Lizzie Crowdagger
La sorcellerie est un sport de combat
Les tribulations de lesbiennes hooligans face à un sorcier nazi
Partie I
The Fat and the Furious
Chapitre 1
Les connards qui klaxonnent
— Ça, c’est un dragon ! constata Hugo, trois ans, avec beaucoup d’enthousiasme.
Cookie, assise entre sa nièce et son neveu, tenait le livre d’Histoire sur les créatures surnaturelles et n’était pas aussi enjouée. Elle avait pensé qu’il s’agissait d’un livre d’histoires, avec un petit h et un pluriel, alors que c’était au singulier et avec un grand H. Ce n’était pas du tout fait pour les enfants. Ni pour elle, d’ailleurs, même si elle allait bientôt avoir quarante ans. Heureusement, il y avait tout de même des images, mais il fallait ensuite trouver des choses à raconter. Elle doutait que les deux mômes aient vraiment envie d’une analyse savante sur la place des elfes dans l’antiquité au lieu de leur histoire avant de s’endormir. Quoique, niveau soporifique, ça avait l’air pas mal.
— Oui, admit Cookie. C’est un dragon.
— Pourquoi il n’y en a plus ? demanda Zoé, qui avait quelques années de plus que son frère.
Cookie ne s’était jamais posé la question. À vrai dire, elle avait toujours pensé que l’existence des dragons relevait de la légende, mais le livre qu’elle avait entre les mains semblait écrit par des gens respectables et parlait sérieusement de l’existence passée de ces sales bêtes, donc elle devait se tromper. À moins qu’il ne s’agisse encore de conspirationnistes qui imaginaient que la CIA était tenue en sous-main par des elfes.
— Ben, fit-elle, j’imagine que c’est parce qu’il n’y en avait plus besoin. Avec les avions et tout ça.
Elle réfléchit un peu à sa réponse et réalisa que les dragons, d’après ce qu’elle venait de lire, étaient censés avoir disparu avant la naissance de Jésus-Christ. Elle n’était pas très calée en histoire, mais elle voyait bien qu’il y avait un certain trou entre le chevelu crucifié et l’invention du premier avion en noir et blanc.
— Et puis, compléta-t-elle donc, il y avait moins de magie dans ce monde.
Ça, ça avait du sens. Un peu comme un changement climatique, mais au niveau de la magie, c’était crédible.
— En plus de la pollution, peut-être, ajouta-t-elle. Et puis à cause de tous les chevaliers qui voulaient s’en farcir un pour montrer à quel point ils avaient la plus grosse.
Cookie se retourna après avoir prononcé la dernière phrase, et vérifia que sa sœur Thérèse n’était pas dans les environs. Elle n’aurait pas aimé l’entendre employer ce genre de mots face à de si innocents bambins.
— Montre-nous des elfes ! ordonna Zoé.
— À vos ordres, m’dame, répondit Cookie.
Tout en tournant les pages afin de chercher une image correcte d’elfe, elle essaya de se rappeler ce qu’elle savait à leur sujet. Ils existaient vraiment, eux, en tout cas avant, elle en était presque sure. Qu’est-ce qu’il leur était arrivé ? Est-ce que ces connards de hippies avaient tous migré au Larzac pour vivre dans les arbres et élever des chèvres ? Non, ça ne collait pas, on ne pouvait pas élever des chèvres dans les arbres, si ?
— Voilà ! fit Cookie en montrant une gravure. Une elfe.
— C’est une princesse ? demanda Zoé.
— Oui, bien sûr. La princesse…
Elle fit semblant de lire la légende de la gravure, qui ne mentionnait ni le nom, ni l’éventuelle princessitude de l’elfe en question.
— Nanananielle, annonça-t-elle.
— Et elle avait un cheval blanc, et après elle épouse le prince ! ajouta Zoé.
Cookie décida de ne pas la contredire.
— Sans doute.
— Les elfes, z’étaient gentils ! s’enthousiasma Hugo.
— Be-en, ça reste à voir, tempéra Cookie. Les histoires, ça a tendance à embellir les choses avec le temps, quand même. Surtout quand les histoires en question sont écrites par des blancs qui vont forcément avoir de la sympathie envers de parfaits aryens.
En tant que skinhead antifasciste, Cookie se sentait obligée de faire un minimum attention sur le sujet de la suprématie blanche afin de ne pas être prise pour une nazie. Par ailleurs, elle avait une haine viscérale des hippies, et des types qui avaient les cheveux longs et jouaient de la flute dans les arbres lui étaient par conséquent forcément antipathiques. Elle avait toujours préféré les nains, même si eux aussi auraient bénéficié d’un bon coup de tondeuse. Est-ce qu’ils avaient vraiment existé, eux ? se demanda-t-elle. Ou s’agissait-il de fantasmes débiles sur les personnes de petite taille ?
— Mais les elfes sont beaux ! protesta Zoé.
— La vraie beauté est à l’intérieur, lâcha Cookie.
Dans la vie, elle évitait en général de sortir de telles platitudes, mais ça pouvait passer à peu près face à des gosses de six et trois ans.
— Les orcs, eux, ils sont pas beaux, protesta Zoé.
Cookie n’était pas d’accord. Elle, elle avait toujours apprécié les orcs. D’abord, ils n’aimaient pas les elfes et ne pouvaient donc pas être totalement mauvais. Ensuite, ils n’avaient pas de cheveux, avaient plein de tatouages, et passaient leur temps à se pinter et à se taper dessus. Seulement, ils avaient la mâchoire avancée et la peau verte, alors forcément, ils devaient être méchants.
Est-ce qu’ils avaient vraiment eu la peau verte, d’ailleurs ? À cette époque, il n’y avait pas encore la télé couleur, on ne pouvait donc pas savoir.
— Tata, tu racontes une histoire ? demanda Hugo.
Cookie grimaça. Ce n’était pas dans ce bouquin écrit tout petit qu’elle pouvait espérer trouver un truc à lire pour les enfants. Il allait falloir improviser.
— Alors, il était une fois une elfe.
— Une princesse ? demanda Zoé.
— Oui. Il était une fois une princesse elfe, qui vivait avec sa famille dans de grands arbres et jouait de la flute. Mais elle n’aimait pas la flute, alors, un jour, elle est descendue des arbres pour aller voir des gens mieux habillés.
À sa grande surprise, les deux mômes semblaient captivés par ce qu’elle disait.
— En se promenant, elle finit par rencontrer une jeune orque, qui malgré sa peau verte était vraiment très belle et très bien habillée.
— Et y’a un dragon ? suggéra Zoé.
— Oui, car l’orque était l’amie d’un dragon. Mais le dragon était fatigué, car il en avait assez de porter des elfes sur son dos, alors il ne voulait plus travailler.
Hugo se mit à sucer son pouce, ce qui était bon signe. Il allait peut-être bien commencer à s’endormir. Zoé, ça allait être plus compliqué : elle était un peu grande pour les siestes et commençait à être plus exigeante en termes d’histoires.
— Alors, ils allèrent tous les trois voir les nains dans leur mine, et eux aussi s’étaient mis en grève parce qu’ils en avaient marre d’être exploités par les elfes bourgeois. La princesse elfe décida alors qu’elle en avait assez d’être une princesse, parce que, de toute façon, avec le patriarcat et tout ça, ça ne sera jamais elle qui aura le pouvoir.
Hugo s’endormait. Très bien. Zoé, par contre, semblait sceptique.
— À la place, elle a rejoint les nains avec sa pote orque et leur pote dragon, et ils ont décidé de faire une commune autogérée, et ils vécurent heureux et longtemps dans un paradis socialiste libertaire.
Zoé grimaça.
— Maman, elle raconte mieux les histoires que toi.
***
Segmentation Fault (Core dumped)
Jérémy pesta devant l’écran de son ordinateur portable. Cela faisait maintenant une bonne demi-heure qu’il essayait désespérément de trouver d’où venait le bug dans son programme, et il commençait à perdre patience. Saloperie de Travaux Pratiques en C++.
Jérémy était étudiant en quatrième année dans une école d’ingénieur. Il avait passé la soirée de la veille à Paris, et était à l’heure actuelle dans le TGV qui le ramenait sur Nantes. Le trajet n’était pas désagréable en lui-même, mais ce fichu bug commençait à lui taper sur les nerfs.
Ça, et les deux pouffiasses assises en face de lui, qui n’arrêtaient pas de parler à voix basse en regardant un magazine féminin. La première, directement en face de lui, était blanche et blonde, avec une coupe au carré et un maquillage vulgaire. Assise à sa droite, penchée sur le magazine, se tenait la seconde, une Magrébine qui portait une casquette.
Jérémy n’était pas quelqu’un de raciste, pas plus qu’il n’était sexiste (en tout cas, il faisait partie de ces personnes qui se sentaient obligées de préciser qu’elles n’étaient ni racistes, ni sexistes), mais il trouvait tout de même que lorsque l’on avait des activités aussi futiles, il ne fallait pas s’étonner, dans la vie, que les employeurs ne veuillent pas de vous ou refusent de vous payer autant que ceux qui accordaient de la valeur au travail.
Jérémy, lui, y accordait de la valeur, et occupait par exemple ses trajets en train à bosser plutôt qu’à faire la dinde. Bien sûr, s’il avait été parfaitement honnête avec lui-même, il aurait dû reconnaitre que, s’il devait travailler dans le train pour finir son projet à rendre, c’était parce qu’il avait passé trop de temps dans des soirées étudiantes fortement alcoolisées qui ne lui permettaient pas d’être au top le lendemain matin. Seulement, à l’heure actuelle, Jérémy était trop agacé par les deux jeunes filles pour être honnête avec lui-même.
Elles discutaient à voix pas-si-basse autour du quiz « quelle sexy girl êtes-vous ? ». Pour l’instant, la blonde semblait avoir obtenu une majorité de carrés, mais il restait encore à déterminer quel était le résultat correspondant.
Jérémy n’attendit pas la révélation de ce grand moment de suspens. Il regarda les deux jeunes femmes avec un air sévère et demanda :
— Vous pourriez faire un peu moins de bruit, s’il vous plait ?
Les deux filles se regardèrent un instant, interdites, tandis que l’étudiant en informatique revenait à son programme C++.
— T’as qu’à faire le quiz toute seule, lança la blonde à son amie. On fera moins de bruit.
Jérémy était soulagé. Il allait pouvoir se remettre à travailler. Ah ! Voilà peut-être d’où pouvait venir son problème. Il corrigea quelques lignes de code, lança la compilation du programme, attendit quelques secondes, puis tenta de l’exécuter.
Segmentation Fault (Core dumped)
Las. Ce n’était toujours pas ça. Qui plus est, la blonde, qui se taisait effectivement, était en train de se refaire le vernis des ongles, et cela empestait.
— Ah ! fit la fille à casquette, avec un accent du sud prononcé. Triangle. Je suis une…
— Excusez-moi, coupa Jérémy. J’essaie vraiment de me concentrer.
— De vous concentrer ? répéta-t-elle en fronçant les sourcils.
— Oui, reprit l’étudiant, de me concentrer. C’est quelque chose qui arrive parfois lorsqu’on doit faire des choses un peu moins triviales que répondre à un quiz débile !
Les deux jeunes femmes se regardèrent, puis ce fut la blonde qui reprit la parole, à nouveau pour répéter des mots de Jérémy :
— Des choses moins triviales ?
L’étudiant soupira. Les deux dindes étaient manifestement incapables de faire autre chose que de répéter ce qu’il disait.
— Oh, oui, vous ne savez peut-être pas ce que veut dire trivial ? railla-t-il.
Il y eut comme un froid. Manifestement, la blonde n’aimait pas qu’on la prenne de haut. Elle inspira, lutta pour ne pas s’énerver, puis finit par répondre d’une voix calme :
— Je sais ce que veut dire « trivial ». Cela veut dire, par exemple, trouver qu’une erreur de segmentation vient de la ligne 42 du code, parce qu’on a oublié de multiplier n par sizeof de int dans un malloc. Ça, c’est trivial.
Jérémy resta coi. Il ne s’attendait pas à ça, mais alors pas du tout. Il regarda son écran, ahuri, et constata qu’effectivement, il avait oublié une multiplication à la ligne 42. Comment est-ce que la pouffiasse qui était en face de lui avait pu voir ça ? Est-ce que l’image se reflétait sur la vitre du train ?
Pendant qu’il se taisait, la fille à casquette pencha la tête sur son écran.
— Oh, con, un malloc en C++ ? constata-t-elle. Bon, pourquoi pas ? Personnellement, je ne kiffe pas le mélange des genres et quitte à faire du C, je préfère faire du C et éviter l’usine à gaz que t’apporte le “++”, mais je ne suis pas dans le jugement, hein ?
— Depuis quand tu t’abaisses à faire du C ? railla la blonde. Toi et tes langages fonctionnels de haut niveau, ah !
— Tu peux faire du bas niveau en Rust, répliqua la fille à casquette, au moins le compilateur ne laisserait pas passer un truc aussi couillon. Ça sert à ça, un système de types.
— Sinon, tu peux te contenter d’apprendre à utiliser un débugger. C’est pas fait pour les chiens, hein !
Jérémy ne répondit pas. Il avait vu en cours ce qu’était un débugger, mais ne s’était jamais trop penché sur son utilisation. Il ne voyait pas trop l’intérêt de passer beaucoup de temps là-dessus, c’était quelque chose pour les simples programmeurs, lui avait l’ambition de devenir chef de projet.
— C’est de notre faute, ironisa la blonde. On le déconcentrait avec nos quiz d’idiotes.
— Et puis c’est le genre d’erreurs qu’on a toutes faites, il faut bien le dire.
— Ouais. À douze ans.
Les deux harpies éclatèrent de rire. Jérémy referma son ordinateur et décida qu’il passerait les vingt minutes qu’il lui restait de trajet au wagon-bar. Ce n’était pas, absolument pas, parce qu’il avait été humilié et qu’il fuyait les pouffiasses. Non, il avait juste envie d’un bon café chaud.
Lorsqu’il fut parti, la jeune fille blonde, qui s’appelait Betty, posa un pied sur le siège en face d’elle, maintenant vacant. Une fois confortablement installée, elle entreprit de se mettre une seconde couche de vernis.
— Alors, demanda-t-elle à son amie, tu as eu quoi, à ce quiz ?
***
Assise sur le capot de sa vieille Clio première génération, Razor fumait une cigarette.
Razor était une femme d’un peu plus de trente ans, qui avait une coupe dite Chelsea : le crâne tondu, à l’exception d’une frange et de mèches sur les côtés. Elle portait un pantalon en jean moulant, des bretelles rouges et des docs coquées. Elle était plutôt grande, même si, de son point de vue, c’était le reste du monde qui était plutôt petit. En particulier sa Clio : ses genoux avaient tendance à toucher le volant quand elle conduisait. Cela n’avait pas que des inconvénients : ça lui permettait occasionnellement de vaguement diriger la voiture lorsqu’elle se roulait des cigarettes sur la route.
Razor se trouvait présentement devant le dépose-minute de la gare de Nantes. Elle attendait ses deux amies, qui ne devaient plus tarder, du moins, si le train était à l’heure. Razor espérait que ce ne serait pas le cas : un retard, disons, d’une heure, l’obligerait à enchainer des cigarettes sur un parking où personne ne venait lui parler plutôt que de profiter d’une conférence de sociologie. Une heure de retard, ce serait bien. Elle aurait une bonne excuse pour rater la présentation de son amie et n’aurait pas à passer une soirée avec plein de gens qu’elle ne connaissait même pas. Cette perspective l’angoissait déjà.
Les espoirs de Razor s’effondrèrent lorsqu’elle aperçut Karima et Betty sortir de la gare. Et merde. Leur train avait été ponctuel. On ne pouvait jamais faire confiance à la SNCF.
— Salut ! lança Karima une fois qu’elle fut arrivée à son niveau.
De son côté, Betty se contenta de lui faire un petit geste de la main. Razor descendit du capot et fixa Karima.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda celle-ci.
— Merde, Car, fit Razor, on a le même polo. Ça craint.
Karima baissa les yeux sur son polo, puis le compara avec celui de son amie et haussa les épaules.
— Ça va, répliqua-t-elle, on n’a pas les même chaussures.
Razor avait effectivement des rangers noires aux lacets rouges, alors que Karima avait des Adidas noires et blanches. Par ailleurs, cette dernière portait un pantalon de sport et non un jean. Razor était un peu rassurée : elle ne commettait pas une faute de gout.
Elle monta dans la voiture, bientôt imitée par ses deux amies : Karima à l’arrière, et Betty côté passager.
— Je ne comprends pas, demanda celle-ci, si ça te pose problème d’être habillée pareil que quelqu’un d’autre, pourquoi t’es skin ? Tous les skins s’habillent pareil. C’est pratiquement un putain d’uniforme.
Razor lui fit un doigt d’honneur pour toute réponse.
— Tu ne démarres pas ? demanda Karima.
— J’avais un truc à vous proposer avant, répondit Razor. On pourrait se faire un MacDo. Ou un ciné. On n’est pas obligées d’aller à cette conférence, si ?
— C’est notre pote, répondirent à l’unisson Betty et Karima.
Razor soupira et fit démarrer sa Clio. Elle ne pouvait rien répondre face à ça. Crow était leur pote, c’était un fait. Elle se contenta donc d’ouvrir sa fenêtre et d’allumer une nouvelle cigarette.
— Et puis, ajouta Betty tout en recoiffant ses longs cheveux blonds à l’aide du miroir du pare-soleil, son mémoire parle de films d’action. Ça va être cool.
Crow s’appelait en réalité Carolina, et se faisait appeler Crow, comme le corbeau, parce qu’elle était une gothique qui se prenait pour une vampire ; elle s’était même fait rallonger les canines. Elle était étudiante en sociologie, ce que Razor voyait comme un point négatif, mais elle considérait ses études comme une vaste blague. Elle avait réussi à faire un mémoire sur le genre. Plus exactement, sur l’évolution de la perception de la masculinité durant les trois dernières décennies. Plus exactement encore, sur l’évolution de la perception de la masculinité durant les trois dernières décennies à travers le cinéma.
Autrement dit, elle avait réussi à faire un mémoire en mettant les meilleurs one-liners d’Arnold Schwarzenegger, Sylvester Stallone, Bruce Willis, Vin Diesel, The Rock et toute la clique.
Razor devait l’admettre : Crow était plutôt chouette, malgré son trip vampirique. La plupart des suceurs de sang étaient déjà plutôt snobs, alors les gens qui n’étaient pas des vampires mais se prenaient pour des vampires étaient, disons, giga-snobs. Avec des queues de pie, des cannes, et une façon de considérer le commun des mortels comme de la merde.
Crow, c’était différent. Déjà, elle avait battu Cookie au bras de fer, ce qui la rendait forcément intéressante. Cookie n’était pas une championne du monde de bras de fer, mais elle était quand même plutôt balèze. En général, un type un peu costaud apprenait qu’elle aimait bien le bras de fer et voulait se mesurer à elle, parce qu’il pensait pouvoir gagner facilement face à une meuf, et elle l’humiliait. Face à Crow, ça avait un peu été l’inverse.
Bref, décida Razor, Crow méritait bien qu’elle fasse l’effort d’aller assister à son espèce de conférence où elle présenterait son mémoire. Et puis, dans l’absolu, ce n’était pas le pire. Karima avait commencé un doctorat. Ce qui voulait dire que dans quelques années, Razor devrait peut-être se fader une soutenance de thèse gavée de mathématiques, d’informatique et autre sciences occultes.
Toute occupée à ses réflexions sur les sacrifices à faire lorsqu’on avait des amies qui accomplissait des études prestigieuses, Razor mit un peu de temps à voir que le feu était vert. Elle s’empressa de débrayer, mais à cause de la précipitation, ou peut-être de ses docs coquées, elle cala misérablement.
Razor soupira et essaya de remettre en marche le moteur, mais celui-ci refusa.
— Allez, Tuture, râla Razor. Ce n’est pas le moment.
Derrière elle, une voiture se mit à la klaxonner parce qu’elle ne démarrait pas assez vite.
— Mais ta gueule, dugland ! lâcha Betty.
Alors que Razor parvenait enfin à faire redémarrer sa Clio capricieuse, la voiture qui était derrière elle commença à la doubler, mais s’arrêta à son niveau. C’était une Porsche rutilante.
— Alors, ma p’tite dame, on a des problèmes à démarrer ? lâcha le conducteur avant de s’élancer à nouveau en faisant patiner ses pneus.
— Mais va crever, sale trouduc ! gueula Betty.
Razor, de son côté, serrait les dents.
— Ma p’tite dame ? répéta-t-elle d’une voix trop calme pour être honnête.
La Clio s’élança alors comme une Clio ne pouvait pas s’élancer. Ses roues ne patinèrent pas : il ne s’agissait pas de faire un burn pour épater la galerie. La voiture bondit comme un félin qui sautait sur sa proie, sauf qu’elle ne prit pas le temps de baisser la tête en levant les fesses et en remuant la queue avant.
— Oh, Bonne Mère, fit Karima.
— Betty, il y a une bouteille sous ton siège, expliqua Razor. Tu pourrais tourner la valve ?
La passagère s’exécuta, tandis qu’elle rattrapait la Porsche au feu rouge suivant.
— Ce n’est pas de la nitro, hein ? demanda Karima. Dis-moi que tu n’as pas installé un kit nitro sur une Clio qui a plus de trois cent mille bornes au compteur.
Razor eut un grand sourire et déboita par la droite afin d’être juste à côté de la Porsche en attendant que le feu passe au vert. Elle n’était pas sur une vraie voie, mais il n’y avait rien de mal à être à moitié sur le trottoir.
— Hey, lança-t-elle par la fenêtre. Avec ta grosse voiture, je parie que t’as une petite bite.
Elle fit ensuite vrombir son moteur, et le feu passa au vert. Karima ferma les yeux, tandis que Betty les levait au ciel.
— T’as changé le moteur, aussi ?
— En quelque sorte, répondit Razor.
Occupée à accélérer au maximum, elle était obligée de crier pour se faire entendre.
— C’est un V8, ajouta-t-elle.
— Comment tu peux mettre un V8 dans le capot d’une Clio ? demanda Betty sans perdre son calme.
Karima, les yeux toujours fermés, tâtonna pour s’agripper à la poignée. Razor avait réussi à prendre un peu d’avance sur la Porsche, mais elle était encore à moitié sur le trottoir, et il y avait une borne d’incendie qui se rapprochait à une vitesse inquiétante.
— Il est plus grand à l’intérieur, expliqua Razor.
Elle déboita brusquement pour éviter la borne, obligeant la Porsche à freiner pour ne pas la percuter. Razor lui fit un doigt d’honneur alors qu’elle passait en tête au prochain feu (qui était, heureusement, au vert) puis tourna à droite dans un grand crissement de pneus.
— T’es complètement fada, soupira Karima alors qu’elle revenait à une allure plus normale.
— J’aime pas les connards qui klaxonnent, se contenta de répondre Razor.
Chapitre 2
Hasta la vista
Au centre Lesbien, Gay, Bi et Trans, Razor se tortillait sur sa chaise en attendant que la conférence se termine, et se demandait vaguement ce qu’elle faisait là.
La conférence n’était même pas inintéressante. Après tout, ça parlait de stars de films d’action et c’était Crow qui la faisait, alors ça ne pouvait pas être complètement mauvais. Cela dit, Razor n’arrivait pas à l’apprécier pleinement. Il y avait bien eu quelques extraits de films passés sur un vidéoprojecteur et quelques citations de phrases cultes, mais Crow avait aussi enrobé le tout de termes vachement plus compliqués comme « paradigme » et « performativité ».
Ce n’était pas ça qui gênait le plus Razor. Ça, elle s’y était attendu. Ce qui la gênait, c’était qu’en plus des lesbiennes, des gays, des bis et des trans, il y avait aussi pas mal d’étudiants ou d’universitaires sur la question du genre, et que les gens ne rigolaient pas pour les bonnes raisons à son gout lorsque Crow racontait des pitchs de films, citait des phrases cultes ou passait des extraits.
Razor aimait ce genre cinématographique. Elle avait grandi avec. C’était des putains de souvenirs chouettes. Elle comprenait bien sûr qu’il y avait des aspects sexistes, virilistes et tout ça et elle ne se braquait pas à la moindre critique de ses films préférés, mais elle avait l’impression que certaines personnes à côté d’elle trouvaient surtout drôle que des plébéiens puissent apprécier ce genre de divertissement grotesque que Télérama avait sans doute descendu.
Heureusement, tout ça se terminait, et elle allait pouvoir boire des bières et fumer des cigarettes.
— Hasta la vista, baby furent les mots de conclusion de Crow et Razor applaudit comme tout le monde.
Elle fut ensuite la première à se lever, puis à sortir et à s’allumer une cigarette, bientôt rejointe par Betty et Karima, ainsi que par Cookie. Cette dernière était arrivée un peu en retard, aussi Razor n’avait pas encore eu l’occasion de lui parler.
Elle la salua, puis lui demanda :
— Elvira n’est pas là ?
— Non, répondit Cookie alors qu’elle se roulait une cigarette. Elle partait ce soir en vacances chez ses parents.
— Est-ce que ta copine existe vraiment, ou est-ce que c’est pour nous faire croire que t’as, genre, une vie ?
— Va te faire mettre, Raz’.
— Elle existe vraiment, intervint Karima. Betty et moi, on l’a croisée, l’autre fois.
Cookie soupira et lança un regard mauvais à son amie.
— Merci, j’ai besoin de témoignages quand je dis que j’ai une copine.
— Bon, fit Betty, vous allez vous taper dessus ou vous préférez que je sorte les bières ?
Il y avait unanimité pour les bières, et Betty sortit quatre bouteilles de son sac à dos. Alors que Razor décapsulait la sienne avec un briquet, elle aperçut Crow qui se dirigeait vers elles, accompagnée d’une autre nana.
— Salut, les filles, fit la sociologue. Je vous présente Cassandra. C’est… euh… on a un rapport compliqué.
Cassandra se mit alors à rire, et Razor comprit qu’elle avait quelques bières d’avance sur elle.
— Ouais, compliqué. Vaut mieux dire ça, Crow, hein ? Sinon les gens vont s’imaginer des trucs.
Elle avait un léger accent. Britannique, sans doute, décida Razor.
Crow leva les yeux au ciel.
— Elle habite à Lille, elle est venue passer des vacances chez sa maman, et, euh, voilà, elle voulait sortir rencontrer des gens, alors voilà, vous êtes des gens.
— Désolée, fit Cassandra, j’ai un peu bu. Mais je veux dire, j’étais chez ma mère pendant trois jours, vous savez ce que c’est ?
Il y eut des hochements de tête compréhensifs.
— Vous pouvez lui tenir un peu compagnie ? demanda Crow. Pendant que je vais…
— Parler avec des gens sérieux ? compléta Razor. Ouais, bien sûr, vas-y.
— Crow, soupira Cassandra, je suis désolée d’avoir dit à ce type que j’allais l’étrangler avec ses lacets de chaussures. Je ne le pensais pas.
— C’est bon, fit Crow en commençant à s’éloigner. Mais reste là, d’accord ?
Razor examina un peu plus la nouvelle venue. Bottes à talons, mini-jupe en jean, blouson en cuir, cheveux châtains mi-longs, ça va, c’était suffisamment classe pour qu’elle puisse trainer avec la bande. Surtout si elle avait menacé d’étrangler un gars.
— Tu veux une bière ? demanda-t-elle.
— Je dis pas non. C’est quoi vos noms ? Moi, c’est Cassandra.
— Ça va être trop long, répondit Karima. Cas-sand-ra, trop long. Par exemple, moi, c’est Karima, mais on m’appelle Car, parce que trois syllabes, c’est trop long. Elle, c’est Razor, mais on l’appelle Raz’. Elle, c’est Betty, deux syllabes, ça va encore. Cookie, pareil. Deux, ça va, mais trois, c’est hors de question.
— Casse, répondit Cassandra. Vous pouvez m’appelez Casse. Ou Cendres, éventuellement.
Razor décapsula une bière, et la lui tendit.
— Va pour Casse.
— Tu sais, Car, fit Betty, mon vrai nom, c’est Élisabeth. Quatre syllabes, pas deux.
— Enculé ! s’exclama Karima. On n’a pas idée de faire des noms aussi longs.
Cassandra la dévisagea quelques secondes, avec le regard de la personne qui a trop bu et qui a un peu du mal à faire le point.
— J’aime bien tes cheveux, finit-elle par dire.
— Mes cheveux ? s’étonna Karima, qui avait effectivement retiré sa casquette en entrant dans le local.
— Enfin, ton absence de cheveux. Enfin, les tatouages qu’on voit grâce à ton absence de cheveux. Le crâne tatoué, c’est classe.
Karima n’avait pas tout le crâne tatoué, juste un dragon et l’inscription MESS WITH THE CAR, DIE LIKE THE CDR, mais à eux deux ils ne devaient pas prendre, en termes de surface, plus de la moitié de sa boite crânienne. Elle avait même des cheveux (tondus, certes) sur le milieu de la tête, ce qui lui faisait un peu comme une crête ; mais ce n’en était pas vraiment une, selon Razor, parce qu’elle n’aimait pas les crêtes alors qu’elle aimait sa pote.
— Euh… merci ? finit par dire Karima. Moi, j’aime pas trop tes cheveux. Ou plutôt ton abondance de cheveux.
— ’videmment, répliqua Cassandra en riant à moitié. Vous êtes, genre, un gang de skinheads, hein ?
— Moi pas, fit Betty.
— Pas encore, corrigea Cookie.
— Ouais, c’est ça.
Razor avala une gorgée de bière et décida qu’il était temps de s’assoir par terre. Cassandra l’imita rapidement, puis Cookie, tandis que les deux autres restaient debout.
— Je me croirais dans Antifa, chasseurs de skins, commenta Cassandra.
Il n’y eut pour seule réponse qu’un silence gêné.
— Sinon, fit Razor pour briser celui-ci, vous avez pensé quoi de la présentation de Crow ?
— C’était cool, répondit Karima.
— Plus d’extraits de films et moins de tableaux statistiques, ça aurait été mieux, ajouta Cookie. En tout cas, ça m’a confirmé ce que je savais déjà : les films des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix étaient vachement mieux que ceux de maintenant.
— Oh, arrête, protesta Betty.
S’ensuivit un débat houleux sur les mérites comparés de Jason Statham et Sylvester Stallone. Razor s’alluma une cigarette. Il était évident que chacune allait camper sur ses positions et que la discussion n’aboutirait pas à grand-chose.
— À propos de conflit de générations, finit-elle par demander avant que ses amies n’en viennent aux mains, ça s’est passé comment, avec Elvira ?
— Hey ! répliqua Cookie, à qui la question était destinée, on n’a que quinze ans d’écart, tu sais ? Je veux dire, d’accord, elle est plus jeune que moi, mais elle n’a pas non plus l’âge d’être ma fille.
— Tu peux être mère à quinze ans, répliqua Betty.
— Oh, va te faire.
— Quinze ans, c’est rien, intervient Cassandra. Ma copine a quelques siècles de plus que moi.
Il y eut un moment de silence après cette révélation.
— C’est une vampire, expliqua-t-elle.
Razor ne put s’empêcher de faire la moue. Elle n’aimait pas les vampires. Elle aimait encore moins voir des jeunes femmes sortir avec des vieux (ou vieilles, en l’occurrence) vampires. Ça se terminait toujours mal.
— Et sinon, avec Elvira ? reprit-elle à la place, espérant changer de sujet. Ça s’est bien passé ?
— Ouais, répondit Cookie. On a réglé quelques incompréhensions, et maintenant tout va bien.
Razor tira sur sa cigarette, espérant que son amie donnerait plus de détails. Mais il fallait manifestement lui tirer les vers du nez.
— Quel genre d’incompréhensions ? demanda-t-elle.
Cookie haussa les épaules, hésitant manifestement sur la réponse à donner.
— Je ne sais pas trop. On a eu une discussion, genre, sérieuse. Je ne sais pas si je peux raconter.
— Allez ! l’encouragea Karima.
— Elle m’a dit que je pouvais en parler à vous trois, mais avec Casse en plus, je sais pas. En même temps, tu risques peu de la croiser et tu te rappelleras probablement pas de cette discussion, hein ?
Cassandra ne répondit pas. Elle était occupée à suivre une mouche des yeux.
— Ouais, je suppose que je peux le dire, en conclut Cookie. En fait, elle m’a dit qu’elle était transgenre.
— Oh, merde ! s’exclama Cassandra.
Cookie lui jeta un regard mauvais.
— T’as un problème avec les trans ?
Razor estima que la réaction de son amie était un bon signe. Ça voulait probablement dire que la discussion s’était bien passée, au final.
— Oi ! Non ! répliqua Cassandra. Je suis trans, bordel ! Et je sais exactement ce que ce genre de discussions va donner. Soit ça va être « quelle horreur, elle ne me l’a pas dit avant », soit une démonstration vomitive de tolérance bon teint. Je peux m’en aller ?
— Quand tu dis que tu es trans, demanda Razor, tu veux dire transsexuelle aussi ?
— Je crois qu’il faut dire « transgenre », plutôt, intervint Cookie.
Razor n’en savait trop rien, mais elle remarqua que Cassandra n’avait pas l’air exactement d’accord, parce qu’elle avait levé les yeux au ciel d’un air dédaigneux. Cependant, ce fut à Razor qu’elle répondit :
— Non, je veux dire transdimensionnelle. Une alien d’une autre dimension. À ton avis ?
Razor haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Vu ta façon de regarder cette mouche, tu pourrais bien être reptilienne. Et, non, tu ne peux pas t’en aller. Crow a dit de ne pas bouger, tu ne bouges pas.
Cassandra lui répondit par un V avec ses doigts.
— T’es vraiment trans ? demanda Cookie.
— Pourquoi tu demandes ça ? Je suis pas assez transexuellesque pour toi ?
— Non. Je veux dire, si. Enfin, je sais pas. C’est juste, c’est fou, hier matin j’avais jamais croisé personne de trans, et aujourd’hui, deux d’un coup.
Cassandra la regarda en fronçant les sourcils.
— Ouais, et ce matin j’avais jamais croisé de skinhead, et là, putain, quatre d’un coup. C’est moi qui gagne, hein ?
— Je ne suis pas skin, protesta Betty.
— Pas encore, précisa Razor.
— Et c’est un putain de centre LGBT ! reprit Cassandra. Comme, Lesbiennes, Gays, Bis, Trans. Tu trouves vraiment que c’est surréaliste de trouver des putains de trans à un putain de Centre LGBT ?
— Non, répondit Cookie. D’accord, c’était stupide.
— Et je suis sure que t’as déjà rencontré des dizaines de trans sans savoir qu’ils ou elles étaient trans.
— D’accord, admit Cookie.
— Et si tu commences à aller dévisager des meufs un peu trop grandes en essayant de savoir si elles sont trans, reprit Cassandra, je t’étripe avec cette putain de bouteille de bière.
— D’accord, répéta Cookie. Euh, comment tu étripes quelqu’un avec une bouteille ?
— En éclatant la bouteille, puis en ramassant un morceau de verre, et après…
Elle commença à mimer un étripage.
— C’est bien d’avoir le sens pratique, commenta Cookie. Bon, je peux continuer ce que j’étais en train de raconter ?
