plutôt vite, cela devait être récent, et je doutais qu’elle se soit fait ça en allumant une plaque de cuisson.

Le type qui discutait avec Carmen a fini par lui lâcher les basques, et elle m’a rejointe avec un air de soulagement.

— Désolée pour cette interruption, a-t-elle dit.

J’ai haussé les épaules. Je n’aurais pas eu le temps de répondre grand-chose, de toute façon, car un autre type se dirigeait déjà vers Carmen. Il s’agissait du grand vampire barbu qui s’habillait encore comme au dix-neuvième siècle.

— Carmen, a-t-il dit avec un petit sourire. Je peux te parler un moment ?

— Charles, je ne t’ai pas présenté Jessie. Jessie, Charles Leduc.

Carmen me l’avait présenté comme un conservateur, ce que je n’aurais pas eu de mal à deviner toute seule au vu de sa garde-robe démodée. Quoique le rétro redevenait tendance, et avec sa barbe touffue, il aurait aussi très bien pu faire hipster.

Il m’a regardée avec un air libidineux. Bordel de cul, les mecs vampires semblaient encore plus dégoulinants que les humains.

— Elle est belle à croquer, a-t-il dit. Tu penses que je pourrais planter mes dents ?

Carmen m’avait demandé de bien me tenir, alors je ne lui ai pas filé de coup de boule.

— Vous êtes un vampire, ai-je répondu. Vos dents finiront bien par repousser, alors vous pouvez toujours essayer.

Carmen m’a jeté un regard noir, mais le vampire est parti dans un éclat de rire tonitruant.

— Mais c’est qu’elle mordrait ! a-t-il dit, s’adressant toujours à Carmen. Quoiqu’il en soit, j’aurais aimé discuter un instant avec toi. Seule, si tu le veux bien.

Ils se sont écartés un peu, ce qui m’arrangeait : je n’avais pas très envie de rester à proximité de cet énergumène. J’ai pris une inspiration. Même si personne n’attaquait Carmen, j’avais peur de ne pas réussir à finir la soirée sans planter un pieu dans le cœur de quelqu’un.

Pour me calmer, j’ai décidé de reprendre un verre, en portant cette fois-ci mon dévolu sur du jus de poire plutôt que sur du champagne. Je n’étais pas là pour picoler. J’ai discrètement observé Carmen et Charles discuter, même si je ne pouvais pas entendre ce qu’ils se disaient. La discussion était calme et courtoise, mais il semblait clair qu’ils ne s’entendaient pas aussi bien qu’ils voulaient en donner l’impression.

— Yo, alors, t’es la nouvelle quelque chose de l’autre suceuse de thé ?

Je me suis tournée, surprise, vers Bloody Mary, que je n’avais pas vu approcher. Je ne valais pas grand-chose comme garde du corps. Maintenant que j’étais juste en face d’elle, j’avais du mal à ne pas fixer la grosse brûlure qu’elle avait au visage.

— La nouvelle quelque chose ? ai-je répété.

— Ouais, a-t-elle dit, je sais pas vraiment ce que tu es, mais t’es clairement avec elle, hein ?

J’ai hoché la tête, un peu décontenancée.

— Je m’appelle Jessie, ai-je dit en lui tendant la main.

Elle a souri, et me l’a serrée un peu cérémonieusement.

— Séléna von Morgenstern, a-t-elle dit. Aussi appelée Bloody Mary. Je ne sais vraiment pas pourquoi, je n’aime pas franchement la vodka. Mais bon, ça fait plus classieux que huit six.

J’ai fait de mon mieux pour ne pas rester la bouche ouverte. On me l’avait présentée comme une tueuse à gages pour les vampires ultra-conservateurs, je ne m’attendais pas à… ça.

— Je dois dire, a-t-elle dit, je n’approuve pas ce que fait ta pote. Du thé au sang, sérieusement ? Ça devrait être interdit.

Malgré mon manque d’intérêt pour le breuvage, j’ai décidé de défendre un peu Carmen.

— J’imagine que tout le monde ne considère pas le sang comme un breuvage sacré qu’il faut respecter.

Bloody Mary, ou Séléna, a secoué la tête.

— Oh, non, les gens font bien ce qu’ils veulent avec le sang. Je veux dire, moi par exemple…

Elle a plongé la main à l’intérieur de sa veste en jean, et en a sorti une cigarette électronique, sur laquelle elle a tiré une bouffée.

— … je vapote du sang. Enfin, du faux sang. Pas hyper réaliste, en plus. Bref, non-vivre et laisser non-vivre, c’est mon crédo.

Elle m’a fait un petit sourire.

— Mais, bordel, a-t-elle ajouté, le thé, c’est sérieux, on ne fait pas n’importe quoi avec.

Je ne voyais pas quoi répondre. Ce qu’elle me racontait, sa façon de blaguer avec moi, tranchait tellement avec la façon dont on me l’avait présentée que je ne savais plus sur quel pied danser.

— Si tu le dis, ai-je fini par répondre.

J’aurais peut-être dû la vouvoyer, vu que c’était censée être la tueuse à gage d’un chef vampirique, mais elle me tutoyait, après tout. Et elle avait un look de punk, et je ne me voyais pas commencer à vouvoyer des keupons.

— Bref, a-t-elle dit, si je suis venue te causer, c’est pas juste pour discuter boissons, même s’il y aurait des choses à dire sur ce qu’on nous propose ici.

Elle a replongé la main dans son blouson, et a rangé sa vapoteuse pour en sortir à la place une carte de visite, qu’elle m’a tendue.

— Si ça t’intéresse, a-t-elle dit.

J’ai regardé la carte. On y voyait un poing levé sortir du sol d’un cimetière, et un logo qui proclamait « Union des Travailleurs Surnaturels ».

— J’essaie de monter un syndicat, a-t-elle expliqué.

J’arrivais de moins en moins à cerner cette nana. Est-ce qu’elle se foutait complètement de moi pour voir comment je réagissais ? J’ai jeté un coup d’œil à Carmen, histoire de vérifier que mon interlocutrice ne tâchait pas de faire diversion pendant que quelqu’un était en train de poignarder celle que j’étais censée protéger, mais mon amie continuait à discuter avec Charles Leduc.

— Je suis une humaine, ai-je dit.

Je rentrais vaguement dans la catégorie des personnes surnaturelles, même s’il n’y avait pas grand monde pour accorder du crédit à mes talents en sorcellerie, mais elle n’était pas obligée de savoir cela.

— Tu travailles pour une vampire.

J’ai secoué la tête avec un petit sourire.

— Je ne travaille pas pour Carmen. C’est juste une… disons, une amie.

Techniquement, elle me payait pour que je lui serve de protection, mais même si la Bloody Mary que j’avais en face de moi ne ressemblait pas à la tueuse qu’on m’avait décrite, j’estimais qu’il valait mieux qu’elle ne soit pas au courant.

— Oh, a-t-elle fait avec un petit sourire ironique. Au temps pour moi. Garde quand même la carte, on ne sait jamais.

Elle m’a fait un petit signe de tête et s’est écartée, me laissant quelque peu médusée. J’ai fini par hausser les épaules et ai rangé la carte dans mon sac à main, puis j’ai continué à observer Carmen qui discutait avec Charles, tout en sirotant mon jus de poire et en étant vigilante à un éventuel agresseur vampirique.

Chapitre 3
Drôle de nana

Carmen a discuté un moment, d’abord avec Charles Leduc, puis avec d’autres vampires. Elle m’a présentée à certains d’entre eux, mais il était évident que je n’étais pas censée m’immiscer dans leurs conversations.

Ironiquement, les vampires qui avaient l’air de soutenir une vision moderne des suceurs de sang et une (non) vie en harmonie avec les êtres humains ne parlaient pas plus aux êtres humains que les autres, du moins pas à ceux qui ne se destinaient pas à devenir leur future progéniture. J’avais un peu l’impression que chaque humain avait un vampire attitré et qu’il était malvenu pour un autre mort-vivant d’aller empiéter sur les plates-bandes de son voisin.

J’ai donc continué à poireauter en restant à proximité, en commençant à espérer que quelqu’un allait effectivement attaquer Carmen pour qu’il se passe quelque chose. Ce n’est pas arrivé, mais au moins Carmen est allée discuter avec une vampire en tailleur près de la table où il y avait des petits fours, et j’ai pu grignoter un peu. Je n’avais rien mangé de la soirée et même en m’étant levée tard, je commençais à avoir sacrément faim.

Quelques autres mortels sont venus me parler, mais je me suis arrangée pour que la discussion ne s’éternise pas trop afin de rester vaguement vigilante à une éventuelle menace contre Carmen. Et aussi, accessoirement, parce que je ne trouvais pas la discussion très passionnante : ce qui semblait préoccuper mes congénères, c’était surtout la question délicate de qui serait autorisé à tenter la transformation, et quand cela arriverait. La plupart des humains présents étaient avant tout des aspirants à un statut de vampire, et ne partageaient pas forcément les analyses de Thomas Rivière sur la réduction nécessaire du nombre de transformations.

Quant à moi, devenir une mort-vivante ne m’intéressait pas. J’étais, certes, déjà adaptée à un rythme nocturne, mais j’aimais trop la bouffe pour passer une éternité à manger liquide. D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’il n’y avait pas de chips ? Les petits pâtés en croûte, ça allait un moment.

À part Séléna/Bloody Mary, aucun vampire n’est venu m’aborder, mis à part quand j’étais à proximité directe de Carmen. Cela m’arrangeait plus qu’autre chose, vu que les rares interactions de ceux qui m’avaient parlé (ou parlé de moi à Carmen, en tout cas) se limitaient à exprimer leur « appétit » envers moi.

J’ai continué à observer Séléna un moment, mais si elle était une menace pour Carmen, elle cachait bien son jeu. Contrairement aux autres vampires, elle allait surtout discuter avec des humains. Elle avait cependant rapidement arrêté et était allée s’asseoir sur une des quelques chaises disponibles, l’air de profondément s’ennuyer. Je n’étais donc pas la seule dans cette situation. Carmen avait eu raison de me reprendre, un peu plus tôt dans la soirée : les mondanités vampiriques n’avaient au final pas grand-chose d’amusant.

Comme la perspective d’une attaque contre Carmen où j’aurais à intervenir semblait de plus en plus improbable, j’ai perdu un peu en concentration et ai laissé libre cours à mes pensées, qui sont revenues à ma voisine skinhead. Comment est-ce que je pourrais l’aborder subtilement ? À force de réflexions, J’ai fini par élaborer un plan assez compliqué : je pourrais faire des crêpes, mais « réaliser » que je manquais de levure et demander à ma voisine du dessous si je pouvais lui en emprunter. Ensuite, je pourrais lui offrir des crêpes en remerciement. Peut-être même qu’on pourrait les manger ensemble, et plus si affinités. Bref, le plan me semblait parfait, mais souffrait d’un léger défaut : j’étais complètement nulle en cuisine, je n’avais jamais fait de crêpes de ma vie, et je ne n’étais pas sûre d’avoir le matériel pour. Mais peut-être que je pourrais essayer de vivre dangereusement et sortir de ma zone de confort.

***

Au bout d’un moment, quelques personnes se sont rassemblées autour d’une estrade, et un vampire en costard a réclamé l’attention de l’auditoire. Il a remercié toutes les personnes présentes d’être venues, puis a laissé la parole à Thomas Rivière, qui a commencé à faire un discours que je n’ai pas vraiment écouté, me contentant de relever quelques mots-clés : « progrès », « le monde de demain », « harmonie », « travail commun », bla bla bla.

Il a été applaudi, de manière plus enthousiaste par certains que par d’autres.

— Comme le veut la coutume, a repris Thomas Rivière une fois le silence revenu, je vais maintenant laisser la parole aux nouveaux venus dans notre communauté. Tout d’abord, Régis Gauthier, que certains d’entre vous connaissiez peut-être déjà, mais qui est devenu un vampire depuis notre dernière assemblée.

Le type était celui qui avait discuté un moment avec Carmen de marketing et business model. Il est monté sur l’estrade, et nous a servi un discours de cadre dynamique vantant les qualités de l’entrepreneuriat et du vampirisme. Saviez-vous par exemple qu’il y avait un nombre non négligeable de vampires parmi les fondateurs de start-ups de la Silicon Valley ? Moi, non, et je m’en passais bien, mais Régis Gauthier trouvait très important de donner des tas d’exemples de success-story vampiriques.

Le journaliste semblait noter les choses religieusement, et Thomas Rivière, de son côté, semblait très satisfait de la prestation de l’entrepreneur vampirique. Quel meilleur exemple d’intégration ? Quelle image respectable du vampirisme ! Quel discours soporifique, surtout, oui.

Le ton a radicalement changé lorsque Thomas Rivière est à nouveau monté sur scène pour annoncer la personne suivante :

— Nous avons également le plaisir d’accueillir Séléna von Morgenstern, qui n’est pas une nouvelle vampire, mais qui s’est récemment installée dans notre ville.

Le discours de Séléna n’avait rien d’aussi préparé que celui de son prédécesseur, et était également beaucoup plus court.

— Il paraît que c’est une tradition de devoir se présenter à l’Ordre vampirique lorsqu’on déménage. Si vous me demandez ce que j’en pense, j’en vois pas bien l’intérêt, à part une volonté des petits chefaillons de vouloir fliquer leurs ouailles. Bref, peu importe, voilà, maintenant je suis là, et je vais en profiter pour rebondir sur l’intervention précédente.

J’ai froncé les sourcils, doutant qu’elle abonde dans le sens du Gauthier en question.

— Pour moi, ce qu’il a présenté, c’est exactement tout ce que ne représente pas être un ou une vampire. Ou ce que ça ne devrait pas représenter, en tout cas. Vous appelez ça l’image moderne du vampirisme ? Faire une petite mafia, pardon, désolée, ma langue a fourché, un cercle d’entrepreneurs vertueux ? Moi j’appelle ça de la merde.

Évidemment, son intervention n’a pas eu beaucoup de succès, et si le public semblait trop poli pour la huer ouvertement, il y avait tout de même des grommellements de désapprobation. Thomas Rivière, lui, était occupé à parler au journaliste, sans doute pour lui expliquer qu’il n’était pas nécessaire de relater cette intervention.

— Être un ou une vampire, a repris Séléna, c’est être un chat noir, marcher dans la nuit, être la nuit, se tenir sous la pluie, sur les toits. C’est refuser de mourir, sous les coups de couteau ou de l’intégration corporate. C’est la violence, la rage. C’est être le monstre qui fait peur au bon bourgeois. Pas devenir le bon bourgeois.

J’étais un peu surprise de voir que Charles Leduc, le vampire conservateur au look dix-neuvième siècle, n’avait, pas plus que Thomas Rivière ou Carmen, l’air de goûter le discours de Séléna. J’aurais pourtant cru que les vampires conservateurs seraient sur cette longueur d’onde. J’avais encore des progrès à faire en politique vampirique.

— Après, je dis ça, mais en vrai je m’en branle un peu, j’aime pas spécialement faire de grands discours, et de toute façon je convaincrai personne. Alors, tchuss.

Sur cette conclusion, Séléna a quitté l’estrade, et Charles Leduc l’a remplacée pour annoncer que l’assemblée allait avoir lieu. Celle-ci se tenait dans une salle de conférence, mais seuls les vampires pouvaient y assister.

Par conséquent, la salle a commencé à se vider, les vampires se dirigeant vers leur réunion d’un côté, tandis qu’un certain nombre d’humains rentraient chez eux pour ne pas avoir à poireauter.

— Ça ne devrait pas durer trop longtemps, m’a rassurée Carmen.

— S’il y a un problème, ai-je dit, crie. J’arriverai en courant.

Elle m’a fait un petit sourire.

— Je ne pense pas que ce sera nécessaire.

Elle a jeté un regard un coin à Séléna.

— Je pense que la réunion risque d’être agitée, mais ça devrait rester dans le domaine du verbal. Bon, je dois y aller.

Je l’ai regardée rejoindre ses collègues en me demandant ce que j’allais bien faire pendant le temps que durerait leur réunion. Si le vigile ne m’avait pas confisqué mon téléphone, j’aurais pu jouer à des jeux dessus, mais je n’avais même pas cette distraction.

J’ai remarqué que Séléna ne suivait pas les autres vampires dans la salle de conférence. À la place, elle s’était appuyée contre un mur et avait sorti son téléphone, qu’elle avait pu garder, et tapotait dessus. Un peu intriguée, je me suis approchée d’elle.

— Je crois que ça va commencer, lui ai-je signalé.

— Fabuleux, a-t-elle répliqué. J’ai vraiment envie de voir des branleurs se disputer pour savoir qui aura le droit à la transformation et qui devra revenir la prochaine fois.

Elle a jeté un coup d’œil à la dizaine d’humains qui étaient restés.

— Qui sera l’heureux élu ? a-t-elle demandé. Lui ? Elle ?

Elle a ensuite plongé ses yeux dans les miens et m’a fait un petit sourire.

— Toi ? a-t-elle demandé. Tu veux que j’aille plaider en ta faveur ? Je ne suis pas sûre d’être la bonne porte-parole, cela dit.

— Je ne veux pas devenir une vampire, ai-je répliqué.

— Non, hein ? a-t-elle dit sans paraître surprise. Enfin, si tu changes d’avis, tu n’as qu’à me demander. On fait ça dans ma piaule sans demander l’accord à des types en costard.

D’ordinaire, lorsqu’une nana me propose de faire des trucs dans sa piaule, je rebondis sur sa proposition, mais, pour une fois, ce n’est pas ça que j’ai relevé.

— Les règles là-dessus sont pourtant utiles, ai-je répliqué. Les transformations sauvages entraînent souvent des jeunes vampires suicidaires ou psychopathes, à ce que j’ai compris.

Séléna a levé les yeux au ciel.

— Meuf, si tu tiens à répéter la propagande que t’ont vendue des vampires aseptisés, tu peux le faire à quelqu’un d’autre qui y sera plus réceptif.

Elle m’a regardée et a ouvert la bouche, faisant sortir ses canines de vampire au maximum. J’ai cru un moment que c’était menaçant, mais elle a fait un petit sourire.

— De toute façon, j’ai soif et il n’y a que du sang synthétique de merde ici. Je vais aller chasser un truc à boire.

Elle s’est levée et je suis restée interloquée un instant, me demandant ce qu’elle voulait bien dire par là. Une idée m’a cependant traversé la tête. Je pouvais peut-être profiter de l’occasion.

— Hé ! ai-je dit. Je peux t’emprunter ton téléphone, pendant que tu n’es pas là ?

Elle m’a jeté un regard étonné. Peut-être un peu suspicieux, même.

— Le gorille à l’entrée m’a pris le mien, ai-je expliqué, et si je dois me faire chier une heure, j’aimerais autant jouer à Candy Crush ou faire un sudoku.

Séléna a haussé les épaules, puis m’a tendu son téléphone.

***

Une fois la vampire partie faire je ne voulais pas trop savoir quoi, je me suis assise sur une des chaises et j’ai commencé à regarder son téléphone. J’étais un peu étonnée qu’elle ait aussi facilement accepté de me le prêter. Soit elle ne se méfiait pas de moi, soit elle n’avait rien à cacher.

Afin de vérifier quelle hypothèse était la bonne, j’ai regardé sa liste d’appels et ses messages reçus. D’habitude, je respecte la vie privée des gens, mais je me disais que vu que mon boulot de ce soir était d’assurer la sécurité de Carmen, il était peut-être avisé de glaner des informations sur une de ses ennemies potentielles.

Malheureusement, l’historique du téléphone ne m’a pas appris grand-chose : à peine une poignée de contacts enregistrés, avec uniquement des prénoms. Aucun d’entre eux ne me disait quelque chose et ne correspondait à un prénom de vampire que j’avais entendu. J’ai hésité à essayer de les retenir pour demander plus tard à Carmen si elle voyait de qui il pouvait bien s’agir, mais en voyant le nombre réduit de coups de téléphone et de textos échangés, j’ai rapidement conclu que Séléna n’avait rien à cacher. Pas sur cet appareil, en tout cas. Peut-être qu’elle en avait un autre, et que c’est pour ça qu’elle avait accepté de me le prêter aussi facilement.

Dépitée que mon stratagème ne m’ait apporté aucune information pertinente, j’ai décidé d’utiliser le téléphone pour ce que j’avais dit que je ferais, c’est-à-dire passer le temps avec un jeu rapide. J’ai commencé un sudoku, et suis parvenue rapidement à remplir les cases les plus faciles, mais j’ai rapidement abandonné lorsque les choses se sont avérées moins évidentes, pour essayer à la place un autre jeu. C’était, je suppose, l’histoire de ma vie : ne pas trop m’investir dans quoi que ce soit et abandonner à la première difficulté pour tenter autre chose. Comme mes études, comme mes relations amoureuses, ou plutôt mon absence de relations amoureuses au profit de rapports sexuels sans engagement.

J’ai failli sursauter en entendant Séléna s’asseoir à côté de moi. Absorbée, plus par mes pensées moroses sur le bilan de ma vie que par le jeu sur le téléphone, je n’avais pas remarqué qu’elle était revenue. Quelle fine garde du corps je faisais.

— Alors, tu t’amuses bien ? a-t-elle demandé.

— Bof, ai-je répondu en lui rendant son téléphone. Et toi ? La chasse a été bonne ?

Elle a soulevé le pack de bières et le sac plastique qu’elle avait déposés à ses pieds.

— Yep. Tu veux une bière ? a-t-elle demandé.

J’ai hésité. D’un côté, je n’étais pas censée picoler ; de l’autre, je n’avais bu pour l’instant qu’une flûte de champagne. Je pouvais bien m’accorder une bière en plus.

— Pourquoi pas ?

Elle m’a tendu une bouteille, que j’ai décapsulée au briquet pendant qu’elle déballait son sachet plastique, dévoilant une barquette de frites noyées dans du ketchup.

— Si tu as faim, aussi, a-t-elle dit. Ça changera un peu du pâté en croûte.

J’ai froncé les sourcils. Manifestement, elle aussi m’avait observée plus tôt dans la soirée. Je me suis demandé pourquoi. Je n’étais, après tout, qu’une simple mortelle. Et pourquoi est-ce qu’elle me rapportait à bouffer ? Pour obtenir des informations ? Ou peut-être juste qu’elle me draguait ? Afin de lever mes doutes, et comme j’étais une fille assez directe, j’ai décidé de lui poser la question de but en blanc.

— Tu me dragues ?

— Nan, a-t-elle dit en secouant la tête. Je suis juste polie.

Elle a ensuite pioché une frite et l’a avalée. Je suis restée perplexe. Les vampires n’étaient pas censés faire ça. Ils n’étaient pas censés pouvoir manger ça. Et je suppose que ceux qui défendaient l’orthodoxie vampirique n’était pas non plus censés vouloir faire ça.

J’avais jusque-là pensé qu’elle s’était trouvé autre chose pour elle et que la bière et les frites étaient pour moi, mais elle a dissipé mes derniers doutes lorsqu’elle s’est servie de ses canines vampiriques pour décapsuler une bière.

Voyant mon air médusé, elle m’a fait un petit sourire.

— Quoi ? a-t-elle demandé. C’est tellement ahurissant que je ne sois pas en train de te draguer ? Ne le prends pas personnellement, c’est juste…

— Ce n’est pas ça, ai-je soupiré.

Je préférais interrompre ses explications sur pourquoi elle ne me draguait pas. Ça risquait de devenir vexant.

— Je ne savais pas que les vampires pouvaient manger des frites, ai-je continué.

— Si, a-t-elle dit. Quand il y a du ketchup. Comme ça, c’est rouge, mon organisme croit que c’est du sang.

J’ai haussé les épaules et ai mangé une frite. Manifestement, elle ne voulait pas me donner d’explications. Ça ne m’étonnait pas plus que ça : les vampires n’aimaient pas qu’on en sache trop sur eux.

— D’accord, a-t-elle repris en voyant mon expression, c’est juste que ça dépend des lignées des vampires. Tu sais qu’on hérite en partie des pouvoirs de nos créateurs ? Certains ont de la merde comme de la télékinésie ou pouvoir voler. Moi, je peux manger des frites et boire des bières. Ah, et aussi, je ne crains pas le soleil.

J’ai manqué de m’étrangler sur ma frite. Elle balançait le dernier point comme si c’était complètement accessoire par rapport au reste, alors que ça me semblait beaucoup plus important.

— Le soleil ne te brûle pas ? ai-je demandé.

Elle a soupiré bruyamment, puis m’a jeté un regard noir.

— J’ai une tête de quelqu’un que le soleil ne crame pas ? a-t-elle demandé.

Avec son visage en face du mien, je ne pouvais pas ne pas voir la marque de brûlure qu’elle avait sur la moitié du visage.

— Mais, a-t-elle repris sur un ton enjoué, je ne le crains pas.

J’ai avalé une gorgée de bière plutôt que de répondre quoi que ce soit. Séléna était vraiment une drôle de nana, et j’avais du mal à savoir sur quel pied danser avec elle. Cela dit, elle avait le mérite de me permettre de tromper mon ennui.

— Au fait, a-t-elle dit entre deux gorgées de bière, ça fait un moment que je voulais te demander, mais tu es quoi, exactement ?

Voilà, encore un exemple de tournant inattendu à la conversation.

— Comment ça ? ai-je demandé.

— Tu prétends que tu ne bosses pas pour Carmen, mais vu ta façon de regarder les différentes issues, les gens, tu es clairement une sorte de garde du corps. Ce qui est étonnant, parce que pour ce boulot, mes congénères préfèrent d’habitude recruter d’autres surnats, ou des anciens militaires. Et, sans vouloir te vexer, tu n’as pas l’air d’être une ancienne militaire. Alors, tu es quoi, exactement ?

J’ai hésité sur ce que j’étais censée répondre. J’aurais pu tenter de nier, mais elle ne m’aurait sans doute pas cru. J’ai donc opté pour la franchise.

— Je suis une amie de Carmen, ai-je dit. J’ai quelques talents limités en sorcellerie, et je me suis déjà battue avec un vampire ou deux.

— C’est tout ? a-t-elle demandé.

Elle semblait déçue.

— Combien de militaires ont une expérience de combat avec des créatures surnaturelles ? ai-je répliqué.

— Plus que tu ne le croirais. Enfin, surtout avec des loups-garous. Il n’y a pas des masses de vampires dans l’armée régulière. En France, en tout cas, officiellement pour des questions logistiques. Sauf un peu dans la Légion. Ailleurs, ils ont compris l’avantage tactique que pouvait procurer le fait d’être non-mort, et ont des unités adaptées. Cela dit, même là, les vamps ont tendance à être gradés, alors ça décourage les bagarres viriles entre camarades soldats.

D’accord, maintenant elle me faisait un cours sur la place des vampires dans l’armée. Cette fille ne manquait pas de surprise.

— Tu as l’air de bien connaître le sujet.

— J’ai été mercenaire.

Pour une fois, ce qu’elle disait ne me surprenait pas et collait à la présentation qu’on m’avait faite d’elle. Il y avait donc au moins des bouts qui étaient vrais.

— Enfin, a-t-elle repris, pas mercenaire. Contractor. Ça n’a rien à voir.

— Et maintenant, ai-je raillé, tu veux monter un syndicat.

Elle a haussé les épaules, puis a repris une gorgée de bière avant de répondre à ma petite pique.

— Tu as raison, a-t-elle fini par dire. Je suis mal placée pour ça. Quelle légitimité j’ai, hein ?

Est-ce que j’entendais de l’amertume dans sa voix ?

— Cela dit, a-t-elle repris, ça en dit long sur l’état du « milieu » vampirique. Je veux dire, prends la boîte de nuit de Rivière, le salon de thé de ta Carmen, tous les établissements du genre, est-ce que tu vois beaucoup d’affiches de la CGT ? Non, hein ?

Elle a tendu une main vers la salle où se tenait la réunion de l’Ordre vampirique.

— Devant les médias, ça parle démocratie, vampirisme moderne, vie en harmonie et tout ça, mais la vérité, c’est que dans ce milieu de merde t’as intérêt à avoir été mercenaire si tu veux te syndiquer.

Vu qu’elle semblait décidée à me livrer tout ce qu’elle avait sur le cœur, je me suis dit que je pouvais en profiter pour lui soutirer les informations qui m’intéressaient.

— Donc, ai-je demandé, je dois en déduire que tu ne bosses plus pour ce Montéguy ?

J’étais fière d’avoir retenu ce nom de la conversation avec Thomas Rivière. Séléna n’avait pas l’air heureuse de l’entendre, car elle a fini sa bière cul sec avant de me répondre.

— J’emmerde Montéguy, a-t-elle finalement dit sur un ton emphatique. J’emmerde Rivière, j’emmerde Leduc. J’emmerde ta Carmen, aussi. Je les emmerde tous. Je ne bosse pour personne.

— Si tu ne bosses pas, ce n’est pas compliqué, pour monter un syndicat ?

J’étais d’humeur taquine. Mais avec Séléna, j’avais l’impression que je ne me sentais pas obligée de me comporter respectueusement comme avec les autres vampires.

— Je t’emmerde aussi, a-t-elle ajouté en piochant une nouvelle frite.

— Il y a vraiment des vampires qui peuvent voler ? ai-je demandé.

Je passais un peu du coq à l’âne, mais j’avais l’impression que c’était comme ça qu’on était censé avoir une conversation avec elle. Et puis, elle avait finalement l’air moins réticente que les autres vampires à donner des informations sur ce dont ils étaient capables de faire, alors autant en profiter.

— Léviter, a-t-elle corrigé.

Elle s’est ouvert une nouvelle bouteille de bière en secouant la tête d’un air dédaigneux.

— Tu as déjà vu des images de jet pack ? Ça a l’air cool, sauf que si ça ne s’est jamais développé et que personne n’en utilise réellement, c’est parce que ce n’est pas pratique et, qu’en vrai, c’est quand même un peu de la merde. Les vampires qui peuvent voler, c’est pareil. En moins cool, en plus.

Elle a avalé une gorgée de bière.

— Honnêtement, la plupart des « pouvoirs » que les vampires peuvent avoir sont un peu moisis. Mes congénères font style que s’ils ne les montrent pas trop, c’est parce qu’ils aiment se la jouer mystérieux et garder le secret sur leurs capacités, mais je pense que c’est surtout parce que ça se verrait que c’est pourrave.

J’ai acquiescé machinalement, tandis qu’elle reprenait une gorgée de bière. J’ai senti qu’elle préparait une suite à sa tirade, mais les portes de la salle de conférence se sont ouvertes et quelques vampires ont commencé à en sortir au compte-gouttes.

— C’est déjà fini ? me suis-je étonnée.

— On dirait, a dit Séléna en se levant.

Elle a fini la bière qu’elle avait dans la main, puis m’a regardée avec un air sérieux.

— Laisse-moi te filer un conseil professionnel, meuf. Reconsidère tes options de carrière. Le chômage ou caissière, franchement, c’est pas si mal, à côté.

Elle a attrapé le pack de bières entamé, a hésité une seconde, puis m’en a tendu une des trois qui restaient.

— Et si tu tiens vraiment à faire porte-flingues pour des vampires, prends un fusil à gros calibre et vise la tête à bout portant. C’est le plus sûr.

Sur ces conseils avisés, elle s’est écartée de moi, pour se diriger vers ses collègues vampiriques qui sortaient de la salle de conférences. Un peu perplexe, j’ai rangé la bouteille de bière dans mon sac à main et je me suis levée à mon tour, pour retrouver Carmen.

Chapitre 4
Dans la tête

Alors que je m’approchais des vampires qui sortaient de leur réunion, j’ai cru remarquer qu’il y avait comme un certain ordre. Les premiers vampires à avoir quitté la salle me semblaient plutôt faire partie de ceux que j’avais repérés comme conservateurs. Il y avait notamment Charles Leduc et son costume old-school, vers lequel Séléna s’est dirigée dès qu’il est apparu.

Carmen, Thomas Rivière ou le jeune vampire entrepreneur qui avait pris la parole sur l’estrade étaient, eux, toujours dans la salle. J’ai donc attendu devant la porte pendant quelques minutes, n’osant pas entrer dans la pièce de peur qu’on me signifie qu’en tant que simple humaine je n’y étais pas la bienvenue.

Lorsqu’elle est finalement apparue, Carmen faisait grise mine. Pour autant que cette expression puisse s’adresser aux vampires, qui ont tout le temps la peau d’un blanc pâle. Sauf Séléna, évidemment, mais elle était un peu la seule à cet évènement : le visage moderne du vampirisme semblait quelque peu monochromatique.

Mais je digresse. Toujours est-il que Carmen tirait un peu la tronche, et était au milieu d’une discussion agitée avec Thomas Rivière et quelques autres vampires de son groupe. Je me suis approchée un peu d’eux lorsqu’ils sont sortis de la salle, mais je n’ai pas osé m’immiscer tout de suite dans la conversation. Heureusement, Carmen a capté mon regard interrogatif et s’est approchée de moi.

— Ça ne s’est pas passé comme prévu, m’a-t-elle expliqué à voix basse. Les conservateurs ont quitté la salle, et on n’a pas pu prendre de décision.

C’était donc pour ça que la réunion avait été relativement courte. Je me disais bien que ce n’était pas normal.

— À quel point c’est mauvais ? ai-je demandé.

— Dans le meilleur des cas, un peu de diplomatie permettra de régler les choses à la prochaine réunion. Dans le pire… des tensions, voire une nouvelle guerre entre vampires.

— Chiotte, ai-je dit.

J’avais toujours le mot pour une remarque pertinente. Carmen s’est passé une main dans ses courts cheveux noirs.

— Je pense que ça n’ira pas jusque-là. Personne n’a intérêt à ça.

Je me suis demandé si elle y croyait vraiment ou si elle essayait de se rassurer.

— Ça n’ira pas jusque-là, a assuré Thomas Rivière.

Le beau gosse en smoking avait dû entendre ce que me disait Carmen, même si c’était à voix basse. Les vampires ont la réputation d’avoir une bonne ouïe.

— Les conservateurs ont perdu, ils n’ont plus la majorité. Ils refusent de l’admettre et ont recours à des arguties techniques pour nous mettre des bâtons dans les roues, mais ça ne durera pas éternellement. Au final, c’est peut-être rassurant. J’aurais peut-être été plus inquiet s’ils n’avaient opposé aucune résistance.

— Je ne serais pas aussi optimiste, a répliqué Carmen. Je pourrais croire qu’ils ont décidé de livrer bataille sur le terrain du débat et des arguties réglementaires s’il n’y avait pas la présence de Bloody Mary. Elle n’a pas été envoyée là pour ça.

J’ai jeté un coup d’œil à Séléna. Elle était pratiquement à l’autre bout de la pièce, en train de discuter avec Charles Leduc. Le leader du camp conservateur n’avait pourtant pas l’air très heureux de ce qu’elle pouvait bien lui raconter.

— À propos de ça, ai-je dit, je pourrais te parler en privé, deux secondes ?

Carmen a froncé les sourcils, mais elle a hoché la tête et s’est écartée avec moi du petit groupe de vampires « modernistes ».

— Elle dit qu’elle ne travaille plus pour Montéguy, ai-je annoncé. Je pense qu’elle est sincère. Je ne crois pas qu’elle soit dans le camp des conservateurs.

La vampire a posé une main sur mon épaule, l’air inquiète.

— Tu as discuté avec elle ? a-t-elle demandé.

— Ouais, ai-je dit sans mentionner qu’on avait aussi bu des bières. Je crois qu’elle m’aime bien. Je me demande si elle n’espérait pas me pécho.

Carmen a levé les yeux au ciel.

— Nom de Dieu, Jessie, cette fille est dangereuse ! C’est un assassin, une tueuse à gages !

— Je ne dis pas qu’elle n’est pas dangereuse. Je dis qu’elle n’est pas dans le camp que vous croyez. Tu n’as qu’à jeter un coup d’œil, est-ce qu’ils ont l’air de s’entendre ?

Carmen a jeté un regard vers Séléna et Leduc, dont la discussion semblait maintenant assez houleuse. Finalement, la punk a fini par faire un doigt d’honneur au vampire au costard victorien, et elle est partie sans se retourner.

— Intéressant, a admis Carmen. On dirait que tu as raison. Autre chose, à son sujet ?

— Ouais. J’ai réussi à emprunter son téléphone. Elle ne semblait pas avoir de contacts avec d’autres vampires, pas dont j’ai entendu le prénom ce soir, en tout cas. Ça ne veut peut-être rien dire, je pense qu’elle a un autre téléphone. L’historique était assez léger.

J’espérais un peu qu’elle récompense mon professionnalisme, mais Carmen a grimacé.

— Jessie, tu n’étais pas censée prendre tant de risques.

Je me suis résignée à donner plus de détails sur l’épisode du téléphone, qui, tel que je l’avais raconté, pouvait me faire un peu plus passer pour une espionne que ce qui s’était réellement passé.

— Je n’ai pas pris de risques, elle a accepté de me prêter son portable. C’est pour ça que je pense que ce n’est pas son principal. Ah, et aussi : elle mange des frites et boit de la bière. Les vampires conservateurs ne sont pas censés être des puristes du sang ?

— Pas nécessairement, a répliqué Carmen avec une expression lugubre. Oui, certains estiment qu’un vrai vampire ne doit boire que du sang, humain, pas synthétique, pas stocké, pris uniquement par une morsure directe. Et il y en a d’autres pour qui le sang n’est pas le plus important, pour lesquels il n’a qu’un rôle symbolique. D’autres pour qui ce qui définit un vrai vampire, ce n’est pas de boire du sang, mais de donner la mort.

J’ai hoché la tête. Au moins, l’explication de Carmen était assez cohérente avec le discours qu’avait prononcé Séléna, qui définissait le vampire par la violence, la rage et le fait d’être un monstre.

— Je veux dire, elle a essayé de tuer sa propre génitrice, a ajouté la vampire. Vraiment, Jessie, elle est dangereuse. Ne t’approche plus d’elle.

J’ai hésité à blaguer en suggérant que Carmen disait ça uniquement parce qu’elle ne voulait pas que je me syndique à l’Union des Travailleurs Surnaturels, mais vu l’air grave qu’elle avait, je me suis dit qu’il valait peut-être mieux me taire.

***

— Il faut voir le bon côté des choses, a dit Carmen alors qu’on attendait l’ascenseur. On ne va pas rentrer trop tard.

En plus d’elle et moi, il y avait Thomas Rivière et Franck, le vigile chauve qui m’avait pris mon téléphone plus tôt dans la soirée. Rivière voulait accompagner Carmen jusqu’à sa voiture, et Franck accompagnait Rivière. Le hall s’était peu à peu vidé après la réunion, et il ne restait plus grand monde. Régis Gauthier, l’entrepreneur mort-vivant, était en train d’expliquer au personnel de l’hôtel que les lieux allaient être libérés plus tôt que prévu, et nous, on attendait l’ascenseur pour redescendre dans le parking.

Il y a eu un petit ding, et les portes se sont ouvertes. On est entrés tous les quatre. Je me suis appuyée contre un des murs, tandis que Franck se plaçait face à la porte, avec une main qui repoussait légèrement le bas de sa veste de costume au cas où il aurait besoin d’accéder au pistolet qu’il avait en dessous.

— Je ne pense pas que tant de précautions soient nécessaires, s’est amusé Rivière.

— Mon boulot est de prendre des précautions, a répliqué Franck. Particulièrement avec cette fille dans les alentours.

— J’apprécie ça.

Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes sur le parking souterrain. Il n’y avait personne, et il ne restait plus beaucoup de voitures. La BMV de Carmen était à une vingtaine de mètres, et on s’est dirigé vers elle.

— Je ne pense pas que la situation soit si catastrophique, a lancé Rivière, revenant à la conversation récurrente depuis la fin précipitée de leur réunion. Leduc n’est pas idiot, il espère juste que la petite manœuvre de ce soir lui permettra de gagner sur un point ou deux.

Ils avançaient lentement, côte à côte, lui dans son smoking et elle dans sa robe rouge, tandis qu’un peu derrière eux Franck jetait des coups d’œil suspicieux à chaque voiture qu’on croisait pour vérifier qu’elle était bien vide. Je faisais de même, en essayant que ça se voit moins : Carmen avait gardé mon rôle secret, y compris pour Rivière et son porte-flingue.

— Peut-être que tu devrais envisager de lâcher du lest sur le sujet des transformations, a répliqué Carmen.

— Tu connais mon opinion là-dessus, a soupiré Rivière. On ne peut pas se permettre d’accueillir dans nos rangs des gens dont on ne sait pas ce qu’ils vont donner. Sans compter que chaque transformation qui échoue, c’est un risque de famille qui passe dans les médias pour dire que les vampires ont tué leur proche. Je comprends que…

Il a été coupé par une détonation. À côté de moi, Franck s’est écroulé. Je me suis retournée vivement, cherchant d’où ça venait. Il y a eu un nouveau coup de feu, et Rivière a poussé un cri de douleur.

Merde. On n’avait sans doute pas assez vérifié que les voitures étaient vides. Le tireur était planqué derrière une berline noire, et se servait du toit pour caler son tir.

Portée par la montée d’adrénaline, j’ai couru vers lui. Ce n’était pas très malin, me suis-je dit a posteriori : j’aurais sans doute mieux fait de mettre Carmen à l’abri et de récupérer l’arme de Franck, mais je n’ai pas vraiment réfléchi sur le moment.

Le type a tiré de nouveaux coups de feu, en visant probablement la cinglée qui lui fonçait dessus. Heureusement, j’étais en mouvement et il n’était pas très bon tireur, et j’ai pu arriver intacte devant la voiture derrière laquelle il se planquait. Les oreilles sifflantes à cause des détonations, j’ai réalisé que, vu la distance, il n’avait aucune chance de me rater au prochain tir.

J’ai bondi. Je ne sais pas quelle mouche m’a piquée : j’ai beau être assez athlétique, ce n’est pas le genre de choses que je fais d’habitude. Pas aussi haut, en tout cas. Je me suis envolée et, à ma surprise, j’ai réussi à atterrir sur le toit de la voiture. Pas de manière super badass, en retombant sur mes pattes, le genou légèrement fléchi, plutôt en arrivant à l’horizontale sur le toit de la bagnole et en me niquant une cheville au passage. Portée par ma vitesse, j’ai roulé sur moi-même contre la carrosserie et j’ai percuté le tireur avant de m’écrouler par terre. Ce n’était pas très esthétique, mais mon plan pas très réfléchi a tout de même plus ou moins marché, puisque j’ai entendu le pistolet de mon adversaire glisser au sol.

Je me suis retrouvée de l’autre côté de la bagnole, un peu sonnée, allongée sur le dos au-dessus d’un vampire plus grand que moi. J’ai senti ses doigts froids qui serraient ma gorge et cherchaient à m’étrangler.

J’ai posé un pouce stratégiquement sur le dos de sa main et j’ai appuyé de toutes mes forces pour lui faire lâcher prise, tout en me servant de mon autre main pour repousser son bras. Les vampires ont le pouvoir d’ignorer la douleur, mais ils gardent un squelette humain qui réagit à peu près de la même manière que le nôtre. J’ai donc réussi à dégager un peu mon cou, et j’ai dégainé ma botte secrète : je lui ai mordu le bras.

Je ne suis pas une mort-vivante, je n’ai donc pas de canines hypertrophiées et super aiguisées. Je n’ai même pas de bonnes dents : j’ai un nombre conséquent de plombages pour quelqu’un de mon âge. Enfin, il ne faut pas dire plombage, mais amalgame dentaire, parce que ça ne contient plus de plomb, de nos jours, mais un mélange de mercure et d’argent. Les miens ont une grande proportion d’argent. D’un point de vue bucco-dentaire, ce n’est pas l’idéal, et j’ai dû batailler pour réussir à convaincre ma dentiste de satisfaire ma lubie, mais je trouve que ça vaut le coup.

Les vampires ont le pouvoir d’ignorer la douleur, mais pas s’ils sont en contact avec de l’argent. Et, franchement, comme ils ont le pouvoir d’ignorer la douleur pendant la grande majorité de leur existence, lorsqu’ils ne peuvent pas le faire, ils font de sacrées chochottes.

Pendant que j’avais mes dents et mes plombages (qui n’en étaient pas) plantés dans sa chair, je lui ai balancé un violent coup de coude dans l’estomac, espérant que ça déconcentrerait mon adversaire un moment, le temps que je puisse me retourner sur lui et avoir une prise un peu meilleure.

C’était ce qui s’était passé dans toutes mes bastons contre des vampires : ils faisaient les malins jusqu’à ce qu’ils aient de l’argent dans la peau et qu’ils se mettent à gémir.

Cependant, là, ça ne se passait pas tout à fait comme d’habitude. Le type ne gémissait pas, il ne criait pas, et lorsque j’ai essayé de me retourner, il m’a envoyé un violent coup de poing au visage. J’ai réussi à ne pas décoller mes dents de son bras, mais il m’a attrapée par les cheveux et a tiré violemment en arrière. Je lui ai arraché des bouts de chair au passage, mais ça n’a pas eu l’air de le gêner.

C’était bien ma veine. J’étais tombée sur un vampire qui ne craignait pas l’argent. Je ne savais même pas que c’était possible. C’était vraiment la soirée où je découvrais des trucs sur le fonctionnement des morts-vivants.

Il a projeté ma tête violemment contre la carrosserie de la voiture, une fois, deux fois, trois fois. Il a fini par me lâcher et je suis restée sonnée un moment, pendant qu’il se relevait. Un peu groggy, je l’ai regardé faire le tour de la voiture et se diriger vers Carmen et Rivière. Franck, quant à lui, gisait toujours par terre et avait l’air d’être mort, en tout cas encore plus mort que d’habitude.

Le vampire dont j’avais charcuté le bras a plongé une main dans la poche de son jean, et en a sorti un couteau à cran d’arrêt, qui s’est déployé avec un petit claquement sinistre.

Je n’ai même pas pensé à apprécier la douleur qui me vrillait le crâne. J’ai péniblement essayé de me relever. Il n’y aurait eu que Rivière, je serais peut-être restée assise à compter les chandelles, mais je ne pouvais pas laisser ce type buter Carmen.

Ma tête tournait, et je suis retombée à genoux.

— Qu’est-ce que vous voulez ? hurlait Rivière, paniqué. Nom de Dieu, qu’est-ce que vous voulez ?

— S’il vous plaît, a ajouté Carmen, on peut discuter.

Le type n’a pas répondu. Nom de Dieu, Carmen, n’essaye pas de discuter et prends le flingue de Franck. Mais Carmen n’avait jamais dû se battre de sa vie, encore moins se retrouver dans une situation pareille. C’était bien pour ça qu’elle m’avait embauchée ce soir. Moi qui étais toujours à genoux à cause de mon coup à la tête. J’étais vraiment une garde du corps pathétique.

J’ai à nouveau essayé de me relever, mais je n’arrivais pas à retrouver l’équilibre et j’ai fini à quatre pattes. Prise de désespoir, j’ai alors réalisé que le flingue qui avait glissé par terre était à quelques mètres de moi. Le vampire n’avait pas l’air de l’avoir remarqué, et il semblait se contenter du couteau.

J’ai arboré un grand sourire. La situation n’était peut-être pas si catastrophique. J’ai poussé sur mes jambes et je me suis jetée sur l’arme. Je n’ai couru que sur quelques mètres, et peut-être pas très droit, et je comptais plus faire une glissade sur la fin que me casser la gueule, mais ce qui comptait était que j’avais maintenant une arme à portée de main.

Je l’ai attrapée, j’ai aligné la mire, et j’ai fait feu. J’étais bien décidée à vider le chargeur sur ce connard. Malheureusement, le connard en question l’avait déjà bien vidé, le chargeur, et je n’ai pu tirer que deux fois avant que la culasse ne reste bloquée en position arrière, signe qu’il n’y avait plus de balles.

Et le vampire était toujours debout. Oh, merde.

Les deux balles l’avaient touché au ventre, mais ça n’avait pas l’air de le gêner plus que ça. Il s’est retourné lentement, l’air plus agacé que blessé.

— Toi, a-t-il fait, tu commences à m’énerver.

Il s’est mis à s’approcher lentement de moi. J’ai jeté un regard implorant à Carmen, qui serrait Rivière dans ses bras. J’ai essayé de lui montrer le corps de Franck avec mes yeux, pour qu’elle comprenne qu’il fallait qu’elle récupère son flingue. Mais la vampire semblait complètement paniquée et paralysée. Il allait falloir que je me débrouille toute seule.

J’ai pris appui contre un gros poteau de parking et, grâce à son aide, j’ai réussi à me relever. Mon adversaire n’était maintenant plus qu’à quelques pas de moi, et m’a fait un sourire mauvais alors qu’il approchait doucement.

— Tu n’abandonnes pas facilement, hein ?

J’ai réalisé que j’avais toujours mon sac en bandoulière et, comme pour lui répondre, j’ai saisi la bouteille de bière que m’avait laissée Séléna. Je l’ai fracassée contre le poteau, m’éclaboussant au passage, et j’ai brandi le tesson d’un air menaçant.

— Casse-toi, ai-je dit d’une voix rauque. Ou alors, ça ne va pas être beau à voir.

Il s’est figé et j’ai vu de la crainte dans ses yeux, ce qui m’a arraché un sourire sadique.

Je ne sais pas trop ce que j’avais en tête, à ce moment-là, s’il s’agissait d’une ultime bravade avant de connaître une mort glorieuse, ou si je comptais vraiment buter un vampire à coups de bouts de verre. Et après tout, peut-être que j’aurais eu une chance. Peut-être que j’aurais gagné. Même mon adversaire avait l’air d’y croire.

Je ne le saurais jamais, car il y a eu une nouvelle détonation, plus forte que les précédentes, et le vampire s’est écroulé par terre, avec une bonne partie de la tête en moins. J’ai vaguement senti que je me faisais éclabousser par le sang, mais je ne devais réaliser que plus tard que j’avais reçu des bouts de cervelle dans les cheveux. Sexy.

— Bordel, meuf, je te l’ai dit. Tirer dans la tête à gros calibre. Y’a que ça de vrai.

Je me suis tournée et j’ai vu Séléna, qui avait une bière dans une main et un fusil à canon scié dans l’autre. Elle me regardait avec un grand sourire.

— Après, j’imagine que le tesson de bouteille, ça marche aussi, mais c’est un peu barbare, pas le visage moderne du vampirisme qu’on voudrait montrer, pas vrai ?

À ce moment, les portes de l’ascenseur se sont ouvertes, et le deuxième vigile armé que j’avais croisé en arrivant, celui qui avait les cheveux blonds et des lunettes, a braqué son pistolet sur Séléna.

— Pose ton arme ! a-t-il hurlé.

L’air blasée, Séléna a laissé tomber son fusil et a levé ses mains, dont l’une d’entre elles tenait toujours une bouteille de bière entamée. Elle s’est ensuite tournée vers le nouveau venu en titubant un peu, et a terminé sa bouteille.

— La cavalerie arrive un peu tard, a-t-elle raillé.

J’ai regardé le tesson de bouteille que je serrais toujours dans une main.

— Tu peux parler, ai-je répliqué. Si t’étais arrivée un peu avant, je n’aurais pas eu à gâcher une bouteille de bière.

Le vampire blond a regardé Rivière, Carmen qui lui faisait signe que tout allait bien, Franck qui gisait par terre, une balle dans la tête, puis moi avec mon tesson à la main et du sang plein le visage.

— Nom de Dieu, s’est-il exclamé, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Chapitre 5
Hématomes

J’étais assise par terre contre un des piliers du parking. Pas celui à côté duquel j’avais failli me faire tuer, un autre, pas loin de la vieille Dodge Charger de Séléna. Cette dernière n’avait pas qu’un fusil à double canon dans son coffre, mais aussi une trousse à pharmacie conséquente au milieu de tout un tas de bric-à-brac.

— Arrête de bouger, nom de Dieu.

Elle était occupée à me désinfecter ma plaie à la tête, pendant que les autres vampires étaient regroupés autour de Thomas Rivière et de Franck. J’avais cru comprendre que ce dernier n’était en fait pas définitivement mort, ce que j’avais du mal à croire vu son état, mais avec les vampires tout était possible.

— Ça va, ai-je protesté, c’est juste une égratignure.

— C’est ouvert, a-t-elle répondu avec une élocution douteuse. Il faut désinfecter et mettre un pansement. Peut-être des points de suture, mais ça dépasse mes compétences. Tu devrais aussi passer un machin pour vérifier qu’il n’y a pas de commotion ou d’hémorragie interne.

Je lui ai jeté un regard mauvais. Elle a répliqué en levant un index d’un air professoral, ce qui aurait été plus efficace si elle n’avait pas arboré le sourire jovial des gens qui ont un coup dans le nez.

— Jessie, j’ai vu trop de mortels ignorer une blessure et crever ou être dans de sale draps à cause d’une infection à la con. C’est pas malin. Laisse-moi m’occuper de ça.

Elle a terminé de me désinfecter, puis a attrapé un rouleau de sparadrap.

— Repose-ça tout de suite, ai-je protesté. Pas moyen que je ressemble à une putain de momie.

— Tu ne vas pas ressembler à une momie. À Rambo, plutôt.

Elle a hésité un moment, puis a admis :

— Ou peut-être une version momifiée de Rambo.

— Va chier, ai-je dit en me levant.

Séléna a poussé un soupir et a jeté les bandes dans le coffre de sa voiture, tandis que David s’approchait de nous avec un petit air contrit.

Le blond à lunettes rondes a regardé Séléna en baissant la tête.

— Je voulais m’excuser pour ma réaction en arrivant ici. Pendant un moment, j’ai cru que…

— C’est cool, l’a interrompu Séléna. Tu ne m’as pas tiré dessus, c’est ce qui compte.

David a acquiescé d’un petit hochement de tête, puis s’est tourné vers moi.

— En tout cas, merci d’être intervenues. Toutes les deux. Sans vous, ça aurait été…

Il avait l’air de chercher le bon mot.

— La merde ? ai-je suggéré.

— Je suppose qu’on peut dire ça.

Il m’a tendu la main. Je suis restée un peu surprise quelques secondes, puis j’ai fini par la lui serrer.

— Je peux vous poser une question ? ai-je demandé.

— Bien sûr.

— Vos lunettes, c’est purement esthétique ? Je veux dire, les vampires n’ont pas besoin de lunettes, si ?

Il a fait un petit sourire.

— J’étais très myope avant la transformation, a-t-il expliqué. Vraiment très myope. Maintenant, je vois mieux, mais pas parfaitement. Peut-être que dans quelques années, je n’en aurai plus besoin.

Donc, les vampires pouvaient avoir besoin de lunettes. Eh bien, cette soirée m’aurait au moins permis d’apprendre plus de choses sur eux. Carmen ne m’avait briefée que sur les enjeux politiques, pas sur les petits détails un peu plus terre à terre. Bon, les lunettes, ce n’était pas très important, mais j’aurais bien aimé être prévenue que certains ne semblaient pas craindre l’argent. J’allais devoir me trouver une nouvelle botte secrète.

— La police ne va pas tarder à arriver, a-t-il dit en se tournant à nouveau vers Séléna. Si vous voulez vous éclipser, c’est le bon moment.

La vampire a éclaté de rire.

— Trop pas. Chui pas en état de conduire, mec.

David a regardé Séléna, puis s’est tourné vers moi, l’air décontenancé. Lui non plus n’avait pas l’air d’avoir l’habitude de voir des vampires qui se bourraient la gueule à la bière.

— J’étais en situation de légitime défense, a repris la vampire. J’espère que vous direz ça aux policiers.

— Bien sûr, a dit David.

Il s’est ensuite écarté de nous pour retourner aux côtés de Franck, qui était toujours allongé par terre et visiblement inconscient. Je trouvais quand même vraiment qu’il avait l’air mort.

— Trouduc, a soufflé Séléna une fois le porte-flingue suffisamment loin.

— Tu ne l’aimes pas, ai-je constaté.

— David, il travaille pour Leduc. Je crois que c’est son rejeton, un truc dans le genre. Leduc, c’est le pote de Montéguy. Il était pas très content que je fasse plus son sale boulot. Honnêtement, je suis assez surprise qu’il ait pas profité de la situation pour me coller une balle dans la tête. Peut-être parce qu’il est myope.

J’ai jeté un regard aux autres vampires, en essayant de me rappeler dans quel camp était chacun. Franck avait l’air de bien s’entendre avec Thomas Rivière, qui était moderniste. David, lui, était donc chez les conservateurs.

Pour l’instant, ils s’étaient tous plus ou moins regroupés, tandis que Séléna et moi faisions bande à part.

— Je ne devrais pas te parler, ai-je fini par dire. Je crois que tu mets tout le monde d’accord contre toi.

— Ouais, a-t-elle admis. D’un autre côté, il me reste une dernière bière.

***

— Je ne savais pas qu’il y avait des vampires immunisés à l’argent, ai-je dit.

Séléna était en train de boire une gorgée de bière. On était assises par terre toutes les deux, en attendant l’arrivée des policiers et des ambulances.

Elle m’a tendu la bouteille en secouant la tête.

— C’est pas une question d’être immunisé, a-t-elle expliqué tandis que je buvais à mon tour. C’est juste que certains vampires sont moins douillets que d’autres.

— Je lui ai mis deux balles en argent dans le bide, ai-je protesté. Même en supportant bien la douleur, ça devrait être un minimum handicapant.

J’ai tendu la bouteille à Séléna, mais elle a secoué la tête. À la place, elle avait sorti sa cigarette électronique et inhalait une bouffée d’e-liquide saveur sanguine.

— Y’a pas mal de drogues qui rendent assez insensibles à ce genre de chose, a-t-elle fini par dire.

— Les drogues ont de l’effet sur les vampires ? ai-je demandé.

En guise de réponse, elle m’a montré sa cigarette électronique, puis a tendu la main vers la bouteille de bière. Son sourire pinté achevait de me convaincre.

— D’accord, ai-je admis. C’était une question stupide.

J’ai bu une nouvelle gorgée de bière en regardant Carmen arrêter de discuter avec Thomas Rivière pour s’approcher de nous. Il était temps. Juste après la fusillade, elle m’avait demandé si j’allais bien, mais je trouvais tout de même un peu gonflé qu’elle laisse Séléna s’occuper de mes bobos. Mais bon, ce n’était pas le moment de faire une crise de jalousie, surtout qu’elle a su se faire pardonner en me tendant une cigarette lorsqu’elle est arrivée à mon niveau. Une vraie, pas une électronique.

— Ça va ? a-t-elle demandé en me l’allumant.

— Oui, ai-je dit. Juste une égratignure.

À côté de moi, Séléna a levé les yeux au ciel.

— Je voulais te remercier, a dit Carmen en la regardant. Je sais qu’il y a des tensions entre nous, mais tu nous as sauvé la vie

— Non, a répliqué Séléna en haussant les épaules. Je l’ai sauvée, elle. C’est tout.

Elle me désignait de la main.

— J’avais la situation sous contrôle, ai-je protesté.

— Je l’ai même pas sauvée elle, s’est repris Séléna. J’ai juste évité un gros titre dans les journaux de demain sur la décapitation d’un vampire à coups de tesson de bouteille.

Carmen a fait un petit sourire. Je voyais bien qu’il lui en coûtait de se montrer cordiale face à Séléna.

— En tout cas, merci quand même, a-t-elle dit.

Séléna a haussé les épaules. Elle ne faisait pas beaucoup d’efforts pour qu’on l’apprécie. Enfin, sauf pour moi. Peut-être qu’elle voulait vraiment me pécho.

— Vous avez une idée de qui était le type qui a essayé de nous buter ? ai-je demandé.

Ce n’était pas vraiment que ça m’intéressait, mais je me disais que ça permettrait d’éviter un silence embarrassant.

— Pas vraiment, a répondu Carmen. On se disait juste que c’était peut-être le même qui avait tué un humain il y a deux jours.

Je ne voyais rien qui permettait d’indiquer ça, mais ce serait pratique. Comme ça, les journalistes pourraient rapporter qu’il n’y avait plus de mort-vivant assassin en ville et que celui-ci s’en était également pris au versant moderne et respectable du vampirisme.

— Vingt-deux, a platement dit Séléna.

J’ai mis quelques secondes à comprendre, puis j’ai vu les voitures de police et l’ambulance qui descendaient dans le parking souterrain. Heureusement, ils n’avaient pas mis les sirènes, qui auraient salement résonné dans un espace relativement confiné. Déjà que j’avais encore du mal à entendre correctement à cause des différents coups de feu et que j’avais la migraine suite à la rencontre entre ma tête et la portière de la voiture.

— Je vais leur expliquer la situation, a dit Carmen. Ils voudront sans doute vous parler, mais ce sera moins laborieux s’ils savent déjà ce qu’il s’est passé.

Elle s’est dirigée vers les hommes qui descendaient de voiture. Séléna a soupiré et m’a pris la bouteille de bière des mains pour la terminer.

— Tu vas avoir des soucis ? ai-je demandé.

— Chaipas, a répondu Séléna.

Elle n’avait pas vraiment l’air de s’en préoccuper outre mesure.

***

Alors que les policiers en uniforme discutaient avec Thomas Rivière et Carmen, des ambulanciers sont venus m’examiner et m’éblouir avec une lumière à la con pour vérifier si mon cerveau fonctionnait correctement.

— Vous pouvez arrêter ? ai-je demandé.

Ce qui prouvait bien que mon cerveau marchait toujours comme d’habitude.

L’ambulancier, ou l’infirmier, enfin le gars qui tenait à m’examiner, a tout de même continué un moment, avant de me suggérer de m’emmener à l’hôpital.

— Je vais bien, ai-je soupiré. J’ai juste besoin qu’on me foute la paix.

— Il faudrait au moins mettre un bandage.

J’ai regardé le type avec un air mauvais.

— Non.

À côté de moi, Séléna ricanait.

— Il y a un gars avec une balle dans la tête qui, paraît-il, n’est pas vraiment mort, ai-je repris. Vous ne voulez pas allez vous occuper de lui ?

— C’est un vampire, Madame. Il va falloir opérer, mais sa situation est stable.

— Ouais, ben foutez-moi la paix tant que je suis stable aussi. Vous n’avez pas envie de me voir quand je suis instable.

Séléna leur a fait signe de s’écarter.

— Faut pas lui en vouloir, leur a-t-elle dit. C’est une trouduc, mais c’est pas de sa faute.

J’ai été un peu surprise de la voir discuter quelques minutes avec l’ambulancier. C’était sans doute pour casser du sucre sur mon dos, mais je n’ai pas protesté. Au moins, ça évitait d’avoir à me faire tripoter et de finir avec la tête entourée de bandelettes.

— Je peux vous parler un moment ?

Le type qui m’avait posé la question était un policier d’une cinquantaine d’années, qui portait une moustache imposante. Vu son uniforme, j’ai estimé que je ne pouvais pas trop refuser, et j’ai donc hoché la tête.

Il m’a fait signe de m’écarter un peu, et on a fait quelques pas pour nous éloigner de Séléna et de l’infirmier.

— Je ne savais pas qu’il y avait des vampires noirs, a-t-il dit d’un air goguenard en regardant Séléna.

Je n’ai rien répondu, et j’ai retenu un soupir. Dire que cette soirée m’avait donné l’impression que j’étais complètement à la masse en matière de morts-vivants.

Le policier a sorti un calepin et un stylo, et son air jovial s’est envolé.

— Brigadier Stéphane Fauchier, a-t-il dit pour se présenter. Brigade surnaturelle.

— Jessie, ai-je dit.

— Vous avez une carte d’identité ? a-t-il demandé.

J’ai fouillé dans mon sac à main et ai sorti mon portefeuille pour pouvoir lui tendre la carte. Il a copié des choses dans son carnet, sans doute mon nom et ma date de naissance. Ou d’autres choses. Je ne sais pas trop.

— Vous permettez ? a-t-il demandé en sortant un engin de sa ceinture à poches.

Il s’agissait d’un petit boîtier métallique noir avec un écran LCD. J’ai froncé les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un détecteur thaumaturgique. Ça permet de mesurer le champ magique, histoire de vérifier que vous êtes bien une humaine.

Ça faisait sens. La plupart des créatures surnaturelles étaient capables de détecter qui était un vampire, un loup-garou ou un simple mortel. Il était logique que ces derniers aient développé la technologie pour se mettre à niveau.

Le policier regardait son petit écran avec un air intrigué.

— Les chiffres sont un peu plus élevés que la normale.

— J’ai fait des études de sorcellerie, ai-je expliqué. J’ai quelques pouvoirs. Pas beaucoup, mais quelques-uns.

Il m’a regardée avec un air soupçonneux. Ou peut-être que c’était sa moustache qui lui donnait l’air soupçonneux, c’était dur à dire.

— Je n’ai pas besoin de cet engin pour savoir qui est un vampire, ai-je dit avec un sourire. En dehors de ça, je ne sais pas faire grand-chose d’autre.

Il a rangé son appareil et s’est remis à prendre des notes dans son calepin. Cette façon de faire me mettait un peu sur les nerfs.

— Vous voulez bien reprendre avec moi ce qui s’est passé ?

Je lui ai rapidement expliqué ce qui s’était passé. Par « rapidement », je veux dire que je ne suis pas rentrée dans les détails ; cela n’a pas empêché mon récit de prendre un certain temps, car le policier n’arrêtait pas de me demander de ralentir pour qu’il puisse noter.

— Donc, a-t-il demandé une fois que j’ai eu terminé, juste avant le coup de fusil, vous étiez là-bas ?

Il m’a montré le poteau où je m’étais appuyée et contre lequel j’avais fracassé ma bouteille de bière. Les bouts de verre et les traces de sang laissaient peu de doute planer sur le fait qu’il s’agissait bien de celui-là, aussi me suis-je contentée de hocher la tête.

— Et cette vampire…

— Séléna.

— Séléna, elle se trouvait là ?

Il me montrait une direction qui était approximativement la bonne, aussi ai-je à nouveau hoché la tête.

— Et votre adversaire était face à vous. Donc elle était dans son dos ?

J’ai jeté un coup d’œil à la scène, puis j’ai secoué la tête.

— Pas vraiment dans son dos, ai-je corrigé. À quatre heures, plutôt.

— À quatre heures ?

J’ai poussé un soupir d’exaspération.

— Vous prenez une montre à aiguilles, le type est au centre, moi je suis sur le chiffre douze, Séléna était vers le quatre. Dans le dos, ça serait six heures. Vous voulez que je fasse un dessin ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire.

Il a continué à prendre des notes, et on est restés ainsi en silence pendant quelque temps, avec uniquement le bruit du stylo contre le calepin.

Et celui, au loin, de Séléna qui s’engueulait avec un autre policier. Ses explications à elles avaient l’air de moins bien passer.

— Autre chose ? ai-je fini par demander.

Le moustachu m’a regardée avec un air grave.

— Selon vous, a-t-il demandé, est-ce que son intervention était vraiment nécessaire ?

— Non, je me débrouillais très bien. J’avais un tesson de bière, et ce n’était qu’un vampire qui ne craignait pas l’argent. J’aurais pu me débrouiller seule.

Il a continué à me regarder, sans rien dire ni noter. Peut-être qu’il se demandait si je me foutais de lui ou pas.

— Oui, ai-je soupiré, son intervention était nécessaire.

Mon corset aurait sans doute fini dans un état lamentable si j’avais dû continuer le combat plus longtemps. Déjà qu’il était plein de taches de sang.

— Elle aurait pu ne pas viser la tête, a-t-il protesté.

— Je n’ai pas visé la tête. C’était une connerie.

Il s’est remis à noter des choses. J’avais envie de lui arracher le calepin des mains pour voir ce qu’il pouvait bien raconter.

— D’où venait-elle ? a-t-il demandé. Séléna ?

J’ai haussé les épaules.

— Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vue venir. J’avais le regard un peu fixé sur le type qui me menaçait avec un couteau à cran d’arrêt, vous savez ?

Le moustachu s’est remis à gribouiller. Quant à moi, je m’interrogeais sur le sens de ses dernières questions. D’autant plus que, à quelques mètres de là, le ton était en train de monter entre Séléna et le policier qui l’interrogeait.

— Vous n’allez quand même pas lui reprocher de m’avoir sauvé la vie ?

— C’est moi qui pose les questions, a-t-il répliqué, sévère.

J’ai levé les yeux au ciel. C’était vraiment quelque chose que disaient les vrais flics ? Ça faisait tellement cliché.

— Comment qualifieriez-vous votre relation avec Séléna ?

— Vous allez l’arrêter ? ai-je demandé.

— Je vous l’ai dit, c’est moi qui…

— … posez les questions. Ouais, ouais. Sauf que je n’ai plus envie de répondre, alors arrêtez-moi ou foutez-moi la paix.

Il a protesté, mais je me suis écartée de lui pour me diriger vers Séléna. Elle était en train de monter dans une voiture de police. Elle n’était pas menottée, mais ça ne sentait pas bon.

— Sérieusement ? ai-je demandé. Vous l’arrêtez ?

Le policier qui l’escortait s’est tourné vers moi, et a posé sa main sur son arme de service, menaçant.

— Madame, écartez-vous, s’il vous plaît.

Le moustachu qui m’avait interrogée nous a rejoints et s’est placé entre moi et la voiture. J’ai hésité un moment à les traiter de fascistes, mais j’ai vu Carmen qui me faisait signe de me calmer. Je me suis rappelée ma promesse de bien me comporter. Professionelle. J’ai pris une grande inspiration avant de tourner les talons.

Derrière moi, la voiture démarrait, embarquant Séléna au commissariat. J’ai pris une nouvelle inspiration pour tenter de me calmer, puis, voyant que ça ne marchait pas, je me suis dirigée à vive allure vers Carmen, qui m’a regardée avec des yeux inquiets.

— J’ai besoin d’une autre clope, ai-je annoncé.

***

J’étais en train de terminer la cigarette lorsque l’ambulance est repartie, emportant avec elle Franck. Pendant ce temps, d’autres policiers étaient arrivés, et avaient commencé à examiner la scène, nous repoussant un peu plus loin dans le parking souterrain.

Carmen et Thomas Rivière se sont approchés de moi, et le vampire au beau smoking m’a tendu la main.

— Je n’ai pas eu l’occasion de vous remercier. Vous m’avez sauvé la vie.

Après cette tentative de meurtre, les vampires semblaient tous vouloir me serrer la main. C’était un progrès par rapport au fait de me considérer comme de la chair fraîche. Peut-être que j’aurais dû éclater une bouteille de bière avant.

— Quelle soirée, a-t-il dit ensuite.

À son air neutre, on n’aurait pas dit qu’une demi-heure plus tôt, le vampire se tordait par terre de douleur à cause d’une balle dans le ventre. Seule une tache rouge sombre à sa belle chemise blanche venait rappeler ce fait.

— Oui, Monsieur.

Il s’est tourné vers les policiers qui, un peu plus loin, s’affairaient autour du cadavre. Celui-ci commençait déjà à se décomposer. Au moins une chose que je savais sur les vampires et qui n’avait pas été remise en question cette nuit : une fois définitivement trépassés, la Faucheuse rattrapait son retard. Le travail des médecins légistes spécialisés dans le surnaturel ne devait pas être évident.

— Ces policiers n’ont pas fait montre de la plus grande finesse, a dit Rivière, mais ils n’ont peut-être pas tort sur toute la ligne. La présence de Bloody Mary au bon moment est une coïncidence étrange.

Je me suis demandé si ces flics qui « n’avaient pas eu tort sur toute la ligne » avaient eu l’idée de soupçonner Séléna tous seuls, ou si Rivière la leur avait discrètement chuchotée.

— Monsieur ? ai-je demandé.

— Peut-être qu’elle avait surtout peur que l’assassin ne soit pris vivant.

— Sauf votre respect, Monsieur, je ne vois pas comment il aurait pu être pris vivant. Vous ne sembliez pas vraiment en état de le faire, et, honnêtement, moi non plus.

— Elle a raison, Thomas, a abondé Carmen. Si Séléna avait voulu nous voir morts, nous ne serions plus là.

Rivière a passé une main dans ses longs cheveux châtains, puis lui a jeté un regard en coin.

— Le parking était privatisé, seuls les invités pouvaient entrer. Cet homme, qui qu’il soit, a eu de l’aide de quelqu’un de l’intérieur.

Il a ensuite haussé les épaules, puis m’a fait un sourire.

— Nous ferions mieux de reparler de tout ça un autre jour. Vous devriez rentrer vous reposer.

Chapitre 6
Fin de soirée

C’est Carmen qui a conduit au retour : la vampire estimait que j’étais trop épuisée par l’affrontement et voulait que je me repose. Je n’ai pas protesté. Je n’étais pas vraiment fatiguée, plutôt dépitée. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que je ne m’étais pas montrée à la hauteur. Sans l’intervention de Séléna, qui sait ce qui se serait passé ?

— Peut-être qu’Émilie avait raison, ai-je fini par dire en regardant les immeubles défiler par la fenêtre de la voiture. Peut-être que c’est elle qui aurait dû venir à ma place.

— Pourquoi tu dis ça ?

— S’il n’y avait pas eu Séléna, tu serais morte. Quelle protection je t’ai apportée, hein ?

— Je ne suis pas sûre qu’Émilie aurait fait mieux.

Je ne pouvais pas vraiment le dire. Je n’avais jamais vu Émilie se battre. Je n’avais même jamais discuté avec elle.

— Tu m’as sauvé la vie, Jessie. Tu réalises ça, quand même ?

Je n’ai rien répondu. Je ne pouvais pas nier ça : même si c’était Séléna qui avait éliminé le mystérieux vampire assassin, je l’avais distrait suffisamment longtemps pour lui laisser le temps d’arriver. D’arriver d’où, d’ailleurs ? Depuis que le flic moustachu m’avait posé la question, elle me traînait dans la tête. Est-ce qu’elle avait entendu les coups de feu et avait rappliqué ? Est-ce qu’elle était déjà dans le parking ?

Je me suis tournée vers Carmen, qui avait le regard concentré sur la route.

— Tu penses quoi des accusations de Rivière ? ai-je demandé. Concernant Séléna ?

— Je ne sais pas.

J’ai attendu qu’elle développe, mais c’était sa seule réponse. Un peu dépitée, j’ai regardé son sac à main, qu’elle avait laissé à mes pieds pour conduire.

— Je peux te reprendre une clope ? ai-je demandé.

— Prends le paquet. J’en ai d’autres à la maison.

J’ai fouillé un peu dans son sac à main et ai attrapé le paquet à moitié vide. J’ai sorti une cigarette et rangé le reste dans mon propre sac. J’essayais d’arrêter de fumer, mais j’avais tendance à taxer mon entourage. Surtout dans des soirées comme ça.

— Toi et Séléna, a fait la vampire alors que j’inspirais une bouffée de tabac bienvenue. Vous avez l’air de bien vous entendre.

— Ouais, ai-je admis.

J’ai tiré une nouvelle fois sur la cigarette, tandis que Carmen gardait le silence.

— Je sais que tout le monde estime que c’est une tueuse, ai-je commencé, mais…

— C’est une tueuse.

Comme je l’avais vue décapiter un type à coup de fusil à canon scié, je pouvais difficilement argumenter sur ce fait.

— Je veux dire, ai-je repris, je ne sais pas. J’ai du mal à la cerner, mais je ne pense pas qu’elle soit impliquée dans cette tentative de meurtre. Je veux dire, sans elle, tout le monde serait mort, non ?

— Oui, a admis Carmen. Ça n’a pas beaucoup de sens.

Elle a semblé réfléchir un moment. De mon côté, je me suis contentée de fumer.

— Et si, a commencé la vampire d’une voix hésitante, c’était Leduc qui avait engagé ce type ? Séléna s’est engueulée avec lui. Peut-être qu’elle était au courant, peut-être pas. Toujours est-il qu’elle a décidé d’intervenir pour lui mettre des bâtons dans les roues. Ou peut-être parce qu’elle t’aimait bien.

— Leduc aurait pu faire rentrer le tueur, ai-je admis. Mais David travaille pour lui, non ? Donc, lorsqu’il a braqué Séléna en descendant de l’ascenseur, il aurait aussi bien pu la tuer, puis tous nous achever.

— Pas forcément. Il y a plein de caméras dans le parking, ça l’aurait impliqué.

J’ai soupiré. Tout cela me semblait de plus en plus confus. Heureusement, aux dernières nouvelles, ce n’était pas à moi de résoudre cette enquête. Ou alors, j’allais demander une augmentation à Carmen.

— Quoi qu’il en soit, a repris la vampire, tu ferais mieux de te tenir à l’écart de cette fille.

— Ouais, ai-je dit. Je sais. Elle est dangereuse.

J’ai poussé un petit ricanement.

— Désolée de le dire, ai-je ajouté, mais elle est aussi vachement moins snobinarde que le reste de tes copains.

— Ce ne sont pas tous mes copains. Et ces « snobinards », d’un camp comme de l’autre, verront d’un très mauvais œil que tu sois proche d’elle. Si tu es amenée à croiser régulièrement tous ces gens, c’est quelque chose que tu pourrais vouloir prendre en compte.

J’ai hoché la tête. Je m’étais bien rendu compte que Séléna n’allait pas gagner de concours de popularité chez l’intelligentsia mort-vivante.

— Je vais être amenée à les croiser régulièrement ? ai-je demandé.

Carmen a esquissé un sourire.

— Hé bien, tu as fait un bon boulot, ce soir. Et, vu la situation, j’ai peur qu’avoir une protection rapprochée ne soit pas forcément aussi superflu que je pouvais le penser. Si tu es toujours partante.

J’ai hésité un peu avant de répondre. D’un côté, je n’avais pas été capable de me débarrasser toute seule du tueur, ce qui me faisait douter un peu de mes capacités. De l’autre, je savais maintenant que certains vampires ne craignaient pas autant l’argent que les autres. La prochaine fois, je serais peut-être plus préparée. Surtout qu’après cette nuit, les autres vampires sauraient quel était mon véritable rôle aux côtés de Carmen. Je ne serais peut-être pas obligée d’être aussi désarmée que je l’avais été ce soir.

— Je suis toujours partante, ai-je fini par dire, un léger sourire aux lèvres.

La vampire a hoché la tête.

— On rediscutera demain, de toute façon. Je te pose chez toi ?

J’ai essayé de masquer mon dépit. Ce n’était pas vraiment ce que j’avais prévu pour la fin de nuit.

— Déjà ? ai-je dit. Il n’est que trois heures du mat’. On aurait le temps de… tu sais ?

Elle a levé les yeux au ciel. Pas très longtemps, parce que c’était une conductrice prudente qui ne voulait pas quitter la route des yeux, même quand il n’y avait plus personne sur la route en question, mais suffisamment pour que je comprenne que la réponse n’allait pas être positive.

— Tu arrives encore à penser à ça après ce qu’il s’est passé ?

— Penser au fait de me faire menotter, mordre et fouetter le derrière ? Bien sûr que j’arrive à penser à ça.

J’espérais qu’être un peu plus explicite lui donnerait envie de ne pas se coucher tout de suite, mais ça n’a pas eu l’air de marcher.

— Tu n’as pas pris assez de coups pour la soirée ? a-t-elle demandé.

— Ce n’est pas pareil, ai-je protesté. Ce n’est pas les mêmes sensations. Dans un combat, on n’a pas vraiment le temps de profiter de la douleur, il s’agit juste de surfer sur la vague d’adrénaline et d’essayer de ne pas se noyer. Dans un cadre sécurisé et consenti, c’est différent, on peut savourer tranquillement la montée d’endorphine.

— Je crois quand même que tu ferais mieux d’aller prendre une douche et te reposer.

J’allais protester, estimant que j’étais encore la mieux placée pour savoir ce que je ferais mieux de faire, mais elle a ajouté :

— Moi, en tout cas, j’ai besoin de me reposer. Je ne suis pas habituée à voir des gens se faire exploser la cervelle devant moi.

— Ne t’en fais pas, l’ai-je rassurée. On s’y fait vite.

***

Carmen m’a déposée devant chez moi. On avait convenu qu’on se reverrait demain aux Feuilles rouges, pour rediscuter de ce qui s’était passé ce soir, de mes futures tâches, et pour qu’elle me donne l’argent qu’elle me devait. En attendant, j’allais pouvoir rentrer chez moi et regarder des séries télévisées.

Alors que je faisais les quelques mètres qui me séparaient de la porte d’entrée de l’immeuble, j’ai réalisé que ma voisine Chloé se tenait dans l’ombre à côté de celle-ci, en train de fumer une cigarette.

En voyant la skinhead rondouillarde (qui, ce soir, portait un blouson Harrington on ne peut plus sexy), j’ai senti mon cœur palpiter et je me suis sentie plus désarmée que je l’avais été en affrontant un vampire à mains nues.

— Salut, ai-je dit en lui faisant un sourire.

Elle m’a regardée et a froncé les sourcils.

— Salut ? a-t-elle dit.

J’ai failli insérer la clé dans la serrure et rentrer chez moi en me sentant bête. Mais j’avais réussi à survivre à la bureaucratie mort-vivante et à un tueur vampirique, alors j’ai décidé que c’était le soir ou jamais pour être courageuse jusqu’au bout.

— Ça te dirait, de boire un coup ? ai-je fait.

Elle me regardait avec un air inquiet.

— Est-ce que ça va ? a-t-elle demandé.

J’ai compris qu’elle était en train de regarder la trace de morsure que j’avais au cou. Oh, oh. Chloé était une louve-garou. La morsure était indubitablement vampirique. Les loups-garous et les vampires ne pouvaient pas se saquer, c’était bien connu. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle allait m’en vouloir de m’être fait mordre pour autant, si ?

— Oui, ai-je dit avec un petit sourire. C’était, hum, consenti.

Elle avait l’air plus que sceptique.

— Vraiment ? a-t-elle demandé. Je n’ai rien contre certains trucs un peu « déviants », mais j’ai du mal à croire que ce soit le genre de pratiques consenties par deux partenaires.

D’accord, visiblement l’inimitié des loups-garous envers les vampires s’étendait aussi à ceux et celles qui les fréquentaient. Super. C’était bien ma veine, tiens. J’ai décidé de ravaler ma déception et de la transformer en colère. J’avais eu tort d’avoir un crush sur elle, c’était tout.

— Tu sais quoi ? ai-je dit en cherchant mes clés dans mon sac. Laisse tomber. Si une morsure te dégoûte autant, sans doute qu’il vaut mieux que j’aille boire un coup toute seule.

J’ai inséré la clé dans la serrure et j’ai ouvert la porte. Chloé a posé une main sur mon épaule et je me suis tournée vers elle. Elle affichait une espèce de demi-sourire que je n’ai pas trop su comment interpréter.

— Je ne parle pas de la morsure. Tu as du sang dans les cheveux, sur tes fringues et sur tes docs. Et, sans vouloir te vexer, tu sens un peu les entrailles de mort-vivant.

Oh, j’avais oublié ça. J’avais enlevé l’essentiel du sang dont j’avais été aspergée au moment où la tête du vampire avait explosé, mais il en restait inévitablement des traces dans ma belle chevelure et sur mes vêtements. Quant à l’odeur d’entrailles, en ce qui me concernait, je ne sentais rien, mais les loups-garous ont l’odorat plus développé. Je n’ai pas demandé, cependant, comment elle était capable de distinguer des entrailles de mort-vivant avec des autres entrailles. Surtout qu’il ne s’agissait pas vraiment d’entrailles, mais de cervelle. Mais on n’allait pas pinailler.

— Oh, ai-je dit en me sentant un peu bête. Ça. Non, ça, ce n’était pas vraiment tout à fait voulu.

— Ça va ? a-t-elle répété avec un air inquiet.

— Oh, oui, ai-je dit avec un petit sourire. Ce n’est pas mon sang.

Par souci de rigueur, j’ai tout de même passé une main dans mes cheveux, à l’endroit où le vampire m’avait cognée contre la portière de voiture, pour lui montrer ma plaie.

— À part ça, ai-je dit. Mais rien de grave.

Elle a jeté sa cigarette par terre, puis s’est approchée pour regarder. J’ai senti mon corps se raidir lorsqu’elle a posé sa main contre mon crâne pour écarter quelques cheveux qui lui cachaient la vue. Ce n’était pas exactement comme ça que j’aurais imaginé notre premier contact physique, mais c’était toujours un début.

— Il faudrait mettre un bandage, a-t-elle dit.

J’ai hésité à protester, mais je me suis ravisée.

— Oui, ai-je dit avec un sourire idiot. Mais je ne veux pas aller à l’hôpital, et, vu la région, je ne peux pas voir grand-chose si je le fais moi-même.

Elle a haussé les épaules et m’a fait un sourire entendu.

— J’imagine que je pourrais te filer un coup de main.

***

Sous la pression de Chloé, j’ai pris une douche, tandis qu’elle passait chez elle récupérer de quoi me soigner. Afin de ne pas la faire poireauter, j’ai essayé de ne pas traîner, prenant surtout du temps pour laver mes cheveux ensanglantés.

Après avoir enfilé une robe propre, j’ai tout de même pris le temps d’admirer mon reflet dans le miroir. Entre la morsure de Carmen et un hématome sur la pommette, j’avais quelques marques visibles, même habillée. Personnellement, ça ne me dérangeait pas plus que ça : je trouvais que ça faisait badass. J’espérais juste que Chloé aurait le même avis. J’avais tout de même opté pour une robe courte et moulante, comptant sur mes longues jambes pour la convaincre de rester.

Quand je suis sortie de la salle de bains, elle était installée sur mon canapé. En plus des bandages, elle avait ramené des chips et des bières, qu’elle avait déposées sur la table basse. Elle avait présentement les yeux fixés sur un des murs de mon salon, ne pouvant pas vraiment laisser traîner son regard sur une bibliothèque pleine de livres, ou sur des affiches ou autres décorations. Depuis mon déménagement, j’avais récupéré un canapé grâce à Carmen et j’avais acheté quelques meubles utilitaires, mais je n’avais pas encore pris le temps de décorer ni même de finir de vider mes cartons.

— Désolée, ai-je dit en m’asseyant à côté d’elle, j’ai bien conscience que ce n’est pas très accueillant.

— Non a-t-elle dit en me faisant un sourire. J’aime bien la déco. Très spartiate.

Elle avait ouvert son Harrington, laissant apparaître un polo moulant. Alors que la concupiscence égarait mon regard, Chloé ouvrait le sachet d’une bande, me rappelant la raison pour laquelle elle était venue.

Elle s’est ensuite penchée vers moi et m’a écartée les cheveux.

— Ouch ! ai-je fait alors qu’elle passait un coup de spray désinfectant sur la plaie. Ça pique.

— Désolée. J’imagine qu’il vaut mieux que je ne pose pas de questions sur ce qui s’est passé.

J’ai haussé les épaules. Je n’avais effectivement pas envie de lui raconter que j’avais vu un type se faire exploser la cervelle. Peut-être que si ça avait été la première fois que ça m’arrivait, j’aurais eu besoin d’en parler, mais ce n’était pas le cas. Et même la première fois, je n’avais pas trop ressenti le besoin d’en discuter.

— Ignorance is bliss, ai-je dit.

C’est aussi ce que je me suis dit lorsqu’elle a commencé à faire des tours avec la bande autour de mon crâne et de mes cheveux. Je préférais ne pas savoir à quoi je ressemblais.

— C’est serré, ai-je tout de même râlé.

— C’est le principe, a-t-elle répliqué.

Une fois qu’elle a eu fini, elle m’a regardée avec un petit sourire.

— Je dois être affreuse, ai-je dit.

— Non, a-t-elle protesté. Ça te va bien.

— Prouve-le, ai-je répliqué.

Elle a froncé les sourcils, et je lui ai fait un sourire coquin.

— Embrasse-moi.

Épilogue

Séléna poireautait dans la salle d’interrogatoire, jouant nerveusement avec les menottes qui l’attachaient à la table, afin de tromper son manque de nicotine.

Enfin, la porte s’est ouverte sur une femme d’une trentaine d’années, assez grande et plutôt athlétique. Elle avait les cheveux bruns et courts, et portait un chemisier blanc avec une veste et un pantalon tailleurs noirs. Elle avait une sacoche en cuir en bandoulière.

— Lieutenant Angela Lockheart, s’est-elle présentée.

Séléna a ouvert la bouche, mais la policière a levé une main pour lui faire signe de se taire.

— Pas la peine de vous présenter. La légendaire Sélena von Morgenstern, aussi connu sous le nom de Bloody Mary chez vos amis vampires, ou encore SchwartzMetzger par vos ennemis allemands. Je prononce bien ?

Séléna a haussé les épaules.

— Chaipas. J’ai jamais appris à parler nazi.

La policière a fait un petit sourire, et a sorti un paquet de cigarettes.

— C’est un peu germanophobe, a-t-elle remarqué. Surtout pour quelqu’un qui se fait appeler von Morgenstern.

— C’est stratégique, a répliqué Séléna. L’allemand, ça fait plus effrayant.

Angela Lockheart a secoué la tête, puis a montré les cigarettes qu’elle avait à la main.

— Vous en voulez une ?

Séléna a haussé les épaules.

— Normalement, j’essaie d’arrêter. Mais vu que vous m’avez confisqué ma vapoteuse, je vais dire oui.

Angela Lockheart a froncé les sourcils tandis qu’elle attrapait une cigarette.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Vouloir arrêter. Vous êtes une vampire. Le cancer du poumon n’est pas vraiment un risque, si ?

Après s’être allumée sa propre cigarette, elle a fait glisser le briquet vers Séléna, qui l’a imitée prestement. Elle a tiré une bouffée de tabac, avant de regarder la policière avec un grand sourire.

— Alors, je suis une légende ? a-t-elle demandé.

— Oh, oui. Je suis venue exprès de Paris dès que j’ai su que vous étiez en garde à vue. Pas aussi légendaire que votre chère mère, cela dit, évidemment.

— Évidemment.

— Comment va-t-elle ?

L’expression de la policière s’était durcie. Séléna en a conclu qu’elle était au courant de sa tentative d’assassinat sur sa génitrice. Tout le monde semblait au courant, de toute façon.

Séléna a tiré une nouvelle fois sur sa cigarette avant de répondre.

— Bien, a-t-elle fini par dire. Elle a une petite copine et un chat. Le chat est très sympa. Mais j’imagine que vous n’êtes pas venue de Paris pour parler de ça.

— Non, a admis Lockheart.

Elle a sorti de sa sacoche une chemise cartonnée, qu’elle a posé sur la table en la laissant claquer.

— Vous avez tué un homme, a-t-elle dit.

— Un vampire, a corrigé Séléna. Depuis quand la brigade surnaturelle s’intéresse aux meurtres entre vampires ? D’habitude, vous fermez les yeux et vous laissez l’Ordre faire le ménage.

— D’habitude, c’est moins public.

Séléna a haussé les épaules.

— J’étais en situation de légitime défense, a-t-elle dit. Il allait tuer Jessie.

La policière lui a fait un petit sourire.

— Quelle est la nature de votre relation avec cette Jessie ?

— Je l’aime bien. On a bu des bières ensemble.

Si Angela Lockheart était surprise à l’idée d’une vampire qui buvait de la bière, elle ne l’a pas exprimé.

— Je n’ai rien fait de mal, a dit Séléna.

— Je pense que la légitime défense est assez incontestable, a admis la policière. Reste que vous aviez sur vous un fusil à canon scié.

— Je l’ai acheté légalement. Et l’arme était dans ma voiture, pas sur moi. Je ne l’ai sortie que quand j’ai entendu les coups de feu.

Lockheart a fait un petit sourire.

— Bien, a-t-elle dit. Vous avez une excuse pour le canon et la crosse sciés ? On pourrait croire que le but était de pouvoir dissimuler l’arme.

— Non, a répondu Séléna sur un ton léger. C’est juste que le bout du canon était tordu. Je l’avais cogné contre un mur, vous voyez ? Et le bois de la crosse était infesté de termites. J’ai scié pour enlever les morceaux qui étaient foutus.

Lockheart a gardé un visage impassible.

— Vous savez quoi ? a-t-elle demandé. Vous avez raison sur un point. Je me moque complètement de ce meurtre.

Elle a ouvert sa chemise cartonnée, dévoilant une photographie grand format d’une petite fille blonde de huit ans. Elle l’a fait glisser vers Séléna.

— Léa Soulier, a-t-elle dit. Un petit frère, deux parents qui l’aiment.

Séléna a regardé la photo sans rien dire.

— Ou plutôt, qui l’aimaient, a dit la policière.

Elle a fait glisser une nouvelle photo, montrant le cadavre d’une petite fille. La robe à fleurs qu’elle portait permettait de voir qu’il s’agissait de la même personne, mais le visage n’était pas reconnaissable à cause des deux balles qu’elle avait prises dans la tête.

— Son père, a continué Lockheart en montrant une nouvelle photo.

Elle n’était pas plus ragoûtante. On y voyait un homme, le crâne fracassé. Plutôt que de regarder l’image, Séléna a tiré nerveusement sur sa cigarette.

— Ouais, gardez le silence, a fait Lockheart. Épargnez-moi vos dénégations. C’est pour ça que je suis venue, Séléna. Je voulais vous dire que j’allais prouver qui est responsable du meurtre d’une gamine de sept ans et de son père.

Sept ans ? s’est demandé Séléna. Léa lui avait dit qu’elle en avait huit. Ça ne changeait pas grand-chose, évidemment.

— Pas juste vous, a repris la policière sur un ton menaçant. Toute la chaîne. Vos employeurs, aussi. Vous allez tous croupir en prison. Vous allez regretter d’être une vampire. La perpétuité, ça peut être long quand on ne vieillit pas.

Séléna a éclaté de rire, et les yeux de la policière se sont dilatés sous le coup de la colère.

— Je ne travaille plus pour Montéguy, a-t-elle répliqué. Vous, par contre, vous bossez sûrement pour des gens qui travaillent pour lui. Vous n’enverrez personne en prison, lieutenant. Ce n’est pas comme ça que ça marche.

La policière s’est levée d’un bond, et a claqué ses deux paumes contre la table.

— Je me fous que ça ne soit pas comme ça que ça marche ! s’est-elle exclamée. Je ne m’arrêterai pas. Je suis prête à aller en Enfer pour vous y traîner par la peau du cul s’il le faut, mais je vous en fais la putain de promesse : toutes les personnes impliquées dans ce crime le paieront. Toutes.

Séléna a hoché la tête, puis a tiré sur sa main menottée, faisant légèrement tintinnabuler la chaîne.

— Il y a des charges contre moi ? a-t-elle demandé. Ou je peux y aller, maintenant que vous avez dit ce que vous aviez à dire ?

Lockheart a poussé un soupir, puis a sorti la clé des menottes, qu’elle a laissé tomber sur la table.

— Vous êtes libre de partir, a-t-elle dit. Mais je dois vous prévenir que dehors, le soleil est levé.

Séléna a déverrouillé ses menottes en arborant un sourire radieux.

— Ce n’est pas un problème, a-t-elle dit en se levant. Si je dois aller brûler en Enfer, autant que je m’habitue à la sensation.

Épisode II

Good cop, bad cop

Prologue

Séléna a écrasé sa cigarette dans la bouteille de bière vide qui lui servait de cendrier. Le nombre de mégots qui résidaient dans leur prison de verre indiquait qu’elle se trouvait là depuis un moment.

Séléna attendait. D’après son expérience, environ 95 % de son activité était consacrée à attendre. Il n’y avait pas grand-chose d’héroïque ou d’excitant derrière. Elle ne se plaignait pas. Ça faisait partie du boulot. Ça ne semblait pas demander de compétences particulières : n’importe qui était capable d’attendre. Pourtant, Séléna avait remarqué que c’était souvent ce qui posait le plus problème. Les gens manquaient de patience. En temps normal, ce n’était pas non plus le point fort de Séléna, mais elle avait appris à l’accepter dans le cadre professionnel. Après tout, elle était payée à ne rien faire, ce qui était tout à fait différent de poireauter gratuitement. Sans la perspective du paiement, elle n’aurait pas pris avec autant de philosophie le fait de passer sa troisième nuit consécutive dans un appartement non éclairé au sixième étage d’un immeuble parisien, assise devant une fenêtre ouverte.

Enfin, une légère tache plus claire que le reste est apparue dans ses lunettes de vision thermique, indiquant une présence sur le toit du bâtiment d’en face.