Chapitre 3
Elvira
Elvira attendait devant l’ascenseur qui lui permettrait de rentrer chez elle et priait pour qu’il ne soit pas à nouveau en panne. Elle n’avait pas envie de monter sept étages à pied.
Alors que l’ascenseur commençait enfin à descendre du sixième, elle entendit la porte de l’entrée s’ouvrir et aperçut un skinhead. Enfin, elle pensait que c’était un skinhead : de nos jours, le crâne rasé n’était plus forcément un très bon indicateur, mais le Harrington avec des patchs et les docs montantes, un peu plus. Il était plutôt enrobé, pas très grand, et devait avoir une trentaine d’années.
Elle espérait vraiment que ce n’était pas un nazi. D’accord, elle était blanche et pas spécialement lookée, mais s’il captait qu’elle était trans, elle aurait des ennuis. Et même si elle n’avait pas d’ennuis, elle n’avait pas envie de partager un trajet en ascenseur avec un nazi, de toute façon.
— ’lut, fit-il.
Il se plaça à côté d’elle pour attendre l’ascenseur, qui était encore au troisième étage.
Elle lui jeta un nouveau coup d’œil, et fut soulagée de voir que le patch représentait certes une croix gammée, mais barrée et avec l’inscription GOOD NIGHT, WHITE PRIDE.
— Salut, répondit Elvira en montrant le patch. Donc, vous êtes pas un nazi, hein ?
— Non. Je suis une fille.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et Elvira entra, embarrassée. Elle n’aimait pas se tromper sur le genre des gens. C’était quelque chose qu’elle avait mal vécu lorsqu’elle le subissait régulièrement, au début de sa transition. Heureusement, maintenant, ça ne lui arrivait presque plus.
— Oh mon Dieu, fit la skinhead alors que les portes se refermaient, c’est moi ou c’est la pire précision de tous les temps ?
— Pardon ?
— Je veux dire, ça fait genre, je suis pas un nazi parce que je suis une fille, sous-entendu, je suis une nazie. C’est pas le cas, hein. Ni un, ni nazi.
Elvira sourit devant l’air embarrassé de son interlocutrice.
— C’est plutôt à moi de m’excuser de vous avoir prise pour un homme.
— Bah, c’est pas ta faute. Je sais que quand j’ai le blouson fermé on me prend pour un gars.
Elle tira alors la fermeture Éclair de son Harrington pour l’ouvrir, dévoilant un débardeur noir moulant qui, hum, laissait deviner des caractères sexuels secondaires indéniablement féminins.
Elvira rougit lorsqu’elle se rendit compte qu’elle était en train de fixer la poitrine de son interlocutrice ; ce fut le moment que choisit l’ascenseur pour s’arrêter, au quatrième étage.
— Et maintenant, soupira la skinhead, je te fais un striptease. Désolée. Je fais pas ça d’habitude.
Elle descendit, et se retourna vers Elvira avec un demi-sourire.
— Toutes mes excuses, vraiment, lâcha-t-elle. C’était pas très approprié, je suppose.
— Non, fit Elvira en appuyant sur le bouton pour bloquer l’ouverture des portes. C’est moi qui suis désolée de t’avoir mégenrée.
— Mégenrée ? répéta la skinhead.
— Dit « il » au lieu de « elle ».
— Ah, c’est rien. Bonne journée.
Elle se retourna et commençait à s’écarter. Elvira s’apprêtait à lâcher le bouton pour permettre aux portes de se refermer, mais elle eut une sorte d’impulsion bizarre, le genre de choses qui ne lui arrivait jamais.
— Je m’appelle Elvira, au fait.
La skin se tourna une nouvelle fois vers elle.
— Moi, c’est Cookie. Enchantée.
— Cookie ?
Elvira s’en voulut immédiatement. Déjà, elle avait appelé une femme « Monsieur » (enfin, pas exactement « Monsieur », plutôt « pas un nazi », mais ça revenait au même) et maintenant elle était dubitative sur son prénom. Si quelqu’un lui avait fait ce coup-là, elle l’aurait déjà tarté.
— C’est pas mon nom de civile, admit Cookie. Mon vrai nom, c’est…
Elle s’apprêtait à sortir quelque chose de l’intérieur de son Harrington, mais Elvira l’interrompit.
— Vous n’êtes pas obligée de me le dire ! protesta-t-elle.
Si on lui avait demandé son nom de naissance, ça aurait dépassé le stade de la tarte dans la gueule. Ça ne se faisait pas, de demander son nom de naissance à une personne trans. D’accord, la fille qu’elle avait en face d’elle n’était, selon toute probabilité, pas trans, mais ça ne se faisait sans doute pas quand même.
— C’est pas top-secret, répliqua Cookie en sortant une carte. En fait, c’est plus pour me faire de la pub. Je suis garagiste, donc si t’as un souci de voiture…
Elvira regarda la carte qu’elle lui tendait.
— Je n’ai pas de voiture, expliqua-t-elle.
— D’accord, fit Cookie avec un air penaud.
Elle s’apprêtait à ranger la carte, mais Elvira prit une inspiration.
— Je veux bien la carte quand même, si, un jour, j’avais une voiture. On ne sait jamais, hein ?
***
Une semaine plus tard, Elvira n’avait toujours pas de voiture, mais elle passa devant le garage où travaillait Cookie. Elle y passait de façon tout à fait fortuite, c’était juste sur son chemin, du moins ça l’était maintenant qu’elle avait fait un détour de vingt minutes.
Même si elle se trouvait là par pur hasard, elle entra tout de même, et aperçut Cookie en train de dévisser un moteur. Un truc comme ça, en tout cas, Elvira ne savait pas si les moteurs se dévissaient ni si c’était bien le moteur, mais cela importait peu.
— Salut ! lança-t-elle.
Cookie se retourna, un peu surprise, et essaya de cacher ses mains pleines de cambouis lorsqu’elle vit qui c’était.
— Oh, salut, répondit-elle en souriant.
— Je n’ai toujours pas de voiture, mais je passais par là, et je me disais que je pouvais dire coucou.
— C’est… euh, gentil, répondit la garagiste.
— Je ne te dérange pas ?
Cookie secoua la tête en signe de dénégation.
— Non, non, pas du tout.
S’ensuivit une dizaine de minutes de discussion embarrassée où chacune ne savait trop quoi dire et rivalisait de banalité. Puis Cookie se décida à franchir le pas suivant :
— Écoute, fit-elle, je n’ai pas trop de temps là tout de suite, mais ça te dirait qu’on boive un coup après le boulot ?
— Ouais, répondit Elvira. Ce serait peut-être mieux.
— Genre, ce soir ?
Elles se fixèrent rendez-vous à vingt heures dans un bar du centre-ville, et s’échangèrent leurs numéros de téléphone portable, ce qui serait assurément plus pratique que d’appeler au garage.
Lorsqu’Elvira rentra chez elle, histoire de se changer avant le rendez-vous, elle était quelque peu anxieuse. Elle n’avait pas eu beaucoup de rendez-vous amoureux dans sa vie, et il lui semblait que, de toute façon, un premier rendez-vous restait un premier rendez-vous, où on ne savait jamais trop comment cela allait se passer.
Par ailleurs, elle ne savait pas à quel moment il valait mieux annoncer à Cookie qu’elle était transgenre. Au premier rendez-vous ? Dans ce cas, au moins, si la garagiste skinhead se révélait transphobe et ne voulait plus jamais la revoir, elle le saurait tout de suite. D’un autre côté, peut-être qu’il valait mieux tâter le terrain en subtilité. Et puis il y avait la possibilité que Cookie ait compris dès le début qu’elle était trans.
C’était le genre de moments où Elvira regrettait un peu de ne pas avoir de pouvoir de télépathie. Elle en était réduite à imaginer comment son interlocutrice pourrait bien réagir. Elle savait que certaines lesbiennes ne supportaient pas l’idée de sortir avec une femme trans, alors que ça n’en gênait pas d’autres, mais elle n’avait aucune idée des proportions exactes. Et puis, c’était sans doute des préjugés et elle s’en voulait un peu de les avoir, mais elle doutait que le fait d’être skinhead et garagiste influe sur ces proportions dans le bon sens.
N’ayant pas de pouvoir de lecture de pensée, Elvira se résolut à la place à consulter un oracle, c’est-à-dire son colocataire, Tom. Tom était un homme trans, ce qui faisait que la jeune femme se sentait plus à l’aise pour discuter de ce genre de choses avec lui ; sans compter qu’il avait une expérience en termes de relations amoureuses qui était sans doute bien supérieure à la sienne, ce qui ne plaçait pas la barre très haut.
Lorsqu’elle entra dans sa chambre, il était en train de lire, mais accepta d’interrompre son bouquin pour entendre les hésitations d’Elvira.
— Moi je dirais, pas au premier rendez-vous, fut finalement son verdict. Prends le temps de la connaitre un peu et qu’elle te connaisse un peu. Au deuxième rendez-vous, peut-être, tu lui fais comprendre subtilement. Annonce-lui dans un endroit public, ça évitera qu’elle te défonce la tête à coup de triplex.
Elvira trouva son conseil pertinent et décida qu’elle s’y tiendrait, mais n’aimait pas la dernière phrase. D’abord parce qu’elle n’avait pas envie d’imaginer que la réaction de Cookie puisse être de lui taper dessus, et ensuite parce qu’elle l’avait vue pour la première fois dans l’immeuble où elle habitait, ce qui voulait dire qu’elles seraient sans doute amenées à se recroiser, chose positive dans le cas d’une relation qui se passait bien, et beaucoup plus négative dans celui de conflit violent.
***
Finalement, le premier rendez-vous se passa bien. La première demi-heure ressembla beaucoup à leurs échanges dans l’ascenseur et dans le garage, et fut ponctuée de silences gênés et d’échanges assez superficiels, mais le courant passa plus facilement après quelques dizaines de minutes et quelques verres de bière.
— Alors, demanda Elvira, on habite dans le même immeuble, ou tu étais juste de passage ?
— Non, j’habite pas là. Je venais garder les enfants de ma sœur.
Elvira pouffa, ce qui déclencha un regard curieux de son interlocutrice.
— Quoi ?
— Non, rien. C’est juste… ben, quand je t’ai croisée, j’aurais pas forcément imaginé que tu faisais la nounou, c’est tout.
— Je faisais pas leur nounou, je faisais leur tata.
La précision déclencha un nouvel éclat de rire chez Elvira.
— Parce que je suis skinhead, je pourrais pas m’occuper d’enfants ? demanda Cookie. Figure-toi que je suis très douée avec les gosses. Je les emmène voir des matches de football et je leur apprends à faire des chorégraphies de hooligans.
— Vraiment ?
— Non, soupira la skinhead. Je leur raconte des histoires pour qu’ils dorment, et en fait ils ne dorment pas et disent que je raconte mal les histoires.
Elvira sourit.
— Donc, tu n’es pas si douée que ça avec les enfants.
— Pas vraiment, admit Cookie. Mais j’aime bien être avec eux. Je crois que j’aimerais bien avoir des enfants, un jour.
Il y eut un moment de silence où chacune regarda son verre.
— Désolée, fit la skinhead. J’imagine que ce n’est pas le truc à sortir au premier rendez-vous. Je suis vraiment nulle pour ce genre de choses, hein ?
— Pas autant que moi, protesta Elvira.
— Tu t’en sors pas si mal. Par rapport au nombre de bourdes que j’ai déjà pu dire.
— Mon problème, c’est que je n’arrive pas à dire grand-chose. Par exemple, là, ça fait dix minutes que je me dis que j’ai envie de t’embrasser, mais je n’ose pas le dire.
Il y eut un nouveau silence gêné alors que les deux rougissaient après cette confession.
— C’est pas évident, finit par admettre Cookie. Dans les films, ils se contentent de rapprocher leurs têtes progressivement, et il y a une petite musique, alors ils savent qu’ils vont s’embrasser, mais dans la vraie vie il n’y a pas de musique pour nous aider.
Elvira redressa la tête, arbora un petit sourire, et prit une grande inspiration.
— Tu penses qu’on pourrait essayer même s’il n’y a pas la musique ? demanda-t-elle finalement.
***
Lorsqu’Elvira rentra chez elle, elle était heureuse mais toujours un peu anxieuse, parce qu’elle avait suivi les conseils de Tom et n’avait pas dit à Cookie qu’elle était trans. Cela l’angoissait d’autant plus qu’elle se rendait compte qu’elle appréciait vraiment Cookie, et qu’un rejet maintenant serait d’autant plus douloureux. Elle eut alors une idée de génie : deux jours plus tard, elle savait qu’il y avait une pièce de théâtre sur le thème de la transidentité. Cela lui semblait l’occasion rêvée pour un second rendez-vous, qui lui permettrait d’annoncer les choses subtilement.
Heureuse d’avoir trouvé comment régler son problème, elle envoya un SMS à Cookie pour lui proposer de se retrouver là-bas, et reçut une réponse favorable quelques minutes plus tard. Le SMS ne permettant pas vraiment de transmettre tous les aspects de communication non verbales, elle ne réalisa pas que la skinhead était à peu près aussi enjouée par un rendez-vous amoureux au théâtre que par un rendez-vous amoureux chez le dentiste.
***
Deux jours plus tard, Cookie se demandait ce qu’elle faisait dans cette galère. D’accord, ce n’était pas une bonne idée, au tout début d’une relation, de dire « oh, tu me proposes une sortie culturelle mais ça a l’air vraiment chiant, on ne pourrait pas plutôt manger des pizzas devant la télé ? », mais tout de même, le théâtre ?
D’abord, les chaises n’étaient pas confortables. C’était organisé dans un lieu vaguement militant ou alternatif, un truc comme ça, pas dans un vrai théâtre avec des bourges qui avaient des jumelles pour mieux voir la scène. Certes, elle n’avait aucune envie de se coltiner des bourges avec des jumelles, mais elle n’avait pas non plus envie d’avoir mal à ses grosses fesses pendant deux heures.
Et puis évidemment, il y avait le fait que c’était du théâtre. Pourquoi est-ce que ce truc existait encore maintenant qu’il y avait le cinéma ? Même les vidéos amateurs postées sur YouTube avec des effets spéciaux ridicules lui semblaient meilleures. Les acteurs surjouaient comme pas possible, s’engageaient dans des monologues pompeux qui duraient super longtemps, et en plus, ce n’était pas drôle. Il y avait bien des gens qui riaient à certains moments, mais elle ne comprenait pas pourquoi.
On lui avait dit une fois, elle ne savait plus qui, que, du temps de Shakespeare, le théâtre était vachement plus populaire, avec un public beaucoup moins calme qui pouvait acclamer ou huer les personnages. Ça, à la limite, ça aurait été supportable : ça aurait été comme le football où, même avec un match chiant, il y avait toujours moyen de faire la hooligan dans les tribunes, quoique ce genre de péripéties n’était plus tout à fait de son âge. Malheureusement, l’ambiance de la salle était loin d’un stade : à part les rires ponctuels en réaction à ce qui n’était pas drôle, le silence respectueux était de rigueur.
Cookie s’ennuyait donc monumentalement et se contentait de faire semblant de rire lorsqu’elle voyait qu’Elvira riait. Elle essayait aussi de vaguement saisir le cœur de l’histoire, au cas où elle serait interrogée dessus par la suite. Si elle comprenait bien, il s’agissait de quelqu’un qui à la base était un homme, et voulait devenir une femme. À moins que le même acteur ne joue deux rôles différents, elle n’était pas trop sure : avec le théâtre, il fallait s’attendre à tout. Cela dit, elle pensait vraiment qu’il s’agissait d’une histoire de transbidulerie, parce qu’il y avait un long monologue où elle avait cru comprendre ça, même si ce n’était pas évident vu que c’était du théâtre et qu’il ne fallait pas employer de mots simples comme « trans ». Elle comprenait vaguement pourquoi : si ça avait été le cas, le monologue aurait duré environ trente secondes et ça aurait été fini :
« Bonjour, vous pensiez que j’étais un homme, mais en fait je suis une femme, je suis trans, maintenant je m’appelle Machine. Merci de votre attention, cette pièce est finie, vous pouvez rentrer chez vous regarder Machete. »
Ah, si seulement cela avait pu être aussi simple.
***
Elvira comprit dès que la pièce fut finie que, pour faire subtilement son coming-out, c’était une idée médiocre. Même pendant la pièce, elle avait commencé à regretter d’y avoir emmené Cookie : certes, cela avait l’avantage de parler d’une personne trans, mais on voyait vraiment que cela avait été écrit par quelqu’un qui ne l’était pas. C’était affreusement misérabiliste, avec le personnage de la femme trans qui passait son temps à se plaindre qu’elle était une femme enfermée dans un corps d’homme, qu’elle ne pourrait jamais être enceinte ou encore à se demander si elle était malade mentale. Ce n’était pas vraiment l’image qu’elle avait envie de donner d’elle à Cookie.
Ce qui l’inquiétait plus, c’était la réaction de la skinhead. Elle lui avait assuré qu’elle avait passé un bon moment et qu’elle avait aimé la représentation, mais elle mentait affreusement mal. Elvira se demandait si cela venait de la qualité de la pièce ou de jugements sur les personnes trans.
— Sur le fond, insista-t-elle, tu en as pensé quoi ?
— Le fond ? demanda Cookie. C’est vraiment… euh, intéressant. Ça permet de se poser des questions.
— Des questions ? Comme quoi ?
Cookie déglutit.
— Comme, euh… Tu sais, des questions. Genre, existentielles.
Elvira fronça les sourcils afin de l’inviter à continuer.
— D’accord, admit Cookie en soupirant, je n’ai pas aimé. Ce genre de trucs, ce n’est pas mon trip. J’aime bien quand les choses sont simples et claires.
Elvira ne savait pas trop comment interpréter cette phrase. Elle avait peur que cela veuille dire exactement ce qu’elle croyait que ça voulait dire : que les choses simples et claires, cela n’incluait pas les personnes trans.
Elles n’eurent malheureusement pas le temps d’en discuter de façon plus approfondie, car un couple de lesbiennes qu’Elvira croisait de temps en temps au centre LGBT n’eut aucun sens des convenances et s’immisça dans leur discussion, tout cela pour dire à quel point elles étaient fières de leur copine qui jouait le rôle de la sœur du personnage principal.
Cookie s’éclipsa avant qu’elles n’aient pu en rediscuter, expliquant qu’elle devait se lever tôt le lendemain. Elvira se demanda s’il ne s’agissait pas d’un prétexte, mais peut-être qu’elle était un peu paranoïaque.
Lorsqu’elle rentra chez elle, elle était encore plus anxieuse que deux jours plus tôt et n’avait aucune idée de comment cette relation allait bien pouvoir tourner, mais elle craignait que ça ne soit au vinaigre. Pire, dans deux jours elle rentrait chez ses parents pour les vacances et n’avait pas envie de se poser la question pendant deux semaines. Elle décida donc de prendre son courage à deux mains et envoya un SMS à Cookie pour lui fixer un rendez-vous avant qu’elle ne prenne le train.
***
Le lendemain, Cookie se changea rapidement sur son lieu de travail et fonça au bar dans lequel Elvira devait l’attendre. Saloperie de client de dernière minute qui venait la faire chier juste avant la fermeture. Ce n’était pourtant pas de sa faute à elle s’il avait une voiture complètement pourrie, merde. Résultat, elle était obligée de se pointer à son rendez-vous en étant affreusement négligée.
Surtout que ce rendez-vous s’annonçait mal, objectivement. Lorsque la nana avec qui vous sortiez vous disait « il faut qu’on parle », ce n’était jamais bon signe. Cookie en était persuadée : elle allait se faire larguer. Elle était trop vieille, trop grosse, pas assez cultivée, et elle n’aurait jamais dû admettre aussi ouvertement qu’elle ne pouvait pas supporter le théâtre.
Lorsqu’elle entra dans le bar, Elvira était assise à une table et semblait aussi anxieuse qu’elle. Cookie s’installa en face d’elle.
— Désolée pour le retard. J’aurais bien défoncé le crâne du dernier client à coup de clé à molette, mais c’est mauvais pour les affaires.
Elvira sourit un peu et lui expliqua que ce n’était pas grave, le retard. Cookie s’excusa quand même une nouvelle fois, et il leur fallut dix bonnes minutes avant qu’elles n’en viennent à discuter de ce dont elles devaient discuter.
— Il faut que je te dise quelque chose, fit Elvira.
— Oui, répondit Cookie, lugubre.
— C’est à propos de la soirée d’hier. En fait, si je t’avais proposé de venir, c’est parce qu’il y a quelque chose qu’il est important que tu saches…
— Écoute, je sais, soupira Cookie. J’aurais dû te dire dès le début que je n’aimais pas le théâtre.
Elvira secoua la tête.
— Ce n’est pas à propos de théâtre.
— Non ?
— Ce que je voulais te dire, c’est que je suis trans.
Cookie resta coite un moment, puis leva les yeux au ciel.
— Oh, merci Seigneur.
— Pardon ? fit Elvira.
— Ça veut dire que tu ne vas pas me plaquer parce que je n’aime pas le théâtre et que je ne lis pas les Inrocks ?
— Non ! Pourquoi je ferais ça ?
Elles furent interrompues par un serveur qui venait prendre leur commande. Elles commandèrent toutes deux une bière. Cookie se sentait revivre.
— Tu ne vas pas me plaquer parce que je suis trans ? demanda Elvira.
— Je ne sais pas. Est-ce que tu vas faire des monologues de trente minutes comme dans la pièce d’hier ?
— Non, je ne pense pas.
Cookie sourit.
— Alors, non, je ne vois pas de raison de te plaquer.
— Juste pour être sure qu’on soit sur la même longueur d’ondes, tu réalises que ce que je dis implique que, je ne sais pas, j’ai certaines parties de mon corps qui ne soient pas forcément les mêmes que celles des nanas que tu croises le plus souvent ?
— Oh, ce n’est pas grave, rassura Cookie. Je trouve que c’est moche sur moi, mais je n’ai rien contre les filles qui ont des cheveux.
Chapitre 4
Une drôle de fille
Une fois qu’elle eut fini de raconter son histoire, Cookie se tourna vers Cassandra.
— Alors ? demanda-t-elle. Est-ce que ça va, ou est-ce que tu vas me trépaner ?
— D’abord, j’ai menacé de t’étriper, pas de te trépaner. Je pense que c’est compliqué de trépaner quelqu’un avec une bouteille de bière. Je prendrais plutôt un tire-bouchon. Et sinon, ça va. C’est mignon.
— Mignon ?
— Ouais, mignon. Tu sais, l’euphémisme qu’on utilise dans ce genre de cas pour « complètement pathétique » ?
Razor se mit à rire. Elle aussi avait trouvé cette histoire un peu pathétique, mais n’avait pas assez bu pour le dire en face à son amie.
— Je ne comprends pas comment on peut se tromper sur le genre d’une personne, songea Karima à haute voix. Je veux dire, il suffit d’appliquer l’algorithme d’inférence de type de Hindley-Milner, ce n’est quand même pas bien sorcier.
Cookie lui lança un regard qui parvint d’un seul coup à lui faire comprendre qu’elle n’avait rien compris, mais aussi à la décourager de donner plus de détails sur ce qu’elle venait de dire.
— En tout cas, reprit Karima, si ça devient sérieux, il faudra qu’elle se trouve un diminutif. Elvira, c’est trop long.
***
Elles restèrent encore une heure, ou quelque chose comme ça, à boire des bières et à discuter de sujets divers. Après quoi, Crow finit par les rejoindre. La sociologue gothique s’approcha et se laissa tomber à côté d’elles.
— Alors ? demanda Razor. Lassée de tes mondanités, tu te décides à venir boire des bières et parler football ?
— Vous parliez football ? Oh, merde. Je crois que je préfère encore retourner parler de paradigmes et d’épistémologie.
Cookie secoua la tête en dénégation.
— Non, on ne parlait pas de foot. Les deux, là…
Elle montra Karima et Betty.
— …parlaient de trucs d’informatique super incompréhensibles, et Raz et moi on se moquait des geeks qui utilisent des mots bizarres.
Elle regarda Cassandra avec un air indécis, et ajouta :
— Toi, je crois que tu n’as pas encore vraiment choisi ton camp.
Razor approuva de la tête. Elle trouvait aussi que Cassandra ne jouait pas franc-jeu : elle avait commencé par se moquer des geeks avec Cookie et elle, mais ensuite elle avait pris part à la conversation de Karima et Betty en sortant des mots compliqués. La skinhead s’était sentie un peu trahie.
— Je ne sais pas, expliqua Cassandra. Il y a certains trucs que je comprends et d’autres où je suis larguée.
— On peut parler de choses plus simples, ajouta Karima. Pour ma conférence de demain, comment je devrais m’habiller, à votre avis ?
Razor fronça les sourcils. Elle était persuadée que Betty et Karima revenaient d’un truc d’informatique, pas que son amie devait y retourner le lendemain.
— Ce n’est pas fini, votre conférence ?
— Non, expliqua Karima, là on allait juste voir des potes. Je retourne à Paris demain pour faire une présentation dans un colloque.
— T’as fait l’aller-retour juste pour venir me voir ? demanda Crow.
Karima haussa les épaules.
— C’est la fac qui paye un des trajets. Et la fraude qui paye le deuxième. Bref, la question c’est : comment je m’habille ?
Razor lui jeta un regard dubitatif.
— Depuis quand les geeks ont un dress-code ? demanda-t-elle.
— C’est pas ça, répondit Karima. Le truc, c’est d’être crédible en tant que chercheuse dynamique et motivée. Là, j’ai peur qu’on m’identifie plutôt comme « jeune délinquante » ou au mieux comme « grosse gouine », ce qui n’est pas top dans ces milieux.
— Tu pourrais porter un tailleur, suggéra Cookie.
Karima lui répondit par un doigt d’honneur.
— Hey, c’est toi qui demandes des conseils !
— Je vais pas me déguiser non plus ! Pour les vêtements, je sais que je vais mettre une chemise qui fait un peu fille.
— Il faut dire chemisier, intervint Betty. Ça fait plus fille.
— Ouais, voilà. C’est pour la tête que je sais pas. Je me dis, une casquette, ça cache le crâne rasé et les tatouages, mais ça fait « jeune rebeue à casquette », alors ça ne va pas non plus.
— Un chapeau ? suggéra Razor.
Karima fit la moue.
— Je sais ! s’exclama Cassandra. Tu prends une casquette, mais une avec un truc de geek. Comme le pingouin Linux. Comme ça ils se diront que t’es des leurs.
— Pas con, admit Karima.
— Pas con ? s’étonna Razor. Un chapeau, tu ne veux pas, mais un putain de pingouin, ça ne te pose pas de soucis ?
— Le pingouin, c’était juste un exemple, expliqua Cassandra. Ça peut aussi être un gnou.
— Fantastique, soupira Razor.
— Dans tous les cas, fit Crow, je peux te prêter des fausses lunettes de vue. Ça rajoute dix points de crédibilité dans les milieux intellectuels.
La discussion se poursuivit un moment, mais Razor ne l’écouta que d’une oreille distraite. Après tout, elle n’avait pas beaucoup de conseils pertinents à donner sur la façon convenable de s’habiller chez les informaticiens, et elle avait déjà fait passer son message sur les animaux ridicules.
Elle reporta son attention sur Cassandra, qui semblait moins violemment éméchée qu’au début de la soirée. Cette fille la perturbait : d’habitude, il lui fallait peu de temps pour décider si elle aimait ou pas les gens, mais là, elle n’arrivait pas à se faire un avis. Elle avait spontanément envie de l’apprécier, mais il lui semblait qu’elle cachait quelque chose.
Ce n’était pas mal en soi, évidemment. Razor aussi cachait des choses et avait des secrets. Elle aurait été mal placée pour juger. Mais certains secrets avaient tendance à revenir vous péter à la gueule au moment où vous vous y attendiez le moins, et elle avait le pressentiment que ceux de Cassandra pouvaient très bien être de ce genre.
Et puis, elle en était presque sure : cette fille avait un couteau planqué dans la botte droite. Peut-être même un petit pistolet. Ça ne se voyait pas beaucoup, parce que c’était des bottes montantes, mais il y avait une légère différence d’épaisseur entre la jambe gauche et la jambe droite.
Ce n’était pas non plus dramatique, d’avoir une arme sur soi. Elle-même avait un poing américain en argent massif (efficacité garantie contre vampires et loups-garous) dans son sac, tandis que Karima se trimbalait toujours avec suffisamment de gaz lacrymogène pour déclencher plus de larmes que la fin de Land and Freedom.
N’empêche qu’arme, plus secrets, ce n’était peut-être pas nécessairement inquiétant, mais c’était au minimum suspect, et Razor aurait préféré se passer de choses suspectes en ce moment.
Elle se décida donc à poser une question qui lui restait dans la tête :
— Au fait, je me demandais, vous vous connaissez d’où, exactement ?
Sa question s’adressait, évidemment, à Crow et Cassandra, mais celles-ci mirent un peu de temps à le comprendre.
— Hum, pouffa Crow, c’est… compliqué.
— Ouais, ajouta Cassandra. On va dire ça.
Il y avait définitivement des secrets, trancha Razor en son for intérieur.
— Vous êtes ex, quoi ? demanda Betty.
— C’est plus compliqué que ça, répondit Crow.
Karima et Betty échangèrent un regard complice.
— Ouais, vous êtes ex, trancha cette dernière.
Razor croisa les yeux de Cassandra et réalisa, vu son expression, que cette dernière avait bien compris qu’elle ne croyait pas du tout à cette histoire d’ex. La skinhead détourna son regard et, pour se donner une contenance, se chercha une nouvelle cigarette.
Elle se faisait sans doute des films, décida-t-elle en inspirant une bouffée de nicotine. D’accord, elles n’étaient pas ex, et alors ? Peut-être que Cassandra avait croisé Crow à la fac, ou bien elle était sa demi-sœur, qu’est-ce que ça pouvait faire ?
Elle devenait vraiment paranoïaque, ces derniers temps, et les anxiolytiques ne lui apportaient plus beaucoup de réconfort. Elle ne pouvait plus sortir seule sans s’imaginer être suivie ; et lorsqu’elle se retournait et qu’elle ne voyait personne, elle flippait encore plus, parce qu’elle se disait qu’elle devait être suivie par quelqu’un de très doué.
Heureusement, elle allait passer un weekend à la campagne, ou plus ou moins, loin du reste du monde. Ça lui ferait du bien.
***
Une demi-heure plus tard, il y eut un départ collectif. Du petit groupe, seule Crow resta un peu plus longtemps ; le reste s’entassa dans la Clio de Razor, qui avait proposé de ramener tout le monde.
— T’es sure que t’as pas trop bu ? demanda Cookie, qui était montée devant.
— Ouais, ouais, répondit Razor en démarrant.
Elle ne mentait pas : depuis un certain temps, elle évitait les cuites en soirée. Ça ne faisait pas bon ménage avec ses anxiolytiques.
— Hey ! s’exclama Cassandra, quatre skins antifascistes dans une voiture, je parie que vous allez tourner pour repérer des nazis et leur défoncer la gueule, en fait ?
— Non, soupira Cookie. On ne fait pas ça.
— Et je ne suis pas skin, ajouta Betty.
— Allez, même pas un petit coup ?
— Non.
— Pour me faire plaisir ?
Cookie soupira bruyamment, ce qu’aurait aussi fait Razor si elle n’avait pas été aussi concentrée sur la route.
— Si tu veux aller te battre avec des nazis, vas-y. Nous, on va se pieuter.
— Vous êtes vraiment super décevantes, quand même, hein ?
***
Razor commença par déposer Cookie, puis ce fut au tour de Betty et Karima. Cette dernière en profita au passage pour récupérer le numéro de téléphone de Cassandra, ce qui entraina un froncement de sourcils discret de Razor.
D’ordinaire, elle trouvait ça plutôt chouette quand ses copines arrivaient à draguer des nanas, mais, dans ce cas particulier, elle aurait préféré que Karima s’abstienne. Draguer une meuf qui était casée n’était déjà pas une idée brillante en soi, mais draguer une meuf casée avec une putain de vampire, ça lui semblait un très, très, mauvais plan.
Toujours est-il que Razor se retrouva seule avec Cassandra pendant une partie du trajet. Le début fut marqué par un silence légèrement gêné, et la skinhead fit ce qu’elle faisait habituellement dans ce genre de cas : elle s’alluma une cigarette. Razor fumait beaucoup, cela allait sans dire.
— C’était pas mal, comme soirée, déclara finalement Cassandra. Je suis contente de vous avoir croisées, ça partait mal.
— Ouais ? demanda Razor.
— Ouais. Je crois que j’ai un peu menti quand j’ai affirmé à Crow que je ne le pensais pas, que j’allais étrangler ce gars avec ses lacets de chaussures.
Razor sourit, ce que Cassandra dut prendre comme une invitation à la conversation.
— Je peux te poser une question ?
— Je déteste quand on me demande ça. Mais vas-y, fais-toi plaisir.
— Tu avais l’air assez curieuse sur la façon dont j’ai rencontré Crow.
Razor soupira intérieurement, tout en évitant de le faire extérieurement pour ne pas plomber l’ambiance des dix minutes de trajet qu’il lui restait.
— Ce n’est pas une question, constata-t-elle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a pas de point d’interrogation.
Cassandra soupira, pas seulement intérieurement, mais c’était le genre de soupir amusé, pas celui qui plombait irrémédiablement l’ambiance.
— Je voulais dire, pourquoi cette curiosité ?
— Je suis d’un naturel curieux.
Cassandra hocha la tête, mais Razor décida qu’elle n’avait pas l’air très convaincue.
— Curieuse et un peu paranoïaque, ajouta-t-elle. Tu débarques, on te connait pas, tu dis que tu sors avec une vampire plutôt beaucoup plus âgée que toi, ça réveille ma paranoïa.
Il y eut un moment de silence, et Razor se dit que, quitte à plomber l’ambiance, autant y aller jusqu’au bout. De toute façon, le trajet n’était plus si long.
— Ça, et le fait que tu caches un couteau, ou peut-être un petit révolver, dans ta botte droite, ajouta-t-elle.
— Alors, c’est pour ça que tu regardais mes jambes.
— Ouais.
— Tu as quelque chose contre les vampires ?
— Absolument, répondit Razor.
Cassandra hocha la tête, sans sembler particulièrement blessée.
— J’apprécie l’honnêteté. Même si ta capacité à noter certains détails pourrait rendre un peu paranoïaque aussi.
— Ce serait compréhensible, admit Razor.
***
Les cinq dernières minutes de trajet furent marquées par un silence pesant, puis elles arrivèrent enfin devant une petite maison en banlieue de la ville, et la skinhead arrêta la voiture.
Cassandra ouvrit la portière, puis hésita un instant.
— Est-ce que c’est le moment où tu m’expliques que je devrais supprimer le numéro de Car de mon téléphone et ne plus jamais m’approcher de vous ?
Razor soupira, plus du tout intérieurement.
— Elle est grande. Toi aussi. Cela dit, oui, sans savoir le genre d’emmerdes que tu peux lui apporter, je doute qu’elle en ait besoin.
Cassandra descendit de voiture et lui fit un petit sourire.
— D’accord, message reçu. C’était quand même une meilleure soirée que ce à quoi je m’attendais.