Les vampires ont une vision nocturne développée, aussi ont-ils souvent tendance à estimer que toutes ces lunettes destinées à voir dans l’obscurité sont des gadgets inutiles réservés aux pauvres mortels. Séléna, de son côté, n’était pas de cet avis. Elle trouvait un intérêt limité aux amplificateurs de lumière, même si elle les utilisait parfois en mission parce qu’ils ont un champ infrarouge plus large que celui de ses yeux de mort-vivante, rendant ainsi possible de marquer des cibles avec des émetteurs invisibles pour des gens non équipés de cette technologie. Cela dit, ce que Séléna préférait, c’était les lunettes de vision thermique. Elle pouvait en parler des heures ; si vous trouvez que je disserte un peu longuement sur ce sujet, sachez que ce n’est rien à côté du temps qu’elle a pu passer à me vanter cette technologie. Comme leur nom l’indique, les lunettes de vision thermique affichent une couleur (ou en l’occurrence, sur le modèle de Séléna, une nuance entre le noir et le blanc) en fonction de la température d’un objet. Ce que l’on voit ainsi est donc très différent de ce que l’on perçoit à l’œil nu : une vitre transparente paraît opaque (c’est pourquoi Séléna avait ouvert la fenêtre) tandis que le brouillard est parfaitement transparent. Séléna trouvait ça fascinant ; bien plus tard, elle me montrerait sur Youtube tout un tas de vidéos de différents objets ou animaux filmés avec une caméra thermique. Chacun ses passions, je suppose.

Pour l’heure, Séléna regardait la forme en train de se mettre en place sur l’immeuble voisin. La forme blanche ne permettait pas de reconnaître Baptiste Moretti, le nouveau tueur à gages de l’Ordre vampirique, mais Séléna était convaincue qu’il s’agissait bien de lui. L’Ordre était, à cette époque, en plein chamboulement : Montalès, une de ses figures proéminentes, avait été assassiné quelques mois plus tôt, tout comme Joseph Delerme, son tueur le plus efficace. En plus de ces pertes, le camp des vampires « progressistes » avait connu un scandale de corruption et n’avait plus vraiment le vent en poupe. L’homme montant était le conservateur Montéguy, mais il avait encore un certain nombre d’ennemis. Ceux-ci avaient engagé Baptiste Moretti ; Montéguy, pour assurer sa protection, s’était, de son côté, assuré les services de Séléna.

Séléna ne s’intéressait pas vraiment à la politique de l’Ordre vampirique. De son point de vue, si tout ce beau monde pouvait s’entretuer, ça lui allait très bien. Mais Montéguy payait bien, et il s’était, jusque-là, montré à peu près réglo, pour ce qu’elle avait pu en voir.

La stratégie de Montéguy n’était pas de livrer une guerre sans merci au camp d’en face : il avait bien profité du chaos pour éliminer quelques-uns de ses adversaires les plus dangereux, et Séléna en avait elle-même abattu un petit nombre. Cela dit, il souhaitait maintenant faire la paix, et aboutir à un nouveau compromis avec le camp des vampires intégrationnistes. Beaucoup d’entre eux étaient tout à fait prêts à l’accepter : la mort de leurs « amis » les avait certes beaucoup chagrinés, mais elle leur avait également permis de monter un peu dans la hiérarchie des morts-vivants, alors, l’un dans l’autre, ils faisaient preuve d’une capacité admirable à savoir pardonner. De l’eau avait coulé sous les ponts, il n’était pas nécessaire de ranimer de vieilles querelles, c’était mauvais pour le business.

Cependant, tout le monde ne partageait pas ce bel esprit charitable, et certains avaient une réaction un peu plus émotionnelle. D’où Baptiste Moretti sur le toit d’en face, en train de sortir un fusil de sniper pour abattre Montéguy lorsqu’il sortirait de son restaurant.

Séléna ne s’intéressait pas vraiment à la politique de son employeur, mais elle s’était souvent demandé pourquoi il fixait autant de rendez-vous dans son restaurant. Contrairement à elle, et comme la plupart de ses congénères, le vieux vampire ne se nourrissait que de sang. Cela expliquait sans doute en partie leur côté cul serré : passer à côté des vrais plaisirs de la vie que sont les frites et les pizzas au chorizo devait forcément rendre un peu aigri. Et cela aurait dû rendre les restaurants assez peu attractifs.

Séléna avait eu le temps de beaucoup penser à cela pendant qu’elle attendait dans son appartement vide au sixième étage mais, pour l’heure, elle ne réfléchissait plus. Elle avait retiré ses lunettes de vision thermique et attrapé à la place son fusil à lunettes Barett M82. Sans l’aide de la technologie, elle avait du mal à discerner la forme sur le toit, mais, avec un peu d’effort, elle y est tout de même parvenue. Malheureusement, la vision thermique n’était pas compatible avec la lunette (à cause de l’opacité du verre dont je vous ai parlé, si vous suivez).

Séléna a bloqué sa respiration, ce qui est plus facile à faire sur une longue durée pour une vampire que pour un être humain, et elle a pressé la détente. Une détonation plus tard, la silhouette de Moretti s’est écroulée, la tête percée par une balle de calibre .50 BMG. Il y a, grosso modo, deux écoles pour les munitions à utiliser contre des vampires : la première privilégie les balles en argent, la seconde les gros calibres. Séléna était très clairement de celle-ci. Si ça peut immobiliser un blindé, alors il y a des chances que ce soit efficace contre un mort-vivant. L’argent, c’est mou et c’est plus léger. Si Séléna avait pu, elle aurait tiré avec des munitions à l’uranium appauvri. Cette fille n’était pas très écolo.

Après son tir, elle n’a pas contemplé son œuvre, et s’est empressée de ranger son matériel. Le fusil allait dans une mallette à la taille imposante, et ses lunettes dans son sac à dos. Dans celui-ci, elle a également rangé sa bouteille pleine de mégots. Séléna n’était pas écolo, mais pas non plus du genre à laisser ses déchets derrière elle, surtout s’ils risquaient de permettre à des enquêteurs de l’identifier.

Chargée de tout son matériel, la vampire s’est dirigée d’un pas pressé vers la porte de l’appartement. Elle comptait bien quitter les lieux avant que la détonation n’attire trop de gens. Elle a rabattu la capuche noire de son sweat-shirt sur son crâne avant d’ouvrir la porte, puis elle est sortie.

Et s’est trouvée nez à nez avec une gamine, qui était assise sur le pas de la porte d’à côté, la tête entre les mains et le visage plein de larmes. Séléna a détourné le regard et s’est dirigée vers l’escalier.

— S’il vous plaît, aidez-moi ! a dit la gamine. La porte a claqué !

Séléna s’est immobilisée, et elle l’a immédiatement regretté. Elle aurait dû l’ignorer, et continuer vers les escaliers. Mais la petite avait l’air paniquée.

La vampire a soupiré, et s’est retournée en arborant un petit sourire rassurant.

— Tu n’es pas un peu jeune pour être toute seule chez toi ? a-t-elle demandé.

La gamine a secoué la tête.

— Mes parents sont partis au cinéma. Mon frère devait rester, mais il voulait voir son copain. J’ai huit ans, je ne suis plus un bébé !

— Non, a admis Séléna.

Elle s’est approchée et a commencé à examiner la porte et sa serrure. Elle était identique à celle de l’appartement dans lequel elle avait tant poireauté. Elle n’avait pas eu de mal à l’ouvrir, elle pouvait bien réitérer l’exploit.

— Tu t’appelles comment ? a-t-elle demandé en posant son sac à dos par terre.

— Léa.

Séléna a fouillé dans son sac à dos, et en a sorti son pistolet de crochetage.

— Léa, a-t-elle dit d’une voix douce alors qu’elle s’affairait, il vaut mieux que tu gardes ça entre nous, d’accord ? Tes parents ne seraient pas contents s’ils apprenaient que tu es restée enfermée dehors, hein ?

La petite fille a fait non de la tête. Séléna s’est encore activée quelques secondes, et la porte s’est ouverte.

— Bien, a fait la vampire. Alors, fais comme si tu ne m’avais pas vue. Bonne nuit, Léa.

Malheureusement, Léa n’a pas suivi le conseil que lui donnait Séléna. Deux jours plus tard, elle était retrouvée morte.

Chapitre 1
Ein, zwei, polizei

La flic m’a fait une clé de bras et en a profité pour passer dans mon dos, ou plutôt pour me faire pivoter pour que je lui montre mon derrière : elle-même n’a pas eu à bouger. Ce n’était pas une position très confortable : si je forçais, je risquais de me faire casser le bras. Peut-être pas casser, disons déboîter, ou un autre truc dans le genre. Je n’avais pas envie d’essayer, de toute façon, parce que je sentais que ça allait faire mal. D’accord, j’avoue, le fait que ça me fasse mal aurait tout aussi bien pu me pousser à essayer, mais sur le coup, je ne l’ai pas fait.

— Aïe ! ai-je dit.

La « policière » en a profité pour me passer les menottes, qu’elle n’a pas serrées très fort. Elle m’a ensuite poussée un peu, et je me suis retrouvée à genoux. Elle s’est positionnée devant moi d’un air menaçant. Elle était en civil, ou disons en demi-civil. Elle ne portait pas d’uniforme de police, mais un treillis camouflage rentré dans des rangers, et un blouson de type bomber ouvert qui laissait apercevoir un débardeur noir moulant sa poitrine généreuse.

Quand Chloé est passée devant moi, avant qu’elle ne se retourne, j’ai pu noter que le treillis lui faisait un cul d’enfer. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de constater que c’est souvent le cas. J’imagine que ce n’est pas la fonction première de ce type de pantalons, mais c’est un fait.

— Qu’est-ce qu’on a là ? a-t-elle demandé.

Elle avait un accent allemand prononcé, qui allait bien avec ses cheveux blonds coupés forts courts (ou tondus pas trop courts, je ne sais pas trop).

— Peu importe, a-t-elle repris. Tu es en état d’arrestation. Tu n’es pas obligée de dire quoi que ce soit, mais cela nuira à ta défense si tu ne mentionnes pas dans l’interrogatoire quelque chose sur lequel tu te reposes ultérieurement devant la cour. Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi.

Je l’ai regardée avec un air hébété.

— Quoi ?

— J’ai besoin de répéter ? a-t-elle dit.

Elle a croisé ses bras sur sa poitrine. Son regard menaçant m’indiquait que je n’avais clairement pas intérêt à répondre « oui ».

— Ce n’est pas censé être juste « Vous avez le droit de garder le silence, tout ce que vous direz pourra et sera retenu contre vous » ?

Elle a haussé les épaules.

— C’est aux États-Unis, a-t-elle répondu sans son accent allemand. Je viens d’Irlande.

— Oh.

— Je peux continuer ?

— Oh, oui. Bien sûr. Continuez votre travail de répression fasciste. Chienne de Pétain.

Elle a poussé un soupir.

— Tu sais quoi ? a-t-elle demandé, son faux accent allemand de retour. Restons à « tu as le droit de garder le silence ». Je n’ai pas envie de t’entendre.

Elle a plongé sa main dans une des innombrables poches de son treillis, et en a sorti un objet qui ne faisait pas partie, à ma connaissance, de l’équipement réglementaire de la police. Il s’agissait d’un bâillon avec lanière en cuir et une boule rouge à placer dans la bouche.

— Je ne crois pas que ce soit un équipement réglem–mmm–mmmm…

Je n’ai pas pu finir ma phrase, car elle m’avait forcée à ouvrir la bouche en appuyant sur mes joues d’une main gantée de cuir noir, tandis que, de l’autre, elle plaçait le bâillon à l’intérieur pour m’empêcher de parler.

***

La veille, avec Chloé, on était restées sages. On avait juste discuté un peu, et il y avait eu quelques bisous, mais elle m’avait rapidement abandonnée pour aller se coucher, car elle devait travailler tôt le matin. Devant ma déception, elle m’avait également fait un sourire coquin et m’avait dit :

— Et puis, je ne suis pas le genre de fille à coucher le premier soir.

Heureusement, elle ne terminait pas le boulot trop tard, et on s’était donné rendez-vous en fin d’après-midi pour terminer ce qu’on avait commencé la veille. Je lui avais rapidement parlé de mes penchants masochistes, et ça avait l’air de l’amuser. On avait discuté un moment de ce qu’on avait envie de faire avant que je me retrouve à genoux, menottée, et avec un bâillon dans la bouche, mais ce n’est pas le plus intéressant dans l’histoire. Pour être honnête, ça impliquait surtout des silences gênés, des rougissements et une mise au point sur ce qu’on pouvait avoir envie de faire ensemble toutes les deux. Toujours est-il que c’est comme ça qu’elle s’est retrouvée à jouer le rôle de la méchante tortionnaire policière.

***

– Allez, relève-toi, a-t-elle ordonné.

Pour m’y inciter, elle m’a attrapée par les cheveux, sans tirer trop fort. Malgré sa skinhead attitude et son look de dure à cuire, Chloé n’y allait pas trop bourrin ; que ce soit pour ça comme pour les menottes ou le bâillon, qu’elle n’avait pas serrés trop fort. Je ne pouvais pas lui en vouloir, c’était la première fois qu’on faisait ce genre de choses et elle ne voulait pas dépasser mes limites, mais dans ce genre de plan, je préfère me faire malmener un peu plus durement.

— Je vais te faire regretter d’avoir insulté les forces de police.

Elle avait toujours son faux accent allemand. Je n’ai rien répondu, vu la boule rouge que j’avais dans la bouche. Elle a passé ses mains le long de mon torse, puis de mes jambes. J’avais, pour l’occasion, troqué mon pantalon en cuir habituel pour une mini-jupe, en cuir elle aussi, et des bas résille, qui tenaient grâce à un porte-jarretelles. Niveau chaussures, je portais mes Dr Martens violettes pour apporter un peu de couleur à tout ça.

Chloé a poussé la fouille un peu plus loin en me palpant les seins et les fesses, puis en commençant à déboutonner ma chemise.

— Je me méfie avec vous, les sales gauchistes, a-t-elle expliqué. Vous êtes capables de planquer des armes n’importe où.

Elle a fini de déboutonner ma chemise, dévoilant mon soutien-gorge noir, assorti à mon porte-jarretelles (pas à ma culotte, puisque, pour gagner du temps, je n’en avais pas mis). Comme j’étais menottée, elle ne pouvait pas me retirer complètement la chemise, mais elle l’a fait passer dans mon dos, pour qu’elle pende au bout de mes poignets.

Chloé a ensuite déboutonné ma jupe, puis l’a faite glisser le long de mes jambes. Vu que mes pieds, eux, n’étaient pas menottés, j’ai pu m’en dépêtrer facilement.

— Ach, tu n’as pas de culotte ? a-t-elle demandé.

C’était une question stupide, d’abord parce que ça se voyait bien, que je n’avais pas de culotte, et ensuite parce que je ne pouvais pas répondre, vu que j’étais bâillonnée.

— Je vais te faire passer l’envie de te foutre de moi.

Elle m’a attrapée par les cheveux et, toujours sans tirer trop fort, m’a dirigée vers la table à manger pour me forcer à me pencher dessus. Elle m’a collé la tête contre la table, en me permettant quand même de la tourner sur le côté. Le but était de m’immobiliser en me plaquant dessus, pas de me casser le nez.

— Ne bouge pas.

Elle a ensuite attrapé une cravache qui était posée contre un mur de mon salon.

— Ça t’apprendra, chienne !

Elle a commencé à me donner des coups sur les fesses. J’ai poussé des petits gémissements de plaisir à chaque décharge de douleur cuisante dans mon postérieur. Enfin, malheureusement, pas si cuisante non plus. Il faudrait vraiment que je discute avec Chloé pour lui dire qu’elle pouvait y aller plus fort avec moi.

***

Allongée sous la couette, je caressais distraitement la poitrine généreuse de Chloé, allongée contre moi. Elle fumait une cigarette post-coïtale en regardant les menottes qui traînaient sur ma table de chevet, à côté du cendrier.

— C’est des vraies ? a-t-elle fini par demander. Je veux dire, ça ne fait pas menottes à fourrure utilisées pour des plans sado-maso.

— Non, c’est des vraies. Les mêmes que celles de la police. J’aime bien quand c’est un peu plus… réaliste.

Je lui ai fait un petit sourire coquin.

— D’ailleurs, à ce sujet, j’ai aussi un vrai tonfa. Ça aussi, ça ferait plus réaliste que la cravache.

Je lui avais déjà dit qu’elle aurait pu y aller plus fort, mais vu la tête qu’elle a faite, j’ai tout de suite compris que, là, c’était aller un peu loin pour elle.

— Ou on peut rester à la cravache, me suis-je empressé d’ajouter. J’ai aussi d’autres accessoires plus classiques. Comme un collier et une laisse.

— Euh, je préférerais pas.

Oups. La gaffe. J’avais oublié que Chloé était une louve-garou. Les lycanthropes étaient un peu à fleur de peau sur les plans qui impliquaient de traîner quelqu’un en laisse.

— Désolée, ai-je dit. Ce n’est sans doute pas un truc approprié à dire à une louve-garou.

Ses réactions à mes remarques précédentes auraient dû m’inciter à tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de l’ouvrir, mais, encore une fois, je n’avais pas réfléchi avant de parler. J’aurais peut-être dû.

Chloé s’est redressée sur le lit, et m’a jeté un regard noir.

— Comment tu sais que je suis une garou ?

— Je suis une sorcière. Enfin, je veux dire, pas une vraie sorcière. J’ai quelques notions, quoi.

Elle s’est levée du lit. Elle avait l’air blessée, et je n’ai pas compris pourquoi. Je n’avais rien fait de mal, si ?

— Je suis désolée, ai-je tout de même dit. Tu ne voulais pas que je le sache.

Elle a secoué la tête.

— Non, c’est juste…

Elle a poussé un soupir.

— Je ne suis pas sûre que c’était une bonne idée.

Je suis restée un peu abasourdie, tandis qu’elle commençait à renfiler son pantalon.

— J’ai fait quelque chose ? ai-je demandé.

Elle m’a regardée et m’a fait un petit sourire pour me rassurer.

— Non, a-t-elle dit. Je veux dire, c’était bien. C’est juste… je ne pense pas qu’on recherche la même chose.

Elle a reboutonné son pantalon, et a enfilé son soutien-gorge. J’ai senti un pincement au cœur. D’habitude, ça m’allait très bien qu’on retourne chacune à nos activités après une séance de baise, mais, là, je n’avais pas envie qu’elle parte. Pas comme ça, en tout cas.

— Je n’aurais pas dû parler de tout… ça, ai-je dit en montrant les menottes. C’est juste que ça avait l’air de t’amuser.

— C’était amusant. Mais tu sais, je crois que je suis un peu fleur bleue. J’attends autre chose d’une relation. Des dîners aux chandelles, ce genre de trucs.

— Ça me va d’essayer ça, ai-je dit.

Je n’ai pas mentionné certaines utilisations possibles que je voyais des chandelles.

Chloé a haussé les épaules, et m’a regardée avec un air sérieux qui me laissait présager le pire.

— Jessie, c’est peut-être mieux d’en rester là, non ? Je n’ai rien contre ton…

Elle s’est arrêtée quelques instants, cherchant quel mot utiliser.

— … style de vie, a-t-elle fini par dire, mais je crois que je recherche autre chose en ce moment.

— Mon style de vie ?

— D’accord, a-t-elle soupiré, soyons honnête. Je suis ta garou pour entrecouper des relations avec des vampires, non ?

Ah. Donc, au final, le problème venait des traces de morsures que j’avais encore au cou. Enfin, une partie du problème. Malgré ses dénégations, elle semblait tout de même avoir mal pris ma remarque sur sa garoutitude.

— Je me fous que tu sois une louve-garou ! ai-je protesté. C’est juste que je t’apprécie…

— On a discuté, quoi deux heures ? On se connaît à peine. Comment tu peux dire que tu m’apprécies ? Qu’est-ce qu’on sait l’une de l’autre ?

— Je sais que tu es anarchiste, ai-je protesté. Et irlandaise. Je crois.

Elle m’a fait un petit sourire. J’ai réalisé que ma remarque prouvait ce qu’elle disait plus qu’autre chose.

— D’accord, ai-je admis, on ne connaît pas grand-chose l’une de l’autre, mais justement, je trouve que tu pourrais attendre d’en savoir un peu plus sur moi avant d’estimer que mon style de vie ne te va pas.

— Écoute, ne le prends pas mal, mais je sais que quand on s’est vues hier, tu étais couverte du sang d’un mort-vivant. C’est de ma faute, je n’aurais pas dû accepter de t’accompagner chez toi. C’était une erreur.

J’ai ouvert la bouche pour protester, mais elle a continué tout de même.

— Une erreur très agréable, a-t-elle ajouté avec un petit sourire, mais une erreur quand même. Je pense qu’il vaut mieux qu’on en reste là.

— Cette histoire de sang, ce n’est pas ce que tu crois ! ai-je protesté. Je veux dire, j’étais juste au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout !

J’ai hésité à préciser : « comme Bruce Willis dans Die Hard », mais celui-ci tuait beaucoup de gens après, et sa relation avec sa meuf n’était pas exactement un modèle de réussite, alors je me suis abstenue.

Pendant qu’on discutait, Chloé avait renfilé ses rangers et était prête à partir. Clairement, je ne la convainquais pas.

— Peut-être qu’on est allées un peu vite, ai-je admis. Peut-être qu’on pourrait prendre le temps d’en rediscuter ? Autour d’un repas ?

Elle m’a regardée avec un air circonspect.

— Peut-être, a-t-elle admis. Peut-être pas. Dans tous les cas, il faut que j’y aille.

Je l’ai regardée partir, décontenancée. Les choses ne s’étaient vraiment pas passées comme je l’avais espéré. Heureusement que j’avais encore le reste du paquet de cigarettes que Carmen m’avait filé la veille.

Chapitre 2
Interrogatoire

Je devais retrouver Carmen aux Feuilles Rouges en début de soirée, aussi n’ai-je pas pu me permettre de passer trop de temps à faire le bilan de mes aventures sexuelles. J’ai tout de même décidé de me faire une boîte de raviolis avant d’y aller, et je me suis habillée pendant que la casserole chauffait. J’ai aussi ramassé les menottes, histoire de les ranger.

C’est à ce moment-là qu’on a frappé à ma porte. J’ai senti mon cœur bondir dans ma poitrine : était-ce Chloé qui revenait ? Peut-être qu’elle avait changé d’avis ? Je me suis précipitée vers la porte. Avant d’ouvrir, j’ai réalisé que j’avais les menottes à la main, et je les ai planquées derrière mon dos. Visiblement, j’avais été un peu trop rapide avec elle, alors il valait mieux faire preuve d’un peu plus de tact.

Quand j’ai ouvert, j’ai été déçue de voir qu’il ne s’agissait pas de Chloé, mais d’une femme d’une trentaine d’années. Elle avait à peu près la même taille que moi, et portait une tenue chic, avec pantalon tailleur et veste noire. Pas le genre de personnes qui frappait d’habitude à ma porte. Non pas qu’il y avait des masses de gens pour frapper à ma porte d’habitude.

Elle m’a montré une carte, qu’elle m’a foutue sous le nez.

— Lieutenant Angela Lockheart, a-t-elle dit. Brigade surnaturelle.

Avant que j’aie pu me décider entre l’inviter à entrer ou refermer la porte sur elle, elle s’est précipitée dans mon appartement et a jeté un coup d’œil aux alentours. Alors que je la regardais, un peu abasourdie, elle s’est tournée vers moi et a remarqué les menottes que j’avais à la main.

— D’habitude, c’est moi qui les passe, a-t-elle dit.

J’ai jeté les menottes sur le canapé, un peu dégoûtée. Même si la discussion qu’on avait eue au lit avec Chloé me pesait, ce qu’on avait fait avant restait un moment agréable. Le fait de voir une véritable policière entrer dans mon appartement juste après une séance sado-masochiste avec une amante déguisée en policière souillait ces souvenirs plaisants.

— Qu’est-ce que vous voulez ? ai-je demandé.

Lockheart est retournée à la contemplation de mon appartement, où il n’y avait pourtant pas grand-chose à admirer.

— C’est fou, a-t-elle dit, ce qu’on peut apprendre sur quelqu’un en regardant les livres dans sa bibliothèque.

Je n’avais pas encore de « bibliothèque », et les quelques bouquins que j’avais étaient encore dans des cartons.

— Je préfère les liseuses électroniques, ai-je répliqué.

La policière m’a fait un petit sourire.

— Vous pouvez refermer la porte. Il vaut peut-être mieux que la discussion qu’on va avoir reste privée.

J’étais restée à l’entrée de mon appartement, espérant sans doute que la policière allait ressortir aussi vite qu’elle était entrée. Manifestement, elle comptait rester un moment.

J’ai refermé la porte, et je suis revenue dans mon salon.

— Je suis pressée, ai-je expliqué.

— Vous avez mis à chauffer des raviolis, a-t-elle dit. Vous comptez bien les manger, non ? On peut discuter en même temps.

J’ai soupiré, et je suis allée chercher ma casserole, que j’ai posée sur la table du salon. De son côté, la policière a fouillé dans le sac qu’elle avait en bandoulière, et en a sorti le même appareil que j’avais vu dans les mains d’un de ses collègues la veille. Un détecteur thaumaturgique, censée mesurer mon niveau de surnaturalité.

Je n’ai pas protesté alors qu’elle passait l’engin à côté de moi, et je me suis à la place assise à table, devant ma casserole de raviolis. Je comptais me contenter de répondre à ses questions en lui en disant le moins possible.

— Intéressant, a-t-elle dit.

À l’aide d’une fourchette, j’ai attrapé un ravioli directement dans la casserole et je l’ai avalé, ignorant la perche qu’elle me tendait. Elle voulait que je demande « qu’est-ce qui est intéressant ? », et il était hors de question que je lui accorde ce plaisir.

— Cet engin me dit que vous êtes une humaine ordinaire, a-t-elle fini par dire sans que j’aie à poser la question. Ce n’est pas ce que j’ai vu dans le rapport d’hier.

— Souvent femme varie, ai-je répliqué.

— Vous avez dit que vous aviez fait des études de sorcellerie, a-t-elle dit. Où ça ?

J’ai soupiré. Ça allait être ce genre d’interrogatoire. Devoir justifier les maigres capacités surnaturelles que j’avais.

— Lille, ai-je répliqué.

— Quel dommage que la politique de la Sororité de sorcellerie soit de ne pas répondre aux demandes de la police pour confirmer qui a étudié là-bas où pas, hein ?

J’ai avalé un nouveau ravioli sans rien répondre. Celui-ci était encore un peu froid, mais je n’avais pas envie de retourner les faire réchauffer. J’avais peur que ça n’incite la policière à rester.

— Je voulais vous montrer quelque chose, a-t-elle dit.

Cette fois-ci, c’est un mini ordinateur portable qu’elle a sorti de sa sacoche. Qu’est-ce qu’elle avait comme engins dans son sac ! Elle a déplié le laptop en face de moi. L’écran s’est ouvert sur une vidéo pixelisée et en noir et blanc. La qualité était mauvaise et l’image était en pause, mais j’arrivais à reconnaître la scène : elle se situait dans le parking d’un grand hôtel, et j’étais adossée face à un pilier, avec un vampire muni d’un couteau en face de moi.

— Ça ne marche pas comme dans les films, a expliqué Lockheart. On n’a pas vraiment la technologie pour le zoom infini. Cela dit, il y a quand même quelque chose d’intéressant.

Elle a mis la vidéo en marche, et j’ai vu sous un autre angle ce que j’avais vécu hier : le vampire qui s’approchait de moi. Moi qui brisais une bouteille de verre. Moi qui lui disais de se casser. Le vampire qui s’arrêtait quelques instants. Puis sa tête qui explosait à cause du coup de feu de Séléna, qui se trouvait hors champ.

— Vous êtes obligée de me montrer ça quand je mange ? ai-je demandé.

— L’agresseur s’approche de vous, a noté Lockheart en ignorant ma remarque, mais vous lui dites quelque chose et il s’arrête. C’était quoi ?

— « Casse-toi », ai-je dit.

— Vous n’aviez qu’une bouteille de verre, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pas vraiment une arme mortelle contre un vampire, hein ?

Je n’ai pas répondu et j’ai repris un ravioli. Lockheart a rabattu le couvercle de l’ordinateur, et m’a jeté un regard inquisiteur.

— Avez-vous fait usage de sorcellerie à ce moment-là, Jessica ? a-t-elle demandé.

J’ai soupiré et j’ai posé ma fourchette, avant de regarder la policière dans les yeux.

— Je n’en sais rien, ai-je dit. Parfois, ça sort spontanément. Surtout quand on est en danger. J’ai fait quelque chose de mal ?

J’étais sincère. Sur le moment, je n’avais même pas pensé que la pause du vampire avait quoi que ce soit à voir avec de la sorcellerie. Évidemment, maintenant qu’elle en parlait, il avait eu l’air effrayé, et ça n’était sans doute pas venu que de la bouteille en verre. Est-ce que j’étais capable de faire ce genre de choses ?

— Vous êtes quelqu’un qui déménage beaucoup, n’est-ce pas ? a-t-elle continué.

J’ai haussé les épaules. Je ne voyais pas en quoi ça la regardait, ni le rapport avec sa question précédente, alors je me suis contentée de déguster un ravioli.

— Évidemment, a-t-elle ajouté, ce n’est pas un crime. Mais certaines circonstances peuvent rendre ça un peu suspect. Comme la mort de deux loups-garous et d’un vampire dans la ville qu’on a quittée.

— Je n’y étais pour rien, ai-je protesté.

— Comme vous n’y étiez pour rien dans la mort d’hier. C’est amusant, les coïncidences, non ? Surtout quand elles se répètent.

— Est-ce que vous m’accusez de quelque chose ? ai-je demandé.

Lockheart m’a fait un petit sourire. Si ça devait être un sourire rassurant, l’effet était raté, parce que ça lui donnait surtout une petite mine sadique.

— Non. Pas pour l’instant, en tout cas. Je veux dire, je n’ai aucune idée des livres que vous lisez, et j’aime bien avoir cette information avant de me faire mon jugement.

J’ai avalé un autre ravioli froid pour m’éviter de chercher quelque chose à répondre à ça.

— Vous savez pourquoi je suis devenue policière ? a-t-elle demandé.

— Pour le sentiment de pouvoir que ça vous donne sur les gens qui voudraient juste manger tranquillement ?

— Non. Ça, j’y ai pris goût après, mais ce n’est pas ce qui me faisait rêver. Ce qui m’a poussée à devenir policière, c’est le côté « résoudre des mystères », vous voyez ? Et vous, Jessica, vous êtes un mystère.

Je n’aimais pas beaucoup ce qu’elle me disait. Dans la tête d’un policier, on passait vite de « mystère » à « suspecte ». C’était bien ma veine, tiens. D’habitude, lorsque je disais que j’avais des capacités en sorcellerie, tous les vampires et les loups-garous se foutaient de moi et personne ne me croyait. La seule personne qui me prenait au sérieux, il fallait que ce soit une keuf de la brigade surnaturelle.

Lockheart a rangé son ordinateur.

— En parlant de mystère, il y en a un autre qui m’intrigue.

Elle a sorti une pochette cartonnée de sa besace. J’ai levé les yeux au ciel.

— Vous allez me montrer l’intégralité de ce que vous avez dans votre sac à main ?

— Oh, non, a-t-elle répliqué. Vous avez déjà votre propre paire de menottes.

Elle a ouvert sa pochette et m’a montré la photo d’une gamine. J’ai mangé un ravioli, pas très intéressée.

— Léa Soulier, a dit Lockheart, sept ans.

— Fabuleux, ai-je dit.

La policière a tourné la photo, me montrant la suivante. Il s’agissait de la même gamine, ou plutôt de son cadavre. Son visage était passablement défiguré par les deux balles qu’elle avait prises dans la tête.

— Bordel de merde ! ai-je juré. C’est quoi votre problème à me montrer ça pendant que je suis en train de manger ?

— Vous pensez que j’aime voir cette photo ? a répliqué la policière. J’ai aussi celle de son père, si vous voulez. Elle n’est pas plus belle à voir.

Jusqu’ici, elle s’était montrée calme, mais là, elle avait presque crié. Je l’ai regardée, un peu surprise. Elle semblait vraiment en colère. Je ne voyais pourtant pas bien ce que j’avais à voir avec la mort de cette gamine.

— D’accord, ai-je dit, conciliatrice. Expliquez-moi si vous voulez. Mais je peux me passer de photos, d’accord ?$

— Quelques jours avant ça, a expliqué Lockheart sur un ton plus neutre, Baptiste Moretti était abattu. Le tir venait de l’appartement voisin de celui des Soulier.

— Je suis censée savoir qui est ce Moretti ? ai-je demandé.

— Un vampire, tueur à gages, que personne ne regrettera. Le lendemain de sa mort, les parents de Léa venaient au commissariat. Juste après le coup de feu, leur fille avait vu quelqu’un sortir de l’appartement voisin. Quelqu’un dont la description correspondait tout à fait à votre amie Séléna.

J’ai soupiré. On en venait donc à ça.

— Séléna n’est pas mon amie, ai-je répliqué.

Je me suis tout de même posé des questions, évidemment. Est-ce que c’était elle qui avait fait ça ? C’était une tueuse, une ancienne mercenaire. Mais de là à tuer une gamine de sept ans ? Et en même temps, si on l’avait payée pour ? Toutes ces questions se sont bousculées dans ma tête, mais j’ai tâché de les chasser. J’aurais le temps de me les poser plus tard, au calme, sans avoir une policière qui voulait me tirer les vers du nez.

— Alors, a dit Lockheart en rangeant son dossier, si vous voulez un conseil : faites en sorte que ça reste comme ça. Vous n’avez pas envie d’être une de ses amies.

Elle a jeté un regard hautain sur la trace de morsure que j’avais au cou, puis a ajouté :

— Et, si j’étais vous, je reverrais mes fréquentations. Les filles dans votre genre qui fréquentent le genre de milieu que vous fréquentez ont une fâcheuse tendance à finir en cadavre. Passez une bonne soirée.

Ouais. C’était bien parti pour.

***

Une fois la policière partie, j’ai ouvert un des cartons que je n’avais pas défaits depuis mon déménagement. Au milieu d’une lampe sans ampoule et de bijoux bon marché, il y avait une petite boîte métallique que j’ai attrapée.

Je me suis installée sur le canapé pour l’ouvrir, mais j’ai allumé une cigarette avant de le faire. Puis j’ai pris une grande inspiration et j’ai regardé les vieilles cassettes audio qu’elle contenait.

Quand j’avais neuf ans, mon papa était mort. Ces cassettes étaient à peu près tout ce qui me restait de lui. Il les avait enregistrées pour que je les écoute plus tard. Dedans, il me disait qu’il m’aimait, à quel point il était fier de m’avoir vu faire mes premiers pas ou du dessin que j’avais ramené de l’école. Ce genre de petits trucs que je réécoutais parfois sur un vieux baladeur quand je me sentais nostalgique.

Au milieu de ça, il parlait aussi d’autres choses. Des choses qui auraient pu me causer des problèmes si une lieutenant de la brigade surnaturelle avait mis ses mains dessus.

J’ai arraché consciencieusement les bandes de toutes les cassettes, et je les ai regroupées dans le cendrier. Puis, en essayant de ne pas trop y penser, j’ai pris mon briquet et je les ai regardées brûler en tirant sur ma cigarette.

Chapitre 3
Lâchez les chiens

Il faisait déjà nuit noire quand je suis arrivée aux Feuilles Rouges, ce qui voulait dire que j’étais à la bourre pour mon rendez-vous. J’espérais que Carmen comprendrait. Après tout, ce n’était pas de ma faute si une policière était venue me faire chier chez moi. Je n’étais pas obligée de lui dire que ce qui m’avait le plus mis en retard, c’était surtout de tergiverser sur ce que je devais faire des souvenirs que m’avait laissés mon papa.

Il n’y avait pas un monde fou dans le salon de thé, et Carmen était seule derrière le comptoir. Ça m’arrangeait, vu que sa collègue Émilie avait manifestement du mal à m’adresser la parole.

— Salut, ai-je dit en m’asseyant sur un tabouret. Désolée du retard.

— Ça va ? a demandé Carmen.

J’ai secoué la tête.

— Je ne sais pas, ai-je admis. Fin d’aprèm intéressante, début de soirée merdique.

Elle m’a jeté un regard interrogateur. Comme on était seules autour du comptoir, et qu’aucun client ne sollicitait son attention, j’ai décidé de lui déballer ce qui s’était passé avec Chloé.

— Tu penses que je suis une trouduc ? ai-je demandé après lui avoir raconté. Je veux dire, d’un point de vue romantique et tout ça ?

Carmen m’a fait un demi sourire, et a haussé les épaules.

— Je ne suis pas sûre d’être la bonne personne pour juger là-dessus. On me reproche souvent d’être trop froide.

— Ben, t’es une vampire.

— Cela dit, a repris Carmen, je voulais surtout savoir comment allait ta blessure à la tête et si les événements d’hier ne t’avaient pas trop traumatisée. Visiblement, ça n’a pas l’air d’être ce qui te préoccupe le plus.

— Oh, ai-je dit. Ça. Non, de ce point de vue-là, ça va.

La blessure à mon crâne avait cicatrisé, et je n’avais pas mis d’autre pansement que le bandage que m’avait fait Chloé. Et encore, je l’avais retiré dès qu’elle était partie. J’avais eu peur d’avoir des gros bleus au visage, mais ce n’était pas le cas. Je ne marquais pas beaucoup.

— Et toi ? ai-je demandé. Ça va ?

Hier, Carmen avait semblé plus éprouvée par la confrontation que moi. Le fait que j’avais déballé mes histoires romantiques avant de lui demander comment elle allait montrait bien que j’étais un peu une trouduc. Peut-être que Chloé avait raison de vouloir éviter une relation avec moi.

Carmen a hésité avant de répondre.

— Je ne sais pas trop, a-t-elle fini par dire. Je sais que ça peut paraître étrange pour une vampire, mais je ne suis vraiment pas habituée à la violence.

Je lui ai fait un petit sourire rassurant.

— Je sais. Je suis désolée. Tu m’avais recrutée pour assurer ta protection, et j’ai merdé.

— Ne sois pas idiote. Mais puisqu’on parle de ça…

Elle a cherché quelque chose derrière le bar, et m’a tendu une enveloppe, qu’elle a fait discrètement glisser sur le comptoir.

— Voici la somme dont on avait convenu. Et un petit bonus.

— Merci, ai-je dit en rangeant l’enveloppe dans mon sac à main.

Ça m’arrangeait qu’il y ait un complément inattendu. L’état de mes finances n’était pas terrible : mis à part mon rôle de « garde du corps » de la veille, je n’avais pas de taf. Je n’étais pas vraiment faite pour le monde du travail. J’avais tenté des petits boulots, mais j’avais le chic pour me faire virer, soit parce que je n’arrivais pas à me lever tôt, soit parce que j’avais mis un coup de tête à un client relou.

En plus de ça, j’avais dû emprunter à cause du déménagement : autant dire que mon compte était plutôt dans le rouge. D’ailleurs, à propos du déménagement, c’était essentiellement Carmen qui m’avait prêté de la thune.

— Tu as enlevé l’argent que je te devais ? ai-je demandé.

— Considère que ça fait partie du bonus.

J’ai froncé les sourcils. Ça commençait à faire beaucoup d’argent pour quelques heures de boulot. Évidemment, d’un point de vue financier, ça m’arrangeait, mais je ne pouvais pas m’empêcher de trouver ça suspect. Carmen n’était pas richissime : son salon de thé ne brassait pas des millions.

— Tu m’as sauvé la vie, a-t-elle dit. Et celle de Thomas. Je l’ai eu au téléphone tout à l’heure. Tu l’as beaucoup impressionné.

Je suis restée perplexe. Est-ce que ça voulait dire que l’argent que je venais d’accepter ne venait pas juste de Carmen, mais aussi de Thomas Rivière ? Je n’étais pas sûre d’être très à l’aise avec cette idée.

Carmen s’est penchée un peu au-dessus du comptoir pour pouvoir me parler sans qu’on l’entende.

— Et, si tu cherches toujours un boulot, je pense qu’il y a moyen de s’arranger.

Je ne cherchais pas vraiment à bosser. C’est juste que c’était à priori le prérequis pour avoir de l’argent.

— Quel genre de boulot ? ai-je demandé.

On a été interrompues par un type qui venait demander deux tasses de thé au sang. Carmen l’a servi, puis est revenue à côté de moi.

— J’avais dans le projet d’élargir les horaires d’ouverture, a-t-elle expliqué. En journée. J’aurais besoin de quelqu’un derrière le comptoir qui ne craint pas les rayons de soleil.

— Oh, ai-je dit.

Je ne savais pas si je devais être soulagée ou déçue : vu ce qu’elle m’avait dit avant, comme quoi j’avais impressionné le chef local de l’Ordre vampirique, je m’attendais à moitié à ce qu’on me propose un rôle de porte-flingues.

Carmen a dû remarquer mon expression, car elle s’est à nouveau penchée vers moi.

— Et de quelqu’un qui n’a pas peur de la confrontation pour certaines soirées où il y a un peu plus de monde, a-t-elle ajouté à voix basse.

— Je vois, ai-je dit.

— La bonne nouvelle, a-t-elle ajouté, c’est que ce serait un vrai contrat de travail. Un CDI, peut-être.

— Et la mauvaise ? ai-je demandé.

Carmen a écarté les bras en signe d’impuissance.

— Ça ne dépend pas que de moi. Pour une embauche comme ça, il faut que je fasse valider la décision, vu que ça va être aussi son argent.

J’ai soupiré. Je voyais venir le souci.

— Émilie ne voudra jamais que je bosse ici. Elle ne veut déjà pas m’adresser la parole.

Carmen a paru surprise de ma remarque.

— Émilie ? a-t-elle dit.

— Ouais, je vois bien qu’elle ne me porte pas dans son cœur.

Pour autant que cette fille ait eu un cœur.

— Je ne sais pas pourquoi tu dis ça. Elle n’a rien contre toi.

Ben voyons.

— De toute façon, a ajouté Carmen, ce n’est pas d’Émilie dont il s’agit. Je parlais de Thomas.

J’ai froncé les sourcils. Lui, encore ? Pourquoi il avait son mot à dire sur qui travaillait dans le salon de thé ? Je ne l’avais jamais vu y foutre les pieds.

— Thomas Rivière ? ai-je demandé. Pourquoi ? C’est Émilie qui bosse avec toi, non ?

— Oui, mais elle n’a pas avancé les fonds pour l’ouvrir. Thomas est en partie propriétaire du lieu, Jessie. Et si je veux pouvoir avoir une employée supplémentaire, il va devoir mettre une rallonge.

— Oh, ai-je dit.

— Ne t’en fais pas, m’a-t-elle rassurée. J’en ai déjà un peu parlé avec lui, il avait l’air partant. Il voudrait juste qu’on se voie cette nuit pour discuter. Si ça te va.

J’ai haussé les épaules. Je n’avais rien de prévu.

— Pourquoi pas ?

J’ai regardé ma tenue. J’avais juste enfilé mon pantalon en cuir et un haut noir. Je n’avais pas prévu d’avoir un entretien d’embauche.

— Tu penses que je devrais me changer ? ai-je demandé.

Carmen a souri devant ma question.

— Je pense que ça fera l’affaire. Évite juste de défendre Séléna devant lui, d’accord ?

— Ouais ? Peut-être qu’elle a raison, cela dit. Si j’ai le boulot, je devrais peut-être me syndiquer.

La vampire a levé les yeux au ciel.

— Attends au moins d’avoir signé le contrat, d’accord ?

***

Vu qu’il n’y avait pas une grande affluence ce soir-là, et que Carmen semblait confiante sur la réponse que lui donnerait Rivière, je suis passée derrière le comptoir et elle m’a expliqué comment marchaient les différents engins. Il n’y avait pas grand-chose de vraiment compliqué, et j’ai vite assimilé le fonctionnement de la tireuse à bière, de la machine à café, et de la caisse enregistreuse. Pour ce qui était du thé, il s’agissait en réalité de sachets tout préparés. Ça la foutait un peu mal pour un établissement qui se présentait comme un salon de thé, mais les vampires n’étaient pas regardants là-dessus, tant qu’il y avait l’ajout de sang synthétique directement dans l’eau bouillante.

— Les vampires peuvent avaler de l’eau, m’a expliqué Carmen. Le thé ne pose pas de problème, même sans la moindre goutte de sang. Mais la plupart des vampires préfèrent quand il y a plus d’hémoglobine que d’eau.

Tout cela me rendait un peu perplexe, mais après tout, qui étais-je pour juger les pratiques d’autres gens ? Un type au look de hipster s’est approché du comptoir, et je me suis dirigée vers lui, contente de pouvoir servir mon premier thé au sang. Pas de bol, il voulait une bière. Je n’avais pas fait attention, mais c’était un lycanthrope.

— Il n’y a pas de bière avec des morceaux de chair pour les garous ? ai-je demandé à Carmen après avoir servi le client.

La vampire m’a regardée avec un air vide.

— Est-ce que ça t’arrive de rigoler ? ai-je soupiré.

— Oui. Il faut juste que ce soit drôle. Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Elle avait les yeux rivés vers la porte de l’établissement, et j’ai suivi son regard. Juste devant les Feuilles Rouges, Séléna était en train de fumer une cigarette en faisant les cents pas. Elle était suivie par deux gros chiens dépenaillés.

— Bizarre, ai-je commenté.

— Oui, a admis Carmen.

— Je pensais qu’elle vapotait, ai-je ajouté.

— Je parlais des chiens. Et du fait qu’elle se trouve devant mon établissement.

— Je ne sais pas, ai-je répliqué. C’est une punk, et ils ont bien une tête de chiens à punk. Je ne vois pas ce qu’il y a d’incongru.

— Je connais ces chiens, a dit Carmen.

Je l’ai regardée, perplexe. Je n’aurais pas imaginé que mon amie fréquentait les chiens à punk. Je n’ai pas eu le temps de lui poser la question car, devant le salon de thé, Séléna avait jeté son mégot. Elle a dressé son poing en l’air d’un geste très militaire, et les deux toutous se sont immobilisés devant la porte tandis qu’elle entrait.

Elle s’est dirigée d’un pas vif vers le comptoir, et s’est plantée en face de Carmen avec un air menaçant.

— Il faut qu’on parle, a-t-elle dit.

Elle avait le visage brûlé. Je veux dire, encore plus brûlé que la veille. Est-ce que cette fille s’amusait à se faire des séances de bronzage alors qu’elle était une vampire ? Mais bon, après tout, encore une fois, qui suis-je pour juger les pratiques d’autres personnes ? Peut-être qu’elle aussi était masochiste.

Carmen a levé un sourcil et a croisé les bras.

— Parlons, a-t-elle dit.

— J’ai un message pour Rivière et les autres trouducs de l’Ordre vampirique.

Deux vampires qui étaient jusque-là en train de discuter autour d’une tasse de thé (vide depuis un moment ; les morts-vivants ne semblaient pas renouveler leur consommation très souvent, pas étonnant que Carmen ait envie d’étendre ses horaires d’ouverture en journée…) se sont levés et ont regardé la tenancière d’un air interrogatif. Celle-ci leur a fait un petit signe de la tête et ils se sont rassis.

Intéressant. Je n’y avais jamais prêté attention, mais visiblement Carmen pouvait compter sur du renfort s’il y avait du grabuge chez elle.

— Je t’écoute.

— Je n’apprécie pas beaucoup qu’il y ait des descentes de police dans les squats de vampires et de loups-garous. Dis à tes copains de l’Ordre que s’ils se servent de ça pour toucher à un seul cheveu d’un vampire non enregistré, il y aura des conséquences.

Carmen est restée impassible.

— Est-ce que c’est des menaces ? a-t-elle demandé.

Séléna a eu l’air déconcertée, mais elle s’est vite reprise.

— Évidemment que c’est des menaces ! s’est-elle exclamée. Qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire d’autre, « il y aura des conséquences » ?

Carmen a hoché la tête.

— Autre chose ? a-t-elle demandé.

— Ouais ! Ma bagnole. Elle est chez les keufs. J’aimerais bien la récupérer, vu que c’est à cause de votre chef que je me la suis fait confisquer.

— Je transmettrai, a dit Carmen sur un ton neutre.

— C’est quoi, cette histoire ? ai-je demandé.

Séléna s’est tournée vers moi, le regard plein de rage.

— Sous prétexte qu’elle était à côté d’une scène de crime, et que j’avais rangé mon fusil dedans, ces connards me l’ont embarquée !

— Je voulais dire, cette histoire de descente de flics et de vampires non enregistrés, ai-je précisé.

— Demande à ta patronne, a répliqué Séléna d’un ton cassant. Elle pourra t’expliquer.

— L’Ordre cherche à recenser tous les vampires, a expliqué Carmen sur un ton plus calme. L’idée serait que tous fassent partie de l’Ordre. Mais, évidemment, on ne peut pas forcer les gens à le faire, alors il y a des vampires non enregistrés. Je suis sûre que je t’avais briefée là-dessus.

J’ai pris un air innocent. Peut-être bien qu’elle l’avait fait, mais ça ne me disait rien. Cela dit, je n’allais pas l’admettre si facilement.

— Oui, ai-je bluffé. C’est juste l’expression qui ne me disait rien.

— Et est-ce que tu lui as parlé de ce que vous faites aux vampires qui ne veulent pas être « recensés » ? a demandé Séléna.

Carmen a haussé les épaules.

— Rien, a-t-elle dit. On ne peut forcer personne, comme je l’ai dit.

Séléna s’est mise à ricaner.

— Ben voyons. Et je suppose que vous n’avez rien à voir avec les descentes de flics, hein ?

Carmen a soupiré, et a posé ses deux coudes sur le comptoir, en plongeant son regard dans celui de Séléna.

— Tout ce que je sais, c’est ce que des clients m’ont raconté. Deux squats expulsés. Est-ce que j’apprécie ça ? Non. Est-ce que je donne des ordres à la police ? Aussi surprenant que ça puisse paraître, non.

Séléna s’est approchée à son tour, et a collé son visage à quelques centimètres de mon amie. Un moment, j’ai cru qu’elles allaient se taper dessus, et je me suis demandé ce que j’étais censée faire si ça arrivait. Je n’avais pas vraiment envie de devoir me battre contre Séléna.

— Et, bien sûr, a-t-elle demandé, vous n’allez pas profiter de ces arrestations pour mettre au pas des vampires qui préféraient rester inconnus de l’Ordre, hein ?

Carmen a lentement levé la main, qu’elle a pointée vers la porte. Je pensais que c’était pour dire à Séléna de sortir, mais en fait, elle montrait les deux chiens qui étaient restés à l’entrée.

— Je connais ces deux clebs, a-t-elle dit. Je ne me rappelle plus leurs noms, un truc ridicule comme « Virus » et « Triplex », non ? C’est les chiens de Bébert. Je suis à peu près sûre qu’il n’apprécierait pas trop s’il savait que tu utilises des capacités vampiriques pour les faire obéir.

Il y a eu un moment de silence, puis Séléna s’est écartée un peu et a poussé un soupir.

— Ouais, ben il n’avait qu’à les éduquer correctement.

— Là où je veux en venir, a répliqué Carmen, c’est que je connais Bébert. Comme j’ai déjà croisé pas mal des vampires qui ne sont pas recensés par l’Ordre. C’est une petite ville. Je ne suis pas pote avec eux, ils ne viennent pas souvent boire des coups ici, mais je ne crois pas que personne ait débarqué chez eux et leur ait collé un flingue sur la tempe pour les forcer à s’enregistrer. Et, vu qu’ils sont toujours là, c’est que visiblement personne ne les a décapités parce qu’ils refusaient de le faire.

Séléna l’a regardée un moment, semblant hésiter à la croire ou pas.

— Maintenant, a repris Carmen sur un ton plus doux, je comprends que tu t’inquiètes pour eux, mais j’apprécierais que tu évites de me menacer ou de m’insulter. Je vais mettre ça sur le compte du stress. Est-ce que tu veux quelque chose à boire ?

— N’essaie pas de me refiler une des saloperies dégueulasses que tu oses qualifier de thé ! a répliqué Séléna.

Elle s’est ensuite tournée vers moi, puis a de nouveau regardé Carmen, et a fini par hausser les épaules.

— Je veux bien un chocolat chaud, cela dit. Mais n’essaie pas de me mettre du sang synthétique dedans. Je suis une vraie vampire, je ne bois pas cette merde.

À ma grande surprise, Carmen s’est mise à rire.

— Tu vois ? m’a-t-elle dit. Ça, c’est drôle.

— Tu parles, ai-je répliqué. Tu te forces à rire pour faire baisser la tension. Ma blague était meilleure.

— C’était quoi ? a demandé Séléna.

— J’ai suggéré que puisqu’il y avait du thé au sang pour les vampires, il pourrait y avoir de la bière à la chair pour les loups-garous.

Séléna s’est assise sur un tabouret, et m’a jeté un air navré.

— Ce n’est pas drôle, a-t-elle dit.

— Vous n’avez aucun goût, ai-je râlé en commençant à préparer le chocolat chaud. Cela dit, je suis contente d’avoir réussi à vous mettre toutes les deux d’accord sur un truc.

***

Séléna touillait son chocolat chaud. Carmen, de son côté, s’était servi un thé, tandis que j’avais pris une bière. On était silencieuses toutes les trois. L’intégralité des gens présents dans l’établissement nous dévisageait discrètement.

Séléna a porté la tasse de chocolat chaud à ses lèvres, puis les a léchées, et a commenté :

— Pas si mauvais.

Ouf. On allait éviter une guerre entre vampires, au moins pour cette nuit.

— Je peux te demander ce qui est arrivé à ton visage ? ai-je fait.

— Non, a répondu Séléna en sortant une cigarette.

Elle a interrogé Carmen du regard, qui a répondu par un haussement d’épaules. En théorie, le salon de thé était non fumeur, mais il y avait parfois des exceptions. De toute façon, vu le peu de mortels présents, personne n’allait râler sur la nocivité du tabagisme passif.

— Tu ne vapotes plus ? ai-je demandé alors que Séléna allumait sa cigarette.

— Non. Ma clope électronique a pris la flotte, je l’ai mise à sécher avant de m’en resservir. J’espère qu’elle va remarcher. Ça coûte cher, ces conneries.

J’ai bu une gorgée de bière. Séléna a poussé un soupir.

— Tu es censée me demander pourquoi elle a pris la flotte.

J’ai froncé les sourcils. Je ne voyais pas trop pourquoi. Je ne m’intéressais pas plus que ça à la vie de sa vapoteuse. Mais comme je suis une fille polie, j’ai tout de même obéi :

— Pourquoi elle a pris la flotte ?

— Je me suis jetée dans le fleuve.

— Pourquoi tu t’es jetée dans le fleuve ?

Cette fois, j’avais compris qu’elle attendait de moi que je lui pose la question.

— Il y a des flics qui voulaient me suivre quand j’ai été relâchée du commissariat. Je me suis dit que, comme ils devaient respirer, ils ne pourraient pas me suivre sous l’eau. Aussi, comme il faisait jour, ça m’évitait de trop cramer. Ça répond aussi à la question que tu voulais me poser sur ma brûlure.

J’ai acquiescé de la tête.

— J’ai aussi eu la visite d’une policière, ai-je dit.

Carmen m’a regardée avec un air surpris.

— Tu ne m’as pas parlé de ça.

— J’avais des choses plus importantes en tête.

Comme ma relation (ou mon début de relation, ou ma fin de relation, tout cela n’était pas très clair) avec Chloé.

— Lockheart, ai-je dit. Elle voulait me poser des questions sur toi. Savoir si tu avais tué une gamine.

Évidemment, je m’adressais à Séléna. Qui sirotait son chocolat, l’air beaucoup plus calme que tout à l’heure.

— Elle m’a posé des questions aussi.

— Et ? ai-je demandé.

— Quoi ?

— Est-ce que tu as tué une gamine ?

Carmen m’a jeté un regard noir. Apparemment, ce n’était pas le genre de questions qu’on était censée poser à une ancienne mercenaire tueuse à gages qui venait d’abandonner les menaces pour siroter un chocolat chaud.

Cela dit, Séléna n’a pas eu l’air offusquée, et elle s’est contentée de hausser les épaules.

— Pas celle-là, a-t-elle dit. Merci pour le chocolat.

Elle s’est levée, et a regardé Carmen.

— Tu passeras mon message ?

Carmen a acquiescé d’un petit signe de tête.

— Bien. À plus.

Elle est sortie du bar, a levé la main, la paume parallèle à son corps, et les deux chiens l’ont suivie en file indienne. Carmen s’est permise un soupir de soulagement en la voyant partir.

— Ça pourrait être mauvais, a-t-elle dit en me regardant.

J’ai haussé les épaules.

— Elle était énervée, mais ce que tu as dit a réussi à la calmer.

— Ouais. J’espère juste que je ne me suis pas trop avancée.

J’ai levé un sourcil pour exprimer ma perplexité. Ou tout du moins, j’ai essayé, mais je n’étais pas très douée pour lever un seul sourcil. Carmen, elle, était vachement forte pour ça. Peut-être un pouvoir vampirique. En tout cas, malgré mon amateurisme dans le domaine, elle a compris ce que je voulais dire.

— Beaucoup de vampires de l’Ordre, progressistes comme conservateurs, ne voient pas d’un très bon œil ces vampires non enregistrés, dont la transformation n’a en général pas été approuvée.

Elle a haussé les épaules.

— J’en parlerai à Thomas tout à l’heure. Je pense qu’il sera raisonnable, mais j’espère que les autres aussi. Sinon, tu ne m’avais pas parlé de cette visite de la policière.

J’ai fait un petit geste évasif de la main.

— Elle voulait surtout parler de Séléna. Ce n’était pas ce dont j’avais le plus envie de parler.

— Donc, tu ne risques pas d’avoir de problèmes ? m’a-t-elle demandé à voix basse.

J’ai repensé avec un pincement au cœur à tous les enregistrements de mon père que j’avais détruits.

— Non, ai-je dit, d’un ton plus assuré que je ne l’étais vraiment.

Chapitre 4
Entretien avec un vampire

On est restées aux Feuilles Rouges jusqu’à minuit. La soirée avançant, il y avait un peu plus de clients, et j’ai eu l’occasion de servir mes premières tasses de thé au sang.

Finalement, Émilie est arrivée, ce qui nous a permis de lui laisser tenir le bar pendant qu’on allait voir Thomas. Encore une fois, la vampire blonde a évité de m’adresser la parole, même quand Carmen lui a expliqué que j’allais sans doute être sa future collègue.

— Elle ne m’aime pas, ai-je dit en montant dans la BMW de mon amie.

— Je pense vraiment que tu te fais des idées.

J’ai poussé un soupir tandis qu’elle démarrait. À un moment, il faudrait que j’aille demander frontalement à Émilie si elle avait un problème avec moi. Mais ce n’était pas l’urgence.

— Il y a d’autres choses sur lesquelles je dois être briefée quand je vais parler à Rivière ?

Carmen a secoué la tête.

— Je ne crois pas. Essaie d’être polie.

— Ouais. Être polie.

J’ai pris une inspiration pour me détendre. Carmen a remarqué que j’étais un peu stressée, car elle m’a fait un petit sourire furtif, avant de ramener son regard à la route.

— Ne t’en fais pas. Ça va être relax.

— Ouais. Un entretien d’embauche relax. Pour un vrai boulot. Avec le chef des vampires de la ville. Pas de raison d’être nerveuse.

***

Je m’attendais un peu à ce que Thomas Rivière habite dans une magnifique villa, mais ce n’était pas le cas. Comme moi, il vivait dans un immeuble. D’accord, ce n’était pas le même genre d’immeuble : au rez-de-chaussé, il y avait un interphone avec caméra et du marbre sur les murs. L’ascenseur, de son côté, était vachement plus grand que le mien. Il y avait un grand miroir à l’intérieur de celui-ci, et j’en ai profité pour vérifier que j’étais à peu près bien coiffée et que je ressemblais vaguement à quelque chose.

Quant à l’appartement, évidemment, lui aussi était beaucoup plus grand que le mien. Et plus meublé, mais ce n’est pas bien difficile. Ce n’est pas Rivière qui nous a ouvert la porte, mais un type qui devait être son nouveau garde du corps : il mesurait plus de deux mètres et avait une carrure de body-builder. Je ne dis pas que les mecs avec ce physique sont obligés d’être garde du corps, hein, mais disons que ça faisait un faisceau d’indices. Physiquement, il avait aussi les cheveux bruns et longs, mais ça ne me semblait pas jouer ni dans un sens ni dans l’autre pour déterminer sa profession.

Il a dû reconnaître Carmen, car il nous a fait signe de rentrer. Il ne s’est pas présenté, et mon amie n’a pas jugé bon de nous introduire ; j’ai donc dû tendre la main vers lui.

— Jessie, ai-je dit.

Il m’a regardée un moment sans comprendre. Peut-être que j’étais censée faire comme s’il n’était pas là, mais, vu sa carrure, je ne pouvais pas non plus prétendre ne pas l’avoir vu. Finalement, il m’a fait un petit sourire et m’a attrapé la main.

— Sergeï.

J’ai finalement suivi Carmen dans le salon, où se trouvaient Thomas Rivière et Régis Gauthier. Je ne m’attendais pas à voir ce dernier, et j’espérais qu’il n’allait pas me sortir du baratin de cadre dynamique ou me poser des questions sur le marketing ou les finances.

Les deux se sont levés en nous voyant. Comme la veille, Thomas Rivière a fait la bise à Carmen et a commencé à me faire un baise-main. Cette fois-ci, cependant, il a dû remarquer mon air gêné, car il m’a fait un petit sourire.

— Pardon, l’habitude des interactions entre vampires… Nous sommes parfois très vieux jeu.

Il m’a finalement serré la main. Régis Gauthier a fait de même avec moi, et il a également préféré ce mode de contact avec Carmen. Pas de bise pour lui, donc. Je me suis demandé si ça révélait quelque chose sur ses relations avec mon amie ou si c’était juste une différence d’habitude.

— Vous voulez des boissons ? a demandé Rivière. J’ai du sang excellent. Synthétique, mais on ne dirait pas, et avec un petit arrière-goût épicé. J’ai aussi du jus de fruits.

Carmen a accepté la proposition de son ami, et j’ai moi-même pris un jus de fraise, histoire de garder une cohérence dans la couleur de nos boissons. J’ai été un peu surprise de voir Sergeï se charger de nous apporter nos rafraîchissements, pendant que Rivière nous faisait signe de nous asseoir sur des fauteuils en cuir. Est-ce qu’un garde du corps était aussi censé faire ce genre de boulot ? Est-ce qu’il n’était, en fin de compte, pas garde du corps ? Ça ne me concernait pas vraiment, aussi ai-je plutôt porté mon attention sur Gauthier pendant qu’on se faisait servir.

La veille, je n’avais pas prêté attention à ce type, que je trouvais plus insupportable qu’autre chose. En le regardant de plus près, je ne le trouvais pas très vampirique. Thomas Rivière portait certes des costards dernier cri plutôt que des vieilles queues-de-pie, mais il avait de longs cheveux châtain, un visage de beau gosse et un regard un peu ténébreux. Gauthier, lui, était petit et chauve, et ressemblait plus à l’image que je me faisais d’un banquier que d’un vampire. D’accord, j’avais déjà traité mon banquier de vampire quand je me faisais prélever des agios pour avoir été à découvert, mais vous voyez ce que je veux dire.

— Tu as raison, a dit Carmen en goûtant son breuvage. Il est délicieux.

Sergeï nous avait servies dans des verres ballons magnifiques, ce qui était peut-être d’usage pour du sang, même synthétique, mais faisait un peu bizarre pour mon jus de fraise.

— Je ne comprends vraiment pas les traditionalistes, s’est exclamé Rivière. Toute cette focalisation sur le vrai sang ! Ils ne réalisent pas la diversité de plaisirs dont ils se coupent ?

J’ai hésité à lui faire remarquer que s’ils ne pouvaient pas manger de frites, leur diversité de plaisirs culinaires était tout de même bien limitée, mais je me suis dit que ça risquait d’être vu comme dire du bien de Séléna alors qu’il ne pouvait pas la blairer, aussi me suis-je contentée de goûter mon jus de fraise. Lui aussi était plutôt bon : on voyait bien que ça ne venait pas de Lidl. Encore une réflexion peu raffinée que j’ai réussi à garder pour moi.

— À propos de diversité, a ajouté Gauthier, j’ai cru comprendre que tu avais une proposition concernant les Feuilles Rouges ?

Je me suis retenue pour ne pas froncer les sourcils. D’accord, Rivière était investisseur dans le salon de thé de Carmen, mais de quoi se mêlait Gauthier ? Est-ce qu’il était investisseur aussi ? Jusque-là, j’avais cru que c’était mon amie qui était la patronne du lieu, mais visiblement c’était plus compliqué que ça.

— Oui, a dit Carmen, avant de se tourner vers Rivière. Comme je te l’expliquais au téléphone, j’aimerais bien embaucher Jessica comme serveuse supplémentaire. Je me disais que cela permettrait d’élargir les horaires d’ouverture. Pas toute la journée, évidemment, mais commencer dans l’après-midi, lorsqu’il fait encore jour. Peut-être élargir un peu la gamme des produits qu’on propose, comme des biscuits ou des pâtisseries.

Elle a continué un moment à expliquer ce qu’elle avait en tête, et dont on avait déjà parlé un peu ensemble. L’idée d’avoir des trucs à grailler venait d’ailleurs de moi : en dehors du sang (et de Séléna), les vampires ne pensent pas beaucoup à la nourriture, mais je m’étais souvent retrouvée comme une conne en arrivant aux Feuilles Rouges sans avoir rien mangé avant. Carmen avait opposé un non catégorique à ma proposition de vendre des frites et des hot-dogs, mais les biscuits et les pâtisseries semblaient plus en accord avec le concept de salon de thé.

Gauthier gobait ses paroles avec un air passionné, hochant régulièrement la tête en approbation, mais Rivière semblait plus distant. Je n’étais pas sûre que ça s’annonce très bien.

Lorsque Carmen a eu terminé, il a tout de même hoché la tête.

— Je pense que Jessica a amplement prouvé son attachement à notre communauté, et je serais tout à fait favorable à ce qu’elle puisse avoir un travail dans ton établissement.

Il m’a regardée avec un petit sourire.

— Si cela te convient, évidemment ? Oh, où ai-je la tête ? Je n’ai même pas demandé si on pouvait se tutoyer ?

— Bien sûr, ai-je dit avec un petit sourire crispé.

Je n’étais pas opposée à ce qu’il me tutoie, mais je ne me voyais pas faire de même.

— Aux deux questions, ai-je précisé. Je serais ravie de travailler avec Carmen.

— Bien, a dit Rivière. Parfait.

Il s’est à nouveau tourné vers Carmen avant d’exprimer ses réticences :

— Cela dit, je suis un peu plus sceptique sur l’idée d’étendre les horaires d’ouverture. Tu ne penses pas que cela risque de créer deux publics trop distincts ? Les vampires qui viennent la nuit aiment justement l’idée de pouvoir se retrouver entre vampires…

— Je voudrais que cela puisse servir de lieu de rencontre et d’échanges, a répliqué Carmen. Permettre à des mortels de voir que nous ne sommes pas si différents d’eux. Montrer qu’on peut vivre ensemble.

— Et puis, a ajouté Gauthier, soyons honnêtes deux secondes. Les vampires sont de mauvais consommateurs, au moins pour ce qui a trait à la boisson. À l’inverse, il y a de plus en plus d’humains qui trouvent très excitant d’aller dans un lieu fréquenté par les morts-vivants.

Il s’est arrêté quelques secondes, semblant réfléchir.

— Peut-être qu’un salon de thé n’est pas forcément l’idée qu’ils se font d’un lieu que fréquentent les vampires, a-t-il ajouté. Pardon, je pense à voix haute, mais peut-être qu’en mettant une décoration un peu plus gothique ?

Carmen a ouvert de grands yeux, horrifiée par sa proposition.

— L’idée est de proposer un lieu où les gens peuvent consommer des boissons de qualité et éventuellement faire des rencontres enrichissantes, a-t-elle protesté. Pas de jouer sur l’exotisme ou la fétichisation. Pour ce qui est de la consommation des vampires, je suis assez d’accord. Les loups-garous posent plutôt le problème inverse.

Elle s’est tournée vers Rivière.

— Cela dit, a-t-elle continué, la force des Feuilles Rouges est d’être un lieu où des vampires et des loups-garous peuvent discuter quelle que soit leur allégeance, sans risque que cela finisse en combat de bar. Je pense qu’ouvrir les horaires d’ouverture irait dans ce sens. Un lieu neutre, où tout le monde peut être à l’aise.

Rivière a hoché la tête, puis a écarté les bras.

— D’accord, a-t-il admis. Très bien ! C’est toi qui vois le mieux quoi faire, de toute façon.

— À propos de lieu neutre, a ajouté Carmen avec un air plus grave, nous avons eu droit à une visite de Séléna, tout à l’heure.

Rivière a fait une grimace d’appréhension, tandis que Gauthier n’avait pas l’air de comprendre.

— Bloody Mary, a expliqué Carmen.

— Oh, a-t-il fait avec un air horrifié.

Carmen a repris une gorgée de son verre, cherchant sans doute comment résumer la rencontre avec la punk à chiens.

— Pour aller dans le sens de ce que je disais avant, je trouve intéressant que notre discussion ait pu se faire de manière plus ou moins cordiale. Elle était cependant assez remontée contre les descentes de police qui ont eu lieu aujourd’hui.

Rivière a hoché la tête. Il semblait voir de quoi elle parlait.

— Elle craignait que l’Ordre vampirique ne se serve des arrestations pour exercer des représailles contre les vampires non enregistrés. Je l’ai, bien évidemment, rassurée sur ce sujet.

Nouvel hochement de la tête de la part de Rivière.

— Tu as bien fait, a-t-il dit.

Carmen s’est tortillée sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. Finalement, elle a osé planter son regard dans celui de Rivière.

— Vraiment ? a-t-elle demandé. Elle s’est montrée un peu… menaçante, à ce sujet, et maintenant c’est peut-être moi qui ai besoin d’être rassurée. Dis-moi que l’Ordre n’a rien à voir avec ça et que nous n’allons pas en profiter.

Rivière a levé les yeux au ciel.

— Bien sûr que non. Tu sais ce que je pense de la multiplication des nouveaux-venus au vampirisme, mais je ne pense pas que la confrontation soit la meilleure approche. J’ai moi-même été assez surpris par ces descentes, qui ne sont pas la réaction habituelle de la brigade surnaturelle. Visiblement, ils ont eu le renfort d’une policière de Paris, une certaine Lockheart, qui a très envie de se payer cette Séléna et qui n’est pas aussi respectueuse des problèmes que cela pourrait causer en termes de diplomatie vampirique que ses collègues locaux. À vrai dire, j’ai eu une discussion assez remontée avec elle plus tôt dans la soirée.

Je n’ai pas pu retenir un sourire. J’étais ravie de voir que cette connasse de policière qui était venue me faire chier chez moi semblait encore plus détestée que Séléna.

— Cela dit, a répliqué Gauthier, peut-être qu’il est temps de réagir face à cette Bloody Mary. D’après nos renseignements, elle n’a effectivement plus aucun lien avec les conservateurs, ce qui veut dire qu’elle est seule, sans support, sans protection. Je ne suis toujours pas persuadé qu’elle n’était pas impliquée dans la tentative d’assassinat d’hier, et dans tous les cas on ne peut pas laisser quelqu’un nous menacer sans répondre.

J’ai dû agripper l’accoudoir de mon fauteuil pour ne pas me lever et l’insulter. Est-ce qu’il était bien en train de dire ce que je comprenais ? Est-ce qu’il parlait bien de descendre Séléna ? Heureusement, Rivière a soupiré et l’a regardé avec un air condescendant.

— D’après nos renseignements, elle est peut-être sans protection, mais elle a aussi été dans des tas d’endroits sans doute très charmants mais qui avaient la particularité d’être en guerre quand elle s’y trouvait. À moins que tu ne m’aies caché des choses et que tu aies sous le coude quelqu’un qui ait ce genre d’expérience, je pense qu’il est préférable d’éviter ce genre de confrontation.

Gauthier s’est renfrogné sur le canapé, et Rivière a fait un petit haussement d’épaules.

— Si elle est en guerre avec cette policière, je préfère autant que nous évitions de nous en mêler. Et, après mûre réflexion, je ne pense pas que cette Séléna soit un danger pour nous.

Gauthier a baissé la tête, l’air boudeur.

— J’espère que tu ne trompes pas, a-t-il répliqué.

— Elle était aussi énervée à propos de sa voiture, ai-je dit sur le ton de la conversation. Qui a apparemment été embarquée par la police.

Gauthier s’est redressé, les yeux pleins de rage.

— Quoi ? s’est-il exclamé. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Elle ne voudrait tout de même pas qu’on lui prête un véhicule ?

Rivière a levé la main en signe d’apaisement, et a fait un petit sourire.

— J’essaierai de passer un coup de fil au commissariat, a-t-il dit.

Gauthier s’est tourné vers lui, un profond air d’incompréhension sur le visage.

— Ça ne me coûte rien de voir ce que je peux faire, a dit Rivière. Et, ma foi, comme tu l’as rappelé, cette jeune femme est actuellement sans employeur, et nous sommes pour notre part un peu en sous-effectif pour ce qui est des questions de sécurité.

Tout d’un coup, j’ai compris pourquoi il se montrait aussi conciliant vis-à-vis de Séléna. Ce n’était pas par bonté d’âme, mais parce qu’il espérait bien la recruter. J’ai repris une gorgée de jus de fraise pour me retenir de parler.

— À ce sujet, a fait Rivière en me regardant, nous avons une rencontre de prévue demain avec un représentant de la communauté louve-garou. Pour des raisons à la fois de sécurité et de diplomatie, il serait tout à fait bénéfique d’avoir une humaine supplémentaire sur ce genre de poste. Et, vu ce qui s’est passé hier, tu as clairement les capacités pour ce genre de travail.

J’ai manqué de recracher mon jus de fraise. Est-ce que maintenant il voulait me recruter, moi ? Et non pas en tant que serveuse, mais pour mes muscles ? J’aurais dû m’y attendre, vu comment Carmen m’avait dit qu’il s’était montré impressionné par mes « prouesses » de la veille, mais la discussion sur mon futur boulot de serveuse de thé m’avait laissée croire que je n’étais là que pour ça.

Je n’avais pas très envie de jouer les gardes du corps pour Thomas Rivière. Ça m’avait amusée de le faire pour Carmen, mais elle était mon amie et je lui faisais confiance.

Je n’ai pas eu le temps de répondre, car Carmen a pratiquement bondi de son fauteuil. Du moins, je pense qu’elle aurait bondi s’il ne s’était pas agi d’un de ces fauteuils très confortables mais desquels il est compliqué de se relever.

— Non ! s’est-elle exclamée. Tu ne peux pas demander ça, Thomas.

Il l’a regardée, l’air de ne pas comprendre.

— C’est pourtant ce qu’elle a déjà fait hier, non ?

Carmen a poussé un soupir. Était-ce de la culpabilité ?

— Ça n’est pas pareil. Nom de Dieu, c’est trop dangereux. Et s’il y a un affrontement entre vampires et loups-garous ?

Un affrontement entre vampires et loups-garous ? Quel genre de chose avaient-ils prévu pour le lendemain ?

Rivière a secoué la tête avec un petit sourire amusé.

— Ça n’arrivera pas. Marcus est sur la même longueur d’ondes que moi. Tout le monde sera poli.

Je n’avais aucune idée de qui était ce Marcus. Il ne faisait pas partie de la liste de « personnalités » sur lesquelles Carmen m’avait briefée.

— Alors, pourquoi tu as ce besoin de sécurité, hein ? a-t-elle répliqué.

— Il s’agit surtout de gérer le public. Il y aura sans doute des journalistes, aussi. Avoir une humaine dans ce genre de poste montrerait notre ouverture.

J’ai froncé les sourcils. À écouter Rivière, c’est comme s’il était difficile de trouver des êtres humains qui acceptaient de faire les vigiles. C’était d’autant plus étonnant qu’il me semblait que les vampires avaient des tas de mortels qui bossaient pour eux, souvent avec l’idée de pouvoir eux-mêmes accéder à la transformation en vampire plus tard.

— Vous n’avez pas déjà des humains qui peuvent faire ce boulot ? ai-je demandé.

Rivière a pris un air embarrassé.

— Si, a-t-il admis. C’est juste que… comment dire ?

— Pas beaucoup de femmes, a complété Gauthier.

— Oh, ai-je dit.

— Qu’est-ce que tu en penses ? a demandé Rivière. Je pense que tu as les compétences pour, et ça ferait un petit boulot en attendant qu’on finalise le contrat pour le poste de serveuse.

À la façon dont il le disait, j’ai senti que c’était une façon de me signifier que si je voulais que ce contrat soit finalisé, j’avais intérêt à accepter ce boulot.

— C’est une mauvaise idée, a répliqué Carmen.

J’étais assez d’accord avec elle. Commencer à jouer les agents de sécurité pour des types comme Rivière, c’était mettre le doigt dans l’engrenage, et je n’avais aucune idée d’où ça pouvait me mener. Ou plutôt si, j’en avais une, et elle ne me plaisait pas. Je n’avais pas envie de finir comme Séléna, à me retrouver tueuse à gages pour des vampires.

C’est donc avec une totale surprise que je me suis entendue demander :

— J’aurai le droit d’avoir un flingue ?

Chapitre 5
Retrouvailles

Dans la voiture, qu’elle conduisait en respectant scrupuleusement les limitations de vitesse, Carmen tirait un peu la gueule. Elle n’appréciait clairement pas que j’aie dit oui à la proposition de son pote.

— Tu n’aurais pas dû accepter.

— Je n’avais pas vraiment le choix, si ? Je veux dire, sa façon de formuler le truc, ça sous-entendait quand même vachement que si je n’acceptais pas de faire ce petit boulot, il ne signerait pas le contrat, non ?

— Ce n’est pas à lui de signer le contrat, a-t-elle répliqué.

Je n’ai pas pu m’empêcher de pousser un soupir. Clairement, si on s’était tapé cette réunion, ce n’était pas juste pour le jus de fraise ou pour le sang synthétique épicé. Il était évident que Rivière, et Gauthier dans une certaine mesure, avaient leur mot à dire dans les décisions que prenait mon amie.

— Il se contente de financer. Mais j’admets que sa formulation pouvait mettre un peu la pression, a-t-elle concédé. Ça n’empêche que tu n’aurais pas dû accepter.

— Tu viens d’admettre que je n’avais pas le choix ! ai-je protesté.

Je ne voyais pas pourquoi ça lui posait tant de problèmes. Après tout, il ne s’agissait pas d’être tueuse à gages ou quoi que ce soit du genre : mon rôle principal serait de me montrer au cas où il y aurait des journalistes présents, et éventuellement de faire sortir un loup-garou qui aurait trop picolé. Ça restait dans mes cordes.

Le souci était surtout que je n’avais pas très envie de bosser pour Rivière. Je ne lui faisais pas confiance. Je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir l’impression qu’il me manipulait. Je pressentais que si j’avais dit non, il aurait pu revenir non seulement sur cette histoire de contrat, mais aussi sur sa volonté de ne pas s’attaquer à Séléna ou aux vampires non enregistrés.

Cela dit, même si je n’aurais pas le droit d’avoir un flingue, ça me donnerait l’occasion de jouer avec un détecteur de métaux. C’était toujours ça de pris.

— On aurait pu discuter un peu plus, a répliqué Carmen. J’aurais pu lui faire comprendre que c’était une mauvaise idée. Mais non, il a fallu que tu dises « oui » tout de suite.

— Je n’avais pas le choix, ai-je répété.

— Ouais, ouais. Arrête, Jessie. Tu aimes ce genre de choses. C’est ça qui m’inquiète.

J’ai ouvert la bouche pour protester, mais je l’ai refermée. En vérité, elle n’avait pas tort. Je n’avais même pas compris ma réaction face à Rivière, mais au fond de moi j’étais bien obligée d’admettre que la perspective que ça parte en baston le lendemain m’excitait plus qu’autre chose.

— Peut-être que tu as raison, ai-je admis.

J’ai aussi repensé à ce que Chloé m’avait dit en fin d’après-midi, et à notre discussion (je préférais continuer à qualifier ça de « discussion » que d’« engueulade ») avant qu’elle ne quitte mon appartement.

— Peut-être que Chloé a raison, ai-je ajouté, sur un ton plus penaud que pour ma phrase précédente. Peut-être qu’on ne devrait plus se revoir et que je peux juste lui apporter des emmerdes. Je ne suis pas quelqu’un de bien.

Carmen a poussé un soupir de lassitude.

— Nom de Dieu, Jessie ! s’est-elle exclamée. Tu ne veux pas penser à autre chose que savoir si tu vas pécho ta voisine ? Ce qui me préoccupe, c’est surtout d’éviter que tu ne te fasses buter demain !

Je l’ai regardée, un peu surprise par sa réaction. Elle semblait vraiment inquiète pour ce qui allait se passer le lendemain. Il n’y avait pourtant pas de raison : la tâche que m’avait confiée Rivière était en réalité assez tranquille. Mais bon, je ne pouvais pas lui en vouloir de s’inquiéter pour moi.

Évidemment, rétrospectivement, vu comment la soirée du lendemain allait se dérouler, elle n’avait pas vraiment tort de s’inquiéter. Mais, sur le moment, je pensais que tout allait se passer comme prévu et j’ai trouvé sa réaction exagérée.

— Ne t’en fais pas, lui ai-je dit. Il n’y aura pas d’embrouilles, il s’agit juste de mondanités entre vampires et loups-garous. Et puis, même s’il y a des embrouilles, tu sais que je suis capable de me défendre.

— C’est ce qui m’inquiète, a répliqué Carmen. Je ne sais pas ce dont tu es capable. Et je ne crois pas que tu le saches non plus.

***

Comme la veille, Carmen m’a déposée devant chez moi. De son côté, elle retournait aux Feuilles Rouges. Elle m’a suggéré de me reposer, et de me préparer pour le lendemain. Je ne voyais pas bien en quoi je pouvais spécialement me « préparer ». Quant à me reposer, la petite sauterie de Rivière aurait lieu en soirée, je ne voyais donc pas trop l’intérêt de dormir une quinzaine d’heures. Cela dit, je ne l’ai pas contredite : après tout, vu que mon contrat de serveuse n’était pas signé, je n’avais pas de raison de faire autre chose que glander devant mon ordi.

Je lui ai fait un petit signe de la main tandis qu’elle repartait, puis j’ai traversé la rue. Là, j’ai réalisé que je reconnaissais la voiture qui était garée juste en face de mon immeuble.

Je n’avais pas beaucoup de mérite à la repérer : ce n’était pas le genre de voiture qu’on croisait beaucoup sur nos routes, et sa propriétaire m’en avait vanté les mérites la veille. Il s’agissait d’une vieille Dodge Charger de 1970 et, si j’avais encore eu des doutes sur sa propriétaire, j’ai rapidement remarqué la silhouette de Séléna au volant, une main pendant nonchalamment par la fenêtre, et l’autre tenant sa vapoteuse.

Elle ne m’avait pas vue : elle regardait l’immeuble. Est-ce qu’elle pensait que j’étais à l’intérieur ? Comment savait-elle que j’habitais là ? Je me suis approchée d’elle sans faire de bruit, et j’ai réussi à arriver à sa hauteur sans qu’elle me repère. Ce n’était pas uniquement grâce à mes talents de furtivité : le fait qu’elle passe de la musique punk dans son autoradio me facilitait un peu la tâche.

— Salut ! ai-je dit.

J’ai eu le plaisir de la voir sursauter, et elle s’est tournée vers moi avec un air mauvais.

— Oh, c’est toi. On ne t’a jamais dit de ne pas surprendre les gens comme ça ? C’est un coup à se faire tirer dessus.

Venant de la meuf qui était à plusieurs reprises apparue sans crier gare dans mon dos ou à côté de moi, je trouvais que c’était un peu du foutage de gueule, mais je me suis abstenue de lui faire remarquer.

— Je vois que tu as pu la récupérer, ai-je constaté.

— Oui. J’avais peur qu’elle ne marche plus à cause de la flotte, mais je l’ai faite sécher quelques heures, et elle est comme neuve.

J’ai mis quelques secondes à comprendre qu’elle était en train de parler de sa vapoteuse.

— Je voulais dire, tu as pu récupérer ta voiture.

— Ah ! Oui, ça aussi. Il semblerait que ce soit réglé grâce à un coup de fil de Rivière. Bizarre, non ? Pour un type qui n’avait rien à voir avec les descentes de police ?

J’ai soupiré. Je n’appréciais pas énormément l’ami de Carmen, mais il m’avait assuré ne pas être derrière tout ça, et pour le coup je le croyais. Je commençais par ailleurs à en avoir assez de tous ces clans persuadés que l’autre était responsable de leur malheur, alors qu’il me semblait de plus en plus évident qu’il s’agissait d’autres personnes. Et par d’« autres personnes », je veux dire un autre « autre » que « l’autre » dont parlaient les autres, je ne sais pas si vous me suivez ?

— Donc, ai-je dit, si je suis ton raisonnement, si Rivière ne t’aide pas, c’est un connard vendu pourri, mais s’il accepte de t’aider, cela prouve que c’est un connard vendu pourri ?

— Oui. C’est un trouduc.

— Tu n’as jamais l’impression d’être de mauvaise foi ?

— Non.

Estimant que poursuivre la discussion ne conduirait nulle part, j’ai préféré changer de sujet.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’attends quelqu’un. Toi ?

J’ai froncé les sourcils. Est-ce qu’elle se foutait de moi ?

— J’habite là.

Elle a semblé sincèrement surprise.

— Oh ? Quelle coïncidence.

Elle a ensuite hésité, puis s’est reprise.

— Sans doute pas une coïncidence. Il y a sans doute une explication derrière ça. Peut-être sociologique ?

— Sociologique ?

Je n’arrivais pas trop à la suivre. Ce n’était pas le genre de personnes que j’aurais imaginé me parler de sciences sociales.

En voyant mon air dubitatif, elle s’est expliquée :

— Quand tu es dans ma branche, il vaut mieux connaître les bases de tout ce qui a trait à l’affrontement. Et comme la sociologie est un sport de combat…

J’ai laissé tomber. Tenir des discussions avec Séléna pouvait être amusant un moment, mais cela devenait vite un peu fatigant.

— Donc, tu es en planque devant chez moi uniquement par coïncidence ?

Elle a paru offensée par ma remarque.

— Meuf ! Je suis une professionnelle, tu sais ? Ex-professionnelle, peut-être, mais tout de même. Tu crois vraiment que je suis du genre à planquer en écoutant de la musique la fenêtre ouverte, dans une voiture repérable, garée juste sous un lampadaire ?

J’ai levé la tête. Je n’avais pas spécialement fait gaffe à l’éclairage, mais elle marquait un point.

— Je te l’ai dit. J’attends quelqu’un. D’ailleurs, la voilà.

Évidemment, j’aurais dû le voir venir à cent lieues, mais j’ai été sur le cul en apercevant Chloé sortir de l’immeuble. J’ai laissé tomber ma discussion avec Séléna pour me diriger vers ma voisine/amante/ex-amante/c’est compliqué.

Elle avait un pied-de-biche à la main. J’ai froncé les sourcils, ne comprenant pas trop ce qu’elle faisait avec ça. Elle aussi a paru surprise de me voir, alors que je ne portais pour ma part pas d’objet contondant.

— Salut ! ai-je dit. Enfin, re-salut. Je veux dire…

Eh voilà, dès que je la voyais, je recommençais à m’embourber. Elle a souri en me voyant bafouiller. J’ai levé un index d’un air autoritaire, espérant que ça m’aiderait à penser plus clairement. Ça ne marchait pas très bien.

— Écoute, ai-je dit. Je suis désolée pour tout à l’heure.

— Non, c’est moi. Tu avais raison, je crois. Je n’aime pas beaucoup qu’on sache que je suis une garou, d’accord ? Et le fait d’apprendre que tu le savais, ça m’a un peu… déstabilisée.

J’ai rangé mon index anti-confusion, réalisant qu’il pouvait faire un peu agressif alors que ce n’était pas mon intention.

— Oh, ai-je dit. Est-ce que ça veut dire…

Chloé s’est pincé les lèvres.

— Je continue à penser que ce n’est pas une bonne idée.

Je n’ai pas réussi à retenir un soupir. Si elle ne voulait pas me voir, je pouvais le comprendre, et j’étais capable d’éviter de faire ma reloue et de ne pas insister, mais il y avait quelque chose que je ne comprenais pas.

— Ouais, ai-je répliqué. Tu ne veux pas traîner avec une nana qui revient avec du sang de vampire dans les cheveux. Mais dans ce cas…

J’ai pointé un doigt accusateur vers la Dodge Charger.

— … je ne comprends pas trop ce que tu vas faire avec une ancienne mercenaire, ancienne tueuse à gages, et qui, pour information, est celle qui m’a envoyé de la cervelle de vampire sur la gueule.

Chloé m’a regardée un moment sans répondre, puis a fait un petit rictus nerveux.

— Je vais juste faire un tour dans la bagnole, a-t-elle dit. Elle la vend, et je suis intéressée.

D’accord, elle se foutait complètement de moi.

— Elle vend la voiture sur laquelle elle est venue pleurer en début de soirée parce qu’on lui avait confisquée ? Et tu vas me faire croire que tu as l’argent pour acheter une voiture pareille ?

— J’ai des économies.

— T’es une putain de skinhead ! ai-je répliqué. La chanson c’est « T’as bien mérité ton salaire, alors tu as investi, dans un polo Fred Perry », pas dans une putain de voiture de collection !

Elle est restée silencieuse quelques secondes, puis a fini par me faire un sourire.

— Est-ce que tu viens de citer Hors Contrôle ?

— Oui ! Quoi, parce que j’ai des cheveux tu crois que je ne connais pas de groupes de Oi! ? Et ce n’est non plus parce que je suis vaguement féminine que je n’ai aucune notion de mécanique, alors n’essaie pas de m’expliquer que le pied-de-biche, c’est pour changer une roue !

Elle a continué à sourire, puis a hoché la tête.

— D’accord, a-t-elle admis. Écoute, ça te va si on discute de ça un autre jour ? De ça et des autres choses qu’on a en suspens. Mais là, il faut qu’on y aille.

J’ai hésité. D’un côté, notre début de relation était passé d’« une mauvaise idée » à « en suspens », ce qui semblait un léger progrès, et elle avait arrêté d’essayer de me mentir éhontément ; de l’autre, j’avais quand même très envie de savoir ce qu’elle avait envie de faire avec Séléna et ce pied-de-biche.

— On va ouvrir un squat, a dit Séléna.

J’ai sursauté. Une nouvelle fois, la vampire était apparue juste à côté de moi sans que je la voie approcher.

— Putain ! me suis-je exclamée. Qu’est-ce qui est arrivé au conseil de ne pas surprendre les gens comme ça, c’est un coup à se faire tirer dessus ?

— Non, ça va, a répliqué Séléna. T’as un pantalon moulant et une veste courte, je pense que si tu planquais un calibre, je l’aurais remarqué. Il faut qu’on y aille. Tu peux venir, si tu veux.

Avant que je ne puisse répondre, Chloé a protesté :

— Non.

En voyant le regard mauvais que je lui lançais, elle a essayé de se justifier :

— On n’aura pas de lampes, sans vision nocturne ça risque d’être compliqué.

— J’ai une assez bonne vision nocturne, ai-je répliqué.

— Bon, on y va, a fait Séléna.

Chloé a soupiré, mais elle n’a rien dit de plus, et on est toutes les trois montées dans la voiture de la vampire.

Chapitre 6
Règles d’engagement

Séléna a démarré la voiture. Le moteur faisait un joli bruit, une sorte de ronronnement puissant. D’accord, peut-être que « ronronnement » et « puissant », ça peut sembler contradictoire, mais imaginez un gros chat très content, et ça vous donne une idée.

— Donc, vous allez ouvrir un squat ? ai-je demandé.

Évidemment, j’avais déjà la réponse à cette question, mais j’espérais qu’elles m’en diraient plus sur ce qu’on allait faire. Ça n’a pas très bien marché, car Chloé était en train de griffonner sur un morceau de papier, et la vampire m’a juste répondu :

— Yep.

Ce qui ne m’avançait pas beaucoup. Heureusement, Chloé a fini par comprendre que j’attendais plus, et a expliqué :

— Il y a eu des squats de vampires et de garous expulsés aujourd’hui. On va essayer d’en rouvrir. Pas que ça m’enchante, mais c’est ça ou héberger des punks à chiens.

— Avec leurs chiens, a soupiré Séléna.

Chloé m’a passé le morceau de papier sur lequel elle avait écrit quelque chose. Elle a dû se contorsionner un peu, car elle était à l’avant, à côté de Séléna, tandis que j’étais à l’arrière. Intriguée, je me suis demandé si c’était un jeu pour montrer que j’étais capable de lire malgré le manque d’éclairage dans la voiture.

Sur le papier était écrit :

On est sur écoute.

Joue le jeu.

J’ai froncé les sourcils et j’ai regardé Chloé, qui était toujours tournée vers moi. Je lui ai fait un geste avec mes bras qui voulait dire : « Comment ça, “jouer le jeu” ? Quel jeu ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »

Chloé m’a répondu d’un hochement de tête et s’est retournée. J’en ai conclu qu’elle n’avait pas compris tout le sens de mon geste avec les bras.

— Et, euh, ai-je commencé, cherchant un sujet de conversation que je pouvais aborder en ayant cette information. Vous vous connaissez ?

— Oui, a répondu Séléna.

Cette fille avait vraiment du mal à comprendre que ce n’était pas parce qu’on pouvait répondre par « oui » ou par « non » à une question qu’on était obligé de le faire.

— C’est une petite ville, a expliqué Chloé. Il n’y a pas assez de monde et de lieux pour que les milieux punks et skins soient très cloisonnés.

— Résultat, a râlé Séléna, on est obligé de se fader votre Oi! de barbares.

— Nous, au moins, on se lave, a répliqué la skinhead.

— Hé, j’ai pris un bain dans le fleuve pas plus tard qu’aujourd’hui !

Chloé a fait un petit haussement d’épaules, puis s’est tournée vers la fenêtre, regardant les immeubles défiler, même si, selon moi, il n’y avait pas grand-chose à voir. Séléna n’a pas cherché à relancer la discussion, et je n’osais pas trop parler. Savoir qu’on était sur écoute me bloquait : j’avais peur de faire une gaffe en abordant un sujet qui devait rester secret.

Il y a donc eu quelques minutes de silence relatif, où du moins l’on s’est tu. Avec la musique que passait le lecteur cassettes et les vrombissements à basse fréquence du V8 de la Dodge, c’était un silence qui restait tout de même assez bruyant.

— Et, au fait, a finalement demandé Séléna, vous deux, vous… ?

On ne s’est pas battu avec Chloé pour répondre en premier.

— Vous êtes… ? a demandé Séléna, avec un petit geste de la main allant de Chloé à moi et réciproquement.

Le manque de réponse ne venait pas du fait qu’on n’avait pas compris la question.

— C’est compliqué, ai-je fini par dire.

Chloé n’a rien ajouté.

— Ah ! a ricané Séléna. C’est toujours compliqué, non ? C’est bien pour ça que j’évite ce genre de trucs. Au moins dans la guerre il y a des règles d’engagement à peu près claires.

J’ai cherché quelque chose à répondre, mais j’ai été scotchée contre le dossier de mon siège alors que le moteur de la Dodge montait bruyamment dans les tours. J’ai vaguement eu le temps de voir un feu rouge défiler à toute vitesse par la fenêtre, et j’ai entendu le bruit des klaxons qui protestaient contre la manœuvre cavalière de Séléna.

— Nom de… ai-je râlé, mais j’ai été coupée par une nouvelle embardée.

La voiture a tourné à gauche dans un bruit de crissement de pneus, et je me suis retrouvée écrasée contre la portière de droite. Nouvelle accélération brutale, puis un nouveau virage, cette fois-ci à droite.

Enfin, Séléna s’est calmée et a repris une allure plus normale.

— Je crois qu’on les a semés, a-t-elle dit sur un ton tranquille.

Je suis restée perplexe.

— Semer qui ? ai-je demandé.

— Les flics, a expliqué Séléna. Ils nous filaient.

Ça n’avait pas de sens, si ? Si on était déjà sur écoute, ils ne pouvaient pas aussi nous géolocaliser par ce biais ? Si on se débarrassait de ceux qui nous suivaient, est-ce qu’il n’aurait pas été logique de virer aussi le mouchard pour pouvoir discuter tranquillement ?

Je n’ai pas exprimé mes questionnements à voix haute. Ça ne me semblait pas une bonne idée de parler de ça devant les policiers, s’ils nous écoutaient. Cela dit, j’admets que j’ai douté de ce fait, et je me suis demandé s’il n’y avait pas une certaine dose de paranoïa et s’il y avait vraiment eu quelqu’un pour nous suivre. D’un autre côté, il y avait bien eu des évacuations de squats parce qu’une policière avait Séléna dans le nez, non ?

Même pas une minute après, Séléna arrêtait la voiture.

— Vous, vous faites le guet, a-t-elle dit. Moi, je vais jeter un œil.

On est descendues toutes les trois, et j’ai pris le temps d’examiner les environs. On s’était écartées du centre-ville, et on avait en face de nous une maison sur trois étages qui semblait avoir été abandonnée depuis quelques années déjà.

— Oh, j’allais oublier, a dit Séléna.

Elle a fouillé dans la boîte à gants et en a sortie deux talkies-walkies. Elle a branché une oreillette sur le sien, et a tendu l’autre à Chloé.

— Ça me rappelle Belfast, a-t-elle dit en lui faisant un sourire complice.

Je me suis demandé à quoi elle faisait allusion. Chloé lui a jeté un regard mauvais. Est-ce ça lui posait problème que Séléna évoque ce point alors que les flics nous écoutaient ? Ou alors est-ce que ça la gênait que ce soit devant moi ?

Séléna s’est approchée de la maison. Je m’attendais à ce qu’elle défonce la porte avec le pied-de-biche que Chloé avait trimballé, mais il était resté dans la voiture. À la place, Séléna a retiré ses rangers et a commencé à escalader la façade. J’ai réalisé qu’il y avait une fenêtre de cassée au dernier étage ; sans doute qu’elle comptait rentrer par là.

— Tiens, a fait Chloé en me tendant une cigarette. Les clopes, c’est bien. Ça fait nonchalant, pas guetteur.

— Ou guetteur qui fume, ai-je répliqué.

J’ai tout de même attrapé la cigarette, sans arriver à quitter la vampire des yeux. La façon dont elle grimpait sur la façade était impressionnante. De là où j’étais, je ne voyais pas vraiment, mais j’ai fini par émettre une hypothèse, dont j’aurais confirmation plus tard : elle avait déployé des griffes rétractiles à ses mains et à ses pieds, et les plantait pour grimper tranquillement. Elle me faisait la même impression qu’un chat qui grimpe à un arbre. J’espérais juste qu’on n’allait pas devoir appeler les pompiers pour la faire redescendre.

— Allume ta clope et arrête de la regarder, m’a grondée Chloé. On est censées guetter, pas attirer l’attention de n’importe quel passant sur elle.

— Désolée.

J’ai allumé ma cigarette tandis qu’on marchait un peu pour se placer au coin de la rue, histoire de pouvoir mieux voir les gens venir. Vu qu’on s’était écartées de la voiture, je me suis demandé si on était encore sur écoute. J’ai tenté de poser la question à Chloé à l’aide de gestes bien choisis.

Elle m’a regardée en fronçant les sourcils.

— Quoi ? a-t-elle demandé.

J’ai réessayé de communiquer avec les gestes, d’abord avec le symbole « parler » (en ouvrant et fermant mes doigts), puis celui d’écouter (en pointant un doigt vers mon oreille). J’ai ensuite pris ma plus belle moue interrogative afin de lui faire comprendre que je lui posais la question.

— Non, a dit Chloé. Je n’entends pas de canards.

J’ai poussé un soupir d’exaspération, et j’ai fouillé dans mon sac pour voir si je ne trouvais pas un stylo et une feuille de papier. J’ai fini par trouver de quoi écrire, et j’ai griffonné au dos de la carte de visite que m’avait laissée Séléna la veille.

— Non, a dit Chloé en voyant ma question. À priori, il n’y a que le téléphone de Séléna qui est sur écoute. Peut-être la voiture. Par contre, c’est possible qu’on nous observe.

Oups. Peut-être que poser la question par de grands gestes n’avait pas été la meilleure option.

— Ne t’en fais pas, a dit Chloé en voyant mon expression coupable. Il n’y a aucun moyen qu’ils aient compris ce que tu voulais dire.

J’ai voulu lui faire une réplique sarcastique mais, n’en trouvant pas, j’ai tiré sur ma cigarette à la place.

— Je suis à l’intérieur, a grésillé le talkie. C’est tout pourri. Genre, moisi partout. Et je ne suis pas architecte, mais je pense que l’escalier pourrait s’effondrer n’importe quand. À vous.

— Ben, sors de là, a répliqué Chloé. Il y a d’autres adresses à checker.

— Une seconde, a dit Séléna. J’ai un truc à récupérer avant.

Un truc à récupérer ? Comment est-ce qu’elle pouvait récupérer quelque chose dans un immeuble vide ?

— Vu que, là, on est pas sur écoute, ai-je demandé, tu crois que je pourrais avoir quelques explications sur ce qu’il se passe ?

Chloé a haussé les épaules. Elle-même n’avait pas l’air d’être tout à fait au clair sur le sujet.

— Il y a eu des descentes de flics dans plusieurs squats de surnats. Sous prétexte que Séléna a flingué un type hier soir. Mais tu es déjà au courant de ça.

Je ne pouvais pas m’empêcher de trouver un côté accusateur à sa dernière phrase, surtout vu ce qu’elle m’avait reproché en fin d’après-midi.

— Ce n’est pas ma faute, ai-je protesté. J’accompagnais juste une amie à une espèce de gala vampirique, c’est tout. Je ne pouvais pas savoir que ça allait finir en règlement de comptes, si ? Et puis, tu ne vas pas me faire la morale. C’est toi qui prévois de semer des flics en compagnie d’une ancienne mercenaire pour aller soi-disant visiter des squats.

Chloé m’a fait un petit sourire embarrassé, qui la rendait encore plus mignonne. Pourquoi est-ce qu’on se prenait la tête sur ce genre de choses alors qu’on aurait pu se contenter de se rouler des pelles ?

— Comme l’a dit Trotsky, a-t-elle fini par dire, dans la lutte contre le fascisme, à condition de ne pas se lier les mains, je suis prête à m’allier avec le Diable et sa grand-mère.

Je suis restée perplexe devant cette citation. Je ne voyais pas ce que le fascisme venait faire là-dedans. Et encore moins Trotsky.

— Je croyais que tu étais anarchiste.

— J’imagine qu’il n’y a pas que Séléna qui a un passé trouble.

Il y aurait eu d’autres questions que j’aurais aimé lui poser en profitant de ce moment sans écoute de la police, mais déjà la vampire ressortait de la maison, interrompant cet instant d’intimité relative.

Plutôt que de redescendre par la fenêtre, Séléna était cette fois-ci passée par la porte d’entrée. Elle portait un étui de guitare à la main, sans doute ce qu’elle devait récupérer. Était-ce une vraie guitare à l’intérieur ? Autre chose ? Autant de nouvelles questions que je n’allais pas poser tout de suite.

***

— T’as ramené une putain de guitare ? a râlé Chloé.

On avait pas encore démarré : Séléna était en train de remettre ses rangers.

— N’y touche pas ! a protesté la vampire.

Chloé n’avait pourtant pas esquissé le moindre geste vers l’étui. Celui-ci était posé sur la banquette arrière, à côté de moi, tandis que Chloé était devant, en train de finir sa cigarette.

— D’accord, a-t-elle soupiré. Je dis juste que ce n’est pas le moment pour faire de la récup’.

— Ce n’est pas de la récup’. Disons qu’un pote m’avait déposé un nouveau jouet.

Est-ce qu’elle parlait de ce dont je pensais qu’elle parlait ? Mais, dans ce cas, pourquoi en parlait-elle si elle savait que des flics écoutaient ce qu’on racontait ? Ou alors, est-ce que toute cette conversation n’avait lieu que pour les flics ? Je comprenais de moins en moins ce qu’il se passait, mais j’étais de plus en plus persuadée qu’il ne s’agissait pas juste de repérer des squats.

— Si tu le dis, a fait Chloé en sortant un papier de la poche de son blouson. Et maintenant que tu as visité un de tes bons plans pourris pour récupérer une vieille guitare sèche moisie, peut-être qu’on pourrait aller jeter un coup d’œil à une adresse qui pourrait servir de vrai squat ? Je sais que ça peut surprendre, mais il y a des gens qui bossent demain et qui ont autre chose à foutre de leurs nuits.

Séléna a hoché la tête, et on s’est remises en route. Je n’ai même pas cherché à poser les questions que j’avais en tête, et j’ai plutôt décidé de parler de banalités.

— Et c’est quoi, ton boulot, exactement ? ai-je demandé.

— Dockeuse, a répondu Chloé. Je conduis des chariots élévateurs et je porte des trucs.

— Working class hero, a commenté Séléna.

— Toujours mieux que de servir de bras armé à des capitalistes, a répliqué Chloé. Et toi, tu fais quoi ?

La dernière question s’adressait à moi. Vu sa remarque précédente, j’ai jugé préférable de ne pas lui parler du taf de sécurité pour lequel je m’étais engagée le lendemain.

— Je vais travailler comme serveuse, ai-je dit. Aux Feuilles Rouges, je ne sais pas si tu connais.

— Ouais, je connais. Je t’aurais pas imaginée comme adepte du thé.

Je lui ai sommairement expliqué l’extension des horaires souhaitée par Carmen, et le manque d’enthousiasme de cette dernière face à mon idée brillante de vendre des frites et des hot-dogs.

— Dommage, a commenté Chloé. Peut-être que s’il y avait des frites, je pourrais envisager de mettre les pieds dans cet endroit.

— Ce n’est pas parti pour. Cela dit, j’ai une friteuse, chez moi.

Je n’avais pas encore fini de vraiment m’installer dans mon nouvel appartement : certains cartons n’avaient pas encore été défaits, et il me manquait encore pas mal de meubles et d’électroménager, dont j’avais repoussé l’achat à quand j’aurais de la thune. Cependant, la friteuse avait fait partie de mes premiers investissements. Une fille doit avoir quelques principes, dans la vie.

— Je pourrais t’en faire, à l’occasion, ai-je suggéré.

— Oh, pitié ! a soupiré Séléna. Respecte-toi un peu. Tu réalises toute la niaiserie dans ta voix ?

J’ai hésité à répondre quelque chose, mais j’ai préféré croiser les bras. Vu que j’étais sur la banquette arrière, l’impact était sans doute un peu limité.

— Tu es juste jalouse parce que personne ne te propose jamais de frites, a répliqué Chloé.

Au moins, elle venait à ma défense. Tout n’était pas perdu, entre elle et moi.

— Ouais, a admis Séléna. Être une vampire, ça craint. T’as une foule de givrés qui viennent se prosterner à tes pieds pour t’offrir leur sang, mais personne ne vient jamais te proposer de patates.

Sur cette haute considération philosophique, elle a arrêté la voiture à cheval sur un trottoir. On était revenues un peu vers le centre-ville, et il y avait maintenant plus de passage de voitures dans la rue. Il allait être plus délicat pour Séléna d’escalader une façade sans se faire remarquer. Je n’aurais pas pensé le coin propice pour trouver un squat mais, après tout, je n’y connaissais rien dans ce domaine.

— Je m’en occupe, a dit Chloé. Restez dans la bagnole, et klaxonnez s’il y a besoin.

Elle est sortie de la voiture, et a marché tranquillement sur le trottoir sur quelques mètres, avant de s’engager dans une petite ruelle.

— Est-ce que ça va ? m’a demandé Séléna.

Sa question m’a prise un peu au dépourvu, et je me suis demandé si c’était par rapport à son reproche sur ma niaiserie.

— Oui, pourquoi ?

— Tu aurais pu être tuée hier.

Elle a inspiré sur sa vapoteuse, peut-être pour m’inciter à dire quelque chose. Je n’ai pas mordu à l’hameçon : j’attendais de voir où elle voulait en venir.

— Certaines personnes, a-t-elle repris, peuvent ne pas vraiment aller bien après ce genre d’expériences.

— Je vais bien, ai-je répliqué.

À vrai dire, je n’avais pas repensé plus que cela à l’incident. Je n’avais plus vraiment de marques de coups, alors j’étais passée à autre chose. Mais peut-être que ce n’était pas normal ? Après tout, Séléna avait raison. Ce vampire mystérieux qu’elle avait décapité à coup de fusil aurait pu me tuer. Il aurait aussi pu tuer Carmen. Peut-être que je n’aurais pas aller bien. Peut-être que Chloé avait raison de se méfier de moi, et que j’avais des mœurs bizarres.

D’un autre côté, elle préparait des actions foireuses (j’étais presque sûre qu’il n’y avait pas qu’une histoire de squat) avec une ancienne mercenaire, alors elle n’allait pas me donner de leçon de morale, si ?

Une idée en amenant une autre, ou peut-être parce que je voulais penser à autre chose, une phrase de Séléna plus tôt dans la soirée m’est revenue en tête.

— Dis, ai-je fait, tout à l’heure, quand je t’ai demandé si tu avais tué cette fille que cette flic te soupçonnait d’avoir tuée, tu as répondu « pas celle-là ».

— Ah ? a fait Séléna d’un air détaché.

Elle s’est remise à vapoter pendant que je formulais ma question :

— Il y en a eu d’autres ? ai-je demandé. Des gamines que tu as tuées ?

— Je ne sais pas. Je n’avais pas toujours le loisir de vérifier le genre ou l’âge des personnes sur qui je tirais.

J’ai poussé un soupir d’exaspération. C’était vraiment si dur, de répondre à ma question ?

— J’ai respecté les règles d’engagement, a expliqué Séléna. Je ne tirais pas sur les civils sans armes. Maintenant, quand tu dois flinguer un gosse à qui on a filé une kalachnikov, tu te poses des questions, hein ? D’un point de vue formel, c’est dans les règles. D’un point de vue moral, tu te demandes un peu ce que tu fous là.

Je suis restée silencieuse un moment. Dur de rebondir sur ce genre de déclaration. Même si c’était moi qui avais lancé le sujet, je ne me sentais pas d’attaque pour une discussion sur l’immoralité de la guerre. Séléna n’avait pas non plus l’air d’avoir très envie de poursuivre cette conversation, puisqu’elle s’est contentée de vapoter en regardant régulièrement dans ses rétros pour voir si elle ne devait pas klaxonner.

— Comment tu t’es retrouvée à devenir mercenaire ? ai-je demandé.

— Les perspectives d’embauche sont un peu limitées quand tu es une femme noire et qu’en plus tu brûles au soleil, tu sais ? J’ai commencé en faisant de la sécurité pour des boîtes privées. J’étais dure à tuer, et j’avais un peu combattu pendant la guerre, alors j’étais plutôt qualifiée pour le boulot. On m’a confié des missions plus dangereuses, comme assurer la sécurité de boîtes occidentales dans des pays où la situation était un peu tendue.

Séléna s’est interrompue une seconde. Je me suis demandé pourquoi, puis j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu Chloé qui sortait de la ruelle. Elle marchait d’un air nonchalant ; pas de quoi s’inquiéter, donc.

— Ensuite, a repris Séléna, il y a eu le onze septembre. La guerre en Irak. Ça a été Noël pour les sociétés militaires privées. Je veux dire, ça avait commencé avant, mais pas avec une telle ampleur.

Chloé était maintenant au niveau de la voiture, et elle a ouvert la portière avant-droite.

— Cela dit, a conclu la vampire, ne te fais pas de fausses idées. On n’a rien à voir avec des mercenaires. On ne se vend pas aux plus offrants, on travaille pour des grandes entreprises capitalistes qui ont un souci d’éthique et de déontologie.

Chloé, qui avait raté le début de la conversation, a froncé les sourcils. Plutôt que d’essayer de se rattacher à la discussion, elle a annoncé :

— C’est mort. On peut y aller.

Elle s’est assise et a fait claquer sa portière, et Séléna a redémarré.

Chapitre 7
Plus intéressant à faire

Alors qu’on roulait vers une nouvelle destination, Chloé m’en a dit un peu plus sur leur façon de s’y prendre pour chercher un squat. D’abord, ils s’étaient répartis une liste d’adresses à vérifier, et vu qu’elle risquait d’être plus surveillée par les flics, l’équipe incluant Séléna n’avait pas eu les meilleures. Cela expliquait que les deux endroits que mes comparses avaient visités se soient révélés être des plans foireux. (Ça, et parce que la première maison n’était pas sur la liste, mais une idée de Séléna qui voulait visiblement récupérer un étui à guitare qui ne contenait sans doute pas une guitare.)

Chloé m’a expliqué comment les squatteurs s’y prenaient pour vérifier qu’une maison n’était plus habitée : ils coinçaient des petits bouts de papiers dans la porte, et repassaient plus tard. Si les papiers étaient toujours là, c’est qu’il n’y avait pas eu de passage. Dans le cas présent, ils n’y étaient plus, ce qui voulait dire que la maison n’était pas aussi abandonnée qu’elle pouvait le sembler.

— Ça ne veut pas dire qu’elle est habitée, m’a expliqué Chloé. Peut-être juste que quelqu’un passe régulièrement relever le courrier. Mais dans tous les cas, ça peut poser des emmerdes.

— Et du coup, ai-je demandé, vous comptez visiter beaucoup d’autres adresses, aujourd’hui ?

— Non, a répondu Chloé. Le soleil va bientôt se lever. Moi, je vais devoir aller taffer, et Séléna se planquer pour ne pas cramer.

La vampire a poussé un soupir dédaigneux.

— Ou peut-être qu’elle va se re-brûler le visage, a corrigé Chloé. Dans tous les cas, ce sera sans moi. On teste un dernier plan et c’est fini. J’espère que les copains auront eu plus de chance.

— J’ai une autre idée de plan que je voulais tester, a dit Séléna.

Chloé a sorti la feuille de papier de la poche de son blouson, et l’a agitée devant elle. Enfin, pas exactement devant elle non plus, histoire de ne pas entraîner un accident de voiture, mais dans sa direction.

— Tu étais là quand on a décidé collectivement d’une liste ? a-t-elle demandé.

— Tu sais qui d’autre faisaient des listes ? a répliqué Séléna. Je vais te dire. C’était les nazis.

De là où j’étais, je ne pouvais pas voir le visage de Chloé, mais j’ai deviné qu’elle levait les yeux au ciel.

— D’accord, comme tu veux. Mais si c’est encore un plan merdique et que les autres n’ont rien trouvé non plus, c’est toi qui te coltines les chiens de Bébert.

***

On n’a pas mis longtemps à arriver à destination, et Séléna a arrêté la voiture devant une maison qui avait l’air d’être la dernière cible de cette nuit. Il y avait trois étages et, cette fois-ci, pas de fenêtre ouverte vers laquelle la vampire pouvait grimper.

— Ça a l’air pourri, a commenté Chloé.

— Je veux quand même vérifier un truc, a répliqué Séléna. Restez dans la voiture, d’accord ?

Elle a attrapé le talkie avec oreillette et a glissé cette dernière dans son oreille, tandis que le reste de l’engin allait se loger dans la poche de son blouson, libérant ses mains. Cela lui a permis de se retourner pour attraper le pied-de-biche.

Elle est ensuite sortie de la voiture et s’est dirigée vers la porte de la maison, qu’elle a ouverte rapidement et sans subtilité à l’aide de son nouveau jouet. De mon côté, j’ai attrapé le second talkie qui traînait entre Chloé et le frein à main.

J’ai attendu que la vampire soit entrée dans l’immeuble pour commencer à jouer avec mon appareil.

— QG à Bad Bone, QG à Bad Bone, ai-je dit.

Chloé s’est tournée vers moi. Malgré l’obscurité, j’étais tout à fait capable de voir son air perplexe, ce qui prouve bien que je n’avais pas menti sur ma vision nocturne.

— Bad Bone ? a-t-elle demandé ?

— C’est tout ce que j’ai trouvé.

Le talkie a crépité, me permettant d’entendre la réponse de Séléna :

— Bad Bone à QG. Je vous écoute, caporal.

Caporal ? Je me serais au moins vue sergent chef, merde.

— Demande-lui quelle est la situation, a suggéré Chloé.

— QG à Bad Bone, ai-je dit dans le talkie. Requérons un descriptif de la situation.

— La vue est belle, a répondu Séléna.

J’ai fait une moue interrogative à Chloé. Si notre communication en signes avec les mains s’était, jusqu’ici, révélée inopérante, la skinhead a été plus douée pour deviner ce que signifiait l’expression sur mon visage.

— Demande-lui ce que ça veut dire.

— QG à Bad Bone. Demande de précision. À vous.

— Il y a un accès aux toits, ça donne sur la rue de derrière. Je repasse au QG.

J’avais l’impression que je comprenais de moins en moins, mais que les choses allaient s’éclairer d’une minute à l’autre. J’ai tenté de regarder Chloé en lui faisant une mine perplexe, mais elle avait maintenant les yeux tournés ailleurs. J’ai hésité à poser la question à haute voix, mais je me suis demandé si c’était une bonne idée.

— Rappelle-lui que l’objectif est de trouver un lieu d’hébergement, a-t-elle fini par me dire.

— QG à Bad Bone, ai-je transmis. Votre mission est de trouver un squat, pas de regarder le paysage.

Par la fenêtre, j’ai vu Séléna qui sortait de la maison et se dirigeait en trottinant vers la voiture. Elle a ouvert la portière arrière gauche, celle qui n’était pas de mon côté.

— Ça donne sur l’appart’ d’un type, a-t-elle expliqué. Un type avec lequel j’ai des comptes à régler.

Elle a commencé à attraper l’étui à guitare, mais Chloé l’a interrompue en posant la main dessus.

— Bordel, Séléna, à quoi tu joues ? On est juste censées trouver de quoi héberger des potes !

— J’ai trouvé plus intéressant à faire, a répondu la vampire. C’était le dernier plan pour cette nuit, de toute façon. Je vous laisse la caisse pour la journée. On se voit plus tard.

Elle a attrapé la « guitare », a fermé la portière, et s’est précipitée dans la baraque. Je me suis demandé un instant ce que j’étais censée faire. Spontanément, je l’aurais bien suivie, au moins pour voir ce qui allait se passer, et même si c’était, de toute évidence, une mauvaise idée. Cela dit, j’avais bien l’impression qu’il ne s’agissait que d’un jeu.

À l’avant de la voiture, Chloé s’est allumée une cigarette et m’a tendu le paquet. J’en ai pris une, à défaut d’avoir des réponses à toutes mes questions.

Alors que je l’allumais, j’ai entendu des sirènes qui se rapprochaient. J’ai regardé aux alentours, et j’ai fini par apercevoir des gyrophares bleus passer en trombe de droite à gauche devant nous, vers la « rue de derrière » dont avait parlé Séléna.

— Bon, a fait Chloé. Ça te dirait qu’on aille prendre un petit-dèj ?

***

Chloé a refusé de répondre aux questions que je pouvais me poser avant qu’on ait quelque chose à se mettre sous la dent. Cela dit, je commençais à me faire une assez bonne idée de la situation, même s’il restait des zones d’ombre.

J’ai néanmoins profité de sa mauvaise volonté pour négocier de conduire la voiture. Je n’avais jamais eu l’occasion d’être au volant de ce genre d’engins, et c’était une expérience : en dehors de la cylindrée, la voiture était américaine et avait, par conséquent, une boîte de vitesse automatique. J’ai toujours trouvé les yankees assez contradictoires, de ce point de vue : ils mêlent une fascination obsessionnelle pour les grosses bagnoles, mais ne sont pas foutus d’apprendre à se servir d’une boîte de vitesses pour en profiter pleinement. Je sais que la technologie a évolué, mais ce n’est pas le même plaisir. Cela dit, je devais admettre que c’était amusant d’essayer de voir ce que ça donnait.

Alors que j’étais occupée à m’amuser au volant, Chloé m’indiquait où je devais aller : elle connaissait une boulangerie sympa et qui ouvrait tôt. Je me suis arrêtée devant, et elle est descendue faire le plein de croissants. Alors que j’attendais qu’elle ressorte, mon esprit déviant s’est mis à imaginer ce qu’on pourrait faire dans la voiture. Je n’avais jamais eu l’occasion de baiser dans une bagnole, mais j’avais vu beaucoup de films américains où des ados perdaient leur virginité dans une grosse cylindrée, et c’était pour moi un peu le summum du romantisme.

J’ai entendu la portière s’ouvrir, et Chloé s’est assise à côté de moi, un sac en plastique dans les mains.

— Il y a un parc pas loin, a-t-elle dit. On pourrait se poser là-bas.

— On pourrait manger dans la bagnole, sinon ?

Elle m’a jeté un regard surpris, puis m’a fait un petit sourire.

— Je ne voudrais pas te décevoir, mais je t’ai menti, plus tôt dans la soirée. Séléna n’a aucune intention de vendre sa voiture.

On a finalement coupé la poire en deux : j’ai garé la Dodge sur le trottoir du parc, et on est restées dedans pour admirer le lever de soleil sur les quelques arbres.

— Bon, ai-je fait alors que Chloé s’ouvrait une bouteille de Coca. J’ai droit aux explications, maintenant ?

— Je suppose que les flics nous écoutaient, a-t-elle expliqué. Le téléphone, et sans doute le talkie aussi. Je veux dire, n’importe qui peut écouter le talkie. Ils ont dû trouver que Séléna agissait de manière suspecte.

J’ai levé les yeux au ciel. Elle se foutait de moi, ou quoi ?

— Ça, j’avais compris, ai-je répliqué. Mais c’était voulu, non ? Séléna savait très bien que les flics l’écoutaient ?

Chloé avait un morceau de pain au chocolat dans la bouche, aussi s’est-elle contentée de hocher la tête en approbation.

— Toute cette histoire sur le fait de chercher un squat, ai-je continué, la cavalcade en voiture pour semer les flics, c’était juste pour les attirer ?

Nouvel hochement de tête la bouche pleine.

— Mais pourquoi ? ai-je demandé.

Cette fois-ci, Chloé a attendu d’avaler avant de me répondre.

— Tu sais qui est Serge Armand ? a-t-elle demandé.

J’ai secoué la tête. Le nom ne me disait rien.

— C’est un fasciste. Le chef des nazillons locaux. On a eu souvent maille à partir avec lui ou avec ses sbires, sur des rassemblements ou des manifestations.

J’ai froncé les sourcils, ne voyant pas le rapport avec ce soir. Chloé, de son côté, a repris une bouchée de pain au chocolat. Je ne sais pas si c’était pour faire une pause dans ses explications ou si c’est parce qu’elle estimait que ça suffisait.

— Et ? ai-je demandé dans le doute. Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

Chloé a haussé les épaules.

— Oh, oui, a-t-elle dit. Il fait aussi du trafic d’armes. Il en vend notamment pour des vampires, à Paris. Séléna était au courant d’une vente d’armes dont elle n’aurait pas dû être au courant.

— Et donc, ai-je demandé, elle voulait le balancer aux flics ?

Mais, dans ce cas, pourquoi rendre les choses si compliquées ?

— Oh, non, certainement pas, a fait Chloé avec un petit sourire. Ça ne se fait pas. Séléna a un « code d’honneur », même si on ne dirait pas, comme ça. Ce n’est pas une balance. Après, si les flics la suivent et débarquent par hasard en plein milieu d’une vente d’armes, elle n’y est pour rien.

Il y avait encore des zones d’ombres (qui était ce « on » ?), mais je commençais à comprendre un peu mieux ce qui s’était joué devant mes yeux.

— Donc, ai-je résumé, toi, tu voulais te débarrasser d’un facho, et Séléna prendre une revanche contre ses anciens employeurs ?

Chloé a secoué la tête.

— Oh, non. Séléna n’en est pas là. C’est pour faire chier Lockheart.

En voyant mon air interrogateur, elle a ajouté :

— Une flic qui l’a dans le pif.

Je voyais bien qui était Lockheart, vu qu’elle avait débarqué chez moi. Mais je ne voyais toujours pas en quoi l’arrestation d’un fasciste la faisait chier plus que ça.

— Oh, il y a autre chose sur Serge Armand que j’ai oublié de dire. On est à peu près persuadé qu’il bosse pour les flics. Désolée. Je suis nulle pour raconter les histoires.

Au moins, je comprenais vaguement les enjeux. Entre ça et la politique vampirique, pourquoi est-ce que je me retrouvais toujours impliquée dans des merdiers super compliqués ?

Je me suis consolée en goûtant un des pains au chocolat qu’avait ramenés Chloé. J’ai hésité à lui demander plus de précisions sur quelque chose qu’avait mentionné Séléna à propos de Belfast, mais vu la tête qu’elle avait tirée quand la vampire avait lâché ce mot, je me suis dit que ce n’était pas forcément une brillante idée d’y aller frontalement.

— Ça fait longtemps que tu connais Séléna ? ai-je demandé un peu plus subtilement.

Chloé a mis un moment avant de répondre. J’ai espéré que c’était encore parce qu’elle finissait sa bouchée, et pas parce que c’était une question malvenue.

— Tu n’es pas obligée de répondre, ai-je dit.

— C’est surtout que c’est compliqué. On n’est pas exactement amies. Mais je l’ai croisée pour la première fois il y a une vingtaine d’années.

Elle m’a fait un petit sourire embarrassé.

— Je suis plus vieille que j’en ai l’air, a-t-elle admis. J’aurais probablement dû te le dire avant qu’on couche ensemble.

— Oh, arrête, ai-je répliqué avec un geste évasif de la main. Je suis habituée à coucher avec des nanas qui sont beaucoup plus âgées que moi mais qui n’en ont pas l’air.

Son sourire s’est figé, et je me suis dit que j’aurais mieux fait de fermer ma bouche. Encore une fois.

— Peut-être que ce que je vais dire est déplacé, mais tu ne sors jamais avec des humaines de ton âge ?

J’ai haussé les épaules.

— Je fais déjà flipper les vampires et les louves-garous, ai-je répliqué. Je n’aurais aucune chance avec une humaine.

Le sourire de Chloé s’est décrispé un peu, m’invitant à continuer.

— Je sais que pour beaucoup de « vrais surnats », je ne suis qu’une pathétique mortelle qui cherche à se rendre intéressante en s’inventant quelques capacités en sorcellerie, mais pour moi c’est assez sérieux. J’ai toujours l’impression que les humains « normaux » finissent par me considérer comme un monstre.

La skinhead a baissé la tête.

— Je suis désolée.

— Ce n’est pas de ta faute.

— Je veux dire, je suis désolée d’avoir dit ça. Et d’avoir peut-être eu une mauvaise impression de toi.

Je lui ai fait un grand sourire enjôleur.

— Du coup, ai-je demandé, ça te dirait de venir manger des frites chez moi en sortant du boulot ?

***

Malgré un peu d’hésitation, Chloé n’a finalement pas pu résister à l’appel de la patate, et on a convenu qu’on se retrouverait chez moi après qu’elle soit sortie du boulot.

On a continué à grignoter un peu dans la voiture, puis on a finalement changé de place et elle a pris le volant pour me déposer chez moi avant d’aller sur le port.

— Bon courage pour le boulot, ai-je dit lorsqu’elle a garé la voiture devant l’immeuble. J’espère que ça va aller.

— Ouais, a-t-elle dit. À tout à l’heure.

J’ai posé la main sur la poignée de la porte, puis j’ai hésité. Je me suis dit qu’une telle occasion ne se représenterait peut-être jamais. Je me suis tournée vers Chloé, et je lui ai fait un grand sourire.

— Écoute, je sais que tu penses que tout ça est une mauvaise idée et que c’est compliqué, mais je me disais qu’on n’aurait peut-être pas l’occasion de se retrouver seules dans une telle bagnole, alors tu crois que je peux t’embrasser ?

Elle a éclaté de rire.

— Oui, a-t-elle dit. Ce serait criminel de laisser passer une telle opportunité.

Alors que je collais mes lèvres contre les siennes, je me suis prise à penser que ma vie prenait un tour plutôt plaisant : j’allais avoir un boulot stable, et j’avais un début de relation romantique toujours un peu compliquée mais peut-être moins qu’un peu plus tôt dans la soirée. Autant de premières, pour moi.

Totalement inconsciente des torrents de merde qui s’apprêtaient à se déverser sur ma gueule, je me suis dit que, finalement, j’allais peut-être réussir à avoir une vie normale et accomplie.

Épilogue

Angela Lockheart tripotait nerveusement un stylo afin de masquer sa confusion. Elle aurait préféré s’allumer une cigarette, mais elle ne pouvait pas se permettre de le faire à l’intérieur, sur une scène de crime, devant des collègues et des suspects.

Autour d’elle, des policiers s’activaient. Une demi-douzaine d’hommes étaient allongés par terre et en train de se faire passer les menottes. Des armes et de l’argent traînaient sur une table en bois, et il y en avait probablement plus planqués ailleurs.

L’un dans l’autre, la saisie était intéressante, et mieux que ce à quoi s’était attendue la policière. Il manquait juste quelque chose dans la pièce : Séléna von Morgenstern.

Les données de géolocalisation étaient pourtant formelles : le téléphone de la vampire était quelque part dans le coin. Vu l’accoutrement et les cheveux très courts des individus qui étaient en train de se faire passer les menottes, Lockheart doutait pourtant qu’une mort-vivante noire ait fait partie de leurs amis.

Alors que les suspects commençaient à être embarqués, les yeux de la policière se sont posés sur la cheminée en pierre qui se trouvait au fond de la pièce, et elle s’est avancée vers elle. Elle s’est penchée vers le foyer et un sourire s’est dessiné sur son visage lorsqu’elle a repéré le téléphone, toujours accroché à une ficelle, qui avait été déposé dans la cendre.

— Petite maligne, a commenté Lockheart.

Elle a enfilé des gants en latex, puis a saisi le téléphone et l’a placé dans un sac de preuves en plastique. Elle doutait que l’engin lui apprendrait quoi que ce soit d’intéressant, mais ça lui éviterait au moins de repartir les mains complètement vides.

— Lieutenant, on a un problème.

Lockheart s’est tournée face à un sergent en uniforme, qui dansait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.

— Quoi ? a-t-elle demandé.

— Un des types, il dit qu’il bosse pour nous. Qu’on a fait irruption dans une enquête en cours.

Lockheart a hoché la tête, puis fait un petit « hmm ». Le policier restant en face d’elle, elle a dû y adjoindre un petit geste de la main pour lui faire comprendre qu’il pouvait disposer. Alors qu’il s’écartait, le téléphone qui était dans le sac qu’elle avait toujours à la main s’est mis à vibrer.

Angela Lockheart a souri, et a attrapé le téléphone avec ses gants, avant de décrocher.

— Séléna, je présume ? a-t-elle demandé.

— Oh, a fait la voix moqueuse de la vampire, quelles capacités de déduction ! Je suis bluffée.

— Merci.

Lockheart s’est appuyée contre le mur, et a regardé le ballet des policiers qui continuait autour d’elle. Les suspects étant maintenant embarqués, c’était à l’heure de la scientifique de venir examiner les lieux.

— Évidemment, a repris Séléna, avec d’encore meilleures capacités de déduction, vous auriez pu deviner que je n’étais pas là et ne pas débarquer.

— J’avais deviné, a répliqué Lockheart. Je ne suis pas débile. Je ne pouvais juste pas prendre le risque.

— Évidemment.

— Louable effort, cela dit. Quoi, tu regrettes ton passé de mercenaire et tu veux lutter contre la prolifération des armes à feu ? Je ne m’attendais pas à ça.

Lockheart a sorti une cigarette de sa poche, mais s’est interrompue devant l’air mauvais que lui jetait un type de la police scientifique.

— C’est encore mieux, a répliqué Séléna. Il y a des chances que les types en face de vous aient vendu l’arme qui a servi à buter la gamine qui vous émeut tellement.

— Bien, a dit Lockheart en rangeant sa cigarette. Cela dit, tu pouvais juste me donner l’information la dernière fois qu’on s’est vues.

— Vous vous seriez renseignées, et vous n’auriez pas eu le droit d’intervenir vu que…

La vampire a fait une petite pause, le temps de gratter un accord de guitare. Même avec le son pourri du téléphone et sans être mélomane, Lockheart était capable de dire que la guitare qu’avait récupérée Séléna cette nuit était d’une qualité merdique.

— …le responsable travaille pour vos collègues.

Lockheart a grimacé. Ça confirmait ce que le sergent lui avait appris quelques minutes plus tôt. Voilà qui allait encore lui apporter des emmerdes.

— Probablement, a-t-elle admis.

Elle s’est forcée à reprendre une contenance. Elle n’aimait pas l’idée de s’être fait berner par une connasse de vampire, mais elle pouvait encore tourner la situation à son avantage.

— Dans tous les cas, a-t-elle dit, merci de ta coopération. Je vais faire bon usage des informations que tu m’as transmises.

— Ouais, c’est ça, a raillé Séléna. J’attends de voir.

— Je ne parle pas juste de ce que j’ai devant les yeux, a répliqué Séléna, un petit sourire aux lèvres. Je suis également ravie de pouvoir connecter Chloé et Jessica à tes activités.

— Elles étaient juste dans la voiture, a répliqué Séléna.

Le sourire de Lockheart s’est agrandi. La vampire avait beau essayé de garder un ton neutre, elle voyait bien qu’elle arrivait à la toucher. Séléna n’aimait manifestement pas qu’on s’attaque à ses amies.

— Même si elles ne sont pas impliquées dans le petit jeu auquel tu jouais avec moi, ce dont je doute, je peux au moins les inculper pour complicité dans plusieurs délits. Violation de domicile, conduite dangereuse… Non pas qu’il y ait vraiment besoin d’inculper les gens, tu sais ? Il ne faut pas grand-chose pour finir en garde à vue, de nos jours.

Il y a eu un moment de silence. Lockheart sentait que c’était le calme qui précédait la tempête.

— Écoute, espèce de salope de flic. Tu joues à tous les jeux de merde que tu veux avec moi, je n’ai pas de problème avec ça. Mais si tu continues à expulser des squats où je ne suis même pas, à menacer des copines, ou de manière générale à t’en prendre à des civils qui n’y sont pour rien dans nos affaires, tu vas finir avec une balle dans la tête.

Sur cette belle phrase, la vampire a raccroché, laissant la policière seule mais triomphante.

Lockheart a repris une expression neutre en remarquant le brigadier moustachu qui se trouvait devant elle, un air déconfit.

— Quoi ? a-t-elle demandé.

— Lieutenant, sauf votre respect, c’est une catastrophe. On n’a rien de rien. Votre vampire n’est pas là, et on ne va probablement rien pouvoir faire de tout ce qu’on a saisi.

Lockheart a rangé le téléphone dans le sachet en plastique, tout en repensant à ce que Séléna lui avait dit. Elle avait semblé très énervée que la policière menace des civils qui n’y étaient pour rien.

— Brigadier, a-t-elle répliqué, nous ne repartons pas avec rien. Nous repartons avec de nouvelles informations, ce qui est primordial dans une enquête.

— Quelles informations ? a demandé le moustachu sceptique.

— Je ne crois pas que Séléna ait tué les Soulier.

Ce qui voulait dire que le vrai tueur restait à débusquer. En plus de ça, elle avait un trafiquant d’armes auquel elle n’avait pas le droit de toucher. Lockheart avait du mal à se retenir d’exulter. Tout cela s’annonçait beaucoup plus intéressant que ce qu’elle avait pu espérer.

Épisode III

Souffrir pour être rebelle

Prologue

J’étais dans la cuisine avec Maman et j’attendais avec impatience que le repas soit prêt. À la fois parce que j’avais faim, et parce qu’il s’agissait de mon plat préféré : des coquillettes et des knackis, avec du ketchup et du fromage râpé. Miam ! Oui, j’avais des goûts assez simples en matière de nourriture, à l’époque. Je dis ça, mais soyons honnête : ça n’a pas beaucoup changé.

Il y avait deux casseroles sur les plaques de cuisson qui contenaient ces aliments que je convoitais tant. Assise sur une chaise, devant une petite table sur laquelle deux assiettes étaient posées, Maman lisait le journal.

— Quand est-ce qu’on mange ? ai-je demandé.

En ce temps-là, j’avais un certain problème avec la patience, et j’avais tendance à penser que demander de manière répétée quand est-ce que j’allais devoir arrêter d’attendre ferait arriver l’échéance plus vite. Là encore, je n’ai pas tellement évolué depuis.

Maman a regardé l’horloge de la cuisine d’un œil distrait.

— Encore quelques minutes.

Elle est ensuite retournée à la lecture de son journal, mais je n’étais pas idiote. Il était évident qu’elle voulait terminer de faire ce qu’elle était en train de faire, comme quand je ne voulais pas passer à table parce que j’étais occupée à revoir Le Roi lion. Elle n’allait pas me la faire : le repas était clairement prêt !

Frappée par cette révélation, j’ai décidé de profiter du fait que Maman était en train de lire le journal pour piquer discrètement une knacki. Il y en avait plusieurs, elle ne remarquerait même pas s’il en manquait une.

Je me suis donc approchée subrepticement des casseroles, et j’ai vérifié que Maman ne me regardait pas. Ensuite, je me suis hissée sur la pointe des pieds et j’ai tendu la main vers la plus petite des deux casseroles, qui contenait les knackis dans de l’eau bouillante.

Nouveau regard pour vérifier que je n’étais pas observée, puis j’ai plongé la main dans l’eau, afin d’attraper une des saucisses dont je rêvais. Je n’avais cependant pas prévu qu’en faisant cela, j’allais renverser un peu de liquide sur le gaz, ce qui a produit une espèce de pschiiit qui a attiré l’attention de ma Maman.

Elle a levé la tête de son journal, elle a vu que j’avais la main plongée dans l’eau bouillante, et elle a poussé un cri horrifié.

J’ai compris que j’avais fait une bêtise.

Chapitre 1
Civilisée

Des flammes éblouissantes, devant moi, m’empêchent de voir. Des fumées noires obscurcissent l’air.

— Papa ? Papa !

Le goût du sang dans ma bouche. L’odeur de brûlé : celle asphyxiante du plastique fondu ne suffit pas à masquer celle de la chair humaine. Le crépitement de la voiture en train de flamber, et le silence de Papa, qui hurlait encore quelques secondes plus tôt.

— Papa !

***

Le réveil de mon téléphone m’a tirée de mon cauchemar en me passant au volume maximal le son de métal industriel de Rammstein. Plus exactement, le morceau Benzin. Putain d’approprié.

Je l’ai éteint avec précipitation. Si tu veux te séparer de quelque chose, alors tu dois le brûler. Ouais, ouais. Ferme ta putain de gueule. Pourquoi j’avais choisi ce morceau comme sonnerie ? En même temps, ça faisait un moment que je n’avais plus fait ce cauchemar. C’était sans doute la faute de cette connasse de flic, qui m’avait poussée à cramer les derniers enregistrements qui me restaient de mon père.

Je me suis passé la main sur le front. J’étais en sueur, et mes cheveux collaient contre ma nuque. Encore un de ces matins où je me sentais fraîche et dispo.

Enfin, quand je dis « matin », c’est relatif. Il était midi, mais, pour moi, c’était tôt. Cela dit, j’avais proposé à Chloé de l’accueillir avec des frites quand elle sortirait du boulot, et je comptais bien être prête lorsqu’elle arriverait.

Mais avant de m’activer, j’avais bien droit à une cigarette, non ? Sans sortir du lit, je me suis penchée pour attraper mon sac à main qui traînait à côté, et j’ai pris la dernière clope du paquet que m’avait laissé Carmen deux jours plus tôt.

Je me suis assise avant de tirer ma première bouffée de tabac. Le changement de position et la nicotine ont aidé les souvenirs du rêve à se dissiper, et bientôt il ne me restait plus que des bribes du cauchemar. Ça m’allait très bien. J’aurais aimé pouvoir faire de même avec les vrais souvenirs de l’accident.

***

J’ai poussé un cri de douleur.

— Pète sa race sa mère Marie la fille de Satan ! me suis-je exclamée.

Je venais de réussir à me couper le pouce en épluchant une patate. Bien joué, Jessie. Ce n’était pas une grosse blessure, je n’avais pas le doigt qui pendouillait ou une entaille jusqu’à l’os, mais ça saignait un peu.

— Merde ! ai-je juré.

J’étais déjà à la bourre, et maintenant j’allais devoir perdre un temps précieux à me passer la main sous la flotte et me faire un pansement pour ne pas foutre de sang dans les patates. En plus, ça me piquait !

Les gens, enfin ceux qui connaissent mes tendances masochistes, sont toujours surpris de m’entendre pester et râler que ça me fait mal quand je me fais un bobo stupide. C’est idiot. J’apprécie la douleur quand c’est choisi et contrôlé. Par exemple, comme quand je me fais fait fouetter le derrière par une amante. Par contre-exemple, pas comme quand je me suis cognée le petit doigt de pied contre la table de chevet en me levant la tête dans le cul en début d’après-midi.

Accessoirement, si j’étais en train d’éplucher des patates, ce n’était pas uniquement par amour de la frite. Certes, Chloé allait rentrer d’une journée de travail après une nuit blanche, mais j’espérais tout de même un peu que les choses se passeraient suffisamment bien et qu’elle aurait l’énergie pour que j’aie besoin de mes doigts après le repas.

J’ai profité du fait que j’avais les mains dans le lavabo pour me regarder dans le miroir, histoire d’évaluer le travail à accomplir. J’avais la sale gueule de quelqu’un qui n’a pas beaucoup dormi, et il faudrait que je me maquille un peu. Au moins du fond de teint et de l’anti-cernes, peut-être aussi un peu de rouge à lèvres et d’eye-liner si j’avais le temps. Le pire, c’était mes longs cheveux bruns, complètement emmêlés et évidemment pas coiffés. Idéalement, il faudrait que je fasse un brushing et que je les lisse. Plus réalistement, il fallait au moins que je les lave et que je les brosse. Ce qui ne s’annonçait pas comme une partie de plaisir.

Il me restait vingt minutes avant que Chloé débarque, il fallait donc que j’établisse des priorités. Éplucher et couper les patates, tout comme cuire les steaks, c’était quelque chose que je pouvais faire quand elle serait là, et qui me ferait juste passer pour une fille pas très organisée. Être encore à poil et pas lavée, ça le faisait moins. Surtout que c’était notre second vrai rencard, et que je lui avais clairement fait peur la veille avec mes fantasmes sexuels bizarres et mon côté un peu trop direct. L’objectif d’aujourd’hui, c’était de passer un repas en tête à tête, histoire de lui montrer que je pouvais être vaguement civilisée. Ouvrir la porte en étant à poil semblait donc nuire à cet objectif.

— Ci-vi-li-sée, ai-je dit devant le miroir.

Je pouvais le faire.

***

J’ai réussi à prendre ma douche en à peine dix minutes, y compris le temps de me laver les cheveux. Je me suis essuyée rapidement, puis j’ai commencé à passer ma crinière désordonnée au sèche-cheveux, ce qui allait me prendre plus de temps. J’en ai profité pour me laver les dents en parallèle, avec le sèche-cheveux dans une main et la brosse à dents dans l’autre.

Une fois ma chevelure à peu près sèche, j’ai entrepris de la démêler, ce qui n’a pas été une mince affaire. J’ai poussé des petits cris de douleur en devant forcer sur des nœuds pour réussir à faire passer le peigne. J’ai fini par avoir une coiffure à peu près présentable, et je ne sentais plus trop mauvais. Il y avait du progrès. Bon, j’étais toujours à poil et pas maquillée. Et les patates, évidemment, ne s’étaient pas non plus épluchées toutes seules.

Allez, Jessie, on peut y arriver, me suis-je encouragée. Il me restait cinq minutes, le temps de mettre de l’anti-cernes et du fond de teint à l’arrache, et de m’habiller.

Driiiing.

Je me suis raidie, paniquée, en entendant le bruit de la sonnette. Oh merde, oh merde, oh merde. Elle était en avance ! Abandonnant le maquillage, je me suis précipitée dans ma chambre et ai cherché un soutien-gorge propre. J’ai fini par en trouver un, rembourré comme il fallait, et je l’ai enfilé.

Le plus urgent était fait. Il ne me restait qu’à trouver un tee-shirt un peu sexy. J’ai attrapé un débardeur, mais je me suis dit que ce n’était pas l’idéal, pour renvoyer une image de fille civilisée, et l’ai laissé tomber pour enfiler à la place un chemisier blanc élégant.

J’ai ensuite attrapé mon pantalon en cuir noir, puis me suis rappelé l’objectif du déjeuner. Civilisée, pas dépravée. Et puis, le pantalon en cuir n’allait pas du tout avec mon chemisier, il fallait que je trouve autre chose. J’ai attrapé un jean moulant, et j’ai plongé dedans à la vitesse de l’éclair, ce qui m’a valu de me foirer et de manquer de me casser la figure. Merde, merde, merde !

J’ai finalement réussi à déverrouiller la porte de mon appartement avant que Chloé ne sonne une nouvelle fois. Certes, le repas n’était pas prêt, je n’avais pas eu le temps de faire de ménage dans mon appart, et je n’étais pas maquillée, mais j’étais tout de même presque présentable. J’ai pris une grande inspiration, et j’ai ouvert la porte.

Chloé était resplendissante. La skinhead avait mis un peu de gel dans ses courts cheveux blonds, et portait une magnifique chemise à carreaux dont les derniers boutons étaient défaits, mettant sa poitrine généreuse en évidence. Son jean serré moulait ses larges cuisses, et les bretelles qui cernaient sa poitrine me donnaient encore plus envie de les embrasser.

— Salut, a-t-elle fait.

J’ai rougi, réalisant que j’étais en train de mater ses seins sans vergogne. Pas très bien élevé de ma part. J’ai relevé les yeux et ai croisé les siens. Elle semblait amusée.

— Salut, ai-je bafouillé. Désolée d’avoir mis du temps à ouvrir.

— Pas de souci.

J’ai réalisé qu’elle avait une main derrière le dos. Elle m’a montré ce qu’elle cachait : un bouquet de fleurs, qu’elle m’a tendu avec un grand sourire. Je l’ai attrapé sans savoir quoi faire.

— Oh. Euh. Merci.

— Tu comptes m’inviter à rentrer ?

— Oui, bien sûr. Entre !

Je ne savais pas trop si j’étais censée rentrer, et qu’elle me suive, ou m’écarter pour la laisser passer. Et qu’est-ce que je devais faire des fleurs ? Tout cela me rendait terriblement inconfortable. D’habitude, je me contentais de baiser.

J’ai finalement décidé de rentrer la première, ne serait-ce que pour pouvoir écarter discrètement du pied un soutien-gorge sale que j’avais laissé traîner et le pousser sous le canapé. On est arrivées dans le salon, avec mes patates à moitié épluchées et qui traînaient sur la table.

— Je suis désolée, ai-je dit, un peu paniquée, je voulais que ça soit prêt quand tu arriverais, mais j’étais à la bourre.

— Ce n’est pas grave. Je vais te filer un coup de main.

— Je ne crois pas que tu sois censée faire ça, ai-je répliqué. C’est moi qui t’ai invitée.

Elle a paru un peu surprise, puis m’a fait un sourire rassurant, avant de m’attraper la main qui ne tenait pas le bouquet de fleurs. Le contact de ses doigts contre les miens a calmé un peu mon anxiété, mais a éveillé mon désir.

— Tu as l’air stressée, a-t-elle remarqué.

— Oui, ai-je admis. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de choses. Qu’est-ce que je suis censée faire de ça ?

Je lui ai montré le bouquet de fleurs. Elle m’a fait un nouveau sourire.

— Les mettre dans un vase ? a-t-elle suggéré.

— Je n’ai pas de vase !

— Un grand verre d’eau. Ça fera l’affaire.

J’étais un peu rassurée. Ça, j’avais. Je suis partie dans la cuisine, et j’ai sorti un grand verre à bière que j’ai rempli à moitié d’eau, en espérant que c’était bien ce qu’il fallait faire. Je suis ensuite revenue dans le salon et je l’ai mis sur la table, à côté des pommes de terre. J’ai ensuite mis les fleurs dedans, puis j’ai regardé Chloé, guettant un signe d’approbation.

— Parfait, a-t-elle dit. Je t’ai dit que tu étais ravissante ?

J’ai secoué la tête en dénégation.

— Non, je n’ai pas eu le temps de me maquiller, et mes cheveux…

Elle m’a embrassée, ce qui m’a forcée à me taire. Ce n’était pas plus mal. Qu’est-ce qui me prenait, à être aussi nerveuse ? Heureusement, les lèvres et la langue de Chloé étaient rassurantes.

Lorsqu’on s’est finalement décollées, elle a passé ses doigts dans mes longs cheveux bruns.

— Tu es ravissante, quoi que tu en dises. Et arrête de paniquer, d’accord ? Ce n’est pas grave si tout n’est pas parfait. Je peux t’aider à éplucher les patates ?

Un peu plus calme, j’ai acquiescé de la tête.

— Il vaut mieux, ai-je dit.

Je lui ai montré le pansement sur mon pouce.

— Je ne suis pas douée pour ça non plus, on dirait.

— Oh, ma pauvre.

Elle m’a fait un petit bisou sur mon pouce blessé, puis elle s’est assise et a commencé à éplucher des patates. Je suis restée quelques secondes debout, un peu idiote, puis je suis allée me chercher un autre couteau et je l’ai imitée.

— Tu pourrais acheter un économe. Tu aurais moins de chances de te couper.

Je lui ai fait un petit sourire coquin.

— J’aime vivre dangereusement.

***

J’ai finalement réussi à me détendre un peu du slip. On a fini d’éplucher les patates, puis Chloé les a coupées en frites pendant que je faisais cuire les steaks hachés pour faire des hamburgers. J’ai tartiné le pain de ketchup et placé des tranches de fromage pendant que Chloé finissait le découpage des pommes de terre. Il n’y avait plus qu’à mettre les hamburgers au four et à mettre les bouts de patates dans la friteuse. Ouf.

On a décidé de ne pas manger tout de suite, et on s’est installées sur le canapé avec des bières et des chips. J’ai décapsulé les bouteilles, et Chloé en a immédiatement porté une à sa bouche. Elle avait l’air très assoiffée. Je n’ai pas pu m’empêcher de regarder ses lèvres appétissantes. Elle l’a remarqué et m’a fait un petit sourire aguicheur.

— Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-elle demandé en posant sa bouteille.

— Tu crois que je peux t’embrasser ?

J’étais un peu confuse sur l’état de notre relation. D’un côté, la veille, elle m’avait expliqué que tout ça était une mauvaise idée. De l’autre, elle semblait être un peu revenue sur sa décision, puisqu’elle m’avait roulé une pelle et offert un bouquet de fleurs.

Malheureusement, j’étais un peu en terrain inconnu sur la signification précise de ce dernier geste. J’étais habituée à des accessoires dont l’usage sautait plus aux yeux.

Chloé a éclaté de rire. Je ne sais pas si c’était à cause de ma question ou parce que je faisais une tête bizarre. Je n’avais pas l’impression de faire une tête bizarre.

— En termes d’étiquette, a-t-elle fini par dire, je crois qu’on est censées attendre après le repas, mais vu qu’on a déjà eu des relations un peu plus intimes, je pense qu’on pourra faire une entorse aux bonnes mœurs.

J’ai approché mon visage, et ai doucement posé mes lèvres contre les siennes. C’est évidemment le moment que mon con de téléphone a choisi pour sonner.

Chloé m’a jeté un regard soupçonneux.

— Tu as mis Rammstein comme sonnerie ?

— Je comptais en changer.

J’ai regardé le numéro. Ma mère. Elle choisissait toujours les bons moments pour appeler. D’un autre côté, j’allais bien devoir lui parler à un moment ou à un autre aujourd’hui.

— J’en ai pour cinq minutes, ai-je dit à Chloé.

Elle m’a fait un signe de tête pour me dire « Ok », et j’ai décroché.

— Allô ?

— Joyeux anniversaire, Jessie ! s’est exclamée ma mère.

Voilà pourquoi je ne pouvais pas vraiment me permettre de lui dire d’appeler demain.

— Merci, ai-je dit.

— Comment ça va ?

La question piège. Forcément, dès qu’on se parlait au téléphone, Maman voulait toujours avoir de mes nouvelles. C’était la raison pour laquelle je rechignais autant à l’appeler : j’avais rarement à lui annoncer de grands accomplissements dont je pouvais être fière. Ni de moyens accomplissements, d’ailleurs. Je ne me voyais pas lui raconter que je m’étais battue avec un vampire et qu’une partie de sa cervelle avait fini par atterrir dans mes cheveux.

— Bien, bien, ai-je donc dit.

— Tu t’es bien installée, dans ton nouvel appartement ?

J’ai évité de regarder les cartons que je n’avais toujours pas défaits, et ai plutôt posé mon regard sur Chloé, qui était en train de finir sa bière.

— Oh, oui. J’ai tout rangé, récupéré quelques meubles. Impeccable.

Devant moi, Chloé avait posé une main sur sa bouche pour ne pas faire de bruit en riant. J’ai détourné à nouveau mon regard.

— C’est bien, a-t-elle dit. C’est important. J’espère que tu es mieux installée que dans ton appartement précédent.

— Oh, oui, ai-je dit. Beaucoup mieux.

Ce n’était pas faux : celui-ci, au moins, n’avait pas encore pris feu.

— Au fait, ai-je annoncé sur un ton très fier. Je vais peut-être avoir un boulot. Un vrai boulot.

Il y avait tout de même quelque chose dans ma vie que je pouvais annoncer fièrement à ma mère.

— Oh, c’est bien. Je suis contente pour toi. C’est quoi, comme travail ?

— Serveuse, ai-je dit.

— Oh, a-t-elle dit. C’est bien.

Je pouvais sentir au ton de sa voix que ce n’était pas le métier dont elle aurait rêvé pour sa fille. Elle aurait sans doute préféré que je sois prof. Ou institutrice, à la limite. Mais je n’étais pas faite pour ça. J’aimais bien, à l’occasion, me faire appeler « maîtresse », mais pas par des gamins de dix ans.

— C’est dans quel genre d’établissement ? a-t-elle demandé d’un air anxieux.

J’ai deviné que la question qu’elle voulait vraiment poser était « ce n’est pas dans un bar de vampires, au moins ? ».

— Un salon de thé, ai-je dit.

— Oh, c’est bien !

Elle avait déjà dit exactement la même phrase quelques instants plus tôt, mais ce n’était clairement pas sur le même ton. Un salon de thé, c’était vraiment bien. Évidemment, si elle avait su que le salon de thé était tenu par une vampire, elle n’aurait pas été aussi enthousiaste, mais, après tout, elle ne m’avait pas posé la question, donc ce n’était pas comme si je lui mentais, si ?

— Oui, ai-je dit. Ce sera sûrement un CDI, en plus.

— Je suis vraiment contente pour toi, Jessie.

J’ai regardé Chloé, qui était en train d’avaler une chips.

— Maman, ai-je dit, je suis vraiment contente que tu aies appelé, mais je suis un peu occupée, là. Tu crois que je pourrais te rappeler plus tard ?

— Bien sûr, je ne voulais pas te déranger. Occupée comment ?

— Je suis avec quelqu’un, ai-je dit.

— Oh, c’est un rencard ? a demandé ma mère.

J’ai réfréné un soupir.

— Je suppose qu’on peut dire ça.

— Dans ce cas, je ne voudrais pas te retenir. J’espère que ça va bien se passer, avec lui.

— Merci, Maman.

Il y a encore eu trente secondes de « bisous, à bientôt », et j’ai finalement pu raccrocher. Je me suis finalement tournée vers Chloé, un sourire aux lèvres.

Mais elle me regardait avec un air bizarre. J’en ai conclu que c’était parce qu’elle avait entendu les deux côtés de la discussion. Les loups-garous avaient l’ouïe développée.

— Elle ne sait pas que je suis lesbienne, me suis-je justifiée. Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de lui dire.

Chloé n’a rien dit.

— Ce n’est pas que je le cache, ai-je continué. C’est juste… il n’y a jamais eu quelqu’un avec qui j’avais une relation suffisamment sérieuse pour que ça vaille le coup de…

Chloé a levé la main pour me faire signe de m’arrêter.

— C’est ton anniversaire ? a-t-elle demandé.

Oh. C’était ça, son expression, pas « quoi, tu n’as pas fait ton coming-out » ? Il fallait vraiment qu’on s’améliore, niveau communication non verbale.

— Apparemment, ai-je dit sur un ton léger.

— J’aurais su, j’aurais ramené un gâteau.

— J’ai du Nutella.

Chloé m’a jeté un regard soupçonneux.

— J’espère que tu parles uniquement d’un usage innocent et purement nutritif du Nutella et que tu n’es pas en train de faire une allusion sexuelle tendancieuse ?

— Moi ? Tendancieuse ? Jamais.

Elle m’a regardée avec un air dubitatif.

— D’accord, ai-je admis. Peut-être des fois. Je ne suis pas très bien élevée.

Chloé a avalé une nouvelle chips. J’ai soupçonné que c’était pour s’éviter de répondre quelque chose. Je me suis tournée vers elle avec un petit sourire coquin et n’ai pas pu m’empêcher de suggérer :

— Peut-être que tu pourrais m’apprendre les bonnes manières.

Évidemment, ce que j’avais en tête impliquait surtout de me prendre une fessée ou de finir à genoux à chaque fois que je faisais quelque chose qui n’était pas convenable. Le problème est que ça n’aurait pas très bien marché, puisque comme j’aime ça, ça m’aurait plutôt poussée à faire plus de choses pas convenables pour me faire punir plus souvent.

Chloé n’a pas eu l’air de capter ce que j’imaginais, car elle s’est contentée de secouer la tête entre deux gorgées de bière.

— Je suis une skinhead, je ne suis pas sûre d’être une référence en bonnes manières.

Elle a fait claquer ses bretelles pour ponctuer sa phrase.

— Justement, ai-je répliqué, ne le prends pas mal, mais vu que tu es skin, je pensais que tu n’aurais pas de problème à y aller de manière un peu, disons, brutale.

Elle m’a jetée un regard désapprobateur.

— Pour moi, être skin, ça veut surtout dire avoir une certaine classe. Je ne suis pas une bonehead néo-nazie ou une grosse bourrine pour autant.

Évidemment, je n’avais aucune envie de sortir avec une néo-nazie, mais je n’aurais pas dit non à un peu plus de brutalité de sa part et moins de questionnement sur « est-ce que c’est une bonne idée ou pas ? ». Est-ce que je me posais ce genre de questions, moi ?

Chapitre 2
Frites’n love

Après l’apéritif, on s’est mises à table. En se levant, Chloé est passée à côté du carton que j’avais ouvert la veille. Elle s’est arrêtée à côté et y a jeté un regard amusé.

— Ça y est ? a-t-elle demandé. Tu défais tes affaires ?

J’ai ignoré son ton moqueur, et j’ai repensé aux cassettes dont j’avais brulé les bandes la veille, après la visite de la policière.

— Je voulais commencer à ranger mes CD, ai-je menti, mais j’ai réalisé que je n’avais pas vraiment d’étagères.

Chloé s’est penchée sur le carton pour regarder ma collection. Je l’ai laissée faire : je n’avais plus rien de compromettant à l’intérieur. Pas de vraiment compromettant, en tout cas. Chloé, elle, a tout de même trouvé quelque chose, et a attrapé un album de Laibach qu’elle m’a montré avec un regard désapprobateur.

— Peut-être que certains feraient mieux de rester dans des cartons, a-t-elle commenté.

Je lui ai pris le CD des mains et l’ai remis dans le carton.

— On pourrait avoir une longue discussion sur l’esthétique totalitaire dans les groupes de musique, ai-je admis. Mais ce serait dommage de laisser les frites refroidir, non ?

J’ai laissé mes CD compromettants et je me suis dirigée vers la cuisine pour sortir les hamburgers. J’ai ouvert la porte du four et j’ai attrapé le plat où ils traînaient, emballés dans du papier d’aluminium.

— Tu vas te cramer ! s’est exclamée Chloé.

J’ai réalisé que j’avais machinalement attrapé le plat à mains nues.

— Aïe ? ai-je fait.

Chloé s’est précipitée à mon secours, faisant couler de l’eau froide. N’ayant pas le cœur de lui expliquer que ce n’était pas vraiment la peine, j’ai passé ma main sous le robinet, tandis qu’elle prenait un torchon pour sortir les hamburgers.

Qu’est-ce que j’étais censée lui dire ? « T’inquiètes, je suis ignifugée » ? Depuis que j’étais gosse, mes parents m’avaient expliqué qu’il valait mieux garder le secret sur ma condition un peu particulière. Je l’avais bien dit à Carmen, mais je l’avais un peu regretté : elle m’avait posé des tas de questions auxquelles je n’avais pas de réponses à lui apporter.

D’un autre côté, peut-être que démarrer une relation sur un mensonge n’était pas une idée terrible. D’un encore autre côté, ça n’en ferait jamais qu’un de plus, et ce n’était pas vraiment un mensonge si elle ne découvrait jamais la vérité, si ?

J’ai fini par me dire que je lui expliquerais cette situation quand ça serait vraiment pertinent. Par exemple, comme ça avait été le cas avec Carmen, pour lui expliquer pourquoi je n’étais pas très réceptive aux plans où on se versait de la cire chaude sur le corps. En attendant, ce n’était pas la peine de compliquer un début de relation qui l’était déjà assez comme ça.

***

Certes, le repas n’était pas des plus élaborés, puisqu’il ne s’agissait que de frites et de hamburgers, même s’ils étaient faits maison. Avec le bouquet de fleurs sur la table et les deux bougies que j’avais sorties pour l’occasion, j’avais tout de même l’impression d’être dans un cadre très chic, par rapport à ce à quoi j’étais habituée.

Chloé était assise en face de moi, et mangeait un hamburger avec appétit. De mon côté, j’avalais mes frites plus lentement, dévorant surtout Chloé des yeux.

— C’est délicieux, a-t-elle dit. Ça fait du bien après une journée de boulot.

Quelle idiote ! Je ne lui avais même pas demandé comment ça s’était passé, après sa nuit blanche.

— Ça n’a pas été trop dur ? ai-je demandé.

— C’était long, mais j’ai survécu. Par contre, je crois qu’après avoir mangé, je vais m’écrouler sur mon lit.

J’ai avalé une frite sans rien dire, mais j’ai dû faire une drôle de tête, car Chloé m’a regardée avec un sourire entendu.

— Désolée de te décevoir.

— Mais je n’ai rien dit ! ai-je protesté.

Elle m’a fait un nouveau sourire, puis on a mangé quelques frites en silence.

— J’avoue, ai-je dit, je ne suis pas habituée à tout ça.

— Tout quoi ?

J’ai montré les fleurs sur la table.

— Ça, pour commencer. Et même un repas en tête à tête, ce n’est pas le genre de choses que je fais d’habitude.

— Honnêtement, quand tu couches avec des vampires, vaut mieux pas. Ils n’ont vraiment aucun goût en matière de bouffe.

J’ai poussé un soupir. Cette nana ne m’aidait pas à essayer d’avoir une discussion sérieuse.

— Ce que je veux dire, c’est que je me demandais où tout ça menait. Et vu la discussion d’hier, et tout ça…

Chloé a haussé les épaules.

— Je continue à penser que c’est une mauvaise idée qu’on sorte ensemble.

Elle a avalé une frite, alors que je gardais le silence.

— Je veux dire, a-t-elle repris, j’admets que je t’avais mal jugée sur un certain nombre de points, et j’en suis désolée. Tu n’es ni une fétichiste des surnaturels, ni une wannabe-vampire prête à faire toutes leurs basses œuvres pour avoir accès à l’immortalité.

J’ai continué à me taire, et j’ai tâché d’éviter de penser au boulot de protection que j’avais accepté pour Thomas Rivière plus tard dans la soirée. Je n’étais certes pas prête à accomplir leurs « basses œuvres » pour une vague promesse d’immortalité, mais pour celle d’un contrat à durée indéterminée, c’était une autre histoire.

— Malgré tout ça, a-t-elle continué, j’ai assez d’expérience pour être en mesure de dire qu’une fille comme toi avec une fille comme moi ? Ça ne va pas bien finir.

Je lui ai jeté un regard blasé.

— Du coup, ai-je demandé, tu attends d’avoir fini les frites avant de me dire que tu ne veux plus me revoir ?

Elle a éclaté de rire.

— Oh, non, a-t-elle dit. Je dis juste que c’est une mauvaise idée. Comme ça, quand tout brûlera autour de nous, je pourrais te dire : « je t’avais prévenue ».

***

Après le repas, on est retournées s’installer sur le canapé. On a discuté un moment, de choses un peu sérieuses qu’il est toujours un peu laborieux d’aborder mais dont il faut bien parler à un moment ou à un autre.

Comme, par exemple, l’intérêt limité de Chloé pour le sado-masochisme :

— Je veux dire, a-t-elle expliqué, je trouve ça amusant de temps en temps, mais pas systématiquement, et, surtout, peut-être pas aussi… intensément que toi ?

J’ai haussé les épaules. J’étais habituée à ce que mes tendances assez poussées en matière de masochisme rebutent mes amantes. C’était en partie pour ça que je fréquentais pas mal les vampires : ces dernières avaient tendance à penser que j’avais, comme elles, un bouton « off » sur lequel je pouvais appuyer pour ne plus ressentir la douleur.

— Tu sais, ai-je dit, même si ça me fait très peur, je crois que je suis prête à sortir de ma zone de confort et à tenter un autre genre de relations. Savoir vivre dangereusement, tout ça.

Chloé a éclaté de rire. Je lui ai jeté un regard interrogateur.

— Je n’avais pas réalisé qu’un dîner en tête à tête était plus dangereux que se faire fouetter par des barbelés.

Je n’avais jamais eu l’occasion d’essayer cette pratique. Ça devait sans doute être intéressant. Je n’ai pourtant pas relevé, et ai, à la place, montré mon doigt enrobé d’un pansement à cause d’une blessure par patates.

— Définitivement plus dangereux. Sans vouloir te vexer, tes traces de cravache ne m’ont pas laissée de marques. Elles.

Chloé a de nouveau éclaté de rire.

— Entre ça et la brûlure, a-t-elle dit, j’admets, peut-être que pour toi c’est effectivement, objectivement, plus dangereux.

Un sujet en emmenant un autre, on a parlé d’exclusivité dans le couple. Ou plutôt de non-exclusivité dans la relation qu’on souhaitait avoir toutes les deux, quel que soit le nom qu’on pouvait lui donner.

— J’aime bien les frites, ai-je expliqué, mais ça ne veut pas dire que je ne veux plus manger que ça toute ma vie. J’aime bien les pizzas aussi.

Chloé s’est, encore une fois, mise à rire. Ça avait beau être une discussion sérieuse, on se marrait beaucoup.

— Je suppose que ça me va, a-t-elle dit. Mais je préférerais si tu évitais de rouler des pelles à d’autres meufs en face de moi.

— Évidemment. J’aime les frites et la pizza, mais je ne suis pas dévergondée au point de vouloir mélanger les deux.

Chloé m’a regardée avec un air interrogateur.

— Je ne sais pas si je suis les frites ou la pizza, dans ta métaphore.

Ces choses étant posées, on s’est fait quelques câlins. C’était très plaisant de me perdre dans les douces lèvres de la skinhead et de me blottir dans ses bras musclés, mais ça n’a malheureusement pas duré aussi longtemps que je l’aurais voulu. Il était évident que Chloé avait besoin de sommeil.

— Je suis désolée, a-t-elle dit. Tu t’attendais sans doute à ce que j’ai un peu plus d’énergie.

— Oui, ai-je raillé. C’est honteux d’être fatiguée après une nuit blanche et une journée de boulot.

Elle m’a fait un petit sourire et s’est levée. Alors qu’elle enfilait son blouson, je lui ai demandé :

— On se revoit bientôt ?

— Je suppose. De toute façon, j’habite à l’étage du dessous.

Elle s’est grattée la tête d’un air songeur, puis m’a fait une petite grimace.

— Ce serait bien que cette relation ne foire pas trop. Sinon, cette proximité risque de rendre les choses assez inconfortables.

— Ouais, ai-je admis.

Elle m’a embrassée pour me dire au revoir, puis s’est dirigée vers la porte d’entrée. Sauf qu’elle avait la tête dans le pâté, alors elle s’est trompée de porte, et a ouvert celle de droite, qui menait à un placard à balais et pas à l’escalier.

— Mauvaise porte, ai-je dit.

Chloé a regardé le placard avec un air médusé. Je me suis dit qu’elle devait être vraiment fatiguée, puis j’ai réalisé que son expression ne venait sans doute pas de la surprise à ne pas trouver les escaliers, mais plutôt du contenu du placard. J’y rangeais bien un balai et une pelle à poussière, mais c’était là aussi que j’avais mis la cantine avec tous mes « jouets ». Et j’avais une définition assez inclusive du mot « jouet ».

— Tu as vraiment un tonfa ? m’a demandé Chloé.

J’ai arboré un sourire embarrassé. Du moins, j’espérais vraiment que ça avait la tête d’un sourire embarrassé, et que ma bouche ne m’avait pas trahie en me donnant un air sadique. Je ne vois cependant pas pourquoi elle l’aurait fait : me rappeler comment j’avais ravi cet engin à son précédent propriétaire ne m’apportait aucune satisfaction cruelle. Aucune.

— J’ai des goûts très… particuliers, ai-je répondu avec un geste évasif.

J’ai fini par lui prendre le tonfa des mains, et j’ai fait quelques moulinets avec.

— Tu savais que ce n’était pas un truc de flic, à la base ? ai-je demandé. À l’origine, c’était des paysans sur l’île d’Okinawa qui n’avaient pas le droit d’avoir des armes, alors ils récupéraient ce qu’ils pouvaient pour pouvoir se défendre. C’est devenu un art martial, ensuite. Normalement, ça se pratique avec deux tonfas, mais je n’ai pas eu l’occasion d’en récupérer un second.

J’avais regardé des vidéos pour apprendre à m’en servir correctement, mais je n’étais jamais allée bien loin. Comme avec toutes mes tentatives pour pratiquer un art martial quelconque. Ce genre de choses a l’air très amusante vu de l’extérieur, où on se dit qu’il s’agit juste de se tataner la gueule, mais il y a aussi tout un merdier de discipline et de même geste à répéter en boucle. Pas tout à fait mon délire.

Chloé n’a fait aucun effort pour étouffer son bâillement.

— Je rêvais d’une leçon d’histoire sur l’origine du tonfa. Maintenant, je peux aller me coucher ?

***

Après avoir refermé la porte derrière Chloé, je suis retournée m’asseoir sur le canapé, et j’ai essayé de faire le point en grignotant machinalement quelques chips dans le paquet qu’on avait entamé.

Les choses s’étaient plutôt bien passées, même si on avait pris pas mal de temps à discuter de manière beaucoup plus sérieuse que ce à quoi j’étais habituée. Il ne s’agissait pas de démarrer une relation exclusive ni d’emménager ensemble, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être un peu paniquée. Une relation sérieuse, pas juste un plan cul ou une amitié avec du sexe ? Je m’aventurais dans des terrains inconnus.

Heureusement, le temps était passé plus vite que ce que j’avais cru, et il était déjà l’heure de commencer à se préparer pour quelque chose dont je commençais à avoir déjà un peu plus l’habitude : la perspective de me tataner avec des surnaturels.

Chapitre 3
Le choix des jouets

L’heure approchant, il était temps que je me prépare pour mon job du jour, ou plutôt de la nuit, qui consistait à jouer les vigiles pour Thomas Rivière. Je n’avais qu’une vague idée des mondanités de la soirée : je savais qu’il y aurait des vampires et des loups-garous, ainsi sans doute que des poignées de main et des petits fours devant les journalistes, mais c’était à peu près tout. Cela dit, je savais que je devais me rendre à vingt heures dans une salle de conférence, ce qui voulait dire, en comptant le trajet en bus, partir de chez moi une heure avant pour être sûre d’être à l’heure.

Je savais aussi à peu près en quoi consistait mon boulot si tout se déroulait comme prévu, c’est-à-dire essentiellement faire acte de présence pour montrer que Rivière était capable d’avoir des femmes humaines dans sa sécurité, et accessoirement faire passer un détecteur de métal avec le sourire. J’avais, en revanche, plus d’incertitude sur la nature de mon boulot si tout ne se passait pas comme prévu, et ce que « ne pas se passer comme prévu » pouvait bien englober. Dans le doute, j’ai donc décidé de privilégier une tenue versatile et d’embarquer quelques jouets.

Au niveau de la tenue, en plus de mon soutien-gorge renforcé que je portais tous les jours, j’ai décidé de mettre également mes rangers coquées, même si je les trouvais moins coquettes que mes Dr Martens violettes. Niveau coques, j’ai également hésité à enfiler des mitaines de combat, mais je me suis retrouvée face à un dilemme. En effet, celles-ci n’étaient pas compatibles avec l’utilisation d’un poing américain, or j’en avais un très bien qui avait l’avantage d’avoir des pointes en argent, ce qui pourrait s’avérer déterminant en cas de combat de bar avec des morts-vivants. D’un autre côté, je n’en avais qu’un, alors que j’avais deux mitaines de combat. Évidemment, j’aurais pu ne porter une mitaine qu’à la main gauche, et laisser la droite libre d’enfiler l’objet métallique, mais outre que j’avais peur du fashion faux-pas à cause du manque de symétrie, je craignais que ça n’attire l’attention plus qu’autre chose.

Ce dernier point écartait également, à mon grand dam, d’emmener le tonfa qu’avait examiné Chloé. Certes, je pouvais toujours essayer de le planquer dans la manche de mon blouson, mais c’était à peu près le même niveau de discrétion qu’un membre de la BAC au milieu d’un cortège lycéen. Dommage, j’aurais bien aimé avoir une occasion de me servir de cet accessoire-ci, mais ce serait pour un autre jour. À la place, j’ai attrapé un couteau à cran d’arrêt (dont le manche était orné d’une très jolie tête de mort) que j’ai placé, avec son étui en cuir, au niveau de mes chevilles, à l’intérieur des sangles de mes rangers. J’ai également pris une petite gazeuse lacrymogène que j’ai rangée dans mon sac à main ; le gaz n’avait pas un effet transcendant sur les vampires, qui pouvaient juste s’abstenir de respirer, mais il s’agissait ici d’une version en gel dont Carmen m’avait assuré qu’elle pouvait au moins nuire à leur vision.

J’ai continué à regarder un moment dans la cantine, afin de voir s’il n’y avait pas d’autres jouets qui pouvaient s’avérer utiles. Cependant, je doutais de la pertinence de m’équiper d’une paire de menottes, et la cravache comme le martinet posaient le même problème du manque de discrétion que le tonfa. J’ai souri en imaginant la tête de Thomas Rivière, qui m’avait choisie uniquement pour donner une bonne image de son vampirisme, si je débarquais équipée de ce genre d’équipement. Ensuite, j’ai refermé la porte du placard, estimant que j’avais pris tout ce qu’il me fallait.

J’ai enfilé un blouson en cuir noir, et je suis passée me maquiller. J’ai juste mis un peu de fond de teint et de khôl. En plus de me rendre un peu plus sexy, ce dernier avait l’avantage de me donner un regard plus menaçant, ce qui pourrait toujours être utile.

Enfin, j’ai hésité à attacher mes cheveux. Peut-être que c’était plus stratégique en cas de combat au corps à corps ? D’un autre côté, j’étais habituée à les laisser détachés, et je n’étais pas sûre d’être très à l’aise en changeant de coiffure. J’ai donc décidé de ne pas y toucher.

Après ces préparatifs, il était presque l’heure que je me mette en route. C’est donc, logiquement, à ce moment-là que mon téléphone a sonné. J’ai poussé un juron. Pourquoi je recevais toujours des coups de fil au moment où j’avais le moins envie de répondre ?

J’ai sorti le téléphone de mon sac à main, et j’ai regardé qui appelait. Carmen. C’était probablement lié à ma sortie de ce soir.

— Allô ? ai-je fait.

— Salut, a dit Carmen. Ça va ?

— Oui. Je me préparais à partir rejoindre Rivière. C’est pour ça que tu m’appelles ?

— Ouais. Tu sais que tu n’es pas obligée de faire ce boulot ? Thomas comprendrait très bien que tu changes d’avis. Surtout vu que ce qu’il s’est passé il y a deux jours.

Je n’avais pas envie de contredire mon amie, mais je doutais que Rivière soit aussi compréhensif qu’elle le pensait. De toute façon, il était hors de question que j’aie passé autant de temps à me préparer pour du beurre.

— Non, ai-je dit. Je peux le faire, ne t’en fais pas. Ça va bien se passer.

— Jessie…

— Ne t’en fais pas, ai-je répété. Je te promets de bien me tenir.

Moment de silence. Même si elle n’était pas en face de moi, j’ai deviné que Carmen levait les yeux au ciel. C’était le genre de choses qu’elle faisait souvent au cours de nos conversations.

— Ce n’est pas pour ça que je m’inquiète.

— Je sais, ai-je dit. Mais ça va bien se passer. Je vais juste faire acte de figuration pour faire monter le quota de nanas.

— Ouais, a fait Carmen.

Elle ne semblait pas très convaincue.

— Tu sais que je ne peux pas venir ce soir, a-t-elle repris.

Je le savais : elle m’avait expliqué qu’elle ne pourrait pas quitter les Feuilles Rouges cette nuit, et que je serais seule face à tous ces morts-vivants. Je n’étais pas sûre d’avoir compris pourquoi elle ne pouvait absolument pas s’absenter et laisser Émilie tenir la boutique, mais je n’avais pas insisté. J’avais appris à éviter de lui poser trop de questions sur ses histoires de vampires. Bien trop souvent, ça n’apportait que des explications longues et ennuyeuses dont je ne retenais rien.

— J’ai demandé à Émilie de t’accompagner, a-t-elle ajouté.

J’ai manqué de m’étrangler. Émilie ? Cette connasse hautaine qui ne pouvait pas m’adresser la parole ?

— Ce n’est pas la peine de l’ennuyer avec ça, ai-je dit avec diplomatie.

— Elle va passer te chercher en voiture. Pendant la soirée, elle sera juste dans le public. Si les choses vont vraiment mal, tu peux compter sur elle.

Compter sur elle pour quoi ? Visiblement, Émilie me détestait, je n’étais même pas sûre qu’elle lèverait le petit doigt si je me faisais écarteler devant elle. Et puis, si elle était aussi efficace face à un tueur que mon amie Carmen, elle ne me serait de toute façon pas d’une grande aide, même si elle voulait faire quelque chose.

— Écoute, ai-je dit, tu sais qu’elle ne peut pas me blairer.

— Ne dis pas n’importe quoi.

— Ce n’est pas n’importe quoi, ai-je protesté, tu as bien vu…

— Elle est déjà en route, de toute façon. Et elle n’a rien contre toi.

Ouais, ouais.

— Si tu le dis.

Au moins, si Émilie venait me chercher en voiture, je pouvais partir de chez moi plus tard que si je prenais le bus.

— Fais attention à toi, a dit Carmen.

— Toujours.

Elle a paru dubitative.

***

Vingt minutes plus tard, le téléphone sonnait à nouveau. Cette fois-ci, c’était Émilie.

— Je suis en bas.

— Je descends.

Je me suis fait la réflexion que c’était, à ma connaissance, la première fois qu’elle m’adressait directement la parole. On faisait des progrès.

Cette impression s’est envolée lorsque je l’ai rejoint dans la BMW de Carmen.

— Salut, ai-je dit.

Elle n’a pas répondu, et s’est contentée de passer une main dans ses cheveux blonds tandis que je refermais la portière. Puis on est restées quelques secondes en silence, sans qu’elle redémarre. Finalement, elle a fait un geste vers sa ceinture, et j’ai compris qu’elle voulait que je m’attache.

Sérieusement ? Ça lui arrachait tellement la gueule de me causer ? J’ai attaché ma ceinture, et elle a enfin démarré.

— C’est gentil d’être passée me chercher, ai-je dit.

Pas de réponse. Je l’ai regardée un moment. La vampire aux longs cheveux blonds ne portait qu’un jean et un débardeur. Un peu léger vu les températures de ce soir, mais les morts-vivants n’étaient pas soumis au froid comme nous autres. Comme on n’était que toutes les deux, à l’intérieur d’un espace confiné, je remarquais également pour la première fois une légère odeur de parfum vanillé. J’ai trouvé que ça ne collait pas vraiment à son caractère. Pas assez âcre.

Elle était concentrée sur la route et respectait scrupuleusement la limite à 50 km/h, le compteur de la voiture indiquant la plupart du temps un 49. Carmen conduisait de la même façon, et je me suis demandé si c’était un trait vampirique : ne pas rentrer chez quelqu’un sans y être invité, ne pas s’affranchir du code de la route. Évidemment, le rodéo avec les flics que m’avait infligé Séléna montrait bien que tous les vampires n’étaient pas affectés de la même manière.

— J’imagine que tu aurais préféré faire autre chose de ta soirée, ai-je dit.

Toujours pas de réponse, mais cette fois-ci je l’ai vue faire un début de haussement d’épaules.

— Je peux te demander quelque chose ?

Nouvel haussement d’épaules.

— Tu as un problème avec moi ? ai-je demandé.

Cette fois-ci, je l’ai vue froncer les sourcils, et elle a tourné la tête pour me jeter un regard interrogateur. D’accord, elle ne conduisait pas comme Carmen. Celle-ci n’aurait jamais quitté aussi longtemps la route des yeux.

— Pourquoi ? a-t-elle finalement demandé.

— Je ne sais pas, ai-je répliqué. Parce que je suis une humaine pathétique ? Parce que je couche avec Carmen ? Je n’en sais rien. Je note juste que tu me snobes à chaque fois qu’on se voit et que tu fais tout pour ne pas m’adresser la parole.

Émilie a continué à me regarder, l’air perplexe. D’accord, j’appréciais qu’elle soit moins psychorigide de la conduite que Carmen, mais là, cette façon de ne pas regarder où elle allait commençait à devenir un peu flippante.

À mon grand soulagement, elle a tout de même fini par tourner la tête vers la route.

— Je ne suis pas bavarde, a-t-elle dit.

— Tu n’as pas de problème à parler à d’autres gens, aux Feuilles Rouges.

Elle a haussé les épaules.

— C’est le taf.

J’ai poussé un soupir.

— Vraiment ? ai-je demandé. C’est la seule raison ?

Elle est restée silencieuse un moment, et j’ai cru qu’elle ne répondrait pas.

— Je suppose que tu m’intimides un peu, a-t-elle fini par admettre.

Je ne m’attendais pas à celle-là. J’avais du mal à me considérer comme intimidante. Je n’ai pas pu m’empêcher de pouffer.

— Arrête, ai-je protesté. Depuis quand une vampire immortelle est intimidée par une simple humaine ?

Émilie a, une fois encore haussé les épaules. Manifestement, je provoquais des réactions stéréotypées chez les mort-vivants. Chez Carmen, c’était le levé de sourcil, et chez elle le haussement d’épaules.

— Tu ferais une meilleure vampire que moi, a-t-elle dit.

Ah, nous y voilà. Était-ce de la jalousie ? Est-ce qu’elle avait peur que j’accède à la transformation et que je lui fasse concurrence ?

— Je n’ai aucune envie de devenir une vampire.

— Je sais. Ça n’y change rien.

J’ai soupiré, ne voyant pas trop où elle voulait en venir. J’ai hésité à lui demander de développer, mais je n’étais pas sûre que ça mène quelque part. Ou que j’aie vraiment envie d’entendre son raisonnement.

Je l’ai donc laissée conduire la BMW en silence pendant quelques minutes. Je me sentais un peu con. Cette nana allait se faire chier toute la soirée à cause de moi, et je la jouais en mode « c’est quoi ton problème ? » N’empêche que j’aurais aimé pouvoir mettre les choses au clair.

— Je suis désolée, ai-je fini par dire. Tu dois te dire que je suis une connasse ingrate.

Elle m’a répondu par un haussement d’épaules. Évidemment. À quoi je m’attendais ?

— Écoute, ai-je dit, j’imagine que tu as mieux à faire. Tu n’as qu’à me déposer là-bas et…

— Non, a-t-elle coupé.

J’étais surprise par sa réponse. Elle s’est tournée vers moi et m’a fait un petit sourire, ce qui n’a fait qu’ajouter à ma confusion.

— Mais je serais ravie de te conduire ailleurs si tu as mieux à faire.

D’accord, elle allait s’y mettre aussi, faire comme Carmen et m’expliquer à quel point je ne devais pas accepter ce boulot pour Rivière. Je n’aurais peut-être pas dû le prendre mal quand elle ne parlait pas.

— Oui, je sais, ai-je dit. C’est dangereux, blablabla.

— Et Rivière est un trouduc, a-t-elle ajouté.

J’ai hoché la tête et j’ai souri.

— Je suis contente qu’on ait enfin fini par trouver quelque chose sur lequel on était d’accord.

Chapitre 4
Marcus Armstrong

Emilie a garé la voiture, et on a fait la fin du trajet à pied jusqu’à la salle municipale où aurait lieu la conférence. Je me disais que si je continuais à traîner dans le middle, j’allais devoir perdre définitivement toutes mes illusions sur le vampirisme. La rencontre dans un hôtel, ça passait encore, mais avec le meeting dans une salle municipale, on commençait à vraiment s’éloigner des châteaux gothiques et des cryptes sombres. J’imagine que c’était le but : montrer à la presse et aux politiciens que les morts-vivants étaient devenus on ne peut plus respectables, donc terriblement ennuyeux.

— Tu sais, ai-je dit une nouvelle fois à Émilie alors qu’on approchait de la salle, tu n’es vraiment pas obligée de rester. Je pense que le risque principal que je cours ce soir, c’est de mourir d’ennui.

D’un autre côté, ai-je songé, je pensais aussi ça il y a deux jours, et ça s’était terminé avec le crâne d’un vampire qui explosait à quelques centimètres de moi. De toute façon, je n’espérais pas vraiment convaincre Émilie.

— Tout ne tourne pas autour de toi, a-t-elle répliqué. Le gratin vampirique et loup-garou sera là. Même si Carmen est en embrouille avec Armstrong, ce n’est pas inintéressant que quelqu’un représente les Feuilles Rouges.

Je me suis arrêtée, non pas parce que j’étais esbaudie qu’elle puisse autant me parler (elle s’était jusque-là limitée aux phrases courtes ou aux haussements d’épaules), ni par perplexité devant les histoires entre Carmen et ce Armstrong (je savais au moins qu’il s’agissait de Marcus Armstrong, le loup-garou avec qui Rivière devait s’afficher ce soir) mais parce que je trouvais la salle municipale affreusement quelconque.

Il s’agissait d’un bâtiment de deux étages, collé à l’immeuble voisin. Quelques marches (et une rampe, au moins le lieu était accessible aux handicapés) permettaient d’arriver jusqu’aux deux portes battantes vitrées qui menaient au rez-de-chaussée. À côté, il y avait une poubelle et un cendrier qui débordait de vieux mégots. Au-dessus de la porte, sur la façade noircie par la pollution, une petite plaque indiquait le nom de la salle, baptisée d’après ce qui devait sans doute être un grand homme mort dont j’ignorais l’existence.

Au moins, il y avait un balcon au premier étage. Si Rivière épousait Armstrong, ils pourraient jeter un bouquet de fleurs ou du riz sur la foule en liesse. Mais pour une grande rencontre de surnaturels, c’était un peu décevant.

Émilie, qui avait commencé à monter les marches, a remarqué que je ne la suivais pas, et s’est retournée vers moi. Elle m’a lancé un regard interrogateur.

— J’examinais la configuration des lieux, ai-je dit. Tu sais, pour des raisons de sécurité.

Elle ne semblait pas convaincue par mon professionnalisme. Je l’ai rejointe et on est entrées ensemble dans la salle municipale. La grande pièce n’était pas plus impressionnante à l’intérieur qu’à l’extérieur : des rangées de chaises étaient alignées pour faire face à un pupitre. Dans un coin, il y avait quelques tables destinées à accueillir un buffet.

Pour l’instant, il n’y avait pas grand monde à l’intérieur. Les chaises étaient toutes vides, et deux groupes de personnes discutaient d’un côté et de l’autre du pupitre : la team vampires d’un côté, et les loups-garous de l’autre.

Côté suceurs de sang, il y avait Thomas Rivière, son acolyte Régis Gauthier, et deux gardes du corps : Sergeï et Franck. J’étais étonnée de la présence de ce dernier, alors qu’il avait pris une balle dans la tête deux jours plus tôt. Ça expliquait sans doute la casquette qu’il portait vissée au crâne, et qui n’allait pas vraiment avec son uniforme costard-cravate. Les trois autres vampires avaient d’ailleurs plus ou moins le même dress-code, exception faite du couvre-chef.

Chez les loups-garous, on était plus dépareillés. Je ne les connaissais pas, mais il y avait un grand blond avec une queue de cheval qui portait chemise et veste (mais pas de cravate). J’ai supposé qu’il s’agissait de Marcus Armstrong, parce que les deux autres faisaient vraiment plus bikers que conférenciers : blousons en cuir, mal rasés, cheveux longs.

Il n’y avait que des mecs. J’ai compris pourquoi Rivière avait tenu à ce que je vienne faire la potiche. Il a discrètement tourné un œil vers nous lorsqu’on est entrées avec Émilie, mais il est vite revenu à sa conversation avec Gauthier et Sergeï. Franck, par contre, s’est approché de moi, un sourire un peu gêné aux lèvres.

Il m’a serré la main, puis celle d’Émilie, et m’a regardée d’un air grave.

— Je voulais te remercier, pour l’autre jour. J’ai cru comprendre que sans ton intervention, les choses auraient pu beaucoup plus mal tourner.

J’ai haussé les épaules d’un air négligent.

— J’ai surtout eu de la chance.

Il semblait circonspect. J’ai décidé de changer de sujet :

— Tu devrais vraiment être là ? ai-je demandé. Je sais que les vampires guérissent vite, mais quand même…

Il m’a fait un sourire.

— Oh, ça va, a-t-il dit. Il n’y a que mon cerveau qui a été touché. Heureusement, pas une partie du corps dont je me sers très souvent.

Il s’est tourné vers Émilie, un sourire toujours aux lèvres.

— Ça fait un bail qu’on ne s’était pas vus. Je ne savais pas que tu étais enthousiaste à l’idée d’assister à une rencontre mondaine.

La vampire blonde a répondu par un haussement d’épaules.

— J’imagine que Carmen ne doit vraiment pas avoir envie de croiser Armstrong, a-t-il continué.

Nouvel haussement d’épaules de la part d’Émilie. Je me suis dit que j’avais peut-être effectivement été un peu paranoïaque à son sujet. Je n’étais clairement pas la seule à qui elle n’aimait pas parler.

J’aurais bien demandé quelle était la raison de cette inimitié entre Carmen et le loup-garou, mais ça n’aurait sans doute pas été considéré comme très professionnel. À la place, j’ai donc posé une autre question :

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— Pour l’instant, a répondu Franck, je vais m’en griller une. Ensuite, quand Thomas et Régis auront fini de parler de physique des particules avec Sergeï, je vous brieferai tous les deux.

Il a sorti un paquet de cigarettes de sa poche et me l’a tendu.

— T’en veux une ?

J’essayais d’arrêter de fumer, mais je n’étais pas encore capable de dire non quand on m’en proposait une gratuitement. Il a fait de même avec Émilie, qui a accepté également, et on est sortis tous les trois.

— Je ne devrais pas au moins aller me présenter avant ? ai-je demandé.

Franck s’est allumé sa cigarette avant de me répondre.

— Sans vouloir te vexer, a-t-il dit en me tendant le briquet, tu es une humaine chargée de faire vigile. Je doute qu’Armstrong s’attende à ce que tu ailles socialiser avec lui.

J’ai allumé ma cigarette à mon tour, puis j’ai tendu le briquet à Émilie. Ça m’arrangeait de ne pas avoir à aller faire des courbettes.

Vu qu’il était clair que Franck comme moi n’étions pas encore censés bosser, et comme ça faisait plusieurs fois que le caractère d’Armstrong revenait sur le tapis, j’ai décidé de poser la question :

— Il s’est passé quoi, entre lui et Carmen ?

Franck a jeté un regard en coin à Émilie, une façon de lui signifier que ce serait plutôt à elle de répondre. Celle-ci s’est, cependant, contentée de hausser les épaules. Franck a fait un petit sourire, puis s’est résigné à me donner une explication lui-même.

— Je n’en sais pas plus que ça. Juste que la dernière fois, elle l’a traité de pourriture et est partie en claquant la porte.

— C’est une pourriture, a complété Émilie.

Le sourire de Franck s’est agrandi. Lors de nos rencontres précédentes, le gros bras de Rivière ne m’avait pas donné l’impression d’être aussi jovial.

— Il y a des choses qui ne se disent pas.

Intriguée, j’ai vérifié par la porte vitrée que les loups-garous ne s’approchaient pas et ne pouvaient pas nous entendre, puis j’ai demandé :

— Pourquoi c’est une pourriture ?

Émilie m’a répondu avec son habituel haussement d’épaules. Franck, lui, a tiré sur sa cigarette avant de me confier :

— Tu sais, petite, perso j’essaie de rester loin de toutes ces embrouilles. Je pense que tu devrais en faire de même.

J’ai froncé les sourcils.

— Petite ? ai-je protesté.

— Par l’âge et la mortalité, a-t-il répliqué. Pas par la taille.

Je ne voyais pas en quoi ça rendait la remarque moins condescendante et vaguement sexiste, mais je ne lui ai pas fait remarquer.