Razor redémarra, et ne mit pas longtemps avant de s’en vouloir. Elle n’aurait pas dû parler comme cela à Cassandra. Elle était sans doute parano, et elle s’était comportée comme une connasse avec une nana qui n’avait peut-être un couteau sur elle que parce qu’elle avait été emmerdée une paire de fois dans la rue. Pire, elle l’avait de fait implicitement enjointe à ne plus les revoir, ce qui n’était pas correct vis-à-vis de ses copines qui avaient l’air de bien s’entendre avec cette fille.
***
Cassandra ouvrit la porte le plus silencieusement possible, afin de ne pas réveiller sa mère, et ne put s’empêcher de sourire en repensant à ce que lui avait dit Razor.
Mon Dieu, songea-t-elle, cette fille était étrange. Sa focalisation sur le couteau qu’elle avait dans la botte était tout de même vraiment bizarre. Elle était pourtant persuadée que celui-ci ne se voyait pratiquement pas : la skingirl avait dû passer une demi-heure à la regarder, pour pouvoir le repérer. Ou peut-être qu’elle matait juste ses jambes, et que ça n’avait été qu’un prétexte.
En tout cas, il fallait vraiment être une drôle de fille, décida Cassandra, pour repérer un couteau discret dans une botte mais pas le gros révolver qu’elle planquait sous son blouson.
Chapitre 5
La prophétie de Cassandra
C’était une petite maison, ou peut-être plutôt une grande cabane. Il y avait un balcon, puis de l’herbe à perte de vue, et des montagnes au loin. Sur le balcon, il y avait deux rocking chairs, et dans l’un d’entre eux était affalée Razor, qui pour l’heure était bien.
En tant que skinhead, Razor était un animal essentiellement urbain, mais elle se disait que, tout de même, la campagne avait du bon.
Tante Stella sortit de la maison, déposa une théière et des gâteaux sur une petite table, et s’assit dans le rocking chair vacant. Tante Stella était une femme corpulente d’un peu plus de soixante-dix ans. Elle faisait néanmoins un peu plus jeune parce qu’elle avait une crête de cheveux blancs et qu’elle portait un treillis militaire avec un débardeur noir.
— Du thé et des biscuits, fit Razor. C’est vraiment le paradis.
— Non, protesta Tante Stella. Le paradis, c’est avec ça.
Elle sortit une boite à cigarettes, qui ne contenait en fait pas de cigarettes, mais des pétards. Tante Stella faisait pousser l’herbe elle-même, dans un coin du jardin.
— Je devrais venir plus souvent, dit Razor en trempant un gâteau dans sa tasse de thé. Je crois que ça me fait vraiment du bien.
Tante Stella s’alluma un de ses joints.
— Plus souvent, et plus longtemps, commenta-t-elle. Tu es sure que tu veux repartir demain ?
— Ouais. C’est l’anniversaire d’une copine. Je ne vais pas lui faire faux bond.
Tante Stella posa son pétard et gouta le thé d’un air d’experte. Elle en semblait satisfaite.
— Et sinon, demanda-t-elle, est-ce que tu vas bien ?
Razor eut un petit sourire. Elle s’alluma à son tour un joint : elle savait que ce n’était pas le « ça va ? » qu’on pose comme ça sans se préoccuper de la réponse.
— Je ne sais pas, finit-elle par dire. Il y a toujours ces cauchemars.
— Malgré mes petites herbes médicinales ?
Razor secoua la tête. Elle appréciait vraiment l’herbe de Tante Stella, mais elle évitait d’en abuser. Si elle en fumait deux par soir, elle savait qu’elle n’aurait plus de cauchemars, mais elle dormirait tellement bien qu’elle passerait ses journées à ça.
— J’évite d’en prendre trop, expliqua-t-elle. Je suis aussi sous anxios.
— Humpf !
Razor connaissait l’opinion de Tante Stella sur tous ces médicaments industriels et désespérément chimiques. Elle préférait les plantes naturelles, comme la marijuana ou, plus occasionnellement, l’opium.
— J’ai aussi des crises d’angoisse, reprit Razor. Je n’ose pas trop sortir seule. Avec la voiture, ça va, mais tout ce qui est trajet à pied, j’évite. Heureusement qu’il y a le crew pour me motiver à bouger un peu. Sinon, je resterais cloitrée et encore plus paranoïaque.
Tante Stella termina son gâteau sec et tira une nouvelle fois sur son joint.
— Paranoïaque ? répéta-t-elle.
— J’ai l’impression d’être suivie, parfois. Sauf que je me retourne, et il n’y a personne. Je me méfie des gens, y compris de ceux dont je ne devrais logiquement pas avoir à me méfier. Je veux dire, j’ai conscience que ce n’est pas réel, mais j’ai l’impression qu’il y a des gens, là, dehors, qui veulent ma peau.
Tante Stella se mit à rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Razor.
— Personne ne veut notre peau. On est trop vieilles et inoffensives pour ça.
— On n’est pas trop vieilles, protesta Razor. Tu ne parles que pour toi.
Elle n’avait qu’un peu plus de trente ans.
— Usée, admit-elle, mais pas vieille.
— Tu n’es plus ton jeune toi, c’est ce que je voulais dire.
Razor tira sur son pétard.
— Tu as raison, admit-elle. On n’est plus que l’ombre de nous-mêmes.
— Et on était déjà des ombres au départ. Ça fait quoi de nous ? Des ombres d’ombres ?
Razor se mit à rire.
— N’essaie pas de faire des envolées lyriques sous herbe. Ça ne veut vraiment rien dire.
— D’accord, je vais être plus claire. Personne ne t’en veut, personne ne te poursuit. Je sais que c’est dur pour ton égo, mais il faut que tu l’admettes. Il n’y a personne à tes trousses.
Razor hocha la tête. Tante Stella avait raison, de toute évidence. C’était sans doute pour cela qu’elle continuait à avoir ses crises de paranoïa : elles lui permettaient de ne pas voir en face la réalité crue, qui était qu’elle était tout à fait insignifiante.
***
Cassandra se vidait de son sang. Étalée sur le dos, elle gisait au sol, incapable de bouger. Elle avait du mal à respirer et commençait à voir un peu flou.
Elle n’arrivait pas à compter combien de balles elle avait reçues. Quatre ? Cinq ? Plus ? Sans doute du neuf millimètres, songea-t-elle, avant de se dire que cela n’avait sans doute pas grande importance.
Est-ce qu’elle avait encore une chance de s’en sortir vivante ? se demanda-t-elle plutôt. Même en prenant les hypothèses les plus optimistes, ce n’était pas bézef. En admettant que le type qui lui avait tiré dessus change d’avis et qu’il appelle les secours plutôt que de finir le boulot, à ce stade, il y avait peu de chances que les services d’urgences puissent faire quoi que ce soit. Il était de toute façon peu probable que son assassin change soudain d’avis.
Cassandra n’avait pas mal. Pas vraiment. Elle avait plutôt l’impression de ne plus ressentir grand-chose, de planer un peu. Elle sentait par contre le gout du sang dans sa bouche, le sang qui l’empêchait de respirer. Elle devait avoir un poumon perforé.
Pas beaucoup de chances de s’en sortir vivante, donc, conclut-elle alors que l’homme qui lui avait tiré dessus s’approchait d’elle et s’apprêtait à l’achever. Ça ne servait à rien de supplier. Ça l’arrangeait un peu, quelque part. Elle n’en avait pas envie. Elle regrettait juste de ne pas arriver à bouger ses mains. Elle aurait peut-être pu atteindre son révolver. Peut-être.
— Vous faites une erreur, dit-elle alors qu’il pointait l’arme vers sa tête.
Elle avait du mal à parler, à cause du sang dans la bouche et de la difficulté à respirer, mais l’homme sembla néanmoins la comprendre, et arbora un sourire ironique.
— Vraiment ? demanda-t-il. De mon point de vue, c’est toi qui as fait une erreur, poupée.
— Vous allez mourir, annonça-t-elle. Vous allez tous mourir.
Tous, parce que l’homme qui lui avait tiré dessus n’était pas tout seul. Il était le seul à lui avoir tiré dessus, d’accord, mais c’était uniquement parce que c’était lui qui faisait le sale boulot ce soir-là. Il n’y avait pas de raison qu’il soit le seul à payer. Ça n’aurait pas été équitable.
— Hé, poupée, je suis déjà mort.
L’homme lui fit un grand sourire, dévoilant des canines hypertrophiées de vampire.
— Vous allez regretter de ne pas l’être plus, mon chou. Parce que ça va être pénible, long, et douloureux, croyez-moi.
— Tu crois vraiment que tu es en position de me menacer ?
L’homme semblait amusé par la répartie de sa victime. Peut-être que cela rendait les choses plus faciles pour lui, quelque part. Ça devait être moins dur de finir le sale boulot quand on vous menaçait que quand on vous suppliait.
— Ce n’est pas une menace, mon chou. C’est une putain de prophétie.
L’homme ne la crut pas. Évidemment, songea Cassandra. Elle n’avait qu’à pas s’appeler comme ça, aussi. Quand on s’appelait Cassandra, on ne pouvait pas s’attendre à ce que les gens croient à vos prophéties.
Chapitre 6
Pas besoin de plan
Tante Stella n’habitait pas très loin de la région parisienne, du moins selon la définition de « pas très loin » de Razor, qui trouvait relaxant de passer des heures au volant. Aussi cette dernière proposa à Karima de la récupérer après la fin de son colloque, et elles firent le trajet Paris-Nantes à deux.
— C’était bien ? demanda Razor tandis qu’elles étaient sur l’autoroute.
Karima, qui était à moitié endormie, se réveilla un peu.
— Je ne sais pas, finit-elle par dire. D’un côté, il y avait des trucs cools, d’un point de vue technique. De l’autre, j’ai l’impression de ne pas faire partie du même monde que ces gens.
Razor hocha la tête. Elle avait beau ne pas trop côtoyer le milieu des scientifiques ou des informaticiens, elle voyait très bien ce que voulait dire son amie. Elle avait, après tout, une certaine expérience pour ce qui était de ne pas se sentir à sa place.
— Par contre, reprit Karima, il y a des gens qui avaient l’air intéressés par ce que je faisais. Donc ça me rassure un peu, je suppose.
Razor se racla la gorge.
— Tu sais, annonça-t-elle, je ne suis pas très douée pour dire les choses…
Karima tourna la tête vers elle, l’air interrogative.
— Ce que je veux dire, reprit Razor, c’est que je suis vachement fière de toi. Que tu fasses ça et tout. Même si j’y comprends rien.
Karima hésita quelques instants, ne sachant manifestement pas trop quoi répondre.
— Merci, finit-elle par dire. Tu me fais un peu penser à ma mère quand tu dis ça, mais merci.
Elles restèrent silencieuses quelques instants, puis Karima demanda :
— C’est quoi, le plan, pour ce soir ?
— Quel plan ?
— Pour l’anniversaire de Betty. T’as pas oublié, quand même ?
Razor retint un soupir. Non, elle n’avait pas oublié. Pourquoi les gens s’attendaient toujours à ce qu’elle oublie les anniversaires ? D’accord, ça lui était arrivé une fois, ou deux, ou peut-être plus, mais pas récemment, merde.
— Non, je n’ai pas oublié. Mais il n’y a pas besoin de plan. On passe chercher les cadeaux chez moi, on mange un gâteau, elle souffle des bougies, voilà.
— Qui s’occupe du gâteau ?
— Cookie, répondit Razor. Il y a une raison pour laquelle elle s’appelle Cookie, après tout.
— On passe la chercher ?
— Ouais. Tu sais que c’est moi qui suis censée avoir des problèmes d’angoisse ?
— Désolée. Ça va comment, au fait ?
Razor décida qu’elle n’avait pas fumé depuis un bout de temps, et que répondre à une telle question nécessitait bien une cigarette. Elle prit donc le temps de s’en allumer une avant de parler.
— Honnêtement, ça va mieux qu’à un moment. Je sors de chez moi et tout. Mais sur certains trucs, ça ne reste pas terrible.
— Comme quoi ?
— Par exemple, là, j’ai les yeux fixés dans le rétro pour vérifier qu’on ne nous suit pas. Hier matin, quand je suis partie, j’étais persuadée d’être filée. Si le type était resté derrière moi un peu plus longtemps, je me serais mise à rouler comme une tarée pour le semer. Ou peut-être que je me serais arrêtée pour lui sauter dessus.
Razor tira sur sa cigarette, pendant que Karima cherchait quelque chose à dire.
— Ah, et je me suis remise à enlever la batterie de mon téléphone. Je la remets quand j’ai besoin d’appeler.
— J’avais remarqué qu’on tombait souvent sur ton répondeur, répliqua Karima.
Razor tira sur sa cigarette, constata qu’elle en arrivait déjà au bout, et jeta le mégot par la fenêtre.
— Mais à part ça, conclut-elle, ça va.
***
Avant de passer prendre Cookie, elles s’arrêtèrent au studio de Razor afin d’y récupérer les cadeaux de Betty. Pendant que Razor était occupée à fouiller dans un de ses placards, Karima jetait un coup d’œil à l’appartement.
Elle songeait que celui-ci aurait pu être qualifié de « désordonné », mais que cela aurait été une erreur. Le chaos ne signifie pas absence d’ordre. Si Karima avait dû employer un mot pour qualifier l’appartement, elle aurait probablement utilisé « émergent ».
Par exemple, il n’y avait pas vraiment de décoration murale, mais des araignées avaient tissé leurs toiles un peu partout dans la pièce, la plus impressionnante se situant sur la baie vitrée. Il y avait de tout : de jolies toiles qu’on pouvait trouver plus ou moins artistiques, des cocons contenant des insectes non identifiés à moitié décomposés, et des agglomérats de soie grisâtre qui avaient fini par se casser la figure sous le poids de la gravité.
On pouvait également trouver une certaine optimisation dans le rangement, dans le sens où aucune surface plane n’était gaspillée. Sur le sol trainaient des livres et des journaux, dont la disposition pouvait paraitre aléatoire mais qui, lorsqu’on l’examinait bien, présentait des motifs certains. Comme un chemin en montagne qui finit par apparaitre spontanément sous le coup des chaussures des promeneurs, il y avait quelques espaces libres là où Razor devait le plus souvent passer. Ailleurs, les livres se regroupaient en des piles qui se construisaient et se détruisaient sous le jeu de l’influence combinée de l’humeur de l’occupante de l’appartement et de la gravité.
— J’imagine que tu ne fais jamais le ménage, demanda Karima, et que tu comptes sur le fait que l’appartement va développer une forme de conscience ?
— Je savais que t’aurais dû rester dans la voiture, répondit Razor en lui passant un grand sachet en plastique.
Karima réalisa que son amie n’avait pas vu, dans son commentaire, l’admiration sincère qu’elle éprouvait pour l’endroit. Elle songea à s’expliquer, mais estima après réflexion que Razor allait probablement trouver ses considérations sur l’émergence de l’ordre par le chaos profondément barbantes, aussi se contenta-t-elle d’attraper le sac et d’y jeter un coup d’œil, constatant au passage que chacun des cadeaux était maintenant emballé.
— Voilà, on peut y aller, dit Razor.
Karima s’arracha à la contemplation de l’écosystème que constituait l’appartement de son amie, et suivit celle-ci à l’extérieur.
***
Quelques minutes plus tard, elles attendaient en bas de chez Cookie, qui devait amener deux gâteaux. Razor s’était allumée une nouvelle cigarette, tandis que Karima tapotait un peu nerveusement sur sa fenêtre.
— On n’a pas pensé aux bières et aux chips ! s’exclama alors cette dernière.
— Il n’y en a pas chez vous ? Sinon, il y a une épicerie à dix mètres.
Karima sortit de la voiture et se dirigea vers l’épicerie. Razor décida de sortir aussi pour se fumer sa clope debout. Après quelques heures de bagnole, elle commençait à être fatiguée de la station assise.
Alors qu’elle en était à la moitié de sa cigarette, Cookie sortit de l’immeuble, un plat dans chaque main. Razor ouvrit le coffre pour qu’elle puisse les déposer.
— Salut, fit la cuisinière. T’as intérêt à rouler calmement, par contre. S’ils sont tout démolis parce que t’as fait la maligne…
— Je roule toujours calmement, mentit Razor.
— T’es toute seule ?
Razor n’eut pas besoin de répondre, car ce fut le moment que choisit Karima pour sortir de l’épicerie, les bras chargés.
— Cool, on va bien bouffer ce soir, commenta Cookie avec un grand sourire.
Karima mit à son tour ses victuailles dans le coffre et s’apprêtait à remonter dans la voiture lorsqu’elle se figea.
— Hey ! Salut, Casse !
Les deux autres se retournèrent et aperçurent Cassandra qui s’approchait d’elle.
Razor ne put s’empêcher de jurer intérieurement en la voyant, puis s’en voulut un peu de le faire. Elle remarqua ensuite que Cassandra portait les mêmes vêtements que lorsqu’elles s’étaient croisées pour la première fois, et qu’elle ne semblait pas s’être changée depuis. Étrange, d’autant plus que cette nana lui avait plutôt semblé avoir une apparence un minimum soignée.
— C’est à moi que tu parles ? demanda Cassandra.
— Ouais, qui d’autre s’appelle Casse ? répondit Karima.
Cassandra s’arrêta à leur niveau et les regarda tour à tour, un peu hébétée. Razor se demanda si elle avait dormi durant les deux derniers jours. Elle avait un peu une tête de zombie.
— On se connait ? demanda-t-elle finalement.
— Tu te souviens pas ? demanda Karima, mi-amusée, mi-déçue. Vu ce que t’avais bu, c’est pas très surprenant, mais quand même…
Cassandra fronça les sourcils.
— Tu t’appelles comment ?
— Karima, répondit Karima. Et elles, c’est Razor et Cookie. Tu ne te souviens vraiment pas ?
— Non. Et moi, tu dis que je m’appelle comment ?
Il y eut un moment de silence gêné, chacune ne sachant pas trop s’il s’agissait d’une blague ou pas. Ce fut Razor qui réagit en premier.
— Cassandra, répondit-elle. Tu permets ?
Elle s’approcha de la jeune femme et l’examina de plus près. Il lui semblait qu’elle avait de la boue dans les cheveux, ou peut-être était-ce du sang ? Elle tendit ses doigts vers le cou de Cassandra, qui eut un mouvement de recul.
— Ne t’en fais pas. Je veux juste vérifier quelque chose.
Razor posa sa main sur le côté du cou, au niveau de l’artère jugulaire, et grimaça.
— Oh, merde, lâcha-t-elle. Quand tu dis que tu ne te souviens pas, tu veux dire quoi, exactement ?
— Ben, c’est un peu bizarre, admit Cassandra. Je crois que je suis amnésique. Mais si j’étais vraiment amnésique, est-ce que je devrais me souvenir du mot amnésique ?
Razor soupira, essayant de retarder l’annonce qu’elle avait à faire. De leur côté, Cookie et Karima restaient silencieuses, ne comprenant sans doute rien à la situation.
— Je ne sais pas, admit-elle. Je ne suis pas médecin.
Cela dit, il n’y avait pas besoin d’être docteur pour poser un diagnostic dans ce genre de situation.
— Écoute, j’ai quelque chose à t’annoncer. Je crois que tu es… hum… comment dire ?
Razor tira une dernière taffe sur sa cigarette, puis jeta le mégot par terre et l’écrasa un certain temps sous la semelle de ses docs avant de cracher le morceau.
— Je crois que tu es morte, finit-elle par dire. Et, manifestement, que tu es revenue.
— Quoi ? demanda Karima. Genre, une vampire ?
— Oui. C’est le mot.
Cassandra ne parut pas traumatisée par l’annonce.
— Ouais. C’est ce que je m’étais dit. Je crois que j’ai un peu mangé quelqu’un.
Il y eut plusieurs secondes de silence embarrassé.
— Je veux dire, précisa Cassandra, pas mangé, mangé. Juste un peu croqué. Et il n’était pas très sympa.
— Croqué ? demanda Karima. Les vampires ne sont pas censés juste mordre et aspirer le sang ?
— J’avais pas de manuel.
Cookie soupira. Manifestement, elle venait de prendre conscience du sérieux de la situation.
— Razor, tu es sure de ce que tu dis ?
— Peau froide, pas de pouls, les canines qui ont commencé à pousser un peu ? Ouais, je suis sure, Cook’. Et j’imagine que ça peut expliquer l’amnésie.
— On fait quoi, alors ? On l’emmène à l’hosto ?
Razor soupira. Elle n’avait aucune envie de s’occuper de Cassandra, mais il était évident qu’elles n’allaient pas pouvoir se contenter de la déposer à l’hôpital.
— Qu’est-ce que tu veux que fasse un hosto ? Il faudrait aller voir les vampires du coin, mais je ne peux pas blairer les vampires.
Elle réalisa ce qu’elle venait de dire et se tourna vers Cassandra, embarrassée.
— Je ne parle pas de toi, évidemment.
— Pas de souci. Je peux me débrouiller toute seule, de toute façon. Ça va.
Razor secoua la tête. Ça ne lui semblait vraiment pas une bonne idée.
— Ça va ? demanda Cookie, qui avait l’air de partager son avis. Tu te retrouves morte, ressuscitée et amnésique, et ça va ?
Cassandra haussa les épaules.
— C’est toujours mieux que morte, morte et toujours morte, répliqua-t-elle.
— Écoute, fit Razor, c’est cool que tu le vives bien, mais on devrait peut-être t’héberger un jour ou deux. Le temps que tu t’adaptes un peu, que tu finisses ta transformation…
Cassandra haussa les épaules une nouvelle fois. Razor se prit à admirer la décontraction avec lequel elle vivait cela.
— D’accord. Je pourrais avoir besoin de nouvelles fringues et d’une douche, aussi.
***
Finalement, Cassandra monta dans la voiture. Alors qu’elle conduisait, Razor songea que Betty allait avoir droit à son lot de surprises, ce soir.
— Donc, demanda la nouvelle vampire, on s’est rencontrées comment ?
— Il y a deux jours, expliqua Karima. T’étais un peu bourrée, mais plutôt chouette.
— Ça, c’est bien. « Tu ne t’en souviens pas, mais tu es une grosse trouduc », ça aurait été moins drôle. On a parlé de quoi ?
— De choses diverses. Jeux vidéos, informatique, skinheaderies et machins trans.
— Quand tu dis « trans », tu veux dire « transsexuel » ?
— Ouais.
Cassandra hocha la tête, mais ne semblait pas très convaincue.
— J’avoue que je ne comprends pas.
— Quoi ? demanda Cookie.
— Les gens qui changent de sexe. Je veux dire, je n’ai rien contre, enfin pas que je me souvienne, mais je trouve que c’est une idée bizarre.
S’ensuivit un instant fort silencieux, où chacune évita de regarder l’autre.
— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
— Hum, comment dire ? fit Razor. Tu es trans.
Cookie déglutit, un peu gênée. Razor se concentra sur la route. Karima sortit son téléphone et fit semblant de regarder ses messages.
— Oh, finit par dire Cassandra.
Puis, au bout de quelques secondes, elle ajouta avec un grand sourire :
— Bah, je suis sure qu’il y en a qui sont très bien.
Chapitre 7
Les amnésiques sont censés avoir un tatouage mystérieux
Razor gara la voiture devant l’immeuble où Karima et Betty avaient un appartement en colocation. Elle se passa la main sur le visage.
— D’accord, lâcha-t-elle, on fait comment ?
— Tu veux dire quoi ? demanda Cassandra.
— C’est l’anniversaire de Betty, expliqua Karima. Tu l’avais croisée aussi.
— Je n’ai pas envie de m’imposer, expliqua la vampire. Je vous dis, je suis sure que je peux me débrouiller seule.
Razor secoua la tête.
— Tu t’es réveillée quand ?
— Il y a une heure, peut-être deux. J’étais un peu désorientée, au début, mais ça va mieux.
Razor n’avait jamais assisté à une transformation en vampire, mais elle savait à peu près comment ça se passait, du moins en théorie. Les premières quarante-huit heures, ce n’était pas la grande forme.
— Je ne pense pas que tu t’imposes, fit Karima. Je veux dire, ça le faisait, quand on s’était vues il y a deux jours, je suis sure qu’elle aurait pu t’inviter à son anniv’.
— Ouais, ajouta Cookie. On n’a pas à se prendre le chou : on monte, on explique à Betty ce qui s’est passé, et après on sort les gâteaux et les cadeaux.
— D’accord, dit Cassandra.
— Oh, merde, reprit Cookie. Tu ne peux pas manger de gâteaux, hein ? Je suppose que vous n’avez pas du sang synthétique, chez vous ?
— Ce n’est pas grave, fit Cassandra. J’ai déjà mangé.
— D’accord, soupira Razor, lassée de cette discussion. On y va.
Elle n’osait pas dire que ce qu’elle voulait vraiment demander par « on fait comment ? », ce n’était pas la façon d’annoncer à Betty l’état de Cassandra sans lui ruiner son anniversaire. Ce qui la préoccupait plutôt, c’était le raisonnement suivant :
Cassandra s’était réveillée transformée en vampire ;
ce qui impliquait qu’elle était morte ;
vu son âge et son apparente bonne santé, il y avait de fortes chances pour que cette mort ait été violente ;
un suicide ou un accident de voiture était une cause potentielle, mais moins probable, selon elle, qu’un meurtre ;
ce qui voulait dire qu’il y avait, quelque part en ville, quelqu’un qui avait tué Cassandra ;
ce quelqu’un ne serait peut-être pas très heureux de voir que sa mort était moins définitive que prévu ;
par conséquent, la vraie question était : était-il raisonnable de passer une soirée en ville, ou fallait-il fuir le plus loin possible tant qu’elles le pouvaient ?
Pour l’instant, comme tout le monde semblait prendre cette situation plutôt à la légère, y compris la principale concernée, elle décida de remettre le problème à plus tard, en espérant qu’il ne serait pas trop tard à ce moment-là.
***
Lorsqu’elles entrèrent dans l’appartement, Betty était dans sa chambre, ce qui les arrangeait plutôt : cela leur permettait de placer les cadeaux et les gâteaux (et la bière et les chips) sur la table du séjour, ce qui était visuellement plus sympathique que de les sortir de sachets plastiques.
L’appartement des deux nerds était plutôt spacieux et, selon les critères de Razor, un bon plan. Il y avait un séjour assez grand pour mettre les deux canapés, une table basse assez large, et l’écran géant qui servait plus aux jeux vidéos qu’à regarder la télévision. Le salon donnait sur la cuisine et un petit balcon, et les deux chambres ainsi que la salle de bains étaient à l’étage.
La décoration reflétait bien les gouts des habitantes : il y avait des affiches militantes, des posters de concerts punks, ainsi que des affiches de films Star Wars. Razor savait qu’il ne s’agissait pas vraiment de Star Wars, mais il y avait des vaisseaux spatiaux et autres machins de l’espace, alors, pour elle, c’était du pareil au même.
— Ouah ! s’exclama Cassandra. C’est un Dalek !
Ah, oui, il y avait aussi les diverses figurines et autres jouets débiles.
— Oui, fit Karima, très fière.
Puis elle fronça les sourcils et demanda :
— Tu ne te rappelles pas de ton nom, mais de Doctor Who, oui ?
— Apparemment, répondit Cassandra.
Karima haussa les épaules et se dirigea vers les escaliers.
— Betty ! cria-t-elle. On est là !
Il y eut un bruit de porte, puis des pas dans l’escalier, et Betty apparut. Elle portait une magnifique robe noire avec des têtes de mort, et des talons aiguille.
— Chiotte ! s’exclama-t-elle en voyant la table. Vous n’aviez pas oublié, en fait !
Elle se précipita pour serrer Karima dans ses bras, puis ce fut le tour de Cookie. Elle se contenta de faire une bise à Razor, qui était moins axée sur les contacts physiques que ses camarades, puis remarqua la présence de Cassandra.
— Oh, tu es là aussi ? Cool !
Elle lui fit la bise aussi, et Cassandra arbora un demi-sourire qui voulait sans doute dire « je ne me souviens pas de toi, mais je vais faire semblant ».
Elle se précipita ensuite vers les emballages cadeaux.
— Vous êtes vraiment des connasses de cachotières ! Je peux les ouvrir ?
Cookie, Razor et Karima se concertèrent du regard.
« Est-ce qu’on lui dit maintenant ? » demandait silencieusement Cookie, tandis que la réponse de Karima était visiblement de l’ordre du « je n’en ai pas la moindre idée ». Razor décida donc que c’était à elle de trancher.
— Avant ça, commença-t-elle, il faut qu’on parle de quelque chose.
— Quoi ? demanda Betty, la mine sombre.
— Hum, euh…, fit Cassandra. Apparemment, je suis morte, mais ça va, parce que je suis revenue à la vie, sauf que je suis une vampire. Mais du coup, je ne me souviens de rien.
La déclaration plomba quelque peu l’ambiance. Il y eut quelques secondes pendant lesquelles personne ne parla.
— Est-ce que c’est une putain de blague ? finit par demander Betty.
***
Dix minutes plus tard, tout le monde était installé dans les canapés avec une tranche de gâteau au chocolat dans la main (sauf Cassandra) et Betty venait d’avoir des explications un peu plus compréhensibles.
— Je suis tellement désolée, fit cette dernière en posant sa main sur l’épaule de la vampire. Je ne sais vraiment pas quoi dire, mais en tout cas tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux, et on fera tout ce qu’on peut pour t’aider.
Cassandra avait les deux mains sur les genoux et essayait de cacher son embarras.
— Merci. C’est gentil.
Elle ne savait pas trop comment réagir à ce genre de réactions. Elle sentait qu’elle ne pouvait pas se contenter de dire que tout allait bien, finalement.
D’accord, elle avait été un peu perturbée, voire paniquée, au début, mais il ne lui avait fallu que peu de temps pour s’adapter à sa nouvelle condition. Elle était une vampire, certes, mais en quoi était-ce mal ? L’éternité, les capacités de régénération et autres avantages de sa condition lui semblaient compenser très largement le fait de ne plus pouvoir sortir en plein jour.
Ne pas pouvoir manger de gâteau au chocolat l’embêtait plus, mais en même temps, elle était sure que cela ne vaudrait pas l’extase qu’elle avait ressentie en plongeant ses dents dans le bras du trou du cul qui l’avait emmerdée un peu plus tôt dans la soirée. Le mélange de chair et de sang s’était avéré délicieux.
Elle ne ressentait pas non plus son absence de mémoire comme une malédiction. Au contraire, elle se sentait libre, libre de décider qui elle était, ce qu’elle faisait, sans se sentir obligée de rendre de comptes à personne.
Les quatre nanas qui étaient là lui semblaient plutôt sympathiques, mais elle n’osait pas leur dire qu’elle n’avait vraiment pas besoin de leur soutien, qu’elle pouvait tout aussi bien se débrouiller toute seule : survivre en mangeant des gars, leur piquer leur argent et leur bagnole. Ou leur moto. Elle avait envie d’une moto.
Cela dit, elles étaient plutôt sympas, et cela lui permettrait d’avoir un endroit où dormir en étant protégée du soleil. Elle espérait juste qu’elles n’allaient pas se mettre en tête de l’empêcher de grignoter qui elle voulait.
Comme Betty voyait que Cassandra n’avait pas besoin de plus d’attention que cela, elle se décida à aller ouvrir ses cadeaux. Elle s’approcha de la table en sautillant, mais fut interrompue avant qu’elle ne puisse déchirer le premier emballage.
— Attends ! protesta Cookie. On n’a pas chanté !
Elle eut donc droit à un « Joyeux anniversaire » classique, suivi d’un plus original sur chorégraphie de supporters.
Cassandra, un peu amusée, ouvrit la bouteille de bière qui se trouvait devant elle et eut le temps d’en vider le tiers avant de réaliser que les vampires n’étaient pas censés boire de bière. Oups. En même temps, son corps n’avait pas l’air de vouloir recracher sur le champ ce qu’elle avait avalé, alors cela ne devait pas être très gênant.
Betty eut enfin le droit de déballer son premier cadeau, et commença par le plus petit, histoire sans doute de garder les plus gros pour la fin. Il s’agissait de boucles d’oreille en forme de lauriers.
— Ah ! fit-elle. Encore une tentative pour me skinifier ?
Elle déballa ensuite le reste. Il y avait une robe qu’elle trouva « bien classe » ; le fait qu’il s’agisse d’une robe Fred Perry avait visiblement une importance dans la skinification potentielle de Betty. Il y avait aussi des docs à talons, un porte-jarretelles, et une clé USB en forme de poing américain.
Cassandra se demanda quel était le jour de son anniversaire. Il y avait tout de même certains côtés négatifs au fait d’être amnésique, constata-t-elle.
— Casse ? fit Razor, la tirant de ses pensées
— Hum ?
— Je vais te montrer la salle de bains, si tu veux ? Et je voudrais bien qu’on discute d’un ou deux trucs.
Cassandra acquiesça, mais ne mourait pas d’envie de passer du temps seule avec Razor. Pour l’instant, elle réalisait qu’elle appréciait Betty et Karima, et Cookie lui semblait plutôt sympathique même si elle avait moins parlé, mais elle se méfiait de Razor. Peut-être était-ce parce que c’était la seule qui était plus grande qu’elle, ou peut-être que ça venait d’autre chose, elle n’en savait trop rien.
Elle monta tout de même dans la salle de bains avec elle.
— Chouette ! s’exclama-t-elle en entrant dans la pièce. Il y a une baignoire.
— Oui. Je crois que les serviettes sont là.
Razor ouvrit un placard, constata que c’était le bon, et en tendit une à Cassandra.
— Merci, fit cette dernière, espérant que la skinhead allait la laisser prendre son bain toute seule.
Ce ne fut pas le cas. Razor s’adossa contre le lavabo et prit une inspiration.
— Il faut qu’on parle de certaines choses, Casse. D’abord, tu es vraiment amnésique ?
— Si j’avais voulu faire une blague, répliqua la vampire, je ne l’aurais pas faite durer aussi longtemps.
— D’accord, soupira Razor. Écoute, je pense que ta transformation en vampire…
— Oui ?
— Je crois que quelqu’un a voulu te tuer. Et a réussi, d’une certaine manière.
— Sans blague ? demanda Cassandra.
Elle ouvrit son blouson, dévoilant un haut taché de sang et criblé de trous.
— Merde, fit Razor.
— Ouais.
— Ça ne te fait pas mal ?
— Non, ça a commencé à cicatriser.
La skinhead fit la moue.
— Je suppose que tu n’as pas retiré les balles ?
Cassandra baissa les yeux sur son ventre et eut un sourire contrit.
— Non, admit-elle. C’est gênant ? Elles ne vont pas, je ne sais pas, sortir toutes seules ?
— Désolée, mais non. Tu me fais confiance ?
La vampire hésita quelques secondes avant de répondre, puis se décida pour l’honnêteté.
— Je ne crois pas.
— Pour être franche, moi non plus. On a eu une petite… discussion, l’autre jour.
Cassandra hocha la tête et se sentit un peu rassurée. Elle avait donc une vraie raison de ne pas aimer cette fille, ce n’était pas complètement irrationnel.
— Je t’avais un peu découragée de nous revoir, expliqua Razor. Ce n’était sans doute pas très sympa, mais j’avais peur que tu attires des emmerdes. Étant donné que des types armés en ont après toi, je crois que je n’avais pas entièrement tort, tu dois l’admettre.