***

Si, à ce moment-là, j’ignorais tout de lui, il se trouve que Marcus Armstrong était le patron d’une entreprise de BTP. Celle-ci, en plus de construire des maisons individuelles, faisait aussi de la rénovation, de l’aménagement et des machins de maçonnerie et de toitures auxquels je ne connais absolument rien, mais vous voyez l’idée ?

Armstrong se faisait une fierté de permettre à des loups-garous de trouver un emploi stable et de s’intégrer à la société. C’est pour cette raison, sans doute, que Rivière organisait ce soir cette conférence de presse avec lui. Armstrong était un peu sur la même longueur d’ondes que lui : montrer que les surnaturels, vampires comme loups-garous, pouvaient être d’honnêtes travailleurs, et même de dynamiques entrepreneurs créateurs d’emploi et dont la boîte avait un chiffre de croissance excitant. Pour ceux qui sont excités par ce genre de choses, en tout cas. Je ne juge pas, chacun ses trucs.

Lorsqu’il était interrogé par les journalistes, Armstrong aimait rappeler qu’en fournissant à de jeunes (et moins jeunes) loups-garous un métier honnête, il leur évitait de sombrer dans la délinquance. Il racontait parfois que lui aussi avait commis des erreurs de jeunesse, à une époque heureusement maintenant révolue où les possibilités n’étaient pas les mêmes et où la diversité n’était pas autant célébrée que maintenant. Quelques décennies plus tôt, il avait en effet fait partie d’un gang de loups-garous, mais le goût du travail bien fait l’avait remis sur le droit chemin.

Ce dont Armstrong parlait moins, c’était des conditions de travail sur ses chantiers. Entendons-nous bien, il y aurait des tas de choses à dire sur les conditions de travail dans le BTP en général ; mais là où beaucoup exploitaient sans vergogne la main d’œuvre des migrants, la particularité d’Armstrong, vous l’aurez compris, était son soutien à sa communauté louve-garou. Sauf que ce qu’il ne disait pas, c’était que s’il employait autant de lycanthropes, c’était aussi parce qu’il trouvait ça plus rentable. Pour Armstrong, l’avantage principal des loups-garous, c’était qu’il pouvait leur demander de porter des charges plus lourdes et qu’il n’avait pas à s’embarrasser sur des questions triviales de sécurité. Une chute de trois étages ne les tuait en général pas, et comme ils finissaient par guérir (sur)naturellement, il n’y avait pas non plus à s’embêter à leur payer l’hôpital ou à se faire mal voir par la sécu.

(Évidemment, je présente ce business-model de manière un peu caricaturale. Après tout, il y a des loups-garous qui sont aussi migrants, par exemple parce qu’ils ont fui un pays où ils étaient persécutés. Pour ce genre de cas, Armstrong n’hésitait pas à utiliser également les mécanismes de ses collègues humains.)

Malheureusement, si les loups-garous, comme les vampires, sont en général capables de se remettre de la plupart des blessures physiques, ce n’est pas pour ça que ça n’a pas d’impact moral et psychologique. Conséquence : les chantiers d’Armstrong avaient connu de nombreux suicides. Un énième cas avait fini par déclencher une grève féroce, avec un piquet et d’inévitables pneus brûlés. Armstrong, pas très content de voir de l’argent s’envoler à chaque heure où ses chantiers étaient immobilisés, avaient fini par envoyer certains de ses gros bras casser la grève, profitant sans doute de son expérience en tant que chef de gang. Ou chef de meute, je ne sais pas comment on dit pour les loups-garous.

Bref, voilà pourquoi Carmen avait traité Armstrong de pourriture, et était partie en claquant la porte la dernière fois qu’elle l’avait croisé.

Évidemment, j’ignorais tout cela à ce moment. J’aime croire que, si j’avais su tout ça plus tôt, je n’aurais pas accepté ce boulot ; mais c’est peut-être surestimer ma conscience politique et mon sens de l’éthique.

***

Alors qu’on finissait nos cigarettes, Rivière est sorti et nous a rejoints. Il m’a tendu la main et a fait un petit signe de tête.

— Je suis vraiment heureux que tu aies accepté de venir, a-t-il dit alors que je lui serrais la paluche.

Émilie a jeté son mégot par terre et est retournée à l’intérieur. D’accord, il n’y avait vraiment pas qu’avec moi qu’elle n’aimait pas causer. Je me suis vaguement dit qu’il faudrait que je lui fasse des excuses.

En attendant, il fallait que je trouve un truc à répondre à Rivière.

— Euh, ai-je fait. C’est gentil. Je dois vous dire que je n’ai pas une grande expérience dans le domaine, mais je vais faire de mon mieux.

Par la vitre, je pouvais voir que Gauthier était en train de tenir la jambe à Émilie. J’ai essayé de retenir un sourire. La pauvre : tenter d’esquiver une discussion pénible, et se faire scotcher par le petit chauve dynamique qui allait sans doute vouloir lui parler finances et marketing.

En face de moi, Rivière m’a fait un sourire qui se voulait rassurant.

— Ne t’en fais pas. Il ne devrait rien y avoir de particulier.

À côté de moi, Franck n’a rien dit et s’est contenté d’écraser son mégot par terre d’un geste anxieux. Il n’était clairement pas aussi rassuré que son employeur. Notre employeur, pour ce soir.

— À propos de ton poste aux Feuilles Rouges, a continué Rivière.

Il s’est interrompu quelques secondes pour faire une petite place à Gauthier, qui venait de nous rejoindre. J’ai senti mon cœur se serrer. Est-ce que le vampire allait m’annoncer que, comme promis, j’allais enfin pouvoir obtenir un vrai boulot ? Ou est-ce qu’il allait encore me demander d’autres missions à la con pour son compte ?

— J’ai regardé un peu la comptabilité, a repris Rivière. Je pense qu’avec un investissement raisonnable, il y aurait de quoi dégager de quoi créer un nouveau poste. Je ne suis pas vraiment enthousiasmé par l’idée de Carmen d’élargir les horaires d’ouverture en journée, mais dans tous les cas, ça ne devrait pas être un problème. Tu pourrais commencer d’ici quelques semaines.

J’ai poussé un soupir de soulagement. Il n’était pas enthousiaste, mais il était d’accord.

— Merci, ai-je dit. Je suis vraiment impatiente de pouvoir commencer.

Le vampire beau gosse m’a fait un nouveau sourire. Il appréciait manifestement d’avoir le rôle du bienfaiteur.

— Cela dit, a-t-il repris, une jeune femme pleine de potentiel comme toi pourrait avoir des ambitions plus élevées que d’être serveuse de bar.

J’ai retenu une grimace. Il ne posait au moins pas ça comme une condition, mais il espérait visiblement que je continue à bosser pour lui. Peut-être pensait-il que j’escomptais devenir une vampire ? Est-ce qu’il comptait me « piquer » à Carmen ?

— Oh, ai-je dit en arborant un sourire de façade, j’ai du mal à me projeter très loin. Avoir un peu de stabilité dans ma vie, ce serait déjà pas mal.

— Bien sûr. On en reparlera.

Il est retourné à l’intérieur. Gauthier a commencé à le suivre, mais il s’est arrêté et s’est tourné vers moi, un petit sourire aux lèvres. Il arrivait à me taper sur les nerfs alors qu’il n’avait pas encore ouvert la bouche.

— Je ne suis pas d’accord avec lui, a-t-il dit. Je pense que l’extension des horaires d’ouverture en journée est une très bonne idée d’un point de vue…

Il aurait sans doute pu continuer à parler un quart d’heure, mais, heureusement, Franck est intervenu.

— Désolé de jouer les trouble-fête, mais il faut vraiment qu’on fasse ce briefing.

Gauthier a hoché la tête, et est parti rejoindre Rivière.

— Merci, ai-je dit.

— Pas de quoi, m’a répondu Franck avec un petit sourire. Mais attends de voir la gueule de mon briefing pour me remercier, tu regretteras peut-être le cours d’économie.

Chapitre 5
D’un ennui à non-mourir

Le petit topo que Franck nous a fait, à Sergeï et à moi, n’était pas aussi insupportable qu’une leçon de marketing par Gauthier, mais cela restait assez ennuyeux. Au moins, il avait été honnête là-dessus dès le début.

Il a commencé par nous montrer comment fonctionnaient les détecteurs de métaux. Pas vraiment besoin d’un doctorat en physique nucléaire : ça faisait un bip quand il y avait du métal, et il fallait qu’on vérifie qu’il ne s’agissait pas d’un flingue ou d’un couteau. Si c’était le cas, on ne laissait pas rentrer les gens avec.

Pour le reste, il a surtout passé du temps à nous expliquer ce qu’on ne devait pas faire. Ne pas être agressifs face aux gens qui se pointaient. Ne pas se mettre à les tabasser. Ne pas sortir d’arme.

— À ce propos, a-t-il demandé, vous avez emmené ce genre de gadgets ?

Sergeï a sorti une matraque télescopique d’une poche intérieure de sa veste. Quant à moi, j’ai montré le couteau dans ma botte et le poing américain que j’avais dans mon sac à main.

Franck a fait un petit sifflement admiratif devant ce dernier.

— Bon choix, a-t-il dit. Si vous deviez vous retrouver dans une situation de combat. Mais vous comprendrez que je vais devoir vous demander de ranger tout ça et de ne surtout pas les sortir. En aucunes circonstances.

Il a fait une petite pause, puis s’est pincé les lèvres.

— Sauf si les choses partent sérieusement en vrille, évidemment. Mais ça n’arrivera pas.

Il a ensuite repris ses explications : notre boulot, à Sergeï et à moi, était de nous occuper de l’entrée. En plus d’empêcher les gens de passer avec des armes, il s’agissait surtout de faire bonne figure.

— S’il y a vraiment un danger, ce n’est pas à vous de le gérer. Je m’occupe de la sécurité de Rivière, et Armstrong a des loups-garous. Vous êtes là pour que les gens se sentent protégés, pas menacés par vous, d’accord ?

J’ai hoché la tête. Je savais que c’était pour ça que j’avais été choisie. Quoi de moins menaçant qu’une nana humaine ? Mais dans ce cas, pourquoi me mettre en tandem avec un body-builder vampire qui mesurait deux mètres de haut ?

— Quoiqu’il arrive, a repris Franck, vous restez cools. Si quelqu’un vous insulte, vous gardez votre sang-froid.

Il a sorti des talkies à oreillettes et nous les a passés.

— Si une situation demande une gestion un peu plus… ferme, vous me prévenez. J’essaierai de garder un œil sur vous, dans tous les cas.

J’ai enfilé mon oreillette, et je me suis vaguement demandé quel look ça me donnait. En tout cas, je comprenais de plus en plus que, Sergeï comme moi, nous étions là surtout pour les apparences, et qu’on n’attendait rien de plus de nous. Sauf si les choses partaient en vrille, ce dont Rivière était convaincu que ça n’arriverait pas, et Franck visiblement un peu moins.

Franck nous a ensuite expliqué ce qu’on devait faire une fois que tout le monde était entré : rester à la porte pour ne pas foutre dehors les retardataires, et, à part ça, rester fixes et immobiles. On pouvait regarder la conférence, évidemment, mais on n’était surtout pas censés applaudir, ou huer, ou quoi que ce soit dans le genre. Personnellement, j’avais plutôt peur de devoir retenir mes bâillements.

— Restez pros, quoi, a-t-il résumé.

Après la conférence, on devait garder nos postes à l’entrée. Dans le sens de la sortie, pas besoin de regarder les sacs ou de passer le détecteur de métal, juste faire en sorte que ça circule de manière à peu près fluide.

— Après, a admis Franck, ce n’est pas un concert avec quinze mille personnes. Bref, je crois que c’est tout ce que j’avais à vous dire. Des questions ?

Je trouvais que tout son exposé avait passé beaucoup de temps sur certains aspects triviaux, comme la manipulation des détecteurs de métaux, et avait été beaucoup plus léger sur ce qu’on était censé faire si tout ne se passait pas exactement comme prévu.

— Euh, ai-je demandé, et si des vampires et des loups-garous commencent à s’embrouiller, on fait quoi ?

Il m’a fait un petit sourire gêné. S’il avait survolé cette partie, c’était manifestement à dessein.

— Honnêtement, si vous voyez que le ton entre deux personnes est en train de monter, vous pouvez essayer de les calmer. Si vous le sentez.

Il nous a regardés tous les deux, l’une puis l’autre, puis a arboré un nouveau sourire gêné.

— Très honnêtement, je pense qu’il est préférable que ce soit Sergeï. Dans tous les cas, votre priorité est de gérer l’entrée, et il faut au moins qu’une personne reste à la porte. On peut s’occuper du reste.

Il a réajusté sa casquette.

— Si ça part en baston entre vampires et loups-garous, a-t-il repris, assurez-vous plutôt que les humains puissent se tirer de là rapidement.

J’ai hoché la tête. Au moins, ça me semblait déjà plus clair.

— Oh, a dit Franck avec un sourire plus jovial. Dernière chose. Vous n’êtes pas censés grignoter quand vous êtes en fonction, alors si vous voulez prendre un truc au buffet, je vous suggère de le faire maintenant.

***

Suivant les conseils de Franck, je me suis approchée du buffet pour choper quelques feuilletés aux saucisses. Deux des loups-garous d’Armstrong étaient en train de discuter et s’étaient placés stratégiquement à côté de la table de victuailles dès que celles-ci avaient été déballées. Vu qu’on n’était pour l’instant pas très nombreux dans la pièce, je leur ai dit bonjour, mais ils ne m’ont pas répondu. Visiblement, dans ce genre d’évènement les loups-garous me calculaient encore moins que les vampires.

Je suis allée rejoindre Sergeï à côté de la porte. Comme, pour l’instant, personne n’entrait, on n’avait pas grand-chose à faire. J’ai jeté un coup d’œil à Émilie, qui s’était assise sur une chaise au deuxième rang et pianotait sur ton téléphone. Gauthier était à côté d’elle et lui parlait, mais elle n’avait pas vraiment l’air d’écouter. Il ne semblait pas s’en offusquer plus que ça.

Un peu plus loin, Rivière discutait avec Armstrong. Je me suis dit que les deux beaux gosses allaient bien ensemble, un brun ténébreux d’un côté et un blond décontracté de l’autre.

— Au fait, ai-je demandé à Sergeï, c’est quoi exactement, l’objet de cette conférence ? Ils vont se marier ?

Il a suivi mon regard, puis m’a fait un petit sourire.

— Ils feraient un beau couple, a-t-il admis. Mais j’ai peur que ce ne soit qu’une alliance de circonstances.

J’ai arrêté de zyeuter l’intérieur de la salle, et ai regardé vers l’extérieur, histoire de voir si des gens arrivaient. Personne pour l’instant. Ce n’était pas encore l’heure. J’ai donc profité d’être face à la vitre pour examiner mon reflet et me recoiffer un peu.

— C’est la première fois que je fais ce genre de choses, ai-je confié, j’espère que j’ai bien un dress-code correct. Vous avez tous des costards, j’aurais peut-être dû mettre un tailleur.

Sauf que je n’avais pas vraiment de tailleur, et que j’avais pensé qu’avoir une veste qui ne se déchirerait pas si quelqu’un tirait dessus pouvait être intelligent. Visiblement, j’avais sous-estimé à quel point j’étais là juste pour faire joli.

— Honnêtement, a dit Sergeï, je n’en sais rien. Moi, j’ai ressorti la tenue de ma soutenance de thèse, mais je ne sais pas trop si c’était le plus approprié.

J’ai arrêté d’examiner mon reflet, et j’ai tourné la tête vers les deux loups-garous qui étaient à côté du buffet, avec leurs blousons en cuir, leurs cheveux longs et leurs barbes de quelques jours. J’ai ensuite baissé les yeux vers mon propre blouson en cuir et mon pantalon en jean. Ce n’était clairement pas à cause de désaccords vestimentaires qu’ils ne m’avaient pas dit bonjour.

— Vu mes fringues, les gens vont croire que je bosse pour les garous.

— C’est bien, non ? a répliqué Sergeï. C’est un beau symbole d’unité et de fraternité pour ce soir.

J’ai souri. J’étais rassurée de voir que, si cette soirée s’annonçait on ne peut plus ennuyeuse, Sergeï était jusque-là de bonne compagnie. Il n’y avait peut-être pas que des snobinards chez les vampires.

— Donc, tu n’es pas habitué à ce genre de choses non plus ? ai-je demandé.

— Pas vraiment, non. Thomas m’a contacté suite à ce qu’il s’est passé il y a quelques jours. Il pensait que j’avais le bon physique pour le boulot.

— Je ne vois pas pourquoi. À propos de physique, tu parlais de thèse ? J’ai cru entendre Franck parler de physique des particules.

— Ouais, c’est ça.

Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

— Sans vouloir te vexer, je ne voyais pas les physiciens comme ça. Plutôt petits, maigrichons, et avec un goût vestimentaire douteux.

Sergeï a souri à son tour.

— J’ai hésité à venir avec ma vieille veste verte en velours avec des ronds de cuir marrons, mais je me suis dit que Thomas allait mal le prendre.

***

On a discuté un moment avec Sergeï avant que les premières personnes ne se mettent à arriver. On a échangé un peu sur nos incapacités respectives à trouver un emploi stable, lui à cause de son statut de vampire, et moi de mon manque de diplôme.

Après, des gens se sont mis à arriver. Au compte-gouttes d’abord, puis il y a eu un pic lorsqu’on a approché de l’heure annoncée. Passer le détecteur de métal était amusant les deux premières fois, mais devenait vite répétitif et ennuyeux, surtout qu’il ne bipait en pratique jamais pour un réel danger, mais toujours pour des clés, une boucle de ceinture ou un téléphone portable. Le plus fatigant, pour moi, restait de devoir me montrer aimable et souriante, mais c’est peut-être à cause de mon caractère.

Globalement, le public était plutôt mixte, à peu près également réparti entre humains, vampires et loups-garous. Ces derniers étaient mieux sapés que leurs congénères qui bossaient pour Armstrong, et qui devaient juste être les gros bras de service au cas où les choses partiraient en vrille. Au total, on a dû faire entrer autour de soixante-dix personnes, plutôt sapées bon chic bon genre. J’ai tout de même aperçu le journaliste mal fagoté qui avait voulu me poser des questions deux jours plus tôt mais, à mon grand soulagement, il est passé du côté de Sergeï et n’a pas semblé me reconnaître. Il n’était pas le seul journaliste : j’ai également repéré un photographe et un type avec une caméra siglée d’une chaîne de télé locale. J’ai espéré que je ne figurerais pas sur les images, je n’avais pas envie de devoir expliquer mon boulot de ce soir à Chloé.

Dans l’ensemble, il n’y a pas eu de problème. J’ai flippé un peu lorsque le détecteur de métal a bippé et que j’ai vu un pistolet porté dans son Holster, mais son porteur m’a sorti une carte de police. Brigade surnaturelle, évidemment, mais il ne s’agissait ni de Lockheart, ni du moustachu qui m’avait interrogée deux jours plus tôt. Par acquit de conscience, j’ai demandé par talkie à Franck ce que je devais faire, et il m’a dit de le laisser passer.

À part ça, rien à noter. Les seuls « conflits », c’était les gens qui maugréaient quand on passait le détecteur de métal. J’étais encore capable de gérer ça en restant cool.

Environ vingt minutes après l’heure officiellement annoncée, la salle était pleine aux trois quarts et Rivière et Armstrong sont montés sur scène pour commencer leur conférence de presse. J’ai suivi les consignes de Franck, et j’ai assisté à tout ça sans montrer d’émotion particulière, les bras croisés sur la poitrine dans une attitude qui, je l’espérais, renvoyait un message de professionnalisme sobre.

Je gardais tout de même un coup d’œil sur la porte d’entrée, à l’affût d’éventuels retardataires. Il y en avait un de temps en temps, et je sautais à chaque fois sur l’opportunité pour me distraire un peu des discours ronflants des deux autres. Sergeï ne protestait pas : il avait l’air plus intéressé par la conférence de presse que moi. Lorsqu’il n’y avait personne, je laissais traîner mon regard dans la salle, guettant des éventuels fauteurs de troubles ; mais il n’y en avait pas, et j’étais donc régulièrement obligée, faute de mieux, de ramener mon attention sur Rivière et Armstrong.

Le discours était à peu près le même que celui que j’avais pu entendre deux jours plus tôt, et tout à fait prévisible : visage moderne du vampirisme et de la garoutitude, intégration, travail honnête, productivité, plus-value, harmonie. Tout ça pendant trois quarts d’heure, à coup d’effets de manche et de petites blagues destinées à faire rire l’audience. Je n’ai heureusement pas eu beaucoup de mal à contenir mon hilarité pour rester impassible.

Lorsque, enfin, je pensais que c’était fini, un élu local est monté sur scène à son tour, pour serrer les mains et remercier le dynamisme de ses concitoyens surnaturels, avant de se mettre pendant dix minutes à expliquer l’importance d’inclure les vampires et les loups-garous dans la politique (si possible dans son parti à lui).

Après quoi, il y a eu des applaudissements, et j’ai cru que c’était vraiment terminé, mais c’était sans compter sans les questions de la presse. L’essentiel de celles-ci portait sur des points précis de certains projets évoqués par Rivière et Armstrong.

Il y a tout de même eu quelqu’un pour poser au loup-garou la question des conditions de travail sur ses chantiers. Armstrong lui a répondu d’une pirouette en expliquant que les accidents arrivaient partout, mais statistiquement pas plus chez lui qu’ailleurs. Le type qui avait posé la question a essayé de contre-attaquer en avançant des chiffres, mais le micro est vite passé à quelqu’un d’autre.

Si, à cet instant, j’avais été plus au courant des bails sur Armstrong, j’aurais sans doute été plus attentive, mais sur le moment je dois confesser que j’attendais surtout que tout ça se termine et que la salle se vide enfin.

Une autre question qui a suscité mon intérêt concernait l’attaque qu’il y avait eu deux jours plus tôt. Rivière, en bon politicien, s’en est tiré en expliquant à quel point il avait raison : cela démontrait la nécessité de contrôler plus sérieusement les nouvelles transformations, tout comme celle d’intégrer ces jeunes vampires à la société. Il a terminé en remerciant chaleureusement ses services de sécurité, qui avaient su gérer la situation, et j’ai réalisé que c’était peut-être aussi pour ça qu’il avait voulu m’embaucher. Si je travaillais pour lui aujourd’hui, il pouvait tenter de faire croire que c’était déjà le cas deux jours plus tôt, et que mon intervention était normale, et pas le fruit d’un coup de chance. Je me suis demandée s’il avait tenté de faire la même chose avec Séléna, et quelle avait pu être la réponse de cette dernière. Probablement un geste avec son majeur.

Au bout d’un moment, il n’y a plus eu de questions, les lumières se sont rallumées, et les gens ont commencé à se lever. Certains se sont approchés du buffet, ou se sont mis à discuter en petits groupes, mais d’autres déjà se dirigeaient vers la sortie.

Sergeï et moi avons repris nos positions à côté de la porte. Cette fois-ci, pas besoin de fouiller les gens, juste éventuellement de leur dire au revoir et bonne soirée. La salle se vidait doucement, et je m’imaginais déjà quel film j’allais pouvoir regarder en rentrant chez moi.

— Hé bien, ai-je lancé à Sergeï pendant un moment où plus personne ne sortait, on dirait que ça c’est plutôt bien passé.

Évidemment, c’est à ce moment-là que c’est parti en vrille.

Chapitre 6
Double casquette

Sergeï ne m’a pas répondu tout de suite. Il avait le regard fixé vers l’extérieur. Est-ce qu’il était en train de penser à quelque chose, ou est-ce qu’il faisait comme j’avais pu faire à maintes reprises, et se servait du reflet pour vérifier qu’il était bien coiffé ?

— Je crois qu’il se passe un truc, a-t-il fini par dire.

J’ai regardé à mon tour. J’ai mis un peu de temps à voir ce dont il parlait : au début, je n’ai vu que les gens qui sortaient de la conférence de presse. Puis j’ai remarqué qu’un certain nombre d’entre eux s’étaient immobilisés et semblaient fixer un point en dehors de mon champ de vision. Je me suis décalée un peu, me retrouvant ainsi juste à côté de Sergeï, et j’ai vu le groupe d’une dizaine de personnes, tout de noir vêtues, qui semblaient en train de déployer une banderole.

J’ai senti mon cœur s’accélérer. Vu les forces en présentes, pas besoin d’un bac+8 pour comprendre que les choses risquaient de dégénérer. J’ai repensé rapidement aux conseils de Franck. Quoiqu’il arrive, rester cool. Si quelque chose se passe, le prévenir. On était juste là pour faire joli, et moi plus particulièrement.

— Préviens Franck, ai-je dit. Je vais voir.

Je suis sortie avant de lui laisser le temps de répondre. L’idée m’a vaguement traversé la tête que je n’étais pas très douée pour respecter les consignes. Cela dit, j’avais une foule de bonnes raisons pour justifier mes actes. Je n’étais ni une vampire, ni une louve-garou, ce qui pouvait me placer dans une meilleure position de médiatrice pour faire redescendre la situation. J’avais déjà fait des manifs, et j’étais peut-être plus en mesure de communiquer avec des gens dont le mode d’action était de sortir une banderole. Je me sentais vaguement capable de garder mon calme, et d’éviter que tout dégénère.

Bien sûr, la raison fondamentale, c’était que je savais très bien que la première réaction de Franck serait de me demander de ne pas me mêler de tout ça, et je ne me voyais pas rater la fête. Dans mon oreillette, j’ai entendu Sergeï qui lui expliquait la situation, et il a répondu par un juron, avant de se reprendre :

— Ok. Vous restez calmes, et vous n’allez pas à l’affrontement. J’arrive.

Je m’étais suffisamment approchée du groupe de nouveaux-venus pour voir à quoi ils ressemblaient et ce qu’ils étaient en train de faire. Ils étaient une dizaine, la plupart portant des capuches, plutôt habillés en noir. Je pouvais voir, enfin sentir, qu’il s’agissait de loups-garous, ou en tout cas d’une majorité de garous. Deux d’entre eux étaient en train de finir de déployer une banderole : « Armstrong assassin ». Deux autres étaient occupés à verser du faux sang sur la route et sur le trottoir. Encore deux autres avaient des tracts à la main. Une action coup de poing bien préparée.

De l’autre côté, les gens bien sapés qui étaient sortis de la conférence de presse mais n’avaient pas encore quitté les lieux regardaient les choses avec méfiance, oscillant entre la curiosité et l’hostilité. La caméra de l’équipe de TV locale était en train de filmer, mais restait pour l’instant également à distance.

J’étais, à ce moment, la plus proche du groupe de manifestants. C’est sans doute la raison pour laquelle un des deux qui s’occupaient de distribuer des tracts s’est approchée de moi et m’en a tendu un.

Je l’ai regardé en fronçant les sourcils. Il s’agissait d’un loup-garou à l’allure plutôt jeune (mais ça ne voulait pas forcément dire grand-chose), qui portait un sweat-shirt noir à l’effigie d’un groupe de métal. Il avait retiré sa capuche avant de me tendre le tract, et était souriant. Pas vraiment menaçant.

— Vous réalisez que je fais partie de la sécurité ? ai-je demandé.

Il semblait dubitatif. Pour le convaincre, j’ai pointé le doigt vers mon oreillette. J’ai ensuite placé mes deux pouces dans les passants de mon pantalon, façon Shérif dans les films américains. J’espérais que ça me donnerait un peu de crédibilité et d’autorité, tout en montrant que je ne comptais pas m’attaquer à lui.

Le jeune homme ne s’est pas départi de son sourire, et a continué à me tendre son tract.

— Si vous bossez pour Amstrong, ça devrait vous intéresser tout particulièrement. Vous êtes aussi concernée par son mépris des règles de sécurité.

D’accord, donc maintenant il voulait discuter. Clairement, ce petit rassemblement n’avait pas d’intentions violentes. J’ai retiré une des mains de mon pantalon (tant pis pour la pose de Shérif) et j’ai activé le talkie.

— Tout va bien, ai-je annoncé à Franck et Sergeï. C’est un rassemblement pacifique.

— Rentre immédiatement, m’a répondu le vampire.

Je n’ai pas compris pourquoi. Il avait entendu ce que je lui disais ? J’en ai conclu qu’il était probablement un peu parano. Je pouvais le comprendre, vu qu’il avait pris une balle dans la tête deux jours plus tôt. Mais ce n’était clairement pas les mêmes circonstances.

— Vous n’allez rien faire de stupide, hein ? ai-je demandé au loup-garou qui était en face de moi.

Celui-ci allait dire quelque chose, mais il a été interrompu.

— Jessie ? Qu’est-ce que tu fous ici ?

Je me suis tournée vers l’origine de la voix, et j’ai senti mes jambes se dérober sous moi en réalisant qu’il s’agissait de Chloé. De loin, je ne l’avais pas reconnue, parce qu’elle portait une casquette. Pas une casquette moche comme celle de Franck, cela dit, mais une casquette old school en cuir qui lui allait bien. Ça ne changeait pas le fond du problème, qui était que j’étais en train de montrer à Chloé que j’étais exactement ce qu’elle m’avait soupçonnée d’être. J’ai repensé à sa formulation, une wannabe-vampire prête à faire toutes leurs basses œuvres. Chiotte, je n’avais pas envie de passer pour ça.

Ma première réaction a donc été d’essayer de recoiffer mes cheveux, afin de tâcher de camoufler l’oreillette, mais vu que je venais de dire au type qui était en face de moi que je faisais partie de la sécurité, c’était un peu peine perdue. J’ai donc changé de stratégie en cours de route.

— Ce n’est pas ce que tu crois ! ai-je protesté.

Ce qui était évidemment une chose assez stupide à dire, d’abord parce que je n’étais pas vraiment certaine de ce qu’elle croyait à ce stade, et surtout parce que si elle croyait ce que je croyais qu’elle croyait, c’était exactement ce qu’elle croyait.

À côté de moi, le loup-garou qui avait tenté sans succès de me refiler un tract a éclaté de rire. Chloé et moi nous sommes tournées vers lui à l’unisson pour le fixer d’un air accusateur, ce qui l’a juste fait rire de plus belle.

— Vous êtes ensemble ? a-t-il dit. Oh, c’est priceless.

Chloé a poussé un soupir, puis s’est tournée vers moi, l’air grave.

— Jessie, il faut que tu te tires. Reste en dehors de ça.

Je ne sais pas si c’était parce que, ce soir, tous les deux portaient des casquettes (même si la sienne était plus classe), mais elle était visiblement sur la même longueur d’ondes que Franck, qui a braillé dans mon oreillette :

— Jessica, il faut que tu reviennes. Maintenant ! Nom de Dieu !

Je ne voyais vraiment pas pourquoi tout le monde avait l’air de paniquer, alors qu’on était en train d’avoir une discussion cordiale et que la situation n’était pas franchement en train de s’envenimer. Enfin, à part ma situation de couple, mais même pour moi, ce n’était pas la priorité du moment. Quoique.

— Écoute, ai-je dit à Chloé, les mains tendues paume en avant en signe de paix, je pense que…

— Chiotte, a dit le loup-garou rigolard, qui avait arrêté de rigoler.

Je me suis tournée, et j’ai compris pourquoi tout le monde était tendu. Le problème ne venait pas des manifestants, ni de moi, ni de Sergeï ou de Franck. Le problème, c’était les gros bras d’Armstrong.

Un petit groupe de ses loups-garous étaient en effet en train d’approcher. Ils devaient être autour d’une dizaine. Ils étaient beaucoup plus nombreux que les deux que j’avais vus avant le début de la conférence. Ils avaient l’air clairement hostiles, impression renforcée par les armes qu’ils avaient à la main. Certes, il ne s’agissait pas de kalachnikovs, « juste » de matraques, chaînes et autres gazeuses, ainsi que ce qui m’avait tout l’air d’être un taser, même si je n’en étais pas sûre. Il n’en restait pas moins que si on les avait laissés rentrer dans la salle avec tout cet attirail, Sergeï et moi avions vraiment mal fait notre boulot. Je doutais cependant que cela soit le cas : deux garous étaient arrivés sur place avant moi, et n’avaient donc pas été fouillés, tandis que je ne me rappelais pas qu’on ait laissé rentrer les autres. Est-ce qu’ils avaient attendu dehors pendant tout ce temps ? Est-ce qu’Armstrong avait anticipé ce genre de surprise ? Si oui, est-ce que Rivière était également au courant des risques ?

Autant de questions que je pourrais régler plus tard. Je me suis souvenue du speech de Franck. Si vous voyez que le ton entre deux personnes est en train de monter, vous pouvez essayer de les calmer. Le ton était clairement en train de monter, et je prenais mon rôle du soir au sérieux, alors je me suis approchée des garous d’Armstrong, me plaçant entre eux et Chloé et ses potes. Autant dire entre le marteau et l’enclume.

Je ne sais pas vraiment ce que j’espérais accomplir. Clairement, mes chances de réussir à convaincre la bande de tourner les talons et de redescendre un peu étaient assez négligeables. Peut-être que je faisais ça juste à cause de Chloé. Je ne pouvais pas la regarder se faire défoncer avec ses camarades en ne faisant rien, surtout pas en faisant partie de la sécurité et en étant donc assimilée à Armstrong. Même si, techniquement, je bossais pour Rivière.

Dans tous les cas, je n’ai pas eu le temps de voir ce que ça donnait. J’ai été empoignée et tirée sur le côté.

— Nom de Dieu, Jessica, tu veux te faire buter ?

C’était la voix de Franck. J’ai tenté de me dégager, mais il a raffermi sa prise en continuant à me tirer, et je n’ai pu qu’assister, impuissante, à la charge des nervis d’Armstrong contre la petite bande de garous gauchistes. Franck me tenait maintenant les deux bras, et je n’ai pu que pousser un hurlement de rage en voyant Chloé, les mains levées pour montrer qu’elle n’était pas armée, encaisser un coup de chaîne au visage.

Peut-être que, si je m’étais vraiment débattue, j’aurais pu me dégager du vampire. Peut-être qu’au fond de moi je savais que ce n’était pas une brillante idée. Je ne pouvais qu’envenimer la situation. Mais, sur le moment, en tout cas consciemment, je n’avais envie que d’une chose : que Franck me lâche pour que je puisse aller défoncer le crâne de ce type à coup de poing américain argenté.

***

Franck a réussi à me traîner jusqu’à la salle municipale. J’étais moins récalcitrante sur les derniers mètres : le petit rassemblement impromptu s’était dispersé rapidement sous les coups des sbires d’Armstrong. Ceux-ci revenaient maintenant à allure réduite rapporter leurs exploits à leur chef, qui avait regardé ça de loin. Je n’étais pas tout à fait calmée : j’avais toujours très envie de montrer que, moi aussi, je pouvais manier la gazeuse et les objets contondants. Mais Chloé était partie en étant toujours capable de tenir debout et j’étais capable d’entendre la voix de la raison et de réaliser que ce n’était pas une bonne idée.

J’ai donc suivi Franck à l’intérieur presque de mon plein gré, même s’il ne s’est pas aventuré à me lâcher le bras. Sergeï faisait le planton à l’extérieur de la salle, l’air anxieux. Il m’a fait un petit signe de tête quand je suis passée à côté de lui.

À l’intérieur, l’ambiance était à la confusion. Une partie des personnes qui étaient sorties après la fin de la conférence étaient retournées se réfugier à l’intérieur, tandis que Rivière, Gauthier et Émilie semblaient tenir un conseil de guerre dans un coin de la pièce.

Franck m’a conduite auprès du petit groupe, et j’ai pu voir que Rivière n’était pas content avant même qu’il ne se mette à me crier dessus.

— Quelle mouche t’a piquée ? s’est-il exclamé. Tu voulais quoi, te faire buter ? Déclencher une guerre avec Armstrong ?

J’ai pris une grande inspiration pour me retenir de lui envoyer mon poing dans la figure. Vu que je bossais pour lui et que j’étais censée assurer sa sécurité, ça n’aurait pas été professionnel.

Je n’ai rien réussi à répondre. Je n’avais pas envie d’expliquer que j’avais vu ma copine se faire défoncer la gueule par ces connards.

— Écoute, a dit Gauthier en posant une main sur l’épaule de Rivière, on réglera ça plus tard. Pour l’instant, tu devrais aller te mettre en sécurité à l’étage tant que la situation n’est pas revenue au calme.

Pour une fois, j’étais contente d’une intervention du petit vampire chauve.

— Il a raison, a appuyé Franck.

Rivière a poussé un soupir d’exaspération, puis a fini par hocher la tête en signe d’acquiescement.

— D’accord. Tu montes avec moi. Toi, tu vas rejoindre Sergeï.

La dernière phrase m’était destinée.

— Si je ressors, ai-je répondu, je vais défoncer la tête d’Armstrong.

Je ne disais pas ça comme une menace, et je ne voyais pas ça non plus comme un refus d’obéir. J’étais juste sincère, et j’énonçais un fait de manière neutre et objective. Mais Rivière n’a pas eu l’air de le prendre comme ça. Il a pris une inspiration, et j’ai senti que ce n’était pas pour me dire « d’acc’, pas de problème, fais comme tu veux ».

Heureusement, Franck est intervenu avant qu’il ne puisse parler.

— Je vais y aller, a-t-il dit, avant de se tourner vers moi. Toi, accompagne le boss en haut et assure-toi qu’il ne lui arrive rien. Tu peux faire ça ?

J’ai hoché la tête, même si je n’étais pas ravie à l’idée de passer un moment seule avec Rivière, vu son humeur du moment.

— C’est une mauvaise idée, a protesté Émilie, elle…

— Non, est intervenu Gauthier, et il lui a fait un petit sourire rassurant. Il vaut mieux que les gens qui sortent pour rassurer les gens soient dans un état émotionnel…

Il m’a regardée avec un air légèrement condescendant dont je me serais bien passé.

— … plus axé sur la retenue, a-t-il repris. Et laissons le defonçage de tête pour une autre fois.

Rivière a grommelé quelque chose, puis s’est dirigé vers les marches qui menaient au premier étage. J’imagine que ça voulait dire qu’il se rangeait à l’avis de Gauthier et de Franck. Celui-ci m’a fait signe de monter aussi. Émilie essayait de protester, mais le petit chauve l’a tirée en arrière.

J’ai rattrapé Rivière dans les marches de l’escalier, pendant que les autres sortaient rassurer les gens. Je n’étais pas sûre que cela serve à grand-chose : avec tout le temps qu’on avait passé à discuter, ça faisait maintenant un moment que le rassemblement s’était dispersé et que la situation avait dû retomber. J’ai senti mon cœur se serrer en repensant aux coups qu’avait pris Chloé pendant que j’assistais, impuissante, à la scène. Je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir coupable.

La colère a ensuite remplacé la culpabilité, et j’ai imaginé le beau visage blond d’Armstrong se faire ratatiner la gueule à coup de rangers.

Chapitre 7
Le rêve américain

Une fois qu’on a atteint le haut des marches, j’ai pris le temps d’examiner les lieux, tandis que Rivière gardait le silence en faisant les cent pas. Contrairement au rez-de-chaussée, il y avait plusieurs pièces. Nous nous trouvions actuellement dans une grande salle dont le plancher était en parquet. Une porte-fenêtre menait vers ce que j’imaginais être le balcon, tandis que des portes fermées menaient vers d’autres pièces. La salle était essentiellement vide, à l’exception de chaises empilées et de tables pliées dans un coin de la pièce.

Il y avait quelque chose qui ne collait pas, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Ou peut-être que c’était juste le stress, la culpabilité d’avoir regardé ma copine se faire frapper sans réagir, ou l’anxiété devant le savon qu’allait me passer Rivière.

— Tu as vraiment un problème avec le fait de suivre des ordres, hein ? m’a d’ailleurs demandé celui-ci.

Sa voix était plus calme, mais restait lourde de reproches. Peut-être que c’était en partie dû à l’angoisse, car il continuait à tourner en rond devant moi.

Je me suis tournée vers lui, plus fatiguée qu’en colère.

— J’ai vu ma copine se faire frapper par ces connards qui bossent pour Armstrong, ai-je expliqué.

Je n’avais pas vraiment envie de lui déballer ma vie amoureuse, mais je n’avais pas non plus le courage de chercher d’autres raisons derrière lesquelles me cacher.

Rivière a hoché la tête et a réajusté sa cravate, sans doute plus pour faire quelque chose de ses mains qu’autre chose. Il continuait à faire des aller-retours sur place.

Quelque chose clochait. Je passais à côté de… de quoi ? J’ai regardé autour de moi, cherchant à gratter ce qui me démangeait. En vain. Peut-être que si Rivière arrêtait de marcher nerveusement à côté de moi, je pourrais me concentrer.

— Il est parfois bon de savoir garder son calme même quand la situation nous déplaît, a dit Rivière sur un ton philosophique.

Ouais, c’est ça. J’ai poussé un soupir d’exaspération, que le vampire a peut-être pris pour lui, mais qui n’était dû qu’à mon incapacité à mettre le doigt sur ce qui me turlupinait depuis que j’avais monté ces marches.

— J’ai peut-être fait un mauvais choix en te proposant ce boulot, a-t-il dit.

— Ouais, ai-je admis. Je suis la putain de reine des connes.

Là encore, ma dernière constatation n’était pas une réponse à ce qu’il venait de dire. Je venais de comprendre ce qui me démangeait. Comment j’avais pu passer à côté de ça ? D’accord, je n’avais jamais été la première de la classe en sorcellerie, mais quand même, repérer un filtre perceptif, c’était censé être le b.a.-ba.

Rivière et moi, on n’était pas seuls dans la pièce. À l’autre bout, près de la porte-fenêtre qui donnait vers le balcon, se trouvaient deux silhouettes. La première était celle d’un homme de taille moyenne qui portait un long manteau noir ; la seconde était beaucoup plus imposante. Un homme musclé, qui braquait un pistolet-mitrailleur vers Rivière.

Si ce dernier n’avait pas fait feu, c’était uniquement à cause de l’agitation du vampire. Malheureusement, celui-ci venait de s’arrêter, déconcerté par ma dernière remarque.

Je me suis précipitée sur lui et je l’ai poussé vers la porte la plus proche, qui était à quelques mètres de nous. J’ai entendu le bruit assourdissant des premières détonations, et j’ai prié pour que la porte ne soit pas verrouillée.

Alors que je poussais Rivière contre le mur, le temps d’ouvrir la porte, j’ai senti un frisson de terreur m’envahir. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. D’accord, je n’étais pas une flèche en matière de sorcellerie, et j’avais été suffisamment distraite pour me faire berner par un filtre perceptif, mais tenter de m’imposer une vague de terreur surnaturelle ? La ficelle était un peu grosse. De toute façon, je n’avais jamais été très sensible à ça.

J’ai tiré la porte et ai poussé Rivière à l’intérieur, avant de le suivre. Le vampire s’est écroulé par terre, tremblant. Il s’est prostré en position fœtale et s’est mis à pleurer.

J’ai levé les yeux au ciel. Pour ce qui était de donner une nouvelle image des vampires, il assurait. Il arrivait à me faire complètement oublier cette idée dépassée de morts-vivants puissants et dangereux.

— Chut, ai-je dit d’une voix calme. La peur n’est pas réelle, c’est juste un tour de passe-passe.

Ça n’a pas eu l’air de fonctionner. Je pouvais comprendre que ce soit dur à avaler. L’idée que la peur qu’on ressentait ne venait pas de nous, n’avait rien de rationnelle, et qu’on pouvait s’en débarrasser était plus facile à entendre lorsqu’il n’y avait pas un type muni d’une mitraillette qui s’approchait pour venir vous buter.

J’ai ouvert mon sac à main et j’ai sorti mon poing américain. Je ne l’ai pas enfilé tout de suite, car il y avait un autre objet qu’il fallait que je sorte avant. Pas un des jouets que j’avais embarqués pour l’occasion, mais un objet pratique que j’avais toujours dans mon sac et qui allait peut-être me sauver la vie : mon miroir de poche.

Une fois celui-ci dans ma main gauche, je me suis collée contre la porte. Je me suis servie du miroir pour voir où étaient les deux autres loustics sans trop m’exposer aux balles. Le type en noir, selon toute probabilité le sorcier responsable du filtre perceptif et de la panique de Rivière, restait à distance ; par contre, son complice, un colosse fort poilu toujours armé du pistolet-mitrailleur, se rapprochait de nous à grands pas.

Pas besoin de sensibilité particulière à la magie pour deviner qu’il s’agissait d’un loup-garou. Il était à moitié transformé, ce qui, à ma connaissance, demandait des capacités particulières. Ou peut-être l’aide d’un ami sorcier. Il n’était pas dur de voir l’avantage de cet entre-deux : plus de muscles, mais des doigts toujours capables de tenir une arme de poing.

J’ai examiné la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Une sorte de local technique, à peine plus grand qu’un placard à balais. Pas d’autres issues, évidemment. Je me suis demandé combien de temps il faudrait à Franck ou à quelqu’un d’autre pour venir nous filer un coup de main. Ils avaient probablement entendu les détonations. À moins que la magie du sorcier ne les aient filtrées aussi ? Et est-ce que Franck serait capable de faire quoi que ce soit, soumis au champ de terreur qui émanait de l’homme en noir ?

J’ai poussé un soupir. Il semblait que j’allais devoir me dépatouiller de ça toute seule. Ou mourir en essayant.

— Je vous ordonne de quitter les lieux ! ai-je crié. Si vous refusez d’obtempérer, je vais faire usage de la force !

Au moins, je ne mourrais pas sans avoir prononcé ça une fois dans ma vie. On avait les petits plaisirs qu’on pouvait. J’ai jeté un nouveau coup d’œil, via son reflet, au loup-garou qui continuait à approcher. Il était à quoi, cinq mètres ? Heureusement, il n’avait pas remarqué mon petit jeu avec le miroir, sinon il aurait pu se contenter de tirer une rafale à travers la porte.

Je me suis écartée un peu de celle-ci, et j’ai jeté un nouveau regard à la pièce. Il n’y avait pas un truc dont je pouvais me servir ?

Mes yeux se sont posés sur l’extincteur rouge posé dans un coin. Ce n’était pas un gros modèle, mais ça ferait peut-être l’affaire. Je l’ai attrapé de la main droite, ce qui n’était pas facile avec le poing américain.

J’ai pris une grande inspiration. C’était le moment où tout allait se jouer.

J’ai poussé un peu plus la porte, et j’ai lancé l’extincteur vers le loup-garou. À ma grande satisfaction, celui-ci a tiré une rafale dessus, sans doute plus par réflexe qu’autre chose. Le gaz carbonique a commencé à se répandre dans la pièce. Ça ne ferait pas une couverture terrible, mais c’était tout ce que j’aurais. J’ai poussé un hurlement, et j’ai foncé vers le lycanthrope.

Je courais penchée vers l’avant au maximum, d’une part afin de réduire la surface exposée aux balles, et d’autre part pour abaisser mon centre de gravité. J’espérais qu’ainsi, en percutant mon adversaire, je pourrais l’envoyer au sol.

C’était compter sans le fait qu’il était plus grand et plus lourd que moi. Le choc l’a tout de même déséquilibré un minimum, et j’ai pu en profiter pour, de ma main gauche, saisir son bras qui tenait l’arme, afin de l’empêcher de la pointer vers moi. Il m’a attrapé le visage de sa main libre, et j’ai senti ses griffes qui s’enfonçaient dans mon joli minois. Ça ne faisait pas encore mal. Ça viendrait.

Moi aussi, je pouvais m’attaquer à sa figure. Je lui ai envoyé de toutes mes forces mon poing américain dans la gueule, et j’ai entendu le bruit sinistre des os qui craquaient. Il a poussé un cri de douleur et a lâché son arme, qui a rebondi contre le parquet.

Son gémissement m’apportait une énorme satisfaction. Pas par sadisme, mais parce que ça voulait dire que, contrairement au vampire contre qui je m’étais battue deux jours plus tôt, ce loup-garou craignait l’argent. Ça voulait dire que j’avais une chance de gagner. J’ai renvoyé mon bras droit en arrière, pour préparer un nouveau coup, et j’espérais assez que celui-ci suffirait pour envoyer mon adversaire au tapis.

C’était compter sans le fait que je n’avais pas qu’un adversaire en face de moi. Le sorcier était plus loin, et je l’avais un peu oublié, mais c’était une erreur. J’ai senti un choc violent contre mes côtes, et le coup m’a fait partir en vol plané plusieurs mètres en arrière. Autant dire que, sur le moment, je n’ai pas trop compris ce qui se passait.

J’ai percuté la pile de chaises, et j’ai fini par terre, le souffle coupé, tandis que je sentais la douleur monter dans ma cage thoracique.

J’ai tâché d’ignorer la souffrance, et j’ai réussi à me remettre à quatre pattes. Des gouttes de sang ont dégouliné de mon visage sur le parquet, et ma vision est devenue un peu floue. J’ai tenté de prendre une grande inspiration, mais ça n’a fait qu’aviver la douleur dans mes côtes.

J’ai entendu les pas du loup-garou qui approchait de moi, et j’ai essayé de me relever. Sans succès. La position à quatre pattes était visiblement tout ce dont j’étais capable pour le moment. Fabuleux.

— Tu m’as fait bobo, a dit le garou d’une voix traînante. Je vais te faire bobo.

— T’as quel âge ? ai-je répliqué. Quatre ans ?

Il n’a pas dû apprécier ma répartie, car il m’a envoyé un grand coup de botte de combat dans le bras. Le geste était précis, méthodique, puissant et bien appliqué. J’ai entendu le craquement en même temps que je m’écroulais par terre, et j’ai senti la décharge de douleur envahir mon organisme. Ma vision s’est obscurcie, et j’ai fermé les yeux.

***

Au cas où vous ne l’auriez pas compris jusque-là, j’ai un rapport particulier à la douleur. Certains diront même malsain. Il y a plein de contextes où j’aime ça. Évidemment, le fait que je sois masochiste ne veut pas dire que j’apprécie ça dans n’importe quelle circonstance et à n’importe quelle intensité.

Dit autrement : j’apprécie la douleur quand c’est choisi et contrôlé. Par exemple, comme quand je me fais fait fouetter le derrière par une amante. Par contre-exemple, pas comme quand je me fais casser le bras par un connard de loup-garou.

Cela dit, même si ce n’était pas un cadre choisi et consenti, et même si je m’en serais bien passée, je pouvais au moins essayer de choisir ce que je faisais de toute cette douleur agonisante

Ne pas essayer de la rejeter ou de l’ignorer. L’embrasser. La faire mienne. L’accepter. L’apprécier. Au lieu de me mettre à pleurer, étendue par terre, je pouvais me mettre à rigoler.

Après, j’étais toujours étendue par terre. Ça ne faisait pas un grand changement.

Les yeux toujours fermés, j’ai arrêté de ricaner bêtement pour me remettre à me concentrer. Ne pas ignorer la douleur, mais la canaliser. En faire une force. Un pont vers mes pulsions les plus noires. Une passerelle vers ma rage la plus glaciale.

***

Maintenant, laissez-moi vous dire deux mots sur ma façon de voir la bagarre.

Comme je vous l’ai dit, malgré des élans passagers de motivation, je n’ai jamais été capable de pratiquer sérieusement un art martial quelconque. Je ne connais pas de techniques particulières, et je n’ai même aucune idée de comment elles peuvent bien s’appeler.

Par contre, j’ai toujours eu un sale caractère, et je me suis retrouvée régulièrement dans des affrontements physiques. La violence, comme disait l’autre, est le dernier refuge de l’incompétence, et, malheureusement, des compétences, je n’en ai pas des masses.

Mon expérience dans le domaine de la tatane m’avait conduite à arrêter d’essayer de reproduire des trucs super stylés vus dans les films ou des techniques que des potes m’avaient montrées mais qui nécessitaient des mois de pratique pour être maîtrisées. Ma vision, c’était qu’il y avait deux règles simples à appliquer lorsque je me retrouvais dans une baston :

  1. tâcher de rester en vie ;

  2. si je n’étais pas encore morte, continuer à me battre.

Je n’étais pas encore morte. Il était donc temps de retourner au contact.

***

Lorsque j’ai rouvert les yeux, le loup-garou me tournait le dos et avait franchi la moitié du chemin qui me séparait de Rivière. Soit il avançait très lentement, soit moins de temps ne s’était passé que je l’aurais cru.

Je pouvais voir qu’il avait sorti ses griffes au maximum. Visiblement, il ne comptait pas ramasser la mitraillette qui était tombée par terre, mais plutôt achever Rivière en lui tranchant la gorge. Celui-ci était toujours prostré au sol, à trembler et à pleurnicher.

Je me suis relevée avec moins de difficulté que je ne l’avais craint. À l’exception de mon bras gauche, mon corps semblait encore plus ou moins fonctionnel. Douloureux, certes, mais fonctionnel.

Ça tombait bien, parce que j’avais un loup-garou à massacrer. Ce n’était pas forcément le loup-garou que j’aurais voulu démolir, mais il ferait bien l’affaire. Ça aurait été mieux si ça avait été Armstrong, mais faute de grives, on mange des merles.

— Hé, toutou, ai-je lancé. C’est tout ce que t’as dans le ventre ?

Le garou s’est retourné, et j’ai ressenti une bouffée de plaisir en voyant son visage marqué par la stupéfaction. À l’autre bout de la pièce, j’ai vu du coin de l’œil le sorcier qui tendait la main vers moi.

J’ai senti un choc contre mon visage. Il était probablement tout aussi fort, voire plus, que celui qui m’avait projetée contre la pile de chaises. Mais le problème avec la magie, c’est que ça a tendance à avoir moins d’effet quand on s’attend à ce qui va venir. Enfin, à condition de connaître un truc ou deux en sorcellerie, quand même. N’essayez pas forcément ça chez vous.

J’ai encaissé le coup psychique sans broncher. Oh, je l’ai senti : il m’a envoyé une douleur cuisante dans le crâne, qui m’a arrachée un petit rictus. Mais ce n’était pas ça qui allait me mettre hors-combat.

Je me suis tournée vers le type au long manteau noir.

— Toi, ai-je dit en me baissant, reste en dehors de ça.

J’ai attrapé, de la main droite (la gauche n’était, de toute façon, plus vraiment utilisable) le couteau qui était dans ma botte. J’ai ensuite déplié mon bras d’un geste vif et j’ai lancé l’arme vers le sorcier.

Il va sans dire que je n’avais pas pratiqué le lancer de couteau avec plus d’assiduité que mes entraînements aux arts martiaux. Je m’étais amusée quelques fois avec, mais ça m’avait vite ennuyée, et ça abîmait rapidement la porte de la cuisine. Je n’avais donc pas un geste d’une grande précision, et encore moins avec le poing américain qui me bloquait en partie les doigts.

J’aurais donc dû être surprise lorsque la lame s’est plantée en plein dans la paume de la main du sorcier ; elle l’aurait atteint dans le front s’il ne s’était pas protégé. Sur le moment, j’ai juste trouvé ça normal. Le couteau s’était tout simplement comporté comme il aurait se comporter.

Le sorcier a poussé un cri de douleur, puis a fui vers le balcon. Je me suis tournée à nouveau vers le loup-garou, qui n’avait pas bougé. Était-ce à cause de la stupéfaction ? De la panique ? Ou peut-être juste que j’étais très rapide. Allez savoir.

Je me suis approchée de lui d’un pas décidé. On allait voir ce dont il était capable sans l’aide de son copain. Il y a eu un, deux, trois coups de feu, et j’ai regardé sans comprendre mon adversaire s’écrouler.

Après un instant de stupéfaction, je me suis tournée vers l’escalier, et j’ai vu Franck. Sérieusement, c’était maintenant qu’il débarquait ? Juste quand j’avais à peu près gagné, pour tâcher de me piquer les lauriers ?

Cela dit, si le loup-garou était mort, il restait encore l’autre gugusse. Il n’était plus sur le balcon, mais ça ne voulait pas dire qu’il était forcément hors de portée. Je me suis précipitée vers le pistolet mitrailleur qui était à terre, et je l’ai attrapé de ma main valide. J’ai ensuite couru vers la porte-fenêtre, qui était ouverte, je suis passée sur le balcon, et j’ai tâché de repérer le sorcier.

Mon premier réflexe a été de regarder en bas, mais je ne l’ai vu nulle part. Il n’y avait que des gens qui discutaient. Est-ce qu’ils parlaient de l’affrontement entre les manifestants et les loups-garous d’Armstrong ? Ou est-ce qu’ils avaient entendu les coups de feu, et se demandaient ce qui se passait ?

Le temps que je me pose la question, quelqu’un m’avait pointée du doigt. Je ne savais pas ce dont ils parlaient jusque-là, mais il y avait des chances que la cinglée échevelée qui apparaissait sur le balcon le visage en sang et une mitraillette à la main fasse partie des discussions à venir.

Je les ai ignorés, et j’ai continué à chercher le sorcier. Ne le voyant pas en bas, j’ai levé la tête. J’ai fini par repérer une tache noire dans les airs, qui venait de se poser doucement sur un toit à quelques immeubles de distance.

D’accord. Ce trou du cul de sorcier pouvait voler. Normal. C’était tout à fait à la portée de n’importe qui. Pas de quoi être déstabilisée.

J’ai levé l’arme vers lui, mais le poing américain rendait le maniement difficile. Le temps que j’arrive à aligner le viseur à peu près correctement, la tache noire avait disparu.

Dépitée, je suis rentrée à l’intérieur. Franck aidait Rivière à se redresser, tandis qu’Émilie et Gauthier étaient immobilisés en haut de l’escalier et ouvraient des yeux ronds.

J’ai laissé tomber la mitraillette par terre, ce qui n’était probablement pas une bonne idée d’un point de vue sécurité, et j’ai poussé un soupir d’exaspération. Émilie me fixait avec un air horrifié.

— Jessie, a-t-elle dit. Tu vas bien ?

— Cet enfoiré est parti avec mon couteau.

Tout le monde me regardait avec un air bizarre, alors je me suis sentie obligée de me justifier :

— Ben quoi ? J’y tenais, merde. Il avait une tête de mort sur le manche. Super classe.

Émilie s’est approchée de moi à petits pas.

— Ton bras, a-t-elle dit.

J’ai levé mon bras gauche pour l’examiner. Il faisait un drôle d’angle.

— Oh, ai-je fait.

J’ai tâché d’utiliser mon autre main pour le redresser un peu, mais, en plus de m’infliger un nouveau pic de douleur, le résultat n’était pas probant.

J’ai haussé les épaules.

— Quelqu’un aurait un bout de bois et du gros scotch ? ai-je demandé.

Je crois que c’est à ce moment-là que je me suis évanouie, parce que c’est la dernière chose dont je me souviens.

Chapitre 8
Redescente

Dans mon rêve, les choses se passaient mieux que dans la réalité. Je m’interposais face aux loups-garous d’Armstrong et, cette fois-ci, Franck ne venait pas me tirer en arrière. Les nervis fuyaient devant moi, sans même que j’aie à les taper, sans doute juste à cause de mon swag. Chloé m’embrassait et je me plongeais dans ses bras rassurants.

D’accord, peut-être que c’était un peu un rêve de beauf, mais on n’est pas responsable de son subconscient, si ?

Toujours est-il qu’il s’est vite évaporé quand je me suis réveillée. J’avais comme une grosse gueule de bois. Plus vraiment mal, mais la gueule sévèrement dans le pâté. J’avais aussi un sentiment de culpabilité diffus, qui s’est aggravé au fur et à mesure que j’émergeais et que je me rappelais ce qui s’était passé.

J’avais menti à Chloé, en tout cas par omission en évitant de lui parler de mon boulot de ce soir. Je m’étais retrouvée face à elle, puis à ne rien pouvoir faire lorsqu’elle se faisait frapper. Ensuite, je m’étais battue contre un loup-garou et ça avait fait ressurgir mes pires instincts. J’avais voulu le tuer, et ensuite j’en avais voulu à Franck de l’avoir buté à ma place.

J’étais vraiment une fille bien.

J’ai essayé de chasser tout ça de mon esprit, et de comprendre où j’étais. J’étais sur un lit, dans le noir, en position mi-assise, mi-allongée. Une salle avec des fenêtres. Il faisait encore nuit. Combien de temps s’était écoulé ?

Carmen était assise à côté de moi, en train de consulter son téléphone portable, la lumière de l’écran illuminant légèrement son visage. Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

J’avais un truc planté dans le bras. Une perfusion. Un hôpital, ai-je réalisé avec une montée d’angoisse. On m’avait emmenée à l’hôpital. Merde, je détestais les hôpitaux. Pourquoi on m’avait conduite là-bas ? J’avais juste besoin d’un bout de bois et du gros scotch pour tenir mon bras.

J’ai posé mes yeux sur mon bras gauche, qui était maintenant entouré d’un gros plâtre. Oh, fabuleux. Au moins, il était à peu près droit. J’ai réalisé au passage que je n’avais plus le poing américain à ma main droite. Qu’est-ce qu’ils en avaient fait ? J’avais déjà perdu un couteau, avec toutes ces conneries, j’espérais bien que je ne m’étais pas fait faucher ça en plus.

Et mes fringues, nom de Dieu ? Je n’avais plus mes rangers, et ils m’avaient viré mon blouson et mon tee-shirt pour les remplacer par une chemise d’hôpital affreusement moche. Putain, ils avaient intérêt à ne pas avoir découpé mon blouson. S’ils avaient fait ça, il allait y avoir du sang sur les murs.

Au moins, j’avais toujours mon pantalon. J’allais peut-être devoir me retrouver à partir pieds nus et sans blouson, mais au moins je n’aurais pas les fesses à l’air.

Carmen a vu que je remuais, et a levé les yeux de son téléphone.

— Évite de bouger, a-t-elle dit.

Elle avait un petit sourire qui se voulait rassurant mais qui trahissait son anxiété.

— Je ne veux pas rester ici, ai-je protesté.

Elle a posé sa main sur mon épaule pour me calmer.

— Il faut que tu te reposes.

Je n’avais rien contre me reposer, mais dans ce cas je préférais autant faire ça chez moi. J’ai néanmoins accepté de ne pas me lever tout de suite. Je m’étais juste redressée un peu, et j’avais la tête qui tournait. Qu’est-ce qu’ils m’avaient filé ? Sans doute des anti-douleurs, parce que je n’avais plus mal nulle part.

— T’aurais pas une clope ? ai-je demandé.

— On est à l’hôpital, a répliqué Carmen.

Je le voyais bien, qu’on était à l’hôpital. C’est pour ça que je voulais partir. Mais il n’y avait personne d’autre dans la chambre et je ne voyais pas de bouteille d’oxygène qui risquait de m’exploser à la figure.

J’ai regardé la vampire avec un air mauvais. Elle a poussé un soupir et a ouvert la fenêtre avant de fouiller dans son sac à main.

— Tu n’es pas une patiente modèle, a-t-elle dit en me tendant une cigarette.

— Je ne suis pas un modèle de patience, ai-je admis.

Elle m’a allumé ma cigarette, et j’ai inspiré une bouffée de tabac avec soulagement. La nicotine apaisait mon anxiété, et marchait même un peu sur mon sentiment de culpabilité. Je me suis vaguement dit que ce n’était peut-être pas une bonne idée de mélanger ça avec le machin qu’ils m’avaient foutu dans les veines. La cigarette dans la bouche, j’ai donc tiré sur ma perfusion pour l’arracher.

— Jessie ! a protesté Carmen.

Je l’ai regardée avec un petit sourire.

— Je veux bien que tu plantes tes canines dans mes veines, mais je suis contre ce genre de choses. Ce n’est pas naturel.

Carmen a levé les yeux au ciel, mais a fini par me faire un petit sourire et m’a attrapé la main.

— Au moins, tu as l’air d’aller bien.

— J’irais mieux si je savais où sont mes affaires.

Carmen a montré un placard d’un signe de tête.

— Ne t’en fais pas, elles sont rangées. On ne t’a rien volé.

— Est-ce qu’ils ont déchiré mon blouson ?

Elle a secoué la tête avec un petit sourire.

— Je ne sais pas. Quand je suis arrivée, tu étais déjà au bloc. Mais ne t’en fais pas. Au pire, je t’en repaierai un.

Au bloc ? Pourquoi est-ce qu’on m’avait emmenée au bloc ? Le plâtre, d’accord, je comprenais, mais ce n’était pas un peu exagéré ?

Carmen a dû remarquer mon expression.

— C’était une sale fracture, a-t-elle expliqué. Ils ont dû mettre des vis et une plaque.

— Oh, ai-je fait. Cool.

Je me suis demandé si j’allais sonner au détecteur de métal. Dommage que je n’ai pas gardé celui que j’avais pour la conférence de presse, j’aurais pu tester.

J’ai tiré une nouvelle fois sur ma cigarette, puis j’ai essayé de me redresser à nouveau. Cette fois-ci, ma tête ne tournait plus. Peut-être qu’avoir retiré la perfusion aidait.

J’ai lancé mes jambes à gauche du lit, et j’ai tenté de me lever.

— Tu devrais vraiment rester allongée, a protesté Carmen.

J’ai levé ma main droite pour lui faire signe que ça allait bien. Bon, pour l’instant, j’étais juste assise, pas debout. Nouvelle bouffée de tabac pour me donner le courage de passer à l’étape suivante. J’ai posé ma main droite sur le lit et me suis appuyée dessus pour me lever. Je n’ai même pas titubé. Parfait.

J’ai appuyé sur l’interrupteur qui était à côté du lit (j’aurais pu le faire allongée, mais je ne l’avais pas vu) : pas besoin de rester dans le noir. J’ai ensuite fait les quelques pas qui me séparaient du placard, et je l’ai ouvert. Il y avait mon sac à main, mes vêtements et mes chaussures. J’ai attrapé le blouson, et je l’ai examiné. Il était intact.

— Ça va, ai-je dit. Je n’aurai pas à tuer de médecin aujourd’hui.

J’ai attrapé mes vêtements et mon sac à main, et j’ai tout posé sur le lit, avant de me rasseoir dessus. J’ai essayé de retirer la chemise horrible d’hôpital mais, avec mon bras plâtré, je galérais un peu. Carmen est venue à ma rescousse et, avec son aide, j’ai pu la retirer, puis enfiler mon soutien-gorge et mon débardeur.

Je me sentais déjà mieux. Certes, j’étais toujours à l’hôpital, mais au moins je n’en avais plus la tenue.

— C’est gentil d’être venue, ai-je dit.

— Je suis désolée, a-t-elle répondu.

J’ai tiré une dernière bouffée de tabac en me demandant pourquoi elle était désolée. Elle n’y était pour rien, dans tout ça. Ensuite, j’ai jeté mon mégot par la fenêtre. J’espérais qu’il n’y avait personne en dessous.

J’ai ouvert mon sac à main, et j’ai été soulagée d’y voir mon poing américain. Je ne l’avais donc pas perdu. Les choses s’amélioraient de minute en minute. Si ça se trouve, j’allais aussi retrouver mon couteau.

Pour l’heure, c’était mon téléphone que je voulais voir. Pour l’heure, justement : trois heures du matin. La conférence de presse avait dû se terminer vers onze heures du soir ; en prenant en compte le temps de l’altercation, j’avais dû passer autour de trois heures et demie dans les vapes.

Chloé avait essayé d’appeler vers une heure, mais elle n’avait pas laissé de message. Je me suis pincé les lèvres en me demandant ce qu’elle avait à me dire. J’espérais que ce n’était pas « tu m’as menti, je ne veux plus te voir ». J’ai hésité à la rappeler tout de suite, mais il était tard et je ne savais plus si elle devait bosser ou pas le lendemain.

J’ai décidé de ranger le téléphone, et je me suis tournée vers Carmen.

— À quel point ça craint ? ai-je demandé.

— Tu vas devoir garder le plâtre un mois ou deux. Tu as aussi une côte cassée, mais pas vraiment de traitement à part des anti-douleurs. Pour la griffure au visage, il faudra que tu changes les pansements régulièrement. Tu risques d’avoir une vilaine cicatrice.

Elle avait dit tout ça avec l’air contrit qu’on prend pour annoncer une mauvaise nouvelle. Je ne voyais pas trop pourquoi. Au pire, j’aurais une cicatrice badass. J’en doutais cependant : j’avais tendance à ne pas marquer facilement. J’ai tout de même posé une main sur ma joue droite, et j’ai senti un gros pansement qui devait me donner une bien fière allure. Je ne l’avais pas remarqué jusque-là. J’ai hésité à l’arracher tout de suite, mais Carmen allait mal le prendre.

Cela dit, ce n’était pas le sens de ma question.

— Je voulais dire, ai-je précisé, la situation. Ce qui s’est passé. Tout le monde va bien ?

— Oh, a fait Carmen. Tout le monde est sain et sauf, oui. Pas de blessés à part toi.

Et en dehors des manifestants qui s’étaient fait défoncer par les nervis d’Armstrong. Dont Chloé.

— Tu as beaucoup impressionné Franck, a-t-elle repris. Émilie s’en voulait de ne pas avoir été là quand ça s’est produit.

Je ne voyais pas trop ce qu’elle aurait pu faire.

— Ce serait plutôt à moi d’être désolée, ai-je dit.

Carmen a levé un sourcil d’un air interrogateur. Il faudrait vraiment que je lui demande de m’apprendre à faire ça.

— Clairement, ai-je expliqué, il n’y a pas qu’à moi qu’elle n’aime pas parler. J’étais un peu con de le prendre personnellement.

Alors que je discutais, j’ai commencé à essayer d’enfiler mes rangers, ce qui n’était pas pratique avec une seule main disponible. Le vrai problème allait être pour les lacets.

Carmen a souri un instant, puis a repris un air grave alors qu’elle revenait à ce qu’elle était en train de dire avant que je l’interrompe.

— On ne sait pas qui était derrière l’attaque, a-t-elle expliqué. Armstrong accuse le groupe de manifestants.

— Quel bâtard ! me suis-je exclamée.

— D’autres pensent que ça venait d’Armstrong, a repris la vampire. Dans tous les cas, les choses risquent d’être un peu… tendues.

J’ai soupiré. Il ne manquait plus que ça. Une guerre entre vampires et loups-garous. Ou entre loups-garous et loups-garous. Ou les deux en même temps.

— Il y avait un sorcier, ai-je noté.

Carmen m’a regardée, surprise.

— Franck et Rivière n’ont vu qu’un type. Le loup-garou qui s’est fait buter.

— Non, il y avait aussi un sorcier. Il est parti en volant.

Carmen semblait dubitative. Super. Maintenant, j’allais passer pour une cinglée.

— C’est lui qui est parti avec mon couteau, ai-je repris. Et qui a fait pisser Rivière dans son froc.

La vampire semblait hésiter à me croire. Elle a finalement haussé les épaules.

— Si c’est vrai, a-t-elle dit, ça serait vraiment mauvais.

***

J’ai fini par mettre mes rangers toute seule. Carmen a voulu m’aider, mais je lui ai interdit de le faire. J’allais passer un moment avec le plâtre, je n’allais pas avoir tout le temps quelqu’un pour m’assister, et je voulais voir comment j’allais me démerder.

Le problème, c’était les lacets. Heureusement, ce modèle avait des sangles sur les côtés, que je pouvais attacher d’une seule main. J’ai laissé les lacets détachés, en les rangeant juste pour qu’ils ne traînent pas par terre. Ça ferait l’affaire. À la maison, j’avais aussi une paire de docs avec une fermeture Éclair, ce qui serait sans doute le plus pratique.

Le vrai problème, ça allait être le soutien-gorge. Je n’étais même pas sûre d’être capable de le retirer toute seule, alors pour le mettre…

Tandis que j’attachais tant bien que mal mes chaussures et que je réfléchissais aux problèmes que j’allais avoir dans les jours et semaines à venir, Carmen m’expliquait qu’il fallait encore que je passe une radio de contrôle et que je ne pouvais pas partir avant.

Alors que j’hésitais entre être sage et lui obéir ou tenter de fuir tout de même, j’ai entendu un bruit dans le couloir.

— Vous ne pouvez pas la voir ! protestait une voix de femme. Elle se remet à peine de l’anesthésie…

La porte de la chambre s’est ouverte, et Lockheart est entrée, suivie d’une infirmière. La policière portait la même tenue que la première fois où je l’avais vue : un pantalon et une veste tailleurs. Elle m’a regardée avec un grand sourire.

— Elle a l’air d’aller bien, a-t-elle dit à l’infirmière.

Super. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était de me faire cuisiner par une connasse de la Brigade surnaturelle. Au moins, ça a achevé de me décider. J’allais opter pour la fuite.

— Ouais, ai-je fait en me levant. D’ailleurs, je partais.

Lockheart a posé sa main sur mon épaule droite, et m’a poussée. Je suis retombée sur le lit, en position assisse. J’étais un peu surprise de sa réaction. Il y avait au moins une personne qui ne me prenait pas pour un petit oisillon blessé qui avait besoin d’être couvé.

— Elle n’est pas en état d’être interrogé ! a protesté l’infirmière.

— Vous êtes vraiment dénuée du moindre gramme de décence ? a demandé Carmen d’un ton glacial.

Lockheart lui a fait un petit sourire.

— J’essaie, a-t-elle dit avant de se tourner vers moi. Vous êtes encore impliquée dans la mort d’une personne. Il y a deux options. Soit vous répondez maintenant à mes questions, soit je vous emmène au poste pour vous interroger là-bas.

Au moins, elle n’essayait pas de la jouer sympathique.

— Elle n’est pas en état d’être transportée, a indiqué l’infirmière.

Je n’étais pas sûre que celle-ci m’aide vraiment beaucoup. Si je n’avais pas envie de finir au poste, j’avais encore moins envie de rester vingt-quatre heures à l’hôpital sous garde policière.

— C’est bon, ai-je dit. Je peux répondre à des questions.

L’infirmière a fait une grimace, mais a fini par ressortir de la chambre. Lockheart a regardé Carmen, mais celle-ci est restée plantée là.

— Pas question que je sorte, a-t-elle dit.

La policière a haussé les épaules, puis a refermé la porte de la chambre.

— Tu n’es pas obligée de répondre, m’a murmuré Carmen. Si tu es suspecte, tu pourrais demander un avocat.

J’ai secoué la tête.

— Non. Autant que ce soit fini vite. Mais je veux bien une clope.

À ma surprise, c’est Lockheart qui a ouvert son sac et m’en a sorti une avant que Carmen ne puisse réagir. Elle s’en est également pris une, puis a sorti un carnet.

— Si vous pouviez commencer depuis le début de la soirée ?

Je lui ai dit ce qu’il s’était passé. Que j’avais été employée par Rivière, l’apparition du groupe de manifestants, les loups-garous d’Armstrong qui les avaient chargés. Je n’ai pas mentionné Chloé. Je me disais que ce n’était pas nécessaire.

Lockheart écrivait parfois des choses dans son carnet, mais elle ne m’interrompait pas. La plupart du temps, elle se contentait de tirer sur sa cigarette d’un air pensif.

Je lui ai ensuite raconté comment je m’étais retrouvée au premier étage avec Rivière. L’apparition du loup-garou et du sorcier. Lockheart a souri quand j’ai mentionné celui-ci. Je ne savais pas trop comment l’interpréter.

J’ai fini par lui expliquer comment j’avais fait fuir le sorcier, que Franck avait tué le loup-garou, et que je m’étais précipitée sur le balcon avec la mitraillette pour voir une forme sombre disparaître sur un toit.

Lockheart m’a demandé quelques précisions là-dessus : quel bâtiment ? Je n’ai pas pu lui donner d’indications précises, si ce n’est que je m’étais tournée vers la gauche et que c’était de l’autre côté de la rue. La policière a noté ça, puis m’a fait un grand sourire.

À ce moment-là, on avait toutes les deux fini nos cigarettes depuis un moment.

— C’est… intéressant, a-t-elle dit.

Je l’ai regardée, un peu perplexe. Qu’est-ce qu’elle entendait par là ? Est-ce que c’était une façon d’insinuer que je mentais ?

— Vous n’avez pas vu votre amie Chloé ? a-t-elle demandé. Dans le rassemblement. Je dis « amie », je ne sais pas ce que je dois dire. Aux dernières nouvelles, c’était compliqué entre vous, n’est-ce pas ?

Je l’ai fusillée du regard. Lockheart m’a fait un grand sourire.

— Oui, a-t-elle dit. C’est ce que je pensais.

— Elle n’a rien à voir là-dedans, ai-je protesté.

La policière ne semblait pas convaincue.

— Peut-être pas, a-t-elle néanmoins admis. Ce n’est de toute façon pas le plus intéressant dans votre témoignage. Vous réalisez que vous êtes la seule à avoir vu ce « sorcier » ? Toutes les autres personnes qu’on a interrogées parlent juste d’une cinglée sortie sur le balcon avec un gros flingue et qui le pointait dans le vide.

J’ai poussé un soupir. Je n’avais pas envie de me justifier sur le fait que je n’avais pas halluciné.

— Vous pensez que je suis folle ? ai-je demandé.

— Je ne suis pas psy, a dit Lockheart, mais je dirais : probablement. Folle ou stupide, je ne suis pas tout à fait fixée. Cela dit, ce n’est pas le sujet.

Elle a mordillé son crayon d’un air pensif.

— Je peux y aller ? ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

— Pas tout de suite. On va arriver au moment où j’explique quelle est ma théorie actuelle, et j’aime avoir un public pour ça.

J’ai jeté un coup d’œil interrogatif vers Carmen, qui m’a répondu par une moue blasée.

— Vous savez, le vampire d’il y a deux jours ? a demandé Lockheart. Celui qui avait déjà essayé de tuer Rivière ? Fait amusant, on est presque sûrs qu’il était sous une influence thaumaturgique. Ça expliquerait qu’il ne ressentait pas la douleur.

Ça avait le mérite d’apporter une explication. C’était limite rassurant. Je pouvais continuer à me dire que l’argent fonctionnait contre les morts-vivants. Sauf ceux tunés magiquement.

— Maintenant, passons à ce soir. Un type arrive à entrer sans que personne, ou presque, ne le voit. Avec pourtant, à l’extérieur, un public de vampires ou de loups-garous, qui sont normalement moins prompts à se laisser berner par un petit tour de passe-passe que le péquin moyen. Et il part en volant, après avoir fait…

Lockheart a relu les notes qu’elle avait prises.

— … « chier dans leur froc » un vampire, a-t-elle lu en reprenant mon expression. Ça n’a pas l’air d’être exactement un amateur.

J’ai hoché la tête, un peu rassurée de voir que la policière n’avait pas l’air de considérer que Chloé ou ses copains étaient suspects.

— Deux tentatives d’assassinat à quarante-huit heures d’intervalle, a repris la policière. Les deux provenant sans doute de sorciers tueurs à gages. Je suis déjà tombée sur des groupes de ce genre. Leurs tarifs ne sont pas donnés. Et, deux fois, leurs plans sont déjoués par…

Lockheart m’a regardée avec un air soupçonneux.

— … quoi ? a-t-elle repris. Une nana qui a essayé des études de sorcellerie et s’est faite virer parce qu’elle était trop mauvaise ?

— C’était plus un problème de discipline, ai-je précisé.

— Est-ce que vous l’accusez de quoi que ce soit ? a demandé Carmen.

— Moi ? Pas spécialement.

La policière s’est tournée vers moi avec un petit sourire.

— Par contre, a-t-elle repris, les types qui sont derrière ça, j’imagine qu’ils commencent à vous avoir à l’œil. Et c’est le genre de types dont on n’a pas envie d’attirer l’attention. Je serais plus rassurée si vous acceptiez d’être placée sous protection policière.

J’ai poussé un soupir. On m’expliquait que je n’allais pas finir en garde à vue, tout ça pour me proposer ensuite d’avoir un flic pour dormir devant ma porte ? Voire chez moi ?

— Je ne pense pas que ce soit utile, ai-je protesté.

Carmen m’a jeté un regard implorant. Elle voulait que j’accepte.

— Je peux y aller, maintenant ? ai-je demandé.

Je me suis levée et j’ai attrapé mon sac sans attendre la réponse. Cette fois-ci, Lockheart ne m’a pas bloquée, et m’a laissée passer à côté d’elle.

— Oh, une dernière chose, a-t-elle dit avec un air sournois. Vous n’avez pas l’air vraiment traumatisée de voir des gens se faire exploser le crâne à côté de vous. Vous avez l’habitude de ça ?

Je me suis arrêtée, et j’ai pris une grande inspiration. Elle commençait à sérieusement me courir sur le haricot, avec ses façons de montrer qu’elle me soupçonnait sans vraiment m’accuser de quoi que ce soit.

Je me suis retournée vers elle, et j’ai placé mon visage à quelques centimètres du sien.

— À neuf ans, ai-je dit, j’ai vu mon père brûler dans une voiture en flammes. J’étais là. J’ai entendu ses hurlements. J’ai senti l’odeur. La douleur dans mes muscles quand j’essayais de le sortir de là. Alors, désolée de ne pas être plus marquée que ça par la mort d’un type que je ne connaissais pas et qui essayait de me buter.

J’ai tourné les talons, et je suis partie d’un pas rapide. J’ai machinalement tourné à droite en sortant de la chambre.

— Les escaliers sont de l’autre côté ! a crié Lockheart.

J’ai fait demi-tour, et je suis repassée devant la porte en lui faisant un doigt d’honneur, avant de me diriger vraiment vers la sortie. Cette connasse avait l’air vraiment très amusée par la situation.

Épilogue

Carmen s’est élancée après moi, mais Angela Lockheart l’a retenue en posant une main ferme sur son épaule. La policière n’avait pas encore fini de jouer à la connasse.

— Ne partez pas, a-t-elle dit. Il y a aussi quelques questions que j’aimerais vous poser.

Carmen s’est retournée vers elle, furieuse, ce qui a surtout eu pour effet d’amuser Lockheart.

— Elle est blessée, en état de choc, et je suis censée la laisser repartir seule ?

Lockheart a haussé les épaules.

— Elle n’a pas vraiment l’air en état de choc, a-t-elle répliqué. À vrai dire, elle me donnait plutôt l’impression d’avoir envie d’être un peu seule.

Carmen a poussé un soupir, mais elle est restée dans la pièce.

— C’est amusant, vous ne trouvez pas ? a demandé Lockheart. Dans sa tirade touchante, tous les sens y sont passés. Enfin, pas le goût, mais ça se comprend.

La vampire l’a regardée sans comprendre.

— Mais pas de mention de la température, a repris Lockheart. On aurait pu croire qu’en étant dans une voiture en flammes, on aurait trouvé ça un peu chaud.

Carmen lui a collé une gifle. Lockheart ne l’avait pas vue venir. Elle ne s’était pas attendue à ça de la part de la tenancière d’un salon de thé.

— On vous a déjà dit à quel point vous étiez abjecte ? a demandé la vampire avec une colère froide dans la voix.

— Oui, a répondu Lockheart, avant de réfléchir un peu. Enfin, peut-être pas vraiment comme ça. D’habitude, c’est plus vulgaire. Mais c’était plus ou moins la même idée, oui.

Elle a sorti un téléphone portable de son sac, et elle a commencé à pianoter dessus. Elle avait un message à envoyer. Pendant ce temps, Carmen continuait ses remontrances et lui reprochait de me considérer comme une suspecte alors que j’étais une victime.

Lockheart n’était pas très convaincue.

— Vous avez dit vous-même qu’elle était en danger, a repris Carmen. Et vous la laissez partir seule ? Sans protection ?

— Elle a refusé ma protection, a répliqué la policière. Et j’ai encore quelques petites choses à faire avant que ma nuit soit finie. Quant à mes collègues locaux, malgré tout le respect que j’ai pour eux, je doute qu’ils soient vraiment très utiles face aux gens auxquels je pense qu’on a affaire.

Carmen a ouvert sa bouche, mais Lockheart a levé un doigt pour lui indiquer qu’elle n’avait pas fini.

— Cela dit, a-t-elle repris, on vit dans un monde merveilleux où il est maintenant possible d’outsourcer ce genre de choses et de faire appel à des sociétés militaires privées.

Elle a montré à Carmen l’écran du téléphone, qui n’était pas le sien mais celui que Séléna lui avait laissé la veille. Dessus, figurait le texto qu’elle venait de m’envoyer.

Wesh, c Séléna. G appris ski ct passé. Chui en train de boire des coups ds 1 bistro près de l’hosto. Stu veux discuter ou picoler jt’envoie l’adresse.

Épisode IV

Cupidon tireur d’élite

Prologue

Chloé s’est laissée tomber sur le vieux canapé en cuir, soulagée de pouvoir enfin se poser. Elle a attrapé une bière du paquet de Kro qui traînait sur la table basse et l’a décapsulée avec son briquet.

À côté d’elle, Léo était occupé à pianoter sur son téléphone, tandis que Big Ben ramenait des chips et des biscuits de la cuisine. Après leur action, Chloé avait suivi les deux loups-garous chez eux, pour pouvoir discuter un peu de comment ça s’était passé, et accessoirement boire des coups.

Big Ben était un grand type roux au crâne tondu qui, comme son nom l’indiquait, n’était pas exactement maigrichon. Il portait des lunettes rondes et avait un air perpétuellement jovial. Léo était un peu tout à l’opposé : plutôt mince, les cheveux longs, et une petite barbiche bien taillée.

L’appartement où ils vivaient tous les deux avaient l’avantage d’être grand. Il était meublé essentiellement avec des objets de récup’, ce qui donnait une décoration assez patchwork, qui était renforcée par les goûts différents des deux garçons. Léo aimait le métal, les têtes de morts et les crucifix gothiques, tandis que Big Ben collectionnait les objets kitchs. Un nain de jardin obscène traînait ainsi dans un coin de la pièce, coiffé d’un chapeau de sorcière, tandis que sur les étagères des chiens et des chats agitant la tête ou la patte côtoyaient des Jésus crucifiés et des lampes en forme de citrouille.

Alors que Ben s’asseyait sur un fauteuil de pépé, Chloé savourait une gorgée de bière.

— Ça s’est plutôt bien passé, en fin de compte, a-t-elle fini par dire.

— Oui, a répondu Léo, goguenard. Et on a eu l’occasion de rencontrer ta copine.

Chloé a poussé un soupir. Elle ne pensait pas que c’était l’élément essentiel dont il était capital de rediscuter.

— C’était qui ? a demandé Ben.

Il s’était trouvé de l’autre côté lorsque je m’étais approchée du rassemblement, et avait donc raté la discussion entre Léo, Chloé et moi.

— C’est facile, a expliqué Léo. La nana qui a essayé de s’interposer face aux gusses d’Armstrong.

— Oh, a fait Ben. Elle.

Ça avait été la surprise de la soirée. L’un dans l’autre, tout le reste avait été prévisible, mais Chloé n’avait pas pensé que je ferais partie de la sécurité pour les vampires. Et encore moins que je tenterais de m’interposer face aux sbires de la milice patronale. Heureusement que mon collègue était venu me tirer de force hors de là.

— Ça a failli mal tourner, a dit Chloé.

— Je ne sais pas, a répliqué Léo. Peut-être qu’elle allait tous se les faire un par un. En tout cas, elle a du cran.

— Ouais.

Elle repensait au moment où elle m’avait vue m’élancer face aux loups-garous armés qui approchaient. À la peur qu’elle avait eue. Elle aurait aimé pouvoir avoir le temps d’en discuter avec moi, de m’expliquer le plan.

À aucun moment le groupe de manifestants n’avait prévu de se défendre physiquement. Au contraire. Si Armstrong décidait de réagir par la violence, l’objectif était de laisser les caméras de télévision filmer l’événement, et de filmer également les choses de l’intérieur. Dans ce cas, la défense ne passait pas par l’action physique, mais par les images.

Et Chloé avait été frappée, ce qu’elle n’avait pas vraiment apprécié, mais qu’elle saurait utiliser. Heureusement, elle avait pu en partie se protéger du coup. La posture qu’elle avait adoptée, les mains levées, avait deux objectifs : d’un côté, montrer qu’elle était désarmée et donc présumée inoffensive, et, de l’autre, être déjà plus ou moins en position de garde pour parer un coup porté au visage.

Résultat, elle avait encaissé des dommages minimes, ce qui ne serait pas le cas pour l’image publique d’Armstrong. Jusqu’à présent, les syndicats, y compris la CGT dont elle faisait partie, ne s’étaient pas intéressés aux conditions de travail et à la grève sur les chantiers d’Armstrong. Maintenant, les méthodes qu’il employait allaient éclater au grand jour, et Chloé allait bien insister sur le fait qu’une militante du syndicat avait été blessée. Elle espérait que ça convaincrait au moins ses collègues et ses camarades les plus proches.

Ensuite, quand le rapport de force serait suffisant, la question de l’affrontement physique se poserait peut-être différemment. Et Armstrong ferait peut-être moins le malin.

Du moins, c’était le plan. Il y avait un léger détail qui allait le réduire à néant.

— Chiotte ! s’est exclamé Léo.

Ben et Chloé se sont tournés vers lui. Il avait les yeux rivés sur son écran de téléphone.

— Apparemment, quelqu’un a essayé de buter Rivière. Après notre action.

Chloé a failli recracher la gorgée de bière qu’elle avait dans la bouche.

— Quoi ?

— Il y a ta copine en photo, aussi.

Il a tendu le téléphone à Chloé, qui y a jeté un coup d’œil. C’était une photo floue qui immortalisait le moment où j’étais sortie sur le balcon, une mitraillette à la main.

Chloé est restée bouche bée plusieurs secondes. Je ne sais pas trop si c’était le sang sur mon visage ou le flingue que j’avais qui l’a mise dans cet état. Elle ne m’a pas trop dit. Mais en tout cas, ça l’a un peu chamboulée.

Sa première réaction a été d’essayer de m’appeler, mais à ce moment-là, j’étais inconsciente. Peut-être déjà au bloc opératoire. Elle ne m’a pas laissé de message. Elle n’était même pas sûre que j’étais encore en vie pour pouvoir l’écouter.

— Ne t’en fais pas, l’a rassurée Big Ben, qui avait également sorti son smartphone. Il n’y a eu qu’un mort, et c’est le tireur. Un loup-garou.

— En tout cas, a dit Léo, tu sais choisir les meufs avec lesquelles tu sors.

Chloé l’a fusillé du regard.

— Au moins, a renchéri Léo, celle-là n’a encore rien plastiqué.

— Ce n’est pas drôle ! a protesté la skinhead. Nom de Dieu, vous réalisez la situation ?

— Ce n’est pas si grave, a dit Ben. Elle est un peu blessée, mais elle n’est pas suspecte. Apparemment, elle défendait Rivière.

— Et à votre avis, a demandé Chloé, qui c’est qu’on va accuser d’avoir fait le coup ?

— Oh, arrête, a protesté Léo. C’est évident que c’est un coup d’Armstrong.

— Tu crois vraiment que c’est ce que les flics vont penser ? Une tentative de meurtre par un loup-garou ? Juste après notre rassemblement ?

Léo a arrêté de sourire.

— Chiotte, a-t-il dit.

Chapitre 1
La queue entre les jambes

Je suis sortie de l’hôpital au pas de course, ne me forçant à reprendre une allure normale que lorsque j’apercevais une infirmière, afin de ne pas attirer son attention. Je voulais partir au plus vite, histoire d’être sûre que personne n’allait me forcer à rester, et que cette connasse de flic n’allait pas vouloir me poser d’autres questions de merde. Même Carmen, je n’avais pas envie de la voir : dans ce genre de moments, je trouvais son côté protecteur un peu étouffant.

C’est une fois dehors que j’ai ralenti. J’étais sur une grande dalle, il faisait encore nuit, et je n’avais aucune idée d’où aller. C’était la première fois que je venais à l’hosto depuis que j’avais déménagé, et je ne savais même pas quelle direction prendre pour rentrer chez moi.

Alors que je commençais à me sentir un peu idiote, et que j’envisageais de passer un coup de fil à Carmen pour lui demander si, en fin de compte, elle ne pouvait pas me déposer, j’ai entendu mon téléphone vibrer. Un texto.

Wesh, c Séléna. G appris ski ct passé. Chui en train de boire des coups ds 1 bistro près de l’hosto. Stu veux discuter ou picoler jt’envoie l’adresse.

J’ai cligné des yeux pour essayer de réfléchir, tandis que le téléphone vibrait à nouveau, cette fois-ci pour m’envoyer l’adresse. Ne sachant pas trop quoi faire de tout ça, je l’ai rentrée dans l’application de cartographie, et j’ai eu confirmation que c’était vraiment à côté.

J’ai hésité un moment. Est-ce que c’était une bonne idée d’aller retrouver Séléna, après tout ce qui m’était déjà arrivé cette nuit ? J’avais déjà un bras dans le plâtre, ce n’était sans doute pas le bon moment pour aller faire des conneries.

Et en même temps, Séléna était peut-être la personne que j’aurais le moins de mal à supporter. Elle, au moins, ne me traiterait pas comme une suspecte et n’aurait pas tendance à vouloir me couver. Et elle proposait de picoler, ce qui était plus ou moins ce dont j’avais envie, même si ce n’était probablement pas une brillante idée.

***

J’ai profité du trajet jusqu’au bar que m’avait indiqué Séléna pour virer le gros pansement dégueulasse qui me recouvrait toute la joue. La cicatrice, je voulais bien la montrer, ça faisait combattante, mais avoir une couche culotte sur la gueule ne correspondait pas à l’idée que je me faisais de la classe.

J’ai sorti le miroir de poche de mon sac pour contempler l’étendue des dégâts. J’avais espéré voir une sorte de cicatrice badass qui peut donner un côté sexy, mais ce n’était pas ça du tout, plutôt une grosse griffure gonflée et légèrement purulente.

Je n’avais pas pensé que voir mon visage m’angoisserait autant. Jusqu’alors, j’avais pris les choses avec légèreté, en me disant que ça cicatriserait sans doute et qu’au pire ça rajouterait à ma street-cred. Là, je me demandais si je n’allais pas être défigurée à vie.

J’ai essayé de chasser cette idée de mon esprit, et je me suis recoiffée de manière à laisser une mèche brune cacher une partie de mon visage. Ça ferait l’affaire pour le moment.

J’ai rangé le miroir de poche, en galérant un peu à cause de mon bras cassé. Tout devoir faire avec une seule main allait vite se révéler laborieux. Vraiment, entre ça et ma gueule de méchante dans Batman, les semaines à venir s’annonçaient plaisantes. Sans compter qu’il allait falloir, à un moment ou à un autre, que j’explique à Chloé pourquoi je m’étais trouvée du mauvais côté de la barricade lorsqu’elle s’était fait taper dessus.

Bref, j’avais vraiment besoin d’un truc à boire.

Heureusement, tandis que je me « pomponnais », j’avais fini par arriver à destination. L’adresse que m’avait indiquée Séléna était celle d’un bar PMU qui ne payait pas de mine. Je m’étais attendue à ce qu’un troquet encore ouvert à cette heure-là soit un lieu tenu par des vampires ou des loups-garous mais, vu la gueule du truc, ça n’avait pas l’air d’être le cas. Au moins, ça faisait aussi tabac, donc j’allais pouvoir me racheter des clopes. J’essayais d’arrêter de fumer, mais ça ne me semblait pas être le bon soir pour me forcer à ne pas craquer.

J’ai poussé la porte et je suis entrée à l’intérieur. Même si l’endroit était vide, l’atmosphère était enfumée, et mes narines ont mis quelques instants à s’habituer à l’odeur de tabac brun.

Derrière le comptoir, un humain à la peau noire et aux cheveux blancs lisait un bouquin tout en fumant un cigare. Ses yeux se sont levés vers moi lorsque je suis entrée, et j’ai craint un moment qu’il ne m’examine à cause de mon visage en charpie, mais il s’est contenté de me faire un léger signe de tête pour me montrer qu’il avait remarqué ma présence avant de retourner à son livre.

J’ai laissé mon regard traîner dans la salle. Il n’y avait personne. Est-ce que c’était la bonne adresse ? Est-ce que Séléna m’avait fait une blague ? Je me suis approchée du comptoir, et j’ai remarqué quelques trophées sur des étagères derrière le bar. Je n’ai pas pris le temps de regarder s’il s’agissait de boxe, de ski alpin ou de football.

— Excusez-moi, ai-je demandé. Il y a une amie qui m’a dit de la rejoindre ici. Séléna ?

Le type a levé les yeux de son livre, et a froncé les sourcils. Je ne savais pas trop s’il hésitait à me répondre ou s’il ne voyait pas de qui je parlais.

— Une vampire punk ? ai-je ajouté. Avec une crête ?

Le type m’a fait un grand sourire.

— Elle est dans l’arrière-salle. Au fond du couloir.

J’ai demandé un paquet de cigarettes et une bière. J’ai mis un peu de temps à payer à cause de mon bras en écharpe, puis je me suis dirigée vers l’arrière-salle, en me demandant un peu ce que j’étais venue faire là.

Il n’y avait pas de porte : le couloir débouchait simplement sur autre pièce, plus petite et encore plus enfumée que la principale. Il y avait une grande table autour de laquelle se trouvaient cinq personnes. Deux garous, deux humains, et Séléna. Il y avait des cartes sur la table, certaines retournées et d’autres face cachée, ainsi que des billets. Je ne m’y connaissais pas des masses en jeux de cartes, mais s’il y avait de l’argent, j’en ai conclu qu’il s’agissait sûrement d’une variante du poker.

Séléna me tournait le dos et n’a pas noté mon arrivée, mais les regards des quatre hommes se sont levés vers moi. La vampire a fini par le remarquer, et s’est tournée à son tour.

— Jessie ! s’est-elle exclamée. Qu’est-ce que tu fais ici ?

J’ai froncé les sourcils.

— C’est toi qui m’a suggéré de passer.

— J’ai fait ça ? a-t-elle demandé.

Elle a haussé les épaules et m’a fait un sourire.

— Peu importe, c’est cool que tu sois là. Tu sais jouer au poker ?

— Non.

Quand j’avais reçu son texto, je m’étais attendue à ce qu’on boive des coups à deux et que je puisse râler sur ma soirée pourrie. Apprendre le poker avec quatre inconnus ne faisait pas partie de mes plans.

— Pas grave, a-t-elle dit. Assieds-toi, tu vas me porter chance.

— Tu n’as pas besoin de plus de chance, a répliqué un blondinet au look de surfer.

Ne voyant pas vraiment quoi faire d’autre, je me suis assise à côté de Séléna, qui m’avait tiré une chaise. J’ai jeté un coup d’œil sur la table. Au vu des billets qui étaient devant elle, elle semblait clairement être en position d’avantage.

— Jessie, a-t-elle dit en tendant la main vers le blondinet, je te présente… David… c’est ça, hein ? David ?

Le blondinet a hoché la tête, un petit sourire aux lèvres.

— C’est mon nom.

Séléna a ensuite tendu sa main vers le type suivant, un loup-garou qui portait une moustache grise bien taillée.

— Et… euh…

— Amine, a complété l’homme.

— Ouais, présentez-vous tout seuls, a dit Séléna. Ça sera plus simple. Je suis nulle en prénoms.

Les deux autres étaient Marc, un grand costaud humain au crâne rasé, et Jorge, un loup-garou corpulent. Je n’ai pas vraiment cherché à leur faire de grand sourire, et je me suis contentée d’essayer d’ouvrir mon paquet de cigarettes.

— Tu veux un coup de main ? m’a demandé Séléna. J’ai des cigarillos, sinon. Ça fait plus ambiance poker, je trouve.

Je ne voyais pas trop en quoi, et j’avais besoin d’une cigarette normale. Je lui ai donc tendu le paquet pour qu’elle m’enlève le plastique.

— Je suis, a-t-elle dit.

Ce n’était pas pour moi, mais à destination de ses camarades de jeu. Je n’ai pas essayé de comprendre comment tout ça marchait, ni même si son « je suis » relevait du verbe être ou suivre. Elle m’a tendu une cigarette, et a laissé le paquet ouvert sur la table.

— Je suis censée demander ce qui t’est arrivé ? a-t-elle fait. Ou c’est indiscret ?

J’ai allumé ma cigarette et tiré une bouffée de tabac avant de chercher à comprendre le sens de sa question. Dans son texto, elle m’avait dit qu’elle avait appris ce qu’il s’était passé. Pourquoi est-ce qu’elle faisait comme si elle l’ignorait ?

— Tu n’es pas au courant ? ai-je demandé.

— Non.

J’ai poussé un soupir. Je ne savais pas à quoi elle jouait, mais je n’ai pas cherché à comprendre.

— Je préférerais qu’on en parle en privé.

— Comme tu veux.

Pendant ce temps, les autres continuaient à jouer. Certains avaient « passé », d’autre « suivi » (ou « été », je n’en étais pas sûre à cent pour cent, mais après mûre réflexion il me semblait plus probable qu’il s’agisse du verbe suivre). Une nouvelle carte a été retournée au milieu de la table. Le grand costaud, Marc, racontait une anecdote graveleuse et misogyne.

— Sympa, ton pote, ai-je dit à voix basse à Séléna.

— C’est pas mon pote, m’a murmuré celle-ci. J’évite de plumer mes potes.

Elle a annoncé qu’elle relançait et a poussé de l’argent vers le centre de la table. Amine s’est couché à son tour. Si je comprenais bien, il ne restait en jeu que ce Marc, qui m’avait tout l’air d’être un connard, et Séléna. J’espérais que j’allais vraiment porter chance à mon amie.

— Alors, a poursuivi Marc en poussant négligemment des biftons vers le milieu. Là, cette beauté commence à se déshabiller. Le haut, d’abord.

Il a fait un mime qui devait signifier qu’elle avait une forte poitrine. J’ai avalé une gorgée de bière pour m’éviter de lui dire de la fermer.

— Puis le bas, a-t-il poursuivi, tournant la tête à droite et à gauche pour guetter les signes d’intérêt de son auditoire.

Il ne guettait pas très bien, visiblement : tout le monde faisait semblant de regarder ailleurs, mais ça ne l’a pas empêché de continuer.

— Et là, a-t-il dit, vous ne devinerez jamais…

Personne n’a essayé de deviner.

— Elle avait une queue ! s’est-il exclamé, guettant les réactions de son public.

Oh, génial. Ce n’était pas juste une anecdote misogyne, mais aussi transphobe.

— Chiotte ! a réagi Séléna. J’ai eu le même coup, une fois.

Tout le monde s’est retourné vers elle, moi comprise. Elle n’allait pas s’y mettre aussi ?

— C’était pas pour du sexe, mais on devait se déshabiller pour enfiler des uniformes dont leurs anciens propriétaires n’avaient plus besoin.

Elle parlait d’un rythme rapide, manifestement très enthousiasmée par son anecdote. Au moins, ce n’était pas comme l’autre qui laissait un blanc entre chaque phrase pour être sûr que tout le monde avait suivi.

— Et là, qu’est-ce que je remarque ? Elle avait une queue. À peu près un mètre cinquante de long, rouge, le bout fourchu. Je n’y croyais pas de mes yeux, pour moi ce genre de choses était un mythe. Je veux dire, tout le monde sait que les démons ne peuvent pas prendre leur vraie forme sur ce plan, pas vrai ? Sauf que, visiblement, elle ne le savait pas.

Marc semblait perdre pied. Moi-même, j’avais un peu du mal à suivre, mais vu la bizarrerie de ma soirée, je n’étais pas à ça près.

— Mes aïeux, a continué Séléna, ça a été une de ces nuits ! Sangre y fuego. Une vraie boucherie. Surtout une fois qu’on a chourré un Panzer.

Il y a eu un grand moment de silence. Séléna en a profité pour s’allumer un cigarillo, et a tiré dessus, un grand sourire sur le visage.

— Je voulais dire, a repris Marc qui n’avait visiblement aucune idée de quand la fermer, elle était transsexuelle.

— Oh, nom de Dieu, a soupiré Séléna. Vous, les mortels, vous êtes vraiment pathétiques. On se tape une heure d’anecdote de merde, et c’est ça la chute ? Mais quelle vie ennuyeuse vous devez avoir. Purée, heureusement qu’elle n’avait pas un tatouage en plus, ça aurait duré deux heures. Vous êtes tellement insipides, je comprends que de plus en plus de vampires ne veuillent plus boire de votre sang. Vous n’avez aucun goût.

Elle a retourné les deux cartes qui étaient en face d’elle, jusque-là posées face cachée. Ce qu’elle avait devait être bien, car le visage de Marc s’est décomposé.

— C’est pour ça que, de mon côté, je me contente de vous aspirer votre argent.

Le grand costaud a jeté ses cartes de dépit, et Séléna s’est penchée sur la table pour ramasser le pécule.

— Je trouve que t’as beaucoup de chance, a commenté Marc.

Oh, oh. Je n’y connaissais rien en poker, mais j’étais presque sûre de voir comment ce genre de choses pouvait tourner. Ça allait partir en accusation de tricherie, qui allait mener à des jets de chaises. Séléna pouvait sans doute se débrouiller face à Marc, mais je n’avais aucune idée des réactions des trois autres.

— Rien à voir avec la chance, a répliqué Séléna. Une simple affaire de mathématiques. Statistiques et corrélations.

Le type s’est levé. Il avait l’air menaçant. Séléna, elle, est restée assise, son cigarillo à la main et un grand sourire aux lèvres.

— Si j’étais toi, a dit Jorge, je réfléchirais à ce que je vais faire. Partir la queue entre les jambes, ce n’est pas très valorisant, mais c’est parfois ce qu’il y a de plus intelligent à faire.

— Ce qu’il dit, a ajouté David, c’est une métaphore. Personne autour de cette table n’a envie de savoir ce que tu as ou pas entre les jambes.

Marc les a regardés, décontenancés. Il s’attendait peut-être à trouver de la solidarité masculine de leur part. Il a finalement grommelé quelque chose et a quitté les lieux, en jurant qu’il ne remettrait plus les pieds ici.

Après avoir entendu claquer la porte du bar, David et Jorge ont éclaté de rire.

— Quel crétin, a dit le blondinet. Au bout de six heures, il commence à trouver que tu as beaucoup de chance.

— Il n’est pas très doué en statistiques, a admis Séléna en répartissant l’argent qu’elle avait en face d’elle en parts égales.

J’ai repris une gorgée de bière, songeuse. Il ne s’agissait donc pas d’une partie de poker normale, mais d’une arnaque à plusieurs ?

— On aurait pu le dégager avant, a protesté Amine. On ne se serait pas fadé tous ses discours de facho.

— Ça aurait été dommage de passer à côté de son fric.

— Tu aurais pu lui planter les dents dans son cou et récupérer l’argent là.

Séléna l’a regardé, l’air outrée.

— Je ne fais pas ce genre de choses, a-t-elle protesté. Il y a des règles d’engagement. Je ne peux pas m’en prendre aux civils qui ne m’attaquent pas. S’il m’avait mis un pain, là, oui, j’aurais pu le tuer et lui prendre son blé.

Chapitre 2
Intersyndicale

Séléna et moi, on a pris nos bières et nos clopes (j’ai refusé son coup de main pour trimballer mes affaires : j’avais ma fierté) et on est allées se poser à une table un peu à part, dans un coin de la grande pièce, pendant que ses potes restaient dans l’autre salle.

— Alors, a-t-elle demandé, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je pourrais poser la même question, ai-je répliqué.

Je n’avais pas vraiment besoin d’explications sur la partie de poker : il s’agissait clairement de plumer un type pour lequel je n’avais aucune empathie. Je n’avais rien à y redire. Si j’ai retourné la question, c’est surtout que je n’étais pas très pressée de devoir parler à nouveau de ce qui s’était passé. Surtout qu’elle m’avait dit être au courant.

— Oh, j’ai un peu exagéré sur l’anecdote, a dit Séléna. C’est juste que ça m’énervait, et je n’avais pas envie que tu te sentes mal à l’aise.

J’ai bu une gorgée de bière, m’attendant vaguement à ce que la vampire me raconte le fond de vrai qu’il y avait dans son anecdote.

— Je veux dire, a-t-elle repris, je voulais que ce soit clair que je n’ai aucun problème avec les filles comme toi.

J’ai manqué recracher ma bière. De quoi elle parlait ? Qu’est-ce qu’elle savait sur moi ? Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ?

— Les filles comme moi ? ai-je demandé.

— Ouais, a dit Séléna.

J’avais oublié qu’elle avait une certaine tendance à ne pas comprendre quand on lui demandait de développer son propos.

— Tu penses que je suis transsexuelle ? ai-je demandé.

Elle s’est contentée de me regarder sans rien dire, avec un air vaguement accusateur.

— Ce n’est pas le cas ! ai-je répliqué. Je ne sais pas ce que tu t’imagines, si c’est parce que je suis grande, ou féminine, ou…

— C’est plutôt la voix qui m’a mis la puce à l’oreille.

Je suis restée estomaquée. Ma voix ? Qu’est-ce qu’elle avait, ma voix ? En tout cas, si elle avait un problème avec, elle allait l’entendre !

— Quoi, elle est trop grave ? Pas assez aimable ? Pas assez douce ? Ou peut-être que je parle trop fort ? Je parle trop fort, c’est ça ?

J’avais légèrement crié, sur la fin. Cela a poussé le tenancier à lever un instant les yeux de son livre pour nous regarder, mais il a vite jugé que ce qu’il lisait était plus intéressant que notre querelle.

Séléna a haussé les épaules.

— Je trouve que tu mets beaucoup d’énergie à dire que tu n’es pas trans. Tu ne serais pas un peu transphobe ? Tu sais, j’ai rencontré des femmes trans, et il y en a qui sont tout à fait sympathiques.

Je suis restée coite. Elle allait retourner le truc pour dire que c’était moi qui étais en tort ? Mais quelle connasse !

— D’accord, a-t-elle admis, il n’y a qu’une nana que j’ai rencontrée dont je sois sûre qu’elle était trans. Et elle m’a collé une balle dans la tête.

Je n’ai pas répondu, ne voyant même pas ce que je pouvais bien dire.

— Je fais souvent cet effet-là aux gens, a-t-elle ajouté avec un sourire.

— Oui, ai-je admis.

— Tu préfères qu’on parle de ce qui t’est arrivé ?

J’ai poussé un soupir. Elle avait réussi à me gonfler suffisamment pour que j’en vienne effectivement à trouver que reparler de ce qui s’était passé à la soirée était encore préférable.

Je lui ai raconté la rencontre imprévue avec Chloé et ses copains, ce qui a plutôt fait rire Séléna. Je lui ai lancé un regard sévère, et je lui ai raconté ce qui s’était passé après, avec les sbires d’Armstrong.

— Chiotte, a-t-elle fait. Je peux pas dire que ça me surprend, cela dit. C’est eux qui t’ont fait ça ?

Elle pointait son doigt vers mon bras. J’ai secoué la tête, et je lui ai raconté la suite de la soirée, avec la nouvelle tentative de meurtre sur Rivière par un loup-garou et un sorcier.

— Il ressemblait à quoi ? a-t-elle demandé. Le sorcier ?

Elle avait l’air soudainement très intéressée. Je n’ai pas pu m’empêcher de trouver ça suspect.

— Il avait un long manteau noir. Peut-être des cheveux longs. Je ne suis pas sûre.

— La trentaine ? a-t-elle demandé. Avec une deuxième raie du cul sur le menton ?

J’ai froncé les sourcils. Est-ce qu’elle connaissait ce type ?

— Je n’ai pas trop eu l’occasion de me rapprocher pour voir son menton. Pourquoi tu demandes ça ? Tu le connais ?

Elle a haussé les épaules d’un air négligent.

— Je crois que je l’ai croisé. À la grande réunion des buveurs de sang.

Je suis restée muette quelques instants. Ça voulait dire que ce type était déjà là la première fois que quelqu’un avait essayé de buter Rivière ?

— Et tu n’as pas pensé à me le dire ? ai-je répliqué.

— Je n’avais pas réalisé qu’on t’avait confié l’enquête, a-t-elle raillé. Et puis, j’ai juste trouvé ce type louche. Ce n’est pas la seule personne qui m’a semblé suspecte à cette soirée.

— Peut-être que tu devrais me prévenir sur les autres avant qu’elles n’essaient de me buter.

Elle m’a regardée avec un grand sourire, et s’est rallumé un de ses cigarillos.

— Oh, ne t’en fais pas. À moins que tu aies des pensées suicidaires. Tu étais au sommet de ma liste.

J’ai cherché quelque chose à répondre, mais j’ai préféré me réfugier dans ce qui me restait de bière. Que Lockheart me trouve louche, je pouvais comprendre, mais que même la reine des suspectes me trouve suspecte ? Je ne savais pas si je devais trouver ça vexant ou flatteur.

— Je veux dire, a expliqué Séléna, les loups-garous et les vampires, c’est facile. D’un simple coup d’œil, tu sais ce qu’ils sont, en général. Vous autres, à première vue, vous avez tout à fait l’air de mortels ordinaires, sauf qu’il y a un petit quelque chose qui fait dire que ce n’est pas vraiment le cas.

— Il y a aussi des vampires qui sont difficiles à cerner, ai-je répliqué.

Séléna a fait de son mieux pour prendre un air innocent. Ce n’était pas très convaincant.

— Au moins, on sait que c’est des vampires. En tout cas, s’il y a des sorciers derrière tout ça, ça pourrait être un foutu merdier.

J’ai haussé les épaules. C’était déjà plus ou moins ce que m’avait dit Lockheart. Mais je ne voyais pas pourquoi ça me concernait.

— Que Rivière se démerde avec. Ce n’est plus mon problème. Je ne compte plus bosser pour lui. Je suis plus inquiète à propos de Chloé.

— Oh, ne t’en fais pas. C’est une grande fille. Elle sait encaisser les coups, je suis sûre qu’elle va bien.

— J’espère. Dans tous les cas, elle doit me détester.

C’était peut-être égoïste de penser à ça, mais ça me tracassait plus que de savoir pourquoi Rivière avait énervé des sorciers.

Séléna a tiré sur son cigarillo, l’air songeur.

— Tu pourrais aller lui parler.

Merci, je n’y aurais pas pensé toute seule. Ce qui me turlupinait, c’était de devoir attendre, dans l’expectative. Je ne suis pas quelqu’un de patient. Mais j’ai fini par réaliser que Séléna ne me proposait pas de prendre mon mal en patience.

— Tu veux dire, maintenant ?

— Ouais. Elle ne devrait pas tarder à se lever pour aller bosser. Je peux t’accompagner, si tu veux. Faire office de médiatrice.

Je ne voyais pas trop en quoi sa présence était vraiment de nature à rendre la discussion plus sereine. J’ai tenté de lever un sourcil, mais le geste a, je ne sais pas trop pourquoi, surtout réussi à réveiller ma douleur à la joue. Je n’avais vraiment pas le talent de Carmen pour le haussement de sourcil.

— Je suis une très bonne médiatrice, a repris la vampire. J’ai pacifié des régions entières du monde.

Je lui ai jeté un regard accusateur. Contrairement au levé de sourcil, j’espérais que, ce coup-ci, la balafre sur ma gueule jouerait en ma faveur et me donnerait un air mauvais.

— Sérieusement, a-t-elle continué, je peux mettre en avant l’aspect syndical. Après tout, tu n’étais toi-même qu’exploitée par Rivière.

— Je ne suis pas sûre qu’elle voit les choses comme ça. J’étais, littéralement, du mauvais côté de la barricade.

La vampire a haussé les épaules.

— Tu sais, cette histoire de la barricade qui n’a que deux côtés ? Je pense que les choses sont un peu plus fluides quand les tables commencent à voler.

***

Ça ne me semblait clairement pas une bonne idée d’aller discuter avec Chloé maintenant, à six heures du mat’, alors qu’elle devait se préparer à partir au boulot, sans qu’elle ait eu le temps de laisser les choses redescendre un peu. Ça ne me semblait pas une bonne idée, mais, comme ma tendance du moment n’était visiblement pas à faire des choix intelligents, je me suis laissée convaincre par Séléna.

Elle a négocié avec le tenancier du bar (qui s’appelait Louis, et qui l’appelait « tata », mais je n’ai pas cherché à creuser leur relation plus que ça) pour emporter un pack de bières avec nous, et on a grimpé dans sa voiture.

Sur le siège passager, j’ai attaché ma ceinture pendant qu’elle mettait le contact.

— Tu es sûre que tu es en état de conduire ? ai-je demandé. Tu as un peu bu, non ?

— Ouais, mais ne t’en fais pas. L’alcool n’a pas d’effet sur nous, les vampires.

Elle m’avait démontré le contraire quelques jours plus tôt, mais j’ai préféré ne pas relever. De toute façon, ce n’était pas comme si je pouvais proposer de conduire à sa place, avec mon bras dans le plâtre. Quoique, vu que c’était une boîte de vitesse automatique, j’aurais peut-être pu tenter, mais avec les anti-douleurs qu’on m’avait filés à l’hosto, ça n’était pas mieux que si j’avais pris une cuite.

Alors qu’elle se mettait en route, roulant à une vitesse plus raisonnable que la dernière fois qu’on avait fait de la voiture ensemble, je regardais le ciel qui commençait doucement à s’éclaircir.

— Ce n’est pas un peu tard, pour aller rendre visite à quelqu’un ? Pour une vampire ?

Elle a haussé les épaules. Évidemment, son visage toujours à moitié cramé témoignait qu’elle ne craignait pas les coups de soleil.

— En vrai, avant dix ou onze heures, c’est douloureux mais pas dangereux.

— Est-ce que tu es masochiste ?

Il était temps que je lui pose ouvertement la question.

— Je ne sais pas. Il y a une connotation sexuelle avec ce mot. Disons plutôt que je considère que ce qui ne me tue pas me rend plus forte.

— Oh, génial. En plus de tout le reste, il faut que tu sois nietzschéenne.

Elle est restée silencieuse quelques secondes, puis a fini par me faire un sourire.

— Je croyais que ça venait de Rambo.

J’ai sorti une cigarette de mon sac et entrepris de l’allumer. Je commençais un peu à m’habituer à tout faire d’une seule main.

— Et si elle dort ? ai-je demandé.

— Avec des scies, on coupe du bois. Ou des cadavres, éventuellement. Enfin, ce que je veux dire, c’est, ne réfléchis pas trop à l’avance, ça ne sert à rien. C’est ma devise, dans la vie.

J’ai tiré sur ma cigarette en me demandant s’il s’agissait vraiment d’un bon conseil. Sans doute pas.

— J’avoue que j’ai du mal à comprendre pourquoi tu t’en fais tant pour ça, a-t-elle repris.

— Oh, c’est vrai. Pour une fois que je suis amoureuse d’une meuf, qu’est-ce que ça peut faire si elle me déteste et qu’elle ne veut plus jamais me revoir ?

— Oh, tu es amoureuse, maintenant ?

J’ai préféré ne pas répondre. Je ne savais pas vraiment où j’en étais, et je ne savais pas vraiment comment on était censée savoir si on était amoureuse ou pas.

Heureusement, Séléna était là pour m’aider :

— Tu connais cette nana depuis quelques jours. Tu ne t’es pas demandée si tout ça, ce n’était pas juste que tu te sentais obligée d’être amoureuse, parce que c’est le genre de conneries qu’on met dans la tête ?

— Va te faire foutre, ai-je répondu. Tout le monde n’a pas envie d’avoir une vie aussi triste que la tienne.

Je n’avais pas réfléchi avant de parler, et je me suis dit après que ça soit sorti que c’était peut-être un peu violent de balancer ça. Mais la vampire n’a pas eu l’air de mal le prendre.

— Comment tu as su où j’étais, au fait ? a-t-elle demandé. Tu n’es quand même pas venue dans ce bar par hasard ?

J’ai poussé un soupir. Est-ce qu’elle avait bu au point de ne pas se rappeler qu’elle m’avait envoyé un message ? Je n’aurais peut-être pas dû la laisser conduire. Au moins, le changement de sujet m’arrangeait.

— Tu me l’as dit dans ton texto.

— Quel texto ? Je n’ai même pas ton numéro.

Est-ce qu’elle se foutait de moi ? Je n’étais pas vraiment d’humeur à ce qu’on me fasse des blagues.

— Peut-être que quelqu’un s’est fait passer pour toi, ai-je raillé. En signant Séléna, et en utilisant le numéro de téléphone que tu m’avais laissé sur ta carte de visite.

— Lockheart, a dit la vampire.

J’ai tiré sur ma cigarette, n’ayant plus envie de rentrer dans son petit jeu.

— Je lui ai laissé mon téléphone hier, a-t-elle continué. Enfin, un d’entre eux. Je savais qu’elle s’en servait pour me localiser.

Je suis restée bouche bée quelques secondes en réalisant qu’elle ne se foutait pas de moi. Lockheart s’était faite passer pour elle pour que j’aille la rejoindre. Mais pourquoi ?

— Chiotte, ai-je dit.

— Je trouvais bien ça bizarre que tu fréquentes aussi ce bar.

— À quoi elle joue ? ai-je demandé.

Savoir qu’une flic avait organisé notre rencontre de ce soir n’avait pas l’air d’inquiéter Séléna outre mesure.

— Peut-être qu’elle se prend pour une agence matrimoniale ? a-t-elle suggéré. Je veux dire, si elle ne sait pas que Chloé et toi…

La policière était tout à fait au courant de ma relation avec Chloé, elle avait même fait exprès de me le montrer, la morue.

— Elle veut te foutre en taule, ai-je dit. Elle me trouve suspecte. Tu ne penses pas que si elle voulait qu’on se retrouve ensemble ce soir, c’est un peu gênant ?

Séléna a haussé les épaules.

— Je te l’ai dit, ça ne sert à rien de se poser des questions.

***

Séléna a garé sa Dodge au même endroit que la veille : sous le lampadaire de mon immeuble. Si on y avait prêté attention, on aurait peut-être remarqué la Citroën stationnée deux voitures plus loin, pile à mi-chemin entre deux réverbères, à l’emplacement où il faisait le plus sombre.

Cela dit, on n’aurait probablement rien vu d’anormal, il y avait après tout des voitures garées un peu partout dans la rue. Ce n’est qu’après coup qu’il est facile d’accorder de la signification à ce genre de détails.

La vampire punk et moi avons monté les deux étages qui nous séparaient de l’appartement de Chloé. Séléna s’apprêtait à sonner, mais je l’ai arrêtée. Je ne voyais pas de lumière sous la porte.

— Je crois qu’elle dort encore, ai-je dit.

— Mais non, a répondu Séléna sur un ton léger.

Elle a appuyé sur la sonnette. Chiotte. Maintenant, il n’y avait plus de retour en arrière possible.

— C’est une mauvaise idée, ai-je dit.

Séléna m’a jeté un regard désapprobateur, tandis que j’essayais de réajuster ma coiffure pour faire tomber mes cheveux de manière à camoufler la moitié de mon visage qui n’était pas présentable. J’ai entendu des bruits de pas, et j’ai pris une grande inspiration.

La porte s’est ouverte.

Chloé nous a regardées avec un air accusateur. Elle était pieds nus, avec un jean dont les bretelles pendaient à ses côtés et une chemise partiellement déboutonnée. Ses cheveux blonds étaient ébouriffés ; je n’aurais pas cru que des cheveux aussi courts pouvaient l’être, mais ils y parvenaient. J’ai trouvé que ça lui allait plutôt bien, mais je suis peut-être un peu biaisée.

Chloé a cligné des yeux, puis l’expression de son visage s’est adoucie.

— Oh. C’est vous.

J’ai ouvert la bouche, mais je n’ai rien trouvé à dire. Chloé a fait de même, et s’est également arrêtée lorsque ses yeux se sont fixés sur mon plâtre.

— Je suis venue faire de la médiation syndicale, a annoncé Séléna avec un grand sourire en voyant qu’aucune de nous deux n’arrivait à prendre la parole.

Chloé l’a regardée avec un air fatigué.

— Quoi ?

— Comme je suis syndicaliste, et que toi aussi, je me disais que je pouvais aider à régler les conflits entre vous deux.

Chloé a poussé un soupir.

— Je n’ai pas envie d’avoir cette discussion à six heures du matin. Tu n’es pas syndicaliste. La CGT, c’est un syndicat. Solidaires, c’est un syndicat. Tu es juste une énergumène qui a vaguement entendu parler de syndicalisme et a trouvé ça cool mais qui n’a même pas la moindre idée d’à quoi ressemble un boulot syndical.

J’ai regardé l’une, puis l’autre. Je ne m’étais pas attendue à ce que la discussion prenne ce tournant.

— D’accord, a admis Séléna en levant une main conciliatrice. Mais au nom de l’amitié punk-skinhead ?

— Peut-être si tu vas prendre une douche avant, a répliqué la skin.

Séléna nous a regardées toutes les deux, puis a fait un grand sourire et m’a tendu le pack de bières qu’elle avait à la main.

— D’accord, a-t-elle dit. Bonne idée. Je vais faire ça. Je vous laisse régler ça entre vous.

Elle m’a fait un clin d’œil, et est passée à côté de Chloé pour se diriger vers la salle de bains. Je suis restée médusée. C’était ça, qu’elle appelait faire de la médiation ?

— Tu veux rentrer ? a demandé Chloé.

Chapitre 3
Les promesses n’engagent que celles qui y croient

L’appartement de Chloé était similaire au mien : une petite entrée, qui menait sur un placard d’un côté et sur la salle de bains de l’autre. Je me suis demandé comment elle avait pu se tromper de porte, plus tôt dans l’après-midi. Dieu, ça me semblait si loin, maintenant.

La skinhead a allumé la lumière du salon et a remis ses bretelles pendant que je fermais la porte de l’appartement. Dans la salle de bains, j’ai entendu l’eau commencer à couler. Séléna allait vraiment prendre une douche maintenant ?

J’ai suivi Chloé dans le salon, et j’ai examiné un peu l’endroit tandis qu’elle s’asseyait sur le canapé. Là encore, la configuration était similaire à la mienne : la pièce donnait vers la cuisine, et il y avait une grande fenêtre par laquelle on pouvait voir la rue où on avait garé la voiture. Son appartement à elle était mieux aménagé que le mien, cela dit. Pour commencer, il y avait plus de meubles, des étagères pleines de livres, de CDs et de DVDs, et même des vinyles et des cassettes vidéo. La décoration sur les murs correspondait à ce que je pouvais attendre d’une skinhead anarchiste : des affiches militantes et de groupes de musique. Il y avait tout de même une incongruité : l’étui à violon qui traînait au sommet d’une étagère. Je me serais plutôt attendue à une basse ou une guitare électrique.

J’ai décidé que ce n’était pas le bon moment pour parler de ça, et je me suis assise sur une chaise en face du canapé, en posant le pack de bières sur la table basse entre nous deux. Je sentais un peu trop de tension pour oser m’asseoir tout de suite à côté d’elle.

Chloé s’est pincé la lèvre. Je sentais qu’elle voulait dire quelque chose qui n’était pas facile à dire. Quelque chose que je n’allais probablement pas apprécier.

— Je suis désolée, ai-je dit préventivement.

Elle m’a jeté un drôle de regard. Elle semblait vraiment fatiguée.

— Quoi ? a-t-elle demandé.

J’étais presque sûre que ce n’était pas parce qu’elle n’avait pas entendu. Est-ce que ce n’était pas assez ?

— Je sais que c’est facile à dire, ai-je repris. Et que ça ne change rien. Mais je…

Chloé a levé la main pour me faire signe de me taire. Ce n’était pas bon signe.

— Tu es désolée ?

— Oui.

Je ne voyais pas quoi dire d’autre.

— Tu as le bras cassé, a-t-elle constaté. Et ton visage… Nom de Dieu, tu aurais pu mourir ! Et je te jure, Jessie, je te jure, qu’on n’avait rien à voir là-dedans.

Je l’ai regardée, surprise. Est-ce qu’elle croyait que je croyais qu’elle était impliquée dans l’attaque contre Rivière ?

— Pas directement, en tout cas, a-t-elle repris. Mais ces connards ont sans doute profité de notre « diversion ». Et c’est toi qui devrais être désolée ?

J’ai réalisé que si elle était aussi mal à l’aise, ce n’était pas parce qu’elle m’en voulait, mais parce qu’elle s’en voulait, à elle. Il n’y avait pourtant pas de quoi. Elle ne pouvait pas savoir.

— Dans tous les cas, ai-je dit, je te promets que c’est la dernière fois que je bossais pour Rivière. Ou sur ce genre de boulot. Promis, à partir de maintenant, plus d’histoire de faire les gros bras pour des patrons, plus de baston, plus de cinglé pour nous tirer dessus.

Chloé m’a fait un petit sourire. Elle n’avait pas l’air très convaincue. Mon regard est un peu descendu vers sa poitrine, et sa chemise qui n’était pas boutonnée jusqu’en haut. J’ai failli avoir le réflexe de relever les yeux, mais j’ai réalisé que ce n’était pas juste mes pulsions libidineuses qui avaient guidé mon regard.

Il y avait un petit point rouge sur sa peau.

Je me suis levée d’un bond, et je lui ai sauté dessus. Elle a eu un bref regard d’incompréhension, puis j’ai atterri de tout mon poids sur son ventre. J’ai senti un pic de douleur lorsque mon bras cassé a percuté le dossier du canapé, puis j’ai eu un léger sentiment de vertige. Celui-ci n’était pas dû à la douleur, mais au fait que le canapé basculait en arrière.

J’ai roulé au sol au-dessus de Chloé, et je me suis retrouvée allongée par terre, sur le dos, à côté du mur. J’ai vu des morceaux de plâtre voler, et j’ai entendu un bruit de verre brisé et une forte détonation, je ne sais pas trop dans quel ordre.

J’ai senti Chloé m’attraper par mon bras valide et me tirer brusquement en arrière, et j’ai poussé un cri de douleur. Je n’avais pas besoin de me faire déboîter une épaule en plus du reste. J’ai néanmoins compris l’intérêt de son geste en entendant de nouvelles détonations et en voyant des morceaux de plâtre voltiger derrière le canapé. Visiblement, celui-ci n’était pas une bonne protection contre les balles.

Chloé m’a tirée jusqu’à derrière un bureau. Au vu de la taille des trous dans le mur, j’espérais que c’était du bois massif. En tout cas, il y a eu une accalmie dans les coups de feu.

— Tu vas bien ? a demandé Chloé.

J’ai mis un peu de temps avant de répondre. D’abord parce qu’il me fallait le temps de déchiffrer ce qu’elle me disait, à cause du sifflement dans mes oreilles ; puis celui d’évaluer si j’allais bien. J’avais toujours mal à mon bras gauche, et à l’épaule droite, mais ce n’était rien de sérieux.

— Oui, ai-je répondu. Toi ?

— Oui. Tu sais, le genre de promesses que tu viens de faire ?

Je l’ai regardée sans comprendre.

— À l’avenir, a-t-elle dit, évite.

***

— Chloé ? a demandé Séléna. Tu n’aurais pas un flingue, quelque part ?

La voix venait de la salle de bains. La vampire avait posé la question d’un ton calme, nonchalant, comme si elle avait demandé où se trouvait le sèche-cheveux.

— Non, a répondu Chloé.

Elle a hésité quelques instants, puis a ajouté :

— Il y a des fumigènes dans le placard. En face de la salle de bains.

La configuration de nos appartements était vraiment similaire. Toutes les deux, on rangeait même nos jouets au même endroit. J’ai entendu des bruits provenant du placard, puis à nouveau la voix de Séléna, toujours aussi calme :

— Nickel. Je vais lancer les fumis. Vous attendez un peu qu’ils fassent effet, et vous venez vers moi. À quatre pattes, mais sans traîner, d’accord ?

— D’accord, ai-je répondu.

J’ai entendu le bruit du fumigène qui s’allumait, puis j’en ai vu un apparaître brièvement dans mon champ de vision, puis un deuxième. De là où on était, derrière le bureau, on ne pouvait pas voir grand-chose, à part le canapé renversé et les trous dans le mur. De ce point de vue, les choses ne se sont pas arrangées lorsque la pièce a commencé à se remplir de fumée blanche et rouge.

— Allez-y, a dit Séléna.

Chloé m’a poussée pour que je passe devant. Je me suis dit que ce n’était pas le moment de se disputer et de lui expliquer que ce n’était pas parce que j’étais plus féminine qu’elle qu’il fallait qu’elle me fasse de la galanterie. Je me suis redressée et j’ai fait le chemin qui me séparait de la porte d’entrée en courant, baissée autant que possible. Séléna avait dit d’y aller à quatre pattes, mais je ne voyais pas trop comment faire avec un bras cassé.

Dans l’entrée, Séléna a posé sa main sur mon épaule et m’a guidée hors de l’appartement, vers la cage d’escalier. Mes yeux piquaient à cause de la fumée, mais je me suis tout de même retournée pour voir si Chloé suivait. Heureusement, elle est apparue quelques secondes plus tard, accompagnée de Séléna, qui a fermé la porte.

La vampire était entièrement nue, et mouillée. Les coups de feu l’avaient interrompue au milieu de sa douche. Elle avait aussi un gros marteau à la main ; je ne sais pas où elle l’avait récupéré ni ce qu’elle comptait en faire.

— D’accord, a-t-elle dit sur un ton calme. Je vois deux possibilités. Option un, la plus favorable, tireur isolé. Probablement en train de déguerpir maintenant que les coups de feu ont attiré l’attention.

Je l’ai regardée, perplexe. C’était vraiment bizarre de voir une punk à poil donner un cours de stratégie militaire.

— Option deux, il y a une deuxième équipe qui est en train de grimper les escaliers pour venir finir le boulot. Je n’y crois pas trop mais, au cas où, j’aimerais que vous montiez pendant que je reste ici.

— Tu es à poil, ai-je constaté.

Séléna a baissé les yeux vers son marteau.

— Oui. Vu l’attention que me portent les flics, je préférais éviter de me balader avec un flingue. Sans doute une erreur.

Je l’ai regardée sans comprendre, puis j’ai vu un éclair de compréhension passer sur son visage.

— Oh, a-t-elle dit. Tu veux dire, littéralement. Sérieusement, montez. Je vous rejoins après.

Chloé m’a tirée par le bras vers les escaliers, mais on s’est arrêtées toutes les deux en entendant de nouvelles détonations. Sans être experte en armes à feu, je réalisais bien que ce n’était pas tout à fait le même bruit que ce qu’on avait entendu dans le salon. Par ailleurs, les détonations m’avaient l’air de venir d’en bas de l’immeuble, mais c’était peut-être d’avoir changé de pièce qui donnait cette impression.

— Montez, a ordonné Séléna.

Avec Chloé, on est montées à l’étage du dessus au pas de course. Vu que c’était le palier où il y avait mon appartement, je me suis dit qu’on pouvait tout aussi bien rentrer dans celui-ci. J’ai été contente de voir que je n’avais pas perdu mon sac en bandoulière en sautant au-dessus du canapé, et j’ai pu sortir la clé de celui-ci.

— Tu crois que c’est une bonne idée ? a demandé Chloé. S’il y a toujours le tireur dans l’immeuble d’en face…

Je savais que j’avais souvent de mauvaises idées, mais je ne comptais pas non plus m’installer dans le canapé en face de la fenêtre.

— On va dans la salle de bains, ai-je dit en ouvrant la porte. Personne ne nous verra, et on peut refermer la porte de l’appart’.

Je n’étais pas sûre que cela apporterait une grande protection en cas de tueurs déterminés, mais ça me semblait toujours mieux que de continuer à monter les étages ou à rester sur un des paliers. Chloé a hoché la tête en signe d’approbation et m’a suivie dans l’appartement.

Avant de rentrer dans la salle de bains, j’ai ouvert le placard en face et ai fouillé dans ma boîte à jouets. J’en ai sorti le tonfa, et j’ai rejoint Chloé. Elle me regardait avec un drôle de sourire sur le visage.

— Quoi ? ai-je demandé.

— Rien. C’est juste que tu es… impressionnante.

— Ah ?

— Tu crois que je peux t’embrasser, ou ce n’est pas le moment ?

Je ne m’étais pas attendue à ça.

— Si mon nouveau visage ne te dégoûte pas trop, ai-je répondu.

Vu l’empressement qu’elle a eu à coller ses lèvres contre les miennes, j’en ai conclu que ce n’était pas le cas.

Chapitre 4
All cats are beautiful

Quelques minutes sont passées, qui m’ont semblé une éternité. Il n’y a pas eu de nouveaux coups de feu, et l’appartement n’était pas assez mal insonorisé pour que je puisse entendre des éventuels bruits de pas dans la cage d’escalier. D’ordinaire, je ne m’en plaignais pas.

J’ai fini par poser le tonfa sur le lavabo et par me sortir une cigarette. Chloé m’a jeté un regard interrogateur, et j’ai compris qu’elle en voulait une aussi. On faisait de vrais progrès, niveau communication non verbale.

— Tu crois que c’est fini ? a-t-elle demandé alors que j’allumais ma clope.

— Je ne sais pas, ai-je répondu en lui tendant le briquet. C’est la première fois que je me fais tirer dessus par un sniper.

Elle m’a fait un petit sourire.

— On ne dirait pas.

Je l’ai regardée, un peu surprise par son attitude. Au vu de nos discussions précédentes, j’aurais pensé qu’elle prendrait plus mal d’être prise pour cible par un tireur d’élite. Je lui ai fait remarquer. Elle a haussé les épaules d’un air négligent.

— Je suppose que c’est l’adrénaline, a-t-elle dit. Je ne dois pas être dans mon état normal.

Quelqu’un a frappé à la porte de l’appartement. Je me suis raidie, et j’ai tendu la main vers le tonfa. Heureusement, c’est la voix de Séléna que j’ai entendue :

— C’est moi, a-t-elle annoncé. C’est fini. Vous êtes là ?

Chloé, qui était plus près de l’entrée que moi, est allée lui ouvrir. Depuis la dernière fois qu’on s’était vues, Séléna avait enfilé un pantalon et un tee-shirt, même si elle avait encore ses rangers et son blouson à la main.

— Bonne nouvelle, a-t-elle annoncé en entrant, le tueur est parti.

Vu la façon dont elle disait les choses, j’ai senti que la bonne nouvelle ne venait pas seule. Je ne me trompais pas.

— Mauvaise nouvelle, a-t-elle continué, Lockheart est ici, elle veut vous parler, et elle a l’air encore plus désagréable que d’habitude. Peut-être parce qu’elle s’est pris une balle. Ça a tendance à en irriter certains.

— Qui c’est, Lockheart ? a demandé Chloé.

— La flic qui m’a dans le pif, a répondu Séléna. Pour l’instant, elle est dans ton appart’, à regarder à quoi ça ressemble.

— Tu as laissé rentrer une flic chez moi ?

— Je ne suis pas très calée juridiquement, mais je crois qu’ils en ont le droit quand c’est devenu une scène de crime. Oh, et autre mauvaise nouvelle. Pas une seule bière n’a survécu à la fusillade.

J’ai essayé de trier toutes ces informations. Que faisait Lockheart ici ? Est-ce qu’elle m’avait suivie depuis l’hôpital ? Pourquoi m’avait-elle envoyé un texto en se faisant passer pour Séléna ? Est-ce qu’elle allait me considérer suspecte ? Ou est-ce qu’elle allait à nouveau s’en prendre à Séléna ou, pire, à Chloé ?

Je n’avais pas de réponses à toutes ces questions, mais j’avais au moins une solution à la deuxième mauvaise nouvelle que venait de rapporter la vampire.

— Il me reste quelques canettes au frigo, ai-je annoncé.

***

Lorsque Lockheart est rentrée chez moi, on était installées toutes les trois sur mon canapé, en train de siroter une bière. La policière nous a regardées, un grand sourire aux lèvres.

— Je suis vraiment désolée, a-t-elle dit, je vois bien que vous êtes toutes traumatisées par ce qui vient de se passer, mais j’aurais tout de même quelques questions à vous poser.

Elle ne portait plus sa veste tailleur habituelle, et avait à la place un pansement imbibé de sang sur le bras. Vu la gueule du machin, elle avait dû se le mettre elle-même.

— Je n’ai rien à déclarer, s’est empressée d’annoncer Chloé.

— Parfait, a dit Lockheart. Je comptais déjà faire un récapitulatif des faits.

Elle a pris une inspiration. Je voyais bien qu’elle appréciait la situation.

— D’abord, un groupe de loups-garous vient perturber la rencontre entre Rivière et Armstrong. Groupe dont vous, Chloé, faites partie.

— Je n’ai rien à déclarer.

— Ce n’était pas une question. Ensuite, un autre loup-garou, accompagné d’un sorcier pour rendre les choses plus intéressantes, essaie de buter Rivière. Une nouvelle fois, mais laissons la première tentative pour un autre moment. Bref, ils tombent sur un os. Je veux dire, sur vous, Jessica.

— Si c’est une blague par rapport à mon bras cassé, elle est de mauvais goût.

— Désolée. Ensuite, vous partez rejoindre Séléna.

— Grâce à vous, ai-je répliqué.

Lockheart m’a fait un grand sourire.

— Effectivement. Là, vous faites je ne sais quoi, puis vous venez ici, pour rejoindre Chloé. Mais la discussion prend court à cause d’un type qui vous canarde depuis l’immeuble d’en face.

J’ai poussé un soupir. Je commençais à être fatiguée, et je sentais que le monologue de la policière était parti pour s’éterniser.

— Vous comptez nous dire des choses qu’on ne sait pas déjà ? ai-je demandé.

— Oh, j’y viens. Le tireur utilise des balles à gros calibre. J’attends les résultats de la balistique, mais à vue de nez, je dirais du .50. La même munition que Séléna est réputée avoir utilisée pour un certain nombre de ses exécutions. Vous diriez que c’est une arme facile à trouver, Séléna ?

La vampire a haussé les épaules.

— Je sais pas. Ça dépend des contacts que vous avez. Pas autant que du 9 mm ou du long rifle, c’est sûr.

Chloé lui a jeté un regard courroucé.

— On ne t’a jamais dit d’éviter de répondre à la police ?

— Quoi ? a demandé Séléna. Je suis soupçonnée d’avoir été dans l’immeuble d’en face pendant que j’étais dans la salle de bains ?

Lockheart a hoché la tête.

— Je suppose que c’était ce que j’étais censée croire, oui. Et que vous n’étiez pas censée être là. Si vous pouviez me dire ce qui s’est passé dans l’appartement du dessous…

Elle s’était tournée vers moi. Clairement, elle n’espérait pas que Chloé réponde. Je lui ai raconté brièvement ce qui s’était passé : le point rouge que j’avais vu, comment on s’était planquées derrière le canapé, puis le bureau, et le lancer de fumigènes. La skinhead faisait un peu la tête pendant que je parlais, mais elle ne m’a pas non plus dit de me taire. Je ne comprenais pas trop sa rigidité sur le fait de ne pas parler à Lockheart. Je ne voyais pas bien ce qui pouvait nous incriminer là-dedans.

Une fois que j’ai eu terminé, la policière a hoché la tête, puis s’est tournée vers Séléna.

— Vous en pensez quoi ? a-t-elle demandé.

— Quoi ?

— J’essaie de rendre ça plus participatif. Et vous êtes clairement une experte du domaine.

La vampire a poussé un soupir, mais s’est pliée au jeu.

— C’était crétin d’utiliser un laser. Ça sert juste à se faire repérer. Si t’as vraiment besoin de ça, prends un infrarouge et des lunettes, que les autres ne le voient pas. Et si son plan était de me faire porter le chapeau, il aurait dû me voir rentrer dans l’immeuble et comprendre que ça n’allait pas marcher. Il avait peut-être un gros flingue, mais il n’était pas très doué.

Elle a fait un sourire carnassier à la policière.

— Moi, par exemple, je ne vous aurais pas atteint au bras.

— On est obligées de se fader cette discussion ? a demandé Chloé. Je veux dire, on n’est pas en état d’arrestation, si ?

Lockheart a perdu son sourire.

— Vous voulez l’être ? a-t-elle demandé. J’ai amplement de quoi vous arrêter toutes les trois. Si on a cette discussion ici et pas au commissariat, c’est juste parce que je suis quelqu’un de gentil.

Je lui ai jeté un regard dubitatif.

— Sauf quand je suis contrariée, a-t-elle admis. Et je suis souvent contrariée.

Elle s’est tournée vers Séléna.

— Par exemple, a-t-elle repris, quand j’arrête un trafiquant d’armes en suivant une certaine personne, et que je me fais ensuite pourrir par le commissaire Rochard parce que ce trafiquant était son putain d’indic. Rochard qui, il se trouve, est mon putain de supérieur.

— Hey ! a protesté la vampire. Je n’y suis pour rien, moi. Je savais que c’était un indic, pas à qui il était.

— Toujours est-il que ça me contrarie.

— Vous pensez que c’était moi qu’on visait ? ai-je demandé, espérant faire oublier sa contrariété à la policière. À l’hôpital, vous m’aviez dit que j’avais peut-être énervé certaines personnes.

— J’aimais bien cette théorie, a admis Lockheart. Seulement, ce n’est pas sur votre poitrine que vous avez vu un pointeur laser.

Chloé m’a jeté un regard noir. J’imagine que c’est pour ça qu’il ne faut rien dire aux flics. On ne sait jamais ce qui pourra être incriminant. Ma langue n’a cependant pas eu cette réflexion sur le moment, et je me suis entendue demander :

— Vous pensez que Chloé était visée ? Pourquoi ? Qui ? Armstrong ?

Lockheart s’est tournée vers la skinhead.

— J’espérais que vous pourriez apporter un peu de lumière sur ce point. Mais je suppose que vous n’avez rien à déclarer ?

— Non, a répondu Chloé.

Lockheart a haussé les épaules.

— Bah, tant pis. Ce que j’aime bien dans ce boulot, c’est résoudre des mystères, et c’est plus amusant quand ce n’est pas trop facile. Il n’y a rien de plus frustrant qu’une scène de meurtre pleine de sang, des indices qui pointent dans des sens différents, et un coupable qui ruine tout le puzzle en avouant tout de suite.

Chapitre 5
La route parano

Lockheart n’a pas cherché à nous cuisiner plus longtemps. Elle a, sans conviction, proposé de nous placer sous protection policière, et n’a pas paru surprise lorsqu’on a refusé.

Ensuite, elle nous a filé, à chacune, sa carte.

— Essayez de ne pas vous faire tuer. Et s’il vous prend l’idée de me raconter quelque chose…

— J’ai des tas d’anecdotes croustillantes, a dit Séléna. Peut-être que, si je suis bourrée, je vous appellerai. Mais j’imagine que vous devez déjà être bien occupée. Je vous ai pratiquement livré Serge Armand, l’interroger doit déjà vous prendre du temps.

Chloé a jeté un regard mauvais à la vampire. Elle n’avait visiblement pas très envie que celle-ci commence à titiller Lockheart, et aurait sans doute préféré partir tout de suite.

La policière a haussé les épaules.

— Nous avons dû le laisser partir.

Séléna a feint la surprise.

— Oh, vraiment ? a-t-elle minaudé. Vous aviez pourtant l’air de vouloir tellement retrouver l’assassin de cette gamine.

Lockheart lui a jeté un regard froid.

— Je compte bien trouver les responsables.

Séléna a arboré un petit sourire.

— Vous ne pensez plus que c’est moi ?

— Ce n’est plus la théorie que je privilégie.

— On peut y aller ? est intervenue Chloé. Ou vous comptez discuter toute la journée ?

— Non, a dit Lockheart. Grâce à vous, j’ai encore du pain sur la planche.

***

— Quelle trouduc, ai-je dit une fois les portes de l’ascenseur refermées.

— Ouais, a approuvé Chloé.

— Je suis désolée, j’ai peut-être dit des choses que je n’aurais pas dû dire. Je n’ai pas fait attention.

La skinhead a haussé les épaules.

— Je ne pense pas que ce soit très grave. Après tout, on n’y est pour rien, si ?

— Je crois que je l’aime bien, a commenté Séléna. Elle ferait une bonne ennemie. J’espère qu’elle va finir par essayer de me tuer.

Chloé et moi, on s’est échangé un regard. Elle semblait aussi navrée que moi. Heureusement, les portes de l’ascenseur se sont ouvertes, mettant fin à la conversation.

— Chiotte, a grommelé Séléna en se protégeant le visage avec son bras.

Chez moi, j’avais fermé mes stores, à la fois pour la protéger du soleil levant et pour empêcher un sniper de nous viser trop facilement. En bas, les baies vitrées laissaient passer toute la lumière du jour. Visiblement, il était parti pour faire beau, aujourd’hui. Et entre la fusillade et la discussion avec la flic, il ne faisait maintenant plus du tout nuit.

— Je vais te laisser conduire, a-t-elle dit en passant la clé de voiture à Chloé.

— On va où ? a demandé celle-ci, sans presser le pas.

Voir le visage de la vampire dégager des volutes de fumée semblait l’amuser. Moi, ça me mettait un peu mal à l’aise.

— Chez Ezi, a répondu Séléna.

— La route rapide, ou la route parano ?

— La route parano, a répondu la vampire sur le ton de l’évidence.

Je n’ai même pas essayé de poser de question. J’étais trop fatiguée pour ça, et je finirais bien par voir où on arriverait.

Séléna est montée sur la banquette arrière pendant que Chloé prenait le volant. Assez logiquement, vu les possibilités qu’il me restait, je suis montée à l’avant côté passager, en prenant un peu plus de temps que mes deux comparses à cause de mon bras cassé.

— Il faut voir le bon côté des choses, a remarqué la vampire. Au moins, il fait beau.

Tandis que Chloé faisait démarrer la voiture, j’ai tourné la tête vers Séléna. Elle avait mis son blouson au-dessus de sa tête, ce qui lui donnait l’air ridicule mais la protégeait un peu de la lumière du jour. Malgré ça, son visage n’était pas beau à voir : il fumait encore un peu, et il y avait du sang qui perlait.

— On aurait pu rester chez moi, ai-je dit.

— Ouais, a raillé la vampire. Clairement, les tueurs n’auraient jamais pensé à y retourner.

Elle n’avait pas tort. Il était sans doute préférable qu’on aille se planquer ailleurs. Où, je finirais bien par le découvrir.

— Tu n’as jamais pensé à mettre de la crème solaire ? a demandé Chloé. Peut-être que ça protégerait.

— Est-ce que ça te protège si tu mets ta tête dans un four à micro-ondes ?

Elle n’a pas répondu. Moi non plus. Je n’y connaissais rien dans ce domaine. Je n’avais, après tout, jamais eu le moindre coup de soleil. Et mon micro-ondes ne fonctionnait que si la porte était fermée, je n’avais donc jamais pu essayer de mettre ma tête dedans pour voir ce que ça faisait. Je me suis demandé ce que ça aurait donné.

***

On n’a pas beaucoup parlé, pendant le trajet. Séléna se cachait sous son blouson tandis que je somnolais. Les différents événements de la nuit commençaient à se faire sentir et, malgré le risque de récidive d’un sniper, je serais bien restée chez moi, dans mon lit.

À côté, Chloé conduisait en râlant occasionnellement sur les choix musicaux de Séléna.

J’ai réalisé que je m’étais endormie lorsque l’arrêt de la voiture m’a réveillée. J’ai regardé autour de moi pour essayer de voir où on était. On avait dû sortir un peu de la ville, car il y avait surtout des petites maisons autour de nous. La plus proche avait tous ses volets fermés, un jardin qui ne ressemblait à rien et présentait un état de délabrement avancé. Est-ce qu’on était revenues au plan « chercher un squat » ? Si c’était le cas, j’allais vraiment regretter mon lit.

Séléna est sortie de la voiture et s’est précipitée vers la porte d’entrée. Quant à moi, j’ai fait preuve de moins d’empressement. Chloé l’a remarqué et a posé sa main sur mon épaule.

— Ça va ? a-t-elle demandé.

— Ouais, ai-je répondu. Je voudrais juste un lit confortable et douillet.

Elle m’a fait un petit sourire.

— Je ne serais pas contre non plus.

On a fini par sortir de la voiture, et par rejoindre Séléna à l’intérieur de la baraque. Il faisait sombre : visiblement, il n’y avait pas de courant. J’y voyais tout de même suffisamment clair pour trouver l’endroit peu accueillant.

Séléna a placé sa main près de son oreille, mimant un téléphone. Chloé a compris ce qu’elle demandait, et a sorti son portable de son sac. Elle en a retiré la batterie. Je l’ai regardée faire, un peu perplexe.

— Sérieusement ? ai-je demandé.

— C’est la route parano, a expliqué Chloé.

Tout cela n’avait aucun sens, mais j’étais trop fatiguée pour poser des questions, alors j’ai fait pareil avec le mien.

— C’est quoi, le plan ? ai-je demandé. Dormir par terre sur du carrelage froid et crade ?

— Non, a répondu Séléna. On va à la cave.

Elle s’est dirigée vers une porte et l’a ouverte dans un grincement. J’ai hésité à protester, mais je me suis dit que je n’avais qu’à suivre bêtement et voir où tout cela nous mènerait.

— Ne t’en fais pas, a dit Chloé en voyant mon air peu convaincu. On ne va pas dormir là.

On a descendu les escaliers, et on est arrivées dans une pièce pleine de bordel. De vieilles étagères vermoulues, des livres trempés d’humidité, des fringues moisies. J’ai vu quelque chose bouger par terre, et je me suis retenue pour ne pas pousser un cri.

— Oh, génial, ai-je râlé. En plus, il y a des souris.

— Une souris ? a demandé Séléna sur un ton beaucoup trop enthousiaste. Où ça ?

— Tu n’aurais jamais dû dire ça, a soupiré Chloé.

La vampire s’était arrêtée, et scrutait la pièce pour chercher le rongeur. Celui-ci avait cependant disparu derrière un meuble, ou dans un trou du mur.

— Séléna, a dit Chloé, on a eu une journée suffisamment merdique pour ne pas avoir envie de te voir bouffer une souris. Sérieusement.

La vampire a haussé les épaules et, l’air déçue, s’est dirigée vers une étagère au fond de la pièce. Elle a commencé à la tirer pour la faire pivoter, pendant que je demandais à voix basse à Chloé :

— Elle mange vraiment des souris ?

— Oui.

— Genre, elle boit leur sang ? Ou elle les mange vraiment ?

— Tu ne veux pas savoir.

Séléna avait fini de tirer l’étagère, révélant un trou dans le mur de la taille d’un être humain. D’accord, maintenant il y avait des passages secrets. Au moins, ça éveillait ma curiosité de manière moins dérangeante que le régime alimentaire de la vampire.

On est passées par le trou et on est arrivées dans une pièce similaire à la précédente, quoique moins bordélique. Séléna a de nouveau tiré l’étagère. De ce côté-ci, elle ne permettait pourtant pas de masquer le trou.

On a ensuite remonté d’autres escaliers, et on est arrivées dans une autre maison. Celle-ci était en meilleur état que la première. Je me suis demandé si c’était qu’on allait enfin pouvoir dormir, mais ça aurait été trop simple.

Séléna a remis le blouson sur sa tête et est sortie de la maison, rapidement suivie par Chloé. Je les ai imitées. Tout ce trafic nous avait permis de déboucher dans la rue de derrière. J’imagine que l’objectif était de semer des éventuels policiers qui nous auraient suivies, mais je ne pouvais pas m’empêcher de trouver ça un poil too much.

Chloé et Séléna sont montées dans une deux chevaux vert pâle. Comme précédemment, la skinhead a pris le volant et la vampire est montée à l’arrière. J’ai donc rabattu le siège et me suis installée côté passager.

— Il y a un changement de standing, niveau voiture, ai-je constaté.

— Oui, a admis Séléna. Celle-ci a un toit ouvrant, c’est la classe, non ?

***

Le trajet dans la deudeuche a été plus court, ce qui m’arrangeait un peu, parce que je n’avais vraiment pas beaucoup de place pour mes jambes. Cette fois-ci, plutôt que de somnoler, j’ai fumé une cigarette en regardant les rues défiler.

Le quartier était plutôt plaisant : résidentiel, des petites maisons avec des jardins. Ça changeait des immeubles du centre-ville. En plus, il faisait beau, la mâtinée aurait pu être agréable sans un bras dans le plâtre et une vampire à l’arrière en train de cramer.

Malgré la fatigue, certaines questions me tournaient dans la tête. Chloé connaissait le plan pour changer de voiture en passant dans deux maisons vides adjacentes, ce qui voulait dire qu’elle avait déjà fait ce trajet. Elle connaissait visiblement mieux Séléna que ce qu’elle avait laissé paraître. Et sa réaction après qu’on ait tenté de nous descendre ne collait pas tout à fait avec le discours qu’elle m’avait servi lorsqu’on avait mangé ensemble la veille.

Il faudrait peut-être qu’on discute, à un moment. Mais, pour l’instant, j’étais trop soulagée qu’elle ne me déteste pas. J’aurais voulu poser ma main gauche sur sa main droite, qui tenait le levier de vitesse. Malheureusement, le plâtre m’en empêchait. Il n’avait pas fini de me soûler.

Chapitre 6
Ezili

Chloé a garé la deux chevaux devant une petite maison d’un autre quartier résidentiel. Heureusement, elle avait l’air en meilleur état que celle qu’on avait traversée pour changer de voiture.

Je suis descendue, puis j’ai relevé le siège pour permettre à Séléna de sortir à son tour. Sans dire un mot, elle s’est précipitée vers la maison, sans doute pour s’abriter du soleil. J’ai haussé les épaules et ai fermé la portière.

— Est-ce que je dois m’attendre à d’autres bizarreries ? ai-je demandé à Chloé alors qu’on se dirigeait vers la porte.

— Ça dépend ce que tu appelles « bizarreries ».

Je n’ai pas insisté pour avoir une vraie réponse. De toute façon, j’allais vite le voir.

Lorsqu’on est entrées, la première chose que j’ai remarquée, c’est la voix de Thierry Beccaro, puis la série de bips caractéristiques d’une tentative de deviner un mot à Motus. Je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à de longues mâtinées passées avec ma grand-mère quand j’étais gosse.

Chloé a refermé la porte derrière moi, et je me suis avancée vers le salon. Séléna aidait une vieille femme aux cheveux blancs à se relever du canapé, poussant au passage un chat noir de ses genoux.

Même si on était en ville, l’habitation me faisait penser à une maison de campagne. L’impression venait peut-être du carrelage en terre cuite au sol, ou de l’escalier en bois rustique qui menait à l’étage. Ou peut-être du corbeau qui me fixait, posé sur la rampe de l’escalier.

— Je vois que tu m’as ramené des invitées, a commenté la vieille dame.

Séléna l’avait prise par la main et la guidait vers nous. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi, puis j’ai vu les yeux trop blancs. Elle était aveugle. Je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir un sentiment d’admiration. J’étais déjà nulle à Motus, mais j’aurais été bien incapable d’essayer de trouver les mots sans voir les lettres s’afficher, juste avec le son.

— Ezi, a dit Séléna, je te présente Jessica. Jessie, Ezili.

La vieille femme m’a « regardée » un moment avec ses yeux aveugles, puis m’a fait un petit sourire.

— Oh, elle est encore plus grande que toi.

Je suis restée décontenancée, pas tant parce que la remarque sur ma taille me mettait mal à l’aise que parce que je me demandais comment elle avait bien pu le voir. Elle avait l’air d’une humaine ordinaire, mais, comme me l’avait fait remarquer Séléna plus tôt dans la soirée, ça ne voulait pas dire que ce n’était pas une sorcière. Ça aurait expliqué le corbeau.

— Nom de Dieu, a soupiré Chloé, tu fais toujours le coup de jouer à l’aveugle capable de voir quand même ?

Ezili a tourné la tête dans sa direction.

— C’est juste que j’adore voir la tête que les gens font. Chloé, ça fait un bail.

— Ouais, a admis la skinhead.

Elle s’est approchée d’elle et a pris la vieille dame dans ses bras. Pendant ce temps, Séléna s’est approchée de moi et, voyant sans doute que j’étais toujours perplexe, m’a murmuré :

— Je lui ai parlé de toi, a-t-elle expliqué.

— Maman ! a protesté Ezili. Tu gâches tout le côté mystérieux.

Maman ? J’allais de surprise en surprise. D’accord, les deux femmes avaient peut-être une certaine ressemblance physique (cela aurait été plus facile à dire si j’avais déjà eu l’occasion de voir le visage de Séléna sans brûlure), mais, traitez-moi de réactionnaire, pour moi une mère est plus âgée que sa fille. Sauf qu’évidemment, Séléna n’était pas vraiment plus jeune qu’Ezili. Elle avait juste l’air plus jeune.

J’ai regardé Séléna pour lui exprimer ma surprise, mais celle-ci avait tourné la tête vers la télévision.

— Qu’est-ce qui vous emmène ici ? a demandé Ezili. J’imagine que ce n’est pas une simple visite de courtoisie ?

— C’est une longue histoire, a dit Séléna. Autant la raconter devant un bon chocolat chaud.

***

C’est surtout Séléna et Chloé qui ont raconté ce qui s’était passé. Moi, j’étais trop assommée par la fatigue et le côté surréaliste de la scène. J’étais assise sur un canapé, entre un chat et mon amante louve-garou. Sur les fauteuils à côté de moi, une vampire buvait un chocolat chaud à côté de sa fille plus vieille qu’elle. Le tout avec Motus en fond sonore, et un corbeau qui s’était posé sur la télévision.

J’étais habituée à fréquenter le monde surnaturel mais, là, c’était un peu beaucoup pour moi.

Malgré l’étrangeté de la scène, je n’ai pas pu m’empêcher de réfréner un bâillement. Ezili s’est tournée vers moi et m’a fait un petit sourire.

— Je suis désolée, a-t-elle dit. Sans doute que les explications peuvent attendre. Vous devez être fatiguées.

— Un peu, ai-je euphémisé.

On a tout de même pris le temps de finir notre chocolat chaud, mais on a arrêté de parler des événements de la nuit. À la place, Ezili a expliqué à Chloé à quel point elle était contente de la recroiser à nouveau. La skinhead semblait moins enthousiaste.

— Et je suis contente de faire ta connaissance, Jessica, m’a-t-elle ensuite dit. J’ai beaucoup entendu parler de toi.

Je me suis raidie. Je ne connaissais Séléna que depuis quelques jours. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu raconter à sa fille ? Ou est-ce qu’Ezili avait entendu parler de moi par d’autres biais ?

— Je n’ai pas compris pourquoi tu avais été exclue de la Sororité de sorcellerie ? a-t-elle ajouté.

Plus de doute, la vieille femme était bien une sorcière, même si son coup de « je vois en étant aveugle » n’était qu’une supercherie. Pas étonnant. Les vieilles sorcières avaient tendance à considérer que la grande majorité de la sorcellerie, c’était de la supercherie.

— J’ai lu un ou deux livres que je n’aurais pas dû lire, ai-je répondu sur un ton léger.

— C’est tout ? s’est-elle étonnée.

— Apparemment, certains livres de magie peuvent être dangereux à lire. Il y a eu un petit incident.

Les regards de Chloé et de Séléna s’étaient tournés vers moi. Tout le monde avait l’air beaucoup trop curieux. Je n’étais pas très à l’aise.

— Rien de grave, ai-je expliqué. Quelques bouts de papier cramé, mais ça a fait tout un foin. Je ne vois vraiment pas pourquoi. Je veux dire, elles voulaient que personne ne lise ces livres, de toute façon.

Ezili m’a fait un nouveau sourire. Je n’étais pas sûre de savoir comment l’interpréter.

— Les jeunes sorcières ont tendance à fétichiser le livre, a-t-elle dit.

— Ouais ! ai-je admis, ravie de voir que pour une fois j’avais du soutien sur ce malheureux événement. Et puis, si c’était si important, elles n’avaient qu’à les numériser, pas vrai ?

Vu la tronche qu’elle a tirée, j’en ai conclu que j’avais dit une connerie. Oups.

— Dans tous les cas, ai-je repris, je n’aurais jamais pu être une sorcière. Ça demande trop d’investissement. Moi, je suis plus comme…

J’ai hésité, cherchant la métaphore appropriée.

— … une hooligan ? a suggéré Chloé.

— J’allais dire un papillon, qui volette au gré du vent.

Elle a semblé un peu déçue.

— Mais avec les fumis, il y a aussi cette idée de voleter au gré du vent, ai-je repris, conciliante, alors j’imagine que ça marche aussi.

***

Séléna nous a montré la chambre d’amis, située à l’étage. C’était une petite pièce, mais il y avait un lit deux places qui était déjà fait et dans lequel on n’avait plus qu’à s’allonger. Parfait.

La vampire nous a souhaité bonne nuit, ce qui était absurde, vu qu’il faisait maintenant jour depuis un bon moment, et je me suis laissée tomber sur le lit, toute habillée.

Chloé a souri en me voyant faire.

— Tu devrais peut-être enlever tes vêtements.

— Pas le courage. Avec mon bras cassé, je ne sais même pas si je peux.

— Laisse-moi t’aider.

Elle a commencé à retirer mes chaussures. Je n’ai même pas profité de sa phrase pour lui lancer une invitation sexuelle. J’étais vraiment fatiguée.

— Tu connaissais déjà Ezi, ai-je dit alors qu’elle terminait d’enlever mes rangers.

Ce n’était peut-être pas une bonne idée d’aborder le sujet maintenant, mais j’étais aussi trop fatiguée pour réfléchir à ce que je disais avant de parler. Chose que je ne faisais déjà pas beaucoup en étant reposée.

Chloé a hésité un moment avant de répondre, puis elle s’est allongée à côté de moi et m’a attrapé la main. Je ne m’attendais pas à cette réaction, mais ça m’allait.

— Je suis désolée, a-t-elle dit.

Je me suis tournée vers elle. Elle me regardait avec un air un peu trop sérieux à mon goût.

— Pourquoi ? ai-je demandé.

— J’ai fait des choses avec des sorcières.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire. Chloé m’a jeté un regard atterré.

— Je ne parle pas de ce genre de choses ! a-t-elle protesté. Des choses un peu illégales. Pas directement avec Ezi, mais des meufs qu’elle connaissait.

Elle a repris un air grave.

— Ça ne s’est pas bien terminé, a-t-elle simplement dit.

J’ai deviné que ce ne serait pas une bonne idée de lui poser plus de questions sur le sujet.

— Bref, a-t-elle repris, je ne voulais plus rien à voir de près, ou de loin, avec des sorcières. C’est pour ça que j’ai un peu paniqué quand j’ai compris que tu en étais une.

Je comprenais mieux sa réaction, maintenant, et pourquoi elle n’était pas aussi heureuse de revoir Ezili. Par contre, je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que pouvait vouloir dire « ça ne s’est pas bien terminé ».

— J’étais juste étudiante, ai-je protesté. Pas très douée, en plus. Comme tu dis, plutôt une hooligan.

Si j’avais été complètement honnête, il y aurait eu d’autres choses dont il aurait fallu que je lui parle. Mais ça ne me semblait pas le bon moment. Après les événements de cette nuit, j’étais trop contente qu’elle accepte encore de me voir pour oser mettre ça en péril.

Elle m’a fait un petit sourire et a approché ses lèvres des miennes. Ça a fini de me convaincre de garder le silence pour l’instant.

Chapitre 7
L’initiative

Des flammes éblouissantes, devant moi, m’empêchent de voir. Des fumées noires obscurcissent l’air.

— Chloé ? Chloé !

Le goût du sang dans ma bouche. L’odeur de brûlé : celle asphyxiante du plastique fondu ne suffit pas à masquer celle de la chair humaine. Le crépitement de la voiture en train de brûler, et le silence de Chloé, qui hurlait encore quelques secondes plus tôt.

— Chloé !

***

Je me suis réveillée en sursaut, et j’ai eu le réflexe de me tourner vers Chloé, pour vérifier qu’elle était toujours là.

Elle n’y était pas. J’étais seule dans le lit. J’ai pris une inspiration pour calmer mon angoisse post-cauchemar. Ce n’était pas grave. Ça voulait juste dire qu’elle s’était levée avant moi, et qu’elle n’avait pas voulu me réveiller.

Tandis que les souvenirs du rêve se dissipaient et que je me calmais un peu, je me suis demandé la signification qu’il avait. D’habitude, je faisais ce cauchemar avec mon père. Que Chloé le remplace aurait sans doute beaucoup intéressé un psy.

Plutôt que de tergiverser là-dessus, je me suis levée et je suis descendue. Comme je l’avais deviné, la « disparition » de Chloé du lit n’avait rien d’inquiétante : elle était assise sur le canapé, en train de jouer aux échecs avec Ezili.

Je me suis précipitée sur le canapé pour m’affaler à côté de la skinhead et lui rouler une pelle. Elle a paru surprise de mon enthousiasme.

— Je ne veux pas te perdre, ai-je dit.

Chloé m’a regardée, un peu surprise. Elle cherchait sans doute quoi répondre. Je pouvais comprendre que ce ne soit pas évident. Pour lui éviter d’avoir à se creuser la tête, je l’ai embrassée à nouveau.

— Tu ne vas pas la perdre, a commenté Ezili. Elle va perdre sa reine, par contre.

Je me suis tournée vers elle et lui ai jeté un regard mauvais. Elle a dû se douter de quelque chose, car elle a ajouté :

— Ce n’était pas une métaphore pour toi.

— Je ne suis pas très royale, ai-je admis.

— J’ai fait du chocolat chaud, a annoncé Séléna.

Je me suis tournée vers la vampire. J’ai cru au départ qu’elle était en train de sculpter un bout de bois, mais j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un fusil dont le canon et la crosse avaient été sciés. Elle m’a fait un petit sourire aimable, qui aurait été plus convaincant si son exposition au soleil de ce matin n’avait pas achevé de la défigurer.

— C’est quoi, ton obsession avec le chocolat chaud ? ai-je demandé.

— C’est bon.

— Tu n’es pas censée boire du sang, pour que tes brûlures guérissent plus vite ?

— Je pourrais. Comme tu pourrais avoir un pansement sur le visage pour que ça cicatrise mieux.

Je n’ai rien pu répondre. Sur ce coup, elle m’avait bien mouchée.

— Il y a aussi des croissants dans la cuisine, a dit Chloé.

Du chocolat chaud et des croissants. Je n’étais pas habituée à de tels petits-déjeuners. Enfin, « petit-déjeuner », si on faisait abstraction que la pendule indiquait qu’il était autour de dix-neuf heures. J’avais bien dormi.

Je me suis levée et je suis allée dans la cuisine, pour me servir une tasse de chocolat chaud et prendre un croissant. Je suis ensuite retournée m’asseoir à côté de Chloé.

— Je peux allumer une cigarette ?

Ezili m’a fait oui de la tête, et Chloé m’a serviablement tendu mon sac à main, qui était, la veille, resté de l’autre côté du canapé. J’ai allumé la clope et apprécié la bouffée de nicotine.

La situation semblait parfaitement normale. On n’aurait jamais cru qu’on avait essayé de nous tuer la veille. Deux fois, pour ma part.

Du moins, la situation semblait parfaitement normale jusqu’à ce que le corbeau rentre du jardin et n’aille se poser à côté d’Ezili.

— Ah, a fait celle-ci. Hugin, je me demandais où tu étais passé.

Le corbeau lui a répondu par un croassement. Est-ce que les corbeaux étaient censés faire ça ? J’ai décidé qu’il valait peut-être mieux ne pas poser de questions à ce sujet.

— Tu fais de la sculpture sur bois ? ai-je, à la place, demandé à Séléna.

— Ouais. Lockheart m’a volé mon œuvre précédente.

Elle était très concentrée sur son travail, occupée à graver des choses avec un couteau.

— Tu vas lui donner un nom ? ai-je demandé.

Séléna m’a jeté un regard surpris.

— Un nom ? Quel cinglé donne un nom à une arme à feu ? C’est un objet, ça n’a pas d’âme. Ce n’est pas comme une voiture.

La logique était imparable, aussi n’ai-je rien répondu, me contentant à la place de tremper mon croissant dans le chocolat chaud.

J’ai terminé ma cigarette et mon petit-déjeuner. À côté de moi, Chloé a fini par perdre sa reine, puis voir son roi mis en échec une première fois.

— Je pense que tu peux te coucher, ai-je suggéré à ma voisine en me blottissant contre elle.

— No retreat, no surrender.

— D’accord. On fait quoi, maintenant ?

Personne ne s’est battu pour répondre à ma question. Il faut dire qu’elle était peut-être assez floue. On aurait pu croire qu’on était en vacances et que c’était une question anodine : est-ce qu’on allait faire une promenade, aujourd’hui ?

— Pendant que tu dormais encore, Séléna et Chloé m’ont expliqué un peu plus la situation, a dit Ezili. C’est la merde.

Ouais, merci. Je n’aurais pas deviné toute seule.

— S’il y a des sorciers impliqués, a-t-elle repris, c’est, sans vouloir vous vexer, que vous êtes sans doute sérieusement dépassées. Je serais vous, je resterai planquée le temps que cette flic résolve tout ça. Ou meure en essayant.

Elle a tourné ses yeux aveugles vers moi avec un air grave.

— Le type que tu as affronté, c’est un professionnel.

Puis elle a avancé sa main au-dessus du plateau d’échecs, a tâtonné un peu, bougé un fou et annoncé :

— Échec.

Chloé a poussé un soupir, tandis que je restais perplexe. Comment elle faisait pour penser à la fois à la partie d’échecs et à notre situation ? Peut-être qu’elle la voyait aussi comme un jeu d’échecs, et que c’était juste comme jouer à deux parties en même temps.

— Sauf que les autres, a répliqué Séléna, ce sont loin d’être des pros.

Je me suis tournée vers elle. Elle avait arrêté de jouer avec son couteau, et était occupée à vérifier que le mécanisme de levier qui permettait de recharger son fusil fonctionnait correctement.

— Le pseudo-sniper ? a-t-elle demandé. Un amateur. Utiliser un pointeur laser était une erreur de débutant. Le vampire d’il y a trois jours ? Il était peut-être sous stéroïdes, mais il ne savait pas viser. Le loup-garou que tu as buté hier n’avait pas l’air si doué non plus.

J’ai regardé mon bras cassé, un peu vexée. Séléna a dû le remarquer, car elle a ajouté :

— Je veux dire, c’était une brute, pas un tueur chevronné.

— Ce n’est pas moi qui l’ai tué, ai-je corrigé.

— Peu importe. Ce n’est pas la question.

À côté de moi, Chloé a bougé son roi et annoncé son mouvement à Ezili, qui a répondu par un sourire et un mouvement immédiat.

— Échec et mat, a-t-elle annoncé.

— Ce jeu est nul, de toute façon, a répliqué la skinhead.

— Ça me rappelle mon ancien taf, a dit Séléna d’un air songeur. Envoyer quelques experts donner des armes et former un groupe de types qui n’ont jamais utilisé un fusil de leur vie.

— Tu veux en venir où ? a demandé Chloé.

— Je pense que des locaux ont recruté un, ou des, « spécialistes », pour les former et apporter une aide magique.

Je ne voyais pas en quoi ça nous disait ce qu’on allait faire. Même si je n’avais éteint la précédente que quelques minutes plus tôt, j’ai décidé que j’avais le droit de m’allumer une nouvelle cigarette. J’arrêterais de fumer quand plus personne ne voudrait nous tuer.

— Ça expliquerait, a repris Séléna, pourquoi ils ont essayé de me recruter.

— Quoi ? me suis-je exclamée.

— Oh, a dit la vampire. J’ai peut-être oublié de mentionner ça. Avant la soirée cocktail chez les vampires, j’ai reçu un coup de fil qui me proposait de buter Rivière.

J’avais commis l’erreur d’allumer ma cigarette. J’ai manqué de m’étouffer avec ma fumée.

— Et c’est maintenant que tu nous le dis ? ai-je crié.

Séléna a semblé étonnée de ma réaction.

— Oui, a-t-elle simplement répondu. C’est pour ça que j’étais un peu vigilante à la soirée de l’Ordre vampirique. Je voulais voir ce qui allait se passer.

Voir ce qui allait se passer. Cette nana parlait d’un contrat placé sur la tête de quelqu’un. J’avais tendance à prendre les choses à la légère, mais j’étais clairement battue.

— Bref, a-t-elle repris, d’après mon expérience, après trois échecs répétés, il y a deux possibilités. Soit le client accepte de mettre une rallonge et on fait venir des renforts pour tout passer au napalm, soit il refuse et on arrête les frais, en se contentant de faire un peu de damage control. Statistiquement, c’est souvent la deuxième option qui est choisie.

J’ai jeté un regard atterré à Séléna. J’avais beau savoir qu’elle avait été mercenaire et tueuse à gages, ça me faisait bizarre de la voir parler avec autant de légèreté de tuer des gens. Ou de s’imaginer dans le camp adverse. Peut-être que mon bras cassé et mon visage boursouflé me rendait un peu susceptible là-dessus.

— Le client est souvent radin, a-t-elle expliqué.

— Dans tous les cas, a dit Ezili, je pense que vous avez intérêt à rester planquées un moment.

— Moi aussi, j’ai un peu réfléchi, a fait Chloé sur un ton grave.

Contrairement à Séléna, elle n’avait pas l’air de prendre les choses avec légèreté. Au contraire, elle a pris une grande inspiration avant de parler, cherchant peut-être ses mots.

— Quand on préparait notre action d’hier, contre Armstrong, on a eu la visite d’un vampire. On ne savait pas trop qui c’était, donc on l’a un peu envoyé chier, mais il avait l’air de trouver très important qu’on fasse quelque chose contre Armstrong. Il voulait participer. On aurait fait ce truc même s’il n’était pas venu, mais…

Elle s’est tournée vers moi, l’air un peu honteuse.

— Notre action a servi de diversion, pas vrai ? Ils se sont servis de ça pour leur attaque ?

— Je ne sais pas, ai-je répondu.

Je n’y avais pas vraiment pensé. À vrai dire, je n’avais pas réfléchi à grand-chose. Mais maintenant qu’elle le disait, ça semblait logique : l’action des loups-garous contre Armstrong avait provoqué la confusion.

— Génial ! s’est exclamée Séléna.

Chloé et moi, on s’est retournées vers elle d’un même mouvement.

— Génial ? ai-je demandé. En quoi c’est génial ?

— Ça veut dire qu’on a une piste. Un indice. On va pouvoir arrêter de se contenter de réagir, et avoir un peu l’initiative.

— Je croyais que l’idée, c’était de rester planquées, a fait remarquer Chloé.

Séléna a fait un grand sourire.

— On peut essayer de rester discrètes.

Chapitre 8
Reine de la nuit

Retrouver le type qui était allé voir Chloé et ses potes pour le rassemblement contre Armstrong s’est révélé étonnamment simple. Il faut dire qu’il avait laissé son numéro de téléphone, pour être prévenu s’il se passait quelque chose. Il n’avait jamais été rappelé, mais ce numéro allait se montrer utile tout de même.

La plus grande difficulté était que Séléna refusait catégoriquement qu’on mette en route nos portables chez Ezili : elle tenait à ce que leur relation mère-fille reste secrète. On a donc d’abord repris la deux chevaux, qu’on a laissée là où on l’avait trouvée la veille, pour prendre à la place (après un trajet dans deux caves) la Dodge avec beaucoup plus que deux chevaux. Là, Chloé et moi avons eu le droit de remettre les batteries dans nos portables.

Je savais qu’avec un numéro de téléphone, il était possible de localiser quelqu’un, mais je m’étais attendue à ce que ce soit Séléna qui ait les contacts pour ce genre de choses, et à ce qu’elle passe un coup de fil vers un type de Blackwater qui la mettrait en relation avec un agent de la CIA. À la place, c’est Chloé qui a passé un coup de fil à un employé d’Orange, qui était comme elle membre de la CGT. Il lui a donné l’adresse enregistrée pour ce numéro.

Après avoir raccroché et noté l’adresse, elle a fait un petit sourire mesquin à Séléna.

— C’est l’intérêt d’être dans un vrai syndicat.

— Gnagnagna, a répliqué la vampire.

***

On en avait pour une dizaine de minutes de trajet, le type qu’on devait voir habitant dans une maison en périphérie. Cette fois-ci, sans la barrière de la lumière du jour, c’était Séléna qui avait pris le volant de la Dodge, et Chloé était montée derrière.

— C’est quoi, le plan ? ai-je demandé.

— Le plan ? a répondu Chloé.

— Ouais. Genre, une fois qu’on arrive là-bas, on fait quoi ?

Malgré les conseils d’Ezili invitant à rester planquées, j’avais suivi le mouvement lorsque Séléna avait proposé d’être plus proactives. Ce n’était peut-être pas une brillante idée, mais je préférais ça à rester enfermée pendant des jours. Je trouvais aussi assez logique que ce soit Séléna qui soit à l’origine de ce plan un peu inconsidéré ; mais je trouvais étrange que Chloé se laisse convaincre sans montrer plus de réticences.

— On se pointe chez le type, a dit Séléna. Comment il s’appelle, déjà ?

— Bernard, a répondu Chloé.

— Ouais, voilà. Je le braque avec mon fusil. On rentre. On lui pose des questions. Fastoche.

Dit comme ça, évidemment, ça semblait simple. Mais il y avait quelques trous.

— Et s’il ne veut pas répondre ? Ou qu’il ne dit pas la vérité ?

— On peut sans doute tirer des trucs de son ordinateur, a dit Chloé. Son téléphone. Peut-être qu’on pourrait privilégier une approche moins frontale. Attendre qu’il s’absente, et s’introduire chez lui discrétos.

Séléna a poussé un soupir. Elle n’avait pas l’air enthousiasmée par l’idée.

— C’est un coup à devoir planquer des heures dans une voiture. Pas la plus discrète des voitures pour planquer, en plus. Et on n’a même pas pris de chips.

— Mais ça peut éviter de finir en taule, a argumenté Chloé.

— Si ce type est lié à l’attaque contre Rivière, c’est un criminel. Les criminels ne portent pas plainte.

— Le truc, c’est qu’on n’en est pas sûres.

— On pourrait mettre des cagoules, ai-je suggéré. Pour ne pas être reconnues.

Pour ça, il aurait fallu qu’on en prenne, évidemment. Mais Séléna en avait peut-être, avec tout le merdier qu’elle trimballait dans son coffre ?

— Ouais, a raillé la vampire. Je pense que ça résoudrait le problème. Si le type ne voit pas nos visages et parle juste d’une vampire, d’une louve-garou, et d’une meuf avec un bras dans le plâtre, Lockheart ne pensera jamais à nous.

Je devais admettre qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Séléna a fait un petit haussement d’épaules.

— Bah, a-t-elle fait, on verra bien sur place.

Autant pour l’idée d’essayer de prévoir les choses un peu à l’avance.

— Tu sais, ai-je dit, avant de te rencontrer, j’étais persuadée que tous les vampires pensaient toujours sur le long terme, à calculer leurs coups en amont, des années et des siècles à l’avance.

— Non. Tu n’as jamais entendu la chanson ? Reine de la nuit, mais je vis au jour le jour.

***

Lorsqu’on est arrivées devant la maison du Bernard en question, on a vite réalisé que, de toute façon, tous les plans qu’on aurait pu élaborer n’auraient pas servi à grand-chose. Une ambulance et deux voitures de police étaient, en effet, stationnées devant la maison. On n’était clairement pas les premières à avoir eu l’idée de venir là.

— Ne t’arrête pas, a dit Chloé.

Je pense que Séléna aurait eu l’idée sans elle, mais il y avait un petit couac pour l’appliquer. Si la plupart des flics devaient être à l’intérieur de la maison, ce n’était pas le cas de Lockheart, occupée à fumer une cigarette sur le trottoir. La policière avait une nouvelle veste plus sombre que la précédente et dépourvue de trou dans la manche à cause d’une arme à feu. En nous voyant arriver, elle s’est avancée sur la route et nous a bloqué le passage.

— Je fais quoi ? a demandé Séléna. Je la renverse ?

Mais la vampire avait déjà commencé à freiner, et s’est arrêtée devant la policière malgré notre manque de réponse.

— Chiotte, a commenté Chloé.

Voyant qu’on s’était immobilisées, Lockheart a fait le tour de la voiture et ouvert la portière arrière droite. Je m’attendais à ce qu’elle nous demande de descendre, mais elle s’est assise à côté de Chloé et a refermé la porte.

— Démarre, a-t-elle dit.

Séléna a obéi, et a fait rouler la voiture hors de vision des policiers. Des autres policiers, en tout cas.

— On se tutoie, maintenant ? a demandé la vampire sur un ton léger.

Lockheart a ouvert sa fenêtre pour souffler sa fumée de cigarette.

— Je ne sais pas. Vu que je viens avec vous pour que vous ne soyez pas vues sur une scène de crime, on pourrait.

— Une scène de crime ? ai-je demandé.

Ça expliquait l’ambulance en plus des voitures de police.

— Ouais. Arrête la voiture.

Séléna a obéi, et nous a garées sur trottoir. On était maintenant suffisamment loin de la demeure de Bernard pour ne plus risquer d’être remarquées.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? a demandé la policière.

— On cherchait un resto, me suis-je empressée de dire.

Ça me semblait vaguement plausible, mais Séléna m’a jeté un regard qui m’a laissée penser qu’elle ne partageait pas mon point de vue.

Derrière moi, Lockheart a poussé un soupir.

— Vous pouvez arrêter les foutaises deux secondes ? Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, ce n’est pas vraiment un interrogatoire officiel, d’accord ? Alors, soit vous prenez ça en compte et vous acceptez de me lâcher deux, trois trucs, soit je sors mon flingue et je commence à tirer des balles dans des genoux jusqu’à ce que vous le fassiez.

À côté de moi, Séléna a pouffé et m’a jeté un coup d’œil complice.

— Je l’aime bien, a-t-elle commenté, à mon grand désarroi.

Elle a détaché sa ceinture de sécurité pour pouvoir se retourner vers la policière.

— Je t’aime bien, a-t-elle répété. Tu ferais une ennemie honorable. J’espère qu’on aura l’occasion de s’affronter dans un combat à mort.

— Ouais, a dit Lockheart sur un ton dubitatif.

— Ce type, a repris la vampire, Bernard, était très intéressé par l’idée qu’un rassemblement ait lieu contre Armstrong. On trouvait ça suspect.

J’ai entendu Chloé soupirer. J’ai décidé de retirer ma ceinture à mon tour, pour pouvoir me retourner aussi et suivre un peu mieux la discussion.

Locheart a tiré sur sa cigarette, d’un air songeur.

— Et c’était quoi, votre plan ? a-t-elle demandé. Le tuer en représailles ?

— Juste lui poser quelques questions.

— Il n’y avait pas vraiment de « plan », ai-je ajouté. Apparemment, on n’en a pas besoin quand on est une reine de la nuit.

Lockheart m’a regardée d’un air perplexe.

— Et vous ? ai-je demandé. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Vous arrivez trop tard pour lui poser des questions, a répondu Lockheart. Votre Bernard est mort. Les collègues mettent beaucoup d’énergie à me convaincre qu’il s’agit d’un suicide.

Ça semblait une drôle de coïncidence, tout de même.

— Oh, a ajouté la policière. On a aussi retrouvé l’arme du crime. Je veux dire, le fusil gros calibre qui a servi à vous tirer dessus, chez vous.

Elle s’était tournée vers Chloé, qui faisait tout son possible pour ne pas la regarder.

— Avec une note. « Pourquoi ai-je fait ça », regrets, et cetera.

— Ça confirme ma théorie, a commenté Séléna.

— Tu as une théorie ? J’adore les théories.

Le ton de la policière était beaucoup trop enthousiaste. Est-ce que ces deux-là étaient en train de flirter ? J’avais beau ne pas être dans le jugement, ça me dégoûtait un peu. Pour éviter d’y penser, j’ai sorti une cigarette de mon sac à main.

— Ouais, a dit la vampire. Ils arrêtent les frais. Ils se sont plantés trois fois, et ils en sont réduits à couper les fils qui pourraient permettre de remonter à eux.

— Deux fois, a corrigé la policière. Enfin, ils se sont plantés trois fois, mais je pense que la tentative de sniper Chloé relevait déjà d’une volonté d’effacer les traces, pour éviter que vous ne débarquiez ici. Comme ça n’a pas marché, ils ont éliminé le Bernard en question. Je ne dis pas de conneries ?

Elle s’était, une nouvelle fois, tournée vers Chloé, qui préférait toujours regarder par la fenêtre.

— C’est pour ça que vous étiez ciblée, n’est-ce pas ? Ou vous n’avez toujours rien à déclarer ?

La skinhead a poussé un soupir, et s’est résignée à faire face à Lockheart.

— Non, a-t-elle dit. Je n’aime pas vraiment parler aux flics. Particulièrement quand on me menace de me tirer une balle dans le genou.

La policière a souri.

— Oh, vous êtes rancunière et pleine de principes, hein ? Vous réalisez, tout de même, que si vous m’aviez parlé de ce Bernard ce matin, il ne serait peut-être pas mort ?

J’ai cru que mon amante allait lui mettre un coup de tête, ou lui faire un doigt d’honneur. C’est ce que j’aurais fait à sa place. Mais elle est restée calme, et s’est contentée de répondre :

— Je n’ai rien à déclarer.

— Ouais, a soupiré Lockheart. Vous savez, des fois, je songe à démissionner.

Je l’ai regardée, un peu surprise, en me demandant à quoi elle jouait.

— Je veux dire, a-t-elle repris, si j’ai eu envie de devenir flic, c’est pour le côté « résoudre des mystères », et, des fois, j’ai l’impression que personne n’a envie que je les résolve.

Tout le monde est resté silencieux. Ça faisait bizarre de voir une flic nous partager son coup de blues.

— Attention, a-t-elle ajouté en se tournant vers Chloé, je ne dis pas ça pour vous. Que vous ne vouliez pas parler aux flics, ça fait partie du jeu. Mais quand mes collègues tentent de me convaincre qu’il s’agit d’un suicide ? Qu’ils me suggèrent de retourner à Paris, me mêler de ce qui me regarde ? Que mon supérieur me demande ce que je fous ici ? , je me dis que je ferais peut-être mieux d’aller élever des poules. Ou faire de la poterie.

Elle avait vraiment l’air blasée. Je me suis tout de même demandé si elle était sincère, ou si elle espérait que, par compassion, on allait se résigner à lui lâcher d’autres informations. Ça aurait pu marcher sur moi, mais je ne voyais pas ce que j’avais d’autre à lui dire ; et puis, Chloé m’aurait fait la gueule après, ce qui était une raison suffisante pour me taire.

— J’imagine que vous n’avez pas la moindre idée de qui aurait pu vouloir tuer Rivière, hein ? a repris la policière.

— Un ennemi, a répondu Séléna. Un ami.

— Bref, ça pourrait être n’importe qui, a soupiré Lockheart. Merci de votre aide.

— Non, a dit la vampire sur un ton très sérieux. Il faut des moyens pour recruter ce genre de personnes. Des réseaux. Armstrong, peut-être. Un vampire conservateur du coin. Ou peut-être un intégrationniste parisien pour qui Rivière est un rival.

— Ou peut-être ton ancien employeur.

Séléna a pouffé.

— Montéguy ? Non. Définitivement pas lui.

Je ne voyais pas comment elle pouvait en être si sûre. Lockheart a dû partager ma surprise, car elle a demandé :

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Avant la première tentative d’assassinat, des gens ont essayé de me recruter pour tuer Rivière. Et, lors de notre dernière discussion, Montéguy a été très clair sur le fait qu’il ne voulait plus bosser avec moi.

Chloé faisait la tête. Elle avait l’air complètement atterrée que la vampire raconte autant de choses, possiblement compromettantes, à une policière. Celle-ci a froncé les sourcils devant ces nouvelles informations.

— J’imagine que ce n’était pas sans lien avec le meurtre de Léa et Thomas Soulier ?

J’étais un peu perdue, dans tout ça. On ne parlait plus des types qui voulaient buter Rivière, mais de ceux qui avaient flingué la gamine qui avait vu Séléna flinguer un type qui voulait flinguer son patron. Si je suivais bien. J’ai hésité à demander ce que tout ça avait à voir avec le schmilblick mais, pour une fois, j’ai jugé plus pertinent de me taire.

— Ouais. Je l’ai un peu accusé d’avoir commandité cet assassinat, ça l’a vexé que je puisse penser ça de lui. Peut-être aussi que les menaces de mort n’ont pas aidé, j’avoue.

Lockheart est restée silencieuse un moment, puis a fini par poser à haute voix la question que je me posais également :

— Pourquoi tu me racontes tout ça maintenant ?

Séléna s’est retournée vers elle et lui a fait un grand sourire. Avec son visage brûlé et ses dents de vampire, ce n’était pas beau à voir.

— Parce que je suis sûre que ce serait catastrophique si tu faisais de la poterie, et que les poules n’ont rien fait pour mériter que tu les élèves.

Chapitre 9
Mise au vert

On est restées quelques instants en silence, avec pour seul accompagnement sonore les bruits du gros moteur de la Dodge, puis Séléna a remis sa playlist punk. C’était un peu comme si elle rompait un charme, et je me suis sentie un peu obligée de faire un commentaire.

— C’était… particulier.

— Méthode de connasse de flic, a répliqué Chloé. Juste de la manipulation.

— Je ne sais pas, a objecté Séléna. Je pense qu’elle est sincère.

À l’arrière, la skinhead a poussé un soupir bruyant.

— Qu’est-ce qui t’as pris, de lui en déballer autant ?

— Je n’aime pas vraiment les flics, a répondu Séléna, mais je n’aime pas non plus les gens qui tuent des gosses qui n’ont rien fait.

Elle a fait une petite pause, l’air de réfléchir.

— Ou leur père, a-t-elle ajouté. Même si ce point à l’air de moins attirer l’attention de Lockheart. Bref, c’est peut-être une connasse, mais si je la pointe dans la bonne direction, je pense qu’il y a des chances qu’un des deux camps finisse par buter l’autre.

La logique était implacable, et même Chloé n’a rien trouvé à y redire.

— Dans tous les cas, ai-je demandé, on fait quoi ?