— Effectivement.
— Mon souci, à l’heure actuelle, c’est que le type qui t’as butée risque de se rendre compte que tu es encore…
Elle hésita sur le mot à utiliser.
— Non-morte ? suggéra Cassandra.
— Ouais. Je pense qu’étant donné les circonstances, on est un peu obligées de se faire un minimum confiance, non ?
Cassandra hésita. Il lui semblait qu’elle pouvait aussi l’envoyer se faire foutre et se débrouiller seule. Mais maintenant qu’elle avait la possibilité de prendre un bon bain chaud et de pouvoir dormir sous une couette, la perspective de courir seule dans les rues lui paraissait moins attrayante.
— Je suppose, finit-elle par dire.
— D’ac. La bonne nouvelle, c’est que j’ai été étudiante à la Sororité de sorcellerie quelques années. Elles ont fini par me foutre dehors, mais je pense que je peux t’aider un peu. À retirer ces balles, pour commencer.
Cassandra hocha la tête et commença à retirer son blouson. Elle hésita un peu avant d’enlever son haut, puis se dit qu’il fallait bien qu’elle le fasse si elle ne voulait pas risquer de sonner dans les détecteurs de métaux.
Elle en profita pour se regarder dans le miroir, histoire de voir un peu mieux à quoi elle ressemblait.
— Heureusement que ce n’est pas vrai, ce truc des vampires qui n’ont pas de reflets. Je serais bien emmerdée, en tant que mort-vivante amnésique. Je n’aurais pas la moindre idée de la gueule que j’ai.
Razor lui fit un petit sourire, puis lui montra une lame de rasoir.
— On dirait que c’est ce qui se rapproche le plus d’un scalpel, annonça-t-elle.
— Ça fera l’affaire, je suppose. Tu ne vois pas de tatouage mystérieux ? Dans mon dos, par exemple ?
— Non.
— Ça ne va pas du tout. Les amnésiques sont censés avoir un tatouage mystérieux. Ou une marque de naissance. Une cicatrice, peut-être ?
— Non, répéta Razor. Assieds-toi sur le bord de la baignoire.
Cassandra obéit, mais eut un moment d’appréhension en regardant la lame de rasoir.
— Hey, une seconde. Les vampires ne ressentent pas la douleur, on est d’accord ?
— Si, répondit Razor. Pas de la même façon, mais si. La bonne nouvelle, c’est que tu es probablement encore complètement défoncée par le processus de transformation.
— Je suis défoncée ?
— Affirmatif. Surplus d’énergie ? Euphorie ? Tu ressens ça ?
Cassandra hocha la tête, un peu déçue d’apprendre que son euphorie d’être une vampire badass n’allait peut-être pas durer éternellement.
— Dans quelques heures, tu vas avoir droit à la descente : nausées et, surtout, besoin de dormir. Tu comprends pourquoi je ne voulais pas te laisser partir seule ? Tu te sens invulnérable, mais tu es vraiment très loin de l’être.
Après la demi-heure passée à se faire charcuter, et lorsqu’elle put enfin s’allonger dans un bon bain chaud, Cassandra ne se sentait déjà plus si invulnérable que cela. Elle n’avait pas trop ressenti la douleur, mais elle avait l’impression d’être épuisée.
Razor avait raison, même si ça l’emmerdait : elle ne pouvait pas se permettre d’essayer de se débrouiller seule.
***
Après son moment de chirurgie Do it yourself, Razor redescendit et s’affala dans un canapé. Elle ne s’en était pas mal sortie : après des années sans aucune pratique de la sorcellerie, elle avait au moins gardé quelques notions de premiers secours.
Évidemment, il n’y avait pas besoin d’une grande expertise médicale pour soigner des vampires. S’ils étaient encore mort-vivants quand ils arrivaient entre vos mains, à moins de le vouloir vraiment, il y avait peu de risque de faire une erreur désastreuse.
— Elle va bien ? demanda Betty.
Razor constata qu’elle s’était changée et avait enfilé sa nouvelle robe et ses nouvelles chaussures.
— Ça te va super bien, constata-t-elle.
— Je parlais de Casse, fit Betty en souriant. Pas de ma robe. Mais, ouais, elle est chouette.
Razor prit le temps d’avaler un morceau de gâteau avant de parler de Cassandra. Elle ne savait pas trop quoi dire.
— Je pense qu’elle a compris qu’elle devait rester au calme quelques jours, annonça-t-elle finalement. Physiquement, il n’y a pas de soucis. Pour le reste…
Elle fit un haussement d’épaules évocateur.
— L’amnésie, c’est normal ?
Razor constata que Cookie et Karima avaient arrêté leur conversation pour les écouter. Oh, merde, maintenant elle avait un peu le rôle de la sage de service qui comprenait la situation mieux que les autres. Elle n’aimait pas ça, même si c’était objectivement le cas.
— Je ne sais pas. Je sais comment se passent les transformations lorsqu’elles sont encadrées, mais là…
— Encadrées ? demanda Karima.
Razor posa son gâteau et s’alluma une cigarette. Si elle devait faire un point « sciences surnaturelles », elle allait en avoir besoin.
— Normalement, expliqua-t-elle, il y a un vampire et… disons, un aspirant-vampire. Le vampire vide l’aspirant de son sang et lui donne le sien. Ensuite, s’il est veinard, l’aspirant est promu vampire et papa vampire s’occupe de lui, d’accord ? Et comme ça, tout se passe bien.
Sauf qu’évidemment, en général, tout ne se passait pas bien. Dans de très bonnes circonstances, avec quelqu’un qui prenait du sang de vampire depuis plusieurs années, avec un lien assez fort et une véritable volonté de revenir, il y avait de bonnes chances de réussite. Mais dans la majorité des cas, des humains un peu perdus mouraient définitivement parce qu’ils rêvaient à la jeunesse éternelle, et parce que des connards de vampires leur faisaient des promesses qui ne leur coutaient rien.
— Cassandra n’a probablement pas reçu de sang de vampire au moment de sa mort, reprit Razor. Elle en avait sans doute consommé quelques jours avant, c’est pour ça qu’elle s’est relevée. C’est un cas vraiment rare. D’habitude, ça ne marche pas. Je ne sais pas si une amnésie est normale dans ce genre de circonstances.
— D’accord, fit Betty. Autre question : est-ce qu’on doit aller chercher du sang ?
Razor tira sur sa cigarette, et essaya de se rappeler ce qu’elle savait à propos des vampires et du sang. En gros, quatre-vingt-dix pour cent des idées reçues étaient fausses, mais la plupart des vampires y croyaient aussi, ce qui les rendait presque vraies.
Les vampires n’avaient pas besoin de sang. Ni sang humain, ni sang animal, ni sang synthétique. Les vampires étaient des créatures en partie magiques, et avaient surtout besoin d’une certaine forme de… disons, de rêve, mais la formulation rendait cela un peu gnan-gnan, parce que lorsqu’on disait « rêve », les gens pensaient tout de suite aux étoiles, à l’amour, à des licornes et des arcs-en-ciel, et ne voyaient pas que dans les rêves il y avait beaucoup, justement, de sang.
Mais c’était sans doute des considérations un peu trop abstraites. Le but n’était pas de faire une thèse de socio-sorcellerie pour savoir pourquoi les vampires buvaient du sang.
— Je ne pense pas que ce sera nécessaire aujourd’hui, finit par dire Razor. Ni même demain. Son corps n’a pas fini de s’adapter. À mon avis, elle ferait mieux de se contenter d’eau pour l’instant.
Les trois autres hochèrent la tête, sereinement, comme si elles écoutaient la prescription d’un médecin. Dieu, qu’elle détestait ça.
— C’est drôle, quand même, fit Karima avec un léger sourire. C’est toi qui te retrouves à t’occuper d’elle, vu que t’es une quasi-sorcière et tout, alors que t’es la seule d’entre nous à ne pas pouvoir encadrer les vampires.
Razor se contenta de lui répondre par un demi-sourire, et tira une nouvelle fois sur sa cigarette.
Pourtant, Cassandra était la raison même pour laquelle elle détestait les vampires. Ils ne géraient jamais rien, ce n’était pas digne d’eux. Ils laissaient toujours à d’autres le soin d’enterrer leurs cadavres et d’annoncer les décès aux familles. Ils abandonnaient à d’autres la charge de s’occuper d’un vampire nouveau-né qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Ils offraient un teaser réjouissant du monde des ténèbres, et n’étaient plus là lorsque d’autres devaient payer l’addition.
Les vampires étaient des trous du cul irresponsables. Ils consommaient ce qui les arrangeait, et n’assumaient rien derrière.
Chapitre 8
Pour une amnésique, tu en sais beaucoup trop
Trois bons quarts d’heure après que Cassandra soit entrée dans la baignoire, Betty décida qu’il était peut-être temps d’aller frapper à la porte de la salle de bains.
— Hum ? fit la vampire.
— Je me disais que j’allais t’apporter des vêtements, expliqua Betty. Tu veux que je les pose devant la porte ?
— Non, une seconde.
Betty entendit un bruit d’eau, et quelques secondes plus tard la porte s’ouvrit. Cassandra avait juste pris le temps de se passer une serviette autour du corps.
— Je crois que je m’étais un peu endormie, s’excusa-t-elle.
— Il n’y a pas de soucis. Tiens, voilà des fringues.
Betty lui tendit une pile de vêtements. Elle avait estimé qu’elle faisait à peu près la même taille qu’elle et Karima, et lui avait par conséquent proposé un assortiment de leurs deux garde-robes, histoire qu’elle puisse avoir un peu de choix.
— Merci, fit Cassandra avec un grand sourire. C’est vraiment gentil.
— Pas de quoi. Tu descends quand tu veux, hein ? Si tu as besoin de plus de temps, il n’y a pas de problème.
— Je crois que je suis restée dans l’eau assez longtemps. J’arrive.
***
Lorsque Cassandra redescendit, elle constata avec un peu de surprise que tout le monde était en train de jouer au Scrabble.
— C’est bien, fit Razor en la voyant. Je vois que tu t’es pliée au dress-code de la maison.
Elle avait effectivement enfilé une mini-jupe en jean de Betty, avec un polo noir de Karima, et des bretelles rouges dont elle n’était pas certaine de la provenance.
— J’essaie de m’intégrer, répliqua-t-elle en se laissant tomber sur un canapé. Je ne savais pas que les skins jouaient au Scrabble.
— Je ne suis pas skin, protesta Betty pour la forme, avant de caser un mot à quarante points juste en plaçant un X.
Cookie soupira.
— C’est parce que c’est ton anniversaire qu’on te laisse gagner, tu sais ?
— Bien sûr, répondit Betty avec un grand sourire. Tu vas bien ?
La dernière question s’adressait à Cassandra. Celle-ci ne savait plus trop comment elle se sentait. Elle était maintenant complètement épuisée et avait l’impression que son estomac vampirique voulait la punir d’avoir avalé de la bière. Et en même temps, elle avait encore l’impression de planer un peu.
— À peu près, finit-elle par répondre.
— T’en fais pas, répondit Cookie. Tu as une authentique sorcière pour s’occuper de toi. Tout va bien se passer.
— Je ne suis pas une sorcière, soupira Razor. Et c’est à toi de jouer.
— Je sais, ronchonna Cookie.
Elle avait le ton de celle qui n’a que des consonnes et aucune voyelle et aimerait bien vous y voir, vous, essayer de trouver une saloperie de mot à faire avec ce tirage.
— Ces histoires de sorcellerie, fit Cassandra, ça me fait penser à un truc qui m’est revenu en tête. Tu sais, votre école, la Sororité, là, un nom que je trouve un peu à chier, soit dit au passage ?
— Oui ? fit Razor qui n’avait pas l’air heurtée par le fait qu’elle trouve le nom à chier.
— Je me rappelle avoir entendu dire qu’elles avaient viré une sorcière parce qu’elle était transsexuelle. Dans les années quatre-vingt, genre. Ce qui est bizarre, parce que je n’ai aucune idée de qui a bien pu me raconter ça.
Razor ne répondit rien, et se contenta de la regarder avec un air mauvais. Cassandra se demanda si elle avait bien fait de parler de ça. En plus, elle s’en foutait un peu, de tout ça, il y a deux heures, elle ne savait même pas qu’elle était transsexuelle, ou transgenre, ou le terme qu’elle préférait entre les deux. Ce n’était pas comme si c’était une question qui lui tenait à cœur.
— Vénus, reprit-elle néanmoins. Voilà, elle s’appelait Vénus. Ça fait vraiment cliché, quand même ? Une femme trans qui s’appelle Vénus ?
Il y eut un moment de silence pesant.
— Je crois que je vais changer mes lettres, annonça Cookie, qui espérait peut-être changer de sujet par la même occasion.
— Pour une amnésique, finit par dire Razor, je trouve que tu en sais beaucoup trop. Sinon, j’ai un scrabble.
Elle plaça une par une ses sept lettres sur le plateau.
— En même temps, c’est logique, fit Betty. Tu peux perdre la mémoire autobiographique, celle qui te concerne toi, ne pas te rappeler ton nom et tout, mais par contre te souvenir de tout le reste.
— Depuis quand tu es en experte en amnésie ? railla Cookie.
— J’ai vu des films.
— C’est quoi, cette histoire de Vénus ? demanda Karima.
Razor soupira. Elle espérait manifestement que son scrabble avait clos la discussion.
— Quoi ? protesta Razor. Je ne vais quand même pas être tenue responsable de leurs conneries, hein. Moi aussi, on m’a foutue dehors, et personne n’en a fait toute une histoire.
— Je suis juste curieuse, expliqua Karima. En plus, tu ne parles jamais de trucs de sorcières.
— Mais tu n’es pas obligée d’en parler, s’empressa d’ajouter Cassandra. Je veux dire, c’est juste que je rêvassais et, d’un coup, je me suis souvenu de ça. Ce qui est bizarre, j’admets.
Razor s’alluma une cigarette et tout le monde tendit l’oreille, parce qu’à force de trainer avec elle, elles avaient compris que s’allumer une cigarette était, pour elle, un préliminaire au fait de parler un peu longtemps.
— C’était les années quatre-vingt, expliqua Razor. Les choses ont changé depuis. L’histoire, c’est juste que Vénus a été exclue de l’ordre du jour au lendemain. Personne ne savait pourquoi, alors il y en a qui ont cherché, et qui ont trouvé un document où il y avait cette mention de transsexualité.
Elle se tourna vers Cassandra d’un air accusateur.
— Je ne sais pas comment tu peux être au courant de ça.
— Moi non plus, admit Cassandra.
— Bref, son exclusion parce qu’elle était trans, c’est effectivement ce qui est écrit dans des documents officiels qui ont fuité. Personnellement, je n’y crois pas.
Il y eut un moment de silence : Razor attendait qu’on lui demande pourquoi elle n’y croyait pas, et tira sur sa cigarette entre temps.
Ce fut Betty qui se décida à poser la question.
— Pourquoi ?
— Vénus était… comme dans Star Wars, expliqua-t-elle en montrant un poster qui était, en fait, de Battlestar Galactica. Du côté obscur de la force. Merde, elle a fini par se faire sauter dans un bureau de la CIA, quand même !
— Cool, commenta Karima.
— Les sorcières en chef ne pouvaient pas annoncer « on va la virer parce qu’on devient plus mainstream, on ne peut plus se contenter d’espérer que personne ne sache qu’elle fait de la magie noire ». Je veux dire, si elles l’avaient virée pour ça, elles auraient été obligées d’admettre qu’elles étaient au courant. Alors, elles ont trouvé une autre raison, un leurre. Je ne sais même pas si Vénus était réellement transsexuelle.
Cassandra hocha la tête. Ça lui semblait vaguement cohérent, comme histoire. Cookie, en revanche, paraissait moins convaincue :
— Ça fait quand même vachement conspirationniste, ton truc. En gros, elles l’ont virée parce qu’elle était reptilienne, mais les Illuminati ne voulaient pas que la vérité explose.
— Voilà, soupira Razor. C’est pour ça que je ne parle jamais de trucs de sorcellerie avec vous.
Et aussi, accessoirement, parce qu’elle avait bien espéré mettre tout ça derrière elle.
***
Avant la fin de la partie de Scrabble, Cassandra réalisa que son estomac était très remonté contre la bière, et se précipita aux toilettes pour aller vomir.
Avant de tirer la chasse, elle eut le temps de voir le contenu de la cuvette et ne trouva pas cela très ragoutant : il y avait un mélange de bière, de sang et de peau. Peut-être que Karima avait raison, et qu’elle n’était censée avaler que l’hémoglobine.
Elle se nettoya la bouche avec du papier toilette, puis ressortit et demanda, un peu penaude :
— Vous pensez que ce serait possible d’avoir une brosse à dents ?
Karima et Betty l’accompagnèrent à la salle de bains et lui en sortirent une. Pendant qu’elle se frottait les dents, les deux jeunes femmes allèrent lui installer de quoi dormir.
— Je te laisse ma chambre, expliqua Karima. Il y a un volet roulant, donc tu ne seras pas emmerdée par le soleil.
Cassandra apprécia, même si elle n’était pas certaine d’être juste emmerdée par le soleil.
— Je dormirai avec Betty, reprit Karima. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à le dire.
— Merci beaucoup, fit Cassandra. Je crois que je vais me coucher tout de suite.
— D’accord. Pas de problème.
— C’est un peu ridicule, non ? C’est moi la vampire, et je me couche en première.
Elle s’assit sur le lit, parce qu’elle avait la tête qui tournait. Il était vraiment temps qu’elle dorme. Razor avait été optimiste quand elle lui avait dit qu’il lui faudrait quelques heures avant d’être complètement épuisée.
— Une seconde, fit Betty. Tu crois que je pourrais prendre une photo de toi ?
Cassandra fronça les sourcils. La question lui paraissait étrange.
— Je me disais, expliqua Betty, qu’on pourrait peut-être aller faire un tour dans les endroits que tu aurais pu fréquenter. Peut-être qu’on arrivera à trouver qui tu es.
Cassandra n’était pas sure d’avoir envie de savoir qui elle était, mais elle accepta tout de même.
Betty et Karima lui souhaitèrent ensuite bonne nuit et la laissèrent seule. Elle prit le temps de se déshabiller et se réfugia sous la couette. Les vampires n’avaient pas froid, croyait-elle savoir, alors pourquoi grelottait-elle ?
Peut-être qu’elle n’était pas encore tout à fait une vampire, décida-t-elle avant de s’endormir.
***
Vers deux heures du matin, Cookie se décida à rentrer : elle bossait le lendemain et aurait déjà une nuit suffisamment courte comme cela.
— Hé bien, fit Betty une fois qu’elle fut partie, j’ai eu droit à plein de surprises, ce soir.
— C’était une drôle de soirée, admit Karima.
Razor les regarda un moment, et se demanda si l’heure était venue de parler des choses moins réjouissantes.
— Vous réalisez, dit-elle finalement, à quel point la situation est merdique ?
— Ne t’en fais pas, protesta Betty. Je suis sure qu’elle va retrouver la mémoire.
— Elle s’est fait buter, Betty. Je lui ai retiré plusieurs balles du bide. Ce n’est pas sa mémoire qui me tracasse, c’est le type qui tenait le flingue.
Karima haussa les épaules, manifestement pas plus inquiète que ça.
— Il doit croire qu’elle est morte. Même si ce n’est pas le cas, il n’a aucune raison de savoir où on habite. Je ne pense pas qu’on ait à s’inquiéter.
Elle réfléchit un peu, puis se tourna vers Betty.
— Par contre, reprit-elle, tu ne devrais peut-être pas aller poser des questions à propos de Cassandra dans toute la ville.
— Tu voulais faire quoi ? s’exclama Razor.
Betty baissa la tête, un peu gênée.
— Je me disais juste qu’on pourrait découvrir qui elle est. Ça pourrait l’aider à retrouver la mémoire, non ?
Razor soupira. Ça pouvait surtout aider des types qui la cherchaient à débarquer chez elles.
— Évite de faire ça, d’accord ? De toute façon, je sais où habite sa mère. Si Casse est en forme demain, on pourrait peut-être l’amener là-bas.
— C’est vrai, admit Betty, qu’on pourrait peut-être commencer par là.
Razor
Il était trois heures du matin lorsque Razor rentra chez elle. Elle avait hésité à passer la nuit chez Karima et Betty, au cas où on aurait eu besoin d’elle, mais elle avait décidé que ça n’était sans doute pas nécessaire. S’il y avait besoin d’informations sorcello-médicales à propos de Cassandra, elle était joignable par téléphone (elle avait promis de ne pas retirer la batterie), et elle était presque sure que la vampire n’était dangereuse ni pour les autres, ni pour elle-même. En tout cas, elle n’essaierait probablement pas de manger Betty ou Karima.
Lorsqu’elle entra dans son studio, Razor hésita à se coucher. Elle s’était levée tôt et commençait à avoir un coup de barre, mais elle se disait que l’idée de Betty n’était finalement pas totalement stupide.
Plus exactement, c’était une mauvaise idée telle quelle : révéler que Cassandra était vivante et qu’elles la connaissaient ne pouvait entrainer que des emmerdes monumentales. Mais admettons qu’une policière aille poser des questions pour identifier un cadavre qu’elle avait ramassé ? À condition, évidemment, que la policière en question ressemble suffisamment peu à Razor pour qu’on puisse l’identifier…
Elle savait qu’elle pouvait le faire : elle avait plusieurs perruques, du maquillage, des vêtements un peu chics, et elle savait modifier subtilement les traits de son visage. Cela n’impliquait pas de sorcellerie, juste quelques adhésifs placés au bon endroit pour tirer la peau sans être visibles.
De sorcellerie, elle en aurait besoin si elle devait persuader des gens qu’elle était bien de la police, mais ce n’était pas si compliqué. De toute façon, elle parlerait surtout à des vampires, et ceux-ci étaient tellement imbus de leur supériorité surnaturelle qu’ils n’étaient en général pas capables de repérer un champ perceptif même s’il était posé à la truelle.
Le seul vrai problème de Razor, c’est que son plan impliquait de sortir, seule, et de parler à des gens, ce qui l’angoissait rien que d’y penser. Elle avait fait ce genre de choses, mais c’était avant, quand elle était jeune, quand elle n’avait peur de rien.
Elle se décida finalement à avaler un anxiolytique et à se fumer un pétard de tante Stella. Si tout cela ne finissait pas de l’envoyer au lit, alors elle serait peut-être d’attaque pour une expédition nocturne.
Partie II
Putains de vampires
Cassandra
Dans le lit que lui avait prêté Karima, Cassandra dormait. Pour beaucoup de gens, le sommeil des vampires est aussi immobile que celui d’un cadavre. Cela part de l’idée que, puisque les vampires sont techniquement morts, ils retrouvent lorsqu’ils s’endorment l’état que prend un cadavre lorsqu’il dort. Évidemment, ça ne marche pas tout à fait comme ça. D’abord parce que les vrais cadavres ne dorment pas, en fait, ils sont décédés, point, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Et s’il est vrai que les vampires sont techniquement morts, il est tout aussi vrai que les avions sont, techniquement, de gros tas de ferraille : ce n’est pas pour autant qu’on peut déduire leur fonctionnement en plein vol de celui de n’importe quel gros tas de ferraille.
En l’occurrence, Cassandra avait un sommeil à peu près aussi calme qu’une classe de CE1 juste avant d’aller manger. Sa couette était depuis longtemps tombée du lit à force qu’elle se retourne, et l’oreiller menaçait de faire pareil.
Cassandra rêvait, et, visiblement, il ne s’agissait pas de rêves très agréables.
Chapitre 9
Comme si c’était plus qu’un rêve
Après avoir posé des questions dans deux bars connus pour leur clientèle mort-vivante, Razor se rendait compte qu’elle n’avait finalement pas de problème d’angoisse. Peut-être était-ce grâce à la fameuse herbe de Tante Stella ; ou peut-être juste que c’était le déguisement qui lui permettait d’avoir le courage qui lui manquait en temps normal. Elle n’était plus Razor, elle était Julie Martin, lieutenant à la police criminelle.
Malheureusement, si l’expérience lui avait permis de reprendre un peu confiance en elle, elle n’avait pas appris grand-chose. Les vampires (ou les humains qui trainaient avec eux à cette heure tardive) ne connaissaient pas Cassandra. Ce n’était pas très surprenant, finalement. Après tout, la jeune femme était en vacances chez sa mère ; même si elle fréquentait le milieu surnaturel à Lille, elle n’avait sans doute pas pris le temps d’en faire de même ici. Pourtant, elle avait eu le temps de se faire des ennemis prêts à la tuer.
Bien sûr, il était envisageable que sa mort n’ait rien à voir avec le milieu surnaturel, mais Razor trouvait cela dur à croire. Ça aurait été un coup de couteau, elle aurait pu envisager une altercation dans la rue, ou un meurtre sexiste, lesbophobe ou transphobe ; mais quand quelqu’un vous vidait l’intégralité d’un chargeur de pistolet dessus, au prix des munitions, il y avait des chances qu’il vous en veuille personnellement.
Et lorsque vous aviez avalé suffisamment de sang de vampire pour pouvoir vous réveiller d’entre les morts, Razor estimait statistiquement improbable que les types qui vous en veuillent personnellement n’aient rien à voir, de près ou de loin, avec d’autres vampires.
***
Karima regarda l’horloge qui était en haut de son écran et fut surprise de constater qu’il était déjà cinq heures du matin. Betty était montée se coucher une heure et demie plus tôt ; elle-même devait juste se laver les dents et la rejoindre. Avant de passer à la salle de bains, elle avait pris deux minutes pour « essayer un truc », et un truc en amenant un autre, elle avait de fait travaillé pendant pratiquement deux heures.
Karima était thésarde en PLT. Ça voulait dire Programming Languages Theory, théorie des langages de programmation, mais en général elle disait juste PLT. Ou, parfois, elle disait qu’elle était chercheuse en langage formel ; ce n’était pas tout à fait exact, mais elle trouvait amusant le décalage entre l’expression « langage formel » et son franc-parler habituel. Cela dit, la plupart du temps, elle ne disait rien : elle avait depuis longtemps abandonné l’idée d’expliquer ce qu’elle faisait au commun des mortels. Ceux-ci ne semblaient pas très intéressés à l’idée de parler métaprogrammation, lambda-calcul et inférence de type.
Elle n’aurait jamais cru finir thésarde. Karima n’avait pas été très douée à l’école, elle avait des difficultés avec l’autorité et beaucoup de mal à se forcer à faire des choses qui ne l’intéressaient pas. Elle avait pensé abandonner un nombre incalculable de fois, mais ses copines l’avaient poussée à s’accrocher, avec l’argument suivant : réussir à être payée pour quelque chose qu’elle ferait de toute façon, ce serait quand même chouette, non ?
Maintenant qu’elle avait atteint son objectif, elle réalisait que ça ne marchait en réalité pas tout à fait comme ça. Elle était en partie payée pour des choses qu’elle ferait de toute façon, mais elle devait aussi faire des tas de choses qu’elle n’avait pas envie de faire, comme rédiger des articles, préparer des exposés, ou encore lécher les bottes de ses collègues et potentiels futurs recruteurs plutôt que de les traiter de bouffons. On lui avait même fait donner des cours. Ces gens étaient des malades. Elle avait une tête à donner des cours ?
Au final, elle devait tout de même admettre que ça ne se passait pas si mal. Elle était assez douée pour ce qu’elle faisait, vu qu’elle était suffisamment monomaniaque pour passer des heures, voire des mois ou des années, essentiellement sur la même idée.
Là, elle commençait tout de même à envisager d’aller se coucher. Il fallait juste qu’elle finisse un dernier petit truc, et elle irait rejoindre Betty.
Une demi-heure plus tard, elle était en train de finir une vraiment, définitivement, absolument dernière petite chose lorsqu’elle entendit des bruits de pas dans l’escalier. Elle leva les yeux et aperçut Cassandra. Elle se dit que les vampires au réveil avaient finalement à peu près la même tête déconfite que les mortels.
— Pas encore couchée ? demanda la vampire échevelée.
— J’allais y aller dans cinq minutes, répondit Karima, omettant de préciser que ces cinq minutes duraient depuis deux heures.
Cassandra finit de descendre et jeta un coup d’œil à l’écran géant allumé.
— Tu regardais la télé ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment. J’aime bien avoir un bruit de fond. Tu réalises que les vampires sont censées se coucher à cette heure-là, pas se lever ?
Cassandra bâilla avant de répondre.
— Je me lève pas vraiment. J’ai fait des cauchemars, et j’avais faim.
Elle se dirigea vers le frigo et inspecta son contenu. Karima se demanda ce qu’elle espérait y trouver. Il n’y avait pas de sang.
— Razor a dit que le premier jour, tu devrais te limiter à l’eau.
Cassandra referma la porte du réfrigérateur avec un petit air déçu et alla se servir un verre d’eau avant de s’installer sur le canapé, à côté de Karima.
Celle-ci décida que l’arrivée imprévue de la vampire était un bon prétexte pour réussir à décrocher, et parvint à refermer son ordinateur portable.
— Tu as réussi à dormir, quand même ?
— Ouais. Mais c’était des cauchemars bizarres. Un peu comme si c’était plus qu’un rêve, tu vois ?
Karima n’était pas sure de voir, en fait.
— Peut-être que c’était des souvenirs qui remontaient ? suggéra-t-elle.
— Non, soupira Cassandra. J’étais un gars.
Elle avala son verre d’eau, l’air moyennement ravie.
— Je veux dire, reprit-elle, vu que je suis apparemment transsexuelle et tout, peut-être que je pourrais avoir des souvenirs d’avant, mais j’étais un vieux gars. Donc ça ne peut pas être des souvenirs, hein ?
— Sans doute pas, admit Karima.
Cassandra termina son verre d’eau.
— J’ai encore faim, constata-t-elle. Je pense que Razor dit des conneries. Si elle s’est fait virer de leur école de sorcellerie, ce n’est sans doute pas sans raison.
Peut-être que Razor était transsexuelle aussi, songea Karima. Ou qu’elle avait fait péter des gens de la CIA. Ou les deux. Le fait qu’elle se soit fait virer ne voulait pas dire qu’elle était une quiche.
— Tu n’as pas peur de vomir à nouveau ?
— C’est un risque que je suis prête à prendre.
Elle se releva et se dirigea à nouveau vers le réfrigérateur afin d’y trouver quelque chose de comestible.
— On n’a pas de sang, expliqua Karima. Je veux dire, pas au frigo.
Elle réfléchit un peu et ajouta :
— Je peux te filer un peu du mien, si tu veux ?
Cassandra se tourna vers elle, manifestement attirée par la proposition.
— Je ne sais pas, répondit-elle néanmoins. Ce n’est pas censé être un truc un peu sexuel, quand un vampire boit le sang de quelqu’un ?
— Ah ? Je ne sais pas.
Cassandra parut réfléchir.
— Je suis sure que Razor va s’énerver, si tu me files de ton sang.
— Pourquoi ? Je ne te parle pas de me vider entièrement, hein. Tu sais quoi ? Je peux me couper avec un couteau et en mettre dans un verre. Comme ça, rien de sexuel.
***
Razor s’approcha du comptoir. Ce bar-ci s’appelait le Twin lights, ce qui était, elle supposait, un jeu de mots sur Twilight. Les morts-vivants étaient doués pour l’originalité.
Il n’y avait pas grand monde à l’intérieur, sans doute parce qu’on approchait des six heures du matin et que le soleil ne tarderait pas à se lever. Le serveur était un type qui avait (en apparence) une trentaine d’années, portait une chemise à carreaux rouges et blancs et était plutôt beau gosse, avec une barbe de trois jours. Razor était contente de voir un tenancier qui n’avait pas le côté ténébreux habillé en noir habituel.
Il s’arrêta d’essuyer un verre lorsqu’il l’aperçut, et lui fit même un sourire qui ne cherchait pas à mettre en évidence ses canines. C’était pourtant un vampire, Razor pouvait le sentir.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il.
— Lieutenant Julie Martin, Police criminelle, annonça-t-elle en tendant sa carte.
C’était, techniquement, sa carte de bibliothèque, mais avec un peu de sorcellerie on n’y voyait que du feu.
— Mince, soupira le barman. Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
— Vous, je sais pas, répliqua Razor.
Elle montra la feuille A4 sur laquelle elle avait imprimé la photographie qu’avait prise Betty.
— Est-ce que, par hasard, vous auriez vu cette jeune femme ? demanda-t-elle.
Le serveur ne répondit pas tout de suite. Il l’avait déjà croisée, décida Razor, mais il ne savait pas trop s’il devait l’admettre ou pas.
— Pourquoi vous demandez ça ?
— On l’a retrouvée morte hier. J’essaie de l’identifier. Comme elle avait des traces de morsure sur le cou, je me disais qu’elle fréquentait peut-être ce genre de lieux.
Le barman fit la moue.
— J’imagine que tous les vampires doivent vous sembler suspects, hein ?
Razor secoua la tête. Elle n’avait pas besoin que ce type se mette sur la défensive.
— Non, protesta-t-elle. Les traces de morsure ne sont pas la cause de la mort. Pour l’instant, j’essaie déjà de l’identifier.
— D’accord, soupira le barman. Écoutez, je ne sais pas qui c’est, hein ? Je ne l’ai vue qu’une fois. Je ne suis même pas sure à cent pour cent que ce soit vraiment elle.
— Elle est venue ici ?
Il acquiesça d’un signe de tête.
— Il y a trois jours, je dirais. En début de soirée. Crow avait l’air de la connaitre.
Razor essaya de ne pas montrer sa surprise. Crow ? La Crow qu’elle connaissait ? D’accord, à bien y réfléchir, ce n’était pas très surprenant. Une gothique qui se prenait pour une vampire qui trainait dans des bars de vampires ? Logique. Pourquoi est-ce qu’elle n’y avait pas pensé plus tôt ? C’était Crow qui leur avait présenté Cassandra.
— C’est une des serveuses, expliqua le barman. Je ne connais pas son vrai nom, mais j’imagine que vous pourrez la retrouver ?
Ah, elle ne faisait donc pas que fréquenter le lieu, mais y était aussi serveuse. Intéressant. Pourquoi ne leur avait-elle jamais dit ?
Razor hocha la tête. Retrouver Crow lui semblait faisable, vu qu’elle avait son numéro de téléphone. Mais bordel, qu’est-ce qu’elle était conne ! Pourquoi n’avait-elle pas pensé à l’appeler plus tôt ?
— Je vais me débrouiller.
— Vous n’avez qu’à appeler le gérant. Il doit avoir son nom et son téléphone.
Razor le remercia pour sa coopération et rentra chez elle aussi vite que possible, en se maudissant tout le long du trajet pour son incompétence. Bordel de nouille, pourquoi est-ce qu’elle n’avait pas pensé à appeler Crow ?
Parce qu’elle cherchait des gens louches, et qu’elle avait rangé la sociologue vampire dans la catégorie « potes », ce qui l’excluait de celle « gens dont il faut se méfier ». Elle allait peut-être devoir réviser son jugement.
***
— Hum, fit Cassandra en faisant la moue.
Karima se sentit profondément vexée. C’était quand même une vampire, et elle lui avait versé son sang dans un verre, ce qui n’avait pas été une mince affaire, parce que Karima avait légèrement surestimé sa capacité à s’entailler le bras. Et maintenant, elle faisait la moue.
— Quoi ? demanda-t-elle. Il n’est pas bon, mon sang ?
— Non ! protesta Cassandra. Je veux dire, si ! Ce n’est pas ça, c’est juste… je ne crois pas que je sois faite pour manger liquide.
Karima ne répondit rien. Elle se disait juste que ce n’était pas de pot, parce que c’était un peu le principe même d’être une vampire.
— Le gars de tout à l’heure, expliqua-t-elle, je crois que j’ai bien aimé parce que je l’ai croqué.
Karima s’écarta de quelques centimètres de la vampire. Donner son sang, elle voulait bien, mais elle n’avait pas envie de se faire bouffer. Et puis, les vampires étaient censés mordre, pas « croquer ». C’était les zombies qui bouffaient les gens, non ?
— Je préfèrerais que tu évites de me manger le bras.
— Ce n’est pas ce que je suggérais ! Vous n’auriez pas de la viande ?
Karima se sentit un peu plus rassurée. Voilà qui lui semblait plus raisonnable, quoique pas super vampirique.
— Tu crois que tu peux manger ça ?
— Qu’est-ce que j’en sais ?
Cassandra se releva et ouvrit une troisième fois le frigo.
— Ah ! s’exclama-t-elle. Je peux prendre le steak haché ?
— Si tu veux.
Cassandra en profita pour sortir le ketchup, attrapa une assiette, et revint s’assoir sur le canapé.
— Tu mets du ketchup sur un steak cru, commenta Karima.
— Le ketchup ressemble à du sang, je dois pouvoir en manger.
La vampire réalisa alors qu’elle n’avait pas fini son verre de vrai sang, et décida de le verser sur le steak. Oh, con.
— Je crois que je vais vomir, soupira Karima.
— Hum, c’est délicieux. Tu es sure que tu ne veux pas gouter ?
— Tu ne veux pas rajouter un peu de crème anglaise, aussi ?
Cassandra la regarda avec un air songeur, et Karima eut peur qu’elle le fasse vraiment.
— Non, trancha-t-elle. Ça, ce sera pour mon petit-déj.
***
Il commençait à faire jour lorsque Razor arriva chez elle. La première chose qu’elle fit en entrant dans son studio fut d’attraper son téléphone. Malgré sa promesse de rester joignable, elle l’avait laissé pour éviter qu’il ne puisse servir à la localiser ou à l’épier.
Elle appela Crow sans se soucier de l’heure. Elle dut attendre un certain temps avant d’avoir une réponse.
— Allo ? fit Crow d’une voix pâteuse.
— Salut. Il faut qu’on se voie, le plus vite possible.
— Pourquoi ?
Razor soupira. Elle n’avait aucune envie de discuter de cela au téléphone.
— Je préfèrerais qu’on en parle de visu. Je peux passer chez toi ?
— Pas maintenant, protesta Crow. File-moi ton adresse, je peux venir en début de soirée.
Razor hésita. Si elle avait eu son adresse, elle aurait débarqué chez la gothique sociologue sans se poser de questions, mais elle ne l’avait pas. De toute façon, attendre quelques heures de plus ne changerait sans doute pas grand-chose.
— D’accord, admit-elle. Tu as de quoi écrire ?
Quelques minutes plus tard, Razor finit par se coucher, non sans avoir fumé un deuxième pétard de Tante Stella. Avec la journée qu’elle avait eue et les questions qu’elle avait dans la tête, elle savait qu’elle ne trouverait pas le sommeil sans ça.
Chapitre 10
C’est compliqué
Razor se réveilla en fin d’après-midi. Elle prit à peine le temps de fumer une cigarette avant d’appeler Karima. Elle voulait s’assurer qu’il n’y avait pas eu de problème avec Cassandra.
— Je pense qu’elle va bien. Elle s’est relevée en fin de nuit pour grignoter un steak haché, mais je crois qu’elle a passé le reste du temps à dormir.
— Un steak haché ? s’étonna Razor. Elle était censée ne boire que de l’eau.
— Elle avait envie d’autre chose. C’est grave ?
Ce n’était pas grave, c’était juste bizarre.
— Non. Elle a encore vomi ?
— Non, répondit Karima. Enfin, pas que je sache. Je ne suis pas entrée dans ma chambre. J’espère qu’elle n’a pas vomi dans mon lit.
Bon, décida Razor tandis que son amie continuait à s’inquiéter pour l’état de ses draps, la situation avait l’air d’être sous contrôle. Elle n’avait pas à culpabiliser de ne pas les rejoindre immédiatement.
— Je dois voir Crow pour lui parler de Casse. Je vous rejoins après, en début de soirée. Ça vous va ?
— Ouais. La voix de Karima semblait hésitante. Raz, je peux te demander un truc ?
— Quoi ?
— Les vampires, ils sont censés boire du sang, non ?
— En général. Pourquoi ?
— Elle disait qu’elle ne voulait pas manger liquide. C’est pour ça qu’elle a préféré un steak haché.
Razor ne voyait pas de raison particulière de s’inquiéter. Tant qu’elle ne se sentait pas obligée de bouffer de la viande humaine, il n’y avait pas de problème. Cela dit, avec les vampires, il fallait se méfier.
— Je ne pense pas que ce soit très gênant.
— D’accord. Je trouvais ça bizarre, c’est tout.
Elles finirent par raccrocher, et Razor décida qu’il était temps d’aller prendre une douche. À six heures de l’après-midi, ça pouvait être bien.
Alors qu’elle était sous l’eau chaude, elle reçut un coup de téléphone. Elle jura : pourquoi les gens choisissaient-ils toujours ce genre de moments pour appeler ?
Elle enfila une serviette pour cacher sa nudité. En effet, même si elle vivait seule, elle avait une magnifique espèce de baie vitrée qui donnait une luminosité au studio (relative à cause de l’état de saleté des vitres) mais l’empêchait de se balader tranquillement à poil chez elle. Elle parvint néanmoins à attraper son téléphone avant qu’il ne passe sur le répondeur. C’était Cookie.
— Salut, fit cette dernière. Je me demandais si tu étais déjà chez Car et Betty ?
— Non, je suis chez moi.
Et j’étais sous ma douche, eut envie d’ajouter Razor, mais elle se retint.
— Tu crois qu’on pourrait y aller ensemble ? Soit je passe chez toi, soit tu passes me chercher ?
Razor soupira. D’accord, Karima et Betty habitaient un peu loin, alors que Cookie était à deux pas de chez elle, mais, nom de Dieu, cette fille était garagiste ! Pourquoi est-ce qu’elle n’avait pas sa propre voiture ?
— Je dois voir Crow. Tu peux passer, si tu veux.
— Cool. J’arrive dans une demi-heure, ça te va ?
Razor répondit par l’affirmative, puis râla, et put enfin terminer de prendre sa douche. Elle se sentait de très mauvaise humeur, aujourd’hui.
***
Après s’être lavée, Razor enfila un jean et un polo, puis elle fouilla dans une cantine contenant ses vieilles affaires. Elle dut chercher tout au fond, sous des vieux vêtements, des Docs usées et un tas de gadgets divers, mais elle finit par mettre la main sur ce qu’elle cherchait : un vieux fusil à canon scié.
Il lui fallut fouiller encore un peu pour trouver les munitions, mais elle put finalement charger son engin. Ce n’était pas une arme de guerre : il s’agissait à la base d’un fusil de chasse à double canon, dont elle avait scié tout ce qui n’était pas vital pour le rendre plus transportable.
Elle le cacha sur une étagère, sous un tee-shirt sale, de façon à ce qu’il soit accessible sans être visible. Elle ne pensait évidemment pas qu’elle aurait à s’en servir contre Crow (et encore moins contre Cookie), mais elle avait décidé d’assumer ses instincts paranoïaques. Crow n’était certainement pas la personne qui avait buté Cassandra, mais elle était liée au milieu vampirique, et il fallait se méfier de ces putains de vampires.
Cookie arriva chez elle vers dix-neuf heures. Razor lui proposa une bière et s’alluma une cigarette tandis que Cookie contemplait la baie vitrée.
— Tu as déjà nettoyé les vitres ? demanda-t-elle.
— Je ne voudrais pas déranger les araignées en abimant leurs toiles. On mène une coexistence pacifique. Je ne vais pas mettre cet équilibre en péril et risquer des représailles.
Cookie hocha la tête. Soit l’argument l’avait convaincue, soit elle préférait changer de sujet, car elle demanda :
— Crow passe chez toi ?
— Ouais. À ce propos, il faut que je te demande un truc.
— Quoi ?
Razor prit une grande inspiration. Elle doutait que Cookie accède à sa requête sans poser de questions ; c’est pourquoi elle aurait préféré qu’elle ne soit pas là.
— Je vais lui poser des questions à propos de Cassandra. Il se pourrait que je sois très légèrement agressive. J’aimerais que tu n’essaies pas de calmer la situation.
— Quoi ? demanda Cookie. Pourquoi ?
L’interphone sonna.
— Pas le temps de t’expliquer, répliqua Razor en appuyant sur le bouton pour ouvrir la porte de l’immeuble. S’il te plait ?
— D’accord, soupira Cookie. Tant que ça reste dans des limites raisonnables.
Crow entra trente secondes plus tard. Elle leur fit la bise à toutes les deux. Elle était moins outrancièrement gothique que d’habitude, nota Razor, qui supposa qu’elle rentrait de l’université.
— Pourquoi tu voulais me voir ? demanda Crow.
— Tu ferais mieux de t’assoir.
Razor donna l’exemple en s’asseyant en tête du lit. Crow s’installa à côté d’elle, tandis que Cookie dut tirer la chaise de bureau pour avoir une place. Le studio n’était pas fait pour recevoir beaucoup de monde.
— C’est à propos de Casse, expliqua Razor.
— Oui ?
— Tu l’as rencontrée comment ?
Crow soupira.
— Tu m’as déjà posé la question, tu sais ?
— Ouais, je sais. C’est compliqué. Je suis sure que je peux arriver à comprendre.
— Ça ne te regarde pas.
Razor secoua la tête. Elle sentait la colère commencer à monter, mais elle essaya de la canaliser. Ce n’était sans doute pas la faute de Crow, tout ça, ce n’était pas à elle de s’en prendre plein la gueule.
— Ça ne me regarde pas, sauf que Casse est morte et que je pense que tu sais pourquoi.
Le visage de la gothique se décomposa, et Razor s’en voulut presque d’avoir été aussi brutale.
— Oh, mon Dieu ! gémit-elle. Casse est morte ?
— Pas vraiment, s’empressa de dire Cookie. C’est une vampire, maintenant. Elle ne se souvient de rien, mais elle va bien.
Razor ignora le regard noir que lui jetait son amie.
— Dis-moi ce que tu sais, Crow, ordonna-t-elle d’une voix glaciale.
La gothique fondit en larmes. Ce n’était pas la réaction qu’escomptait Razor. Peut-être qu’elle la poussait un peu trop.
— C’est ma faute, gémit-elle. Mon Dieu, c’est ma faute.
Cookie se leva pour aller chercher une bière au frigo, et la tendit à Crow. Elle lui posa une main sur l’épaule et jeta un nouveau regard mauvais à Razor, qui ne se laissa pas émouvoir pour autant.
— Pourquoi est-ce que c’est de ta faute ?
Crow avala une gorgée de bière et s’essuya une partie des larmes.
— C’est compliqué.
Elle aperçut le regard froid et interrogateur de Razor, et s’empressa d’ajouter :
— Je vais tout vous dire, d’accord ? Ça va prendre un peu de temps, c’est tout.
— Prends ton temps, fit Cookie d’une voix douce.
Dieux du ciel, songea Razor, l’interrogatoire était encore pire avec Cookie. Ça faisait « bon flic, mauvais flic ». Elle se détendit un peu. Crow allait parler, il n’y avait pas à lui mettre la pression.
— La nana avec qui sort Casse…
— La vampire ?
— Ouais. Elle s’appelle Morgue. Peu importe. C’est ma mère. C’est comme ça qu’on se connait. C’est pour ça que je disais : « c’est compliqué ». Cassandra est ma belle-mère, en quelque sorte.
Elle avala une nouvelle gorgée de bière. Razor, de son côté, accueillit cette révélation en s’allumant une cigarette. L’afflux de nicotine dut connecter quelques synapses dans son cerveau, car elle réalisa que quelque chose clochait, dans ce qu’elle disait.
— Casse a dit que sa meuf avait plusieurs siècles. Comment elle peut être ta mère ?
— Ma mère de sang, expliqua Crow. Je suis une vampire.
Ça, Razor ne l’avait pas vu venir.
— D’accord, fit Cookie, aussi surprise qu’elle. Je vais me prendre une bière aussi.
— Tu es une vampire ? demanda Razor. Tu… Écoute, je sais que j’ai été virée de la Sororité de sorcellerie, mais je peux encore repérer les surnats.
Certaines personnes décrivaient cela comme une odeur, mais ce n’était pas tout à fait le cas. C’était plus une sorte de champ thaumaturgique que les créatures surnaturelles émettaient, comme un aimant émettait un champ magnétique. Si on avait les bons instruments, on pouvait le mesurer. Comparer cela à un des cinq sens usuels était voué à l’échec.
— Je sais que ça peut sembler fou, d’accord ? expliqua Crow.
Elle sortit un pendentif qu’elle avait autour du cou mais qu’elle cachait d’ordinaire sous ses vêtements. Razor l’avait déjà vu, sans y prêter attention, parce que ça ne ressemblait à rien d’autre qu’une énième breloque de gothique.
— Ce machin, expliqua Crow, fait que les vampires, sorcières, ou je ne sais quoi, me perçoivent comme une humaine. C’est une sorte de camouflage.
Il y eut un « pop » tonitruant lorsque Cookie ouvrit sa bière avec son briquet, et la capsule voltigea à l’autre bout de la pièce. Elle y allait toujours trop fort.
— Désolée, s’excusa-t-elle. Hey, j’ai une question débile, loin de ces considérations sur vos histoires de magie. Si j’ai bien compris, t’es pas une humaine déguisée en vampire mais une vampire déguisée en humaine ? Mais quand même déguisée en vampire ?
— En gros, admit Crow.
— C’est peut-être le genre de question que ça ne se fait pas de poser, mais pourquoi ?
La vampire eut un petit sourire. Le premier sourire de la soirée, songea Razor.
— Je n’aime pas être une vampire. Je voulais une vie normale. Le truc, c’est que camouflage ou pas, j’ai des dents de vampire, je ne supporte pas trop le soleil, je ne peux pas manger normalement.
— Sauf la bière, nota Cookie.
— Sauf la bière, admit Crow. Si j’essayais d’être une humaine normale, ça ne passerait pas, les gens se poseraient trop de questions. Là, tout le monde se dit que j’ai des canines allongées pour faire vampire et que j’évite le soleil parce que je kiffe les vampires, mais personne ne va vraiment penser que je suis une vampire.
— Logique, admit Cookie, admirative. Tordu, mais logique. Mais la fac ? Les cours sont en journée ?
— C’est surprenant le nombre de cours qu’on peut se permettre de sécher. Et puis…
— On peut en revenir à Casse ? coupa Razor.
Peut-être qu’à un moment elle aurait envie de savoir comment Crow se débrouillait pour réussir ses études sans que personne ne réalise qu’elle était une vampire. Peut-être que ça l’amuserait. Mais pour l’heure, elle s’en moquait complètement.
— D’accord, fit Crow. Mais je t’ai prévenue. C’est compliqué.
Elle termina sa bouteille de bière et prit une grande inspiration.
— Ça va vous sembler encore plus dingue que tout ce que j’ai dit avant. La première fois que j’ai rencontré Morgue, ma mère vampirique, c’était en trente-six. Début trente-sept, peut-être. C’était en Espagne et c’était…
Elle soupira.
— À l’époque, je croyais encore que c’était la révolution.
— Tu as fait la révolution espagnole ? demanda Cookie, pleine d’admiration.
Crow eut un sourire amer.
— La révolution, puis la contre-révolution. Ouais. Je faisais partie du POUM.
— Trotskiste, donc, nota Cookie, subitement un peu moins admirative.
Crow leva les yeux au ciel.
— J’étais communiste, et j’étais dégoutée par la tournure que prenait le Parti Communiste, en URSS et ailleurs. Ce n’était pas une histoire d’être trotskiste ou pas. Enfin, peu importe. Une nuit, alors qu’on se gelait dans les montagnes à attendre, Morgue a débarqué, l’air de rien.
» La guerre, les carnages, tout cela ne l’affectait pas. Elle disait qu’elle voulait la révolution, mais je ne suis même pas sure que ça ait jamais été à propos de ça, pour elle. Il y avait du sang, beaucoup de sang, et c’était tout ce qu’elle voyait. La première fois que je l’ai vue, elle sortait de nulle part et trimbalait des têtes de soldats franquistes en trophée.
— Putains de vampires, commenta Razor.
— Bref. Elle était dans notre camp, mais elle n’était pas membre d’un parti, ou d’un syndicat, d’un régiment. Elle allait et venait comme si rien de tout ça ne pouvait la toucher. Je n’ai jamais été amie avec elle. À des moments, j’étais contente qu’elle soit là, mais elle me terrifiait. Même à l’époque, il y avait des vampires qui essayaient, disons, d’être plus humains. Elle, non. Les vampires de l’époque trouvaient que c’était une putain de cinglée psychopathe.
Crow soupira, et se tourna vers Cookie.
— Il reste des bières ?
Cookie hocha la tête et se leva pour lui en chercher une.
— Bref, fit Crow lorsqu’elle eut à nouveau à boire. Vous connaissez l’Histoire. Les staliniens ont mis au pas tout ce qui pouvait être vraiment révolutionnaire. Et c’est comme ça que j’ai rencontré le colonel Montales, qui était à la botte du NKVD, la police politique de l’URSS. Il m’a enfermée, il m’a torturée, et il m’a laissée pour morte.
— Enculés de staliniens, commenta Cookie.
Crow avala une grande gorgée de bière.
— Ouais, admit-elle. Et alors que j’agonise, qui je vois réapparaitre ? Morgue. Elle me fait tout un laïus, et ce n’est pas à propos de la vie éternelle, c’est à propos de vengeance. Et je ne peux pas répondre, parce que je suis en train de crever, alors elle me donne son sang.
Razor hésita à dire une nouvelle fois « putains de vampires », mais elle n’était pas sure que c’était ce que Crow voulait entendre.
— Donc, je me suis réveillée en vampire. Je n’ai jamais aimé ça. Je l’ai haïe pour ça pendant des années, et je lui en veux toujours, mais la vérité, c’est que je ne sais pas. Peut-être que sur le moment, c’est ce que je voulais. Vengeance.
» Sauf qu’il n’y a pas eu de vengeance. Je n’ai pas revu Montales, pas à l’époque, et Morgue a fini par disparaitre, parce qu’elle avait d’autres choses à faire que de s’occuper d’un rejeton qui n’aimait pas sa condition. Pour ça, je la hais toujours.
— Putains de vampires, commenta Razor, qui estima que, cette fois-ci, c’était un moment approprié.
— Ouais, fit Crow. Putains de vampires. La seule chose qu’elle a jamais faite pour moi, c’est me donner ce pendentif. Comme si ça réparait tout. « Regarde, avec ça, tu peux presque avoir une non-vie d’humaine, au lieu de la non-mort de vampire que tu détestes tant et que je t’ai infligée. » Qu’elle crève.
Crow termina sa seconde bouteille de bière.
— Merde, ça fait du bien de raconter tout ça.
— Mais tu n’as toujours pas parlé de Casse, rappela Razor.
— Je l’ai rencontrée il y a deux ans. J’avais appris qu’elle sortait avec Morgue, et je voulais la prévenir, en quelque sorte. Lui dire qui elle était, qu’elle faisait des promesses qu’elle ne tenait pas.
— Comment elle a réagi ? demanda Cookie.
— Bien. Elle était toujours amoureuse de Morgue, évidemment, mais on est devenues amies quand même. Je crois qu’elle se sentait coupable, j’aurais dû le réaliser. Tout ça ne serait pas arrivé si je m’en étais rendu compte.
Razor hocha la tête. On arrivait enfin au sujet qui l’intéressait.
— Qu’est-ce qui est arrivé ?
— Montales. Il n’avait plus le même nom, plus la même apparence, mais je l’ai reconnu quand même. Maintenant, il s’appelle Robert Montel et fait partie de l’Ordre vampirique.
L’Ordre vampirique, c’était la principale organisation de vampires, qu’on retrouvait dans pratiquement toutes les villes du pays. C’était elle qui faisait tout pour améliorer l’image des morts-vivants, montrer qu’ils étaient présentables, n’étaient pas obligés de boire du vrai sang humain. L’Ordre était controversé parmi les vampires à cause de sa promotion du programme de répulsion, présenté comme une sorte d’antidote à la soif de sang.
Le principe était simple : une injection régulière, et le sujet était dégouté par le sang humain. Ça le faisait vomir. L’idée était évidemment de rendre inoffensifs les vampires en question, ce que Razor avait toujours trouvé stupide. Il était possible de tuer quelqu’un sans boire une goutte de son sang ; à l’inverse, l’échange sanguin, lorsqu’il était consenti, n’avait rien de bien dramatique. Le seul intérêt de ce programme était de permettre aux morts-vivants qui le suivaient de montrer à quel point ils étaient des mecs bien en portant fièrement un genre de bracelet noir spécifique qu’on n’était pas censé pouvoir se procurer autrement.
— Je l’ai croisé la semaine dernière, reprit Crow. Dans le bar où je bosse. Le Twin Lights. J’imagine qu’il était venu faire le tour de tous les bars de la ville pour faire de la retape pour l’Ordre. À un moment, je l’ai entendu au téléphone donner un rendez-vous à un type pour la nuit de vendredi à samedi.
Razor hocha la tête. Ce devait être la nuit où Cassandra était morte.
— Donc, tu as demandé à Casse de t’aider.
— Je n’ai jamais voulu la mêler à ça ! protesta Crow. Merde, non, je ne voulais pas. Je lui en ai parlé, et je n’ai pas réalisé qu’elle voudrait venir avec moi, quoi que je puisse dire.
— Une façon de réparer le mal que sa meuf t’avait fait, soupira Razor.
— Dans la nuit du vendredi, après la soirée au centre LGBT, on s’est retrouvées, elle et moi. J’avais pris un pistolet, avec balles en argent, mais je n’ai pas eu l’occasion de m’en servir. Il y avait trop de monde. Avec Casse, on a décidé qu’on ne passerait pas à l’attaque cette nuit, mais elle a proposé de les suivre, pour en savoir plus sur leurs magouilles. Ils se sont séparés en deux groupes, alors nous aussi, on s’est séparées.
— Donc, demanda Cookie, tu n’étais pas là quand elle s’est fait buter ?
Évidemment que non, songea Razor. Sinon elle n’aurait pas été surprise au moment où elle avait appris la mort de Cassandra.
— Non, répondit Crow. J’ai fini par perdre Montales, et je suis rentrée chez moi. Le lendemain soir, j’ai revu Casse. Elle allait bien. Je ne sais pas ce qui s’est passé après.
Razor hocha la tête. Tout ça pour ça, songea-t-elle. Tant de bla-bla, et elle n’était pas plus avancée sur ce qui avait pu arriver à Cassandra.
— Je suis désolée de t’avoir brusquée, s’excusa-t-elle.
— Une seconde, intervint Cookie. La nuit du vendredi au samedi, c’est celle où tu présentais ton mémoire, hein ?
— Oui. Tout ça est arrivé plus tard dans la nuit, évidemment.
— Cassandra était bourrée ce soir-là.
— Et je l’ai déposée chez sa mère, ajouta Razor.
Crow écarta les bras pour montrer qu’elle n’avait pas plus de réponses.
— J’imagine qu’elle s’est reposée un peu. Je n’en sais rien. Honnêtement, quand j’ai vu qu’elle rentrait avec vous à cette soirée, je pensais qu’elle avait décidé de rentrer se coucher, et basta. J’étais surprise quand je suis rentrée chez moi à deux heures du matin et que je l’ai vue sur le pas de ma porte.
L’espace d’un instant, Razor se demanda si les choses auraient pu se passer différemment. Est-ce que la discussion qu’elle avait eue avec Cassandra cette nuit-là avait pu la pousser sur la voie qu’elle avait prise ? Est-ce que, si elle s’était montrée plus sympathique, l’issue aurait été différente ?
Oh, et puis merde. Avec des si, on pouvait mettre Paris en finale de la ligue des champions. Elle n’allait pas commencer à culpabiliser pour ce qu’elle aurait pu faire ou ne pas faire.
— J’ai une dernière question, fit Cookie. Le fait que tu sois une vampire, ça veut dire que tu as une force surnaturelle, non ?
— Un peu, admit Crow.
— Ah ! s’exclama la skinhead. Alors, je suis désolée, mais quand tu m’avais battue au bras de fer ? Ça compte pas.
Chapitre 11
Pas de gestes brusques
Joseph gara sa voiture sur le parking de l’immeuble, à côté d’une berline allemande où se trouvaient trois jeunes hommes, tous habillés pareils : veste de costard et chemise blanche. Crétins. C’était bien pour faire les gros bras quand on accompagnait un ponte, mais pas l’idéal pour une mission discrète. Joseph, lui, avait opté pour un tee-shirt et une veste de sport. Moins classe, peut-être, mais il privilégiait l’efficacité aux apparences.
Il ne descendit pas immédiatement de son véhicule, se contentant de baisser la fenêtre conducteur afin de pouvoir discuter avec ses voisins.
— Alors, elle est là ? demanda-t-il.
Le type le plus proche de lui, un certain Thomas, lui montra une des fenêtres de l’immeuble.
— Elle a des potes avec elle, expliqua-t-il. Deux. Une gothique et quelqu’un d’autre. On n’est pas sûr que ce soit un gars ou une nana.
Joseph s’en moquait un peu, du genre des personnes dans l’appartement. Ce qu’il aurait voulu savoir, c’est s’ils (ou elles) étaient de simples mortels ou pas, et de quelles armes ils disposaient.
— On y va ? demanda Thomas.
Joseph retint un soupir. L’impatience de la jeunesse, sans doute. Il avait été comme ça, à une époque.
— J’aimerais autant pas, répondit-il. Autant les suivre discrètement.
— Le boss nous a dit d’y aller dès que vous seriez là, répliqua Thomas, avec une pointe d’accusation dans la voix.
Joseph grogna, puis sortit son téléphone portable afin de prendre ses ordres. Le coup de fil ne dura pas longtemps, et Joseph se contenta de répéter « oui », « bien », et « d’accord ». Après quoi, il rangea son téléphone, résigné. Manifestement, il n’y avait pas que les jeunes qui étaient impatients.
— D’accord, on va y aller, indiqua-t-il à Thomas et aux deux autres occupants de la voiture. Toi, tu montes avec moi. Vous deux, surveillez les sorties de l’immeuble. Allez, let’s go.
***
Razor, Cookie et Crow auraient dû, après la fin du récit de la gothique, rejoindre directement le reste du groupe, mais elles passèrent un peu de temps à discuter et à finir les bières qui étaient dans le frigo.
La vampire en avait besoin. Elle avait livré beaucoup de choses sur elle-même, des choses qu’elle ne devait pas avoir l’occasion de raconter à grand monde. Il était naturel qu’elle apprécie un moment au calme après cela.
À vingt-et-une heures, elles étaient toujours à l’appartement de Razor. Rétrospectivement, celle-ci se dirait qu’elles auraient vraiment dû rejoindre directement le reste du groupe, parce que c’est le moment où la porte de son studio vola en éclats.
Aucune des trois femmes n’eut le temps de réagir : lorsqu’elles réalisèrent ce qui se passait, un type musclé était entré dans la pièce et braquait tout le monde avec un gros flingue.
Il était grand, blond avec les cheveux courts, un peu de barbe. Il portait jean, baskets et veste de sport, et c’était un vampire. Une fraction de seconde, Razor se demanda si c’était le fameux colonel Montales, mais elle décida que ça ne devait pas être le cas. C’était peut-être des préjugés racistes, mais il avait plus une tête à avoir un patronyme allemand ou autrichien qu’espagnol.
Juste derrière lui, un autre type fit son apparition. Il était plus jeune et avait un plus petit flingue, mais compensait en affichant une expression qui se voulait plus menaçante et un costard de mafieux de bas étage. Celui-là était humain, constata Razor. Enfin, à moins qu’il ait eu le même genre de camouflage magique que Crow, mais c’était peu probable.
— Salut les filles, lâcha celui qui était entré en premier et qui semblait être le chef, malgré son apparence plus négligée. On lève les mains bien haut et on ne fait pas de gestes brusques
Razor, tout en obéissant, réalisa qu’elle était un peu déçue qu’il n’ait pas un accent allemand.
— D’accord, les filles. Je cherche une nana, et je pense que vous la connaissez. Elle était morte, mais elle ne l’est plus. Ça vous dit quelque chose ?
Personne ne répondit.
— Brune ? Cheveux longs ? Allez, ne vous battez pas.
Toujours pas de réponse. Le type dirigeait son pistolet alternativement sur les trois membres du groupe.
— D’accord, je me doutais un peu que ça se passerait comme ça, soupira-t-il. La bonne nouvelle, c’est que vous êtes trois. Alors…
Il braqua son arme sur Cookie.
— Je vais compter jusqu’à trois. Si, à ce moment-là, je ne sais pas où est la nana que vous cherchez à protéger, je descends la grosse.
Razor poussa un soupir d’exaspération. Elle s’était déjà levée de fort mauvaise humeur, puis elle avait dû cuisiner une de ses amies pour qu’elle lui sorte des révélations abracadabrantesques, et maintenant un trou du cul de vampire débarquait tranquillement chez elle, explosait sa porte d’entrée, et menaçait de tuer ses copines. Elle se considérait d’un naturel calme, en tout cas par rapport à la moyenne chez les skinheads, mais, là, elle commençait à sentir qu’elle allait finir par s’énerver.
— Être grosse, répliqua-t-elle, c’est toujours mieux que d’être un con de bon aryen bodybuildé.
Le Schwarzy vampire braqua son arme sur elle au lieu de Cookie.
— Tu préfèrerais que je commence par toi ? demanda-t-il.
— Un bon aryen bodybuildé mort-vivant, ajouta Razor. Qui se trouve chez moi. Alors, je retire mon invitation, connard.
Rien ne se passa. Schwarzy-vampire se mit à rire.
— Il y a encore des gens qui croient à cette histoire d’invitation ? demanda-t-il. Allez, poupée. Arrête tes conneries et dis-moi où est ta copine.
— C’est une question de ton, répliqua Razor. Je. Retire. Mon. Invitation.
Il se passa ensuite plusieurs choses simultanément :
Schwarzy-vampire leva les yeux au ciel ;
Razor ajusta légèrement la position de sa main droite ;
le fusil à double canon bondit de l’étagère pour rejoindre ladite main droite.
Ensuite, Razor appuya sur les deux détentes, et chacun des canons cracha sa munition dans un tonnerre assourdissant.
La skinhead manqua de se déboiter l’épaule à cause du recul, mais ce fut toujours un meilleur sort que celui de Schwarzy-vampire, qui fut projeté à travers la baie vitrée et alla s’écraser quelques étages plus bas.
Le second type resta atterré un quart de seconde, juste le temps que Crow sorte un pistolet de sa longue veste en cuir et lui loge une balle dans la tête.
Il y eut un moment de silence dans la pièce, uniquement perturbé par le corps du type en costard qui s’effondrait par terre.
— Tu sais, Raz, commenta finalement Cookie, il y a des façons moins expéditives de faire les vitres.
— Ouais, fit Razor en empoignant son sac et la boite de munitions. Sinon, je propose qu’on coure.
***
Cookie eut le réflexe de se diriger vers le cadavre qui était à terre afin de lui prendre son arme. Il n’y avait pas de raison qu’elle soit la seule à ne pas avoir de flingue.
— Laisse tomber, lui fit Razor, prends plutôt ça.
Elle lui tendit deux fumigènes. Cookie avait toujours aimé sortir ce genre d’engin en manifestation ou au stade, mais, à l’instant présent, elle se serait sentie plus protégée par une arme à feu. Cela dit, elle obéit à Razor. De toute façon, elle ne savait pas se servir d’un flingue, alors ça valait peut-être mieux.
Elles dévalèrent ensuite les escaliers aussi vite qu’elles pouvaient, ce qui pour Cookie était un peu plus lentement que les deux autres. Chiotte, elle détestait courir. C’était le genre de choses qui lui rappelaient qu’elle était trop grosse et ne faisait pas assez de sport. Heureusement qu’il s’agissait de descendre les marches et pas de les monter.
Elle était un peu derrière ses deux amies lorsqu’elles atteignirent le bas de l’immeuble.
— Par le local poubelles ! indiqua Razor en ouvrant une porte, et Crow la suivit, bientôt imitée par Cookie.
Elle entrait à peine dans le local que Razor ouvrait déjà la porte de l’autre côté, qui donnait sur la rue à l’arrière de l’immeuble. Il y eut des détonations, et Razor retourna précipitamment sur ses pas.
— Les fumis ! fit-elle à Cookie.
Cookie lui en tendit un, pendant qu’elle craquait le second. Ses mains tremblaient, et elle dut s’y reprendre à trois fois avant qu’il ne s’allume. Razor le lui prit alors et le jeta dans la rue, à côté du second qu’elle avait déjà lancé quelques instants plus tôt.
— Je vais chercher la caisse. Attendez-moi ici.
Razor disparut alors, et les détonations reprirent. Elle allait se faire descendre, songea Cookie. Elles allaient toutes se faire descendre.
Crow, de son côté, essayait de répliquer aux coups de feu tout en restant à couvert. Le bruit était assourdissant. Cookie se demanda un instant ce qu’elle était censée faire. Puis la Clio arriva en marche arrière devant la porte, dans un grand crissement de pneus. Crow se dirigea vers l’avant du véhicule, tout en continuant à tirer. Cookie, elle, plongea à l’arrière de la voiture et n’eut pas le temps de fermer sa porte avant que Razor ne démarre. Il y eut encore des coups de feu, mais elle était allongée sur la banquette arrière et elle ne voyait rien. Cookie essaya de refermer sa portière, mais ce fut un virage brutal qui s’en chargea à sa place, l’envoyant du même coup valdinguer de l’autre côté de la voiture.
— C’est bon, fit Razor en s’allumant une cigarette. Je pense qu’on est tirées d’affaire.
Cookie se redressa, vérifia qu’elle était toujours en un seul morceau, puis jeta un coup d’œil à l’arrière. Effectivement, elles étaient maintenant loin de l’immeuble, et personne ne semblait les suivre.
— Il ne faut jamais dire ça, protesta-t-elle tout de même. Annoncer qu’on est tirées d’affaire, c’est un coup à voir débarquer un hélico armé d’un lance-roquettes.
***
Joseph se redressa péniblement et jeta un coup d’œil à sa poitrine. Nom d’un chien, l’autre connasse ne l’avait pas raté. Il avait au moins eu de la chance qu’elle n’ait pas touché la tête. Avec un calibre comme ça, balle en argent ou pas, ça n’aurait pas fait grande différence.
Joseph nota que la fusillade avait cessé. Il se dirigea vers l’arrière de l’immeuble. Il croisa rapidement les deux gars qu’il avait chargés de surveiller les sorties.