— Je ne vois pas d’autres pistes, a dit la vampire. Je pense que c’est mort pour la proactivité. Plus qu’à glandouiller en attendant que ça se tasse. Ça tombe bien, j’ai un nouveau Call of Duty à finir.

— Dans ce cas, on pourrait repasser à l’immeuble, chercher des affaires ?

Je n’y avais pas pensé en partant le matin. Je n’avais pas de vêtements de rechange. Et si l’idée était de rester planquées pendant plusieurs jours, j’allais avoir envie d’embarquer mon ordi avec mes séries télés.

Séléna a hésité quelques instants. Évidemment, d’un point de vue sécurité, ce n’était pas l’idéal. Mais si elle avait raison, et que les mystérieux tueurs étaient en train de laisser tomber, on n’avait pas autant à s’inquiéter, si ?

— Il faut bien qu’on prenne de quoi se changer, a appuyé Chloé. À moins que tu ne comptes me payer de nouveaux Fred Perry ?

— D’accord, a admis Séléna. Mais vous ne traînez pas, d’accord ?

***

Notre petit détour par l’immeuble s’est fait en speed. Au cas où on croiserait de la mauvaise compagnie, Séléna faisait le guet dans la cage d’escalier, avec son fusil à canon scié planqué sous son blouson. Pas bien planqué, d’ailleurs ; j’espérais vraiment que la petite vieille qui était ma voisine de palier n’allait pas sortir de chez elle à ce moment-là.

Chez moi, j’ai attrapé un sac de sport et j’ai foutu des affaires en vrac. Des fringues, ma paire de Dr Martens à fermeture Éclair (qui seraient plus faciles à enfiler et retirer d’une seule main que mes rangers), mon ordinateur portable, une brosse à dents, mon sèche-cheveux, un peu de maquillage. Je me suis dit que j’avais à peu près tout ce qu’il me fallait, mais une idée m’a traversé la tête.

Si le plan était de rester planquées, on allait sans doute finir par s’ennuyer, et chercher des trucs à faire, Chloé et moi. J’ai donc ouvert mon placard et fouillé dans ma boite à jouets. J’ai ajouté quelques sextoys, et ai hésité devant la paire de menottes. Clairement, mon bras dans le plâtre allait poser un problème, de ce côté-là, mais comme elles ne prenaient pas beaucoup de place, je me suis dit que ça valait le coup de les mettre dans le sac. Celui-ci n’était pas encore tout à fait plein, et j’ai jeté un nouveau coup d’œil dans ma cantine.

Le tonfa me faisait de l’œil. Certes, si on s’en tenait à l’idée de rester planquées, il risquait de ne pas servir à grand-chose, mais je commençais à connaître suffisamment Séléna pour réaliser que ses plans avaient tendance à s’avérer fluctuants. Peut-être qu’il allait encore y avoir un changement, une nouvelle piste à suivre, et que cet accessoire pourrait s’avérer utile. Je l’ai donc rangé dans le sac, qui, maintenant, commençait à être bien rempli.

J’ai eu un peu de mal à refermer la fermeture Éclair, avec une seule main utilisable. Lorsque j’y suis parvenue, j’ai relevé la tête, et ai réalisé que Séléna me regardait depuis le pas de la porte, l’air beaucoup trop amusée à mon goût. Je me suis demandé ce qu’elle avait vu de ce que j’avais mis dans le sac. J’espérais que ce n’était que le tonfa, et pas certains autres de mes jouets.

— Qu’est-ce qu’il y a ? ai-je demandé.

— Tu as oublié les grenades et le gilet tactique.

Au moins, sa réaction n’avait l’air de ne viser que le tonfa. Et peut-être la paire de Dr Martens. Et éventuellement mes mitaines coquées. Dans tous les cas, venant de quelqu’un qui avait un fusil à canon scié sous son blouson, c’était un peu l’hôpital qui se foutait de la charité.

On est descendues et on a retrouvé Chloé à l’étage du dessous. J’étais contente de voir que son sac était à peu près aussi énorme que le mien.

— Ben quoi ? a-t-elle dit en voyant le regard que lui lançait la vampire. Il faut bien que mes Docs soient assorties à mon polo du jour.

***

Après avoir récupéré nos affaires, on est remontées dans la voiture. Pas de pépin, pas de tueur revenu sur les lieux de son crime pour finir le boulot, pas de petite vieille qui panique en voyant le fusil à canon scié de Séléna.

Ensuite, il s’agissait de retourner chez Ezili, ce qui voulait dire refaire le cirque dans la maison abandonnée pour changer de voiture. Alors que, dans la cave, Séléna tirait l’étagère qui cachait le « passage secret », Chloé m’a tirée un peu pour me parler à l’écart. Je n’étais pas très à l’aise à l’idée de me mettre dans un coin de la pièce, trop près d’étagères croulant sous des livres moisis et sous lesquelles se planquaient sans doute de sales bestioles.

— Hum, ai-je dit à Chloé, je n’ai rien contre faire des trucs avec toi dans une cave mal éclairée, mais je préférerais que ce soit dans une où il n’y ait pas de souris.

Chloé m’a lancé un regard mi-désapprobateur, mi-amusé.

— Je pensais plutôt te proposer d’aller au resto. Genre, passer un moment toutes les deux, sans…

Elle a fait un petit signe de tête discret vers Séléna, qui avait fini de tirer l’étagère.

— Je vous entends, je vous signale, a dit cette dernière.

En face de moi, Chloé a poussé un soupir.

— Ouais, ai-je fait avec un petit sourire. Je vois ce que tu veux dire.

Quitte à aller au restaurant, j’aurais préféré pouvoir prendre une douche avant, mais il commençait déjà à se faire tard, et la plupart des établissements de ce genre n’avaient pas des horaires de vampires.

On est ressorties de l’autre côté, et on est montées dans la deux chevaux. Cette fois-ci, Séléna a tendu les clés à Chloé et est montée à l’arrière.

— Tu n’as qu’à me déposer en chemin. Essaie de ne pas avoir d’accident. Elle n’est plus assurée depuis 2004.

Chloé a démarré la voiture ; cette fois-ci, elle a dû s’y prendre à trois reprises pour éviter que le moteur ne s’étouffe tout de suite.

— C’est dommage, a boudé la vampire, on aurait pu manger des pizzas surgelées en jouant à Call of Duty.

— Peut-être quand on rentrera, a dit Chloé, conciliante.

— Peut-être, ai-je ajouté sur un ton qui voulait surtout laisser sous-entendre : « peut-être pas ».

Je n’avais jamais accroché aux first person shooters et aux jeux de guerre. D’abord parce que ça demandait en général des machines beaucoup trop chères à mon goût, et aussi parce que j’étais nulle. Je préférais le paintball, même si je n’en avais fait que deux séances au cours de ma vie, et que je m’étais cassé une jambe au cours de la seconde. Tout ça à cause d’un mouvement stratégique où j’avais grimpé à un arbre pour pouvoir canarder mes adversaires par surprise. Ça avait très bien marché, et, une fois repérée, dans l’euphorie du moment, j’avais tenté un mouvement audacieux pour sauter de mon perchoir vers un autre arbre. Le tout en tirant avec un pistolet dans chaque main, pour plus de panache. Malheureusement, je n’avais pas anticipé qu’avoir une arme dans chaque main rendrait un peu délicat de s’accrocher à une branche, et je m’étais écrasée cinq mètres plus bas. Cela dit, mon équipe avait gagné, donc dans une vraie guerre, ça aurait sans doute été la bonne stratégie.

Alors que je me remémorais mes exploits passés, Chloé était arrivée devant la maison d’Ezili, et Séléna descendait de voiture en embarquant nos sacs.

Alors qu’on repartait, j’ai fait un petit sourire à la louve-garou.

— Ça va faire le deuxième repas en tête à tête en deux jours. Tu tiens vraiment à me faire sortir de ma zone de confort.

— Je voulais te proposer un dîner aux chandelles avec des serveurs en livrée, mais, vu le coin et l’heure, on aura déjà de la chance si on trouve une pizzeria.

— Ça me va aussi, ai-je dit. Ou un domac à emporter qu’on mangerait dans la voiture.

J’ai réfléchi un peu aux perspectives que cela pouvait impliquer, puis j’ai ajouté :

— Cela dit, pour les idées de ce qu’on pourrait faire après avoir mangé, ce serait mieux si on retournait chercher l’autre voiture.

— Nom de Dieu, Jessie, tu es vraiment une petite-bourgeoise décadente.

J’ai fait un petit sourire lubrique. On n’avait pas encore mangé, et elle partait déjà sur du dirty talk. La soirée s’annonçait intéressante.

***

Au final, c’est une petite brasserie qu’on a trouvée en premier. Après nous être assurées qu’ils faisaient toujours à manger, on s’est installées à une table un peu à l’écart.

— Tu penses que je peux rallumer mon téléphone ? ai-je demandé. On n’est pas à côté de la maison.

— Séléna n’est pas là, a dit Chloé. Tu peux y aller.

J’étais rassurée de constater qu’il n’y avait pas que moi pour trouver les précautions de la vampire légèrement exagérées. J’ai donc remis la batterie de mon portable, qui m’a indiqué au bout de trente secondes que j’avais deux appels manqués. Carmen et ma maman. Cette dernière avait essayé de m’appeler à quatre reprises.

— Oh merde, ai-je dit. Ça te gêne si je passe deux coups de fil ?

Ce n’était pas très poli de faire ça à table mais, vu les circonstances, j’estimais qu’il était peut-être bienséant de rassurer des gens sur le fait que j’étais toujours en vie.

Chloé a secoué la tête, et j’ai commencé par le plus facile, c’est-à-dire Carmen. La discussion a duré quelques minutes, essentiellement à base de « je vais bien, ne t’en fais pas, mais je ne peux pas te dire où je suis ». Au cours de la conversation, un serveur (qui ne portait pas de livrée) est venu prendre nos commandes, et je lui ai indiqué un faux-filet sauce au poivre avec des frites. Je n’étais pas trop sûre de comment j’allais bien pouvoir couper ma viande avec une seule main, mais je verrais comment régler ce problème le moment venu. Il m’a demandé la cuisson, et je ne me sentais pas d’humeur à le mimer, surtout vu mes échecs dans le domaine avec Chloé.

— Saignante, ai-je donc dit.

— Quoi ? s’est étonnée Carmen, qui venait de demander pour la énième fois si j’étais sûre d’aller bien.

Malgré ce petit quiproquo, la discussion ne s’est pas éternisée, et j’ai pu passer le deuxième coup de fil, qui s’annonçait plus compliqué.

— Jessica ! s’est exclamée ma mère dès qu’elle a décroché. Dieu soit loué, tu vas bien.

J’ai fait de mon mieux pour arborer un air innocent. Non pas que cela se voit au téléphone, mais j’estimais que ça me donnait plus de chances d’avoir un ton qui passe bien.

— Euh, oui, ai-je dit. Pourquoi je n’irais pas bien ?

Pendant ce temps, mon cerveau cogitait à toute vitesse. Si elle était si soulagée de m’entendre, c’était sans doute qu’elle avait entendu parler de ce qui s’était passé. De quoi était-elle au courant ? Quels bobards allais-je pouvoir lui raconter ?

— J’ai vu une vidéo, a-t-elle dit.

— Une vidéo ? ai-je demandé.

— Il y a eu une fusillade. Un mort.

— Hé bien, ce n’est pas moi. Si j’avais été dans une fusillade, je pense que je serais au courant.

— Vraiment ?

Son ton était soupçonneux.

— J’étais tellement inquiète, a-t-elle repris. Je n’arrivais pas à te joindre…

— C’est parce que… ai-je hésité, j’étais en… vacances ?

D’accord, il allait falloir que je me montre un peu plus convaincante.

— Je t’ai dit que j’avais rencontré quelqu’un, ai-je continué. On est parties passer quelques jours dans la Creuse. Les ballades sont très sympathiques, mais il n’y a pas beaucoup de réseau.

Voilà, là, ça sonnait mieux. Et ça m’écartait de la fusillade à laquelle je n’avais pas du tout participé.

— Oh, a fait Maman. Vraiment ? C’est juste que cette fille te ressemblait…

— Maman, je suis désolée, je ne sais même pas de quoi tu parles. J’ai été un peu déconnectée, ces derniers jours.

— Ce n’est pas plus mal. C’est sérieux, avec lui ?

D’ordinaire, je n’appréciais pas vraiment qu’elle veuille absolument me faire parler de ma vie amoureuse, mais si on abordait ce sujet, c’est que j’avais à peu près réussi à la convaincre de mon mensonge.

— Plutôt.

— J’espère que, cette fois-ci, tu me le présenteras.

— On verra.

J’ai fini par raccrocher après quelques minutes d’échanges sur le même mode, qui auraient été moins inconfortables si, en face de moi, Chloé ne s’était pas retenue de pouffer à chaque fois que ma mère disait « il » pour parler de ma relation.

Lorsque j’ai enfin pu ranger le téléphone, le serveur avait apporté nos plats, et Chloé était déjà en train de me découper mon morceau de bidoche.

— Je lui dirai, un jour, ai-je promis.

Chloé m’a jeté un regard dubitatif.

— Je ne sais pas. Parfois, je pense que ce n’est pas plus mal si notre mère ignore qu’on aurait pu se prendre une balle dans la tête.

— Je veux dire, lui dire que je suis lesbienne.

— Oh. Oui, il vaut sans doute mieux déjà commencer par ça.

Elle m’a tendu mon assiette, avec mon faux-filet maintenant découpé pour que je n’aie pas à le faire.

— Tu n’étais pas obligée, ai-je dit. J’aurais pu me démerder.

Elle m’a fait un petit sourire.

— Je n’en doute pas. Ce n’était pas pour te filer un coup de main, c’était juste une sorte de jeu de rôle BDSM où je suis ton assistante gastronomique personnelle, dans un summum de décadence petite-bourgeoise.

— Ah. Dans ce cas, ça va.

Elle a tendu sa fourchette vers mon assiette, et a piqué un morceau de viande qu’elle a guidé vers ma bouche. Je me suis penchée un peu au-dessus de la table pour pouvoir l’avaler.

— Merci, Maîtresse.

Chloé m’a regardée avec un air perplexe.

— Dans ma tête, c’était toi la Maîtresse.

— On peut être maîtresses toutes les deux. C’est plus horizontal. Du BDSM auto-géré.

***

On a mangé en discutant de choses légères, sans aucun rapport avec les évènements récents. Cela faisait une pause bienvenue, au milieu de ces histoires de règlements de comptes entre vampires, de sorciers mystérieux, et de fusillades. Quoiqu’on est restées tout de même un peu dans cette dernière thématique, puisqu’on a pas mal échangé autour de nos goûts en matière de films d’action. Il y avait une sorte de conflit générationnel : Chloé ne jurait que par Stallone et Schwarzenegger, tandis que j’argumentais que Vin Diesel et Jason Statham étaient tout aussi bons.

— Je n’ai rien contre les Fast and Furious, a dit Chloé en trempant son pain dans la sauce, mais ce n’est pas au niveau de Terminator.

— Est-ce qu’il y a des voitures qui font des roues arrière dans Terminator ? ai-je contre-argumenté.

Le débat aurait pu s’envenimer mais, heureusement, il y avait un consensus autour des Expendables. Pour rester dans une discussion sans conflit, nous avons embrayé sur une discussion vantant les mérites de Ripley dans la série des Alien.

— Est-ce que tu savais que la scène de basket dans le 4 a été réalisée sans trucage ? ai-je demandé. Sigourney Weaver a vraiment mis ce panier !

Évidemment, elle le savait déjà. C’était sans doute le trivia le plus raconté chez les lesbiennes.

À l’arrivée du dessert (nous avions toutes les deux jeté notre dévolu sur un fondant au chocolat accompagné d’une boule de glace), la discussion a pris un tournant plus sérieux.

— Tu sais, a fait Chloé, ce que tu disais à ta mère, je pense que c’était une bonne idée.

Je l’ai regardée quelques secondes sans comprendre, essayant de me rappeler ce dont j’avais discuté avec ma maman. J’espérais qu’elle ne parlait pas de faire mon coming-out : je n’étais pas contre, à terme, présenter Chloé à ma daronne, mais il me semblait qu’on avait d’autres priorités dans la période, et que cela pouvait attendre que je n’aie plus le bras dans le plâtre et le visage putréfié par une griffure de loup-garou, qui rendaient peu crédibles mes dénégations sur ma participation dans certains affrontements.

— Quand tu parlais de vacances dans la Creuse, a expliqué Chloé. Enfin, je ne dis pas forcément qu’il faudrait aller là-bas. Mais partir un moment à la campagne, ou à la mer ? Ça ne me paraît pas une mauvaise idée.

— Genre, maintenant ? ai-je demandé.

— Ouais. Je ne sais pas à qui on a affaire, mais ils ne nous chercheront pas là-bas. On ne serait plus obligées d’être paranoïaques avec nos téléphones. Et ce serait une vraie mise au vert, où on ne serait pas tentées de suivre Séléna à la prochaine idée qu’elle aura pour essayer de remonter une piste.

J’ai hoché la tête. La proposition était tentante.

— Il y a des coins en France où il y a de beaux châteaux, ai-je dit avec un sourire coquin. On pourrait visiter des donjons.

Chloé a poussé un soupir amusé.

— Tu es vraiment incorrigible, hein ?

— C’est pour voir les choses d’une façon qui ne me fait pas trop peur, me suis-je justifiée. Sinon, je me dirais qu’après deux repas en tête à tête en deux jours, tu es en train de me proposer une sorte de lune de miel.

— Arrête, a dit Chloé. C’est juste des vacances.

— Je sais.

J’ai fouillé dans mon sac à main, et j’en ai sorti une cigarette et un briquet.

— Ça te va si je vais y réfléchir cinq minutes ? ai-je demandé.

Elle m’a fait un sourire.

— Quand je disais que ça me semblait le bon moment, je ne voulais pas dire que c’était à la minute près.

Je me suis levée de table et je suis sortie fumer dehors. La nicotine aidait un peu à mettre mes idées au clair. Je plaisantais en comparant ça à une lune de miel, mais il y avait quand même une part de sincérité dans mon inquiétude. Il ne s’agissait pas juste de baiser quelques fois ensemble et de se voir régulièrement, mais de passer plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, uniquement toutes les deux. En amoureuses. Comme un couple. C’était une nouveauté d’avoir ça comme perspective, et c’était effrayant autant qu’attirant.

Perdue dans mes réflexions, je ne faisais pas attention à mon environnement. J’avais bien, du coin de l’œil, vu le van blanc qui se garait sur le trottoir, mais j’étais trop occupée à réfléchir à la destination où on pourrait aller, et à me dire que si je commençais à examiner quel était le meilleur lieu, c’était probablement que j’allais accepter la proposition de Chloé.

Autant dire que c’est entièrement par surprise que je me suis retrouvée avec une sorte de sac en toile noire jeté sur le visage, et deux types qui se saisissaient de moi. J’ai tenté d’abord un coup de coude, puis un autre, puis d’envoyer mon pied je ne sais où (puisque je ne voyais plus rien), puis il y a eu un bzzzt et une décharge électrique m’a rendue toute molle.

J’ai été traînée sur quelques mètres, et j’ai entendu la porte du van claquer derrière moi, un « go, go go ! » lancé d’une voix d’homme au chauffeur, et la camionnette de mes ravisseurs s’est élancée.

Manifestement, les vacances, ça n’allait pas être pour tout de suite.

Épilogue

Séléna s’est élancée avec entrain dans la pente raide qui menait vers la forteresse. Son fusil d’assaut entre les mains, elle a éliminé un, deux, trois ennemis. Elle n’a pas réussi à en achever un quatrième, qui est parvenu à la blesser avec une de ses rafales. Séléna s’est planquée derrière un arbre, le temps de recharger son arme et que ses blessures guérissent. Elle est ensuite sortie de sa cachette, puis a terminé son ennemi récalcitrant, avant d’opter pour les grenades afin d’exploser un petit groupe de soldats qui se croyaient malins à s’être retranchés derrière un muret.

Elle a récupéré des munitions sur les cadavres des vaincus, puis est repartie avec enthousiasme vers la forteresse. Seul bémol, elle trouvait tout de même dommage de ne pas avoir de lunettes de vision thermique. Cela dit, la plupart des jeux ne géraient pas cette fonctionnalité de manière satisfaisant son goût. Séléna n’était pas une adepte du réalisme, et elle n’aurait pas apprécié un jeu de guerre où elle devrait poireauter des heures en attendant qu’il se passe quelque chose ; mais il lui semblait que la vision thermique était clairement sous-exploitée. Peut-être devrait-elle songer à devenir conseillère vidéoludique. Après tout, elle n’avait plus de boulot, il allait bien lui falloir songer à trouver un gagne-pain, et elle pouvait mettre en avant un certain nombre d’expériences pour montrer qu’elle était de bon conseil dans le domaine.

Alors qu’elle entrait dans la forteresse et nettoyait une salle au fusil à pompe automatique (magnifique invention, il faudrait qu’elle s’en trouve un), son téléphone a sonné. La vampire a poussé un soupir d’exaspération. Si le téléphone sonnait, c’était parce qu’elle ne l’avait pas débranché, parce qu’il s’agissait de son téléphone professionnel sécurisé. Ce qui voulait dire qu’on allait encore lui proposer un boulot, et pas un poste de conseillère en vision thermique pour le prochain Call of Duty.

Elle a tout de même fini par décrocher, parce que les gens qui avaient ce numéro étaient d’ordinaire des personnes qu’il n’était pas de bon ton de snober.

— Ouais ? a-t-elle dit.

— Nous avons votre amie, a fait une voix déformée par un engin qui déformait la voix.

— Ça m’étonnerait, a répliqué la vampire sur un ton léger. Je n’ai pas d’amis.

Elle a tout de même mis le jeu en pause ; selon la tournure que prenait la conversation, elle pressentait qu’elle n’allait peut-être pas pouvoir revenir aussi facilement à sa partie.

À l’autre bout de la ligne, quelqu’un bougeait le téléphone.

— Parle ! a dit l’interlocuteur.

Cette fois-ci, sa voix n’était plus déformée. Il ne devait pas encore maîtriser tout à fait cette technologie. Il s’adressait visiblement à quelqu’un d’autre que Séléna, mais celle-ci a tout de même poussé un soupir d’exaspération devant un tel niveau d’amateurisme.

— Écoutez, a fait la vampire, je ne sais pas qui vous êtes, mais je suis un peu occupée, là.

À l’autre bout de la ligne, elle a entendu un cri ; Séléna n’en était pas entièrement sûre, mais il lui semblait reconnaître la voix.

— Ne fais rien de ce qu’ils te disent de faire, me suis-je finalement résignée à dire. Je peux me débrouiller toute seule.

Le téléphone a une fois encore été manipulé, et c’est son premier interlocuteur, dont la voix était à nouveau déformée, qu’elle a ensuite retrouvé :

— Nous voulons que vous tuiez Thomas Rivière.

— Quoi ? a demandé Séléna. Vous êtes restés là-dessus ?

— Vous avez vingt-quatre heures.

— Elle a dit qu’elle pouvait se débrouiller toute seule, a objecté la vampire.

— Je vais vous envoyer un texto avec une adresse mail. Sans preuve de la mort de Rivière d’ici vingt-quatre heures, elle est morte.

— Vingt-quatre heures ? Vous croyez que vous appelez qui, Jack Bauer ?

— Si vous appelez la police, elle est morte, a repris la voix.

— Est-ce que je peux appeler le groupe The Police ? a demandé Séléna.

Elle était assez fière de sa blague improvisée, mais, à sa grande déception, son interlocuteur avait raccroché avant de l’entendre.

— Chiotte, a-t-elle dit.

Il semblait clair qu’elle n’allait pas pouvoir retourner à sa partie. Elle a tiré sur sa vapoteuse, réfléchi quelques secondes, puis a sorti une carte de visite de son blouson et composé un nouveau numéro. Au bout de quelques secondes, la voix de Lockheart a résonné à ses oreilles.

— Allô ?

— Toujours pas rentrée sur Paris ? a demandé Séléna.

— Non.

— Pas non plus partie élever des poules à la campagne ?

— Pas encore.

— Toujours flic ?

— Toujours.

— C’est malheureux, a dit Séléna. Je viens d’avoir un coup de téléphone anonyme. Des types ont enlevé Jessica, et menacent de la tuer si je ne bute pas Rivière avant. Ils ont aussi dit qu’ils la tueraient si j’appelais la police.

Il y a eu un instant de silence au téléphone, pendant lequel Lockheart digérait sans doute l’information.

— Ah, a-t-elle finalement fait.

— Je pense que je vais passer une partie de la nuit à enfoncer des portes et à menacer des gens, a annoncé Séléna sur un ton neutre. Sans doute en tuer une poignée, aussi. Je sais qu’on est parties sur de mauvaises bases, mais je me disais que tu avais peut-être le même genre de loisirs.

Elle disait cela comme si elle invitait quelqu’un à une soirée bowling. D’ailleurs, dans sa tête, la soirée s’annonçait un peu comme une soirée bowling. Sauf qu’une fois qu’elle aurait renversé les quilles, plus personne n’arriverait à les remettre debout.

— On se retrouve où ? a demandé Lockheart.

Épisode V

On séquestre en groupe

Prologue

A Lille, la bibliothèque de la Sororité de sorcellerie n’était pas aussi imposante qu’on aurait pu se l’imaginer. Avant d’y mettre les pieds, je m’étais attendue à une salle ancienne, une sorte de crypte, avec des étagères pleines de grimoires poussiéreux s’élevant jusqu’à des hauteurs impressionnantes. Comme souvent dans le monde surnaturel, la réalité était décevante : la pièce principale n’était pas très grande et beaucoup trop moderne, avec des étagères et des murs blancs, pas la moindre tête de mort, et essentiellement des livres plus ou moins récents. Même pas une jolie toile d’araignée dans un coin. Le tout me faisait plus penser au CDI de mon collège qu’à des archives occultes.

Derrière un bureau, la bibliothécaire avait un casque sur les oreilles et pianotait sur deux ordinateurs portables (un seul n’était manifestement pas suffisant). Son poste de bibliothécaire faisait quelque peu jaser certaines élèves, puisqu’elle n’était pas une sorcière. Il y avait aussi des rumeurs comme quoi elle faisait partie d’un gang de bikeuses, mais j’avais du mal à y croire : je l’avais déjà vue arriver et quitter l’université sur une Vespa rose, et je ne voulais pas imaginer que des vampires motardes accepteraient ce genre de choses. Mais après tout, vu comment le monde surnaturel se révélait rarement à la hauteur de mes attentes en termes d’imagerie, tout était possible.

La bibliothécaire portait une veste élégante, une chemise et une cravate, et des cheveux violets coupés courts. Elle s’appelait (ou en tout cas se faisait appeler) Sigkill, et il était périlleux de l’interroger sur l’origine de ce nom, sous peine d’avoir droit à un cours d’une heure sur les signaux Unix. Ignorant cela, j’avais dû réfréner mes bâillements en écoutant ses explications complètes quelques semaines plus tôt. J’espérais que ma politesse avait été remarquée, car, aujourd’hui, j’avais un service à lui demander.

J’ai marché jusqu’à son bureau, ou plutôt sautillé, car j’avais une jambe dans le plâtre à cause d’un excès d’enthousiasme lors d’une séance de paintball quelques jours plus tôt. Trop absorbée par ses ordinateurs et sa musique, Sigkill ne m’a pas remarquée, et j’ai dû tousser poliment pour attirer son attention. Cela n’a pas plus fonctionné, et je me suis finalement résignée à lui toucher doucement l’épaule.

Elle a sursauté, et m’a fusillée du regard.

— Nom de Dieu ! s’est-elle exclamée. Combien de fois je dois vous dire que ça ne se fait pas d’apparaître par surprise devant les gens ? Ce n’est pas parce que vous avez appris à créer un filtre perceptif qu’il faut faire des blagues comme ça !

Un peu décontenancée, j’ai hésité à essayer de lui expliquer que je n’avais pas eu recours à ce genre de procédé, et qu’elle m’aurait vue ou entendue si elle avait levé les yeux de son écran et qu’elle n’avait pas de la musique dans les oreilles. J’ai décidé que ça n’en valait pas la peine.

— Désolée, ai-je dit à la place.

— Quoi ? a demandé Sigkill.

Elle a finalement retiré son casque, et m’a regardée par-dessus ses lunettes de vue.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Je me suis demandé s’il valait mieux que je la joue frontale, ou s’il était plus stratégique d’essayer de l’amadouer. Je me suis dit que le seul moyen que je voyais pour l’amadouer était de l’amener à parler d’informatique ou autres bidouilleries, et que ça allait durer des heures. J’ai donc décidé de lui dire les choses directement.

— J’aurais besoin d’accéder à un livre.

La bibliothécaire a fait un geste de la main vers les étagères qui se trouvaient derrière moi.

— Pas ceux-là, ai-je expliqué. Le genre de livre qui n’est pas en libre-service pour les étudiantes.

— Il faudrait que tu demandes à une de tes profs. Ou à la doyenne, suivant le livre.

J’ai fait une grimace.

— Et si je préférais que cela reste entre nous ? ai-je demandé.

Sigkill a secoué la tête.

— Dans ce cas, ça ne va pas être possible. Je suis désolée, mais il y a des règles, et il y a des raisons pour lesquelles il y a ces règles. Ce genre de livres…

D’un signe du pouce, elle a montré la porte fermée à clé qui se trouvait derrière elle.

— Ils peuvent être dangereux, si on fait n’importe quoi avec.

— Je ne compte pas faire n’importe quoi avec.

Sigkill a croisé les bras.

— Non.

— On ne peut pas s’arranger ?

— Non, a-t-elle répété. Pas d’arrangement.

Elle m’a jeté un regard mauvais, et a pointé vers moi un index accusateur.

— Et si, à cause de toi, a-t-elle repris, j’ai la chanson de Zebda en tête, je te garantis que tu vas avoir des problèmes.

J’ai poussé un soupir. La discussion ne menait nulle part. J’ai donc décidé de jouer mon va-tout, et j’ai plongé la main dans mon sac. J’en ai sorti une liasse de billets de vingt, que j’ai posée sur la table. Cinq cents euros au total, ce qui n’était sans doute pas un pot-de-vin énorme, mais allait me causer des problèmes pour payer le loyer.

Sigkill a éclaté de rire.

— Tu veux m’acheter ? a-t-elle demandé. Sérieusement ? Range ça, s’il te plaît.

Elle a poussé un soupir tandis que je rangeais mes billets, penaude.

— Je suis déçue que tu aies pu penser que quelques billets pourraient me pousser à passer outre des règles de sécurité élémentaire. Pour ta gouverne, sache que je suis absolument incorruptible.

Elle a hésité un instant, puis a rajusté ses lunettes et a repris :

— À moins, évidemment, que tu n’aies un ordinateur vintage d’une grande rareté. C’est le cas ?

J’ai secoué la tête.

— Alors, dans ce cas, c’est réglé. Je suis incorruptible.

Elle a baissé la tête vers un de ses écrans, et s’est mise à pianoter sur le clavier (bizarrement, le clavier de l’autre ordinateur).

— Écoutez, ai-je dit avant qu’elle ne puisse remettre son casque et m’ignorer totalement, c’est quelque chose d’un peu personnel.

Elle a poussé un soupir d’exaspération.

— Je te l’ai dit. Je ne peux pas t’aider. Il est hors de question que je te passe le trousseau de clé qui est rangé dans le tiroir de droite. Évidemment, le problème avec une université où les étudiantes pratiquent la sorcellerie, c’est que des fois, quelqu’un peut utiliser un filtre de perception pour passer sans que je m’en rende compte. J’ai proposé d’installer un détecteur thaumaturgique, mais je me suis faite envoyer sur les roses, tout ça parce que soi-disant c’est une abomination de mêler sorcellerie et technologie.

Je suis restée muette quelques instants, me demandant si j’avais bien compris l’insinuation derrière ce qu’elle venait de dire.

— Maintenant, a-t-elle repris, si tu pouvais me laisser faire ce que j’ai à faire avant que quelqu’un d’autre ne vienne me faire chier pour une histoire de livre à la con…

Elle a renfilé son casque. J’ai hésité quelques instants, puis je suis passée discrètement derrière le bureau. Enfin, « discrètement », façon de parler, parce qu’avec mes béquilles j’étais quand même loin d’être au top de la furtivité. J’ai ouvert le tiroir, et j’ai attrapé les clés, avant de me diriger vers la porte menant aux livres interdits.

***

L’espace dédié aux livres « interdits » n’était pas tellement plus impressionnant que le reste de la bibliothèque. Au moins, les étagères étaient en bois non peint, et il y avait un peu plus de poussière. Et, puis, surtout, les livres avaient un peu plus une gueule de vrais livres occultes : ici, pas d’impressions récentes sur les bienfaits des herbes, mais des couvertures en cuir avec des titres en latin.

Les bouquins étaient aussi moins serrés, et certains traînaient tout seuls, attachés à leur présentoir. D’autres livres avaient un cadenas intégré à leur reliure. Voilà, enfin des trucs qui étaient un peu dans l’atmosphère sorcellerie, et qui auraient mérité mieux que d’être éclairés par des néons dans une pièce aux murs blancs.

Cela dit, je n’étais pas là pour juger de la décoration des lieux, mais parce que je voulais une information en particulier. Un moyen d’entrer en communication avec les cercles inférieurs de l’Enfer, si possible en empruntant quelques raccourcis, parce que je n’avais pas toutes les compétences en matière de rituels pour suivre toutes les étapes de la voie normale. (Enfin, « normale » est évidemment une façon de parler, vu que ce n’est pas de base le genre de choses que le quidam moyen est censé faire.)

J’ai fini par trouver le bouquin que je cherchais. Il ne faisait pas partie de ceux considérés les plus dangereux, et traînait juste sur une étagère ordinaire, sans cadenas dans la reliure. Il s’agissait d’un livre écrit au dix-septième siècle par un certain Gil de Molincourt. Si mes informations étaient correctes, ce taré avait invoqué un démon dans son salon et passé des journées entières à l’interroger pour lui soutirer des informations utiles à sa pratique de la magie. Les informations en question s’étaient, pour la plupart, révélées inutiles ou contre-productives, et Gil de Molincourt avait fini par périr en s’immolant après avoir activé un sort de protection qui ne marchait clairement pas comme il le pensait.

Il était douteux que je puisse y trouver des informations utiles, mais c’était ma meilleure piste si je ne voulais pas commencer à feuilleter des livres au hasard, ou apprendre le latin.

J’ai attrapé le bouquin et je me suis assise par terre, en galérant un peu à cause de ma jambe dans le plâtre. Il y avait quelques tables et chaises où l’on pouvait s’installer, mais ça ressemblait trop à du mobilier scolaire pour que je me résigne à les utiliser. J’avais besoin de respecter un minimum de décorum.

J’ai commencé à feuilleter le livre, sans prendre le temps d’admirer le papier antique ou le travail de reliure. Heureusement, j’avais déjà eu des informations sur le contenu que je cherchais, donc je n’allais pas être obligée de tout lire. Malheureusement, ce type n’était pas hyper doué pour la concision, et si le texte était écrit en français, la langue avait tout de même eu le temps d’évoluer en quelques siècles. Il ne fallait pas être allergique à l’abondance des « y » ni aux « s » remplacés par des « f », qui donnaient l’impression que l’auteur avait un cheveu sur la langue. Après une petite période d’adaptation, j’ai tout de même été rassurée de constater que c’était moins incompréhensible que je l’avais craint, mais mon rythme de lecture était plus lent que lorsque je bouquinais un Werber.

Il m’a fallu près d’une heure pour trouver le passage que je cherchais. Dans celui-ci, le démon racontait à Molincourt comment ouvrir une porte vers l’Enfer, en lui dévoilant l’existence d’un glyphe de pouvoir occulte. Évidemment, il y avait de quoi douter de la fiabilité de la chose. Comme pour le reste des secrets qu’il révélait, l’auteur expliquait qu’il n’avait jamais réussi à le mettre en œuvre effectivement.

Cela avait donc peu de chance de marcher. Après tout, j’avais sans doute de bien plus piètres talents en sorcellerie que ce Gil de Molincourt : contrairement à lui, je n’avais par exemple jamais invoqué de démon dans mon salon. D’un autre côté, contrairement à Gilou, je n’étais pas morte en me foutant le feu, donc peut-être qu’on était à égalité. De toute façon, je n’avais pas vraiment d’alternative.

Afin de pouvoir tracer le symbole (que, pour des raisons évidentes de sécurité, je ne décrirai pas plus explicitement ici), j’ai déjà essayé de me le représenter. Évidemment, si Molincourt avait juste foutu un dessin, ça aurait été trop facile ; non, il fallait que ce soit pratiquement décrit en langage héraldique, avec des conneries du style « de gueules à cinq loups ravissants posés en sautoir ». Même avec mon smartphone sous la main pour pouvoir aller sur internet et comprendre ce charabia, ce n’était pas évident. J’ai quand même commencé à voir à quoi ça pouvait ressembler, et à visualiser comment j’allais bien pouvoir le tracer.

Je pensais le faire avec mon sang, ce qui n’est pas le plus pratique pour dessiner des motifs bien propres, mais qui en termes de sorcellerie fait quand même plus occulte que de faire ça à la gouache. Je n’étais pas persuadée que ça donne au rituel plus de chances de réussir, mais au moins ça faisait quelque chose qui serait un peu fait dans les règles de l’art et qui en jetterait un minimum, contrairement au néon à la lumière dégueulasse qui m’éclairait.

D’ailleurs, celui-ci s’est éteint alors que je visualisais comment tracer le cercle. J’ai jeté un coup d’œil à droite et à gauche, et j’ai réalisé que les autres lampes s’étaient éteintes également. J’ai d’abord pensé que la bibliothécaire avait machinalement appuyé sur l’interrupteur : Sigkill était tout à fait capable d’avoir oublié que j’étais là. Ou d’avoir poussé jusqu’au bout son petit jeu à prétendre ne pas m’avoir vue.

J’ai ensuite à nouveau tourné la tête en face de moi, et ai remarqué l’éléphant dans la pièce. Qui n’était pas, littéralement, un éléphant, mais plutôt un chien énorme, ou en tout cas une silhouette sombre en forme de chien. À trois têtes. Avec six yeux rouges qui me fixaient d’un air accusateur.

D’accord. Je n’allais manifestement pas avoir besoin de tracer le motif avec mon sang, et j’avais visiblement été plus douée que Molincourt sur ce rituel. Un point positif pour moi.

— Salut ! ai-je dit sur un ton léger.

Comme si je ne devais pas réfréner une attaque de panique à la vision du molosse. Pas besoin d’un doctorat en mythologie pour deviner de qui il s’agissait. J’avais beau me dire que la montée d’angoisse était en partie due à une origine surnaturelle, j’avais aussi conscience qu’il y avait aussi une peur très rationnelle de me faire dévorer la tête.

Et puis, mêlée à cette peur, il y avait aussi cette excitation : j’avais réussi, ha !

— Qui es-tu ? m’a demandé le toutou géant. De quel droit ouvres-tu cette porte ?

Ses lèvres, enfin ses babines, ne bougeaient pas. D’aucune des têtes. Sa voix résonnait directement dans mon crâne, ce qui était un peu dérangeant. Après, peut-être que voir un chien parler aurait été tout aussi dérangeant, je n’en sais rien.

— Je m’appelle Jessie, ai-je dit sans me départir de mon calme apparent.

Le chien s’est approché de moi. Je n’ai pas bougé, et je suis restée sagement assise par terre (en partie parce que me relever avec ma jambe dans le plâtre aurait, de toute façon, demandé trop de temps), tandis qu’une de ses têtes me reniflait. Je me suis demandé s’il allait me baver dessus. Ça n’aurait pas été la pire chose qu’il aurait pu me faire, mais il n’allait pas me bouffer directement, si ? Ça n’aurait pas été très fair-play.

— La bâtarde.

J’ai froncé les sourcils, pas tant devant le qualificatif que devant l’article : « la », pas « une ». Est-ce que ça voulait dire que j’étais la seule bâtarde ? Ou qu’on parlait de moi dans les cercles infernaux, comme le dernier ragot à la mode ? Est-ce que je devais me sentir flattée ?

— À ce sujet, ai-je répondu, je voudrais causer à mon daron.

Mon père était mort dans un accident de voiture quand j’avais neuf ans, me laissant avec un vide, de vilains cauchemars, et quelques cassettes enregistrées que ma mère ne devait me confier que lorsque je serais assez grande. Dans celles-ci, mon papa m’expliquait que, dans une autre vie, il avait été un Démon. Qu’il avait fui l’Enfer, qu’il était tombé amoureux de Maman. Il passait beaucoup de temps sur ce dernier point, puis expliquait combien il m’aimait, et qu’il était fier d’être mon père. J’avais beaucoup réécouté ces passages dans mes périodes de nostalgie, mais ça n’empêchait pas que j’aurais bien aimé qu’il s’attarde un peu plus sur un autre point : Papa avait toujours espéré que je serais une petite fille normale, mais ma capacité à ne pas ressentir les effets de la chaleur tendait à indiquer le contraire.

Écouter pour la première fois ces bandes à l’âge de dix-sept ans m’avait plongée dans un certain nombre de questionnements existentiels : est-ce que j’étais moi-même démoniaque ? Est-ce que ça voulait dire que j’étais quelqu’un de mauvais ? À part le côté ignifugé, en quoi d’autre étais-je différente d’une humaine ordinaire ? Quel était le rôle de Papa en Enfer, exactement ? Est-ce que tout ça me donnait le droit d’adopter un chien à trois têtes en animal de compagnie ?

J’étais devenue étudiante en sorcellerie pour espérer obtenir des réponses à ces questions, mais j’avais bien vite été déçue. De nos jours, on étudiait plus les plantes, la psychologie et tout un tas de conneries de hippies que les démons. Lorsque j’avais évoqué ce point à des professeures, elles m’avaient regardée avec un air soupçonneux, et j’en avais conclu que la meilleure façon d’avoir des réponses était de poser les questions aux personnes directement concernées.

— Non, a répondu Cerbère, sans aucune pitié pour mes espoirs.

J’ai essayé de lui jeter un regard mauvais, mais je pouvais difficilement rivaliser avec ses six yeux rouges brillants, surtout en étant toujours assise par terre.

— Allez, ai-je protesté.

Ce n’était, j’en conviens, pas un argument très percutant.

— La porte vers l’Enfer ne doit pas être traversée à la légère, m’a sermonnée le toutou. Ton père paie encore le prix pour l’avoir fait en son temps.

— Je ne suis pas obligée de le voir longtemps, ai-je tenté de négocier. Je voudrais juste en savoir plus sur qui je suis.

— Qui tu es ? a demandé Cerbère. Une bâtarde. Une anomalie qui n’aurait pas dû se produire.

— Oh, ai-je raillé, anomalie, sérieusement ? Venant du clébard à trois têtes de Tchernobyl ?

— Tu ne devrais pas être dans le monde dans lequel tu es. Je peux te laisser entrer avec plaisir, tu serais à ta place ici, mais ce sera un aller simple.

La perspective ne m’attirait pas follement. Je n’avais d’ailleurs pas prévu de me rendre en Enfer, j’espérais juste pouvoir communiquer avec mon Papa. Je n’avais pas très envie de me rendre sur place.

— Merci, mais non merci. Je suis sûre que vous n’avez même pas Internet.

J’ai réfléchi un peu à ce que je venais de dire, puis j’ai repensé aux spécimens qu’on pouvait trouver sur les réseaux, et j’ai réalisé qu’un site comme 4chan, ou certains forums de jeux vidéos, ressemblaient tout à fait à une porte ouverte vers l’Enfer.

— Vous n’avez pas Internet, hein ? ai-je demandé.

Le chien n’a pas répondu à ma question, et s’est contenté de me dévisager avec un air mauvais de deux de ses têtes, pendant que la troisième me grognait dessus. D’accord, je n’avais aucune chance de rivaliser dans un concours de regard.

— Si tu ne comptes pas franchir la porte, alors va-t’en. Je suis un peu occupé.

Je n’ai pas trop compris le sens de sa phrase. M’en aller où ? Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Est-ce que si je sortais de la bibliothèque, il serait moins occupé ? La façon dont il le disait, son ton accusateur, laissait sous-entendre qu’il ne pouvait pas aller vaquer à ses occupations inferno-canines tant que je n’avais pas refermé « la porte » que j’avais ouverte. Sauf qu’il n’y avait pas vraiment de vraie porte, que je n’avais aucune idée de comment la refermer, et que je n’étais même pas bien sûre de comment j’avais fait exactement pour l’ouvrir.

De toute façon, je n’étais pas disposée à obéir docilement.

— Je ne partirai pas tant que je n’aurais pas parlé à mon père, ai-je répondu en croisant les bras.

J’espérais que ce geste, en guise de ponctuation finale, prouverait ma détermination et pousserait Médor à accéder à ma requête. J’étais sans doute un peu optimiste, parce que l’énorme chien noir s’est contenté d’ouvrir ses trois gueules énormes. Même pas le temps de faire une blague sur son haleine que de menaçantes flammes rouges en sortaient.

***

— Par la barbe de Stallman, mais qu’est-ce qu’elle a foutu !

J’ai repris mes esprits grâce aux jurons inventifs de Sigkill. Je n’étais pas très sûre de ce qu’il s’était passé. Est-ce que j’avais perdu connaissance à cause des flammes ? Ça me semblait peu probable. Est-ce que je m’étais évanouie à cause de la peur ? Pas impossible, mais je n’avais même pas vraiment eu le temps d’avoir peur. Est-ce que c’était une conséquence du fait que Cerbère m’avait claqué la porte vers l’Enfer à la gueule ? Ou est-ce que j’avais dormi tout du long, et ma rencontre avec l’autre chien de la casse eu lieu sur le plan onirique ?

En tout cas, il y avait bien des flammes dans la bibliothèque, et Sigkill était occupée à les éteindre avec un extincteur. Vu la mousse dégueulasse dont j’étais aspergée, j’en ai conclu qu’elle avait commencé par moi. Une réaction assez preste pour sauver ma chevelure, mais qui était arrivée trop tard pour épargner mon blouson en jean.

L’extincteur vidé de sa mousse et les flammes éteintes, Sigkill a laissé tomber l’engin par terre. Manifestement ravie d’avoir pu jouer avec, elle s’est autorisée un sourire de satisfaction, pensant sans doute que je ne la regardais pas. Elle s’est ensuite rappelée la situation et a repris un air sévère avant de se tourner vers moi.

— Tu as une idée des emmerdes que tu vas m’attirer ?

— Désolée. Je n’avais pas prévu ça.

Sigkill a rajusté sa cravate, puis a haussé les épaules. Elle estimait manifestement qu’elle m’avait suffisamment réprimandée.

— Est-ce que tu as des idées des emmerdes que tu vas t’attirer, à toi ? a-t-elle repris.

Je l’ai imitée et j’ai haussé les épaule à mon tour. J’en avais une vague idée.

Mon expédition avait sans doute été un échec. Je n’avais pas vraiment de réponses à mes questions, même si Cerbère m’avait quand même donné quelques indications. Est-ce que j’étais moi-même démoniaque ? Visiblement, au moins en partie. Est-ce que ça voulait dire que j’étais quelqu’un de mauvais ? Indéterminé. À part le côté ignifugé, en quoi d’autre étais-je différente d’une humaine ordinaire ? Pas clair, mais il y avait des chances que si j’avais été capable d’accomplir un rituel révélé par un démon qu’aucun sorcier n’avait réussi à reproduire, ce n’était pas sans lien avec mon statut. Quel était le rôle de Papa en Enfer, exactement ? Dur à dire, mais visiblement pas dans les bonnes grâces du gardien de la porte. Est-ce que tout ça me donnait le droit d’adopter un chien à trois têtes en animal de compagnie ? Probablement pas une bonne idée.

Ça ne m’avançait pas énormément, mais il faudrait que je m’en contente pour un moment.

Chapitre 1
Ravie

A l’intérieur du van, qui roulait maintenant à vive allure, mes ravisseurs étaient légèrement embêtés, car ils se voyaient confrontés à un léger problème technique :

— Comment je fais pour les menottes ? s’est exclamé un type à ma droite.

L’espèce de sac qu’ils m’avaient collé sur la tête m’empêchait de voir, et j’étais encore groggy à cause du coup de taser, mais je l’avais senti me passer des menottes à la main droite. Il avait ensuite essayé de faire de même à la main gauche, mais le plâtre rendait la chose délicate, pour ne pas dire impossible. Je savais que ça allait poser problème à un moment. J’avais juste espéré que ce serait au cours d’un jeu consensuel avec Chloé, et n’avais pas prévu de me faire enlever par des gougnafiers.

— Ce n’est pas très grave, a répondu le type à ma gauche. L’essentiel est que ça lui bloque ses pouvoirs.

Mes pouvoirs ? Je ne savais pas ce que le gugusse imaginait à mon sujet. Ma principale capacité surnaturelle semblait être, jusqu’à présent, mon aptitude à me retrouver dans la merde.

Je lui ai donc collé un coup de coude plâtré, histoire de lui montrer qu’il avait plus à craindre de ma très relative liberté de mouvement.

En représailles, je me suis pris un coup sur la tête, du côté gauche, par un objet lourd et contondant. Le gars a ensuite poussé le petit objet contre mon crâne.

— Au cas où tu ne l’aurais pas deviné, m’a-t-il dit, c’est un canon que tu as contre la tempe, alors je serais toi, j’éviterais de jouer à la maligne.

— C’est dommage que les flingues ne fassent pas les cliquetis comme dans les films, quand on les agite, ai-je répliqué. Il n’y aurait pas eu besoin d’explications.

— Effectivement, a admis l’homme. Ce modèle n’a même pas de chien qu’on peut ramener en arrière. On ne peut faire que clac-clac, pas clic-clic.

J’étais ravie de voir que je pouvais avoir une discussion intéressante avec les gens qui m’avaient ravie. Pendant ce temps, le type de l’autre côté avait refermé la deuxième boucle de menotte sur quelque chose. Peut-être une poignée ; toujours est-il que j’étais maintenant obligée d’avoir la main droite légèrement devant moi.

— Sinon, ai-je suggéré, vous pourriez juste me retirer ce que vous m’avez mis sur la tête.

— On préfère éviter que tu vois nos visages, a répondu le type qui venait de me menotter. On n’a rien contre toi, tu sais ? Si tout se passe comme prévu, on ne va rien te faire et te libérer dans peu de temps.

J’étais dubitative à ce sujet, mais j’ai décidé qu’il était préférable de me taire.

Le sac que j’avais sur la tête m’empêchait de voir, mais je pouvais sentir que le type de droite était un vampire, comme la personne qui conduisait la camionnette. Je ne sentais rien de particulier côté passager à l’avant, ce qui voulait dire que soit il n’y avait personne, soit il s’agissait d’un être humain. Je ne sentais rien non plus à ma gauche, mais d’après mes expériences précédentes, j’aurais plutôt parié sur un sorcier que sur un simple mortel ordinaire. J’aurais même mis ma main au feu qu’il s’agissait du type qui m’avait piqué mon couteau (certes parce que je lui avais planté dans la main) et que Séléna avait elle-même aperçu.

— J’ai peut-être déjà vu vos têtes. Par exemple, je devine que le gars à ma gauche a les cheveux longs et une deuxième raie du cul sur le menton.

Évidemment, il était stupide de dire ça, d’autant plus que j’avais estimé qu’il était préférable de me taire, mais je m’étais laissée porter par l’enthousiasme d’avoir mené une brillante déduction. J’ai entendu un soupir venant de ma gauche, ce qui a confirmé mes suspicions.

— Tu n’as vraiment aucun instinct de survie, pas vrai ? a-t-il demandé.

— J’imagine que non.

— Et je trouve cette attaque sur ma fossette vraiment basse. J’ai mis des années à arrêter de complexer à ce sujet.

— Désolée. J’imagine que je suis aigrie parce que j’ai perdu mon couteau à cause de toi. J’y tenais. Il avait une tête de mort sur le manche et tout.

— Oui, j’ai pu la contempler. Je pensais que c’était un don, vu que tu me l’avais envoyé.

— Je voyais plus ça comme un prêt.

— Fermez-la, a fait le vampire. J’ai un coup de fil à passer.

J’ai obéi, pas vraiment parce que c’était demandé gentiment mais plutôt parce que, même si la conversation avec mon voisin de gauche était plus plaisante qu’avec celui de droite, j’avais un peu l’impression d’en avoir fait le tour.

— Nous avons votre amie, a annoncé le vampire.

Il devait parler dans un engin qui déformait la voix, car il avait la voix déformée. Toujours est-il que j’ai deviné que c’était de moi qu’il causait, surtout lorsqu’il a tendu le téléphone pour le coller contre ma tête. Je suppose qu’il voulait que je parle dedans, mais j’ai décidé de la boucler. Surtout qu’avec le sac qu’on m’avait foutu sur la tête, et qui recouvrait y compris ma bouche, ce n’était pas évident de causer au téléphone.

Le type de gauche a dû le comprendre, car il a relevé ce qui me servait de capuche jusqu’à au-dessus de mon nez. J’en ai profité pour inspirer une bouffée d’air plus frais, mais j’ai gardé le silence.

— Parle ! m’a intimé le type qui tenait le téléphone.

Je trouvais ça un peu gonflé, venant d’un gars qui m’avait demandé de la boucler quelques secondes plus tôt. Mais, là encore, c’est mon voisin de gauche qui a su se montrer plus convaincant, en posant le canon du pistolet contre ma cuisse.

— Clic, clic, a-t-il murmuré à mon oreille.

Son imitation n’était pas aussi impressionnante que le son qu’on pouvait avoir dans les films, mais le message était clair.

— Écoutez, a dit une voix dans le téléphone, je ne sais pas qui vous êtes, mais je suis un peu occupée, là.

J’ai reconnu Séléna. C’était donc elle qu’ils essayaient de faire chanter en se servant de moi ?

Le sorcier à ma gauche m’a donné un violent coup de canon contre la jambe, et j’ai poussé un cri de douleur. Pas tant parce qu’elle était insoutenable que parce que j’étais habituée à réagir ainsi lorsque je prenais un coup. Cela faisait partie du plaisir. Malheureusement, j’avais oublié que je n’étais pas dans une séance BDSM et que j’aurais mieux fait de serrer les dents, pour éviter de donner une certaine satisfaction à mes ravisseurs.

— Ne fais rien de ce qu’ils te disent de faire, me suis-je finalement résignée à dire.

À cause de mon erreur, Séléna avait déjà sans doute reconnu ma voix, ce qui était à priori l’unique intérêt pour mes ravisseurs de me faire causer au téléphone, donc je ne voyais plus de raison de me retenir.

— Je peux me débrouiller toute seule, ai-je ajouté.

C’était sans doute légèrement optimiste, mais je n’aimais pas l’idée de servir de levier.

Le vampire a repris le téléphone, et son déformateur de voix, et a ajouté :

— Nous voulons que vous tuiez Thomas Rivière. Vous avez vingt-quatre heures. Je vais vous envoyer un texto avec une adresse mail. Sans preuve de la mort de Rivière d’ici vingt-quatre heures, elle est morte. Si vous appelez la police, elle est morte.

Il a ensuite raccroché. J’ai pris une nouvelle grande inspiration, pour en profiter un peu avant qu’on ne rabatte le sac sur mon nez et ma bouche. J’ai senti une odeur de vanille qui m’a rappelé quelque chose, mais quoi ?

Le type à ma gauche a retiré son canon de ma jambe.

— Tu n’as vraiment aucun instinct de survie, hein ?

Je n’ai pas répondu tout de suite, occupée que j’étais à essayer de me remémorer ce que m’évoquait cette senteur. Pourquoi est-ce que ce sont toujours les odeurs qui provoquent des réminiscences à la fois aussi floues et aussi prenantes ? Ça m’évoquait un voyage, comme quand j’étais petite, à l’arrière en voiture avec mes parents, mais peut-être que c’était juste parce que j’étais dans un van en mouvement au moment présent.

— Oh, ne me faites pas croire que si elle fait ce que vous lui demandez, vous allez me laisser partir avec une tape sur l’épaule.

Subitement, le souvenir que m’évoquait l’odeur est remonté à mon cerveau, comme une bulle de savon qui se serait enfin décidée à éclater. C’était quand Émilie m’avait conduite en voiture. J’avais trouvé que ça ne lui correspondait pas vraiment.

— Si elle fait ce qu’on lui demande, a répondu le vampire à ma droite, on ne va rien te faire.

— Ouais, ai-je répliqué. Peut-être que tu crois ça. Peut-être qu’Émilie, au volant, croit ça aussi.

Je me suis tournée vers mon voisin de gauche.

— Mais je doute que toi, tu crois ça aussi.

Tout le monde est resté silencieux quelques secondes lorsque j’ai évoqué le nom d’Émilie. J’en ai conclu, une fois encore, que cela confirmait mes soupçons. J’étais vraiment très forte en déductions. Certes, je dois admettre que leur silence aurait tout aussi bien pu être causé par l’incompréhension devant un prénom qui ne leur évoquait rien, mais je préférais me voir comme une sorte de Sherlock Holmes, capable de démasquer ses ravisseurs même avec un sac sur la tête.

— Je ne sais pas si tu es complètement stupide ou complètement folle, a fini par dire mon voisin de gauche.

— Le jury est encore en train de délibérer sur le sujet.

— Je ne comprends vraiment pas la source de ta combativité, a-t-il repris. Qu’est-ce que ça peut te faire, que Rivière se fasse buter ? Tu as vraiment de l’affection pour ce trou du cul ?

Je devais admettre qu’il n’avait pas tout à fait tort.

— Non, ai-je fini par répondre. Je crois que je n’en ai rien à carrer, qu’il se fasse buter ou pas.

— Pourquoi tant d’obstination, alors ? Tu risques ta vie pour sauver la sienne, non pas une fois, mais deux ?

— Et maintenant, a ajouté le gars de droite, tu nous fais chier alors que tu pourrais te contenter de prendre ton mal en patience jusqu’à ce qu’on te libère.

J’ai poussé un soupir. Il croyait vraiment que son pote sorcier allait me laisser partir ? Et Séléna, ils pensaient vraiment qu’elle allait céder à un tel chantage ? Vu le parcours de cette nana, je la voyais plutôt s’exclamer qu’on ne négociait pas avec les terroristes, et aller les débusquer jusque dans les chiottes.

— Primo, ai-je dit, je ne vous crois pas. Deuzio, j’ai toujours été un peu contrariante, comme fille. Troisio, au cas où vous l’auriez oublié, vous avez essayé de buter ma copine. J’ai beau ne pas être habituée à l’amour fusionnel, c’est le genre de choses pour lequel je peux garder un peu de rancœur.

— C’était clairement une erreur, a admis l’homme à ma gauche.

Celui à ma droite a poussé un grognement. J’en ai conclu que c’était probablement lui le sniper, et il a par conséquent gagné des places dans mes priorités de types à buter si je parvenais à me libérer de tout ce merdier.

— Quatrièmo, ai-je repris, j’étais payée pour protéger Rivière. Pas une fortune, notez bien, vous n’auriez pas eu beaucoup de mal à me faire une meilleure offre.

— C’était aussi une erreur, a repris mon voisin de gauche.

— Je peux poser une question stupide ? ai-je demandé en tournant ma tête vers celui-ci. T’as l’air de te débrouiller, niveau sorcellerie, alors pourquoi ne pas faire le boulot toi-même plutôt qu’envoyer des bolosses se faire flinguer ?

— Je ne suis pas un tueur, s’est-il indigné. Simplement un consultant.

— Navré d’interrompre votre conversation, est intervenu le type de droite, mais on arrive.

***

La suite est affreusement ennuyeuse. J’ai été poussée hors du van et guidée, le sac toujours sur la tête, à l’intérieur d’un bâtiment que je ne pouvais pas voir. On a descendu des escaliers, et je me suis retrouvée au fond d’une cave, assise sur une chaise en bois, le poignet droit menotté à un radiateur. On m’a enfin retiré ce que j’avais sur la tête, et j’ai pu admirer la pièce dans laquelle j’étais. Malheureusement, ça n’avait rien de passionnant.

Je n’aurais pas cru qu’il était possible de s’ennuyer autant en passant une nuit menottée dans une cave, mais c’est ce qui s’est passé. Certaines personnes salissent tout.

Bref, plutôt que de vous raconter en détail les différentes façons que j’ai pu trouver pour essayer de tuer le temps, je vais plutôt vous expliquer les événements qui se déroulaient ailleurs au même moment, tels que j’ai pu les reconstituer par la suite.

Chapitre 2
Clac-clac

Après que je sois sortie fumer une cigarette pour réfléchir, Chloé est passée aux toilettes, puis a terminé de racler la sauce au chocolat qui restait au fond de l’assiette qui avait contenu son fondant. Elle a ensuite réalisé qu’elle aussi avait envie de fumer une cigarette, et s’est demandé s’il était bienséant de venir me rejoindre. Peut-être que j’avais envie d’un moment toute seule, et que son irruption serait malvenue ? D’un autre côté, si j’avais besoin d’être toute seule, j’étais capable de le dire, ou de le communiquer de manière non verbale, comme par exemple en me mettant un peu à l’écart. Elle s’est donc finalement décidée à sortir, une cigarette à la main et un briquet dans la poche.

Alors que la porte se refermait automatiquement derrière elle, elle a remarqué le van blanc dont la portière coulissante venait de claquer et qui démarrait sur les chapeaux de roues. Ça, cumulé à mon absence, ça faisait suspect. En temps normal, Chloé n’y aurait pas prêté plus attention que cela, mais elle s’était faite tirer dessus par un sniper moins de vingt-quatre heures plus tôt ; et je lui avais aussi conté mes différentes mésaventures se terminant par des fusillades. Par conséquent, elle a réagi de manière plus impulsive qu’à l’accoutumée, et s’est précipitée vers la camionnette.

Chloé était une fille grosse. Elle préférait ce terme à des euphémismes comme « ronde » ou « forte » (même si Chloé était aussi forte, et qu’elle mettait régulièrement des virilos à l’amende au bras de fer). Dans le passé, elle avait parfois eu du mal avec son poids mais, avec le temps, elle avait appris à en faire une force. Et, notamment, lorsqu’il s’agissait d’affrontement. Chloé avait réalisé qu’être plus lourde que son adversaire donnait un certain avantage du point de vue de l’inertie, et elle savait l’utiliser à bon escient, par exemple lorsqu’il fallait tenir une ligne face à une rangée de gardes mobiles. Avec le temps, elle avait peu à peu acquis le présupposé qu’elle était en général plus lourde que son adversaire, y compris s’il était plus grand et plus musclé, et que par conséquent elle avait de bonnes chances au jeu de « tu essaies de me pousser, j’essaie de te pousser ».

Cela dit, Chloé était quelque peu optimiste en pensant avoir ses chances à ce jeu-là face à une camionnette. Elle avait beau être grosse, elle n’en était pas moins plus légère qu’un van, et son épaule s’est fracassée contre l’avant du véhicule avant que celui-ci ne l’envoie rouler par terre.

***

Au même moment, au volant de la camionnette, Émilie serrait les dents pour éviter de pousser un juron : elle ne voulait pas que sa voix la trahisse et que je sache qu’elle participait à ce sinistre rodéo. Qui était la cinglée qui venait de se jeter sous ses roues en lui faisant signe de stopper le véhicule ? Aurait-elle dû freiner ? D’un côté, cela aurait pu compromettre la mission, mais si elle venait de tuer quelqu’un ? Ça ne faisait pas partie des plans de la soirée.

Non pas que j’accorde tant d’importance que ça à ses états d’âme, mais son inconfort moral ne devait aller que crescendo au cours de la nuit.

***

Chloé s’est relevée sans prendre le temps de vérifier si elle était blessée, ni même de pousser un juron, et elle s’est précipitée vers la deux chevaux. Elle a dû tripatouiller ses clés quelques secondes avant de réussir à trouver la bonne pour déverrouiller la portière. Elle s’est ensuite lourdement laissée tomber sur le siège conducteur et a démarré la voiture. Ou, du moins, essayé, car la deudeuche s’est étouffée. Une nouvelle tentative n’a rien donné de plus qu’un toussotement suivi d’une nouvelle dénégation de la part de la voiture.

Chloé a donné un gros coup de poing sur le volant, qui en avait vu d’autres, et a poussé une série de jurons irlandais qu’à mon grand désarroi elle n’a jamais voulu me détailler.

Finalement, elle a pris une grande inspiration pour tenter de se calmer, tandis que le van où j’étais enfermée avait quitté la rue depuis un moment. De toute façon, elle n’avait sans doute jamais vraiment eu de chances de le rattraper. La deux chevaux n’était pas la voiture idéale pour une course poursuite, et la couleur verte rendait saugrenue l’idée d’une filature discrète.

Chloé a retenté sa chance avec le démarreur, cette fois-ci avec un peu plus de délicatesse. Le moteur a toussé, puis a fini par tomber en marche. Chloé a fait demi-tour, et s’est résignée à prendre la direction opposée à celle dans laquelle était partie la camionnette.

***

La porte de la maison d’Ezili n’était pas verrouillée, et Chloé l’a ouverte vivement avant de se précipiter à l’intérieur. Le temps du trajet en voiture ne lui avait pas permis de faire descendre son angoisse, mais il lui avait au moins servi à réaliser que si elle n’avait rien de cassé, sa rencontre avec la camionnette allait lui laisser de sacrés bleus qui la feraient sans doute douiller les prochains jours. Pour l’instant, ce n’était pas ce qui la préoccupait.

Elle est arrivée dans le salon et n’a vu personne.

— Séléna ? a-t-elle appelé. Nom de Dieu, Séléna !

— Je suis là, a répondu la vampire.

La voix venait du jardin. Chloé a couru vers celui-ci, est sortie dans l’herbe, et est restée un peu perplexe en voyant Séléna qui avait l’air de bêcher le jardin. Même si, en relevant son outil, il s’est avéré qu’il s’agissait plutôt d’une pelle. Pourquoi est-ce que la vampire creusait un trou ? Est-ce que c’était un de ses délires de vraie vampire old-school qui voulait dormir enterrée ?

— Jessie a été enlevée, a annoncé Chloé d’une voix essoufflée.

— Je sais, a dit Séléna entre deux coups de pelle. J’ai eu un appel.

Chloé ne comprenait pas comment la vampire pouvait rester aussi calme. Elle avait envie de l’attraper par les épaules et de la secouer. À la place, elle a pris une inspiration et s’est efforcée de paraître plus sereine qu’elle ne l’était.

— Elle t’a appelée ?

— Pas elle. Les types qui l’ont enlevée. Ils m’ont dit que j’avais vingt-quatre heures pour descendre Rivière.

Chloé est restée silencieuse quelques secondes, le temps de digérer l’information.

— Tu vas le faire ?

Il y avait un brin d’espoir dans sa voix. Elle n’en avait pas honte. Elle n’avait pas beaucoup d’empathie pour Rivière, et si la tueuse à gages acceptait un contrat et que cela lui permettait de me revoir, ça lui allait très bien. Après tout, c’était un patron, et donc, pour elle, avant tout un ennemi de classe.

Ce n’était, cependant, pas la vision de Séléna.

— Non. C’est un civil. Je ne tue pas les civils.

Il y a eu un tintement métallique tandis que la vampire plantait sa pelle dans le sol, mais Chloé n’y a pas prêté attention.

— Même si ça permettrait de sauver Jessie ?

Elle n’en était pas sûre, mais il était possible qu’elle ait légèrement crié en posant sa question. Séléna n’a pas semblé s’en offusquer.

— Comme l’a dit un ancien président, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Je ne suis vraiment pas persuadée qu’elle sera libérée si je flingue l’autre crétin en costard.

Elle s’est tournée vers Chloé.

— Tu peux me filer un coup de main ?

La skinhead s’est approchée du trou que la vampire avait creusé, et a compris l’origine du tintement. Il s’agissait d’une cantine en métal, partiellement déterrée. Chloé ne comprenait pas vraiment le sens de tout cela, mais Séléna était plus calme qu’elle et, si cela lui tapait un peu sur les nerfs, ça en faisait probablement quelqu’un de plus apte à prendre la situation en charge.

Les deux femmes ont attrapé toutes les deux la poignée qui avait été déterrée, et ont tiré ensemble. Entre le poids de la malle et le fait qu’elle était partiellement ensevelie, tirer a demandé un effort certain, mais les forces conjointes d’une vampire et d’une louve-garou ont finalement permis de la tirer du sol.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? a fini par demander Chloé.

Elle avait, au cours de leurs efforts, terminé assise dans la terre, et n’avait pas le courage de se relever pour l’instant.

En réponse, Séléna a ouvert la cantine, qui a émis un grincement sinistre. Pas aussi sinistre que le sourire sur le visage de la vampire.

En voyant ce que la malle contenait, Chloé a compris pourquoi c’était aussi lourd. Elle aurait dû se douter, évidemment, qu’une mercenaire ne s’amusait pas à planquer un coffre au trésor pour de vieilles photos et quelques vêtements.

— Tu vas les pourchasser ? a-t-elle demandé.

Séléna a attrapé un pistolet mitrailleur et a vérifié que la culasse coulissait correctement. Elle devait considérer le claquement de celle-ci (un beau clac-clac, pas le « clic-clic » ridicule que m’avait murmuré le sorcier à l’oreille dans la fourgonnette) comme une confirmation, car elle n’a rien dit d’autre.

— Je viens avec toi.

— Non. J’ai déjà appelé Lockheart. Elle devrait arriver d’une minute à l’autre.

Chloé est restée perplexe quelques secondes, à la fois devant le refus de Séléna et à cause du fait qu’une policière était au courant. D’abord, la vampire se mettait à la tutoyer, et maintenant elle lui faisait confiance ?

— C’est une flic, a-t-elle dit, comme si Séléna n’était pas au courant.

— Je l’ai prévenue que, cette nuit, c’était plutôt à considérer sur son temps libre. Vu que les autres ne voulaient pas que je prévienne la police.

Cette fois-ci, Chloé n’a pas eu envie de secouer Séléna par les épaules, mais a plutôt envisagé de lui filer un coup de pelle.

— Comme tu peux lui faire confiance ? s’est-elle exclamée. Quand on dit que tous les flics sont des bâtards, tu crois que c’est pour la blague ?

Séléna lui a fait un sourire sans joie.

— Les mercenaires ne valent pas bien mieux.

Elle a arrêté un instant de chercher dans son coffre à jouets, et s’est approchée de Chloé. Elle s’est agenouillée en face d’elle, et a posé une main sur chacune de ses épaules.

— Tu es une fille bien, a dit Séléna en la regardant dans les yeux. Ce qu’on va devoir faire cette nuit… Laisse plutôt ça à des bâtardes, d’accord ?

— Je ne peux pas rester sans rien faire.

Si la vampire avait réagi de manière un peu plus agressive, elle aurait pu continuer à lui crier dessus. Peut-être lui coller une beigne. Peut-être même que ça lui aurait fait du bien. Mais là, elle avait juste envie de pleurnicher. Et ce n’était pas le moment de pleurnicher. Si les larmes devaient couler, elles couleraient suffisamment tôt.

— Tu n’es pas obligée de rester à rien faire, est intervenue Ezili.

Elle se tenait dans l’encadrement de la porte du jardin, des lunettes noires sur le nez et une canne blanche à la main. Elle a fait un petit sourire à Chloé.

— Toi et moi, on sera l’équipe B.

— Non, a protesté Séléna. C’est nous l’équipe B. Comme bâtardes. Vous, vous serez l’équipe A. Comme anagramme.

— Anagramme ? a demandé Ezili.

— Ce n’est pas le nom des dessins de sorcières ?

— Pentagramme.

— Ouais, voilà.

— Ça ne marche pas, du coup.

— Non.

Chloé était un peu perdue dans la discussion mais, heureusement, c’est le moment où la sonnette de la porte d’entrée a retenti.

— Ah ! a dit Séléna. On dirait que mon taxi est là.

Un peu ahurie, Chloé a regardé la vampire faire son choix parmi les armes à feu. Elle avait clairement du mal à prendre une décision, car elle a fini par en attraper autant qu’elle pouvait en porter avec ses deux mains.

Elle a entendu des bruits de pas venant du salon. Est-ce que cette connasse de flic était entrée sans y être invitée ? Elle ne pouvait pas se contenter d’attendre à la porte ? Chloé s’est empressée de se remettre debout, n’ayant aucune envie que Lockheart la voit assise par terre.

Quelques secondes plus tard, la policière apparaissait dans le jardin.

— Salut, la compagnie, a-t-elle lancé sur un ton léger.

Elle s’est ensuite tournée vers Ezili et a froncé les sourcils.

— Vous êtes qui, vous ?

— Pas vos ognons, a répliqué la sorcière.

Lockheart a haussé les épaules, en réussissant à donner un ton dédaigneux à ce geste.

— D’accord. Et ce qui s’est passé, c’est mes ognons ou pas ?

Elle s’est tournée vers Chloé et lui a fait un petit sourire arrogant.

— Peut-être que vous n’avez toujours rien à déclarer ? D’habitude, ça ne me pose pas de problème. J’aime bien résoudre les mystères moi-même. Mais il semblerait que dans le cas présent, on se trouve confrontées à une deadline.

Chloé a poussé un soupir. Elle n’avait aucune envie d’aider la policière ; d’un autre côté, les circonstances étaient quelque peu particulières, et si elle pouvait aider à faire en sorte que je m’en sorte en vie, il lui semblait qu’il était peut-être temps de faire des compromis.

— On était au resto, elle est sortie fumer une clope. Je l’ai rejointe un peu après, elle n’était plus là et un van blanc partait précipitamment. J’ai essayé de m’interposer, mais il m’a renversée.

— Ce serait trop simple, mais j’imagine que vous n’avez pas eu le temps de noter la plaque ?

Chloé s’est contentée de secouer la tête. Lockheart a pris une grande inspiration, l’air songeur.

— Allons-y, a dit Séléna.

La policière a levé la main pour lui faire signe de patienter un peu.

— Comment ils vous ont trouvées ? Vous avez été suivies ?

— Peu probable, a répondu Chloé.

— Vous aviez vos téléphones ?

La skinhead s’est mordue la lèvre et a senti la culpabilité l’envahir. C’était elle qui m’avait dit que je pouvais passer des coups de fil.

— Oui, a-t-elle fini par dire. Jessie avait rallumé le sien pour passer un coup de fil. Merde.

Lockheart a hoché la tête, et s’est tournée vers Séléna.

— Ils t’ont dit de ne pas prévenir la police. Ça peut être du bluff, mais peut-être qu’ils ont quelqu’un à l’intérieur. Si je vous aide, je vais devoir le faire de manière officieuse. Possiblement outrepasser une loi ou deux.

La vampire lui a fait un grand sourire.

— Ça promet d’être amusant.

— Ça promet de m’attirer des ennuis, a répliqué Lockheart. Je veux quelque chose en échange. Ta confession pour le meurtre de Baptiste Moretti, et tout ce que tu sais autour du meurtre de Léa Soulier et de son père.

Malgré son look de skinhead, Chloé avait une bonne dose de self-control, et c’est uniquement pour cette raison qu’elle n’a pas collé une droite à la policière. Donc, cette connasse n’était pas venue pour m’aider. Tout ce qui l’intéressait, c’était ce qu’elle pouvait en tirer.

— Marché conclu, a répliqué Séléna.

— Quoi ? s’est étranglée Chloé. Tu ne peux pas accepter ça. Tu iras en taule. Je peux venir avec toi et…

— Donne-moi une occasion de faire ce qui est bien, a coupé la vampire. Ça me changera. Toi, tu vas avec Ezili. L’équipe A.

Chloé a ouvert la bouche pour protester, mais Séléna ne lui pas laissé le temps d’en placer une.

— À toute à l’heure. Les premières qui les trouvent ont gagné.

Séléna et Lockheart se sont dirigées vers la sortie. Chloé voulait protester, mais la vampire avait l’air de savoir ce qu’elle faisait. Peut-être qu’accepter cet accord n’était pas aussi affreux que ça n’en avait l’air. Peut-être que Séléna n’avait aucune intention de le respecter. Dans tous les cas, c’était sa décision, pas celle de Chloé.

— Tu as besoin d’un moment ? a demandé Ezili. Ou on peut se mettre au boulot ?

Chloé a secoué la tête, oubliant que la sorcière ne pouvait pas la voir.

— Tu as un plan ? a-t-elle demandé.

Elle n’aimait pas beaucoup l’idée de devoir se retrouver à faire l’assistante pour une vieille sorcière. Ça lui rappelait de mauvais souvenirs. Mais ça lui semblait toujours préférable à se ronger les sangs en comptant sur les deux « bâtardes » pour me retrouver.

— Pas vraiment un plan, a répondu Ezili. Plutôt une idée. Est-ce qu’il y aurait des affaires de Jessica ?

Chloé a hoché la tête. Il semblait qu’on avait bien fait de faire un détour par l’immeuble avant de revenir.

— Séléna les a ramenées.

Elle est retournée dans le salon, à la recherche de nos sacs. Ils n’étaient pas là, et elle a poussé un juron, avant d’en conclure que la vampire devait les avoir montés dans notre chambre. Elle s’y est précipitée, et a trouvé nos affaires posées sur le lit. Elle a attrapé mon gros sac de sport et est redescendue dans le salon, où Ezili s’était assise sur le canapé, à côté du chat.

Chloé a posé le sac devant elle, et s’est assise en face, par terre. Hugin, le corbeau, est venu se poser à côté d’elle pour la regarder faire.

— Quoi ? a-t-elle demandé. Tu veux filer un coup de main ?

Le corbeau a répondu par un croassement, ce qui a amusé sa maîtresse, tandis que Chloé s’est contentée de pousser un soupir avant d’ouvrir le sac.

Rétrospectivement, je suis contente que ce soit elle qui l’ait fait. C’est déjà assez gênant comme ça, de savoir qu’elle avait découvert ainsi que j’avais embarqué des menottes et un gode-ceinture, mais c’était mieux que l’alternative, c’est-à-dire la vieille sorcière tâtonnant parmi mes affaires.

— Il y a des vêtements, a annoncé Chloé sans mentionner le reste.

— Propres ou sales ?

— Propres.

Évidemment. J’étais peut-être une souillon, mais quand je partais quelques jours de chez moi, j’évitais d’emmener mon linge sale. Malheureusement, la réponse n’a pas plu à Ezili.

— Ça ne va pas aller. Il n’y a rien de sale ?

— Non. Je ne crois pas qu’elle se soit changée depuis qu’on est ici.

— Un objet qu’elle porterait souvent sur elle ?

Chloé a remué un peu dans le sac, mais n’a rien trouvé de probant.

— Ou avec du sang, a ajouté Ezili. Le sang, ça marche toujours.

On a beaucoup rigolé, plus tard, lorsque Chloé m’a confié avoir regardé le gode-ceinture et s’être demandé s’il y avait peut-être des traces d’autres fluides corporels, et si ceux-ci marchaient aussi bien d’un point de vue sorcellerie. Mais elle a préféré refermer le sac sans mentionner cela à Ezili.

— Non, je ne vois rien d’utile ici.

Ezili a haussé les épaules.

— Tant pis. On dirait que tu vas devoir reprendre le volant.

Chapitre 3
On séquestre en groupe

Lockheart est sortie, et s’est dirigée vers la berline Citroën grise métallisée qu’elle avait garée sur le trottoir devant la maison. Elle s’est installée au volant et a ouvert la porte pour que Séléna grimpe à côté d’elle, les mains de la vampire étant prises par toutes les armes à feu qu’elle se trimballait.

Lockheart a jeté un coup d’œil à celles-ci, puis a mis le contact.

— Je m’attendais à de plus gros calibres, a-t-elle commenté alors que la voiture s’élançait.

Séléna a haussé les épaules, comme pour s’excuser.

— J’aurais bien aimé, mais je n’ai pas ça ici. Pas non plus de lunettes de vision thermique. J’espère qu’on n’en aura pas besoin.

— Jamais eu l’occasion d’utiliser ça.

— Tu ne sais pas ce que tu manques.

Même si Lockheart n’avait rien contre discuter gadgets et armes à feu, il y avait une question plus urgente à poser, à moins qu’elle ne veuille rouler au hasard.

— Une idée d’où on va ? a-t-elle donc demandé.

— Je commencerais par les suspects les plus probables. Je mettrais Leduc en tête de ma liste. C’est lui qui a tout intérêt à voir Rivière mort.

Lockheart a hoché la tête. Le leader du camp conservateur vampirique était le suspect le plus évident. Mais il y avait quelque chose qui la gênait. C’était peut-être trop évident.

— Je croyais que tu étais persuadée que Montéguy n’était pas derrière tout ça ?

— Montéguy est à Paris, a répliqué la vampire. Il se moque totalement de Rivière. Ce n’est pas une ville si importante. Pour Leduc, c’est différent. Et lui voulait encore que je bosse pour lui.

— Ça me paraît trop facile. Leduc est le suspect idéal, comme tu étais la suspecte idéale pour le meurtre de cette gamine.

— Il faut bien commencer quelque part. Tu as une autre idée ?

La policière s’est pincé les lèvres. De fait, elle en avait une. Elle n’était juste pas sûre de l’assumer. Brutaliser un vampire conservateur, même un leader local, ça ne passerait pas très bien, mais ça passerait. Ce « clan », malgré son influence chez les morts-vivants, avait au final assez peu de connexions avec des institutions humaines. Ce n’était pas le cas de tout le monde.

— Parfois, un allié est celui qui a le plus intérêt à planter un coup de couteau dans le dos, a-t-elle néanmoins dit. Et dans la deuxième tentative d’assassinat sur Rivière, tout pointait, pour des flics pas très regardants, vers Chloé et ses copains garous. Qui aurait intérêt à vouloir nous diriger dans cette direction ?

— Armstrong, a répondu Séléna.

La question était rhétorique, mais Lockheart appréciait la participation de la vampire. C’était mieux que de se parler toute seule.

— Accessoirement, le loup-garou qui a essayé de buter Rivière et a cassé le bras de Jessica était lié à la bande dont il n’est pas du tout le chef.

— Tu aurais pu commencer par ça.

— Je ne sais pas. Pour le coup, ça commence à faire trop évident, et ça me pousserait à vouloir l’écarter de mes suspects idéaux. Mais d’un autre côté, je ne l’aime pas.

Séléna a hoché la tête d’un air approbateur.

— En tant que syndicaliste, je ne peux qu’approuver qu’on commence à aller interroger un patron.

— Est-ce qu’il y a vraiment des gens qui prennent au sérieux cette reconversion au syndicalisme ?

— Pas vraiment, a admis la vampire. Mais c’est toujours mieux qu’élever des poules.

— Je ne trouve pas. J’aime bien les poules. Elles ont un côté apaisant.

Tout en pensant à son éventuelle reconversion future en tant qu’éleveuse, Lockheart a appuyé sur le champignon, et a dirigé la voiture vers le périphérique.

— J’espère vraiment que c’est lui. Sinon, je risque d’avoir des ennuis.

À côté d’elle, Séléna a tiré sur sa vapoteuse.

— Pourquoi tu fais ça ? Prendre ces risques ?

Lockheart a pouffé de rire.

— Sérieusement ? Je pourrais te retourner la question. Je dois te rappeler l’engagement que tu as pris ? Je risque peut-être des ennuis, mais toi, tu es sûre d’en avoir.

Elle avait été étonnée que la vampire accepte ses conditions aussi facilement. Peut-être qu’elle avait sous-estimé son affection pour moi.

— Je ne me suis engagée à admettre qu’un seul meurtre, a répliqué Séléna. Pas vraiment un meurtre, en plus, quand on y réfléchit bien. D’accord, j’avais une arme de gros calibre à la provenance douteuse, mais ma cible était elle-même armée et s’apprêtait à tirer. Je suis sûre que ça peut être qualifié comme de la légitime défense, avec un bon avocat.

Lockheart n’a rien répondu, mais elle restait dubitative. La vampire échapperait peut-être à une lourde peine de prison, mais il n’était pas certain que cela soit son plus gros problème. Les vrais ennuis viendraient sans doute du milieu mort-vivant.

— Sans compter, a repris Séléna, que tu parles toujours du meurtre de « Léa Soulier et de son père ». Comme si ce dernier était accessoire. C’est assez frustrant à entendre. Je veux dire, je peux comprendre que la mort d’une enfant soit plus choquante, mais j’ai l’impression que tu continues à considérer que c’est elle qui était visée.

Lockheart a semblé perplexe.

— Tu es train de dire que c’est son père qui était visé ?

— Je dis juste que je doute vraiment qu’il se soit agi de faire taire un témoin, et qu’il faut envisager une autre option, ce que tu ne sembles pas prête à faire.

— J’y ai pensé, a répliqué Lockheart. Mais ce serait une drôle de coïncidence, quand même. À moins, évidemment…

Elle semblait réfléchir, et s’est mise à murmurer des choses inintelligibles.

— Tu vois ? a répliqué Séléna. Il fallait que je t’empêche de perdre du temps sur ces fausses pistes. Et puis, comme autre raison de t’aider, Jessie est une amie. Je l’aime bien. Je ne suis pas sûre que ce soit ton cas.

— Pas vraiment. Mais je suis à peu près sûre qu’appréhender des assassins et des kidnappeurs fait partie de mon boulot. Tant pis si ça veut dire ne pas respecter la loi à la lettre. Et puis, j’aime bien résoudre les mystères, et Jessica en est définitivement un.

Séléna n’a rien répondu. Elle a probablement regardé la policière avec un air interrogateur, du moins c’était ce que celle-ci espérait ; mais elle était trop occupée à slalomer entre des voitures qui respectaient les limitations de vitesse pour tourner la tête et vérifier.

— J’ai pas mal réfléchi aux incidents la concernant, a expliqué Lockheart. Et j’ai regardé son dossier. Je ne suis pas sûre de ce qu’elle est exactement, mais je mettrais ma main à couper qu’elle n’est pas tout à fait humaine. Et que ceci n’est pas tout à fait étranger à la raison de son enlèvement.

Il semblait à la policière que si la seule raison à mon kidnapping était d’obliger Séléna à tuer Rivière, c’était plutôt stupide. Une stupidité qui pouvait passer pour les deux brutes qui s’étaient fait descendre en essayant déjà de le tuer eux-mêmes, mais qu’elle avait du mal à étendre au mystérieux sorcier que j’avais aperçu s’envoler.

— Ce n’est définitivement pas une démone, a dit Séléna sur un ton étonnamment léger. J’ai essayé d’aborder le sujet avec elle de manière un peu subtile, pour lui faire comprendre que ça ne me posait pas de problème. Elle a cru que je pensais qu’elle était trans.

Lockheart s’est permis un sourire. La piste démoniaque était aussi celle qui lui semblait la plus probable, même si au fond d’elle-même elle continuait à espérer que je sois une elfe, une reptilienne ou peut-être une extra-terrestre.

Malgré une discussion qui semblait plus que cordiale, à échanger des ragots sur ma nature, la policière a senti sa passagère se raidir un peu à côté d’elle. Ce n’était pas une bonne chose. Se tenir à côté d’une vampire tendue qui avait plusieurs armes à feu sur les genoux avait quelque chose de légèrement inconfortable.

— J’espère que c’est juste de la curiosité personnelle, a dit Séléna sur un ton lourd de sous-entendus. Notre petit accord ne prévoit pas que Jessie finisse en taule.

Lockheart a levé les yeux au ciel. Pour qui la vampire la prenait-elle donc ? Si elle avait compté m’arrêter, elle ne lui aurait certainement pas fait part de ses soupçons. Elle n’était pas stupide.

— C’est juste par curiosité. Jessica est une citoyenne respectueuse de la loi, du moins pour une notion assez souple du respect de la loi. Je ne vois aucune raison de l’arrêter.

La vampire a semblé se détendre un peu.

— Professionnellement, a repris la policière, je suis plus intéressée par les kidnappeurs. J’ai toujours rêvé d’avoir l’occasion de m’en prendre à une organisation secrète de sorciers puissants. Je trouve qu’il n’y a pas encore assez de gens dangereux qui me détestent.

L’éclat de rire de Séléna a rassuré Lockheart. Pour ce qu’elles risquaient d’avoir à faire ce soir, elle avait besoin de pouvoir lui faire un minimum confiance. Il ne s’agissait évidemment pas d’une alliance pérenne, et ça ne durerait pas plus loin que jusqu’à la fin de la nuit, mais en attendant, elle ne pouvait pas se permettre d’avoir à s’inquiéter de se prendre une balle « perdue » dans le dos.

Profitant d’une portion de route moins fréquentée, où elle n’avait plus à trop se concentrer pour slalomer à haute vitesse entre deux voitures, Lockheart a lancé un appel téléphonique via l’interface mains libres de la voiture.

— T’appelles qui ? a demandé Séléna sur un ton soupçonneux, tandis que la connexion se faisait.

Le nom était pourtant indiqué sur l’écran de la voiture, remplaçant temporairement le guidage GPS : Sandra.

— Quitte à débarquer avec nos gros sabots, je voudrais être sûre qu’on va le faire au bon endroit. Ne t’en fais pas, ça restera en off.

Le téléphone a sonné trois fois, puis Sandra a décroché.

— Allô !

— Salut, Sandra ! s’est exclamée Lockheart d’une voix enjouée. Ça fait un bail. Comment vas-tu ?

Sandra Blache travaillait dans l’équipe scientifique de la brigade surnaturelle, en région parisienne. Informaticienne, elle était spécialisée dans la récupération de données, mais était aussi tout à fait capable de regarder où un portable était situé.

À l’autre bout du fil, elle n’était, cependant, pas aussi enjouée que sa collègue.

— Tu as encore quelque chose à me demander, hein ?

— Ce que j’apprécie avec toi, c’est que tu arrives à lire dans mes pensées. J’aurais besoin que tu me localises un téléphone. Marcus Armstrong. Je voudrais vérifier qu’il est bien chez lui.

— Et il y a une raison pour laquelle c’est à moi que tu demandes ?

— Une nana enlevée, a expliqué Lockheart. Ils menacent de la tuer si la police est contactée, et je pense qu’ils ont des taupes à l’intérieur.

— Chiotte, a commenté Sandra.

Lockheart l’a entendue pianoter sur un clavier d’ordinateur, puis l’informaticienne lui a rapidement répondu :

— Le téléphone borne bien dans sa villa.

— Parfait.

— Une seconde, est intervenue Séléna. Il y aurait moyen d’avoir une imagerie thermique par satellite ? Histoire d’évaluer le nombre de personnes présentes ?

— À qui je suis en train de parler ? a demandé Sandra. Angie, je ne sais pas qui est ta copine, mais essaie de lui expliquer qu’on n’est pas la CIA, d’accord ?

Un grand sourire narquois aux lèvres, Lockheart a clos la discussion, puis a raccroché. À côté d’elle, Séléna a poussé un soupir.

— J’imagine que ça écarte aussi la possibilité d’un soutien aérien par drone ?

Ignorant la remarque de la vampire, Lockheart a jeté un coup d’œil au GPS. D’après celui-ci, elles arriveraient à destination d’ici quelques minutes. Il était temps de mettre quelques petites choses au clair.

— On résout ce merdier ensemble, a-t-elle dit, mais c’est moi qui suis flic. J’aurai besoin que tu suives ce que je dis. Ça va poser problème ?

Elle s’attendait à une objection de la part de Séléna, mais celle-ci s’est contentée de pianoter sur son téléphone sans montrer d’émotion particulière.

— Ne t’en fais pas, a-t-elle fini par répondre distraitement. Je sais obéir aux ordres.

La phrase avait de quoi surprendre venant d’une punk, mais Lockheart était relativement bien placée pour savoir que le parcours de Séléna ne se limitait pas à cela. Au cours de ses investigations à son sujet, elle avait découvert que les agissements de Séléna pour Montéguy étaient relativement bien connus de la brigade surnaturelle, même si la plupart des crimes qui lui étaient reprochés ne pouvaient pas être prouvés. Ses agissements en dehors de France, cependant, étaient beaucoup plus mystérieux. Lockheart avait pu retrouver ses employeurs, dont des sociétés militaires privées britanniques et américaines, mais aucune trace de ce que la vampire avait bien pu faire pour eux. Après des efforts acharnés, et grâce à l’aide de Sandra, Lockheart avait réussi à retrouver un ancien collègue de Séléna, qui s’était montré évasif sur les détails des missions qu’ils avaient pu accomplir mais avait vanté le professionnalisme de la mort-vivante.

— Tant qu’ils ne sont pas débiles, a néanmoins nuancé la vampire. Qu’est-ce que tu prévois ?

— On n’est pas certaines qu’Armstrong soit impliqué dans l’enlèvement. Je vais donc me présenter officiellement et dire que je veux lui parler à propos de ce qui s’est passé hier à la salle des fêtes. Toi, tu restes dehors et tu regardes ce qu’il se passe. Je garderai mon téléphone allumé dans mon sac pour que tu puisses écouter. Au moindre signe qu’il y a embrouille, ou que Jessica se trouve là, tu attaques avec tout ce que tu as en stock.

— C’est un bon plan, a commenté Séléna.

Lockheart s’est demandé quelques instants si la vampire était ironique ou pas, mais elle a fini par se dire que ce n’était probablement pas le cas.

— J’ai quelques armes en plus dans le coffre. Pas de gros calibre, mais il y a quelques grenades.

Évidemment, tout cela ne faisait pas du tout partie de son équipement réglementaire, mais elle imaginait mal la vampire lui faire la morale sur ce sujet.

— Tu as un gilet ? a demandé celle-ci.

— J’en ai mis un avant de partir.

— Bonne précaution.

Lockheart a arrêté la voiture dans l’allée qui menait à la maison du loup-garou. Si son GPS disait vrai, elles n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres, et il lui semblait préférable que Séléna ne soit pas vue. Elle pouvait finir le trajet à pied. Si on lui posait la question, elle dirait qu’un collègue l’avait déposée.

Elle a présenté son plan à la vampire, qui a hoché la tête d’un air approbateur. Celle-ci lui a tout de même montré son téléphone, qui affichait une vision satellite de la maison. Il ne s’agissait que de Google Maps, et pas d’une vision en temps réel fournie par la CIA, mais cela permettait de se faire une idée de la disposition des lieux.

— Il y a un mur tout le long de la villa, a indiqué Séléna. Ça ne facilite pas une éventuelle intervention de ma part. Je pense que je vais me garer par là.

Elle a montré un coin, sur un chemin qui grimpait sur une colline, à l’opposé de la maison par rapport à là où elles se trouvaient présentement.

— Si tout se passe bien, tu sors par la grande porte et je reviens te chercher ici, a-t-elle repris. S’il y a du grabuge, je serai un peu en hauteur pour pouvoir les canarder.

Lockheart a hoché la tête. L’idée de Séléna lui paraissait bonne, et était en tout cas plus détaillée que son « attaque avec tout ce que tu as en stock ».

— Dans tous les cas, a repris la vampire, tu risques de te jeter dans la gueule du loup.

— Est-ce que c’est une blague sur les garous ? De toute façon, j’imagine que si Jessica est là, m’exfiltrer ne sera pas ta priorité, hein ?

Séléna l’a regardée avec un air grave, renforcé par son visage brûlé qui faisait ressortir ses yeux perçants.

— On ne laisse personne derrière.

Lockheart était un peu surprise par cette déclaration, mais finalement elle cadrait bien avec le personnage et son « code d’honneur » particulier. Peut-être qu’elles s’entretueraient demain ou un autre jour, mais, pour le moment, elles étaient dans la même équipe, et elle aurait son soutien total.

— C’est bon à savoir. J’y vais.

Elle a ouvert la boîte à gants et attrapé une petite sacoche en cuir, qu’elle a rangé dans son sac en bandoulière déjà bien chargé. Elle est ensuite descendue de la voiture, et a fait quelques pas pendant que Séléna prenait sa place au volant. Elle l’a entendue repartir, puis a sorti son téléphone de son sac. Elle y a branché les écouteurs ; elle ne pourrait pas se permettre de les porter en présence des hommes d’Armstrong, mais elle pourrait peut-être les ressortir si, comme elle l’espérait, elle parvenait à obtenir un entretien privé.

Elle a appelé Séléna, qui a mis quelques sonneries à décrocher, sans doute parce qu’elle conduisait.

— Tu m’entends ? a demandé Lockheart.

— Cinq sur cinq. Attends une minute avant de sonner, que je me mette en position. Là, si les choses partent en vrille d’entrée de jeu, je ne pourrais pas te couvrir.

Le conseil lui semblait un peu superflu : il lui paraissait assez improbable que cela parte en fusillade tout de suite, et même si c’était le cas, il était douteux que, située de l’autre côté, la vampire puisse faire grand-chose pour l’aider. Certes, elle avait des talents de sniper, mais elle ne disposait pas d’arme pour tirer aussi loin et la ligne de vue serait probablement bloquée.