— Elles se sont barrées, expliqua l’un d’entre eux. Elles avaient des fumigènes et des flingues.
Joseph grogna. Voilà pourquoi il aurait aimé savoir ce dont disposaient ses cibles avant de rentrer dans l’appartement. Mais non, il fallait absolument agir avec précipitation. On voyait ce que ça donnait.
— On se tire, ordonna-t-il. Les flics seront là d’une minute à l’autre.
— Et Thomas ?
— S’il n’est pas redescendu, répliqua Joseph, c’est qu’il a été descendu.
Ses deux sous-fifres ne parurent guère apprécier son jeu de mots.
***
Même si Razor avait tenté le sort, elles purent rejoindre la colocation de Karima et Betty sans être poursuivies, ni par hélicoptère, ni par d’autres moyens.
Lorsqu’elles entrèrent dans l’appartement, Casse et Karima étaient en train de jouer à un jeu vidéo de bagarre. Razor n’avait aucune idée duquel il s’agissait : ils se ressemblaient tous. Betty n’était pas en bas, elle devait se trouver dans sa chambre.
Cassandra était de dos, mais Razor ne put s’empêcher de remarquer qu’il y avait eu un changement depuis hier.
— Oh, merde, Car, soupira Cookie. Même pas vingt-quatre heures, et tu l’as déjà transformée en skinhead.
Cassandra avait, effectivement, les cheveux beaucoup plus courts que la dernière fois que Razor l’avait vue. Ça ne faisait pas vraiment skinhead, trancha-t-elle. C’était tondu, d’accord, mais il lui restait au moins un centimètre de cheveux sur tout le crâne, et elle avait même gardé une mèche un peu plus longue sur le côté gauche.
— C’est elle qui voulait, protesta Karima en posant sa manette. Je ne l’ai pas poussée ni rien.
Cassandra arrêta également de jouer et se leva pour dire bonjour aux nouvelles arrivantes. Il y avait quelque chose de changé chez elle, décida Razor, et ce n’était pas juste la coupe de cheveux.
— J’avais besoin d’un relooking, expliqua-t-elle. Et comme ça, les trous du cul qui me cherchent auront plus de mal à me repérer.
Razor voulait justement en parler, de ces trous du cul en question, et notamment d’un grand blond maniaque de la gâchette. Cependant, avant qu’elle puisse le faire, Cookie était partie sur autre chose :
— Tu n’as pas peur de regretter ? demanda-t-elle. Imagine que tu retrouves la mémoire, et que tu te rappelles qu’en fait, t’étais vachement attachée à tes cheveux.
Razor ne put s’empêcher d’être impressionnée par son amie. Celle-ci venait de survivre à une fusillade, mais elle était pourtant déjà capable de parler de sujets anodins. Ou peut-être qu’elle avait besoin de ça, songea Razor, mais ce n’était même pas dit. Elle ne se souvenait pas avoir déjà vu Cookie flancher. C’était le genre de nanas à garder son calme et sa bonne humeur même quand la situation était catastrophique. Surtout quand la situation était catastrophique, d’ailleurs, peut-être parce qu’elle se disait que si elle n’arrivait pas à préserver cette illusion de calme, tout le monde risquait de comprendre à quel point les choses étaient désespérées.
Cassandra fit un demi-sourire.
— Il faut qu’on en parle, justement. Je me souviens de tout.
Elle sembla alors remarquer Crow, qui se tenait un peu derrière les deux autres.
— Si tu es là, demanda-t-elle, je suppose que tu as été briefée ?
— J’ai eu un résumé, oui, répondit la gothique.
Razor regarda Cassandra dans les yeux. Si la mémoire lui était revenue, elle allait peut-être enfin pouvoir expliquer la cause de tout ce merdier.
— Tu te souviens vraiment de tout ? demanda-t-elle.
— Tout et un peu plus, répliqua la vampire. Je pense qu’on devrait parler, toi et moi.
— Je suis assez d’accord.
***
Razor et Cassandra montèrent à l’étage pour discuter en privé. Cookie et Crow se regardèrent. Elles ne savaient manifestement pas trop quoi dire.
— Donc, elle n’est plus amnésique, récapitula Cookie, plus pour briser le silence qu’autre chose.
— Non, expliqua Karima. Apparemment, elle avait juste besoin de dormir.
— Bizarre, commenta Crow.
— Elle dit qu’on devrait bouger d’ici, qu’ils risquent de nous retrouver. Betty et moi, on a déjà fait nos affaires. On vous attendait.
Cookie fronça les sourcils. Il fallait bouger ? D’accord, après ce qui s’était passé dans l’appartement de Razor, ça ne paraissait pas idiot, mais elles n’étaient pas encore au courant. Et surtout, le problème, c’était : bouger, oui, mais où ?
— Du coup, je m’étais dit, reprit Karima, ta copine Elvira, elle est bien chez ses parents ? À la campagne ? Tu n’as pas dit qu’ils avaient une maison ?
Oh. Alors, elles avaient aussi réglé le problème du « où ».
— Non, non, non, protesta Cookie en secouant la tête. On sort ensemble depuis une semaine. Il est hors de question que je m’incruste chez ses parents, et encore plus que je le fasse avec vous.
— Allez, fit Karima avec un sourire, je suis sure qu’elle doit se faire chier, toute seule là-bas. Et tu dois lui manquer. Elle sera contente de te voir.
Cookie était dubitative. Elles avaient effectivement échangé quelques textos depuis qu’elle était partie en vacances, et parmi les échanges il y avait bien eu des « tu me manques ». Ce qu’il n’y avait pas eu, en revanche, c’était « ta bande de potes que je ne connais pas me manque et j’aimerais les voir débarquer chez mes vieux avec des tueurs aux trousses ».
***
Joseph était en train de s’arrêter à un feu rouge lorsqu’il croisa des voitures de police qui fonçaient, sirènes hurlantes, vers l’immeuble d’où il venait. Il s’alluma une cigarette sans paniquer. Le tout, lorsqu’on quittait une scène de crime, c’était de garder son calme et de ne pas attirer l’attention. Se précipiter n’était pas une bonne chose.
Il profita du feu rouge pour composer un numéro de téléphone. Il activa le mode mains libres : ça aurait été con de se faire arrêter parce qu’il téléphonait en conduisant. Surtout que les policiers auraient voulu savoir pourquoi son ventre était en charpie.
— C’est moi, fit-il simplement lorsque son correspondant décrocha. C’est pour dire que je vais venir seul, finalement.
Il n’en dit pas plus. Au téléphone, c’était une mauvaise idée. Il n’en pensait pourtant pas moins : si, encore une fois, on avait écouté ses conseils, les choses ne se seraient pas passées de la même façon.
Il estima pourtant que tout n’avait pas été vain, dans la petite discussion qu’il avait eue dans le studio. Certes, les nanas n’avaient rien dit, mais au vu de leur attitude corporelle, il était persuadé qu’elles savaient effectivement où se trouvait la vampire nouvelle-née.
Cela ne le rendait pourtant que plus amer : si seulement on l’avait écouté. Il se serait contenté de suivre discrètement les gonzesses et, à l’heure qu’il est, il aurait sans doute retrouvé sa cible plutôt que d’avoir failli y passer.
***
Razor ferma la porte de la chambre de Karima et se tourna vers Cassandra, qui s’était assise sur le lit et se passait la main sur ce qu’il lui restait de cheveux. Elle avait vraiment l’air différente de la veille : moins perdue, plus déterminée. Tant mieux. Razor culpabiliserait moins de la brusquer un peu.
— Crow m’a tout raconté. Avant que je m’énerve, je tiens à te dire que je te soutiens sincèrement dans ce qui t’arrive, ainsi qu’à ce qui lui est arrivée à elle.
— Je suis contente de l’apprendre, fit Cassandra avec un sourire ironique.
— Ceci étant posé, reprit Razor, étant donné que tu te souviens maintenant de la petite conversation qu’on avait eue dans la voiture, laisse-moi te dire que c’est exactement le genre d’emmerdes que je voulais éviter.
Cassandra ne répondit rien.
— Et même si je vous soutiens, reprit Razor, ça me casse légèrement les couilles de me retrouver mêlée à cette petite histoire de merde parce que toi et ta belle-mère avez décidé de jouer les cowboys en planifiant une putain de vendetta.
Cassandra ne disait toujours rien et se remit à sourire, ce qui énerva Razor.
— Tu sais quoi ? demanda-t-elle en levant la voix. Je n’avais pas envie de voir débarquer chez moi le sosie vampirique d’Arnold Schwarzenegger, et encore moins qu’il me menace, moi et mes copines.
Cette fois-ci, elle obtint une réaction de Cassandra, qui parut au moins intéressée par ce qu’elle disait.
— Grand, blond ? demanda-t-elle. Une façon énervante d’utiliser le terme poupée ?
— Ouais.
— Je crois que c’est le type qui m’a butée, annonça-t-elle sur un ton détendu.
Razor soupira. Si Cassandra s’était défendue, si elle s’était excusée, elle se serait calmée. Mais sa façon de continuer à tout prendre avec légèreté lui cassait les pieds, et c’était poliment dit.
— Tu as fini ? demanda la vampire.
— Non, protesta Razor. Je n’ai pas fini. Je ne faisais que commencer.
— Alors, soupira Cassandra, tu vas la fermer deux secondes, d’accord ?
Razor fut surprise. Au moins, il y avait une réaction, c’était toujours ça.
— Tu sais quoi ? reprit la vampire. Je vais te dire un truc, madame « je ne veux pas que tu me causes d’emmerdes ». Le trou de balle qui m’a descendue, ce n’était pas parce que je me suis prise pour une cowboy. C’est à toi qu’il en voulait.
Razor resta muette. Ça, elle ne s’y attendait pas. Ce n’était pas possible.
— Ouais, Crow m’a demandé de le suivre, admit la vampire. Et je l’ai suivi. Discrètement. Je suis à peu près sure qu’il n’a rien capté. Il est rentré quelque part, il allait faire bientôt jour, je pensais qu’il allait se pieuter.
» Sauf que, là, les types avec qui ils discutaient repartent. Alors je me dis, d’accord, j’ai piqué la voiture de ma mère pour la nuit, je peux continuer une heure de plus le jour. Donc je les suis aussi. Au bout d’une heure, surprise ! Je réalise qu’eux-mêmes sont en train de suivre quelqu’un, et je reconnais la Clio.
Razor réfléchit. Elle aurait peut-être dû prendre au sérieux ses accès de paranoïa lorsqu’elle pensait être suivie. Ah, merci, Tante Stella. Personne ne t’en veut, personne ne te poursuit. Ben voyons.
— D’accord, fit-elle en s’asseyant sur le fauteuil de bureau de Karima.
Elle décida qu’il était temps de s’allumer une cigarette.
— Alors, reprit Cassandra, je me suis dit que tu étais en danger, et qu’il fallait que j’intervienne. J’ai fait une petite distraction pour qu’ils arrêtent de te suivre. Et ça a marché, ils t’ont perdue.
» Le soir d’après, j’ai revu Crow pour lui raconter ça. Elle me disait qu’elle n’avait pas réussi à flinguer Montales, mais je m’en foutais. Je me demandais ce que tu avais à voir là-dedans, et si tu étais encore en danger. Sauf que je n’ai pas pu réfléchir à ça plus longtemps, parce que quand je suis rentrée chez ma mère, un type m’attendait dans la rue et m’a flinguée par-derrière. Pas très fairplay. Le même type que celui que tu as croisé chez toi.
— Schwarzy-vampire.
Cassandra sourit. Le nom avait l’air de lui plaire.
— Ouais. Après, je dois dire que je ne me souviens pas très bien. Ce que je me rappelle mieux, c’est tous les cauchemars que j’ai faits, sauf que je ne crois pas que ce soit juste des cauchemars. Tu es dedans, et je suis un gars. Un vieux gars. Un connard. Et tu es là, plus jeune, avec une vieille nana un peu grosse, et vous faites un truc de sorcières, et je me retrouve en Enfer. Pas métaphoriquement, le vrai Enfer. Et je vous hais, Razor, je vous hais du plus profond de mon âme, et je jure sur tous les dieux que je vais sortir de là, que je vais vous retrouver, et que je vais vous tuer.
Razor ferma les yeux. Il y avait une certaine ressemblance avec ses cauchemars à elle, ceux qui ne l’avaient jamais lâchée depuis près de dix ans. Oh, qu’est-ce qu’elle s’était plantée. Elle avait cru être dans la merde jusqu’au cou, mais c’était optimiste. Elle était en train de se noyer dans la merde.
— C’est impossible, protesta-t-elle tout de même.
— Oh, je peux me planter, admit Cassandra sur un ton sarcastique. Peut-être que les gens qui te suivaient allaient juste au même endroit que toi. Peut-être qu’ils m’ont retrouvée pour me buter parce que les gars n’aiment vraiment pas quand on touche à leur bagnole. Et peut-être que ces cauchemars à l’allure de souvenirs n’ont aucun sens. Je veux dire, c’est possible.
Razor aurait bien aimé pouvoir y croire.
— C’est peu probable, dut-elle néanmoins admettre. Merde !
— Alors, reprit Cassandra, de mon point de vue, c’est plutôt toi qui me devrais des explications, tu vois ?
Chapitre 12
Ma famille, mon crew
Lorsque Razor et Cassandra redescendirent, tout le monde était en bas, assis sur les canapés, à boire des bières, fumer, et manger des chips. Ça ne ressemblait pas vraiment à un conseil de guerre.
— D’accord, les filles ? fit Razor pour attirer leur attention. Il faut qu’on dégage d’ici. Pour faire bref, on a des enfoirés aux trousses, et ils risquent de réaliser assez vite où on peut bien être. Cookie, tu vas appeler Elvira et lui dire que tes potes vont débarquer chez ses parents.
La garagiste secoua la tête.
— Mais c’est quoi cette obsession ? s’insurgea-t-elle. Non, on ne va pas débarquer là-bas.
— C’est une question de vie ou de mort, répliqua Razor. Je suis sûre qu’elle comprendra, et ses parents aussi. Là-bas, vous pourrez réfléchir à autre chose, mais en attendant, vous ne pouvez pas vous permettre d’aller à l’hôtel. Pas juste pour une question de prix. Oh, tant que j’y suis ? Pas de paiement par carte, et les téléphones restent ici.
Elle n’apportait pas de suggestion. Elle donnait des ordres.
— Vous ? nota Betty. Tu ne viens pas avec nous ?
— Toute cette merde arrive à cause de moi, à cause de quelque chose que j’ai fait il y a longtemps. C’est mon problème, c’est à moi de le gérer.
— Oh, arrête ces conneries, tu veux ? râla Cookie.
Razor se tourna vers elle et lui fit son regard mauvais.
— Et ne fais pas cette tête-là, reprit Cookie. D’accord, je vais appeler Elvira, je vais lui dire que c’est une situation extrême. Mais tu viens avec nous, Raz. Pas de « c’est ma merde, je la gère ». Quand on chante ma famille, mon crew, c’est pas juste parce que la musique est cool, meuf. Ça veut dire quelque chose.
Karima et Betty hochèrent la tête en approbation. Cassandra sourit, ne sachant pas trop si elle devait trouver tout cela émouvant ou terriblement niais.
— Ce n’est pas les merdes dont on a à s’occuper habituellement, protesta Razor. Ces types, c’est du sérieux.
— On est sérieuses aussi, protesta Betty. D’ailleurs, cette histoire de téléphones à jeter ? Les vôtres, ouais. J’ai reprogrammé le mien et celui de Car. S’ils arrivent à le tracer ou à les écouter, je serai vachement admirative.
Elle tendit le sien à Cookie.
— Appelle Elvira depuis celui-là.
— On a déjà vidé nos comptes, ajouta Karima. On a deux mille euros en espèces.
Razor regarda les deux nerds, étonnée.
— Tu ne peux pas régler ça toute seule, ajouta Cassandra. Je ne sais pas ce dont il s’agit exactement, mais d’après le peu que j’ai pu voir, tu n’as aucune chance.
Razor lui jeta un regard noir, et la vampire leva les deux mains en signe d’apaisement.
— D’accord, admit-elle, peut-être que tu as une chance toute seule, je veux bien le croire, mais je ne pense pas que tu devrais cracher sur un coup de main.
— Tu viens avec nous, fit Cookie.
Razor baissa les bras, vaincue.
— D’accord, admit-elle. Appelle Elvira, dis-lui qu’on débarque.
— Je vais aussi passer un coup de fil, annonça Cassandra en regardant Crow. Il est temps de faire ce qu’on réserve aux circonstances les plus extrêmes.
— C’est-à-dire ? demanda Cookie.
— Appeler notre maman.
La gothique baissa la tête. Manifestement, elle n’en avait pas très envie.
— D’accord, fit-elle néanmoins. Je suppose qu’on n’a pas le choix.
— Vous êtes sœurs ? demanda Betty.
— Vampiriques, répondit Crow. C’est compliqué.
Alors que Cookie et Cassandra s’éloignaient toutes les deux pour téléphoner, Betty semblait songeuse.
— Si j’ai bien compris, finit-elle par dire, la nana vampire avec qui Casse sort, c’est son sang qui lui a permis de se relever d’entre les morts, hein ?
— Voilà, fit Razor.
— Donc, c’est sa mère vampirique ?
— Ouais.
— Donc, elle a une relation avec sa mère. Erk.
Razor haussa les épaules.
— Voilà, fit-elle. Putains de vampires.
***
Il leur fallut un peu plus de temps que prévu pour quitter la ville. D’abord parce que certaines râleuses n’avaient pas envie de faire plusieurs centaines de kilomètres à six dans une Clio, alors elles durent faire un détour pour aller récupérer la voiture de Crow, et ensuite parce que Cookie voulait aussi passer chez elle récupérer quelques fringues, et que pouvoir s’habiller correctement était plus important que de ne pas prendre de risques.
Razor ronchonnait à cause de tout cela. Elle n’aurait jamais dû accepter de partir avec ses copines. Elles ne réalisaient pas à quel point la situation était dangereuse. Même Cassandra prenait tout avec légèreté : elle était pour l’heure en train de discuter avec Karima du sujet de thèse de cette dernière.
Cookie et Betty, de leur côté, les avaient quittées pour monter dans la Golf de Crow, et Razor n’aimait pas non plus la répartition des voitures : elle avait l’impression que derrière le vocabulaire incompréhensible partagé par Casse et Karima se dissimulait une façon subtile de flirter. Or, la dernière chose dont elles avaient besoin en ce moment, c’était de rajouter des embrouilles à cause de jalousie vampirique.
— Vous n’avez pas l’air très inquiètes, nota-t-elle lorsqu’il y eut une pause dans la conversation.
Elle ne comprenait pas comment elles faisaient. Elle-même avait fumé cigarette sur cigarette depuis leur départ.
— S’inquiéter ne sert à rien, répliqua la vampire, fataliste.
— Moi, c’est surtout que je n’y comprends que dalle, admit Karima. Et j’ai peur que si je pose des questions, ça soit des questions débiles.
— Non, l’encouragea Casse, vas-y.
— D’accord. Question bête numéro un : Crow est une vampire ?
Razor hocha la tête. C’est vrai qu’elle n’avait pas assisté à toute la discussion qui avait eu lieu chez elle.
— Oui, répondit-elle. C’est la sœur vampirique de Casse.
— D’accord. Et on ne savait pas que c’était une vampire parce qu’elle ressemblait trop à une vampire. D’accord. Question bête numéro deux : Casse, tu sors avec ta daronne ?
Grâce au rétroviseur, Razor put voir la tête de Cassandra. Comme quoi, les vampires n’avaient pas le visage aussi inexpressif qu’on le racontait.
— Non ! protesta-t-elle. Morgue est ma génitrice vampirique, oui, mais ce n’est pas ma vraie mère. C’est courant, chez les vampires, ce genre de choses, on ne peut pas voir le lien du sang comme un rapport parent à enfant.
— D’accord, concéda Karima. Question bête numéro trois : c’est quoi ton rapport avec tout ça, Raz ?
Razor soupira. Elle savait bien qu’elle allait devoir s’expliquer à un moment, mais elle n’avait pas envie que ce soit tout de suite.
— Je vous raconterai quand on sera toutes ensemble, d’accord ? Je n’ai pas envie d’avoir à me répéter.
— Elle a envoyé un type en Enfer, expliqua tout de même Cassandra. Il est revenu, et il n’est pas content.
— Oh, con ! s’exclama Karima. On croirait le résumé d’un mauvais film de série Z.
***
Dans l’autre voiture, Crow expliquait à Betty ce qu’elle avait déjà dit, laissant à Cookie la possibilité de réfléchir à toute cette histoire.
Elle ne comprenait pas tout, mais de ce qu’elle en voyait, ça puait du cul, grave. Pour commencer, il y avait le désir de vengeance de Crow. Elle pouvait la comprendre, mais cela visait tout de même un type de l’Ordre vampirique, qui avait, elle n’en doutait pas, des capacités de représailles significatives. D’accord, l’Ordre jouait sur le créneau de l’intégration et de la cohabitation entre humains et morts-vivants, mais elle avait entendu pas mal d’histoires sur des vampires qui avaient eu des problèmes parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec eux. Souvent mortels, les problèmes.
Ce qui inquiétait le plus Cookie, cela dit, c’était la déclaration de Razor comme quoi tout cela la concernait, elle. Cookie connaissait sans doute mieux l’ex-sorcière que ses copines, et elle savait qu’elle ne psychotait sans doute pas en disant ça. Razor ne lui avait jamais vraiment parlé de son passé, de ce qu’elle avait fait avant de la rencontrer, mais elle avait lâché quelques détails, de temps en temps, surtout à l’époque où elle n’allait vraiment pas bien. Elle avait du sang sur les mains, avait-elle révélé une fois, et Cookie n’avait aucune raison de ne pas la croire. Après tout, quelques heures plus tôt, elle l’avait vue décharger les deux canons de son fusil de chasse sur un mort-vivant.
Dans ces circonstances, il n’était pas étonnant que des gens puissent lui en vouloir. Alors, d’accord, le petit groupe de skingirls pouvait occasionnellement faire les dures à cuire, mais il était peu probable qu’elles jouent dans la même cour que ces gens-là. Bien sûr, il y avait Crow et Cassandra, et la mère vampirique de ces deux-là, qui étaient peut-être plus habituées à ces choses. Et Razor, évidemment, mais elle avait bien vu dans quel état ce genre d’activités l’avaient laissée.
Et il y avait Elvira. Nom de Dieu, quand on sortait avec une fille depuis une semaine, déjà, on ne s’incrustait pas chez ses parents, mais surtout on ne la mêlait pas à une histoire de vengeance entre vampires. Ça ne se faisait pas. Pour l’instant, elle lui avait juste parlé d’une « situation d’extrême urgence », et Elvira lui avait assuré que ça ne poserait pas de gros problèmes à ses parents. Ils avaient l’air plutôt sympas, en avait conclu Cookie. Elle espérait par conséquent qu’ils n’auraient rien contre les vampires.
Bordel, qu’est-ce que c’était compliqué. Quelques jours plus tôt, elle avait une vie simple : un métier qu’elle appréciait relativement et qui lui permettait de gagner sa vie, une bande de potes, et une histoire d’amour qui ne débutait pas si mal, même s’il y avait eu quelques incompréhensions. Maintenant, c’était le festival des évènements improbables, avec une situation qui empirait d’heure en heure. Au début, il y avait juste eu une vampire amnésique, ce qui allait encore, Cookie n’avait rien contre les vampires, contrairement à Razor. Sauf que c’était une vampire amnésique pourchassée par des tueurs psychopathes. Bon, d’accord, on ne laissait pas tomber des potes. Mais après ? Les histoires de connards de staliniens vampires ? Les trucs que Razor cachait, qui devaient sans doute être liés à des allumés de sorciers ? Ça devenait n’importe quoi. Il ne manquait plus que des nazis loups-garous, tiens, ça aurait été la cerise sur le gâteau. À l’époque où elle militait dans un groupe antifasciste, elle avait eu affaire une fois à des nazis garous, et ils étaient folkloriques, dans le genre.
Cookie prit une grande inspiration et essaya de dissiper ses angoisses. D’accord, la situation était objectivement catastrophique, mais elles ne s’en sortaient pas si mal, pour l’instant. Schwary-vampire l’avait bien fait flipper, certes, mais lui-même n’avait pas tant fait le malin face à Razor, et elle ne doutait pas que celle-ci avait d’autres cordes à son arc. Cassandra avait l’air de gérer aussi, d’une certaine manière, maintenant qu’elle avait retrouvé la mémoire. Crow avait fait la guerre d’Espagne, alors ça ne devait pas être une pendeja, et en tout cas elle savait viser. Quant à Karima et Betty, elles s’étaient montrées pleines de ressources, à bien y réfléchir. Et il y avait la mère vampirique de Crow et Casse. Elle avait l’air d’être une sacrée connasse, mais étant donné les circonstances, avoir une connasse comme ça dans son camp ne serait pas de trop.
Peut-être que les choses se goupilleraient bien, décida-t-elle. Et sinon, hé bien, il n’y aurait qu’à se rabattre sur des vieux slogans : mieux vaut une seconde debout que toute une vie à genoux, vivre libre ou mourir, et autres conneries dans le genre.
***
Il était un peu moins de minuit lorsqu’elles quittèrent l’autoroute et s’engagèrent sur les nationales. Suite à une discussion téléphonique impulsée par Cookie, il avait été décidé de faire une pause à un MacDo pour y prendre quelques sandwichs à emporter et les manger au bord de la route.
Elles réussirent à trouver un coin où il y avait une petite table et des bancs en bois, et si on faisait abstraction du fait que le seul éclairage venait des phares de leurs voitures, c’était presque sympa.
Cookie se demanda ce que les deux vampires allaient bien pouvoir manger, vu que MacDonald ne proposait pas de sang synthétique. Elle fut un peu surprise de voir que Cassandra s’enfilait un Royal Cheese pendant que Crow décapsulait une canette de bière qu’elle avait dû prendre chez Karima et Betty.
— Vous êtes vraiment des vampires ? demanda-t-elle entre deux frites.
— Hum ? fit Cassandra, qui avait la bouche pleine.
— Je veux dire, vous êtes pas censées boire du sang ? Le sang c’est la vie, c’est pas ce que disait Dracula ?
— Chai pas. La frite, c’est la fête, c’est ce qu’on dit à Lille.
Elle en profita d’ailleurs pour en piquer une à Cookie, qui lui jeta un regard mauvais. Elle n’avait jamais été convaincue par les campagnes anti-vampires qui les présentaient comme des monstres prêts à tout pour vous voler votre sang, mais s’ils se mettaient à lui piquer ses frites, il allait falloir mettre le holà.
— Notre mère vampirique avait développé certaines capacités à ingérer de la nourriture humaine, expliqua Crow. Je veux dire, de la nourriture mangée par les humains, pas constituée d’humain.
— Chez les vampires, expliqua Cassandra, on a une hérédité Lamarckienne, pas Darwinienne.
— Quoi ? demanda Cookie.
— Ça veut dire que nous aussi, on peut manger des frites et boire de la bière.
Cookie hocha la tête. Cela lui semblait plus compréhensible. Il lui sembla que les vampires de ce genre avaient quand même un net avantage sur les autres, parce que c’était un peu nul de vivre éternellement si on ne pouvait plus avoir ni frites ni bière.
— En gros, résuma Betty, votre mère vampirique est plus humaine que les autres vampires.
Crow manqua de s’étrangler. Enfin, façon de parler, les morts-vivants ne devaient sans doute pas pouvoir s’étrangler comme ça.
— Non, trancha-t-elle. Elle a une alimentation vaguement plus variée, c’est tout. Elle n’a rien d’humain.
— Je te trouve dure, protesta Cassandra.
— Rien, répéta Crow en la regardant.
Cookie devina que c’était une discussion qu’elles avaient déjà eue avant, et sur laquelle elles n’étaient pas du tout d’accord.
— Oh, oui, reprit-elle, pour Morgue le sang est optionnel, c’est vrai. Ce qui compte vraiment, c’est la mort, le plaisir sadique de voir quelqu’un crever entre ses doigts. Elle préfère la bière au sang de synthèse ou animal, d’accord, mais pas pour faire comme les humains. C’est juste que, pour elle, le sang n’est intéressant que s’il sort d’une victime agonisante.
Cassandra secoua la tête en dénégation, mais ne répondit pas. Elle devait savoir qu’elle ne convaincrait pas sa sœur de sang.
— Mais vous, demanda Betty, vous n’êtes pas comme ça ? Malgré l’hérédité Lamarckienne et tout ?
— Non, répondit sèchement Crow. Je ne veux pas répondre pour Casse, mais moi, en tout cas, je n’ai rien à voir avec elle.
Les regards se tournèrent vers la seconde vampire, qui terminait son burger. Elle réalisa que tout le monde attendait sa réponse et s’essuya les lèvres avec une serviette en papier avant de prendre la parole.
— Non, fit-elle simplement. Je ne suis pas comme ça non plus.
Elle parut ensuite réfléchir, puis lâcha un soupir.
— Et tu sais quoi, Crow ? Ce n’est pas ça. Pas du tout. Ce n’est pas une histoire de cruauté sadique ou quoi que ce soit dans le genre. C’est juste, ouais, quand tu es face à quelqu’un, ou à plusieurs personnes, d’ailleurs, et que tu sais au fond de toi qu’à la fin, il n’y en aura plus qu’un.
— Comme dans Highlander ? demanda Karima.
— Et, oui, c’est intense, poursuivit Cassandra sans relever, et dans ce genre de circonstances, avec la montée d’adrénaline et tout, des fois tu t’emportes un peu, tu arraches l’œil de ton adversaire et tu l’avales, mais ce n’est pas une histoire de plaisir sadique, c’est juste une façon de se sentir vivante, d’accord ?
Il y eut un silence pesant après sa déclaration.
— En tout cas, c’est mon opinion, finit-elle par ajouter.
— Juste une question, fit Razor, soupçonneuse. Cette histoire d’œil arraché et avalé, j’espère que tu ne parles pas de ton repas d’hier, avant qu’on se croise ?
— Oh, non, répondit Cassandra sur un ton rassurant. Ça, c’était quand j’étais encore humaine.
Cookie lâcha un soupir bruyant. Elle n’avait pas envie d’entendre ce genre de choses au moment où elle attaquait son deuxième Big Mac.
— Vous êtes obligées de parler de ça juste au moment où on mange ? demanda-t-elle.
— Désolée, s’excusa Cassandra.
— Et puis, ce n’est pas pour changer de sujet, mais ce que j’aimerais bien savoir, Raz, c’est pourquoi tu dis que toute cette histoire de tueurs à nos trousses est à propos de toi.
Razor baissa la tête. Elle n’avait pas l’air très enthousiaste à l’idée de s’expliquer.
— Je ne sais pas si j’ai envie de vous mêler à tout ça.
Cookie poussa un soupir bruyant puis, passant outre son code moral qui lui interdisait de jouer avec la nourriture, brandit une frite avec un air menaçant.
— Je croyais qu’on avait arrêté ces conneries. On est là-dedans ensemble, arrête de la jouer cowboy solitaire.
Razor lui répondit par un haussement d’épaules résigné.
— D’accord, admit-elle. Je vous raconterai. Mais pas maintenant. C’est assez compliqué pour que ça dure un moment, et on ferait mieux de se remettre en route.
— Té, répliqua Karima. C’est juste que tu veux garder le suspens, ouais.
— C’est peut-être pas plus mal, admit Betty. Je veux dire, personnellement, j’ai déjà du mal à digérer que Crow soit une vampire trotskiste en embrouille avec un autre vampire stalinien, c’est peut-être pas plus mal si Razor attend un peu avant de nous révéler qu’elle est une cyborg venue du futur.
— Oh, arrête, protesta Karima. On le savait toutes déjà qu’elle était une cyborg, non ?
Elle se tourna vers Razor et reprit :
— Je veux dire, on faisait semblant de ne rien voir pour ne pas te vexer, mais je suis désolée, Raz, tout le monde est au courant.
Il y eut un éclat de rire collectif. Ce n’était pas très drôle, à bien y réfléchir, mais elles avaient sans doute besoin de faire tomber la tension. Même Razor sourit, nota Cookie. Pas très longtemps, cependant.
— Bon, fit la cyborg présumée. On se remet en route ?
Chapitre 13
Sainte Marie, mère de Dieu
Il était un peu plus de deux heures du matin lorsqu’elles arrivèrent chez les parents d’Elvira, dans la campagne du Limousin. Razor s’était attendue à ce que tout le monde soit couché et à devoir réveiller des gens, mais elle eut la surprise de voir une jeune femme et un homme plus âgé sortir les accueillir lorsqu’elles se garèrent. Sans doute Elvira et son père.
Elle réalisa alors que la perspective de devoir parler à des gens qu’elle ne connaissait pas l’angoissait peut-être plus que sa rencontre avec Schwarzy-vampire. Elle prit donc tout son temps pour couper le contact, histoire que Karima et Casse puissent descendre avant elle et être les premières à devoir avoir des interactions sociales.
Au moins, la baraque était plutôt grande. Il s’agissait peut-être d’une ancienne ferme. Ou pas, en fait. Razor aimait bien partir occasionnellement au calme loin de la ville, mais la vie à la campagne restait, pour elle, quelque chose de très étranger et d’un peu exotique, et elle n’avait aucune idée de la façon dont on différenciait une ancienne ferme d’une ancienne grande maison normale. En tout cas, décida-t-elle, le bâtiment devait être vieux, parce qu’il était construit en pierres et en bois.
Elle vit dans le rétroviseur la voiture de Crow qui se garait derrière elle, et décida qu’elle n’avait qu’à faire semblant de chercher un truc dans la boite à gants, le temps que Cookie sorte de bagnole pour aller retrouver Elvira. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas du tout à parler.
Lorsque Razor descendit enfin, tout le monde était déjà en train de discuter, ce qui faisait qu’elle n’eut qu’à dire bonjour, puis à se mettre un peu en retrait. Voilà qui était bien joué, se félicita-t-elle. Elle en profita tout de même pour examiner Elvira : elle avait des Dr Martens aux pieds, ce qui était bon signe, et portait une mini-jupe en jean et un tee-shirt moulant. Razor fut rassurée de voir qu’elle avait plutôt la classe. D’accord, il aurait été étonnant que Cookie s’entiche d’une hippie habillée avec des trucs informes verts ou beiges, mais on ne savait jamais.
De ce qu’elle entendait de la conversation, Razor comprit que le père d’Elvira s’appelait Bernard et qu’il n’était absolument pas au courant de la raison de leur présence ici. Évidemment, elle ne s’attendait pas à ce que Cookie ait tout raconté à Elvira qui ait tout raconté à son papa, mais elle avait pensé qu’il saurait au moins qu’il s’agissait d’une situation d’urgence. Il semblait plutôt croire qu’elles avaient juste besoin de vacances, et ne paraissait pas spécialement contrarié par le fait qu’elles débarquent chez lui à l’improviste à une heure aussi tardive. Il était juste un peu gêné de ne pas l’avoir su avant, parce qu’il aurait pu leur préparer des chambres plus convenablement.
Bref, le père d’Elvira avait l’air plutôt sympathique, quoiqu’un peu à la masse. Il avait l’air de trouver positif que sa fille ait invité des amies chez eux. Après quelques minutes passées à discuter dehors, tout le monde rentra à l’intérieur, et Razor découvrit une grande salle à manger avec une déco qui faisait à la fois très campagnarde et très kitch. Il manquait juste un trophée de sanglier à un mur.