Lockheart a tout de même obéi, et s’est allumée une cigarette en attendant le feu vert de sa collègue d’une nuit. Au bout de deux minutes, elle a entendu un sifflement admiratif.

— Tu as des flashbangs, a commenté Séléna, qui devait avoir ouvert le coffre. J’adore les flashbangs.

— La plupart des vampires n’apprécient pas beaucoup les grenades aveuglantes.

C’était pour ça que la policière s’arrangeait pour en avoir un stock. Les morts-vivants, avec leurs sens plus développés, se montraient particulièrement sensibles au flash comme à la détonation sonore.

— J’évite d’ordinaire de me les jeter dessus, a répliqué Séléna.

Quelques instants plus tard, et le temps que Lockheart tire une dernière fois sur sa cigarette, la voix de la vampire résonnait à nouveau dans les écouteurs.

— Je suis en position. Je vois au moins deux gars dans le jardin, et ils ont plus l’air de membres de gang que d’associés corporate.

— Je tâcherai de ne pas les énerver, a menti Lockheart.

Elle a rangé le téléphone et les écouteurs dans son sac et s’est dirigée vers la villa. Comme la vampire l’avait remarqué d’après l’image satellite, le bâtiment était entouré d’un mur de deux mètres de haut. Il ne s’agissait que d’une palissade en bois, et pas d’une grosse épaisseur de béton, mais cela rendrait tout de même une sortie rapide plus compliquée.

En arrivant devant le portail, elle s’est trouvée nez à nez avec un interphone et une caméra. Visiblement, Armstrong n’appréciait pas qu’on débarque chez lui à l’improviste. Elle a sonné, et a montré sa carte de police à la caméra.

— Lieutenant Angela Lockheart, s’est-elle présentée lorsqu’elle a entendu le cliquetis indiquant que l’interphone était connecté. Brigade surnaturelle. Je voudrais parler à monsieur Armstrong.

Pas de réponse, mais au bout de quelques secondes un dring métallique a indiqué que le portail était déverrouillé. Lockheart a poussé la porte, et s’est trouvée face à un type en veste chic. Pas le look « gang » auquel l’avertissement de Séléna l’avait préparée. Peut-être qu’Armstrong avait planqué un peu ses nervis pour donner une meilleure image.

— Bonsoir ! a dit le jeune homme (qui devait sans doute être un garou, mais Lockeart ne pouvait pas en être sûre) avec une voix trop enjouée pour être honnête. Que nous vaut votre visite à cette heure aussi tardive ?

Lockheart a hésité un instant sur le meilleur ton à prendre pour lui répondre. La jouer mielleuse également, ou directement vacharde ? Elle préférait en général la seconde option mais, exceptionnellement, elle a choisi la voie de la diplomatie.

— Je suis désolée si vous étiez déjà couchés. La brigade surnaturelle est habituée aux horaires nocturnes.

— Bien sûr, a répliqué le type avec un sourire de façade.

— J’enquête sur une bande d’excités soupçonnés de tentative d’homicide. Comme ce sont les mêmes individus qui ont perturbé une conférence de monsieur Armstrong, j’espérais que celui-ci pourrait m’aider.

L’homme a hoché la tête d’un air satisfait.

— Suivez-moi, s’il vous plaît.

Il l’a faite monter au premier étage de la résidence. Lockheart n’a pas vraiment eu le temps de visiter la demeure, mais elle a pu voir qu’il y avait une piscine, près de laquelle se préparait un barbecue. Elle n’a croisé personne à part l’employé poli, mais vu le nombre de saucisses qui cuisaient, soit Armstrong et son espèce de majordome étaient de gros mangeurs, soit on avait fait passer la consigne de planquer les gens pas présentables.

Au premier étage, l’homme a frappé à une porte en bois massif.

— Monsieur, a-t-il indiqué, une policière voudrait vous voir.

— Entrez, a répondu Armstrong à l’intérieur.

Lockheart s’est demandé à quel point tout cela relevait du cinéma. Elle soupçonnait que, quelques secondes plus tôt, le loup-garou était autour du barbecue avec ses potes. Toujours est-il que lorsque le pseudo-majordome a ouvert la porte, il était derrière son bureau, sur lequel traînait un tas de documents et un ordinateur portable.

— Que voulez-vous ? a-t-il demandé à Lockheart. Comme vous le voyez, je suis un peu occupé.

La policière n’appréciait pas vraiment qu’on se foute d’elle, mais elle n’a pas relevé.

— Ça ne prendra pas longtemps. C’est à propos de ce groupe de gauchistes qui est intervenu pendant votre conférence.

Armstrong a passé une main dans ses longs cheveux blonds, et a arboré un petit sourire.

— C’est manifestement le prix à payer lorsqu’on monte une entreprise qui marche, dans ce pays.

— Ils sont aussi soupçonnés d’avoir attenté à la vie de monsieur Rivière, a expliqué la policière sur un air grave.

— Je vois, a fait Armstrong sur un ton plus sérieux. En quoi puis-je vous aider ?

Il a fait un petit signe à son homme, qui a quitté la pièce pour les laisser seuls. Lockheart a d’abord été soulagée, car cela favorisait son plan ; mais après coup, elle a eu un léger doute. Si Armstrong se montrait coopératif, c’était peut-être qu’il avait mordu à l’hameçon, mais peut-être aussi parce qu’il n’était pas impliqué dans mon enlèvement.

Si elle avait eu d’autres pistes sérieuses et plus de temps, la policière aurait peut-être décidé de changer d’approche, mais les circonstances étaient ce qu’elles étaient, et elle a refermé la porte. Celle-ci pouvait se verrouiller de l’intérieur, ce qui l’arrangeait bien, et elle a discrètement fait tourner le loquet avant de se tourner vers Armstrong.

— Puisqu’on parle des gauchistes, a-t-elle dit, vous connaissez Philippe Poutou ?

Armstrong l’a regardée avec un demi-sourire interrogateur sur le visage.

— Pardon ?

— Pas personnellement, je veux dire. Mais vous l’avez vu à la télé, je suppose ? J’ai du respect pour le bonhomme, même si je ne suis évidemment pas d’accord avec toutes ses positions, notamment sur le désarmement de la police.

Le chef d’entreprise la regardait parler du leader d’extrême-gauche avec un air perplexe, ne voyant manifestement pas où elle voulait en venir.

— Il avait fait une intervention assez marquante, a repris Lockheart. « Nous, on débarque chez le patron en groupe, on séquestre en groupe. » Jolie punchline, mais j’ai du mal avec cette phraséologie d’extrême-gauche, pas vous ?

Armstrong a fait un sourire plus franc.

— Clairement.

Lockheart lui a fait, à son tour, son sourire le plus enjôleur. Puis elle a sorti le Taser de son sac et a appuyé sur la détente. Deux électrodes sont allées se planter dans la chemise blanche du loup-garou, et une décharge de 20 000 volts l’a arraché à sa chaise.

— C’est toute cette focalisation sur le collectif, je suppose, a dit Lockheart en attrapant une grosse chaise en bois qui se trouvait devant le bureau. Personnellement, je préfère faire ça seule. C’est un petit plaisir coupable, je suppose.

Elle a incliné la chaise et calé le dossier sous la poignée de la porte. Cela lui permettrait de gagner un peu de temps si le verrou venait à céder. Après quoi, elle est revenue en direction d’Armstrong, qui s’agitait au sol, pris de spasmes.

— Et puis, a-t-elle repris, ça reste un foutu droit-de-l’hommiste. Je ne pense vraiment pas qu’il approuverait mes méthodes d’interrogation.

Elle s’est tenue devant Armstrong, et a sorti la petite sacoche en cuir, qu’elle a ouverte. Même si l’entrepreneur n’était plus vraiment maître de ses mouvements, il a semblé à Lockheart que son regard semblait passablement horrifié lorsqu’il s’est posé sur les différentes lames et pinces coupantes précisément rangées dans la sacoche.

Chapitre 4
L’odeur du sang

Avant de partir en voiture, il fallait qu’Ezili se prépare un peu, et Chloé l’a regardée enfiler un long blouson et un chapeau, tous deux en cuir noir. S’il n’y avait pas eu sa canne blanche, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une jeune gothique et pas d’une vieille aveugle.

Chloé pensait qu’elle était maintenant prête à se mettre en route, et s’est dirigée vers la porte, mais la sorcière a cherché à tâtons quelque chose sur la table basse, puis n’a pas trouvé, et s’est dirigée vers une commode. Chloé s’est retenue pour ne pas pousser un soupir d’exaspération : il lui semblait qu’à chaque minute qui passait, les chances de me revoir en vie diminuait. Ce qui me semble un peu exagéré, vu que mes ravisseurs avaient laissé vingt-quatre heures avant la limite fatidique ; moi, personnellement, j’aurais trouvé qu’il n’y avait pas le feu au lac et qu’on avait le temps de se boire une bière avant de se mettre en route.

— Tu cherches quoi ? a-t-elle fini par demander.

— Ça, a répondu Ezili en brandissant le fusil à canon scié que sa mère avait laissé.

Chloé a levé les yeux au ciel, une façon pratique de se laisser aller à marquer son impatience sans que la sorcière ne le remarque.

— Tu comptes t’en servir ?

— Je pensais te le prêter.

— Non merci, a répondu Chloé. Je n’aime pas les armes à feu.

— Tu es un drôle d’oiseau, a raillé la sorcière. Une skinhead qui refuse la violence ?

— Je n’ai pas causé de violence. Juste d’armes à feu.

— En parlant d’oiseau… a dit Ezili en ignorant sa remarque.

Elle a poussé un sifflement, et le corbeau Hugin est allé se poser sur son épaule gauche.

— On peut y aller, maintenant ? a demandé Chloé.

— Que d’empressement !

Au soulagement de Chloé, la sorcière, le fusil et son corbeau se dirigeaient néanmoins vers la porte.

— Tu as lu les fables de la Fontaine ? a demandé Ezili. Le lièvre et la tortue ? Ou encore, « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » ? Je ne sais plus d’où ça vient, celle-là.

Tandis qu’elle dissertait, Chloé avait refermé la porte derrière elle et s’approchait de la voiture. La deux chevaux était indubitablement plus proche de la tortue que du lièvre.

— Je ne sais pas. Niveau dictons, je suis plutôt « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ».

— Tu réalises qu’il y a un « il ne faut pas dire » avant, normalement ?

Tandis qu’elles échangeaient sur les meilleurs dictons de la langue française, Chloé s’était installée au volant, et a mis la clé dans le démarreur. Comme ça lui était déjà arrivé plus tôt dans la soirée, le moteur s’est lamentablement étouffé.

— Je te l’ai dit, a fait Ezili en s’asseyant à côté d’elle. Patience et longueur de temps. Laisse-moi faire.

Posant sa canne blanche entre ses jambes, et tandis que le corbeau se perchait sur l’appuie-tête, elle a tendu la main vers la clé, a tâtonné quelques secondes, puis l’a actionnée. La voiture a démarré du premier coup.

— Il faut avoir le coup de main.

Chloé a regardé l’aveugle avec un air soupçonneux, puis a appuyé sur l’accélérateur.

— Juste une question. Ça t’arrive souvent de conduire cette voiture ?

— Seulement occasionnellement. Je préfère la Dodge, mais maman n’aime pas beaucoup me la prêter.

***

Elles ont roulé pendant un moment dans un silence pesant, que Hugin a fini par rompre par un croassement tonitruant. Ezili en a profité pour rebondir sur son intervention :

— Ça doit te rappeler le bon vieux temps. Être en chasse avec une sorcière, pour essayer de retrouver des connards de mages.

Chloé n’a rien répondu. Le temps qu’évoquait sa passagère ne lui évoquait pas de joyeux souvenirs, et elle se serait bien passée de sa présence si elle avait eu une meilleure idée. Mais la seule alternative était de se tourner les pouces en espérant que Séléna et sa nouvelle pote flic fassent le boulot, et il était hors de question qu’elle se résolve à cela.

— Ça doit être sérieux, entre toi et Jessica, a repris Ezili.

Chloé a poussé un soupir bruyant, et il lui semblait que cela ne reflétait pas suffisamment le dédain que la remarque lui inspirait.

— Ouais, a-t-elle raillé. On a prévu de se marier. Si c’était juste une relation sans lendemain, je pourrais regarder la télé tranquille pendant qu’elle se fait buter.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Elle va s’en sortir saine et sauve, ne t’en fais pas pour ça. Je m’étonnais juste, vu ton rejet de la violence et des secrets, de ta facilité à replonger dans tout ça pour une fille qui s’en entoure autant.

À ce moment-là, malgré son rejet présumé de la violence (qu’il fallait sans doute relativiser par le fait qu’elle restait tout de même une skinhead), Chloé a eu très envie de coller une droite à sa passagère. Elle s’est néanmoins retenue, en partie parce que ça ne lui semblait pas très fair-play de frapper une aveugle qui ne pouvait pas voir le coup venir, et par ailleurs parce qu’elle craignait de se faire en représailles crever les yeux par Hugin.

— Va te faire foutre. Ce n’est pas de sa faute si elle se retrouve mêlée à tout ça, et si des connards l’ont enlevée.

— Ce n’est pas ce que je dis. Tu vas la retrouver saine et sauve. Je parle de l’après, quand ce sera réglé et que tout ira bien. Est-ce que tout ira vraiment bien, entre vous ? Parce que j’ai peur qu’il y ait quelques secrets qu’elle ne t’ait pas révélés.

Nouveau soupir de la skinhead. Elle n’était pas sûre de voir où Ezili voulait en venir, mais elle n’appréciait pas le tournant de la discussion.

— Réglons d’abord le présent avant de penser au futur. Et pour ta gouverne, ce qui a fini par me poser problème, c’était votre merdier de guerre clandestine et d’organisation secrète. Les deux mots, ensemble, « organisation », et « secrète ». Je n’ai rien quand c’est pris séparément, ni contre les organisations, ni contre les secrets. Et vu le niveau d’organisation de Jessie, je pense qu’elle peut se permettre d’avoir des secrets.

***

— Une seconde, ai-je demandé, bien plus tard, une fois tout cela fini. Tu ne savais pas si je n’étais pas en train de me faire torturer, enchaînée à un plafond, la bouche bâillonnée, les cuisses lacérées par les lanières en cuir d’un fouet manié d’une main experte et puissante ?

Chloé m’a jetée un regard perplexe, et j’ai réalisé que j’avais glissé de la menace sinistre qui pouvait peser sur ma poire au fantasme personnel. Oups.

— Et, ai-je repris, ce qui était important, c’était de me balancer une pique en mon absence sur le manque de rangement de mon appartement ?

Rétrospectivement, je ne suis pas sûre que le désordre chez moi soit la seule chose que Chloé ait visé en pointant mon manque d’organisation. Cependant, elle a été assez courtoise pour ne pas se défendre en mettant cela en avant :

— Je cherchais juste à clouer le bec à cette connasse et à ses insinuations. Et je pensais plus important d’essayer de faire quelque chose plutôt que de dire du bien de toi. Tu aurais préféré que je reste dans un canapé à composer un poème à ta gloire ?

Elle avait marqué son point, et elle aurait très bien pu s’arrêter là ; mais, à ma grande surprise, la skinhead a commencé à déclamer sur un ton solennel :

Ô Jessica chérie, te reverrai-je un jour ?

De malfaisants masqués t’ont lâchement enlevée

Et menacent sommairement de te décapiter.

Serai-je à tout jamais privée de toi, Amour ?

De malotrus vampires risquent de te vider

De ton hémoglobine pour pouvoir se repaître.

Ou peut-être font-ils ça aux ordres d’un sombre maître

Et veulent te livrer à des foutus sorciers ?

Mais aurais-tu voulu enfin me voir agir ?

Pour ainsi de ce fait t’empêcher de périr ?

J’aurais pu, il est vrai, m’sortir les doigts du cul.

J’ai plutôt préféré te composer ces rimes

Qui te sont consacrées, ma déesse sublime,

Car les belles paroles sont toujours invaincues.

Je l’ai regardée, quelque peu décontenancée.

— Tu viens d’improviser tout ça ? ai-je demandé.

Chloé a haussé les épaules.

— Ouais. Je sais pas pourquoi des gens en font des caisses avec la poésie, au fond c’est juste la version huppée de trouver des slogans à gueuler en manif.

***

Toujours est-il que, dans la voiture, Chloé et Ezili avaient fini par arriver à destination, sans que la sorcière ne remette sur le tapis les sombres secrets que je dissimulais. Qui n’étaient pas si sombres que ça, il ne faut pas non plus exagérer, ce n’est pas comme si j’avais été une nazie ou un agent secret travaillant pour la CIA.

Chloé a garé la voiture devant notre immeuble, et Ezili a posé sa main sur son corbeau, toujours perché sur l’appuie-tête.

— Tu restes là, d’accord ?

Hugin a répondu par un croassement d’approbation. Alors qu’elle descendait de voiture, Chloé a soulevé la question qu’on était en droit de se poser :

— C’est un vrai corbeau, ou une sorte de familier démoniaque ?

La sorcière a hésité un moment, puis a simplement répondu :

— Oui.

Chloé n’a pas insisté. Après tout, comme elle l’avait dit plus tôt, elle n’avait pas en soi de problème particulier avec les secrets, et ne tenait pas à percer ceux de ses connaissances. Elles se sont dirigées toutes deux vers l’ascenseur. Comme sa maman, plus tôt dans la soirée, Ezili tentait de camoufler le fusil à canon scié sous son manteau. Ma voisine de palier devait commencer à s’habituer à la chose.

Tandis que l’ascenseur s’élevait lentement vers le troisième étage, Chloé a tout de même demandé :

— Dans la mythologie, Odin a filé un de ses yeux et a eu deux corbeaux en échange. Si on suit cette logique, tu ne devrais pas en avoir quatre ?

— Contente de voir que faire des blagues sur mon handicap permet d’évacuer ton stress.

Alors que les portes de l’ascenseur s’ouvraient, Chloé a hésité à se sentir coupable, puis s’est dit que ce n’était pas la priorité du moment. Surtout qu’en voyant la porte fermée de mon appartement, elle a réalisé qu’elle n’avait pas les clés. Elle s’était toujours dit qu’il faudrait qu’elle apprenne à crocheter une serrure, ne serait-ce que la sienne au cas où elle perdrait ses clés, ou pour impressionner une nana qu’elle voulait draguer ; mais elle avait toujours remis la chose à plus tard.

— Merde. On n’a pas les clés.

— Ne t’en fais pas, a répondu Ezili. J’ai un passe-partout. C’est la bonne porte ?

En voyant la sorcière poser ses doigts à tâtons contre la serrure, Chloé a cru que celle-ci avait véritablement un passe-partout, ou des talents de crochetage. Ou alors, en tant que membre éminente de la Sororité de sorcellerie, qu’elle ferait appel aux arts occultes pour déverrouiller la porte.

Ce n’est qu’en entendant la détonation du fusil à canon scié que Chloé s’est rappelé qu’Ezili était aussi la fille de Séléna, et pouvait avoir la même approche directe.

Sa première réaction a d’abord été de vouloir pester, puis elle s’est ravisée et s’est dit que ce qui était fait était fait, et qu’il valait mieux en terminer rapidement avant que les flics ne débarquent. Elle s’est donc précipitée dans mon appartement et, grâce à mon niveau réduit d’organisation, a rapidement déniché un de mes tee-shirts crades qui traînait par terre.

— Du linge sale, a-t-elle demandé, ça ferait l’affaire ?

Ezili a fait une petite grimace.

— S’il n’y a que ça, on peut tenter, mais ce n’est pas idéal. Ce qui marche bien, c’est des choses où il y a un aspect émotionnel. Ou du sang, ça marche souvent pour tout ce qui est sorcellerie. Plutôt si ça vient de blessures violentes. Pour l’émotion.

Chloé a poussé un soupir, et s’est dit que trouver un objet adapté ne s’annonçait pas simple. Elle n’avait aucune idée des objets auxquels je pouvais bien être attachée (du moins métaphoriquement ; elle avait une idée plus claire des accessoires auxquels j’étais parfois attachée plus littéralement) et mettre la main sur le sang de quelqu’un, qui plus est venant d’une blessure violente, ne s’annonçait pas chose facile.

Elle s’est ensuite souvenue de la première fois qu’elle était venue chez moi, et s’est précipitée vers la salle de bains, en espérant que je n’avais pas vidé la poubelle. Je m’étais juré de le faire, mais j’avais évidemment oublié à chaque fois ; par conséquent, même si elle débordait quelque peu, Chloé n’a pas eu beaucoup de mal à retrouver les bandes ensanglantées qu’elle m’avait collées sur le crâne quelques jours plus tôt.

Portée par une soudaine vague de soulagement, elle est retournée à l’entrée de l’appartement et a tendu les bandes à Ezili pour qu’elle les examine. À sa consternation, la sorcière se les est collées devant les narines et a pris une grande inspiration, sans doute parce qu’elle n’avait pas vu d’où Chloé les avait sorties.

— Ça fera l’affaire, a-t-elle dit. Ça te dit si on continue dans la voiture ? Peut-être qu’on ne va pas trop traîner ici.

Ensemble, elles sont redescendues et se sont installées dans la deux chevaux, sans être inquiétées par des voisins ou des forces de l’ordre. Vu qu’il y avait déjà eu une fusillade au même endroit la veille, peut-être que les autres habitants s’étaient habitués à la chose ; ou alors jugeaient-ils préférables de rester chez eux en attendant d’être sûrs que les choses se soient calmées.

Une fois au volant, Chloé a démarré immédiatement, et pour une fois la voiture a accepté de se mettre en route du premier coup. À côté d’elle, Ezili se remettait à renifler les bandes ensanglantées.

— Ta copine est quand même un peu bizarre, a-t-elle commenté. D’habitude, dans ce genre de cas, l’émotion qu’on ressent principalement, c’est la peur ou la colère. Pas le désir.

Chloé a repensé au moment où elle m’avait posé ces bandes sur la tête, et où on s’était échangé notre premier baiser.

— Disons qu’il y avait des circonstances particulières. Tu vas pouvoir t’en servir pour la retrouver ?

— Moi ? a demandé Ezili. Oh, non, je suis nulle pour ce genre de choses. Pourquoi tu crois que j’ai emmené Hugin ?

Chapitre 5
Twix

— Je vous le jure ! a crié Armstrong. Je ne sais pas de quoi vous parlez !

Ignorant sa supplique, Lockheart a serré la main sur sa pince coupante, et l’un des annulaires du loup-garou est tombé au sol, rejoignant l’auriculaire qui s’y trouvait déjà. Heureusement, il ne portait pas d’alliance. Ça aurait rendu les choses plus compliquées.

Armstrong a poussé un hurlement de douleur qui n’était pas le premier. Lockheart l’avait attaché à son fauteuil avec des menottes contenant de l’argent. La plupart des loups-garous n’avaient pas les mêmes capacités que les vampires à se rendre insensible à la douleur, mais elle avait préféré être sûre. Elle commençait à regretter un peu son choix : les cris allaient finir par attirer l’attention.

— Il y a du mouvement, a confirmé Séléna dans son oreillette. Tu n’as plus beaucoup de temps.

Aussitôt le loup-garou attaché, elle avait ressorti son téléphone, pour pouvoir entendre ce que la vampire lui racontait.

Lockheart a poussé un soupir. La porte du bureau avait beau être solide, elle ne tiendrait pas éternellement, et lorsque les sbires d’Armstrong débarqueraient, ils risquaient de ne pas apprécier la scène. Les choses risquaient de mal tourner.

Moi, personnellement, j’aurais considéré que me trouver debout au milieu de doigts coupés se trouvait déjà quelques bons kilomètres au-delà de la frontière menant aux choses qui tournaient mal, mais clairement Lockheart n’a pas les mêmes critères que moi.

En me narrant la scène, plus tard, elle m’a expliqué qu’elle voyait cela avant tout comme psychologique. Selon elle, la douleur est assez secondaire, sauf lorsqu’elle doit s’y reprendre à deux fois. C’est surtout le fait d’agiter les doigts devant le nez de l’interlocuteur qui produit son effet.

Pourtant, elle n’a pas pris le temps de le faire avec l’annulaire. Elle devait vraiment se sentir pressée.

— Arrête de te foutre de moi ! a-t-elle hurlé. Le garou qui a essayé de buter Rivière faisait partie de ta clique ! Tu vas me faire croire que tu n’as aucun contrôle sur eux ?

Elle a déplacé sa pince coupante pour placer ses extrémités autour du majeur de l’entrepreneur garou. Celui-ci a essayé de se dégager, comme il l’avait fait pour les deux doigts précédents, mais ce n’était pas une chose facile à faire, les mains menottées dans le dos.

— Attendez, attendez ! a protesté Armstrong. Il n’agissait pas sur mes ordres ! J’ai essayé de me renseigner !

Lockheart a relâché un peu la pince coupante. Enfin, un début potentiel d’information utile. Soit ça, soit il racontait n’importe quoi pour arrêter le massacre, au moins temporairement.

— C’est un coup des vampires ! a ajouté Armstrong.

Lockheart a poussé un soupir en se disant qu’il inventait. « Les vampires », c’était flou, et pratique pour pointer du doigt le camp d’en face. Ce qui voulait probablement dire qu’il ne savait rien.

C’était emmerdant, parce que ce genre d’interrogatoire musclé (Lockheart faisait son possible pour éviter toute mention explicite du mot « torture ») passait mieux, d’après son expérience, lorsque ça permettait effectivement de sauver quelqu’un. On pouvait évoquer le scénario de la bombe à retardement et des arguments pseudo-philosophiques pour dire qu’il s’agissait de choisir le moindre mal. En revanche, si ça ne servait à rien, l’argument ne passait pas vraiment. Lockheart comptait bien essayer de leur expliquer la chose d’un point de vue probabiliste, mais elle n’était pas certaine que sa hiérarchie soit réceptive à l’argument.

Le fait qu’il s’agisse d’un chef d’entreprise blanc n’allait évidemment pas aider.

— Il fréquentait une nana. Un de mes gars l’a aperçue, une vampire blonde. Il m’a dit qu’elle s’appelait Emi.

Lockheart a froncé les sourcils. Voilà qui devenait un peu plus précis. Et Émi… le nom lui disait quelque chose. Peut-être que toute cette histoire n’était pas que du flanc, finalement.

Elle aurait bien posé plus de questions à Armstrong, mais il y a eu de gros coups à la porte.

— Chef ? a crié quelqu’un. Chef !

— À l’aide ! a hurlé Amstrong.

Lockheart lui a jeté un regard mauvais, mais il était de toute façon trop tard pour faire quoi que ce soit.

— Tu as une sortie ? a-t-elle demandé.

Elle s’adressait évidemment à Séléna, mais Armstrong l’a regardée avec un air de défi, style « je ne te le dirais pas ». Il faisait moins le malin quelques secondes plus tôt.

— La fenêtre au nord-ouest, a répondu la vampire via son oreillette. Ça mène sur une sorte d’auvent. De là, si tu prends ton élan et que tu sautes, tu devrais pouvoir passer par-dessus la palissade.

Lockheart a levé les yeux au ciel. Est-ce que Séléna se rendait compte qu’elle n’était qu’une simple humaine, et qu’elle risquait de se casser la jambe avec ce genre d’acrobaties ?

— Tu n’as pas encore moins pratique ? a-t-elle commenté.

— Sinon, tu peux sortir par la porte. Je pense qu’ils ne sont qu’une demi-douzaine, ça se tente.

Lockheart a cherché quelque chose à répondre, mais elle a été perturbée lorsque la lourde porte en bois massif s’est effondrée sous le poids d’un énorme loup. De base, la plupart des loups-garous sont plus imposants sous leur forme animale que leur version non surnaturelle, peut-être pour des raisons de conservation de la masse ou un truc dans le genre ; mais celui-ci était, genre, vraiment gros, à tel point que Lockheart s’est demandé un moment s’il ne s’agissait pas d’un ours-garou. Toujours est-il qu’elle a abandonné son projet d’avoir le dernier mot, et s’est précipitée vers la fenêtre.

Elle a sauté à travers celle-ci, et a atterri sur l’auvent dont lui avait parlé Séléna. La vampire avait cependant omis de mentionner qu’il était en pente. Déstabilisée, la policière est tombée, a roulé un peu contre des tuiles rouges, puis a chuté de l’auvent et s’est retrouvée par terre, la gueule dans l’herbe.

Elle aurait pu se dire qu’au moins, ce n’était pas du béton, mais en voyant l’énorme loup atterrir à côté d’elle, elle en a oublié de remercier le sort.

— Flashbang, a indiqué Séléna dans l’oreillette.

Sa voix était calme, trop calme peut-être au vu des circonstances. Lockheart aurait réagi plus prestement si la vampire avait gueulé « Fire in the hole! » ou quelque chose dans le genre. Au lieu, de ça, elle est restée perplexe une demi-seconde, avant de comprendre qu’il valait peut-être mieux qu’elle ferme les yeux.

Ensuite, sans surprise au vu du nom de ces grenades, il y a eu un BANG ! assourdissant et un flash aveuglant, même avec les paupières fermées.

Lockheart a rouvert les yeux, mais n’a pas vu grand-chose pendant plusieurs secondes. Elle a ensuite senti qu’on la soulevait pour l’aider à se redresser, et son premier réflexe a été de se débattre avant de réaliser qu’il s’agissait de Séléna. Qu’est-ce qu’elle foutait là ?

Lockheart a cligné des yeux tandis que la vampire la guidait, et elle a réalisé que la voiture était là aussi. Elle était visiblement passée en marche arrière à travers la palissade. La policière s’est demandé pourquoi elle ne l’avait pas entendue, et le sifflement dans ses oreilles lui a semblé être un bon élément de réponse.

Reprenant un peu ses esprits, Lockheart a ouvert la portière arrière gauche tandis que Séléna grimpait devant elle et appuyait sur l’accélérateur. La voiture s’est précipitée dans un bond vers le trou dans la palissade, et la policière s’est autorisé un soupir de soulagement en pensant être tirée d’affaire.

Elle a ensuite été plaquée contre son dossier lorsque la voiture s’est mise à grimper la colline que Séléna avait descendue en marche arrière pour venir la chercher. La colline à la pente raide, pleine d’herbe et de boue. Il n’y avait aucune chance que sa Citroën parvienne à la remonter, et malgré le sifflement résiduel dans ses oreilles, elle a bientôt entendu le bruit du patinage des roues qui venait confirmer son appréhension.

Puis la vampire a donné un petit coup de volant, a accéléré un peu plus doucement, et la voiture s’est remise à grimper. Cette fois-ci, Lockheart n’a pas osé soupirer avant qu’elles aient fini de monter la côte. Lorsque Séléna a enfin engagé sa voiture sur la route en terre, elle s’est remise à respirer.

— Désolée pour la voiture, a commenté la vampire sur un ton léger. J’espère que t’es bien assurée.

— C’est une voiture de fonction. T’étais sûre de ton coup, pour cette montée ?

— Pas vraiment, a admis la vampire. Pour ce genre de choses, je suis plus habituée aux Hummers.

— Ah, et la prochaine fois, préviens-moi que l’auvent est en pente. Et en putain de tuiles.

— Si tu voulais parler construction et génie civil, il fallait rester avec Armstrong. Tu as une idée de qui peut être Émi ?

Lockheart a hésité. Le nom lui disait vaguement quelque chose, mais elle ne voyait pas.

— Une seconde.

Elle a sorti son téléphone et a composé le numéro de Sandra. Dès que celle-ci a décroché, elle ne lui a pas laissé le temps d’en places une et a demandé :

— À propos de cette histoire d’enlèvement. Une certaine Émi, blonde, vampire, peut-être connectée à Thomas Rivière d’une façon ou d’une autre. Tu aurais une idée de qui ça peut être ?

— Hé ! a protesté Séléna. C’est totalement de la triche. Moi aussi je pouvais utiliser le joker « coup de fil à une amie » !

Lockheart a jeté un regard mauvais à la vampire, ce qui n’était pas très utile vu que celle-ci était concentrée sur la route et ne regardait pas derrière elle. À travers le téléphone, Lockheart entendait Sandra pianoter.

— Une seconde. Je regarde dans Anacrim.

— Merci. Tu me sauves la vie.

— Techniquement, je sauve la vie à la nana enlevée que tu vas sauver, a machinalement corrigé Sandra. J’ai une Émilie, qui travaille au bar Les Feuilles Rouges avec Carmen.

— Merde ! s’est exclamée Séléna. Elle ?

Lockheart était aussi un peu surprise. Elle avait aperçu cette Émilie de loin, mais elle ne lui avait pas fait beaucoup d’impression.

— Tu peux me dire où elle est ?

— Non. Elle a dû couper son téléphone.

Lockheart a levé un sourcil. Cela n’allait pas aider à la trouver, mais c’était intéressant. Bien sûr, il y avait des tas de raisons de couper son téléphone, il suffisait de ne plus avoir de batterie. Mais de nos jours, plus personne n’avait son téléphone éteint sans raison.

— Et sa patronne, Carmen ? a-t-elle demandé.

Quelques bruits de doigts sur le clavier.

— Visiblement, elle est chez le Thomas Rivière dont tu m’as parlé.

— Merde, a commenté Lockheart.

— Je t’envoie l’adresse, a continué Sandra. Juste par curiosité, sur une échelle de un à dix, à quel point ma petite contribution risque de m’attirer des ennuis ?

— Trois, a répondu Lockheart.

— Oh, a fait Sandra. Ça va, alors. Bonne chance.

La policière a raccroché, et a décidé qu’elle avait bien mérité une cigarette.

— Trois ? a demandé la vampire tandis qu’elle tirait une latte. Couper des doigts, ça n’est qu’un trois ?

— Elle n’était pas au courant, a répondu Lockheart. Mon score à moi risque d’être un peu au-dessus.

Elle a hésité à préciser que le facteur principal n’était pas le fait de couper des doigts, mais la cible, et que si elle s’en était prise à Séléna, le risque aurait probablement été réduit à un. Elle a toutefois préféré s’abstenir : l’alliance de circonstance avec la vampire était assez fragile pour ne pas la mettre en péril.

— Tu crois que Carmen est impliquée dans tout ça ?

Lockheart a secoué la tête.

— Dur à croire, mais c’est la meilleure piste qu’on a pour l’instant. Ou peut-être qu’Émilie complotait dans son dos. Ou qu’Armstrong a raconté ce qui lui passait par la tête pour que j’arrête. La torture n’est vraiment pas un instrument efficace.

— Tu aurais peut-être dû y penser avant de sortir ton sécateur.

Il y avait comme un semblant de reproche dans sa voix. Cela a un peu surpris Lockheart. Venant de Chloé, évidemment, elle s’y serait attendue.

— Oh, ça va, ses doigts repousseront. C’est bien son argument pour justifier de ne pas s’emmerder avec les conditions de sécurité des types qu’il emploie sur ses chantiers, non ? Ben, ça marche dans les deux sens, désolée.

— Je n’avais pas réalisé que les droits des travailleurs comptaient autant pour toi.

— Je n’avais pas réalisé que tu avais des problèmes sur les méthodes à utiliser.

Séléna a fait un petit haussement d’épaules négligent.

— La torture, ça me met mal à l’aise. Mon approche aurait plutôt été de foncer dans le tas, descendre tout le monde dans les règles du métier et regarder ensuite s’ils planquaient Jessie.

Lockheart n’a rien répondu, et je la comprends. Le sens moral de Séléna, bien que fort développé, pouvait être assez déroutant. Non pas que, de ce point de vue, la policière soit beaucoup mieux située. Mais qui suis-je pour juger ? Après tout, je suis techniquement à moitié maléfique moi-même.

— Tu pourrais appeler Chloé ? a demandé Séléna. Histoire de voir si elles ont avancé, de leur côté ?

— Je pense qu’il vaudrait mieux que ce soit toi. Notre relation n’est pas exactement au beau fixe.

— Je conduis. On n’a pas le droit de téléphoner en conduisant.

Encore un exemple du sens civique à géométrie variable de la vampire.

— Au nom de la loi, a dit Lockheart sur un ton solennel, je t’y autorise.

— Oh. Alors, ça va, je suppose.

Épilogue

Pendant ce temps, dans ma cave, assise sur une chaise et attachée à un radiateur, je m’emmerdais sec. Au moins, l’endroit avait un certain cachet. La pièce était immense, avec des murs en brique rouge et des étagères métalliques à moitié remplies de cartons. C’était haut de plafond, et des fenêtres placées à deux mètres de hauteur auraient pu donner un éclairage sympathique s’il n’avait pas fait nuit ; au lieu de ça, j’avais droit à un néon qui devait me donner un teint dégueulasse et ne rien faire pour arranger l’état déplorable de mon minois.

Pour m’occuper, je me suis (entre autres choses) demandé un certain temps où je pouvais bien être, puis, ne trouvant pas, j’ai décidé que je m’en foutais. Plutôt que de tergiverser, j’ai préféré regarder comment je pouvais envisager de m’échapper. Les fenêtres, devaient, je le supposais, déboucher de l’autre côté au niveau du sol (ce n’était pas vraiment le cas, mais je ne l’ai su que plus tard : sur le moment, je pensais être dans une cave car j’avais descendu des marches, alors qu’en réalité le bâtiment était construit sur une pente). Elles semblaient, par conséquent, clairement la voie idéale pour un tel projet. Certes, elles étaient placées fort haut, mais l’endroit était rempli d’étagères que je pouvais toujours essayer de déplacer afin de grimper dessus, même si avec un seul bras la tâche s’annonçait compliquée.

Malheureusement, si elles étaient très longues, elles me semblaient particulièrement peu hautes, comme c’est souvent le cas pour les ouvertures de soupirail (ayant appris plus tard que ce n’en était pas vraiment, j’imagine qu’il faut plutôt mettre ça sur le compte d’un architecte peu préoccupé par la luminosité). Par conséquent, je doutais quelque peu pouvoir me glisser à travers l’ouverture.

Sinon, il y avait la porte, solide et en métal, située en haut d’une volée de marches d’escaliers. L’enfoncer ne semblait pas une option, mais j’envisageais d’essayer de la crocheter. Malheureusement, en examinant un peu mieux les choses, j’ai réalisé que cela risquait de s’avérer compliqué, puisque je ne voyais pas de serrure. Visiblement, la porte ne pouvait se verrouiller et se déverrouiller que de l’autre côté. Je ne savais toujours pas où j’étais, mais il était de plus en plus clair que l’endroit n’était pas mal choisi comme geôle improvisée.

Dans tous les cas, j’étais toujours assise sur ma chaise, un bras menotté au radiateur, l’autre enfermé dans un plâtre. Avant de voir comment quitter la pièce, il fallait peut-être déjà commencer par avancer sur cette situation.

D’abord, me dégager un peu du plâtre. Normalement, je crois qu’à l’hôpital, ils font ça avec une sorte de scie circulaire, mais je n’avais évidemment pas ça sous la main. Faisant avec les moyens du bord, j’ai donc donné un grand coup de bras contre le mur en brique.

Je ne sais pas si je dois le préciser, mais donner un grand coup sur un mur solide avec un bras cassé n’est pas forcément une chose que vous devriez essayer. La vague de douleur m’a submergée, et j’ai lutté pour me souvenir que j’étais masochiste et que j’étais censée apprécier cela. Heureusement, les endorphines sont vite venues à ma rescousse et j’ai eu le courage de donner un deuxième coup, plus violent que le premier.

Cette fois-ci, j’ai dû me retenir pour ne pas crier, ne voulant pas attirer l’attention de mes ravisseurs. Toute masochiste que je sois, j’ai décidé d’attendre un moment de reprendre mes esprits avant de donner un troisième coup.

J’ai entendu la porte se déverrouiller, et j’ai senti les battements de mon cœur accélérer. Enfin, pas vraiment, vu que mon rythme cardiaque était déjà fortement élevé à cause de la douleur, mais disons que la raison de sa vitesse a changé, et était maintenant due à la panique. D’accord, laissons les métaphores débiles qui n’ont pas de sens : en vrai, à ce moment-là, je ne sentais pas vraiment les battements de mon cœur, mais surtout mon bras gauche ; par contre, je me suis mise à flipper ma race, de peur que mes geôliers n’aient entendu les coups dudit bras gauche contre le mur.

Toujours est-il que la silhouette d’Émilie s’est découpée dans l’ouverture de la porte. Elle avait une bouteille d’eau à la main, et une expression de contrition sur le visage. Celui-ci n’était pas masqué, et j’en ai conclu qu’elle avait laissé tomber l’idée de me faire croire que je m’étais trompée sur son odeur.

— Tu sais, ai-je dit à la plus ravissante de mes ravisseurs, si tu voulais m’attacher dans une cave, il suffisait de demander.

Elle m’a fait un petit sourire, et comme Émilie n’était pas le genre de meufs à sourire souvent, j’en ai conclu qu’elle était vraiment navrée. Je n’étais pas sûre que ce soit par la situation ou par ma blague graveleuse.

— Je suis désolée, a-t-elle dit. Je ne voulais vraiment pas que ça se termine comme ça.

Au moins, elle ne parlait pas de mes coups contre le mur, ce qui voulait dire que je n’avais pas éveillé la suspicion de mes gardiens. Au pire, vu sa bouteille d’eau, ils avaient pensé que j’essayais d’attirer leur attention parce que j’avais soif.

— Aucun mal ne va t’être fait, a-t-elle continué. Ça n’a jamais fait partie de nos plans.

J’étais quelque peu dubitative. Je voulais bien croire que ça ne faisait pas partie de ses plans à elle, mais je n’étais pas certaine qu’il y ait un véritable consensus sur la question.

— Oh. C’est le moment où tu sors la caméra et tu m’expliques que c’était une blague ?

Elle n’a rien répondu, et s’est contentée de me regarder avec un air inexpressif.

— Non, ai-je admis. Je ne te voyais pas comme une grande comique.

Elle m’a montré la bouteille d’eau. J’ai secoué la tête.

— Je préfère pas. Après, je vais avoir envie de pisser, et je parie qu’une équipe de vampires n’a pas pensé à cette éventualité.

À son expression, j’ai compris que j’avais vu juste. J’étais assez fière de moi. Depuis que j’avais été enlevée, je voyais juste sur plein de choses. Je me sentais hyper balaise. À part pour l’aspect « enfermée dans une cave », évidemment.

— Vous avez au moins pensé à l’eau, ai-je ajouté, conciliante. T’aurais pas plutôt une clope ?

Elle a fait oui de la tête, a sorti un paquet d’une de ses poches, et m’a gentiment placé une cigarette dans la bouche. Enfin, je dis « gentiment », mais ça aurait été plus sympa de me détacher. Encore que, j’aurais eu l’impression de m’être fracassé le bras contre le mur pour rien ; j’aurais peut-être trouvé ça frustrant.

Elle l’a ensuite allumée, et j’ai tiré avec soulagement une bouffée de tabac. J’ai essayé de me dire que les choses n’allaient pas si mal. Après tout, j’étais menottée, portée par les endorphines, avec une nana qui m’allumait des clopes.

— On va te libérer rapidement, a-t-elle dit. Peu importe ce que fait Séléna.

J’ai tiré une nouvelle fois sur la cigarette sans répondre ; d’une part parce que j’avais peur qu’essayer de parler ne fasse tomber ma clope, mais aussi parce que, après tout, si ça lui faisait plaisir de se raconter ça, pourquoi pas ?

— Le fait que tu aies pu m’identifier ne change rien, a-t-elle continué. Ce n’est pas grave. Je suis prête à assumer mes actes et à aller en prison.

Là, elle a réussi à attiser ma curiosité, et j’ai bravé les risques de chute de cigarette pour demander :

— Pourquoi tu fais ça ?

Elle est restée silencieuse un moment, puis a poussé un soupir et s’est mise à expliquer.

— Mon frère est en train de mourir. Maladie dégénérative. Aucun remède. Enfin, presque aucun. Il pourrait essayer la transformation, avoir au moins une chance. Mais, à cause des règles stupides fixées par des types comme Rivière, jamais je n’aurai le droit de le transformer. Je n’ai pas le bon statut. Carmen pourrait m’aider, mais elle devrait attendre trop longtemps.

Elle avait parlé vite, de manière hachée ; clairement, elle voulait évacuer les choses plutôt que s’attarder dessus. Tout cela était très triste, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire. Résultat, la cigarette est allée rouler par terre. Le bon Dieu qui me punissait, je suppose.

Émilie m’a regardée avec un air mauvais, ce que je pouvais comprendre.

— Sérieusement ? ai-je expliqué. Tu n’aurais pas pu demander, genre, à Séléna ? Pour ce que j’en sais, elle propose la transformation à n’importe qui. Tout ce plan foireux, c’était la méthode qui te semblait la plus simple ?

— Séléna est une tueuse mercenaire qui a dû voir plus de pays en guerre que je peux en citer, a répliqué Émilie.

Je me suis dit que ce genre de remarque était un peu vache, venant d’une nana qui avait participé à mon enlèvement. Mais ce n’était pas là où elle voulait en venir.

— Elle est capable de gérer le fait de vivre en dehors de toute organisation vampirique, a-t-elle repris. Ce n’est pas forcément le cas de tout le monde. Je voulais donner une vraie chance à mon frère. Si seulement tu n’avais pas sauvé Rivière ! Pourquoi il fallait que tu t’en mêles ? Tu n’aurais pas pu laisser crever ce bâtard ?

Je suis restée sans voix, d’abord parce que je n’étais pas habituée à la voir parler aussi longtemps, mais aussi parce que je n’avais pas vraiment de réponse à la question. Tout ce qui me venait en tête était « trop bonne, trop conne ».

Émilie s’est tue, a ramassé la cigarette et l’a replacée dans ma bouche.

— Je suis vraiment désolée que ça se termine comme ça.

J’ai inspiré une bouffée de tabac, et j’ai fermé les yeux.

— Tire-toi.

— Je suis vraiment désolée, a répété Émilie.

Elle s’est dirigée vers les escaliers, et a commencé à monter les marches qui menaient vers la porte.

— Je ne parle pas de la pièce, ai-je dit. Tire-toi d’ici, tant qu’il est encore temps. Je ne dirai pas que je t’ai reconnue. Je suppose que tu n’es pas quelqu’un de mauvais, mais les gens avec qui tu t’es fourrée ? Ce sont des ordures. Des tueurs. Il va y avoir du sang sur les murs avant la fin de la nuit. Mets autant de distance que possible tant que tu le peux encore.

Elle s’est retournée, et m’a regardée avec un air indécis, hésitant je suppose entre la peur et le haussement d’épaules.

— Ne t’en fais pas, a-t-elle dit sur un ton qui se voulait léger. Les choses ont un peu escaladé, mais ça n’ira pas plus loin que ça. Le seul qui va mourir, c’est Rivière. Du moins je l’espère.

Évidemment, elle se plantait complètement. Qu’est-ce que j’y pouvais ? C’était clairement la nuit où j’avais raison sur tout.

Épisode VI

Plus haut que Carrero

Dédicace

Cet épisode est dédié à Luis Carrero Blanco, président du gouvernement de Franco, et qui est devenu en 1973 le premier astronaute espagnol lorsque l’ETA a fait exploser une charge de 75 kilogrammes de dynamite sous sa voiture.

Prologue

La policière se sentait mal de ne pas se sentir plus mal. Il lui semblait que cela aurait été plus adapté. Sans doute sans aller jusqu’à sortir pour aller vomir — elle était lieutenant à la Brigade surnaturelle, après tout — mais peut-être au moins détourner le regard de dégoût, ou serrer le poing de colère. Au lieu de cela, elle restait impassible, du moins en apparence.

Autour d’elle, la police scientifique s’affairait, prenait des photos, faisait des prélèvements, cherchait des indices et autres choses que faisaient les scientifiques. Leurs visages étaient cachés par des masques blancs, ce qui évitait d’avoir à se poser la question de ce qu’on renvoyait en montrant ou pas son dégoût.

Le dégoût, Lockheart en ressentait pourtant, mais il se mêlait à une certaine curiosité. En regardant le crâne démoli de l’homme, elle se demandait ce qui avait pu causer de tels dégâts. Quelqu’un avec une force surhumaine ? En tout cas, le mur avait l’air d’avoir joué un rôle, vu la trace de sang sur celui-ci et les morceaux de plâtre qui étaient tombés au sol.

Son regard s’est ensuite tourné vers le corps de l’enfant. Une petite fille. Lockheart avait du mal à évaluer son âge, en partie parce qu’elle ne côtoyait pas souvent des enfants, et en partie parce que la tête de celle-ci était défigurée par deux impacts de balles.

Elle se sentait envahie de dégoût et de colère, mais son cerveau cherchait avant tout à résoudre le puzzle. Quel était le calibre ? D’où les coups de feu avaient-ils été tirés ? Est-ce que le corps avait été déplacé ?

— Qui tire deux balles dans le crâne d’une gamine ? s’est-elle interrogée à haute voix.

— Des monstres, a craché un homme.

Plutôt grand, les cheveux mi-longs et grisonnants, le commissaire Rochard se tenait en face d’elle. Occupée à examiner les deux cadavres, Lockheart ne l’avait pas vu approcher.

L’homme avait la mâchoire crispée et le poing serré et semblait, pour l’heure, empli d’une colère incommensurable. Une veine était même visible sur le coin de son front. Si Lockheart s’en voulait de ne rien montrer face à ce qu’elle voyait, il lui semblait par contre que le commissaire en faisait, de son côté, un peu trop.

— C’est le père, je suppose ? a-t-elle demandé.

Elle montrait le corps de l’adulte dont le crâne avait été fracassé. Rochard a répondu par un hochement de tête silencieux.

— Pourquoi utiliser un flingue pour la fille mais pas pour le père ?

Rochard a poussé un soupir. Clairement, il n’était pas encore prêt à se poser ce genre de questions. Pas très professionnel.

— Vous avez du nouveau sur Bloody Mary ? lui a-t-il demandé à la place. De quoi l’inculper ?

— Pas vraiment, a répondu Lockheart. Mais je peux vous envoyer un rapport détaillé. C’est pour ça que vous m’avez fait venir ?

Nouvel hochement de tête silencieux de Rochard. Il avait l’air passablement secoué par le double meurtre. Lockheart ne le savait pas aussi sensible.

— La fille, a-t-il tout de même fini par expliquer, Léa Soulier, avait vu Bloody Mary le soir de la mort de Moretti. Elle était prête à témoigner. Et maintenant…

Il n’a pas terminé sa phrase, mais il n’en avait pas besoin. Et maintenant, plus de témoin. Curieuse coïncidence.

— On va l’arrêter ? a demandé Lockheart.

Rochard a secoué la tête. Il semblait offusqué par la proposition.

— J’espérais que vous auriez trouvé quelque chose, mais on n’a rien, vous l’avez dit vous-même.

Lockheart trouvait la réponse contestable. Il n’y avait sans doute pas de quoi mettre la suspecte en prison, mais on pouvait au moins l’interroger. Éventuellement la bousculer un peu. C’est comme ça qu’on avançait. Mais elle a préféré ne rien dire.

— Vous voulez que je vous aide sur cette affaire ?

Au départ, elle pensait que Rochard l’avait appelée pour ça. Maintenant, elle avait des doutes. Clairement, le commissaire avait l’air d’avoir des remontrances contre elle. Peut-être qu’il estimait que si elle avait mieux fait son boulot, ces deux meurtres auraient pu être évités.

Comme elle s’y attendait, Rochard a d’abord répondu en secouant silencieusement la tête, avant de finir par lui donner une explication :

— Étant donné la situation, je pense qu’il ne vaut mieux pas. Vos méthodes sont un peu critiquées.

— Mes méthodes ?

— Elles manquent parfois de subtilité.

Il semblait à Lockheart que loger deux balles dans la tête d’une gamine et fracasser le crâne de son père n’était pas exactement, non plus, faire la preuve d’une grande subtilité, mais elle a préféré ne rien dire. Les choses étaient somme toute assez simples : elle n’avait pas réussi à avoir de résultats sur une enquête en cours, il y avait un carnage qui allait attirer la presse comme la merde attire les mouches, et elle se retrouvait sur la sellette.

— Donc, a-t-elle fini par répondre sur le ton le plus mielleux possible, je continue d’enquêter sur Bloody Mary, sans toucher à cette affaire ?

Rochard a semblé hésiter. Ce n’était visiblement pas exactement ce qu’il avait prévu à la base, mais elle espérait que ce serait un compromis suffisamment présentable pour qu’il accepte. Ce qu’il a fini par faire en hochant la tête. Silencieusement.

Cela arrangeait Lockheart. Elle n’avait aucune intention d’abandonner son enquête, et encore moins avec les deux corps qu’elle avait sous les yeux. Si elle pouvait la poursuivre sans désobéir à sa hiérarchie, c’était mieux.

Chapitre 1
La sorcellerie n’est pas un GPS

Tout en roulant au-dessus de la vitesse réglementaire, Séléna a composé le numéro de Chloé. À côté d’elle, sa caution légale se contorsionnait pour repasser à l’avant de la voiture.

— Allô ? a fait Chloé.

Celle-ci téléphonait aussi au volant, mais roulait de manière beaucoup plus raisonnable, en partie parce que la deux-chevaux n’était pas un bolide, et en partie parce qu’elle essayait de suivre un corbeau.

— Vous en êtes où ? a demandé Séléna.

— On suit un piaf. Pour l’instant, pas de progrès notable.

— Ça ressemble aux méthodes d’Ezili, a admis la vampire.

— Et vous ? Du nouveau ?

Séléna a jeté un petit coup d’œil à Lockheart, qui était en train de boucler sa ceinture après être passée entre les deux sièges avant.

— Peut-être. On est allées voir Armstrong. Ce n’est pas lui.

— Évidemment que ce n’est pas lui. Quel intérêt il aurait à buter Rivière ?

Séléna a levé les yeux au ciel. Chloé était manifestement toujours aussi irritable que depuis qu’elles s’étaient quittées. Elle a hésité à essayer de justifier pourquoi Armstrong aurait pu avoir un intérêt à buter Rivière, mais s’est dit que ce n’était pas la peine, surtout maintenant qu’il était clair qu’il n’avait rien à voir avec le schmilblick.

— Tu seras contente de savoir que Lockheart lui a coupé des doigts, a-t-elle dit sur un ton enjoué.

— Pourquoi je serais contente ? a répliqué Chloé. En quoi c’est censé faire avancer les choses ?

Séléna n’a pas réussi à retenir un soupir. Cette meuf était vraiment une rabat-joie de première.

— Tu ne l’aimes pas. Il a eu mal.

— Ce n’est pas un plaisir sadique qui m’oppose à lui, mais la nécessité de faire avancer la lutte de classes.

La vampire a décidé qu’il valait mieux changer de sujet, cette discussion ne menant nulle part.

— On a appris quelque chose qui pourrait être utile. Une Émilie, qui bosse avec Carmen, serait impliquée. On est en route pour démêler tout ça.

— Préviens-moi si vous avez du neuf. Et je te dis si ce corbac nous mène quelque part.

Séléna a raccroché, et a envoyé le téléphone sur la banquette arrière d’un geste rageur. À côté d’elle, Lockheart a pouffé de rire.

— Je suis contente que ce ne soit pas moi qui aie appelé.

— Elle n’a pas toujours été comme ça. Cette nana était beaucoup plus fun il y a dix ou quinze ans.

— Je ne sais pas si c’est le genre d’informations que tu es censée me communiquer. Comme mentionner le nom d’Ézili, j’ai cru comprendre qu’elle préférait éviter.

— Oh, arrête. Tu es une enflure mais tu n’es pas stupide. Je suis sûre que tu savais déjà tout ça.

Lockheart a acquiescé d’un petit signe de tête.

— Je dois dire que j’étais un peu surprise de voir quelqu’un de la Sororité de sorcellerie impliqué dans tout ça.

— Donc, tu ne savais pas qu’elle est ma fille ?

Lockheart est restée bouche bée quelques secondes. Elle n’a pas eu besoin de répondre pour que Séléna puisse conclure que la réponse était « non ».

— Évidemment, a repris la vampire, ça veut dire que si tu décides d’utiliser des choses que tu as apprises ici pour s’en prendre à elle, il y aurait des représailles sévères.

— Cela va sans dire.

Elle est ensuite restée silencieuse quelques secondes, sous le poids de la révélation, puis elle a fini par commenter :

— Ne le prends pas mal, mais j’ai du mal à t’imaginer en maman.

— Je n’ai sans doute pas été une très bonne mère, a admis Séléna.

— Ce n’est pas moi qui vais t’en blâmer. Chiotte, j’avais essayé d’adopter un chien, et j’étais tellement incapable de m’en occuper que je l’ai ramené à la SPA une semaine après.

Séléna a tourné la tête vers sa passagère et lui a lancé un regard noir.

— Putain, a-t-elle craché. Je savais que t’étais une ordure, mais je ne pensais pas que c’était à ce point.

***

Pendant ce temps, approximativement, Chloé raccrochait le téléphone et se concentrait à nouveau sur la tâche de suivre Hugin. C’était plus difficile qu’on aurait pu croire : le corvidé ne volait pas très vite, mais il volait, ce que la deux chevaux n’était pas capable de faire. Il fallait par conséquent régulièrement contourner un pâté de maison pour retrouver le piaf, et, même en étant douée de nyctalopie, ce n’était pas évident. Heureusement, Ezili devait avoir un lien psychique ou autre connerie du style avec l’animal, car elle était en général capable de pointer dans sa direction.

— Il y a du nouveau ? a demandé la sorcière.

— Oh, pas vraiment, a répondu Chloé tout en grillant un feu rouge.

En dehors de sa tendance à voler au-dessus des obstacles, Hugin ne s’embarrassait pas non plus du code de la route, et il fallait donc prendre quelques libertés pour pouvoir le suivre.

— Elles ont torturé un type au hasard, a-t-elle repris. Maintenant, elles se sont souvenues que le but était de retrouver Jessie et repartent à sa recherche. Ce n’est pas comme si le temps pressait.

— Non, a acquiescé Ezili, n’ayant sans doute pas perçu le sarcasme dans le ton de la skinhead. Il reste au moins, quoi, vingt-deux heures ?

Chloé a poussé un soupir d’agacement.

— Si j’apprends que ton tour derrière le corbeau n’est qu’une autre façon de nous faire perdre du temps et qu’il vole au hasard…

— Oh, non. Je veux dire, ce genre de choses ne marcherait pas d’habitude, localiser quelqu’un juste comme ça ? Pas aussi facile qu’on le croit. La sorcellerie n’est pas un GPS. Mais étant donné certaines des spécificités de ta copine, je pense que ça a des chances de fonctionner.

— Est-ce que c’est une façon de revenir sur tes insinuations douteuses sur les secrets de Jessie ?

Ezili a hésité, puis elle a pris une grande inspiration.

— D’accord, foin des insinuations. Je pense qu’il faut que tu saches que je pense que ton amante est un démon.

Chloé est restée silencieuse quelques instants, puis a fini par répéter :

— Un démon ?

— Oui.

Chloé a poussé un nouveau soupir.

— Sérieusement, tu n’es pas censée faire partie d’une sororité de sorcières dont les objectifs sont vaguement liés au féminisme ? Tu ne pourrais pas au moins dire « une démone » ? Ou alors, quoi, on n’a pas le droit parce que ce n’est pas reconnu par la putain d’Académie française ?

En tout cas, c’est comme ça qu’elle me l’a raconté. Je ne suis pas tout à fait sûre qu’elle ait aussi bien pris cette révélation sur le moment, mais, même si ce n’est pas vrai, je trouve ça mignon qu’elle ait voulu me le faire croire.

***

Pendant ce temps, Séléna garait la voiture sur un stationnement interdit devant l’immeuble où habitait Rivière.

Évidemment, quand je dis « pendant ce temps », c’est approximatif, peut-être aussi que c’était un peu avant ou un peu après, je n’en sais trop rien. D’autant plus que je doute que la discussion précédente ait vraiment eu lieu de cette manière.

Dans tous les cas, Séléna et Lockheart sont descendues de la voiture, planquant toutes les deux des pistolets à gros (mais pas aussi gros qu’elles l’auraient souhaité) calibre sous leur veste, sont entrées dans l’immeuble, et se sont dirigées vers l’ascenseur.

— J’ai du mal à croire que Carmen soit dans le coup, a commenté Séléna en attendant l’ascenseur.

— On verra bien.

— Dix balles qu’elle n’est pas dans le coup.

Lockheart a poussé un soupir.

— Il y a des vies humaines en jeu.

— Cinquante balles ?

L’ouverture des portes de l’ascenseur a évité à la policière de trouver une réponse. Une fois à l’intérieur, elle a plutôt embrayé sur un autre sujet :

— Je pense qu’il vaut mieux que tu me laisses parler. Je ne crois pas que Rivière t’apprécie beaucoup.

— Non, a admis Séléna, mais je pense que Carmen m’aime bien. Elle m’a offert un chocolat chaud, l’autre soir.

Lockheart a repensé à sa dernière rencontre avec la vampire.

— Moi, elle m’a collé une gifle.

— Vraiment ? a sifflé Séléna, épatée.

— C’est pour ça que je doute que ce soit elle. Mais bon, on verra bien.

— Ouais. Quelqu’un qui te colle une baffe ne peut pas être complètement mauvaise.

Lockheart a hésité à dire que c’était surtout parce que Carmen lui avait collé une gifle en se montrant protectrice à mon égard, ce qui ne collait pas vraiment avec le fait de m’enlever et de me menacer. À moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’un réel enlèvement, et que je sois dans le coup aussi, hypothèse qu’elle avait considérée, mais estimée peu probable, parce que, malgré tous ses soupçons sur moi, elle pensait que je me serais arrangée pour ne pas faire ça devant Chloé. Ce qui prouve que Lockheart était plutôt douée, niveau enquêtrice : je n’avais effectivement rien contre me faire enlever avec mon consentement par Carmen, mais j’aurais évité de le faire devant la skinhead. Ça faisait partie de notre accord sur le fait de ne pas mélanger la pizza et les frites.

— On la joue « bon flic, mauvais flic » ? a demandé Séléna alors que les portes de l’ascenseur se rouvraient.

Lockheart a poussé un soupir en guise de réponse, et est allée frapper à la porte de Rivière, présentant son badge devant le judas.

— Lieutenant Angela Lockheart, s’est-elle annoncée. Brigade surnaturelle.

À côté d’elle, dos au mur à côté de la porte de manière à ne pas être visible, Séléna venait de dégainer son pistolet. Lockheart lui a jeté un regard désapprobateur, mais la porte se déverrouillait.

Lockheart a reconnu Sergeï, à qui elle avait parlé brièvement après la tentative de meurtre contre Rivière. Un type grand et costaud, mais pas spécialement méchant ni menaçant. Elle a décidé de la jouer aimable, et a tenté un sourire rassurant.

Ensuite, Séléna a bondi et a braqué son arme sur la tête du docteur en physique.

— À plat ventre, les mains derrière la tête ! a-t-elle hurlé.

— Qu’est-ce que… a protesté la policière.

Tandis que Sergeï s’exécutait, Séléna se tournait vers elle et lui faisait un clin d’œil complice.

— J’ai pris le rôle de la mauvaise flic, a-t-elle chuchoté.

Elle a ensuite bondi vers le salon. Lockheart s’apprêtait à protester que ce n’était pas le plan, mais elle a eu le réflexe de crier à la place :

— Brigade surnaturelle !

Elle a ensuite suivi la vampire dans le salon, son badge officiel bien en évidence. Elle espérait ainsi réduire les chances que tout finisse en fusillade avant d’avoir pu recevoir la moindre explication. Ou, dans le pire des cas, cela rendrait la fusillade un tout petit peu plus facile à justifier à ses supérieurs.

À son grand soulagement, Franck n’avait pas eu le temps de dégainer complètement son arme. Assis sur le canapé, il restait immobile, la main posée sur un pistolet à moitié sorti de son étui. Après un instant d’hésitation et une confirmation du regard de Rivière, le garde du corps a rangé son arme.

À côté de lui, Carmen ouvrait des yeux ronds et regardait la scène, ahurie. Sur un fauteuil, Rivière, toujours avec un de ses costards chics, semblait avoir gardé son sang froid et affichait même un petit sourire.

— Bonsoir, lieutenant Lockheart, a-t-il dit. Je ne savais pas que mademoiselle Morgenstern faisait partie de la brigade surnaturelle.

— Elle m’a députisée, a expliqué Séléna.

Elle braquait toujours Franck avec un pistolet. Correction, deux pistolets, un n’étant manifestement pas suffisant. Cela dit, il était possible que le second soit pointé vers Carmen ; de là où elle était, Lockheart avait du mal à juger.

— Quoi ? a-t-elle demandé. Non ! Ce n’est même pas un mot !

— Si, a répliqué la vampire. Dans les films américains, le shérif députise des gens, et ça leur donne des pouvoirs de flics.

Lockheart a jugé que ça ne valait pas la peine d’argumenter, et s’est à la place adressée à Rivière :

— Je suis désolée pour la confusion, Monsieur, mais nous pensons que votre vie est menacée. Nous aurions aussi besoin de vous poser quelques questions.

Elle s’est tournée vers Carmen et a ajouté :

— Ainsi qu’à vous, Madame.

— Ouais ! a ajouté Séléna en agitant l’un de ses pistolets. On sait que t’es dans le coup, pour l’enlèvement de Jessie !

Lockheart s’est pincé la lèvre de désarroi. Elle avait pensé que la vampire se contenterait de suivre ce qu’elle faisait, pas qu’elle interviendrait autant. Et aussi mal. Ce n’était clairement pas la bonne façon de faire pour commencer à poser des questions.

Résultat, Carmen s’est levée d’un bond, ignorant la menace du pistolet.

— Jessie a été enlevée ? s’est-elle exclamée.

Soit elle jouait bien la comédie, soit elle n’était pas au courant. À côté d’elle, Franck s’est raidi, et a légèrement glissé sa main vers son arme, sans doute parce qu’il avait peur que Séléna réagisse mal au mouvement de la tenancière du salon de thé. Résultat, maintenant Lockheart avait peur que lui réagisse mal, et commençait à être titillée par l’idée de mal réagir en sortant une arme à son tour.

— Te fous pas de notre gueule ! a répliqué Séléna. On sait qu’Émilie est dans le coup, et pour qui elle bosse, hein ?

L’expression de surprise sur le visage de Carmen s’est accentuée, tandis que la main de Franck a continué son mouvement vers son holster. Seul Thomas Rivière semblait relativement impassible, et il est ainsi remonté un peu dans l’estime de Lockheart. Le leader vampirique avait tout de même un peu de sang froid. Cela dit, il n’a pas non plus ouvert la bouche pour désamorcer la situation, qui était sur le point d’exploser. Sans compter que, de là où elle était, Lockheart ne pouvait pas voir Sergeï ; si ça se trouve, il s’était relevé et s’apprêtait à l’assommer et à déclencher un bain de sang.

Il était temps que quelqu’un fasse redescendre la tension. Les choses devaient vraiment être désespérées pour que ce rôle revienne à Lockheart.

— Que tout le monde la ferme ! a-t-elle crié. Toi, baisse tes flingues !

Elle avait accompagné la dernière phrase d’un doigt tendu vers Séléna. Cela n’a pas été suffisant pour qu’elle obéisse, mais elle espérait au moins que cela dissuaderait quiconque de faire une connerie.

— Toi ! a-t-elle ajouté en déplaçant son index vers Franck, écarte ta main de ton arme !

Elle s’est ensuite tournée vers Sergeï qui avait eu le bon sens de ne rien faire de stupide et était toujours couché par terre dans l’entrée.

— Toi ! Ne bouge pas !

Carmen a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais Lockheart a déplacé son index vers elle avant qu’elle ne puisse le faire.

— Toi ! Tais-toi !

Sentant qu’une voix autoritaire et un doigt accusateur n’allaient pas suffire éternellement, elle a décidé qu’il était peut-être temps de donner quelques explications. Même si elle aurait préféré pouvoir poser des questions avant d’avoir à le faire.

— Jessica a été enlevée. Par des gens qui veulent vous tuer, vous.

Elle avait tendu son index vers Rivière. Après tout, pas de raison qu’il ait été la seule personne dans la pièce à ne pas avoir été pointé du doigt.

— On a des informations comme quoi Émilie serait impliquée, a-t-elle repris. Comme son téléphone est éteint, on ne peut pas la localiser. On espérait que vous sauriez où elle est.

— Ces accusations sont absurdes, a protesté Rivière d’une voix ferme. Avez-vous la moindre preuve pour affirmer ce que vous dites ?

Avec son intervention, le vampire a de nouveau baissé dans l’estime de Lockheart. Il allait donc être un de ces emmerdeurs et lui faire perdre un temps précieux ?

— Toute cette merde est absurde ! a répliqué Séléna. Le fait qu’on se fasse chier avec tout ça plutôt que de te coller une bastos pour qu’ils libèrent Jessie est absurde. Alors, ferme-la, d’accord ?

Cette fois-ci, la policière trouvait que l’intervention de son « équipière » tombait plus ou moins à propos.

— On veut juste retrouver Jessica, a-t-elle dit à Carmen. Est-ce que vous savez où est Émilie ?

La vampire a secoué la tête, l’air perplexe. Ou paniquée. Ou un peu des deux.

— Non ! Les feuilles rouges étaient fermées cette nuit. Mais ça n’a aucun sens, pourquoi elle ferait ça ?

— Pour monter dans la chaîne alimentaire de votre petite startup vampirique ? a raillé Séléna.

Carmen a regardé Séléna avec un air de profonde stupéfaction, ce qui a paru légèrement exagéré à Lockheart. La répartie de la mercenaire punk n’avait, après tout, pas grand-chose d’une surprise.

Ensuite, elle a semblé avoir une grande révélation. On dit que les vampires avaient le visage rigide, mais la gamme d’émotions qui s’étaient reflétées sur le visage de Carmen au cours des dernières secondes montrait le contraire.

— ¡ Hijo de puta ! a-t-elle lâché.

Après quoi, au mépris des deux armes à feu que braquait toujours Séléna, elle s’est précipitée vers une autre pièce. Lockheart est restée interdite quelques instants, et a questionné du regard sa coéquipière d’un soir.

— Elle fuit ? a demandé celle-ci. Je la descends ?

Jugeant l’intervention assez peu pertinente, Lockheart a préféré ne pas y répondre et s’est plutôt précipitée derrière Carmen. Celle-ci venait de disparaître dans une autre pièce, et Lockheart y est donc entrée à sa suite, ne sachant pas trop à quoi s’attendre.

Malgré son absence de prévision, ce qu’elle a vu a réussi à la surprendre. La pièce était un bureau, ce qui en soi n’avait rien de bien étonnant. L’agencement n’avait pas grand-chose de particulièrement original, mais ce qui a attiré son attention était le gros meuble en bois massif, et plus exactement ce qu’il y avait dessus : des documents, un ordinateur portable, un écran plat supplémentaire, et, surtout, Régis Gauthier.

Lockheart n’avait pas pensé à la présence éventuelle de l’entrepreneur dynamique dont le sang vampirique n’avait pas fait disparaître la calvitie naissante. À vrai dire, elle avait plus ou moins oublié jusqu’à son existence, ayant de facto rangé l’homme dans la catégorie des types ennuyeux dont il n’était pas nécessaire de se rappeler.

Sa présence dans l’appartement était donc une surprise, mais pas tant que sa position sur le bureau, où il était étendu sur le dos, plaqué par Carmen, qui le frappait de manière répétée avec un coupe-papier en argent.

Séléna est venue se glisser à côté de Lockheart, et a eu à peu près la même réaction qu’elle.

— Hum ! a-t-elle fait.

Pendant ce temps, le cerveau de la policière s’activait. Il lui semblait que les pièces manquantes du puzzle se mettaient maintenant en place. Qui avait un intérêt à la mort de Rivière ? Un ennemi, peut-être, mais, parfois, un allié est celui qui a le plus intérêt à planter un coup de couteau dans le dos. Gauthier remplissait parfaitement ce dernier critère ; la seule raison pour laquelle il n’avait jamais fait partie de sa liste de suspects était qu’il était beaucoup trop insipide pour éveiller ses suspicions.

Carmen, elle, semblait tout à fait convaincue de sa culpabilité.

— Espèce de petite merde ! Dis-moi où est Jessie !

Elle continuait à l’étrangler avec sa cravate d’une main, tout en le frappant avec le coupe-papier de l’autre. Ce n’était pas vraiment une arme très menaçante, mais elle suffisait à lui faire pousser des cris de douleur plaintifs.

— Je n’ai rien à voir avec ça ! Je vous en supplie ! Arrêtez-la !

Ni Lockheart, ni Séléna n’avaient spécialement envie d’arrêter Carmen, et ça n’a pas non plus été le cas de Franck qui venait de rejoindre le petit attroupement qui se formait sur le pas de la porte.

Lockheart a remarqué que, durant l’altercation, le téléphone de Gauthier était tombé par terre, et s’est approchée pour le ramasser. Pendant ce temps, Carmen continuait à frapper Gauthier en l’insultant en castillan, tandis que Séléna et Franck s’échangeaient un regard perplexe, toute trace de la tension précédente entre eux maintenant évaporée.

La policière a parcouru les derniers textos envoyés par Gauthier, qui ont confirmé ce que pensait Carmen. L’avant-dernier message était explicite :

La police est là. Doivent être au courant. Avortez. Quittez les lieux

Le tout dernier, envoyé juste après, était inquiétant :

Ne laissez pas de trace

— Hey, trouduc ! a lancé Lockheart d’une voix autoritaire.

Le charme a dû opérer, car Carmen a arrêté de le frapper, et il a tourné les yeux vers elle.

— Je peux passer un coup de fil pour localiser tes complices. Ou tu nous fais gagner du temps et tu nous dis où est Jessica. Ça vaudrait mieux pour toi.

Il a hésité un instant. Carmen s’est penchée sur lui et a dit quelque chose en espagnol. Lockheart ne comprenait pas ce que ça voulait dire, mais ça avait l’air menaçant.

— Dans l’usine Pyrotek. Dans la zone industrielle.

Lockheart a gardé le téléphone, et a fait signe à Séléna.

— On y va.

— Je viens avec vous, a annoncé Carmen.

Même si la vampire s’était montrée étonnamment vindicative, Lockheart doutait que cela soit une bonne idée. Elle craignait que la situation là-bas nécessite des armes un peu plus mortelles qu’un coupe-papier, fût-il en argent.

— Non, a-t-elle répliqué. Restez là, empêchez-le de se tirer, et appelez la police.

Continuant à retomber dans son estime, c’est le moment qu’a choisi Rivière (qui s’était enfin levé le cul de son fauteuil) pour intervenir :

— Est-ce que vous pourriez m’expliquer ce qui se passe ?

Séléna lui a jeté d’un air mauvais, mais, heureusement, Franck a tout de suite réagi :

— Compris, on s’occupe de ça. Allez récupérer Jessica.

***

Dans l’ascenseur qui redescendait, la tension était palpable. Cette fois-ci, elles savaient où aller ; malheureusement, le dernier message envoyé par Gauthier, son « ne laissez pas de trace » laissait craindre qu’on ne s’en prenne à moi. Séléna râlait parce que l’ascenseur ne descendait pas assez vite. De son côté, Lockheart a essayé de parler un peu d’autre chose :

— Tu as compris ce que Carmen lui a dit ?

— Que si, à cause de lui, il arrivait quelque chose à Jessie, il allait gravir les échelons plus haut que Carrero Blanco.

Lockheart a souri, cherché quelque chose à dire, mais les portes de l’ascenseur se sont ouvertes, coupant court à une discussion sur les répliques et le caractère de Carmen.

Les deux femmes se sont précipitées vers la voiture.

— Prends le volant, a dit Lockheart.

Séléna ne s’est pas faite prier : visiblement, elle aimait bien conduire, surtout lorsque les circonstances l’autorisaient à ne pas respecter le code de la route (auquel son attachement, d’ordinaire, était déjà assez aléatoire).

Tandis que la vampire démarrait, Lockheart cherchait sur son téléphone l’adresse exacte de l’usine Pyrotek dont avait parlé Gauthier.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, a dit Séléna d’un ton pensif tout en grillant un feu rouge. Pourquoi Gauthier a fait ça ?

Ayant trouvé l’adresse, Lockheart a commencé à pianoter sur le GPS de la voiture pour avoir un itinéraire.

— Tu l’as dit toi-même, non ? Monter dans la startup vampirique ?

— Non, ça je comprends. Mais c’était le bras droit de Rivière, il avait accès à lui tout le temps, il aurait eu des centaines d’occasions de le tuer plus simplement.

— D’après mon expérience, a dit la policière en terminant de rentrer l’adresse, les types qui se croient malins aiment rendre les choses plus compliquées que nécessaire.

— Hum, a admis Séléna.

Elle avait l’air de trouver qu’il s’agissait d’une profonde réflexion philosophique. Ou alors, elle se concentrait sur la conduite.

— Je vais appeler Sandra, a dit Lockheart. Histoire de vérifier que Gauthier n’a pas menti.

— On n’est pas censées appeler des renforts ? a demandé Séléna.

Lockheart a hoché la tête, et s’est décidée à plutôt composer un autre numéro.

— Allô ? a fait Chloé.

— Chloé, c’est Angela Lockheart. Jessica est dans l’usine « Pryotek ». L’adresse, c’est…

— Pas besoin d’adresse, a coupé Chloé. Je vois le bâtiment.

Oh. Il n’y avait sans doute pas besoin d’appeler Sandra pour avoir une confirmation, alors.

— D’accord, a dit Lockheart. Soyez prudentes.

— Toujours, a répliqué Chloé.

Lockheart a repensé au dernier texto envoyé par Gauthier, et à ce qu’il pouvait signifier. Elle a regardé le temps que calculait le GPS pour arriver : un quart d’heure. Vu la conduite de Séléna, peut-être dix minutes ? Sept ?

— Cela dit, a-t-elle repris, il est possible qu’ils…

Elle a hésité sur le mot à employer.

— …agissent, a-t-elle dit. On sera là d’ici une dizaine de minutes, mais…

— Compris, a dit Chloé. Pas trop prudentes.

— Bonne chance.

Elle a raccroché, et rangé son téléphone. Elle n’était pas à l’aise avec l’idée de laisser deux civiles en première ligne, mais c’était probablement la meilleure chance (de son point de vue) pour que je m’en sorte en vie. Et puis, Chloé et Ezili pouvaient probablement se débrouiller.

— Par « appeler des renforts », a commenté Séléna, je pensais à appeler tes collègues.

Ça n’avait même pas fait partie des options envisagées par Lockheart. Ils mettraient probablement plus de temps à arriver qu’elles, et ne seraient pas forcément formés pour ce qu’il y aurait à affronter. Et, surtout, il risquait d’y avoir des tas de choses très compliquées à expliquer, surtout si son hypothèse sur ma démonitude était vraie.

— Qu’est-ce qu’on a dit sur le fait de ne pas se compliquer la vie inutilement ? a-t-elle répliqué.

***

Dans la deudeuche, Ezili a entendu le téléphone sonner et la conversation de Chloé avec Lockheart. Elle a rapidement compris que l’objectif était proche, et qu’il y avait urgence.

— Chiotte, a dit Chloé après avoir raccroché. Ça fait une demi-heure que ce piaf tournait en rond autour.

Ezili a poussé un soupir. Elle aurait dû le voir venir.

— Merde ! Ils doivent avoir une sorte de champ perceptif. C’est pour ça qu’Hugin n’approchait pas plus près.

Une embardée a projeté la sorcière sur la droite, et elle a entendu le moteur de la deudeuche monter dans les tours, sans pour autant ressentir une accélération époustouflante.

— « Rue de l’artifice », a commenté Chloé, qui devait sans doute lire une plaque. Ça s’annonce bien.

Quelques secondes plus tard, elle arrêtait la voiture. Apparemment, elles étaient arrivées à destination. Ezili a tendu le fusil à canon scié patiemment gravé par Séléna, mais Chloé a refusé.

— Je te l’ai dit, a-t-elle répliqué en ouvrant la portière. Je n’aime pas les armes à feu.

Ezili a entendu un bruit de fermeture Éclair, puis a ensuite vu Chloé se transformer sous sa forme animale.

— Oh, super, a râlé la sorcière. Laissez la vieille aveugle toute seule, je n’ai qu’à me démerder.

Elle a actionné le levier du fusil pour l’armer.

— Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? a-t-elle continué à maugréer. Que je fais semblant d’être aveugle parce que je trouve ça rigolo ?

Chapitre 2
Désavantage tactique

Si Lockheart craignait que le « ne laissez pas de trace » envoyé par Gauthier ne signe un ordre d’exécution déguisé, ce n’était pas ce que mes ravisseurs avaient prévu pour moi. L’alternative ne s’annonçait pas forcément bien meilleure, mais elle avait au moins le mérite d’être moins irréversible à court terme.

Je n’en étais pas tout à fait sûre jusque-là, mais j’étais assez persuadée que l’alliance entre les bras cassés de Gauthier et les mystérieux sorciers reposait sur le fait de me livrer à ces derniers. Et je me doutais bien que c’était ma nature semi-démoniaque qui les intéressait, et que j’avais ainsi plus de valeur pour eux en vie que morte.

J’ai eu confirmation de cela lorsque la porte de ma cellule s’est rouverte. Cette fois-ci, ce n’était pas Émilie qui venait me rendre visite toute seule. J’avais droit à toute une délégation : rien moins que quatre types.

Je reconnaissais le premier, c’était celui que j’avais croisé lorsqu’un garou m’avait pété le bras, et qui avait été à ma gauche dans le van. Mon regard s’est porté sur son menton, et j’ai eu confirmation qu’il y avait effectivement une deuxième raie du cul. Je n’y aurais pas prêté attention si Séléna ne m’avait pas mentionné ce point, mais, comme le disent les anglo-saxons, what has been seen cannot be unseen.

Le deuxième type avait des cheveux blancs coupés courts, tout l’opposé de son collègue. Malgré ça, il avait un visage dénué de rides, presque poupin. C’était vaguement dérangeant. Les deux avaient plus ou moins la même tenue, tout en noir et avec des manteaux fort longs. On se moquait de certains vampires au look cliché, mais les sorciers ne valaient pas mieux. Parce que, oui, même si je ne pouvais rien sentir de spécial à leur sujet, je savais qu’il s’agissait de sorciers : pour Menton-Cul, je n’avais aucun mérite, vu que je l’avais vu s’envoler, et pour Vieux-Bébé, je faisais confiance à mes capacités infaillibles de déduction.

Les deux hommes qui les accompagnaient n’avaient pas le même style : tout en muscles, un fusil mitrailleur à la main, ils portaient des tenues de combat et avaient le visage masqué par des cagoules. Sans doute pour échapper à mon impitoyable jugement sur leur physique et éviter que je leur attribue, dans ma tête, des surnoms humiliants.

Toujours assise sur ma chaise, qui commençait à se révéler très inconfortable, et la main droite toujours reliée au radiateur par une paire de menottes, j’ai néanmoins décidé de ne pas me laisser démonter.

— Bienvenue chez moi ! ai-je dit. Ne faites pas attention au désordre, j’aurais bien fait un coup de ménage, mais…

J’ai agité ma menotte, qui a fait un petit gling-gling explicatif.

— En tout cas, faites comme chez vous.

Vieux-Bébé a poussé un soupir, et a regardé son acolyte.

— Elle est toujours aussi pénible ?

D’accord, il voulait la jouer comme ça. J’essayais de prendre sur moi, faire contre mauvaise fortune bon cœur, rester polie avec mes kidnappeurs, et voilà comment il me remerciait ?

— Pénible ? ai-je répété. Sérieusement ? Pénible ? Alors que je gardais pour moi mes commentaires sur ta tête malaisante de vieux bébé chelou ?

À côté de lui, Menton-Cul a levé la main pour me faire signe de me taire, ce qui n’a évidemment eu pour seul effet que de me relancer.

— Et je passe sur le look Matrix qui ne vous va pas du tout. À aucun des deux. Et je ne parle même pas de votre sens déplorable de l’accueil. En tout cas, je ne sais pas pourquoi vous m’avez enfermée ici ni ce que vous espérez obtenir de moi, mais vous risquez d’être déçus.

— Tais-toi, engeance des Enfers ! a crié Vieux-Bébé d’une voix autoritaire.

Ça, c’était bas. Je veux dire, d’accord, j’étais née en Picardie, donc ce n’était pas si éloigné de la réalité, mais quand même. Ça ne se faisait pas.

La bave du crapaud n’atteignant pas la blanche colombe, j’ai choisi de répondre par un rire méprisant.

— Engeance des Enfers ? ai-je répété. Oh, nom de Dieu, vous n’avez pas juste le dress-code ridicule, mais le vocabulaire aussi ?

Fatigué par ce que je lui racontais, Vieux-Bébé a décidé de m’ignorer pour parler à son collègue. C’était comme ça que la plupart des gens finissaient par réagir, au bout d’un moment.

— Les menottes neutralisent ses pouvoirs ? a-t-il demandé.

— Oui. Aucun danger.

Ses pouvoirs. Je ne sais pas trop ce qu’ils imaginaient par là. Mes capacités sans cesse renouvelées à m’attirer des ennuis ? Ma répartie surnaturelle ? Ou juste ma classe chatoyante ?

Il convient de signaler qu’à ce stade, je commençais à être très largement irritée par la situation, de manière beaucoup plus intense que ne le laissaient suggérer les quelques piques que j’avais lancées à mes ravisseurs. J’ai hésité à leur dire qu’ils feraient mieux de se méfier de mes rangeos coquées plutôt que de mes soi-disant « pouvoirs », mais j’ai pris sur moi et je me suis tue. Autant ne pas dévoiler mon plan.

Car j’avais un plan : botter le cul de ces trouducs, et rentrer retrouver Chloé. Certes, il y avait de grosses lacunes concernant certains détails techniques permettant d’implémenter ce plan (comme : comment réussir à botter le cul d’au moins quatre gugusses alors que j’étais seule, et que ceux-ci étaient armés et pas moi ?), mais j’espérais que l’enthousiasme et la motivation permettraient de compenser. C’était une approche qui m’avait, jusqu’ici, plus ou moins réussi dans la vie ; ou du moins, pas exactement réussi, mais qui ne s’était pas révélée entièrement catastrophique ; ou, pour être plus précise, qui avait pu se révéler à l’occasion quelque peu catastrophique, mais je n’étais jusque-là pas morte, ce qui voulait sans doute dire qu’il s’agissait d’une bonne approche. Non ?

En plus de mes rangers coquées, j’avais un autre avantage tactique que mes ravisseurs n’avaient pas l’air d’avoir apprécié à sa juste valeur : ma tendance masochiste. Sans elle, je n’aurais sans doute pas été capable, après la petite visite d’Émilie, de continuer à donner des coups de plâtre contre le mur jusqu’à ce qu’il se fendille suffisamment. Je ne dirais pas que j’avais trouvé ce niveau de douleur agréable, mais j’étais en tout cas contente une fois que c’était fini. Lorsque j’avais été capable de plier suffisamment le bras gauche, j’avais ensuite passé une main sous mon tee-shirt, non pas pour me peloter les nichons, mais pour retirer une des armatures métalliques de mon soutien-gorge.

Avec celle-ci, crocheter la serrure des menottes avait été un jeu d’enfant. Une fille comme moi, avec mes tendances à aimer être attachée et ma propension au bordel et à perdre des petits objets, comme des clés ? J’avais vite appris les rudiments du crochetage.

Étrangement, si les sorciers étaient effrayés par mes pouvoirs surnaturels inexistants, ils n’avaient pas remarqué l’état de mon plâtre. Ils n’avaient pas non plus réalisé que le bracelet de leurs menottes en argent, à la fois censé me retenir mais aussi brider mes super-pouvoirs, était juste posé sur ma main droite mais loin d’être verrouillé.

Je n’attendais, pour passer à l’action, qu’un contexte favorable. Être seule face à quatre hommes ne rentrait pas vraiment dans cette catégorie. D’autant plus qu’avec les marches qui descendaient dans la pièce, ils avaient l’avantage de la hauteur ; même si ce petit escalier, comme la porte, pouvaient sans doute réduire l’avantage du nombre qu’ils avaient. Il va sans dire que je n’avais aucune connaissance réelle, à part quelques parties de Fire Emblem, de ce qui constituait réellement ou pas un avantage tactique dans le cadre d’un affrontement armé. Cependant, avoir cette analyse (ou, tout du moins, prétendre l’avoir) me permettait de me donner une certaine assurance, en imaginant que, telle Séléna, j’avais un passé d’ex-militaire badass ayant survécu à tout, alors que je m’étais pour ma part contentée de survivre de justesse à mon début de scolarité à la Sororité de sorcellerie.

Le contexte favorable, ou en tout cas moins défavorable, s’est présenté sous les traits (ou plutôt la voix, puisque de là où j’étais, je ne pouvais pas la voir) d’Émilie.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? a-t-elle demandé. Ce n’est pas ce qui était prévu.

Je lui avais pourtant dit que ça se terminerait comme ça, tout comme je lui avais dit de se tirer. Mais évidemment, personne ne m’écoutait jamais.

Vieux-Bébé s’est penché vers son acolyte avec une expression colérique, tandis que les deux soldats se tournaient vers la nouvelle venue avec un air menaçant (de toute façon, avec leur cagoule sur la tête, ils ne pouvaient pas vraiment prendre une autre expression). Menton-Cul a levé une main en signe d’apaisement, et s’est adressé à Émilie.

— Si, a-t-il dit. C’est ce qui était prévu. Vous feriez mieux de lui expliquer.

Sa dernière phrase s’adressait à quelqu’un d’autre, probablement le vampire qui avait été à ma droite dans le van.

Pendant ce temps, plus personne ne semblait faire attention à moi. Je me suis demandé si c’était le bon moment pour tenter quelque chose. D’un côté, si je ne tentais rien, je risquais de laisser passer ma seule chance de me tirer de là ; de l’autre, il allait peut-être y avoir une meilleure opportunité, et en agissant trop impulsivement je risquais de griller mes cartouches pour rien.

— Il est hors de question que vous l’embarquiez ou que vous lui fassiez quoi que ce soit ! a protesté Émilie. Le plan, c’était qu’on la libérait saine et…

Elle n’a pas eu le temps de finir sa phrase, car Vieux-Bébé avait levé une main et dû lancer une de ces saloperies de magies de sorciers. J’ai entendu Émilie pousser un petit cri de douleur.

J’avais beau avoir des rapports compliqués avec Émilie (d’abord, j’avais cru qu’elle me détestait, puis j’avais réalisé que non, puis ensuite elle m’avait enlevée, puis elle avait refusé que je me fasse ré-enlever, ce qui faisait beaucoup de hauts et de bas), je la considérais plus ou moins comme une amie. Ou, tout du moins, une connaissance. Une future collègue, en tout cas.

Bref, lorsque Vieux-Bébé lui a envoyé je ne sais quel sort pourri pour la faire taire, ma résolution de ne pas céder à mon impulsivité s’est complètement évaporée, et j’ai décidé qu’il était plus que temps de lui faire bouffer ses dents. Je me suis donc levée de ma chaise, ai attrapé celle-ci avec ma main valide, et je me suis précipitée vers l’attroupement de trous du cul.

À mi-chemin, j’ai senti une vague de terreur s’emparer de moi. Ah, il remettait ça, hein ? Il croyait vraiment qu’il allait me faire peur avec ses putains de magies à la con ? On allait voir s’il pourrait encore lancer des sorts quand je lui aurais cassé les doigts et délogé les dents.

(Plus tard, j’ai réalisé que Menton-Cul n’avait pas lancé son aura de terreur contre moi, mais plus probablement contre Émilie et l’autre vampire. Si je l’avais su, j’aurais peut-être été légèrement moins vénèr ; mais peut-être pas.)

J’ai monté la première marche d’escaliers et j’ai ramené la chaise en arrière, m’aidant du bras gauche même s’il était cassé. Les deux sorciers m’ont enfin remarquée, et la bouche de Vieux-Bébé s’est ouverte en un O majuscule. J’ai senti une nouvelle salve de magie me parcourir, sans ressentir d’autres effets qu’un vague picotement. Je ne m’en suis pas préoccupée, et j’ai envoyé la chaise contre la tête de mon adversaire.

À ma grande réjouissance, la tête de Vieux-Bébé a volé sur le côté et il est allé s’écraser par terre, quelques marches plus bas. À force de me tataner avec des vampires et des loups-garous, j’en avais fini par oublier le plaisir simple que procurait le fait de donner un gros coup de chaise sur quelqu’un qui n’avait pas de résistance physique particulière.

Pleine d’enthousiasme, j’ai ensuite tâché d’envoyer un gros coup de rangeo dans le genou de Menton-Cul. Malheureusement, d’une part, je n’ai pas atteint son genou, mais plutôt son tibia ; et, d’autre part, à cause de la chaise que j’avais toujours à la main et parce que des marches d’escalier ne sont pas l’idéal en termes d’équilibre, je me suis à moitié vautré la gueule.

Pour éviter de choir complètement, je me suis rattrapée à l’un des gardes armés et encagoulés. De la main droite, j’ai lâché ma chaise pour me rattraper à son épaule et, par chance, la chaise est venue coincer son fusil mitrailleur.

Sentant que les évènements étaient en train de tourner en ma faveur, même si c’était sans doute plus grâce à un coup de pot qu’à mes capacités de combat, j’ai voulu pousser l’avantage en décalant le fusil vers Menton-Cul. J’ai ensuite pressé la détente, ou plus exactement j’ai pressé le doigt de l’encagoulé sur la détente ; mais celui-ci avait eu le temps de déplacer l’arme, et la rafale n’est pas partie vers le sorcier qui était toujours debout. À la place, elle est allée éclater la cervelle de Vieux-Bébé qui gisait toujours par terre (et allait par conséquent y gésir un moment). Bien fait pour sa gueule, ça l’apprendrait à être aussi désagréable avec moi.

Ensuite, il y a eu une nouvelle rafale de coups de feu, et le monde s’est arrêté un moment. Puis je suis tombée en arrière au ralenti, sans comprendre ce qui m’arrivait.

Est-ce que le deuxième encagoulé venait de me tirer dessus ? Au moment où j’étais en train de me sortir des griffes de ces fumiers ? C’était vraiment trop injuste. Ce n’était pas du jeu, merde. Les trouducs étaient censés vouloir de moi vivante. Me coller des bastos dans le bide, ce n’était pas une bonne façon de me garder vivante, si ? Qu’est-ce qui clochait ? Est-ce que j’avais mal compris quelque chose ?

J’avais l’impression que mon esprit se disloquait, alors que celui-ci n’était déjà pas hyper concentré d’ordinaire. Une partie de moi regardait bêtement le plafond qui s’éloignait doucement alors que je m’écrasais par terre, tandis qu’une autre partie voyait la scène du dessus, mon ventre déchiré par la rafale de mitraillette, et se disait « chiotte ». Et pendant ce temps, une troisième partie de moi criait « what the fuck ?! ». Je sais, on n’est pas censé employer le point d’interrogation et le point d’exclamation en même temps, mais j’étais en train de mourir et tout cela ne me paraissait pas d’une grande importance.

Ensuite, tout est devenu sombre et très flou. La première partie de moi fixait un détail stupide sur le plafond, tandis que la seconde se disait que ça craignait que je meure comme ça, sans même avoir pu me changer. Ma grand-mère disait toujours qu’il fallait avoir une culotte propre au cas où on mourrait dans la journée. J’aurais dû l’écouter. La troisième partie de moi, pas vraiment plus pertinente que les autres, se bornait à constater que je n’avais pas mal. C’était limite décevant. J’avais toujours cru que la mort serait une apothéose de douleur ; au lieu de ça, ça ressemblait plutôt à un de ces rêves chelous quand on a de la fièvre.

Je n’ai même pas senti lorsque j’ai atterri par terre. J’en ai juste conclu que j’avais touché le sol parce que le plafond avait arrêté de s’écarter. Pendant ce temps, je tournais mes yeux, ou mon absence d’yeux, ou mes yeux virtuels, bref le point de vue hallucinatoire de ma seconde partie, vers le couloir en haut des escaliers, et les fenêtres situées à deux mètres du sol qui menaient je ne sais où. L’une d’entre elle venait de péter, et des bouts de verre volaient partout. C’était très esthétique.

Après, il y a eu un chat géant. Gros, gros matou, tout noir, avec juste quelques poils blancs sous le maton. Beau matou. Ça donnait envie de lui faire des câlins. Il y avait aussi un corbeau qui volait derrière lui. Le chat ne volait pas, d’ailleurs, il tombait, mais comme tout était ralenti, ça donnait l’impression qu’il volait. Le corbeau était de taille normale, contrairement au chat ; ou alors il était beaucoup plus loin, et c’était la perspective qui donnait l’impression que c’était un corbeau normal alors que c’était un corbeau géant. Tout était possible vu que rien n’avait de sens.