Bernard, le papa d’Elvira, annonça qu’il allait se coucher et laissait le soin à sa fille de leur montrer leurs chambres. Il n’était pas parti depuis trente secondes que Razor posa la question qu’elle avait sur les lèvres :
— On peut fumer à l’intérieur ?
— Oh, oui, répondit Elvira. Pas de souci. Vous voulez quelque chose à boire ? À manger, peut-être ?
Quelques minutes plus tard, tout le monde était assis autour de la grande table en bois, et Elvira avait amené des bières et des chips. Ça allait, songea Razor en s’allumant une cigarette, pour l’instant, elle n’était pas trop dépaysée par la campagne.
— Hé bien, s’exclama Elvira en regardant Cookie. Tu m’avais dit qu’il faudrait que tu me présentes tes copines, mais je ne m’attendais pas à ce que ça soit dans ces circonstances.
— Je suis vraiment désolée à propos de tout ça. On n’avait pas le choix.
Elvira fit un geste de la main pour lui signifier que ce n’était pas grave.
— Il n’y a pas de souci. C’est juste que je n’ai pas compris ce qui vous arrivait, et je ne sais pas si je devrais m’inquiéter.
— Oh, non ! la rassura Karima. On a préféré quitter un peu la ville pour ne pas prendre de risques, mais il n’y a pas de gros danger.
— Vraiment ? demanda Elvira.
— Non, soupira Cookie. Il y a un vampire stalinien dont Crow veut se venger parce qu’il l’a tuée pendant la guerre d’Espagne, et apparemment tout ça tourne bizarrement autour de Razor sans qu’on sache pourquoi, parce qu’elle ne veut pas nous le dire.
Elvira regarda les visages de tout le monde pour essayer de déterminer s’il s’agissait d’une blague ou pas.
— Sérieusement ? demanda-t-elle.
— Ce n’est pas que je ne veux pas le dire, corrigea Razor, c’est juste que ça va être un peu long. Mais sinon, oui, c’est à peu près ça.
— Sainte Marie, mère de Dieu !, s’exclama Elvira.
Cookie la regarda bizarrement.
— Quoi ? demanda Elvira. J’essaie d’arrêter les jurons à caractère sexiste ou homophobe. Forcément, il ne reste pas grand-chose à part les bondieuseries.
***
Elles discutèrent un moment toutes ensemble. Elvira expliqua que la baraque était en fait un gite qui appartenait non pas à ses parents, mais à sa tante. Lorsqu’il n’était pas loué, ils allaient parfois passer des vacances là-bas.
Donc, en conclut Razor, ce n’était peut-être pas une ancienne ferme. Si elle survivait à tout ce merdier, il faudrait qu’elle prenne des cours de campagne.
Au bout d’une demi-heure, Cookie et Elvira allèrent se coucher dans une des chambres. Il en restait deux de vides, la première avec un lit double, et la seconde avec plusieurs lits et matelas une place. L’attribution ne fut pas évidente.
— Je propose qu’on fasse une chambre « vampires » et une chambre « humaines », dit Razor.
— C’est super discriminant, je trouve, répliqua Betty. En plus, Crow ne s’identifie même pas comme vampire, si j’ai bien compris.
La gothique la regarda, étonnée de se retrouver mêlée à la discussion.
— Je ne sais pas. Je veux dire, je ne suis pas sure que ce soit une histoire de s’identifier ou pas. Je doute que cela soit très pertinent comme grille de lecture des morts-vivants.
— On pourrait faire une chambre « cheveux » et une chambre « tondues », proposa Karima. Ça règlerait le problème.
C’était peut-être une façon d’éviter de s’appesantir sur les questions d’analyses politiques du vampirisme, mais Razor soupçonnait un motif moins avouable : avoir une raison de se retrouver dans la même chambre que Cassandra.
— C’est n’importe quoi, trancha donc la sorcière. D’abord, je serais censée aller où ? J’ai le crâne rasé derrière et des cheveux devant, je te signale, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.
— On va vraiment discuter de ça une heure ? soupira Cassandra. Moi, tout ce que je veux, c’est un lit pour moi toute seule. Si j’ai un sommeil aussi agité que la nuit précédente, ça vaudra mieux pour tout le monde.
— La journée, corrigea Betty.
— Quoi ?
— Tu dors en journée, maintenant que t’es une vampire.
Cassandra leva les yeux au ciel.
— D’accord. Bon, ensuite, j’imagine que Raz ne voudra pas partager une chambre avec une vampire, donc il faut qu’elle aille dans l’autre. Qui veut dormir avec elle ?
Razor jeta un regard étonné à la mort-vivante.
— Pourquoi je ne voudrais pas dormir avec vous ?
— Ce n’est pas comme si tu cachais que tu n’aimais pas les vampires. Pardon, les putains de vampires.
— C’est vrai, Raz, ajouta Karima. Tu le dis toi-même.
— Ça ne vous désigne pas, vous ! protesta la sorcière. Et ce que je supporte encore moins que les vampires, c’est de dormir dans le même lit que quelqu’un.
— Oui, il y a ça aussi. Car et moi, on peut dormir ensemble, suggéra Betty.
Karima n’avait pas l’air très enchantée, mais cette dernière proposition avait au moins le mérite de finir de régler le problème de la répartition.
Elles étaient bien parties, songea Razor. Avec tous les ennemis qu’elles avaient maintenant sur le dos, il leur fallait trois plombes pour décider de qui dormait avec qui.
***
Une fois les chambres attribuées, Betty et Karima décidèrent d’y monter leurs affaires. Razor était impressionnée par la quantité de bagages qu’elles avaient été capables d’emmener. Elles faisaient toujours comme ça. Il fallait avoir suffisamment de vêtements pour pouvoir choisir quoi mettre selon les circonstances ; il était évidemment inenvisageable de partir sans ordinateur portable, et il valait mieux en avoir un de secours si le premier avait un problème ; et puis il y avait le lisseur à cheveux pour Betty et la tondeuse pour Karima.
Razor avait l’habitude de voyager léger, mais elle aurait bien aimé tout de même pouvoir prendre quelques affaires, plutôt que de devoir partir de chez avec un fusil et son sac en bandoulière.
Pendant que Karima et Betty préparaient leur chambre, Crow avait ouvert un livre sur la campagne locale et Cassandra s’était assise sur le canapé. Elle semblait songeuse, aussi Razor décida d’aller la rejoindre.
Avant de s’assoir à côté d’elle, elle regarda la peinture placée au-dessus du canapé, qui représentait un cerf dans des bois. Lorsqu’elle prendrait des cours de campagne, il faudrait qu’elle se penche sur ce qui conduisait des gens à trouver que c’était une bonne idée d’avoir ce genre de déco.
Heureusement, une fois assise dans le canapé, on ne voyait plus le tableau.
— Je suis désolée, fit-elle à Cassandra. Les trucs que je peux dire sur les vampires, je réalise que ça t’a blessée, et ce n’est pas ce que je voulais.
— C’est bon. Il n’y a pas de souci.
Razor décida de s’allumer une cigarette, parce que c’était un « il n’y a pas de souci » prononcé sur le ton qui voulait dire absolument l’inverse, et une discussion un peu plus longue s’imposait.
— Quand je parle des vampires, je fais des généralités, et sans doute que ce n’est pas bien.
Cassandra soupira.
— Écoute, je suis mort-vivante depuis même pas deux jours. Je me fous de ce que tu penses des vampires.
— Quand je dis que je n’aime pas les vampires, expliqua tout de même Razor, je ne vise pas tout le monde. C’est juste la plupart des vieux, parce qu’en général, s’ils ont pu vivre aussi longtemps, c’est qu’ils ont un certain pouvoir, une certaine position, et qu’ils ont tendance à en abuser.
— D’accord.
— En tout cas, je ne voudrais pas que tu croies que j’ai moins de respect ou de sympathie depuis que tu es une vampire. Ce n’est pas vrai.
Cassandra secoua la tête.
— Pour ça, je te crois, répliqua-t-elle. Tu as été très explicite dès le début sur le fait que tu n’avais pas de sympathie pour moi.
Razor grimaça. Ah, alors ce n’était pas ce qu’elle pensait des vampires qui posait problème.
— Je n’ai jamais dit que je n’avais pas de sympathie pour toi, protesta-t-elle.
— Écoute, Raz, ne te prends pas la tête. Ce n’est pas un problème. Tu n’es pas obligée de faire semblant de m’apprécier. Quand j’errais dans les rues sans me souvenir de rien, tu as été là et tu as fait ce qu’il fallait. C’est ce qui compte.
Razor hocha la tête. Peut-être que c’était vrai, mais peut-être aussi que ce n’était pas tout ce qui comptait.
— Ce n’est pas que je ne t’apprécie pas, Casse. Je t’aime bien, vraiment. Et je suis profondément désolée que tu sois morte par ma faute.
— Ce n’est pas un problème non plus, répliqua Cassandra. Je ne suis pas comme Crow, d’accord ? Je ne regrette pas de ne plus être mortelle.
Cela ne surprenait évidemment pas Razor. La plupart des vampires, même ceux qui souhaitaient vraiment le devenir, passaient par une période d’adaptation difficile. Casse, de son côté, lui donnait à certains moments l’impression qu’elle avait été vampire toute sa vie.
— Même s’il faut encore que j’ajuste un peu mon régime alimentaire, admit néanmoins Cassandra.
— Ouais, fit Razor en souriant. Pour en revenir à ce que je disais, ce n’est pas que je ne t’aime pas. C’est juste… comment dire ? Tu me rappelles un peu trop la fille que j’étais et que je ne veux plus être.
Cassandra la dévisagea, manifestement surprise par cette révélation, puis hocha la tête, comme si elle comprenait mieux.
— Je crois que je vois ce que tu veux dire. Le plus drôle, c’est qu’il y a quelques années, je voulais juste devenir une fille normale. En tout cas, je croyais que je voulais ça.
Razor inspira une bouffée de tabac. Elle était passée par là aussi, quelque part. Pourtant, le seul moment de sa vie où elle s’était sentie normale, et pas comme la nana un peu bizarre pas tout à fait comme les autres, c’était quand elle faisait partie d’une organisation secrète au nom stupide. Une histoire qui lui semblait si loin, maintenant, et qu’elle allait pourtant bien finir par devoir raconter.
Chapitre 14
Mais qu’est-ce qu’elles vont manger ?
Lorsque Cookie descendit dans le salon, il était environ onze heures du matin. Elvira était en train de prendre un chocolat chaud. Sa mère était en face d’elle et buvait un café, tandis que son père était un peu plus loin, occupé à lire le journal.
Elvira présenta Cookie à sa maman, qui s’appelait Anne, et lui servit une tasse de chocolat chaud. La skinhead s’assit à côté d’Elvira, un peu intimidée par l’idée de prendre son premier petit-déjeuner avec sa belle-famille.
Elle échangea quelques phrases avec Anne. Il s’agissait du genre de discussions sans grand enjeu qu’on peut avoir le matin : « vous avez fait bonne route ? », « c’est sympa, ici » ou autre « le temps se rafraichit, non ? ». Pourtant, la mère d’Elvira avait une façon de sourire que Cookie trouvait un peu sournoise, et qui la mettait mal à l’aise.
Elle était peut-être paranoïaque, mais elle avait l’impression que le sourire voulait dire quelque chose de l’ordre de « vous pensiez ne pas avoir fait beaucoup de bruit hier soir, mais les cloisons ne sont pas si épaisses ». Oh, nom de Dieu. Elle se retint de rougir en repensant à la nuit de la veille. Qu’est-ce qu’elle trouvait ça embarrassant. Elle avait presque quarante ans, et elle était encore dans la situation de se retrouver pour la première fois au lit avec une nana dans la chambre mitoyenne de celle de ses parents.
— Les autres ne sont pas encore levées, j’imagine ? demanda-t-elle pour penser à autre chose.
Le père d’Elvira tira le nez de son journal.
— Oh, non, ça ne risque pas. Quand je me suis levée, il y en avait encore une qui n’était pas couchée. Avec les tatouages sur la tête ?
Cookie vit Anne froncer légèrement les sourcils.
— Karima.
— Oui, voilà. Elle était sur son ordinateur. Elle travaillait sur sa thèse, apparemment. Et on dit que les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas studieux.
Cookie sourit. Ça l’amusait que Karima continue à faire ses trucs incompréhensibles d’informatique malgré la merde dans laquelle elles étaient. En même temps, c’était plutôt bien. Elles n’allaient pas s’arrêter de vivre juste parce que des types voulaient les tuer, ça aurait été un peu con.
— Ça me fait penser, lança la mère d’Elvira, est-ce qu’il y en a parmi vous qui sont végétariennes ?
— Euh… non, je ne crois pas, répondit Cookie, un peu surprise par la question. Plutôt le contraire, en fait.
— Comment ça ?
Cookie baissa la tête, un peu gênée. Comment est-ce qu’elle pouvait formuler les choses pour que cela passe bien ?
— Oh, oui, j’ai oublié de vous dire, intervint Elvira, volant à sa rescousse. Il y a deux copines qui sont des vampires.
Anna garda une expression impassible, mais Cookie devina que c’était parce qu’elle faisait un effort.
— Oh, fit-elle. D’accord.
— C’est plutôt bon signe, commenta Bernard.
Cookie ne comprenait pas trop en quoi le fait d’être vampire était spécialement bon signe. Manifestement, Elvira non plus.
— Comment ça, papa ?
Bernard prit le temps de replier son journal avant de répondre.
— Je veux dire, expliqua-t-il, bon signe pour la société. Quand j’étais jeune, les vampires et compagnie vivaient dans leur coin, en marge, et on sait bien ce que ça donnait. C’est plutôt bien, je trouve, que des vampires restent en contact avec leur humanité et côtoient des gens normaux.
Cookie n’avait jamais vu leur petite bande comme un vecteur d’intégration républicaine, mais c’était peut-être bien si le père d’Elvira prenait les choses comme cela. Il avait une façon assez personnelle de voir le bon côté des choses tout le temps. Le débarquement à l’improviste d’une bande de nanas ? C’était bien, ça montrait que sa fille avait des amies. Une skinhead rebeue au crâne tatoué en train de coder dans son salon au réveil ? Fabuleux, cela montrait que les jeunes étaient travailleurs. Une vampire qui bouffait déjà des yeux quand avant sa transformation ? Génial, c’est qu’elle était attachée à son humanité.
— Mais qu’est-ce qu’elles vont manger ? demanda la mère d’Elvira, plus terre à terre. Du sang ?
— Je crois que de la viande, ça fait très bien l’affaire, expliqua Cookie.
— Très bien ! s’exclama Bernard. Je comptais justement faire un barbecue ce soir.
***
Elvira était soulagée : ses parents avaient l’air de plutôt bien s’entendre avec Cookie, et ne lui avaient fait aucune remarque désobligeante. À un moment de la discussion, la skinhead avait mentionné qu’elle était garagiste, ce qui lui avait tout de suite valu l’intérêt de sa mère, qui l’avait embauchée pour aller examiner leur voiture sous prétexte qu’il y avait un bruit bizarre et qu’elle espérait que ce n’était pas le joint de culasse.
Elvira réalisait que ça devait être assez pénible de devoir aller farfouiller au réveil sous le capot d’une voiture, mais elle préférait cela à des remarques désobligeantes parce qu’elle n’avait pas fait de vraies études.
Les choses s’étaient aussi plutôt bien passées avec les amies de Cookie : même si elle ne leur avait pas parlé très longtemps, elle les avait trouvées sympathiques. À sa grande surprise, Betty était même venue discuter en aparté juste avant qu’elle ne monte.
— Écoute, lui avait-elle dit, je suis super pote avec Cookie, mais s’il y a le moindre truc qu’elle te renvoie de transphobe ou misogyne ou par rapport au fait d’être plutôt féminine, je suis de ton côté, d’ac ? Je dis pas qu’elle va faire ce genre de choses, elle a pas intérêt, mais si ça arrive et que tu ne te sens pas de lui parler, tu me le dis et je lui botte le cul.
La porte du salon s’ouvrit, et Anne et Cookie rentrèrent de leur expédition voiture.
— Non, expliquait la garagiste, ce n’est pas le joint de culasse. Je pense que c’est un problème de carbu. Rien de très grave, il faudrait juste faire réviser ça d’ici les prochains dix mille kilomètres.
Elvira sourit. Elle aurait été complètement incapable de déterminer si ça voulait vraiment dire quelque chose ou si Cookie bluffait.
— Merci beaucoup, je serai plus rassurée pour le retour, fit la mère d’Elvira. Sinon, on n’était pas censés aller faire une promenade ?
Bernard avait l’air très bien, à faire ses mots croisés, mais il ferma néanmoins son journal et se décida à se lever.
— Tu viens avec nous ? demanda Elvira à Cookie.
— Je ne sais pas. Je ne voudrais pas déranger si vous aviez prévu de faire une petite sortie en famille.
— Ne dites pas de bêtises, protesta Bernard. Ce sera l’occasion de faire plus amplement connaissance.
Elvira perçut le regard de Cookie, qui ne semblait pas enchantée par l’idée.
— Allez, lui fit-elle à voix basse. Ce sera toujours mieux que le théâtre.
***
Razor se réveilla vers treize heures. D’habitude, elle avait toujours beaucoup de mal à trouver le sommeil lorsqu’elle partageait une chambre avec quelqu’un, mais cette fois-ci elle avait plutôt bien dormi. C’était peut-être l’intérêt d’avoir pris une chambre avec deux vampires : les morts avaient parfois le sommeil plus agité qu’on ne le croyait, mais il était rare qu’ils ronflent.
Une partie d’elle-même, en revanche, se demandait si ce n’était pas autre chose qui avait allégé ses angoisses nocturnes, et soufflait pernicieusement à son oreille : « avoue, tu as aimé la confrontation avec Schwarzy-vampire, ça t’a permis de te prouver que tu savais encore faire un truc ou deux ».
Et, si elle n’avait pas trop mal dormi, elle s’était tout de même posé un certain nombre de questions avant de trouver le sommeil. Elle s’était repassée mentalement les explications de Crow et de Cassandra, et plus elle y pensait, plus il lui semblait que quelque chose clochait. L’idée de suivre Schwarzy-vampire, par exemple. Selon Crow, elle venait de Cassandra, tandis que selon cette dernière, c’était l’inverse. Ce n’était pas le plus gênant. Crow avait dit avoir revu Cassandra le samedi soir, et celle-ci avait confirmé. Mais Casse prétendait lui avoir parlé des types qui suivaient Razor, ce que Crow avait complètement omis de préciser. Ça avait tout de même une certaine importance, et il était dur d’envisager qu’il ne s’agisse que d’un oubli.
Razor hésita à cuisiner un peu plus les deux vampires. Elle décida de s’abstenir pour l’instant. Si cela avait une importance, elle finirait bien par avoir le fin mot de l’histoire, et elle les avait déjà assez brusquées comme ça.
Razor prit une douche et descendit dans le salon, où elle retrouva Betty, qui avait sorti un ordinateur portable.
— Tu es toute seule ? demanda-t-elle.
— Cookie a laissé un mot, elle est partie faire un tour avec Elvira et ses parents.
Razor ne put s’empêcher de glousser en imaginant sa pote avec ses beaux-parents.
— Sinon, reprit Betty, Car dort encore, et cette pièce n’est pas très vampire-friendly.
La salle à manger était en effet plutôt bien ensoleillée, chose positive pour la plupart des êtres humains mais qui rendait l’endroit peu adapté aux vampires en journée, surtout qu’il n’y avait pas de volets partout. De toute façon, Crow et Cassandra dormaient encore comme des loirs.
Razor s’assit et s’alluma une cigarette.
— Tu as Internet, là-dessus ? demanda-t-elle.
— Ouais. C’est pas parce que c’est la campagne qu’on ne peut pas avoir le Wi-Fi.
— Et tu fais gaffe à ce que ça ne puisse pas donner notre position ?
Betty se contenta de lever les yeux au ciel.
— D’accord, admit Razor. Question stupide.
— J’ai fait quelques recherches sur Montales, expliqua Betty. Enfin, Montel. Je n’ai pas trouvé grand-chose. En tout cas, aucune photo d’un vampire qui ressemblait à Schwarzy.
— Je doute que ce soit le genre de gars avec qui on pose en photo sur Facebook.
— Tu serais surprise de ce que les gens postent sur Facebook, répliqua Betty. Mais je suppose que Montales est un vampire trop vieux pour être accro aux réseaux sociaux.
***
Cookie, Elvira et ses parents rentrèrent vers quatorze heures. Razor profita du fait qu’Anne et Bernard prenaient l’apéritif dans le jardin pour parler d’un sujet délicat à leur fille.
— Hum, fit-elle, un peu embarrassée. Je ne sais pas si Cookie t’a dit qu’en plus de nous, la mère vampirique de Casse allait débarquer ce soir ?
— La mère vampirique… Oh, merde, vous ne trouvez pas que ça commence à faire beaucoup de monde ? Mes parents vont finir par me tuer.
— Et moi avec, renchérit Cookie. Une marche à pied de deux heures, et ça montait.
Razor sourit. Elle savait que son amie détestait la marche à pied, mais ce n’était pas le problème le plus grave pour l’instant.
— Le truc, reprit-elle, c’est que je ne sais pas si Morgue, la génitrice vampirique en question, est capable de faire très bonne impression à des parents.
Elvira leva les yeux au ciel.
— Super. Vraiment, super. Essayez au moins de ne pas parler d’histoire de vendettas et de nazis devant eux, d’accord ? Maman s’imagine bien que vous ne débarquez pas juste pour prendre des vacances, mais je préfèrerais qu’elle continue à ignorer les détails.
— Je suis vraiment désolée, dit Razor. Je te jure, si on avait pu faire autrement, on ne serait pas là.
Elvira haussa les épaules et se tourna vers Cookie.
— Au moins, ça m’aura permis de te présenter à mes parents.
***
Le reste de la journée se passa on ne peut plus calmement. À vrai dire, Cookie avait parfois un peu du mal à se rappeler qu’elles n’étaient pas là en vacances. Il n’y avait que les coups de téléphone que Razor passait depuis le portable de Betty qui lui rappelaient occasionnellement la situation. L’ancienne sorcière essayait en effet de réactiver de vieilles connexions, ce qui n’avait pas l’air d’être tout à fait évident, mais elle ne leur donna pas de détails sur ce qu’elle faisait.
Pas étonnant, songea Cookie. Razor était une fille qui aimait les secrets.
Elles passèrent l’après-midi à prendre le soleil dans le jardin, pendant que les parents d’Elvira étaient partis en randonnée. Une randonnée, quelle idée, il ne fallait pas être bien pour aimer ce genre de choses. Heureusement, elle n’avait pas eu à les accompagner cette fois-ci.
Le soir, elles eurent droit au barbecue, et Cookie parvint à marquer des points auprès du père d’Elvira en réussissant à allumer le feu alors que lui-même avait échoué. Après quoi, Betty découvrit un jeu de Scrabble.
— Un Scrabble et un barbecue, s’exclama-t-elle en ouvrant la boite. Y’a pas à dire, c’est le paradis, ici.
Les parents d’Elvira semblèrent rassurés de voir que les amies de sa fille, si elles avaient pour certaines des looks un peu bizarres, appréciaient les jeux de société civilisés.
Elles installèrent le plateau sur la table du jardin et commencèrent donc une partie en équipes : Elvira et elle d’un côté, Razor et Crow d’un autre, et Betty toute seule, ce qui n’allait sans doute pas l’empêcher de gagner.
Karima et Casse, de leur côté, montèrent à l’étage pour « discuter d’informatique ». Ben voyons, songea Cookie, qui n’y croyait pas une seconde.
Elles étaient environ à la moitié de la partie, et les parents d’Elvira étaient rentrés à l’intérieur pour prendre une tisane avant d’aller au lit, lorsqu’elles entendirent des bruits de grosses motos.
— Oh, oh, fit Razor.
Elles virent bientôt deux Harley-Davidson s’engager dans le petit chemin qui menait au gite.
— Vous vous foutez de moi, hein ? demanda Elvira. Vous voulez vraiment que mes parents me tuent ?
Joseph
Dans l’appartement de Betty et Karima, Joseph examinait les posters et les figurines de science-fiction. Pas que ça l’intéressait vraiment, mais il n’avait pas grand-chose d’autre à faire. Il était un tueur, pas un enquêteur. L’investigation, il laissait ça à Gruber, l’informaticien barbu qui était en train d’examiner les ordinateurs. À lui et au Sorcier, évidemment.
Lorsqu’il entendit des bruits de pas dans l’escalier, Joseph reposa la figurine qu’il avait entre les mains, abandonnant l’idée de déterminer de quel film elle pouvait bien être issue. À la place, il se tourna vers le Sorcier qui descendait les marches.
— Alors ? demanda-t-il.
— Elle était bien là, répondit l’homme.
Joseph retint un soupir. Il lui semblait qu’il n’y avait pas vraiment besoin de sorcellerie pour réussir à en déduire cela. Plutôt que de lâcher une remarque perfide, il se tourna vers Gruber.
— Et au niveau informatique ? On peut avoir une idée d’où elles sont ?
— Je n’ai rien pu tirer pour l’instant. Tout est chiffré.
— Vous ne pouvez pas décrypter ? demanda le Sorcier.
Gruber poussa un soupir bruyant. Joseph aimait bien travailler avec lui, mais l’homme n’était pas très doué pour cacher son irritation.
— Bien sûr. Avec les fermes de calcul de Google, ça ne devrait prendre qu’un millier d’années.
— Je pourrais interroger Montel, suggéra Joseph. C’est après l’avoir rencontré que cette fille nous est tombé dessus.
Le Sorcier secoua la tête en dénégation.
— Non. Montel est un allié précieux. Il ne nous aurait pas trahis.
— Il pourrait tout de même savoir quelque chose.
— J’ai dit non, répliqua le Sorcier d’un ton tranchant. Retrouvez-la.
Il se tourna vers l’informaticien, qui examinait des disques durs, clés USB et autres outils informatiques en quête de quelque chose. Il y avait suffisamment de matériel pour le tenir occupé un moment.
— Il y a des satellites partout autour de la Terre, des caméras de surveillance à chaque coin de rue. Vu comment on m’a vanté vos compétences, vous n’allez pas me faire croire que vous ne pouvez pas retrouver cette fille ?
Gruber prit son inspiration pour répondre quelque chose. Vu son expression, Joseph devina qu’il ne s’agissait de rien d’agréable, aussi décida-t-il de prendre les devants :
— C’est un peu plus compliqué que ça. On va la retrouver, mais ça prend du temps.
D’après son expérience, le temps était toujours un allié dans ce genre de problèmes. N’importe qui pouvait disparaitre quelques jours sans laisser de traces, ça ne demandait pas de compétences particulières. Il suffisait de partir sous une tente à la montagne et d’éviter de faire des retraits bancaires. Sur la durée, par contre, la plupart des gens finissaient par craquer, et voulaient appeler leur famille, leurs amis, retourner dans un lieu qu’ils connaissaient. Il fallait un sacré tempérament pour réussir à tout abandonner derrière soi.
Il n’en doutait pas, elles ne pourraient pas se cacher éternellement.
Partie III
Highway to Hell
Charlotte
La soirée s’annonçait définitivement nulle. Charlotte ne voyait pas comment les choses auraient pu être pires. Enfin, n’exagérons rien : elle était, après tout, une jeune fille capable de mettre la situation en perspective, et elle pouvait tout à fait imaginer comment les choses pourraient être encore plus sombres. Il y aurait pu avoir un rendez-vous chez le dentiste, pour commencer.
Cela n’empêchait pas que la situation n’était pas rose. Son papa et sa maman l’avaient, de force, embarquée pour aller voir sa grand-mère, et Charlotte aurait préféré rester avec des copines. Malheureusement, ses parents ne l’avaient pas écoutée et, malgré l’argument imparable qu’à sept ans elle pouvait tout à fait se débrouiller seule ou passer quelques jours chez ses amies, elle s’était retrouvée dans la voiture familiale, à ne même pas avoir le droit de jouer avec sa tablette sous prétexte que ça allait la rendre malade.
Et maintenant, c’était la pause sur une aire d’autoroute, pour manger. L’annonce avait mis un peu de joie dans le cœur de Charlotte, car qui disait restaurant d’autoroute disait habituellement frites, mais même là-dessus son paternel s’était montré rabat-joie et lui avait rappelé qu’elle en avait déjà mangé à midi. Et alors ? Charlotte se sentait tout à fait capable de recommencer, et elle n’avait aucune envie de se contenter de haricots verts.
Alors qu’elle attendait que ses parents descendent de voiture (elle s’était, de son côté, précipité dehors dès l’arrêt), Charlotte examina les alentours. Son regard fut happé par deux grosses motos, garées à quelques mètres et détonant avec l’insipidité du reste de l’aire. L’une d’entre elles avait des bandes violettes, ce qui plut à Charlotte, car c’était sa couleur préférée. Elle s’approcha un peu pour la regarder de plus près, et remarqua qu’en plus de cela, l’énorme moto était aussi affublée d’une tête de mort. Cool !
À ce moment-là, Charlotte remarqua la grande blonde qui était en train de manger des chips et avait l’air d’être la propriétaire du bel engin. Celle-ci la regardait avec un petit sourire.
Par politesse, ou peut-être parce qu’elle espérait secrètement qu’elle lui proposerait de monter sur la moto, Charlotte dit :
— Bonjour !
— Salut, répondit la blonde.
— Aïe, fit également une autre voix.
Celle-ci venait d’une autre femme, que Charlotte n’avait pas remarquée jusqu’ici, et qui se tenait à côté de l’autre moto, certes jolie mais comparativement moins enthousiasmante que la première. Charlotte se demanda pourquoi elle disait « aïe » : est-ce qu’elle s’était fait mal ? Mais elle n’eut pas le temps de se poser la question très longtemps, car elle fut tirée en arrière par son père, qui l’avait attrapée par la main.
— Charlotte ! la sermonna-t-il. Reviens ici !
— Relax, répliqua la grande blonde. Je sais que, nous autres vampires, on a la réputation de manger les enfants, mais pour l’instant je suis satisfaite de mes chips.
Pour illustrer son propos, elle en goba une nouvelle, qui craqua dans sa bouche. Intriguée, Charlotte parvint à se dégager de la main paternelle et se tourna vers l’inconnue :
— Vous êtes une vampire ? demanda-t-elle.
En guise de réponse, la blonde ouvrit la bouche et montra des canines proéminentes et, pour l’heure, pleine de morceaux de chips. Charlotte s’en trouva toute excitée. C’était la première fois qu’elle rencontrait une vampire pour de vrai !
— Vous avez de grandes dents, commenta-t-elle.
— Tsss, répliqua la vampire. On ne t’a pas appris que c’était le genre de phrases à éviter ? C’est un coup à tirer la chevillette et à ce que la bobinette cherre, si tu vois ce que je veux dire ?
Charlotte se trouva un peu perdue (peut-être par l’invention d’un subjonctif au verbe choir, qui en était jusqu’ici cruellement dépourvu), et l’intervention de la comparse de la vampire, qui parlait une langue qu’elle ne comprenait pas, ne fit rien pour l’aider. Elle se raccrocha donc au sujet de la discussion.
— Elle aussi, c’est une vampire ? demanda-t-elle.
Elle montrait du doigt la mystérieuse interlocutrice qui disait « aïe » sans se faire mal et ne parlait pas français.
— Non, c’est une louve-garou.
— Cool ! s’exclama Charlotte.
Elle n’avait jamais non plus rencontré de loup-garou en vrai.
— Pourquoi elle parle bizarrement ?
Cette qualification valut une nouvelle diatribe de la part de la concernée, que Charlotte ne comprit pas.
— Elle est américaine, répondit la vampire.
Charlotte examina la louve-garou d’un nouvel œil. Louve-garou et américaine. Elle n’avait jamais rencontré d’Américaines non plus jusqu’ici, c’était une soirée pleine de nouveautés.
— Il faut qu’on y aille, intervint le papa de Charlotte.
— Vous ne voulez pas la laisser monter sur la moto avant ? demanda la vampire.
Même si la question ne lui était pas posée directement, Charlotte la prit comme une invitation et elle se précipita vers la moto avant de commencer à l’escalader. Ce n’était pas évident, et la vampire dut l’aider pour qu’elle puisse s’installer sur la selle.
— Trop bien ! commenta Charlotte. Maman, tu peux prendre une photo ?
Tandis que sa mère sortait un téléphone portable et prenait une photo de sa fille, puis une autre en mode selfie, la vampire regardait son paquet de chips d’un air concentré.
— C’est quand même fabuleux, le progrès, commenta-t-elle. Vous me croyez si je vous dis que ces chips sont au cheeseburger ? Ce n’est pas beau, franchement ?
Elle montra le paquet à Charlotte tandis que celle-ci redescendait de la moto.
— Je veux dire, reprit-elle, ils arrivent à mettre des cheeseburgers dans des chips. C’est quand même de la putain de magie noire, non ?
Le père de Charlotte grimaça en entendant le mot « putain » prononcé devant son enfant (qui, à son insu, le prononçait elle-même régulièrement lorsqu’il n’était pas dans les environs) mais n’osa pas protester.
Pendant ce temps, la vampire tendait son paquet à la jeune fille.
— Tiens, prends la fin. La moto, c’est cool, mais pas évident de manger des chips en conduisant.
Charlotte attrapa le sachet, ravie, mais, une fois encore, son père se montra rabat-joie lorsqu’elle en prit une pour essayer ces nouvelles chips qu’on lui avait présentées comme révolutionnaires :
— Tu n’es pas censée prendre de chips avant le repas, protesta-t-il.
— Bah, répliqua la vampire, vous croyez que, moi, je suis censée manger des chips ?
Puis elle termina sur une remarque on ne peut plus philosophique dont Charlotte se souviendrait toute sa vie :
— Que ce soit des gens ou des haricots verts, parfois, bouffer des chips au lieu de ce qu’on est censé grailler, ce n’est pas si grave.
Chapitre 15
Une histoire de sorciers nazis
— Je vais faire un tour, annonça Crow en voyant les motos arriver au gite.
Elle se leva et s’éloigna un peu de la maison, de façon à ne pas avoir à croiser sa mère vampirique.
— Ça y est, les dramas vont commencer, commenta pour sa part Betty.
Les motos se garèrent à côté des voitures. Deux femmes descendirent de leur monture et mirent pied à terre. Aucune n’avait de casque, nota Cookie avec désapprobation.
La première était grande, blonde aux cheveux courts, la peau blanche et pâle. Elle portait un pantalon camouflage noir, des bottes de combat montantes avec plein de lanières, évidemment mises en valeur en étant au-dessus du pantalon, et un blouson en cuir noir sans manches sur lequel était écrit « Hell Bitches » ; ou peut-être « Hell Butches », dur à dire, parce qu’il y avait une tête de mort à la place du I ou du U. En dessous, il y avait une sorte de logo lesbien, mais avec des têtes de mort et des bombes en plus.
— Et après, soupira Cookie, on dit que les skinheads en font trop au niveau du look.