Le chat, c’était Chloé. Ou peut-être que je dis ça parce que c’était un rudement beau matou, qui donnait envie de lui faire des gratouilles sur le bidon, et que j’aurais préféré faire des gratouilles au bidon de Chloé plutôt que d’être étalée dans mon sang en train de crever. Ou peut-être que j’étais déjà morte, ce n’était pas très clair. Je n’étais jamais morte avant, je n’avais donc pas de point de comparaison.

Pendant ce temps, la partie de mon cerveau qui fonctionnait encore vaguement (enfin, c’est vite dit) s’est demandé s’il y avait une symbolique derrière tout cela. Le chat noir, le corbeau, est-ce que c’était des métaphores de quelque chose ? Est-ce que la taille du chat avait une importance ? Et le verre brisé ?

Le chat (qui, dans mon rêve, était Chloé) a sauté sur le soldat qui m’avait tiré dessus et lui a donné un gros coup de patte griffue, l’envoyant valdinguer un peu plus loin. Menton-Cul a fait des signes à l’autre soldat. Le corbeau lui a foncé sur le visage. J’étais toujours par terre, et j’ai réalisé que mon corps faisait vraiment une position ridicule. C’était la faute à mon bras cassé : même si j’avais à moitié démoli le plâtre, ce n’était qu’à moitié, résultat ça faisait un « L » tout moche. Non pas qu’un « I » ou même un « S » auraient été particulièrement mieux.

Des flammes. Ça, je savais comment l’analyser. C’était mon cauchemar récurrent, encore des réminiscences de la mort de mon père. Forcément, au moment de caner, il fallait que je me reprenne ça dans la gueule, hein ? Quitte à crever, je n’aurais pas pu juste avoir le chachat et des ronrons ?

Des coups de feu. Le sorcier qui s’envole. L’encagoulé restant qui tire une rafale sur Chloé le chat. Le corbeau n’est plus là. Tout devient flou. Chloé/le chat tombe, comme moi je suis tombée un peu plus tôt. J’ai envie de crier, mais je ne peux rien faire.

Chapitre 3
Ça va péter

Ezili marchait à pas vifs, ce qui n’était pas tout à fait évident lorsqu’on n’avait qu’une canne blanche pour se guider. Enfin, Ezili avait tout de même quelques autres informations pour deviner où il fallait qu’elle se rende. Le son, d’abord : pas besoin d’une ouïe très fine pour entendre les coups de feu et deviner que c’était là-bas que cela chauffait. Les décharges éthériques étaient plus difficiles à percevoir (en dehors du fait que le commun des mortels ne le pouvait pas) à cause du bâtiment, mais entre les transformations en animal, les sorts, les morts brutales et le reste (qu’Ezili n’était pas capable d’identifier et n’était pas sûre de le vouloir), la sorcière était capable d’avoir une vague idée de où était qui.

Elle pouvait entendre quelqu’un venir vers elle. Il ne faisait pas d’effort particulier pour être discret ; au vu du bruit de course de ses semelles sur le sol, elle pouvait deviner qu’il tenait à mettre le plus de distance ente lui et les évènements de ce soir.

Ezili pouvoir voir qu’il portait une marque de Chloé. Une griffure ? Une morsure ? Ce n’était qu’un faible résidu, qu’il fallait un certain talent pour pouvoir distinguer, mais Ezili était sûre d’elle : ce type avait eu maille à partir avec Chloé, et maintenant il voulait se tirer.

Elle a entendu le bruit de ses pas qui continuaient à approcher d’elle, puis un bruit de portière qu’on ouvrait. Ezili a lâché sa canne blanche, comptant sur la dragonne pour qu’elle ne tombe pas ; elle avait besoin de ses deux mains pour se servir du fusil (sa mère, elle, était capable de l’utiliser d’une seule main et avait tendance à considérer le fusil à canon scié comme un gros pistolet). Elle a fait feu sans prendre la peine de l’épauler (de toute façon, avec la crosse sciée, ce n’était plus trop possible), comptant sur sa proximité et la dispersion de l’arme plus que sur la précision.

Ensuite, elle a actionné le levier pour recharger l’arme, et a tiré à nouveau, cette fois-ci un peu plus bas, histoire d’être sûre. Elle s’était, une fois, pris une balle dans l’épaule parce qu’elle avait pensé qu’un seul tir était suffisant ; depuis, elle ne prenait plus de risques.

Après quoi, elle est restée immobile, tentant de guetter le moindre bruit, ce qui n’était pas évident avec le sifflement dans ses oreilles. Au bout de quelques secondes à ne rien entendre et à ne pas se faire tirer dessus en représailles, elle en a conclu qu’elle avait réussi à tuer son adversaire.

— J’espère que c’était bien un des sales types, a-t-elle commenté.

***

Séléna n’a pas ralenti en voyant le grillage qui délimitait le terrain appartenant à Pyrotek : après tout, si la Citroën de Lockheart avait été capable de défoncer une palissade en bois, elle devait bien être capable d’enfoncer un grillage. À côté d’elle, la policière s’est un peu crispée et a serré la poignée passager, mais ne lui a pas demandé de freiner.

Comme prévu, la voiture a pénétré dans la barrière comme un couteau pénétrant dans du beurre ; mais peut-être quand même comme un couteau pas très solide pénétrant dans du beurre qui vient juste de sortir du frigo, parce qu’un bout de métal a éclaté un pneu au passage. Pas très grave, elles étaient presque arrivées, de toute façon. Séléna a lutté pour garder le contrôle de la voiture, puis a terminé dans un dérapage pas très contrôlé pour immobiliser le véhicule devant le terrain vague qui jouxtait l’usine.

Il n’y avait pas trop de doute à avoir, ça devait être le bon endroit. On entendait des détonations, et des lumières orangées semblaient indiquer le départ d’un feu.

— On dirait qu’on arrive un peu tard, a commenté la vampire.

— Hostile ! a crié la policière. Dans les airs !

Celle-ci est sortie de la voiture, se servant du véhicule comme bouclier pour se protéger. Séléna l’a imitée, mais, à cause de la façon dont elle s’était « garée », sans pouvoir mettre la voiture entre elle et leurs ennemis.

Elle a aperçu la forme qu’avait indiquée Lockheart, lévitant un peu au-dessus de l’usine. Connard de sorcier. La lévitation, c’était vraiment le summum du trouduc qui se la pétait. C’était, pour elle, un peu l’équivalent des gens qui se déplaçaient en Segway.

Pratiquement immédiatement, elle a ressenti une vague de terreur surnaturelle. Séléna savait ce dont il s’agissait, mais les vampires étant plus sensibles à ce genre de choses, elle n’était pas capable de faire comme moi (ou Lockheart, visiblement) et d’ignorer la vague de peur glacée. En revanche, elle avait appris à reconditionner sa réaction en cas de peur panique.

— Aaaaaaaaaargh ! a-t-elle hurlé.

Pour accompagner son cri de guerre, elle avait levé ses deux pistolets mitrailleurs et pressait la détente aussi fort qu’elle le pouvait. Il y a eu un bruit assourdissant pendant quelques secondes, mais très vite les deux chargeurs se sont retrouvés à sec. Séléna a donc poursuivi en lançant une de ses armes vides dans la direction où elle tirait mais, malgré sa force surnaturelle, le pistolet s’est écrasé un peu devant l’usine sans toucher sa cible.

— Je crois qu’il est parti, a commenté Lockheart.

Séléna a pris une inspiration pour évacuer sa peur.

— Oui, a-t-elle admis. Le sale lâche.

— C’était impressionnant, a raillé la policière. Soixante balles et pas une dans la cible. J’avais lu que tu étais une tireuse d’élite. Je ne veux même pas imaginer comment visent les tireurs lambdas.

Séléna a haussé les épaules, ignorant la remarque perfide.

— Certains sorciers sont capables de faire un champ de protection pour dévier les balles.

— Oh, oui, a admis Lockheart, non sans ironie. Ça doit être ça.

— Va te faire mettre.

À cet instant, l’une des portes du bâtiment s’est ouverte. Séléna a braqué l’arme vide qu’elle n’avait pas jetée, tandis que Lockheart faisait de même avec un pistolet un peu plus chargé.

— Brigade surnaturelle ! a crié cette dernière. Lâchez vos armes et couchez-vous, face contre terre !

Séléna a regardé la silhouette qui sortait du bâtiment. Une vampire blonde. Probablement Émilie. Elle a aussi observé les flammes qui commençaient à lécher l’entrée du bâtiment.

— Peut-être, a-t-elle complété, dis-lui de s’écarter un peu de l’incendie avant de se coucher ?

***

Je me suis réveillée en sursaut, comme si quelqu’un m’avait planté une seringue d’adrénaline dans le cœur, ou comme les Immortels lorsqu’ils meurent mais pas vraiment. Je veux dire, les Immortels dans Highlander, pas ceux de l’Académie française, quoique ceux-ci aient l’air d’avoir le même genre de réaction lorsqu’on parle de féminiser un peu la langue de Jeremstar.

Enfin, rien de tout ça ne m’était arrivé personnellement, donc je ne sais pas si ces métaphores sont bien appropriées, mais toujours est-il que je me suis redressée brutalement en position assise avec beaucoup d’énergie et une certaine soif de sang.

J’ai essayé de rapidement comprendre la situation. Le chat noir géant gisait à côté de moi, des balles dans le corps, et était en train de se transformer à nouveau en forme humaine, et j’étais à peu près sûre qu’il s’agissait bien de Chloé. Donc, tout ça n’avait pas été un foutu rêve ? Par contre, je n’avais, de mon côté, pas de trous dans le bide. J’en ai conclu que le type avait dû me rater, et que c’était juste le choc psychologique qui m’avait fait perdre connaissance. Bien joué, Jessie, c’était vraiment le bon moment pour faire la chochotte.

Les flammes non plus ne faisaient pas partie du rêve. Qui avait foutu le feu ? Comment est-ce qu’il avait fait pour se propager aussi vite ? Je n’en avais aucune idée, mais ça commençait à chauffer dans le couloir.

De l’autre côté de la pièce, allongé contre le mur, l’encagoulé restant était à moitié mort à cause d’une morsure de Chloé ; mais il bougeait encore, et était en train d’attraper sa mitraillette. Je me suis donc dit que j’essaierais de comprendre ce qui s’était passé plus tard, et je me suis relevée d’un bond, avant de courir vers lui. Je lui ai donné un gros coup de tatane pour lui enlever l’arme des mains. J’aurais pu m’arrêter là, ce qui aurait été charitable, mais je m’étais réveillée avec une envie renouvelée de tuer tous ces trous du cul, et particulièrement celui qui avait collé des bastos dans le ventre adorable de Chloé. Je lui ai donc donné un nouveau coup de godasse, cette fois-ci sur la tête. Et en sautant avant.

Le son produit s’est, sur le moment, révélé malsainement plaisant (à froid, je le qualifierais plutôt de « dégueulasse »), mais, le crâne humain étant vaguement rond, et comme je ne le lui avais pas non plus totalement réduit en miettes, je me suis à moitié pété la figure en atterrissant. Enfin, j’avais toujours la figure moins pétée que lui.

L’ennemi hors d’état de nuire, je me suis précipitée vers Chloé, qui avait repris complètement forme humaine.

— Jessie, a-t-elle dit d’une voix faible. Tu es vivante ?

— Ouais. Et toi, tu as intérêt à le rester. Si tu meurs dans mes bras, je te garantis que j’irai jusqu’en Enfer pour te botter le cul s’il le faut.

Elle a essayé de rire, mais a surtout craché du sang. J’ai réalisé qu’elle avait été salement amochée par la rafale. Mais les loups-garous pouvaient survivre à ça, non ? Ce n’était pas des balles en argent, et elle n’avait pas de blessure à la tête, donc elle n’allait pas mourir ?

J’ai vu les flammes qui envahissaient maintenant le couloir sur lequel donnait le petit escalier. Le couloir qui était la seule sortie possible. Si une louve-garou (ou chatte-garou, ou what-the-fuck-garou, on résoudrait ça plus tard) pouvait encaisser des blessures par balles, les flammes risquaient de se montrer beaucoup plus mortelles.

— J’aime ta répartie, a-t-elle dit. Mais s’il te plaît… pars, tant qu’il est encore temps.

J’ai continué à regarder les flammes, et j’ai eu du mal à ne pas repenser à la mort de mon paternel, et à tous les cauchemars qu’il avait engendrés. Au cauchemar que j’avais déjà fait où Chloé le remplaçait, brûlant à sa place dans les flammes de la voiture.

Sauf que je n’avais plus neuf ans. Je pouvais encore faire quelque chose.

— D’accord, ai-je dit.

Je me suis penchée pour l’embrasser rapidement, puis je me suis relevée et j’ai monté quatre à quatre les marches de l’escalier. Je suis sortie de la pièce qui m’avait servi de cellule, et j’ai saisi la poignée brûlante de la porte métallique.

— Je vais revenir, ai-je annoncé.

Ensuite, j’ai refermé la porte, espérant que ça suffirait à retarder un peu la propagation des flammes.

Dans le couloir, c’était le brasier. Je ne comprenais pas comment tout cela avait pu cramer aussi vite. C’était quoi, ce putain d’endroit ? Une usine de feux d’artifices ?

***

Évidemment, je n’ai appris que plus tard qu’il s’agissait effectivement d’une manufacture de feux d’artifices. Plus assez rentable, l’entreprise avait fait faillite, et Gauthier avait récupéré les locaux pour une bouchée de pain. Les locaux et une partie des matériels qui restaient. Il comptait réaménager le lieu pour lancer une start-up d’impression à la demande, ou peut-être une nouvelle ligne de gyroskates électrique, ou au pire réaliser une plus-value sur la vente (il n’était pas très fixé).

Tandis que le bâtiment demeurait inutilisé, Gauthier avait mis en place sa stratégie pour devenir calife à la place du calife. Ou, plutôt, il avait rêvé de le faire, jusqu’au moment où il avait été contacté par un mystérieux sorcier, jeune mais dynamique, qui lui avait proposé une alliance qui serait bénéfique pour tout le monde (sauf pour Rivière, évidemment, puisque le plan impliquait qu’il se fasse descendre).

Tout était plutôt bien préparé : il y avait un plan A, et même un plan B au cas où le plan A se déroulerait mal. Sauf qu’il n’y avait pas de plan C, et les deux premières lettres de l’alphabet n’avaient pas survécu à l’irruption d’un peu de chaos dans l’équation. J’avais, de mon côté, incarné ce rôle de petit grain de sable chaotique à l’insu de mon plein gré, mais cela avait suffi pour éveiller la suspicion de la mystérieuse organisation de sorciers en noir.

Résultat, Gauthier, sentant que tout cela merdait, avait tenté de faire machine arrière et de sauver les meubles en coupant ce qui pouvait le rattacher à lui. Mais ses alliés ne l’entendaient pas de cette oreille, et lui ont fait comprendre qu’on ne sautait pas d’un train en marche. Ils lui ont alors proposé ce dernier plan pour réussir à se débarrasser de Rivière : m’enlever pour forcer Séléna à faire le sale boulot. Les sorciers ne croyaient sans doute pas que cela pouvait fonctionner, ils voulaient juste mettre la main sur du sang (ou des organes, je ne sais pas trop, mais dans tous les cas j’avais le rôle de matière première) de démon.

D’où ce plan foireux, pour lequel Gauthier avait utilisé son usine acquise au rabais, certes désaffectée mais pas entièrement vidée de toute matière inflammable.

***

Pour l’heure, je me battais la rate de la nature du lieu dans lequel je me trouvais, tout comme des plans de Gauthier (dont j’avais d’ailleurs totalement oublié l’existence) : je voulais juste trouver la sortie. Je me suis souvenue avoir vu l’un des encagoulés s’enfuir par la droite. Contrairement à moi lorsque j’étais arrivée, sa cagoule ne lui masquait pas les yeux, et je me suis donc dit qu’il devait avoir une meilleure idée que moi d’où se trouvait la sortie. C’est pourquoi je me suis avancée dans cette direction.

Mon idée de départ était de repérer une sortie pas trop loin, puis revenir chercher Chloé pour la mener en lieu sûr. Certes, elle était plus lourde que moi, mais j’avais espoir de pouvoir être capable de parvenir à la porter. J’ai néanmoins laissé tomber cette idée en voyant l’intensité des flammes : si j’étais fireproof, ce n’était pas le cas de Chloé, et il n’y avait pas moyen que j’arrive à lui faire traverser ça suffisamment rapidement pour qu’elle survive au trajet.

J’ai examiné les murs, tâtant la possibilité de sortir, piquer une voiture, et la faire traverser l’usine en défonçant les murs sur son passage. Malheureusement, j’ai vite réalisé qu’à part avec un char d’assaut, cela risquait de ne pas fonctionner.

— Merde ! ai-je juré tout en enjambant une étagère enflammée qui s’était renversée au milieu du couloir.

Mon pied droit a glissé, et je me suis écroulée dans les flammes, en m’éraflant un peu le genou mais en encaissant le gros du choc avec mes deux bras. Pas de gros bobo, mis à part que mes cheveux se sont mis à prendre feu (mon pantalon commençait à être déjà atteint depuis un moment).

Pourquoi est-ce que mes cheveux peuvent prendre feu ? Pourquoi est-ce que le reste de mon corps ne peut pas cramer, mais ça, oui ? Après, les poils ignifugés, ça aurait aussi des désavantages. Là, au moins, je peux envisager de faire de l’épilation définitive au laser sans même avoir à avoir la peau roussie après. Mais, pour l’heure, mes cheveux étaient en train de cramer, et ça sentait le cochon grillé, alors je ne pensais pas aux bénéfices potentiels.

Je ne réalisais pas non plus, ingrate que j’étais, que je venais d’atterrir en partie sur mon bras cassé (qui ne l’était visiblement plus) sans ressentir la moindre douleur.

Je me suis relevée, et j’ai écarté d’un geste de main rageur les restes de cheveux incandescents qui me bloquaient la vue. J’ai avancé un peu, enjambé un nouvel obstacle enflammé non identifié, et j’ai enfin aperçu ce qui m’avait l’air d’être une sortie.

D’accord, mais ça ne me disait pas comment j’allais faire pour emmener Chloé jusque-là. J’ai regardé de tous les côtés autour de moi, cherchant quelque chose.

Une étagère. J’aurais peut-être pu grimper dessus pour sortir, mais ça n’était pas très utile vu qu’il y avait la porte pas très loin, et que je doutais fortement être capable d’escalader en portant Chloé.

Un bidon dont le contenu était en flammes. Probablement peu utile pour éviter à Chloé de brûler, mais si on avait eu le problème inverse et qu’elle était en train de mourir de froid, ça aurait pu m’aider.

Une poulie. Très bel objet, j’avais toujours nourri une fascination pour les poulies. J’en aurais bien eu une comme ça chez moi, je voyais plein d’applications très concrètes de choses qu’on pourrait faire avec, ensemble, Chloé et moi. Malheureusement, ce n’était pas ça qui allait me permettre de la faire sortir d’ici.

Une sorte de fusée qui est passée à quelques centimètres de ma tête et est allée s’écraser contre le mur de derrière. Il y en avait peut-être d’autres qui n’avait pas encore explosé : je pouvais peut-être les regrouper, jeter un truc en flammes dessus (ça, ce ne serait pas dur à trouver), et faire un trou dans le mur pour pouvoir faire sortir Chloé. Pas sûre que ça marche, vu que les murs étaient solides. Ou alors, si on se tenait avec Chloé à côté de l’explosion, peut-être qu’on pouvait profiter du souffle pour être expulsées dehors avant qu’elle ne puisse brûler ? Dans un film avec Vin Diesel, ça aurait peut-être pu marcher, mais j’étais dubitative sur le résultat dans le monde réel.

J’ai regardé à nouveau la poulie. Il manquait la chaîne, ou la corde. Où-est ce qu’elle pouvait être ? Je suis retournée un peu en arrière, enjambant à nouveau l’objet en flammes non identifié, et j’ai tâché d’examiner les alentours.

Ce n’était pas évident, à cause de la fumée, des flammes, et de tout le bordel de machins divers en train de cramer, mais j’ai fini par repérer une chaîne enroulée contre le mur. Ah ! Exactement le type de chaîne que j’avais toujours rêvé de posséder : pas trop épaisse, permettant (au hasard) de nouer des poignets ensemble, et visiblement très longue, pour potentiellement pouvoir faire plein de fois le tour de mon corps. Ouais, je voyais des tas d’usages potentiels de cet engin.

J’avais une idée. Pas une bonne idée, notez bien, mais par rapport à mon plan de regrouper des explosifs pour se faire projeter dehors par le souffle, c’était un peu moins pire. J’ai donc attrapé un bout de la chaîne, qui était évidemment brûlante (ce qui ne me posait pas de problème), et je me suis dirigée vers la sortie. Ça n’a pas été tout à fait évident, déjà à cause de l’obstacle que j’avais enjambé deux fois et au-dessus duquel je devais encore passer, ensuite parce que la chaîne, même si elle n’était pas très épaisse, était quand même assez lourde à cause de sa longueur, et enfin parce qu’il y avait le même problème que pour toute corde ou tuyau d’arrosage vaguement posé dans un coin, c’est-à-dire que c’est toujours un peu le merdier à dérouler (heureusement, elle avait été mieux rangée que la plupart de mes câbles et autres ficelles et n’était pas aussi emmêlée).

J’ai finalement pu atteindre la porte et sortir du bâtiment. J’ai cligné un peu des yeux pour m’habituer à l’obscurité, et j’ai cherché la deuxième chose dont j’avais besoin pour mettre mon superbe plan à exécution. Je l’ai vite trouvée, sous la forme d’une vieille BMW marronnasse garée à quelques mètres de l’entrée. Parfait.

J’ai été un peu surprise de voir Ezili se tenir à côté de celle-ci, un fusil à canon scié dans une main, l’autre palpant le corps du conducteur. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Je n’ai pas cherché à le savoir. C’était plutôt une bonne chose, l’un dans l’autre.

Alors que je m’approchais du véhicule, elle s’est tournée vers moi, me regardant avec ses deux verres noirs.

— Jessica ? Tu vas bien ?

— Ça va, ai-je dit machinalement.

Je ne me suis pas demandé comment elle avait fait pour savoir que c’était moi. Un truc de sorcière, sans doute. À la place, j’ai examiné l’arrière de la voiture. Pas de boule de remorquage, ça aurait été trop facile. Je me suis baissée, pour regarder la carrosserie, et j’y ai vu un trou prévu pour je ne sais quel usage par lequel je pouvais faire passer la chaîne.

— Chloé est à l’intérieur, ai-je annoncé. Blessée. Il faut la faire sortir.

Faire un double nœud n’était sûrement pas le meilleur moyen d’attacher une chaîne, mais je ne voyais pas quoi faire d’autre. Si j’avais pensé à prendre la paire de menottes, j’aurais peut-être pu m’en servir ; quoique, elles étaient probablement trop larges par rapport à la taille des maillons. Tant pis, il faudrait espérer que le double nœud tienne.

— Comment ? a demandé Ezili.

J’étais heureuse qu’elle pose la question, car j’allais avoir besoin d’elle. En tout cas, ça m’éviterait un trajet.

— Compte jusqu’à trente, ai-je dit. Ensuite, tu démarres la voiture et tu roules sur vingt mètres.

Elle a poussé un soupir.

— Tu réalises que je suis aveugle, hein ? Je ne sais pas si vous imaginez que c’est une blague, mais…

— Oh, ça va, ai-je protesté. Roule tout droit, au pire il n’y a qu’un trottoir et un terrain vague derrière.

Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre, et je suis retournée dans le bâtiment, aussi vite que je le pouvais, en essayant de compter dans ma tête.

Un, deux, trois…

J’ai enjambé pour la quatrième fois l’obstacle enflammé non identifié, qui semblait maintenant avoir un peu réduit de taille, puis j’ai attrapé l’autre bout de la chaîne, en espérant qu’elle serait suffisamment longue.

Onze, douze…

Tout en déroulant mon fil d’Ariane, je suis passée au-dessus des mêmes embûches qu’à l’aller, réussissant cette fois-ci à ne pas me casser la figure.

Vingt-deux, vingt-trois…

Je me suis retrouvée devant la porte, que j’ai ouverte. J’ai descendu deux marches avant de réaliser que je ne pouvais pas aller plus loin. Chiotte, la chaîne n’était pas assez longue.

Vingt-huit, vingt-neuf…

Merde, j’aurais dû donner un compte à rebours un peu plus large à Ezili. J’ai descendu les marches en panique, et je me suis agenouillée à côté de Chloé.

— Allez, ai-je dit. On met les voiles.

Trente-sept, trente-huit…

— Jessie ? a-t-elle demandé. Est-ce que tu es un rêve ?

Super, elle n’était qu’à moitié consciente, et j’allais devoir la porter. J’ai passé mes deux bras autour de ses épaules, et refermé mes mains en dessous de sa poitrine. Je n’ai même pas été gênée par le plâtre, je ne sais pas si c’était la chaleur ou la gamelle, mais j’en étais maintenant à peu près délivrée.

Quarante-deux, quarante-trois…

J’ai ensuite pris une grande inspiration et j’ai tâché de remonter les escaliers en tirant la louve-garou. Le surpoids de mon amante ne m’avait jamais dérangée ; au contraire, j’appréciais ses courbes et son ventre dodu. Là, cependant, j’avoue que j’aurais bien aimé qu’elle pèse quelques kilos de moins.

Cinquante-et-un, cinquante-deux…

J’ai fini par lâcher Chloé en haut des escaliers, et j’ai enroulé la chaîne autour de ma taille. J’aurais pu le faire autour de celle de Chloé, mais je me suis dit que, de cette manière, j’éviterais de lui infliger trop de brûlures à cause de la chaleur de l’acier. Une fois encore, j’ai juste fait un double nœud pour l’attacher, avant de placer à nouveau mes mains autour de la skinhead.

Soixante-quinze, soixante-seize…

Elle a poussé un petit gémissement de douleur quand je me suis collée à elle. Sans doute la chaîne brûlante, mais je ne voyais pas comment faire autrement. J’ai ensuite pris une inspiration, m’attendant à me faire traîner d’une seconde à l’autre.

Quatre-vingt-quatre, quatre-vingt-cinq…

Bon sang, que faisait Ezili ? Elle était censée démarrer à trente. D’accord, si elle avait vraiment été ponctuelle, j’aurais été bien emmerdée, mais je commençais à craindre qu’elle ait vraiment démarré, et que le nœud n’ait pas tenu. Et les flammes commençaient à se rapprocher de Chloé.

Merde, merde, merde.

***

Ezili m’a entendue repartir, et a poussé un nouveau soupir d’exaspération. Contrairement à ce que je lui avais demandé, elle n’a pas compté, mais elle a tout de même entrepris de démarrer la voiture.

La première étape était de se débarrasser du précédent occupant du véhicule, qu’elle a tiré en dehors. Elle a ensuite enjambé le cadavre et s’est installée au volant, puis a tâtonné pour mettre le contact. Il n’y avait pas de clé. Le type n’avait pas eu le temps de l’insérer avant de se faire descendre. Elle aurait dû attendre deux secondes de plus avant de presser la détente.

Ezili est donc redescendue et s’est penchée au-dessus du cadavre pour lui faire les poches, mais elle a eu beau laisser traîner ses mains partout (y compris dans des substances visqueuses et collantes dont elle préférait ignorer la nature exacte) : pas de trace de clé. Elles avaient dû tomber quelque part. Ou peut-être que le type les avait oubliées. Génial.

Et évidemment, Hugin n’était pas là. Il avait beau ne pas être une pie, il pouvait parfois s’avérer utile pour aller chercher des petits objets brillants.

Autant pour la solution de facilité.

Ezili s’est donc réinstallée au volant, et a sorti un petit couteau d’une poche de son blouson. Elle faisait partie de ces gens qui estiment qu’il faut toujours avoir un couteau sur soi, et les circonstances ne lui donnaient pas exactement tort.

Elle a, de nouveau, tâtonné pour trouver le démarreur, puis l’a démonté d’un coup de lame experte, avant d’aventurer ses mains dans les fils dénudés, les touchant l’un après l’autre entre le pouce et l’index de ses deux doigts. Elle a fini par prendre un coup de jus, et a arboré un sourire satisfait. C’était donc les deux fils qui étaient reliés à la batterie. Ezili les a ensuite entortillés ensemble, s’arrangeant pour ne pas les toucher directement, puis a attrapé les deux autres fils et les a brièvement connectés. Il y a eu une étincelle, et le moteur a démarré.

Ensuite, elle a accéléré aussi vite qu’elle le pouvait.

***

J’ai été brusquement traînée en arrière, serrant les dents pour ne pas lâcher Chloé. J’espérais vraiment que, comme j’étais la première, ça suffirait à la protéger des flammes. Je n’avais pas calculé que les flammes ne seraient pas forcément le seul problème. Ça, je l’ai réalisé en percutant un bidon. J’en ai eu le souffle coupé et j’ai failli lâcher la skinhead, mais j’ai tenu bon. J’ai ensuite rebondi, et ma tête a cogné un mur, puis j’ai senti un truc pointu se planter dans ma jambe tandis que la voiture continuait à nous traîner. Quand est-ce qu’on allait atteindre cette putain de porte ?

J’ai ensuite cogné une étagère, qu’on a traînée avec nous pendant quelques mètres avant qu’elle finisse par bien vouloir nous foutre la paix, puis mon coude droit a cogné le coin d’un truc, m’envoyant un choc électrique fort désagréable. Heureusement, on arrivait enfin à la porte, ce qui aurait été mieux si on avait été dans l’axe. Comme ce n’était pas le cas, j’ai eu les deux jambes à moitié broyées, et je me suis demandé un instant si elles avaient été arrachées.

La voiture a ensuite continué à avancer, et j’ai donc pu me râper le dos, les fesses et les jambes (c’était une bonne nouvelle, cela voulait dire qu’elles étaient toujours là) contre le bitume. À ce stade, j’ai décidé que je pouvais lâcher Chloé.

Je m’attendais à ce que la voiture s’arrête là, mais, comme elle me l’avait rappelé, Ezili était aveugle, ce qui impliquait qu’elle ne pouvait pas regarder dans le rétro pour constater qu’on était tirées d’affaire. J’ai donc continué à glisser sur le sol brûlant. Enfin, façon de parler, il n’était pas vraiment brûlant, sans quoi je n’aurais pas eu mal ; malheureusement, j’étais juste ignifugée, pas immunisée aux frottements.

J’ai ensuite poussé un soupir (métaphorique, car j’avais le souffle complètement coupé) de soulagement lorsque j’ai commencé à glisser dans l’herbe. L’herbe, c’était cent fois mieux que le bitume pour ce genre de choses. Du moins, c’était ce que je croyais, jusqu’à ce que mon bras gauche heurte une grosse caillasse.

Putain, Ezili n’allait jamais s’arrêter, ou quoi ?

***

Alors qu’elle accélérait, Ezili se demandait comment, au juste, elle était censée savoir qu’elle avait fait vingt mètres. Elle s’est mise à faire des calculs : un mètre par seconde, cela faisait 3,6 kilomètres/heures. Mais elle n’avait aucun moyen de savoir à quelle vitesse elle roulait, donc ça ne l’avançait pas beaucoup. Elle savait tout de même qu’elle n’avait pas encore passé la seconde, donc en connaissant les rapports de vitesse de la voiture, et en se basant sur le bruit du moteur, elle aurait pu en déduire une vitesse approximative. Malheureusement, elle ne savait même pas quelle était la marque de la voiture qu’elle conduisait.

Finalement, elle a décidé que, le temps qu’elle essaye de faire ces calculs, elle devait avoir parcouru la distance demandée, et elle s’est donc arrêtée. Emportée par l’enthousiasme de conduire une voiture, chose qu’elle ne faisait que trop rarement à son goût, elle a d’abord voulu terminer en beauté avec un demi-tour au frein à main. Elle a réalisé juste à temps que si je lui avais demandé de démarrer la bagnole pour sortir Chloé du bâtiment, c’était sans doute parce qu’elle nous traînait derrière, et que son petit demi-tour innocent risquait d’être assez désagréable. Elle s’est donc contentée de freiner, et je lui en suis fortement reconnaissante.

***

J’ai enfin arrêté de glisser dans l’herbe, la chaîne a arrêté de faire pression sur ma cage thoracique, et j’ai pu me remettre à respirer.

Allongée par terre sur le dos, mon premier réflexe a été de me relever pour courir vers Chloé, puis j’ai réalisé que c’était stupide, puisque j’étais toujours attachée à la voiture. J’ai donc entrepris de me détacher, puis j’ai réitéré ma tentative.

Je me suis cassé la figure dans l’herbe. Apparemment, je n’étais pas en état de courir. Je me suis relevée une nouvelle fois, et cette fois-ci j’ai tenté d’avancer plus lentement. Je pouvais voir Chloé, allongée par terre, à une trentaine de mètres de moi. Il me semblait qu’il allait me falloir une éternité pour réussir à franchir la distance. À un moment, j’ai eu l’idée d’enlever l’espèce de clou rouillé qui s’était planté dans ma jambe, et qui avait frotté contre le sol, s’enfonçant encore un peu, bougeant, et provoquant un certain déchiquetage peu ragoûtant. Le retirer a provoqué une jolie gerbe de sang, mais n’a pas semblé faire grand-chose pour améliorer ma tenue de route.

Étrangement, je ne me rappelle pas de douleur à ce moment-là. Je ne sais pas si c’est à cause de l’adrénaline, des endorphines, parce que j’étais en panique pour Chloé, si j’ai juste rayé ça de ma mémoire, ou encore s’il y avait une explication plus surnaturelle.

Toujours est-il que j’ai essayé de presser le pas. Ça n’a pas eu un grand succès, et j’avais toujours l’impression d’aller aussi lentement, mais au bout d’environ un millénaire j’ai enfin pu m’agenouiller à côté de Chloé pour voir si elle allait bien.

Elle n’allait pas bien. Je l’avais un peu protégée avec mon corps lorsqu’on s’était faites traîner, mais elle n’avait pas ma capacité à ignorer la chaleur. Même si le trajet avait été rapide, elle était marquée par de nombreuses traces de brûlures, qui n’étaient pas plus belles à voir que ses deux blessures par balle.

Elle ne respirait pas. J’ai posé mes doigts contre son poignet, et j’ai cherché un pouls, que je n’ai pas trouvé. J’ai senti le sol m’avaler, le monde s’est obscurci, et j’ai réalisé que j’avais échoué. Chloé était morte.

Chapitre 4
Entre chien et chat

On dit que l’amour rend aveugle. Je ne sais pas trop si c’est vrai, même si une expérience ultérieure impliquant des forces de l’ordre et une quantité abondante de gaz lacrymogène m’incite à penser que ce n’est pas complètement infondé.

En tout cas, je sais que l’amour rend stupide. Lorsque j’ai su que Chloé était morte, ou du moins lorsque j’ai cru savoir que Chloé était morte (après tout, mes compétences en médecine, en particulier pour ce qui concerne les loups-garous, sont assez rudimentaires, et je n’ai pas pris le temps de demander une seconde opinion), j’aurais pu rester à genoux et crier mon désespoir à la face du monde. J’aurais aussi pu faire comme Roméo et avaler sur le champ une gorgée de poison pour mettre fin à mes jours ; mais, mis à part que je n’avais pas de poison sous la main, c’était trop stupide même pour moi, qui suis pourtant capable d’un bon niveau dans le domaine, surtout sous le coup de l’impulsivité.

À la place, j’ai fait ce qui me paraissait être une bonne idée sur le moment, mais qui, rétrospectivement, était peut-être légèrement inconsidéré. J’ai fouillé dans ma mémoire, cherchant le symbole que j’avais vu dans un vieux livre (par la suite détruit par les flammes) dans une librairie de sorcellerie à l’atmosphère décevante.

J’ai visualisé ce symbole, en traçant les lignes dans mon esprit, espérant que ma mémoire était à peu près fiable. La lumière a semblé diminuer et les sons du monde extérieur me provenaient maintenant de manière assourdie.

Ensuite, j’ai vu se dessiner devant moi la forme qui m’était maintenant un peu plus familière de l’énorme chien à trois têtes.

— Tu oses encore m’appeler, bâtarde ?

Toujours aussi agréable, le cabot. J’ai plongé mon regard dans les yeux rouges d’une des trois têtes, et j’ai ordonné, d’une voix que j’espérais autoritaire :

— Ramène-la.

Les deux autres têtes ont regardé Chloé, tandis que la troisième continuait à me fixer.

— Pourquoi je ferais ça ?

C’était, évidemment, une bonne question. Lorsqu’on fait appel à une créature des Enfers pour lui demander une faveur, il vaut mieux avoir quelque chose dans la balance plutôt que d’espérer compter sur l’autoritarisme de sa voix.

— La dernière fois qu’on s’est vus, ai-je dit, tu m’avais suggéré de franchir la porte. Eh bien, d’accord. Si elle meurt, je franchirais cette porte. Et, crois-moi, tu n’as pas envie que je fasse ça. Parce que je vais la ramener, d’une manière ou d’une autre. Il y a la méthode soft, et il y a la méthode hard. Tu n’as pas envie de voir ce que la méthode hard implique.

Le chien des Enfers a éclaté de rire. C’était déjà assez dérangeant d’entendre la voix d’un chien résonner dans sa tête, mais alors le rire, c’était vraiment chelou.

— Tu as du toupet. J’aime ça. Très bien. Viens à sa place, et elle ne mourra pas aujourd’hui.

Je faisais des progrès. On avait maintenant une proposition de deal en bonne et due forme. Le seul problème, c’est que le deal ne m’allait pas. Mon altruisme avait ses limites.

— Non, ai-je dit. Mais d’accord pour le principe. Une vie contre une vie. Laisse-la partir, et je t’offrirais quelqu’un d’autre.

J’ai conscience que, à froid, cela peut sembler quelque chose d’assez crade, de proposer de buter une victime innocente pour épargner sa meuf. Mais, sur le moment, je ne voyais pas les choses comme ça. Après tout, j’avais tué moi-même au moins une personne dans les minutes précédentes, et il me semblait, sur le coup, que le monde ne manquait pas de trous du cul pas du tout innocents dont il pourrait bien se passer.

Évidemment, si on pinaille, on pourrait objecter qu’il s’agit toujours de magie noire, d’accords avec des forces occultes ou ce genre de choses, je suppose. Mais, vraiment, je ne voyais pas les choses comme ça.

— Ça ne marche pas comme ça, a protesté Cerbère. Mais, puisque c’est toi, et que je vois ça comme une façon de commencer à suivre ta vraie nature, pourquoi pas ? Mais je veux trois âmes, pas une seule.

C’était, évidemment, trois fois pire qu’une. Cela dit, mon argument précédent tenait toujours, et je me suis dit que vu le nombre de blaireaux qui avaient essayé de me flinguer ces derniers temps, je n’aurais pas de mal à trouver trois connards à buter.

— D’accord, ai-je dit. Mais j’aurai besoin de temps.

— Trois vies humaines, a dit le molosse. Avant le prochain solstice d’hiver. Si tu acceptes, elle se réveillera. Mais si tu ne m’apportes pas ces trois âmes, c’est toi qui devras franchir la porte.

Cela me laissait six bons mois. Une enflure à tuer tous les deux mois. Vu que ces derniers temps, j’aurais pu me débrouiller avec un tous les deux jours, ça ne semblait pas déraisonnable. Cela dit, j’ai repensé à qui avait essayé de me tuer, et je me suis dit que ça ne risquait de ne pas être aussi facile.

— Est-ce que les vampires et les loups-garous comptent ? ai-je demandé.

— Non, a soupiré le chien. Des humains.

Ça ne m’arrangeait pas. Heureusement, il restait les connards de sorciers psychopathes. Avec un peu de chance, il y en avait encore une poignée qui traînaient dans les environs, et je pourrais accomplir ma part du deal dans la soirée.

— J’accepte.

J’ai eu l’impression de voir un sourire se dessiner sur ses trois gueules, mais les chiens ne pouvaient pas sourire, si ? D’un autre côté, ils ne pouvaient pas non plus parler ni cracher de flammes, donc j’imagine que cet argument est invalide.

— Je suis impatient de pouvoir raconter ça à ton père.

Ensuite, la forme a disparu, et la lumière est revenue à la normale. Pas d’explosion de flammes cette fois-ci. Cela dit, s’il y en avait eu, je ne suis même pas sûre que je les aurais remarquées vu que tous les alentours cramaient déjà.

— Nom de Dieu, Jessie, qu’est-ce que tu as fait ?

Je me suis retournée et me suis retrouvée nez à nez avec Ezili. J’ai eu l’impression que ses lunettes noires me jetaient un regard mauvais.

— Hum, ai-je dit, embarrassée. On pourrait garder ça entre nous ?

— Oh, bien sûr. Un petit pacte avec le Diable, c’est le genre de choses qu’on peut glisser sous le tapis.

J’ai d’abord cru que sa phrase était acerbement ironique, et qu’elle allait se sentir le devoir de balancer mon comportement à Séléna et Chloé ; mais Ezili a rapidement haussé les épaules, avant d’ajouter :

— Après tout, ce n’est pas comme si je n’avais jamais fait pire.

J’ai hésité à lui demander plus de détails, mais je me suis dit qu’elle ne me répondrait probablement pas ; et, pour l’heure, j’étais plus préoccupée par Chloé que par les actes passés de la sorcière.

Chapitre 5
Swag surnaturel

Chloé a toussé un peu, et a ouvert les yeux. J’ai posé ma main contre la sienne et je lui ai fait un petit sourire. Je l’aurais bien serrée dans mes bras, mais, malgré mes compétences médicales plus qu’approximatives, je me disais que ce n’était peut-être pas une brillante idée pour quelqu’un qui venait de se faire tirer dans le bide et qui avait par ailleurs peut-être les poumons brûlés à cause de fumées toxiques.

— Ça va ? ai-je demandé.

— J’ai connu mieux, a-t-elle admis.

Au moins, elle était capable de parler. C’était déjà ça. Je me suis assise à côté d’elle tandis qu’elle jetait un regard sur la manufacture qui était toujours en train de brûler.

— C’est le moment où tu vas dire « je t’avais prévenue » ? ai-je demandé.

Elle a mis un peu de temps avant de répondre, sans doute le temps de comprendre ce dont je parlais.

— Oh, a-t-elle fini par dire. Pour être honnête, quand je parlais de tout qui brûlait autour de nous, j’avais une vision moins… littérale.

— Ouais.

Une fusée est passée par une vitre brisée du bâtiment, ou peut-être par un trou dans le toit, et est venue exploser au-dessus de nous.

— Je ne m’attendais pas non plus à des feux d’artifice.

Elle a posé sa main contre ma tête, maintenant pratiquement dépourvue de cheveux, et m’a regardée avec un air très sérieux.

— Tu sais, Jessie, j’accepte que tu sois différente. Ce n’est pas un problème.

Je n’ai pas répondu, ne sachant pas trop de quoi elle parlait. Est-ce qu’elle était au courant de ma… condition ? D’un autre côté, après m’avoir vue marcher à travers des flammes, il y avait de quoi se douter de quelque chose.

— Tu n’étais pas obligée de devenir skinhead, a-t-elle continué. Ça ne me dérangeait pas que tu aies des cheveux.

J’ai éclaté de rire. Elle aussi. Pendant un moment, j’ai oublié ce qui s’était passé, le bâtiment en flammes, et le cadavre du type qu’Ezili avait buté qui traînait encore à quelques mètres de nous.

— Vous allez bien ? a demandé Séléna.

Je me suis tournée, et je l’ai vue à côté de Lockheart. Cette dernière escortait Émilie, qui avait les mains menottées dans le dos. Décidément, il y avait tous les gens que je connaissais à cette soirée barbecue.

— On est en vie, ai-je dit, mais Chloé est blessée.

— Je survivrai, a ajouté cette dernière.

Séléna m’a regardée en fronçant les sourcils.

— Tu as l’air… différente…

— Je crois que ça vient du côté « brûlée, mais sans avoir brûlé », a commenté Lockheart.

— Oh, oui, a admis Séléna. Ça doit être ça. J’adore ce que tu as fait à tes fringues. Très grunge.

Je lui ai répondu par un doigt d’honneur.

— Désolée pour le retard, a ajouté la vampire. On est arrivées après la bataille. Mais bon, si tout le monde est en vie…

— Tout le monde n’est pas en vie, a répliqué Émilie d’un air lugubre. George est mort.

— Ouais, a admis Séléna, et ce type a l’air pas mal mort aussi.

Elle montrait du doigt le cadavre du type cagoulé qu’Ezili avait flingué puis tiré hors de sa voiture.

— Je ne comptais pas les morts dans le camp d’en face, a-t-elle repris. Et toi, tu es dans le camp d’en face.

— Je… a commencé Émilie, mais elle n’a pas terminé sa phrase.

— Il n’y a plus personne d’autre ? ai-je demandé. Comment vous dites ? Les combattants hostiles ont tous été neutralisés ?

Séléna m’a fait clin d’œil.

— Hé, tu prends le vocabulaire !

— Sauf que tout le monde n’a pas été « neutralisé », a complété Lockheart. Il y en a un qui s’est envolé. Apparemment, il avait des pouvoirs magiques pour éviter les balles.

Elle avait dit la dernière phrase en regardant Séléna et avec une sorte de demi-sourire ironique. Je me suis demandé ce que cela cachait, mais j’ai décidé que cela pouvait attendre.

— Et sinon, ai-je dit, qu’est-ce que vous faites ici ? Et, accessoirement, c’est où « ici », exactement ?

— Et est-ce que quelqu’un aurait vu Hugin ? a ajouté Ezili.

— Quelqu’un aurait une clope ? a demandé Chloé.

Lockheart a poussé un soupir.

— Autant de questions qui mériteront une réponse en leur temps, mais, vu le contexte, je pense que vous trois feriez mieux de filer d’ici avant que les flics et les pompiers n’arrivent.

Elle m’a jeté un regard soupçonneux.

— J’ai peur qu’on ne pose des questions sur comment tu as pu brûler sans brûler, par exemple. Sur ça et d’autres choses. Questions que j’aurai très envie de te poser aussi, mais je subodore que tu préférerais que ça ne figure pas dans un dossier officiel.

Je suis restée silencieuse quelques secondes, à la fois parce que je réalisais que je risquais effectivement d’avoir quelques explications à donner à quelques personnes, et aussi devant l’utilisation du mot « subodorer », que je me suis promis d’essayer d’employer moi-même plus souvent.

— Ouais, ai-je néanmoins fini par dire. Ça pourrait être bien.

— Malheureusement, a répliqué Chloé, je ne suis pas sûre qu’une de nous trois soit vraiment capable de conduire.

Je ne voyais pas pourquoi elle disait ça. D’accord, elle-même était blessée et Ezili était aveugle, mais moi, je m’en sentais tout à fait capable. Je me suis donc relevée de ma position assise pour illustrer ce point, et j’ai proclamé en accompagnant le mouvement :

— Je peux conduire.

Ce qui aurait été plus convaincant si je n’avais pas manqué de me casser la figure dans le processus, et si je n’avais pas titubé avant de devoir m’appuyer sur Séléna. C’était étrange, je n’avais pas l’impression d’être blessée, je n’avais mal nulle part, mais j’avais la tête qui tournait. J’avais plus l’impression d’avoir trop bu que d’avoir été traînée derrière une voiture.

— Oui, a admis Lockheart en regardant Chloé, je vois ce que vous voulez dire.

— Émilie n’a qu’à conduire, ai-je dit.

Lockheart m’a regardée avec des yeux ronds. Émilie aussi, d’ailleurs.

— Je sais qu’on n’a pas la même pratique des menottes, a répliqué la policière, mais, chez moi, celles-ci indiquent qu’elle est en état d’arrestation. Elle ne va conduire personne nulle part.

— Ce n’est pas quelqu’un de mauvais, ai-je protesté. Elle était juste…

J’ai cherché une expression correspondant à ce que je voulais dire, mais je n’ai rien trouvé, aussi me suis-je contentée de faire un geste flou de la main droite, avant de regarder la principale concernée par cette discussion.

— Et toi, tu pourrais dire quelque chose pour te défendre ! l’ai-je accusée.

Elle avait l’air complètement surprise par la tournure de la discussion.

— Je mérite de payer pour ce que j’ai fait, a-t-elle dit sur un ton résigné.

— Oh, va te faire foutre !

Chloé, toujours à moitié allongée par terre, a faiblement levé une main pour nous faire signe de nous taire.

— Les considérations sur la justice et la culpabilité peuvent attendre. Là, Jessie a raison, on a besoin d’une conductrice. Si elle fait confiance à Émilie pour ne pas nous faire de coup fourré, ça me va.

— Et si elle nous fait un coup fourré, a répliqué Ezili en agitant son fusil, j’ai toujours Angerona sous la main.

Séléna a regardé l’arme, puis sa fille, avec un air profondément médusé.

— Angerona ? a-t-elle répété. Tu lui as donné un nom ? Qui donne un nom à une putain d’arme à feu ?

***

Finalement, Lockheart a accepté de détacher Émilie et de la laisser conduire. Elle s’est installée au volant de la deux-chevaux, Ezili s’installant à côté d’elle, son fusil sur les genoux et une expression sévère sur le visage.

Chloé et moi nous sommes installées sur la banquette arrière. Chloé avait pris le temps de remettre quelques-unes de ses fringues, et Séléna m’avait passé son blouson, le mien ayant en partie brûlé, comme l’essentiel de mon pantalon. J’y gagnais au change : son blouson était rudement cool, avec des clous et tout.

Émilie conduisait en silence, et Ezili ne parlait pas plus. Moi, pendant ce temps, j’essayais de trouver une position qui me permette de me mettre dans les bras de Chloé sans lui déclencher de douleur ou de quinte de toux. Ce n’était pas évident.

— Je suis désolée, lui ai-je dit. De t’avoir embarquée dans tout ça.

— Ce n’est pas vraiment toi qui m’as embarquée. Et je ne vois pas en quoi ce serait de ta faute.

J’ai hésité. Je me sentais vaguement coupable, mais c’est vrai qu’il n’y avait pas de quoi. Après tout, ce n’était pas comme si je m’étais enlevée moi-même. Mais je sentais tout de même que j’avais sous-estimé les emmerdes que j’étais naturellement capable de m’attirer.

— Ça fait juste un peu chier, a ajouté Chloé, de se dire que tout ça est arrivé pour qu’un patron ne se fasse pas buter.

Elle n’avait pas tort. D’un point de vue syndicaliste, toute cette aventure était loin d’être une réussite.

— Tout n’est pas négatif non plus, ai-je tenté de protester.

— Ah ? Et qu’est-ce que tu retirerais de positif de tout ça, exactement ?

J’ai tâché de réfléchir. Comme ça, c’était un peu dur à dire.

— Tu sais, ai-je fini par trouver, ça me faisait peur de démarrer une relation romantique vaguement normale. Avec toi qui n’étais pas super à fond dans le BDSM et tout. Mais au final, j’ai réalisé que j’arrivais assez à m’y adapter.

— Vraiment ? a demandé Chloé, sceptique.

— Oui. Je veux dire, je suppose qu’on n’est pas obligées d’avoir forcément une composante BDSM dans notre relation pour contenter mes pulsions masochistes. Me faire casser le bras, tirer dessus, ou traîner par une voiture dans un bâtiment en flammes, c’est suffisant.

Elle m’a regardée avec un air blasé, mais n’a pas jugé utile de répondre.

— Et puis, ça m’aura permis d’apprendre que tu étais un chat-garou.

Cette fois-ci, elle m’a fait un petit sourire.

— C’est un peu ridicule, hein ? Mais la transformation se fait d’autant plus facilement qu’on a un lien émotionnel avec l’animal. J’ai toujours été plus une gouine à chats qu’une punk à chiens.

— Je me posais une question, ai-je continué. Il y a des garous qui peuvent se transformer juste en partie, non ? Le type qui m’a cassé le bras avait des grosses griffes et était poilu, mais avait plus ou moins gardé forme humaine à part ça.

Chloé a froncé les sourcils, ne voyant sans doute pas où je voulais en venir. Elle n’avait pas encore appris à me connaître si bien que ça.

— Oui. C’est possible. Pourquoi ?

J’ai approché mon visage du sien, pour éviter que les deux autres ne nous entendent.

— Tu crois, ai-je chuchoté, que tu pourrais, genre, juste avoir les oreilles de chat ? Je dis ça comme ça.

Elle a poussé un gros soupir, ou a essayé de rire, je ne sais pas trop ; toujours est-il que ça s’est fini en quinte de toux. Je me suis sentie coupable.

— Purée, a-t-elle dit lorsqu’elle a enfin pu reprendre sa respiration. T’es vraiment tordue.

***

J’ai bien dormi cette nuit-là. L’épuisement, sans doute. Accalmie bienvenue, je n’ai même pas fait de cauchemar. Ou, en tout cas, si j’en ai fait, je ne m’en souviens pas. Je me rappelle juste m’être allongée dans le lit à côté de Chloé, et m’être laissée engloutir par le sommeil.

Lorsque je me suis réveillée, le matin suivant, j’ai d’abord vite réalisé que l’expression « matin » était plus que figurative, puisqu’on était déjà en début de soirée.

Chloé était déjà levée, et j’entendais des bruits de discussion venant d’en bas, mais, avant de descendre, j’ai décidé de prendre une douche et de me changer. Il était plus que temps. En me déshabillant (ou, plutôt, en terminant de déchiqueter les restes de mon tee-shirt et de mon pantalon), j’en ai profité pour enlever les résidus du plâtre à mon bras gauche. Je n’avais clairement plus l’air d’en avoir besoin, ce qui était une bonne nouvelle, mais tout de même un peu étonnante : j’étais presque sûre qu’on était censé garder un plâtre un peu plus de quarante-huit heures. Cela dit, je n’allais pas me plaindre.

Pas de ça, en tout cas. En revanche, l’aspect de ma tête m’a profondément chagrinée. Mes cheveux étaient partis en fumée ; pire que ça, il en restait quelques bouts à moitié cramés par endroits. Heureusement, en fouillant dans les étagères de la salle de bains, j’ai fini par dénicher une tondeuse, et j’ai au moins pu me faire une boule à zéro qui était à peu près propre. Ça n’en restait pas moins une boule à zéro, qui n’était pas exactement la coupe que j’aurais choisie de moi-même.

Cela dit, l’absence de cheveux passait encore : ça pouvait donner un style. Par contre, mes sourcils avaient eux aussi grillé, et ça me donnait une tête vraiment bizarre. J’avais intérêt à me trouver une paire de lunettes de soleil un peu classe assez rapidement.

Peinée par mon relooking extrême que n’aurait sûrement pas validé Cristina Cordula, je n’ai pas remarqué tout de suite que j’avais également perdu ma cicatrice à la joue. Pas de marque badass au visage pour moi, mais je n’étais pas fâchée de ne plus avoir cette espèce de boursouflure.

J’ai examiné le reste de mon corps sous la douche, et s’il y avait un paquet de sang séché, je n’avais aucune trace de blessure. D’accord, tout cela était suspect. D’ordinaire, je ne marquais pas beaucoup, et je devais souvent demander à mes amantes de se fatiguer le poignet pour avoir des traces de cravache le lendemain, mais là, c’était un peu au-delà. Peut-être que le sort du sorcier au visage de bébé qui ne m’avait rien fait sur le moment avait, en réalité, eu un effet ? Et si ce crétin m’avait lancé un sort de guérison au lieu d’un sort d’attaque ? Peut-être qu’il pensait que j’étais une zombie, et que ça allait me tuer, comme dans les jeux vidéos.

Cette explication était satisfaisante, mais j’avais quand même du mal à croire qu’elle soit tout à fait réelle.

J’ai ensuite passé un certain temps à choisir des vêtements à mettre. J’étais embarrassée : l’essentiel de ma garde-robe était adapté à mes cheveux longs, pas à mon tout nouveau crâne rasé. J’ai essayé tous les tee-shirts que j’avais embarqués, mais je trouvais qu’aucun n’allait. J’ai hésité à en piquer un à Chloé, mais ils seraient sans doute trop grands pour moi, et le look skinhead impliquait un polo moulant, pas un trop large. J’ai finalement réalisé que je trouvais surtout que c’était le crâne rasé qui ne m’allait pas, et j’ai opté pour un débardeur noir ordinaire, ainsi que pour mon pantalon en cuir. Heureusement que je ne le portais pas la veille : d’un côté, il m’aurait peut-être plus efficacement protégé les jambes (mais je n’en avais pas vraiment eu besoin), de l’autre je l’aurais niqué, et je l’avais payé plus cher que le jean.

Niveau chaussures, j’ai opté pour mes Dr Martens à fermeture Éclair, les rangers que je portais la veille ayant la semelle en partie fondue, ce qui les rendait peu praticables. C’était peut-être pour ça que j’avais passé mon temps à tituber et à me péter la figure alors que j’avais l’impression d’aller bien.

Enfin, j’ai descendu les escaliers. À ma surprise, tout le monde était là : Chloé, Séléna et Ezili, mais aussi Carmen et Lockheart. Je ne m’attendais pas à une telle réunion. La première fois que j’étais venue, on avait dû passer par une maison abandonnée pour s’assurer que personne ne nous suivait ; et maintenant, c’était the place to be de tout le gratin surnaturel, avec une flic au milieu.

Chloé était assise sur le canapé, avec le chat noir sur les genoux qu’elle caressait distraitement. Elle était en train de parler à Ezili et Carmen de son boulot de dockeuse.

— Honnêtement, disait-elle tandis que je descendais les escaliers, j’aimerais bien trouver un autre taf. J’avais essayé de devenir prof d’anglais, mais j’avais foiré l’examen. Il faudrait que je me motive à le retenter.

De leur côté, Lockheart et Séléna étaient assises par terre devant la télé, et s’affrontaient à un jeu de tir à la première personne. D’une certaine manière, ça avait du sens qu’elles finissent par se tirer dessus. Cela dit, ce n’était pas exactement comme cela que j’avais pensé que ça se terminerait.

Hugin était posé au sommet d’une étagère et me regardait. Il avait donc fini par revenir. En dehors du corbeau, Carmen a été la première à remarquer ma présence.

— Jessie ! s’est-elle exclamée. Tu vas bien ?

Elle a bondi du canapé, s’est précipitée vers moi et m’a prise dans ses bras, ne me laissant même pas le temps de finir de descendre les marches.

— Ouais, ai-je dit. À part mes cheveux.

Carmen m’a fait un petit sourire.

— Ça repoussera.

— En attendant, a dit Chloé, je pourrais te prêter ça.

Elle m’a montré sa casquette. Sa belle casquette, celle en cuir. Sur moi, je trouvais que ça ne valait pas des cheveux, mais j’étais touchée par le geste.

Je me suis approchée d’elle, et je l’ai embrassée avant d’essayer la casquette. Je me suis examinée dans le reflet d’une vitre, et je me suis dit qu’il y avait du progrès. Plus qu’à me trouver des lunettes pour masquer l’absence de sourcils, et je serais presque sortable.

En attendant, je me suis assise à côté de Chloé, ce qui m’a valu un regard mauvais de la part du chat, façon « hé, ho, c’est moi qui suis sur ses genoux, n’y pense même pas ».

— Donc, ai-je demandé, on est passé de l’endroit secret où il faut venir avec un bandeau sur les yeux au local où on invite des flics à jouer à la Playstation ?

— C’est les vampires qu’on invite, a répliqué Lockheart sans détourner les yeux de l’écran. Les flics s’invitent tout seuls.

— Et c’est une Xbox, a ajouté Séléna.

— Et sinon, quelqu’un pourrait m’expliquer ce qui s’est passé ?

On m’a expliqué. Ça a pris un moment, mais heureusement il y avait des clopes et du chocolat chaud. J’ai fini, comme le reste du monde, par apprendre que c’était Gauthier qui avait été responsable de mon enlèvement. Je ne l’avais pas vu venir. Comme disait Lockheart, il était beaucoup trop insipide pour éveiller les suspicions.

Une fois à peu près informée de la situation, Lockheart m’a regardée avec un air grave.

— Il y a quelques questions que j’aurai besoin de te poser.

Elle avait posé sa manette depuis un moment, et s’était assise sur une chaise, face à moi, un carnet sur les genoux.

Carmen, qui était debout derrière elle, a poussé un soupir.

— C’est vraiment nécessaire ?

— J’aimerais bien pouvoir boucler mon rapport avant d’être suspendue, a répliqué la policière. Et, accessoirement, satisfaire ma curiosité personnelle.

Vu les questions qu’elle allait sans doute me poser, j’espérais que les réponses n’allaient pas figurer dans son rapport officiel.

— D’accord, ai-je tout de même dit.

Après tout, il était peut-être temps d’assumer les choses. Surtout que tout le monde avait plus ou moins l’air d’avoir deviné, donc ce n’était plus vraiment la peine de vouloir garder le secret.

— Tu as le droit de garder le silence, m’a informé Chloé.

— Oh, arrête ! ai-je protesté. Elle a quand même découpé deux doigts d’Armstrong, on peut lui faire un minimum confiance.

— Je ne vois pas pourquoi.

— Tu es anarchiste, ai-je répliqué. Ça n’est pas censé te plaire quand un patron véreux se fait un peu maltraiter ?

— Pas quand c’est par des flics, a-t-elle répliqué sur un ton sévère. Le combat anarchiste, ce n’est pas une vendetta personnelle ou prendre du plaisir à voir un oppresseur souffrir, mais construire la solidarité de classe en…

Malgré son dédain pour l’autorité policière, elle s’est tout de même arrêtée en voyant Lockheart lui faire signe de se taire.

— Première question, a dit cette dernière. Qu’est-ce que tu es, exactement ?

J’ai poussé un soupir. Forcément, c’était un peu le truc compliqué que j’allais devoir expliquer. Avant de répondre, j’ai pris le temps de reprendre une gorgée de chocolat chaud, puis une grande inspiration.

— Mon père était un démon, ai-je fini par dire. Techniquement, je suppose que ça fait de moi une bâtarde.

Lockheart a hoché la tête, l’air à peu près satisfaite. Personne n’avait l’air très surpris par ma réponse, même si Carmen était la seule à être officiellement au courant.

— Disons plutôt nephilim, a dit Lockheart. Ça fera plus professionnel.

J’avais repris une gorgée de chocolat chaud, et j’ai failli la recracher. Après toutes ces années, j’apprenais qu’il y avait un terme officiel ? Que je faisais partie d’une catégorie reconnue ?

— Vous êtes déjà tombée sur ce genre de cas ? ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

— Non. Des démons qui possèdent un corps d’humain, en général sur une courte période, ce n’est pas si rare. Sur de longues périodes, il y a plusieurs cas avérés. Mais je pensais que leurs enfants étaient des humains ordinaires.

— C’est le cas, d’habitude, a ajouté Ezili.

Visiblement, je gardais mon statut d’« anomalie ». Super.

— Il y a des légendes, évidemment, a complété la sorcière, mais ça ne veut rien dire. Il y a des légendes sur tout et n’importe quoi.

— Deuxième question, a demandé Lockheart. Qu’est-ce que tu as comme…

Elle a hésité un instant, puis m’a jeté un regard interrogateur.

— « Tu » ? a-t-elle demandé. Ou « vous » ? Je ne sais plus trop sur quelles bases on en est, avec tout ça.

J’ai haussé les épaules. Ça ne me semblait pas être la priorité du moment. Lockheart a dû finir par se dire la même chose, parce qu’elle a repris :

— Qu’est-ce que tu as comme, disons, capacités surnaturelles ? En dehors d’une certaine résistance aux flammes, évidemment.

— Sauf pour les cheveux, ai-je précisé.

— J’avais noté. Et sinon ?

Nouvel haussement d’épaules de ma part. J’avais bien peur de la décevoir. Si elle voulait une nouvelle sorte de créature surnaturelle à ajouter à son bestiaire, je n’avais pas grand-chose d’excitant.

— C’est tout.

Elle m’a regardée avec une grimace. Clairement, elle ne me croyait pas.

— C’est tout ? a-t-elle répété.

— Oui.

— Pas, disons, de capacité de guérison un peu spéciale ?

J’ai hésité. C’est vrai que je ne marquais pas beaucoup, et que je me remettais en général de mes blessures plus vite que la moyenne.

— Peut-être un peu, mais je ne suis pas sûre que ce soit spécialement surnaturel.

Lockheart s’est pincé la lèvre. À côté d’elle, Séléna n’a pas fait montre d’autant de retenue, et est partie dans un rire bruyant. Je lui ai jeté un regard mauvais pour la faire taire, mais ça n’a pas fonctionné.

— Donc, a demandé la policière, ton bras est toujours cassé ? Et c’est du très bon maquillage qui camoufle ta blessure au visage ? Et les balles que tu t’es prises, c’était du gros sel ?

D’accord, vu comme ça, je voyais ce qui pouvait faire rire la vampire.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé hier, ai-je dit. C’est une exception. Ça ne marche pas comme ça, d’habitude.

Je leur ai exposé ma théorie du sorcier qui s’était planté en me faisant guérir au lieu de me blesser.

— C’est une hypothèse… intéressante, a dit Lockheart. Donc, tu ne dirais pas que tu as avalé l’âme du type que tu as tué pour te guérir ?

Quoi ? C’était ridicule. Moi, avaler une âme ? D’abord, comment on faisait pour avaler une âme ? J’étais censée la bouffer à la cuillère ? Ou alors est-ce que ça se buvait plutôt à la paille ?

Estomaquée, je n’ai pas répondu tout de suite, puis j’ai réalisé que ça risquait de me faire sembler coupable, ce qui était d’autant plus absurde.

— C’est n’importe quoi ! ai-je donc protesté. Est-ce que ça existe vraiment, pour commencer, hein ? Et est-ce que j’ai une tête de putain de bouffeuse d’âme ?

Séléna m’a regardée avec un petit sourire. J’ai hésité à lui lancer ma tasse de chocolat chaud au visage avant qu’elle n’ouvre la bouche. J’ai ensuite regretté de ne pas l’avoir fait.

— Un peu, a-t-elle dit. Mais je pense que c’est à cause des sourcils. Enfin, de leur absence.

Comme il était trop tard pour la faire taire en lui envoyant ma tasse, je me suis contentée de lui faire un doigt d’honneur. Pendant ce temps, Lockheart écrivait des choses dans son cahier. Je préférais ne pas savoir quoi.

— Et niveau force ? a-t-elle demandé. Vitesse ? Endurance ?

— Non ! ai-je répliqué. Rien de surnaturel !

— De toute façon, a dit Séléna, si ça marche comme pour nous, ce n’est pas un truc conscient. On ne se rend pas forcément compte qu’on fait un truc surnaturel quand on file un coup de boule à quelqu’un, même si peut-être qu’il est plus percutant grâce à ça.

Lockheart a hoché la tête.

— Magie consubstantielle, a-t-elle dit.

Qu’est-ce que c’était encore que ce terme à la con ? C’était ça, leur boulot, à la brigade surnaturelle ? Inventer des mots pour désigner le moindre truc qu’ils soupçonnaient vaguement paranormal ?

— Consubstantielle toi-même, ai-je répliqué. Il faut le dire en quelle langue ? Je n’ai pas de super-pouvoirs !

— Le terme officiel est capacité surnaturelle a rectifié Séléna. Enfin, ça, c’est si tu veux de la street-cred dans le milieu. Perso, super-pouvoir, je trouve ça plus clair aussi, j’avoue.

De son côté, la policière m’a fait un petit sourire, puis a continué ses questions :

— Je suppose qu’évoquer le terme d’aléamancie va déclencher le même genre de réaction ?

Cette fois-ci, Séléna est venue à ma rescousse, et a pointé un index accusateur vers la policière.

— Sérieusement, meuf, vous allez un peu loin dans le branlage de nouilles, chez vous. Ou peut-être que vous, vous appelez ça de la jargonmancie. Je suis sûre que même chez les sorcières, elles ne connaissent pas ce mot-là.

— Hum, a fait Ezili. En fait…

— La faculté d’influer sur le hasard, a expliqué Lockheart. Voir des évènements improbables se réaliser, comme réussir à jeter parfaitement un couteau à quinze mètres de distance.

— Oh, a dit Séléna. Vous ne pouvez pas parler de manipulation de la RNG, comme tout le monde ?

J’ai interrogé Chloé du regard. Est-ce que j’étais la seule à être un peu perdue par la discussion ? Heureusement, ce n’était pas le cas.

— Personne n’utilise ces termes, a-t-elle dit. Ni l’un ni l’autre. Sérieusement, quand je pense qu’on reproche aux militants d’inventer des nouveaux mots bizarres et compliqués…

— Ce que vous dites, ai-je demandé à Lockheart, c’est que j’aurais le super-pouvoir d’être plus chanceuse ?

— En gros.

J’ai secoué la tête. Moi, chanceuse ? Elle était bien bonne, celle-là. C’était qui, la bonne poire qui s’était fait péter le bras, tirer dessus et enlever, le tout en l’espace d’à peu près quarante-huit heures ?

— Si j’avais vraiment cette capacité surnaturelle, ai-je dit, je jouerais plutôt au loto que de me faire enlever, vous ne croyez pas ?

— Ça me marcherait pas, a dit Ezili. Ça fait un moment que les tirages du loto sont protégés contre les intrusions surnaturelles. Enfin, les gros tirages nationaux, évidemment. J’ai une amie sorcière en maison de retraite qui gagne tous les dimanches au bingo. Je crois que tout le monde sait qu’elle se sert de sorcellerie pour tricher, mais ça les amuse, alors ils la laissent faire.

Tout le monde s’était tourné vers la sorcière pour écouter l’anecdote, qui n’avait rien à voir avec la choucroute mais avait au moins le mérite de m’écarter un moment du centre de la conversation.

— De toute façon, a ajouté Séléna, la magie a un coût, non ? Ce n’est pas une de vos bases ?

Elle s’est ensuite tournée vers moi.

— Donc peut-être que tu t’es retrouvée dans une situation merdique et que tu as eu besoin d’avoir un coup de bol pour t’en sortir, mais en échange, retour de karma, ça t’a filé un coup de malchance et tu t’es retrouvée dans une autre situation encore plus merdique à avoir besoin de chance pour t’en sortir, et cetera et cetera.

J’ai examiné l’hypothèse avec sérieux, puis je me suis exclamée :

— Putain, mais si c’est ça, c’est vraiment le super-pouvoir le plus merdique !

— Il faut admettre, a dit Séléna. Et ça vient de quelqu’un qui a le super-pouvoir d’être capable de manger des frites, communément vu comme assez nul.

Pendant ce temps, Lockheart continuait à écrire dans son cahier. Je ne voyais vraiment pas quoi. Est-ce qu’elle retranscrivait l’anecdote d’Ezili sur la sorcière à la retraite ? Ou est-ce qu’elle faisait la liste des super-pouvoirs les plus pourris ?

— Il y a autre chose que je suis censée savoir faire ? ai-je demandé.

— La voix, a dit Lockheart.

— Oh, ouais, a ajouté Séléna. La voix.

Je les ai regardées toutes les deux. Au passage, je me suis souvenue que ce n’était pas la première fois que Séléna parlait de ma voix. Elle faisait vraiment une fixette là-dessus.

— Quoi, ma voix ? Qu’est-ce qu’elle a ?

— Là, rien, a expliqué Séléna. Mais à des moments tu dis casse-toi à un vampire, et ça le cloue sur place. Même moi, ça m’avait clouée sur place, alors que l’autre couillon avec sa deuxième raie du cul au menton n’avait pas réussi à me faire cet effet avec son pouvoir de super-chocottes.

J’ai hésité. C’est vrai que, des fois, quand je m’énervais assez et que je gueulais sur des gens, ça pouvait faire son effet. Mais est-ce que c’était vraiment quelque chose de surnaturel ? N’était-ce pas fondamentalement l’intérêt de s’énerver pour gueuler sur des gens ?

J’ai négligemment haussé les épaules.

— Peut-être que c’est juste mon swag.

Cette remarque m’a valu un sourire enjôleur de Chloé, mais un regard sceptique de la part de Lockheart.

— Vous allez m’arrêter ? lui ai-je demandé.

J’en avais un peu assez de répondre à toutes ses questions.

Elle m’a regardée avec un air surpris.

— Pour ça ? a-t-elle demandé. Non. Personne n’est responsable des crimes de son père. Qui n’a d’ailleurs, à ma connaissance, même pas commis de crimes, ce qui est un peu surprenant venant d’un démon.

Je devais admettre qu’en écoutant bien après sa mort les cassettes audio qu’il m’avait léguées, j’avais aussi eu du mal à croire que Papa avait été un démon. Il n’avait pas grand-chose de phénoménal, c’était juste un petit comptable qui bossait dans une administration publique. Rien de spécial. Enfin, il y avait eu plein de choses spéciales, comme quand il m’avait offert un vélo pour mon anniversaire et qu’il m’emmenait en faire, ou quand il avait fait une magnifique bûche de Noël en oubliant juste le sucre et qu’on n’osait rien dire de peur de le vexer, et que ça avait fini en éclats de rire ; mais tout ça, c’était spécial parce que c’était mon Papa, pas parce que c’était un démon.

— Je crois qu’il voulait juste avoir une vie normale.

— Peut-être qu’il était coupable de crime en Enfer, a dit Lockheart, mais c’est hors de ma juridiction. Donc non, pas d’arrestation. Et je vais garder ça pour ma curiosité personnelle. Ma version des faits, c’est que tu t’es évadée avant qu’on n’arrive avec Séléna. Discrètement, sans faire de raffut. Ensuite, les types de Gauthier et les sorciers ont commencé à s’entretuer, et on a débarqué au milieu du merdier.

Elle a pris une inspiration, puis a ajouté :

— Ça ne veut pas dire que tu vas être tranquille. Ces sorciers avaient l’air d’être au courant de quelque chose, et je ne sais pas s’ils faisaient partie d’un groupe plus large ou pas.

Génial. J’allais devoir vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. J’espérais au moins que la branlée qu’ils s’étaient prise la veille allait les convaincre de se tenir à carreau un petit moment.

— Merci, ai-je dit. Pour tout.

Lockheart a haussé les épaules d’un air gênée. Manifestement, elle n’était pas habituée à ce qu’on la remercie.

— De rien. Et puis, je tire quelque chose de tout ça.

Elle s’est tournée vers Séléna, qui lui a tendu ses deux mains.

— Ça y est ? a-t-elle demandé. C’est le moment où tu me passes les menottes ?

D’habitude, je voyais avec bienveillance ce genre de propositions mais, dans le cas présent, je n’ai pas pu m’empêcher de protester.

— Tu ne vas pas vraiment accepter de te livrer ?

Lockheart a secoué la tête.

— Tu n’as pas à faire ça, a-t-elle dit à Séléna. J’avais juste besoin de quelques noms et d’être mise sur la voie, et tu as fais ta part du boulot. Je n’ai pas besoin de t’arrêter pour le meurtre de Moretti.

— Pas le meurtre, a-t-elle corrigé. L’homicide, que j’ai bon espoir de faire qualifier en légitime défense. Si je ne témoigne pas, ce qui implique de reconnaître au moins ce fait, tu n’as pas grand-chose.

J’ai froncé les sourcils. Je ne m’étais pas vraiment intéressée à cette histoire de meurtres commis six mois plus tôt à Paris, mais j’étais tout de même vaguement curieuse.

— Vous avez trouvé qui était le coupable ? ai-je demandé.

— J’ai une vague idée. Mais ce sera difficile de le prouver, et encore plus d’obtenir une condamnation.

Elle s’est tournée vers Séléna.

— Difficile… et dangereux, a-t-elle ajouté.

La vampire a fait un petit sourire.

— J’ai fait un tas de choses dégueulasses, a-t-elle dit. Je ne serai jamais jugée pour la plupart, ne serait-ce que parce que ça ferait rejaillir la culpabilité sur mes employeurs. Là, pour une fois, j’ai l’occasion de faire quelque chose de bien en me montrant responsable de mes actions passées. Si, en plus de ça, c’est dangereux…

Son sourire s’est agrandi.

— Je veux dire, je commençais à être frustrée. Combien de fusillades, ces derniers jours, et j’avais l’impression que personne ou presque ne s’intéressait à moi. Je ne demande pas forcément à être le centre de l’attention, mais quand même, c’était vexant.

J’ai jeté un coup d’œil à Chloé, qui semblait plus intéressée par le chat sur ses genoux que par la discussion.

— Dis quelque chose !

— Dire quoi ? a-t-elle demandé. Elle a déjà fait son choix. Moi, je pense que c’est des conneries de volonté de rédemption chrétienne à deux balles, mais je ne pense pas que ça la fera changer d’avis.

Elle ne m’aidait pas beaucoup, mais elle n’avait pas tort : la vampire avait l’air d’avoir pris sa décision.

— Et le syndicat des travailleurs surnaturels ? ai-je demandé. Comment tu vas monter ça, hein ?

L’argument était un peu désespéré, il faut l’accorder, mais qui ne tente rien n’a rien. Néanmoins, Séléna m’a regardée avec un air sérieux.

— Tu avais raison, je crois. Je ne suis pas la bonne personne pour ça. Je suis une ancienne mercenaire. J’espère que tu reprendras le flambeau.

— Sinon, a raillé Chloé, il y a la CGT. Je dis ça, je ne dis rien.

Je lui ai jeté un regard mauvais. Ce n’était pas le moment pour ce genre de bisbilles !

— Je crois que j’ai besoin de ça, a ajouté Séléna.

Chloé avait raison. Qu’est-ce qu’il y avait à dire, face à ça ? Séléna avait beau faire semblant de tout prendre avec légèreté, je voyais bien qu’elle était rongée par la culpabilité de ce qu’elle avait pu faire dans le passé. Peut-être que son espoir de rédemption par la justice bourgeoise était une connerie, mais c’était son choix à elle. Pas le mien.

Je me suis levée et je me suis approchée d’elle, les bras ouverts. Elle m’a regardée avec un air interrogateur.

— Tu fais quoi, là ? Je ne donne pas dans les câlins.

— Oh, ferme-la.

Elle m’a fait un sourire, puis a finalement cédé et a accepté de se lever pour que je la prenne dans mes bras.

Épilogue

Je suis rentrée du boulot assez tard. Au final, le projet de Carmen de me recruter pour étendre les horaires d’ouverture en journée avait dû être repoussé : même si, grâce à moi, Émilie n’avait pas été inquiétée par la justice, Carmen ne voulait plus bosser avec elle. Je la comprenais un peu.

J’avais signé mon CDI quelques jours seulement après le feu d’artifice à l’usine Pyrotek. Comme si Rivière se sentait vraiment redevable vis-à-vis de moi, ou peut-être à cause de la « démission » d’Émilie, je ne sais pas trop. Toujours est-il que ça avait un peu accéléré mon entrée en fonction, me permettant pour la première fois de ma vie de signer un contrat à durée indéterminée. J’aurais préféré que cela se fasse dans d’autres circonstances, mais bon, à cheval donné, on ne regarde pas les dents.

J’ai pris mes marques au boulot plutôt vite et, à ce moment-là, j’avais réussi à ne pas encore jeter de client pénible à travers la vitrine. Ça arriverait un jour ou l’autre.

Je suis rentrée alors qu’il était déjà plus de trois heures du matin, et j’ai retrouvé Chloé endormie dans mon lit. Elle bossait tôt le lendemain, et ne pouvait pas se permettre d’attendre que je rentre. Malheureusement, entre nos boulots et nos horaires incompatibles, ces derniers temps, notre relation était moins intense qu’à ses débuts. Cela dit, après ce que j’avais vécu, un peu de routine ennuyeuse n’était pas forcément déplaisante. Ça reposait.

Je me suis allongée à côté de Chloé et j’ai fermé les yeux. J’avais arrêté de faire mes cauchemars récurrents. Enfin, après toutes ces années, plus de visions de Papa qui brûlait vif dans la voiture. Peut-être qu’avoir affronté mes démons m’avait permise de franchir un cap psychologique. Peut-être que Freud aurait parlé de « tuer le père » mais, vu le contexte, ça aurait été de mauvais goût.

Alors que je sentais que le sommeil m’engloutissait, j’ai brièvement eu une vision de six yeux rouges. Six yeux rouges, et une voix qui me disait « Rappelle-toi. On a passé un accord. ». Je ne faisais plus de cauchemars, en tout cas techniquement ce n’était pas des cauchemars, mais je n’avais pas encore affronté tous mes démons.

J’ai remué un peu, et j’ai placé un de mes bras autour de Chloé avant de m’endormir vraiment. L’un dans l’autre, je m’en sortais plutôt bien. J’avais trouvé un boulot stable, j’avais enfin réussi à avoir une vie à peu près normale, un travail dont ma mère pouvait être fière (même si elle ignorait certains détails techniques), et je vivais une histoire avec une meuf chouette.

Sans doute qu’on vivrait heureuses, et ensemble, et qu’on aurait beaucoup d’enfants.

Ouais, ouais. Évidemment, vous subodorez que ça ne s’est pas exactement passé comme ça.

Merci pour votre lecture !

Merci d’avoir lu Punk is undead. J’espère que ce roman vous aura permis de passer un moment agréable. Si c’est le cas et que vous avez l’énergie, n’hésitez pas à en faire une critique honnête. Il est compliqué pour un livre auto-édité d’avoir de la visibilité, mais ce genre de retours peut permettre de les mettre un peu en avant et est toujours fortement apprécié.

Lizzie Crowdagger a commencé une carrière d’astronaute, mais une mauvaise vision, une condition physique médiocre et une certaine paresse ont fini par la faire renoncer à cette voie vers le CE1. Elle a, plus tard, tenté de devenir pilote de course, mais a dû rapidement admettre qu’elle conduisait comme un pied et s’est réorientée pour devenir une bikeuse vampirique. N’ayant pas de moto et ne possédant que des canines d’une taille tout à fait quelconque, elle s’est une nouvelle fois résignée à abandonner pour se consacrer à ce qu’elle savait le mieux faire : s’imaginer des vies qu’elle ne vivrait jamais.

Lizzie Crowdagger écrit essentiellement de la fantasy et de la science-fiction. Ses histoires abordent des thématiques sérieuses, comme les vampires, la sorcellerie, les armes à feu et les explosions, mais parlent également de choses plus légères, comme le féminisme, l’homosexualité, la transidentité, la lutte des classes, etc.

Pour avoir les dernières informations sur ses parutions, vous pouvez :

Pour une liste plus exhaustive et mise à jour, consultez le site https://crowdagger.fr.

Un autre épilogue

Lockheart est rentrée dans le commissariat, est montée au deuxième étage, et a frappé à la porte du commissaire Rochard. Elle a hésité à attendre une réponse avant d’entrer, puis a décidé de pousser la porte immédiatement.

À l’intérieur, Rochard était en train de pianoter à deux doigts sur son ordinateur. Il n’a pas semblé ravi de constater l’intrusion de la policière dans son bureau, mais il a réussi à garder une contenance et a recoiffé ses cheveux grisonnants pendant qu’elle refermait la porte derrière elle.

— Lockheart, a-t-il dit. Vous n’êtes plus suspendue ?

Il savait bien qu’elle l’était encore, évidemment. C’était juste une façon subtile de lui rappeler qu’elle n’avait rien à faire là.

— Si, Monsieur. Je pensais cependant avoir des informations qui pourraient vous intéresser.

Rochard a fait un geste vague de la main.

— J’ai lu vos rapports. Vous avez arrêté Bloody Mary et êtes parvenue à l’inculper d’un meurtre. Félicitations. Ce sera noté, mais vous comprenez bien que ça ne suffit pas entièrement pour effacer la plainte de monsieur…

Il a commencé à chercher sur son ordinateur. Rochard n’avait pas une mémoire fabuleuse des noms.

— Armstrong ? a complété Lockheart.

— Voilà. C’est ce genre de méthodes qui…

— Je sais, je sais, a coupé Lockheart. Je ne suis pas venue parler de ça, Monsieur.

Il lui a jeté un regard perplexe, hésitant sans doute entre l’envie de la sermonner sur le fait qu’elle venait d’interrompre un supérieur et la curiosité. Lockheart a décidé de pousser sa chance avant qu’il ne se remette à parler.

— Si vous avez vu mon rapport, a-t-elle repris, Séléna Morgenstern n’a pas juste avoué le meurtre de Moretti. Elle a révélé qu’elle pouvait éclairer le double homicide des Soulier.

Rochard a croisé les bras, manifestement peu convaincu.

— Cela me paraît fumeux.

— Elle avait placé des caméras discrètes dans le bâtiment et aux alentours, a repris Lockheart. Elle a promis de donner les enregistrements, mais seulement au juge d’instruction. Elle ne semblait pas me faire confiance.

— Je ne vois pas pourquoi.

Lockheart a fait semblant de ne pas remarquer la pointe d’ironie.

— Moi non plus, Monsieur.

— Comme je vous l’ai dit, Lockheart, j’ai lu vos rapports. Vous ne m’apprenez rien. Je doute que ces enregistrements existent vraiment, ou qu’ils nous apprennent quoi que ce soit. Elle espère juste obtenir une remise de peine, ou je ne sais quoi.

— Donc, vous n’êtes pas inquiet ? a demandé Lockheart.

Sa question a jeté un froid. Le commissaire est resté silencieux et immobile un moment, puis a fini par décroiser les bras pour poser ses mains à plat sur son bureau, tout en fronçant les sourcils d’un air menaçant.

— Je vous demande pardon ?

— Vous n’êtes pas inquiet ? Vous n’avez pas peur que ces enregistrements révèlent votre implication là-dedans ?

— Qu’est-ce que vous insinuez ?

Lockheart a pris ça pour une invitation à déballer toute sa théorie. Ça tombait bien, elle aimait bien raconter ses théories.

— Quelque chose qui m’avait semblé bizarre dès le début, et sur lequel j’aurais dû rester plus concentrée, c’est la différence entre les deux meurtres. Le père a le crâne défoncé à force de coups contre le mur, mais la gamine prend deux balles dans la tête ? Pourquoi ne pas avoir tiré aussi sur le père ?

Rochard a pris une inspiration pour dire quelque chose, mais Lockheart a rapidement embrayé pour éviter de lui en laisser le temps.

— À moins que le père n’ait été tué en premier. Ensuite, il faut vite faire taire la gamine. Mais pourquoi le père serait ciblé ? C’est la fille qui était témoin.

— Écoutez…

— À moins, a repris Lockheart, qu’il n’ait pas été ciblé. Une dispute qui aurait mal tourné. Avec quelqu’un qui voulait à nouveau parler à sa fille.

— Je ne vois pas où vos élucubrations mènent.

— Qui aurait pu vouloir rencontrer sa fille ? Pas Séléna, si elle avait voulu tuer la fille, elle l’aurait fait la veille, avant qu’elle n’aille voir la police. Qui d’autre est au courant de ce témoignage ? La police, justement.

— Ce sont des accusations graves.

Lockheart était au courant, que c’était assez grave. Mais elle n’allait pas se laisser démonter au milieu d’un exposé de théorie.

— Vous vouliez coincer Séléna. Vous aviez un témoignage, mais il n’était pas assez précis. Pourquoi ne pas envoyer quelques hommes influencer la fille, pour être sûr qu’elle la reconnaisse ? Mais le père ne l’entend pas de cette oreille. Dispute. Peut-être qu’il tombe et se cogne à un coin de table. Les hommes paniquent, et décident de camoufler ça. Ils tuent la fille et finissent de lui exploser le crâne.

— Est-ce que vous avez la moindre preuve de ce que vous racontez ? a demandé Rochard.

Lockheart a d’abord répondu par un petit sourire crispé.

— Non. Quelques indices, c’est tout. L’arme utilisée, la même que celles vendues par Serge Armand, votre indic. Votre attitude le jour où ces meurtres ont eu lieu. Vous en faisiez trop pour montrer votre indignation, Monsieur. Sauf votre respect. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille.

— Ce ne sont pas des preuves, a soupiré Rochard.

— Non. Honnêtement, j’espérais un peu que vous avoueriez quelque chose.

Elle a sorti un petit dictaphone de la porte intérieure de sa veste et l’a montré.

— Ou que vous essaieriez de me tuer, a-t-elle repris. Un peu plus hasardeux, mais ça aurait marché aussi, je suppose.

— Vous m’enregistrez ? a demandé le commissaire.

Sa réaction a paru un peu étrange à Lockheart. Après tout, elle venait de l’accuser ouvertement d’être responsable de deux meurtres.

— Votre carrière est terminée, a repris Rochard.

— Je ne pense pas, a répliqué Lockheart. Je pense me mettre à élever des poules. Vous n’avez aucune juridiction sur les poules.

***

À l’intérieur du fourgon blindé, Séléna dormait, malgré la position inconfortable. Il faut dire qu’il était aux alentours de treize heures, ce qui, malgré ses tendances à braver la lumière du jour, correspondait habituellement au milieu de sa période de sommeil. C’était d’ailleurs une des raisons qui faisait que les transferts de prisonniers vampiriques avaient toujours lieu en début d’après-midi.

Sous le soleil brûlant, le fourgon roulait sur une petite route et s’est arrêté sur le bas-côté, là où une camionnette blanche était déjà garée. L’arrêt du véhicule a réveillé la vampire, qui a baillé puis a demandé :

— Pourquoi on s’arrête ?

— Ta gueule, a répondu un des hommes armés qui l’accompagnaient à l’arrière du fourgon.

À l’extérieur, la porte coulissante de la camionnette s’est ouverte et quatre hommes en sont sortis. Ils étaient équipés de fusils d’assaut de type AK-47. Ils ont fait un petit signe au conducteur du fourgon, qui a répondu de la même manière. Jusqu’ici, c’était sans doute l’attaque de fourgon blindée la plus tranquille, ce qui s’expliquait sans doute parce qu’elle devait juste ressembler à une attaque.

La tranquillité n’a cependant pas duré. Des coups de feu ont retenti à l’arrière du fourgon. Les hommes qui étaient à l’extérieur se sont précipités vers la porte et ont brandi leurs armes vers celle-ci. Les coups de feu ont cessé. Un des hommes s’est avancé prudemment, et a cogné contre la porte.

— Tout va bien ! a répondu une voix d’homme. Elle a tenté quelque chose, mais on l’a neutralisée.

L’homme qui avait frappé à la porte a poussé un soupir de soulagement, puis a ouvert les deux battants du fourgon blindé. Maintenant, il fallait s’occuper de la mise en scène.

***

À quelques centaines de kilomètres de là, Rochard tapotait nerveusement son téléphone portable, attendant un appel qui ne venait pas. Ce retard n’était pas normal. Et si le plan n’avait pas fonctionné ? Et si cette Bloody Mary avait vraiment des enregistrements qu’elle pouvait montrer au juge d’instruction ?

N’en pouvant plus d’attendre, il a fini par composer lui-même le numéro.

— Allô ? a fait une voix d’homme.

— Nom de Dieu, Leroy, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi vous ne m’avez pas appelé ?

— Il y a eu un petit contre-temps, a répondu le dénommé Leroy. Rien de grave, mais la mise en scène a pris un peu plus de temps.

— Bloody Mary est morte ? a demandé Rochard.

— Morte et enterrée.

Le commissaire a soupiré de soulagement.

— Bien.

— Enfin, façon de parler, évidemment. On va plutôt laisser son corps brûler au soleil.

Rochard a secoué la tête. Pourquoi est-ce que Leroy lui racontait ça ?

— Je n’ai pas besoin de ces détails, a-t-il sèchement répondu.

Il a ensuite raccroché. Au moins, voilà qui était réglé.

***

Lockheart commençait également à s’impatienter légèrement. Elle poireautait maintenant depuis un bon moment dans sa Citroën à l’arrêt. Techniquement, ce n’était pas sa Citroën : elle avait dû rendre sa voiture de fonction en étant suspendue, et elle avait de toute façon été trop endommagée pour ne pas être remarquée . Elle avait à la place décidé d’en emprunter une . Ce n’était pas du vol, parce que son propriétaire finirait bien par la retrouver, même s’il était probable qu’elle soit temporairement enregistrée comme voiture volée. Heureusement, personne ne cherchait les voitures volées dans les parkings des commissariats, donc elle avait bon espoir de ne pas se faire remarquer.

En plus de s’impatienter, Lockheart commençait à s’inquiéter de ne pas voir Rochard, ni d’avoir de nouvelles de Séléna. Il y avait tellement de choses qui pouvaient mal se passer. Heureusement, son téléphone a enfin daigné vibrer, lui indiquant qu’elle avait un nouveau message. Un MMS, qui contenait uniquement un enregistrement vocal.

Lockheart a écouté la conversation entre Rochard et Leroy. Ensuite, elle a rappelé le numéro.

— Allô ? a fait la voix de Leroy.

Lockheart est restée interdite un moment.

— Séléna ? a-t-elle ensuite demandé.

— Oh, pardon, a ensuite dit la vampire. J’étais restée bloquée sur mon imitation. Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu le plaisir d’en faire. Je peux en faire d’autres, tu sais ? J’ai décidé de dissoudre l’Assemblée nationale.

Lockheart devait admettre que c’était bluffant. Elle s’est demandé si la faculté de la vampire relevait d’un pouvoir surnaturel ou s’il s’agissait juste d’un talent. Peut-être que Séléna avait mis à disposition le temps que lui procurait son immortalité pour beaucoup s’entraîner. Cela n’aurait pas été surprenant. Cela dit, ce n’était pas la question principale.

— Alors, a repris Séléna, revenant à sa voix normale, j’imagine que ça veut dire qu’ils ont gobé cette histoire de caméras ?

— On dirait.

— Tu as assez pour arrêter ton type ?

Lockheart a secoué la tête. Au mieux, l’enregistrement de Rochard prouvait qu’il avait joué un rôle dans l’exécution ratée de la vampire, pas dans les meurtres des Soulier.

— J’en doute.

— Pas la peine que je reste à attendre d’autres flics pour leur expliquer que j’ai flingué leurs collègues en état de légitime défense ?

— Non. Pas la peine. Ça va aller ?

— Ouais. Je pense que c’est le bon moment pour changer d’identité. J’aime bien changer d’identité, ça permet de se donner un nouveau style. Je vais peut-être me mettre aux chapeaux.

— Bonne continuation, alors.

— Toi aussi. J’espère qu’on aura l’occasion de se recroiser un jour et que nous nous affronterons enfin dans un combat à mort.

Lockheart a hésité un moment.

— Ouais, moi aussi, a-t-elle finalement répondu.

Elle a ensuite raccroché, et attendu que Rochard ne finisse par prendre sa voiture. Il n’allait peut-être pas venir tout de suite, il avait peut-être d’autres choses à finir. En attendant, elle a essayé de faire le bilan de cette sordide affaire.

Est-ce que la justice aurait été rendue ? On ne pouvait pas dire ça. Madame Soulier ne saurait jamais vraiment qui avait tué son mari et sa fille. Il n’y aurait pas de verdict. Pas de jugement. Même si Lockheart réglait son compte à Rochard, cela révélait plus de la vengeance, ou éventuellement de la neutralisation. De la justice expéditive, peut-être. Et encore. S’il était visiblement impliqué dans cette affaire, ce n’était probablement pas Rochard qui avait tiré sur la détente. Lockheart ne saurait jamais qui l’avait fait.

Cela dit, elle pensait qu’il y avait de fortes chances que le type qui l’avait fait se soit fait descendre quelques minutes plus tôt par Séléna, donc, l’un dans l’autre, les choses s’équilibraient peut-être. C’était sans doute de la justice expéditive probabiliste, mais n’était-ce pas, l’un dans l’autre, déjà une forme de justice, si on plissait un peu les yeux et qu’on regardait les choses avec un peu de mauvaise foi ? Et puis, Lockheart avait tout de même la mince satisfaction d’avoir réussi à percer le mystère.

Tandis que Rochard apparaissait enfin et se dirigeait vers sa voiture, tout en sortant la télécommande pour déverrouiller les portières, Lockheart a repensé à son idée d’élever des poules. Elle avait quelque chose de plaisant, mais elle ne se faisait pas d’illusion : elle était plaisante parce qu’elle était distante. Si elle la réalisait, elle serait sans doute ennuyée par tous les aspects pratiques, les odeurs, les tâches à accomplir.

Flic, c’est tout ce qu’elle savait faire. Tous les flics sont des bâtards, disait le slogan. Elle-même se débrouillait plutôt bien dans le domaine.

Alors que Rochard montait dans sa voiture, Lockheart a composé un nouveau numéro sur son téléphone. Il y a eu une tonalité, qu’elle a entendu faiblement parce qu’elle ne tenait pas l’appareil devant son oreille. Ensuite, il y a eu une explosion, qu’elle a entendu beaucoup plus fortement parce qu’elle n’était pas sourde, même si elle le resterait peut-être un moment après cela.

Malgré ses rêves, Lockheart ne serait sans doute jamais capable d’élever des poules. En attendant, elle avait au moins réussi à faire sauter un poulet.

Elle était tout de même déçue du résultat. Oh, ça faisait le boulot, pas de doute vu l’état de la carcasse et les flammes qui s’en dégageaient, mais tout de même. Rochard avait volé définitivement beaucoup, beaucoup moins haut que Carrero.