La seconde était une femme d’apparence plus âgée, à la peau noire et aux cheveux gris, plutôt corpulente. Elle portait le même blouson que sa comparse, mais en jean plutôt qu’en cuir. Le reste de sa tenue était moins exagéré, pensa Cookie, qui se ravisa lorsque la femme mit un chapeau de cowboy sur sa tête.
La blonde s’approchait d’elles à grands pas, et la tension monta d’un cran.
— Laisse-moi deviner, fit Razor. Vu comment Crow s’est tirée en te voyant, je parie que t’es Morgue. J’ai bon ?
La blonde arbora un grand sourire.
— Ah, elle vous a parlé de moi. J’espère que c’était en bien.
— Pas exactement, non, répliqua sèchement Razor.
Cookie baissa la tête et se demanda à quoi jouait son amie. D’accord, d’après ce qu’avait raconté Crow, Morgue avait l’air d’être une connasse, mais ça paraissait tout de même une mauvaise idée d’être ouvertement agressive face à une vieille vampire psychopathe.
— Je m’en doutais un peu. Bon, il faut que je voie Casse.
— Une seconde ! protesta Elvira, avant de continuer à voix plus basse. Mes parents sont dedans, et peut-être que si vous pouviez être… je ne sais pas, faire un peu moins membre de gang ?
Morgue la dévisagea une seconde, puis leva les yeux au ciel.
— Juste un truc, et ça vaut pour vous toutes. Vous allez pas commencer à me vouvoyer, d’accord ? Ça me fait me sentir vieille. Et t’en fais pas pour tes parents, je gère.
Avant qu’Elvira ne puisse protester, elle entra dans le gite. Cookie lâcha un soupir : voilà qui promettait, tiens.
***
Elvira se précipita derrière Morgue tandis que celle-ci pénétrait dans le salon. Bernard et Anne, qui étaient en train de finir leur tasse, se tournèrent vers la nouvelle venue et la dévisagèrent, hébétés.
— Hum, fit Elvira. Je vous présente Morgue, c’est… la mère vampirique de Cassandra. Elle vient s’assurer que…
— Que tout se passe bien, compléta Morgue.
Son ton était très différent de celui qu’elle avait employé à l’extérieur. Beaucoup, beaucoup plus mielleux.
— Elle a été transformée il y a peu de temps, vous comprenez ? C’est un moment difficile, un peu comme l’adolescence, et il est important qu’il y ait des référents positifs présents à ce moment-là. Et, bien entendu, il y a un certain nombre de petits détails pratiques d’ordre un peu médicaux avec lesquels je ne voudrais pas vous ennuyer.
Les deux parents continuaient à la dévisager.
— C’est… heu, une sacrée tenue, commenta Anne.
Morgue sourit.
— Oh, oui. Je sais que ça peut paraitre un peu bizarre, mais en tant que bénévole pour une association où l’on a beaucoup à parler à des jeunes, humains comme vampires, ça permet de créer une connexion. L’imagerie rock’n roll, ça parle aux gens de cet âge. Maintenant, excusez-moi, mais il faut que j’aille voir Cassandra, vous comprenez ?
Elvira, un peu surprise par sa tirade, lui désigna les escaliers.
— En haut, deuxième chambre à gauche.
Morgue grimpa précipitamment les marches. En bas, Bernard et Anne se regardaient, un peu dubitatifs.
— Je pense que c’est une bonne idée, finit par dire le père d’Elvira, de faire l’effort de s’adapter aux gouts des jeunes pour pouvoir s’adresser à eux.
Anne leva les yeux au ciel, quelque peu irritée par la naïveté de son mari.
***
Lorsque Morgue ouvrit la porte de la chambre, Casse et Karima étaient toutes les deux assises sur le lit, et discutaient en se tenant la main.
En voyant Morgue débarquer, Karima s’écarta immédiatement et s’empressa de dire :
— Ce n’est pas ce que vous pensez !
Cassandra leva les yeux au ciel. Ce n’était vraiment pas le genre de choses à faire, de réagir comme ça. Ça faisait comme si elles avaient des trucs terribles à cacher, alors qu’elles se contentaient de papoter.
— Tu es télépathe ? demanda Morgue.
— Pardon ?
— Tu es une putain de télépathe ? répéta la bikeuse. Je veux dire, tu as l’air de savoir ce que je pense.
— Alors que, quand tu la connais, répliqua Cassandra, tu réalises qu’elle ne pense pas.
Morgue lui fit un grand sourire.
— Je pensais que ta nouvelle coupe de cheveux t’allait bien.
— Ouais, c’est Car qui m’a tondue. J’avais besoin d’un changement.
— Car ?
Karima prit une inspiration et se leva. Elle avait l’air très mal à l’aise face à Morgue.
— C’est moi, expliqua-t-elle. D’ailleurs, j’imagine que vous voulez être seules, non ?
Morgue la regarda sortir, puis referma la porte derrière elle, avant de s’assoir sur un lit en face de Cassandra.
— Elle n’avait pas l’air très à l’aise, nota-t-elle en sortant une cigarette de son blouson.
— Ouais, admit Cassandra. J’ai peur que Crow ne t’ait pas exactement présentée sous ton meilleur jour. Et puis, tu sais que tu pourrais faire un effort pour être un peu plus agréable quand tu rencontres des gens ?
Morgue eut un petit sourire, puis alluma sa cigarette.
— Mauvaise idée, répliqua-t-elle. Après, les gens s’attendent à ce que tu sois agréable tout le temps. Alors que si t’es désagréable au début, ça met pas la barre trop haut, et quoi que tu fasses, ils sont contents. Sinon, tu vas bien ?
— Ouais. Je crois que j’aime bien être une vampire. Je vomis une fois sur deux quand je mange un truc, et je n’ai pas encore réussi à voir si j’avais hérité de tes griffes rétractiles, mais sinon, ça le fait.
— Tant mieux.
— J’ai eu ma mère au téléphone, reprit Cassandra. Je lui ai monté un gros bobard pour justifier mon absence. Je crois que ça va être le gros souci : lui annoncer ce que je suis devenue.
Morgue hocha la tête, plus par politesse que pour exprimer de la compassion.
— D’accord, fit-elle. Maintenant, la grosse question : à quel point c’est la merde, toute cette histoire ?
— Sur une échelle de un à dix ? demanda Cassandra. Je dirais vingt.
— À ce point ? demanda Morgue en fronçant les sourcils.
Casse répondit d’abord par un haussement d’épaules, avant de développer :
— Razor n’a toujours pas voulu nous dire ce dont il s’agissait exactement. Quand les gens refusent de te dire à quel point c’est la merde, c’est que c’est vraiment la merde.
Morgue regarda sa cigarette, dubitative.
— Pas tout le temps. Des fois, c’est juste qu’il y a un secret gênant.
— Je ne compterais pas là-dessus.
***
Pendant que Morgue, poursuivie par Elvira, rentrait à l’intérieur du gite, la seconde motarde s’approchait du groupe de joueuses de Scrabble.
Elle les salua en inclinant légèrement son chapeau de cowboy, sans pour autant l’enlever.
— Salut, fit Razor. T’es avec Morgue, je suppose.
— Aye, répondit la bikeuse. Shade.
Razor lui présenta Cookie et Betty, puis Elvira lorsqu’elle ressortit du gite.
— Ça ne s’est pas trop mal passé, annonça cette dernière. Elle a arrondi les angles, je ne m’attendais pas à ça.
— Ça vous dérange si je m’assoie ? demanda Shade.
Sauf qu’elle parlait en anglais, et qui plus est avec un accent américain. Cookie se félicita d’avoir vu autant de films et de séries en VO, ça allait enfin lui servir.
— Tu parles pas français ? demanda Razor.
— Pas si je peux l’éviter, répliqua Shade, toujours en anglais. J’aime pas cette langue. Mais vous pouvez parler français, je comprends bien.
Razor haussa les épaules.
— Et du coup, pourquoi t’es là ?
Shade se renfrogna et mit quelques secondes avant de répondre.
— Ben, je suis venue pour la première fois dans ce pays pendant la seconde guerre mondiale pour aller buter des nazis. Quand je me suis retrouvée persona non grata aux States, je me suis dit que je connaissais déjà un peu et que j’avais certains contacts qui me devaient encore des faveurs, ce qui est toujours un bon point quand tu veux monter un gang un peu hors-la-loi. Ça veut pas dire que j’ai envie de parler cette langue de merde.
Razor fronça les sourcils, manifestement décontenancée par la réponse.
— Je veux dire, pourquoi t’es là, là. Ici, quoi, pas en France.
— Oh, fit Shade. Morgue m’a dit pour Casse, et m’a prévenue qu’il y aurait peut-être du grabuge. Je me suis dit qu’il valait mieux que je vienne pour éviter qu’elles ne fassent trop de conneries. Je les aime bien, mais elles ont parfois tendance à manquer un peu de subtilité.
Il y eut un moment de silence après cette explication. Cookie ne comprenait pas pourquoi son amie posait autant de questions : après tout, vu la merde dans laquelle elles étaient, elles n’allaient pas cracher sur un coup de main. Si un gang de motardes pouvait se charger des bains de sang et les laisser profiter des barbecues dans le Limousin, elle n’avait absolument rien contre.
Karima les rejoignit à ce moment-là. Elle avait l’air affreusement nerveuse.
— Oh merde, oh merde, oh merde, lâcha-t-elle en se laissant sur une chaise. Raz, les vampires, ils sont vraiment très jaloux et possessifs ?
Razor leva les yeux au ciel.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda-t-elle.
— Rien du tout ! On discutait juste, c’est tout. Mais j’ai peur que l’autre vampire psychopathe ait cru qu’il se passait quelque chose.
Shade arbora un grand sourire.
— Toi et Casse, demanda-t-elle. Vous… ?
Elle ne termina pas sa phrase, mais tout le monde avait bien compris ce qu’elle voulait dire.
Karima se tourna vers elle et la remarqua pour la première fois.
— Qui c’est, elle ? demanda-t-elle. Et pourquoi elle parle en anglais ?
— Je m’appelle Shade. Je fais partie du même gang que Morgue et Casse. Mais je suis une garou, pas une vamp.
Karima fit la grimace.
— Oh, super. Maintenant, il y a une vampire et une louve-garou qui vont vouloir me tuer.
Shade se mit à rire.
— Personne ne va te tuer, la rassura-t-elle tout de même.
— Sauf peut-être des vampires staliniens, ajouta Razor, toujours aussi douée pour plomber l’ambiance. Ou un sorcier nazi.
Cookie leva poliment la main pour demander une interruption puis, lorsque tout le monde se fut tourné vers elle, elle demanda :
— Une seconde. Les vampires staliniens, je vois de qui tu parles. Mais cette histoire de sorciers nazis, c’est une exagération ou… ?
Razor poussa un soupir.
— Je suppose que maintenant que tout le monde est là, il est temps que je vous raconte tout.
Chapitre 16
Razor
Razor avait eu une enfance passablement ordinaire. Ses parents étaient de classe moyenne, pas pire que les autres parents, et pas forcément meilleurs non plus. Jusqu’au collège, elle fut sensiblement normale : elle avait des notes médiocres mais pas catastrophiques, côtoyait quelques amies, écoutait la musique que tout le monde écoutait. Elle eut aussi un petit copain dont elle ne garda pas de souvenirs mémorables, si ce n’est qu’elle trouva un peu dégueulasse son premier baiser avec la langue.
Tout changea à l’adolescence. Razor prit une vingtaine de centimètres en un été, et passa rapidement du statut de « petite fille ordinaire » à « grande fille bizarre ». Comme sa poitrine restait désespérément plate et qu’elle avait certains traits du visage socialement considérés comme masculins, elle eut droit, en plus des doux épithètes liés directement à sa taille, à se faire traiter de garçon ou de travelo.
Razor réagit alors comme la plupart des adolescents ne rentrant pas tout à fait dans la norme : elle voulut disparaitre, se rendre invisible. Contrairement à la plupart des adolescents ne rentrant pas dans la norme, elle y parvint.
Ce n’était pas vraiment comme si les autres ne la voyaient pas. C’était plutôt que les regards évitaient de se poser sur elle, à moins d’une grande volonté de concentration. Malgré sa taille anormale, elle n’était plus le sujet de l’attention, et était devenue une petite tache au coin de l’œil, sur laquelle on n’arrivait jamais vraiment à faire le point.
Plus tard, elle apprendrait des noms savants comme filtre perceptif mais, pour l’heure, elle se contentait de voir cela comme un immense soulagement. Qui n’a jamais rêvé d’échapper au regard des autres ?
Elle réalisa cependant rapidement un principe de base de la sorcellerie : il n’y a jamais rien de gratuit. Tout a un cout. Nausées, vomissements, cheveux blancs précoces, cauchemars : il y a des raisons pour lesquelles la plupart des sorcières pensent que la magie est un dernier recours. En étant douée, on peut parfois payer plus tard, mais ce n’est jamais vraiment sans contrepartie. Certains mages croient que cela peut marcher comme ça, mais à la fin, ils finissent en général par réaliser qu’ils n’ont fait qu’emprunter des crédits pour en rembourser d’autres, et l’ardoise se révèle salée.
De plus, Razor réalisa rapidement que sa capacité si pratique ne permettait pas, en fin de compte, de lui donner accès à la normalité. Au contraire, ses camarades finirent par la trouver encore plus étrange. Elle perdit ses amies, qui se mirent à l’éviter, et termina le lycée complètement seule.
Elle ne trouva pas cela si dramatique. La solitude ne la gênait pas plus que ça, et si elle était le sujet de railleries lorsqu’elle n’était pas là, la plupart de ses camarades avaient trop peur d’elle pour oser se moquer d’elle en face.
Après le lycée, Razor décida d’entrer à la Sororité de sorcellerie. Elle avait compris un peu plus en quoi consistaient ses petits talents inhabituels, et elle espérait trouver d’autres filles comme elle. Elle fut un peu déçue.
Objectivement, elle devait reconnaitre qu’il y avait eu des choses positives durant ses trois années là-bas. Cela lui avait sans doute permis de réaliser qu’elle était lesbienne, déjà, et puis il y avait eu quelques personnes chouettes, que ce soit parmi les élèves ou les profs.
Malgré ça, elle n’y avait pas trouvé ce qu’elle recherchait. Quelques siècles, ou peut-être même quelques décennies plus tôt, cela aurait peut-être été différent, mais c’était déjà le début des années 2000 et la Sororité de sorcellerie s’était péniblement institutionnalisée. Razor admettait que l’usage de la magie avait un cout et qu’il ne fallait l’utiliser qu’en dernier recours ; mais elle ne faisait pas partie de cette génération qui estimait que cela voulait dire qu’on n’avait qu’à l’oublier complètement et se consacrer au culte de la Nature et à des études théoriques. La plupart des étudiantes ne voulaient même pas devenir sorcières, elles désiraient juste avoir un peu de background folklorique pour vendre des poteries ou des bracelets new-age.
Putains de hippies.
Elle, de son côté, passait pour une espèce de psychopathe accro à la bière, à la baston et à la magie noire. Encore un effet de l’institutionnalisation, tiens : au départ, la magie noire, c’était quand tu n’assumais pas le cout intrinsèque à l’utilisation de sorcellerie et que tu sacrifiais un poulet, un chien ou un enfant pour qu’il le paye à ta place. Maintenant, ça désignait de fait à peu près toute utilisation supérieure au fait d’allumer une bougie pour prier la Déesse et méditer en chantant.
À la fin de sa troisième année, Razor déprimait dans un bar et se disait qu’elle ne continuerait pas. Ce fut à ce moment-là qu’elle fit une rencontre qui allait changer sa vie.
— Il faut qu’on parle, fit la femme.
Pas de « bonjour », pas de « je peux m’assoir à cette table ? ». Elle avait une soixantaine d’années, les cheveux gris, et elle était imposante. Un peu plus petite que Razor, sans doute, mais beaucoup plus corpulente.
— Vous êtes qui ?
— Tu as sans doute entendu parler de moi, expliqua la femme en s’asseyant en face d’elle. On me connait sous beaucoup de noms. Je crois que le plus connu est Vénus.
Razor éclata de rire. C’était une blague, ce n’était pas possible autrement.
— Bien sûr, fit-elle. Et moi, je suis la reine d’Angleterre.
Razor croisa les yeux de son interlocutrice et comprit qu’elle ne plaisantait pas.
— Oh, merde, s’exclama-t-elle, avant de continuer à voix plus basse. La Vénus ?
— Ça dépend de ce que tu appelles la Vénus. Chui pas une déesse. Et j’ai plus de bras que la statue à la con.
— Ben merde, répéta Razor. Qu’est-ce que vous faites là ?
Vénus sortit un cigare de sa veste kaki et prit le temps de l’allumer avec un Zippo.
— J’ai discuté avec ta doyenne. D’après elle, tu serais plutôt douée, mais aurais des petits problèmes avec l’autorité, un manque de discipline et une légère tendance à la violence. Ça la fait chier, parce que je crois qu’elle t’aime bien, mais elle ne pense pas que tu puisses t’adapter au visage moderne de la sorcellerie.
— Ouais, admit Razor. Je ne suis pas une hippie. Vous voulez quoi ?
— Si tu commençais par me dire ce que tu sais de moi ? Je vais partir de là, ce sera plus simple.
— Vous avez été virée. Soi-disant parce que vous étiez transsexuelle. Vous l’êtes vraiment ?
Vénus se contenta de la fixer avec un regard inexpressif, et Razor comprit qu’elle ne répondrait pas.
— À mon avis, c’est plutôt que vous étiez incompatible avec, hum, le visage moderne de la sorcellerie. Je me plante ?
— Pas vraiment, admit Vénus. C’est un chouïa plus compliqué que ça, ’videmment, mais tu te plantes pas vraiment.
Elle tira sur son cigare et contempla la fumée un moment.
— Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? demanda Razor.
— Le monde a changé, répliqua Vénus. On ne pouvait plus être un ordre secret et désorganisé. ’videmment, on aurait peut-être pu essayer, j’admets, mais on avait le couteau sous la gorge. S’adapter ou se faire écraser. On n’a pas été les seules, hein ? Les vamps, les garous, c’était un peu le même deal.
— Donc, vous avez été virée.
— Un peu de patience, gamine. On n’avait pas le choix, mais certaines vieilles sorcières n’aimaient pas trop ça, tu vois ? S’incliner devant le gouvernement, l’État, ça les emmerdait. Avant, quand des trouducs venaient faire chier une sorcière et débarquaient avec des flambeaux, on n’appelait pas les condés. On s’assurait nous-mêmes qu’ils ne soient plus en état de tenir les flambeaux, parce qu’on est sympas, mais il faut pas déconner.
» Alors, l’idée c’était d’avoir quelque chose qui ne soit définitivement pas lié à la Sororité de Sorcellerie. Full deniability, comme disent les rosbifs. Alors, officiellement, il fallait que je sois virée, ouais.
— Mais officieusement ? demanda Razor.
— Sorcière un jour, sorcière toujours, répliqua Vénus en souriant. Bref, on est quelques-unes dans le coup, pas beaucoup, mais je me disais que ça pourrait te brancher.
Razor fronça les sourcils.
— J’avais entendu des rumeurs, expliqua-t-elle. L’Ordre occulte. Un groupe de sorcières prenant la justice dans leurs propres mains. J’ai toujours cru que c’était des conneries.
— C’est des conneries, répliqua Vénus. Nous, on s’est baptisées le Département de métaphysique appliquée.
***
Évidemment, Razor accepta l’offre de Vénus. Elle passa les quatre années suivantes à faire partie d’une organisation secrète. Dit comme cela, c’était plus impressionnant que la réalité : en tout et pour tout, elles ne furent jamais plus de dix, et leur QG était un appartement deux-pièces miteux.
Même leur nom était une blague. Lorsque Razor avait demandé :
— Pourquoi le Département de métaphysique appliquée ?
Vénus lui avait répondu en souriant :
— On pose des questions métaphysiques, et on permet de les résoudre. Qu’y a-t-il après la mort ? On le fait découvrir à certaines personnes. Pourquoi des gens font-ils le Mal ? Parce qu’on ne leur a pas encore botté le cul. Dieu existe-t-il ? On fait tout pour que ça n’arrive pas. Comme dirait Bakounine, si Dieu existait, il faudrait s’en débarrasser ; mais il ne s’est jamais donné les moyens de le faire au cas où. Nous, on est plus sérieuses.
Il ne s’agissait pas vraiment de prendre la justice dans leurs propres mains. L’idée de base était la suivante : d’accord, c’était maintenant les états, leurs gouvernements et leurs polices qui surveillaient tout ce qui avait trait au surnaturel ; mais qui surveillait les surveillants ? Le Département de métaphysique appliquée faisait cela, entre autres choses.
L’essentiel de leur « travail » consistait à tenir à l’œil les différents groupes, associations, projets gouvernementaux ou milices privées qui étaient liés au surnaturel, et plus particulièrement à la magie, évidemment. Cela impliquait un recours assez intensif à la sorcellerie et à la technologie, notamment lorsqu’il s’agissait d’espionner des gens payés pour espionner d’autres gens.
Parfois, il fallait plutôt s’infiltrer dans des groupes, ce que Razor trouvait plus excitant que planquer dans un van avec une nerd qui essayait de capter le champ électromagnétique émis par l’écran d’ordinateur de leur cible.
Dans tous les cas, elles faisaient des rapports qui officiellement n’existaient pas à quelques vieilles sorcières de la Sororité. Dans l’autre sens, celles-ci leur donnaient régulièrement des informations obtenues par telle ou telle sorcière, et vu qu’il y avait des sorcières sur à peu près tous les continents, ça couvrait un terrain assez vaste.
Rarement, mais tout de même régulièrement, elles recevaient un message laconique : « Intervention souhaitée ». C’était une façon compatible avec le visage moderne de la sorcellerie d’indiquer qu’une menace devait être éliminée.
C’était vu comme le sale boulot, et personne ne voulait s’en charger. Avant que Razor n’arrive, c’était essentiellement Vénus qui s’occupait de ce genre d’« interventions », mais elle lui avait rapidement filé des coups de main. Contrairement aux autres, Razor n’avait pas de grand problème moral à se salir les mains. Elle n’avait aucun doute sur le fait que les types qui étaient visés étaient de vraiment sale types qui ne manqueraient pas à grand-monde. C’était en général des ordures finies qui se pensaient intouchables. La plupart du temps, ils ne l’étaient pas tant que ça.
C’est sans doute cela qui expliquait la sale réputation de Vénus et toutes les rumeurs sur un Ordre occulte : en vérité, elles ne passaient pas souvent à l’action, mais lorsqu’elles le faisaient, c’était sur des connards qui étaient en général haut placés, et leur mort passait moins inaperçue qu’un règlement de comptes entre gangs.
La plupart du temps, ces interventions ne nécessitaient aucune magie particulière, sauf éventuellement pour pouvoir accéder plus facilement à la cible ou pour filer en vitesse. En général, l’élimination se faisait de façon très conventionnelle avec un fusil à lunette ou des explosifs. Certains mages aimaient bien sortir des boules de feu à tout bout de champ pour montrer qu’ils avaient la plus grosse, mais le Département de métaphysique appliquée privilégiait la simplicité et l’efficacité.
Razor apprécia ses premières années là-bas. Elles prenaient des risques, mais ce n’était pas inconsidéré, et elles pouvaient toujours compter sur Vénus pour les tirer d’un mauvais pas. C’était la plus vieille du groupe, celle qui avait le plus d’ancienneté, le plus d’expérience, et, eh bien, c’était Vénus. N’importe quelle sorcière avait entendu parler d’elle. D’accord, ses exploits, ou ses méfaits, selon les versions, étaient largement exagérés : Razor ne la vit jamais ouvrir une porte dans le temps, négocier avec un démon, ou revenir d’entre les morts, toutes sortes de choses qu’elle avait entendues sur elle avant de la rencontrer. Malgré cela, elle restait l’une des sorcières les plus aguerries encore vivantes et elle était toujours là lorsqu’il le fallait vraiment.
Razor aimait ce qu’elle faisait, parce qu’elle avait l’impression que c’était utile. À ses yeux, le DMA était la seule force réelle, en termes de magie et de surnaturel, qui s’opposait aux puissants de ce monde. Il y avait des tas de gangs de vampires ou de loups-garous, et même de mages ou de sorcières, mais la plupart survivaient soit en se tenant scrupuleusement à l’écart de la police et de tout gouvernement, soit en s’arrangeant pour rester plus ou moins tolérés par ceux-ci, au moins à titre officieux. Le Département de métaphysique appliquée, malgré ses effectifs limités, était le seul groupe conséquent à oser s’y opposer frontalement.
Ce n’était pas sans inconvénient : elles étaient considérées comme des terroristes dans de nombreux pays, et devaient en permanence vivre dans l’ombre. Comme Razor n’avait pour ainsi dire pas de vie en dehors du DMA, cela ne lui posait pas de grand problème, et elle avait fini par apprécier le fait de changer d’identité et d’apparence comme de polo. Elle était amenée à parcourir le monde, et elle aimait ça aussi, à ce moment-là.
Parfois, la Razor d’aujourd’hui, si effrayée à l’idée de sortir de chez elle, était admirative de l’audace et de la nonchalance dont avait pu faire preuve la Razor du passé. Toujours est-il que les premières années étaient toujours de bons souvenirs, à ses yeux.
Les choses se compliquèrent lorsque le Département se fit un ennemi qui était bien plus fort que lui. À partir de ce moment-là, ce n’était plus de très bons souvenirs.
Tout partit de la Confrérie de la lumière, une sorte de secte de mages qui, à première vue, semblaient surtout vouloir collectionner des reliques magiques, ce qui évidemment ne plaisait pas trop à la Sororité de sorcellerie. Une paire de fois, le DMA dut intervenir pour récupérer tel ou tel objet mystérieux censé avoir de grandes capacités.
Razor ne niait pas que de tels objets existaient : ils pouvaient être enchantés, avoir appartenu longtemps à un puissant thaumaturge, ou encore avoir été exposés à un sort efficace. Cela dit, elle estimait que dans la majorité des cas, c’était juste des breloques qui n’avaient pour seule valeur que celle qu’on voulait bien leur accorder. Autant dire qu’au départ, elle prenait à la légère ce genre de missions.
Et puis, au fur et à mesure, elles eurent plus de renseignements sur les membres de cette secte. Vénus reconnut en particulier un certain Herman Bohr, qui n’utilisait plus ce nom-là mais allait se révéler être sa Némésis.
Bohr était un sale type. Un vraiment sale type. C’était difficile de faire pire, à bien y réfléchir. Déjà, il avait bossé pour les nazis pendant la seconde guerre mondiale. Il était responsable des expérimentations sur les différentes créatures surnaturelles existantes et avait été surnommé sans grande originalité Der Hexenmeister, le Sorcier. Les nanas du Département de métaphysique appliquée n’étaient pas aussi allergiques aux noms de plus de deux syllabes que pouvait l’être Karima, mais elles avaient unanimement décidé de se contenter de Hexen.
Il n’y avait pas beaucoup de sources et d’archives sur les expériences qu’il avait bien pu mener à ce moment-là, mais à force de recherche, elles finirent par découvrir qu’il avait une fascination pour les elfes.
Après la chute du troisième Reich, Hexen avait disparu de la circulation. Apparemment, il s’était reconverti dans la recherche de reliques.
Lorsqu’elles communiquèrent ces informations aux sorcières de la Sororité, elles ne tardèrent pas à recevoir, sans grande surprise, la réponse « intervention souhaitée ». Razor fut la première à essayer de s’y coller, et procéda de manière habituelle : elle repéra un emplacement en hauteur, aligna la tête de sa cible dans le viseur de son fusil à lunette, et pressa sur la détente.
C’était fin 2003, et cela marqua le début des emmerdes.
La balle n’atteignit jamais sa cible. Razor aurait dû s’y attendre, songea-t-elle plus tard. Hexen était un putain de vieux sorcier ivre de pouvoir, il avait forcément quelques tours dans son sac. Dévier les balles en faisait partie.
Ce jour-là, Razor parvint à s’échapper de justesse, mais cela lança une guerre souterraine entre le Département d’un côté, et Hexen et ses amis de l’autre.
Et les sorcières durent se rendre à l’évidence : les amis en question ne se limitaient pas à la petite secte de la Confrérie de la lumière. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Herman Bohr, qui était devenu Herman Johnson, s’était racheté une image et fait de nouveaux alliés.
En particulier, elles devaient le réaliser plus tard, il collaborait depuis les années quatre-vingt avec la CIA, intéressée par ses nombreuses connaissances en matière de sorcellerie mais aussi de vampires et de loups-garous. Il avait notamment collaboré au projet Stargate, qui utilisait les capacités de vision à distance à l’époque où les drones n’étaient pas aussi courants.
Les conséquences de ces liens furent désastreuses pour le petit Département de métaphysique appliquée : Hexen se servit de ses contacts pour localiser un certain nombre de ses membres, et commença les représailles.
Deux sorcières furent tuées avant qu’elles ne puissent réagir. Vénus et Razor décidèrent qu’il était temps de se débarrasser de cette saloperie de nazi, et employèrent la méthode forte : il pouvait dévier les balles ? Tant mieux pour lui. Elles allaient regarder s’il était capable de dévier une camionnette remplie d’explosifs.
Leur plan, s’il manquait de subtilité, avait l’avantage d’être difficile à contrecarrer. Même un sorcier puissant n’était pas censé résister à une explosion capable de démolir un petit bâtiment.
Il n’était pas censé, mais c’est pourtant ce qu’il fit, au grand désespoir de Razor et Vénus. Oh, elles parvinrent bien à tuer une poignée de ses hommes de main, oui, mais Hexen lui-même ? Pas une égratignure. Il n’avait même pas été touché par les flammes.
Razor, qui regardait la situation à la jumelle et devait juste conduire la voiture pour permettre à Vénus de se tirer de là, n’oublierait jamais le sourire arrogant qu’il arborait sur son visage à ce moment-là. Non seulement il n’avait pas été blessé, mais cela l’avait amusé.
La semaine d’après, une autre sorcière du DMA était retrouvée décapitée. Vénus fit alors la seule chose qu’elle pouvait faire pour le moment : reculer. Elle décida de dissoudre le Département de métaphysique appliquée, fournit de nouvelles identités civiles à chacune de ses membres et les fit disparaitre dans la nature.
Ne restèrent alors qu’elle et Razor. Celle-ci n’avait aucune envie de poursuivre la guerre et aurait aimé, à ce moment, pouvoir retrouver une vie normale. Vénus l’encouragea d’ailleurs à le faire, mais elle ne pouvait pas. C’était elle qui avait tiré la première balle, qui avait tout déclenché. Les morts de toutes ses camarades étaient de sa faute, et la seule façon de réparer cela était d’éliminer définitivement ce trou du cul nazi d’Hexen.
Vénus et elle cherchèrent une occasion pendant des mois. Elles épluchèrent les informations que continuait à leur envoyer la Sororité et enchainèrent les nuits à faire la planque.
Finalement, ce fut Vénus qui trouva la solution. Elle savait qu’Hexen devait rencontrer des gens de la CIA, elle savait où, et elle savait quand. Les solutions simples pour l’éliminer n’avaient pas marché ? Très bien, il était temps de passer à la magie.
Et c’est comme ça, dans le courant de l’année 2004, que Vénus, assistée par Razor, ouvrit un portail vers l’Enfer en plein milieu d’un bureau de la CIA.
La magie, c’était l’une des premières choses qu’avait apprises Razor, avait un cout. Évidemment, ouvrir un portail vers l’Enfer en était un énorme, même pour une des sorcières les plus aguerries encore en vie. Ce jour-là, ce fut la fin de Vénus.
Razor ne s’en remit jamais complètement non plus. Contrairement à Hexen et aux agents de la CIA qui se tenaient dans la pièce, elle n’avait pas été transportée en Enfer, mais elle avait pu y jeter un coup d’œil. En tant que sorcière, elle avait déjà eu des aperçus de l’au-delà, mais jamais comme cela.
Le pire, c’était le cri des agents de la CIA. Hexen était une ordure, il méritait ce qui lui arrivait, mais eux ? Ça ne lui paraissait pas aussi évident. Pas après avoir vu ce qu’il y avait de l’autre côté.
Chapitre 17
Fuck a duck
Une fois que Razor eut terminé de raconter son histoire, Shade fut la première à s’exprimer sur ce qu’elle avait raconté :
— Fuck a duck ! Je pensais débarquer dans des histoires de règlements de comptes entre gangs locaux. Comment vous avez fait pour vous mettre dans une merde pareille ?
— Je suis désolée, intervint Cookie, mais je ne comprends pas bien ce que Hexenmachin vient faire avec notre merdier actuel. Je veux dire, il y avait ton colonel Montales, hein ?
Elle s’adressait à Crow, qui hocha la tête en approbation.
— Un connard de vampire stalinien, reprit Cookie. Qu’est-ce qui te fait dire que ton sorcier nazi est dans le coup ?
Cette fois-ci, elle s’adressait à Razor mais, trop occupée à s’allumer une nouvelle cigarette (elle avait pourtant dû en fumer une dizaine en racontant son histoire), ce ne fut pas elle qui répondit.
— Mes rêves, expliqua Cassandra. Plus exactement, des sortes de souvenirs.
Karima fronça les sourcils.
— Tu parles de tes cauchemars chelous ?
— Oui. C’est comme si j’avais des souvenirs de ce type, au moment où il a été envoyé en Enfer. Razor était dedans, et Vénus aussi. Je ne savais pas que c’était elle, mais ça correspond à la description.
Elle hésita un moment, songeuse, puis ajouta :
— Et puis, il y a ce moment où je me suis souvenue de Vénus, quand Razor parlait de sorcellerie. Ça ne devait pas être le hasard, mais mon subconscient qui puisait dans les souvenirs d’Hexen.
— Oui, admit Razor. Ça parait logique.
Cookie se prit la tête dans les mains. Tout cela devenait affreusement compliqué.
— Non, ce n’est pas logique, soupira-t-elle. Pourquoi tu aurais des souvenirs de lui ?
— J’y ai réfléchi, dans la voiture, fit Razor. Je crois que ça expliquerait l’amnésie temporaire de Cassandra. Je sais qu’il existe des sorts pour s’introduire dans la mémoire de quelqu’un.
— Quoi ? Ce type est entré dans ma tête ?
Cassandra cracha par terre de dégout.
— Je suppose qu’il voulait savoir ce que tu savais. En te laissant au passage ces souvenirs… ces cauchemars. Je pense qu’il savait que tu allais te réveiller en vampire, et qu’il voulait se servir de toi pour me faire passer un message. Il joue avec moi. Merde, je n’aurais pas dû venir avec vous.
Cookie soupira. Razor commençait à lui casser les noix, avec sa rengaine.
— Arrête avec ça, tu veux ? Vraiment. Explique-moi plutôt le rapport avec Montales.
— Je ne sais pas, admit Razor. Ils ont dû se rencontrer à un moment, je suppose.
— Un enfoiré d’ex-stalinien allié à un ancien nazi, commenta Karima. Sérieusement ? Ils ont décidé de former une ligue des trous du cul fadas de régimes totalitaires et ils veulent se partager la Pologne ?
Il y eut un éclat de rire collectif. Ce n’était pas très drôle, à bien y réfléchir, mais elles avaient sans doute besoin de faire tomber la tension. Même Razor souriait, nota Cookie.
— Bah, reprit Karima, le bon côté de tout ça, c’est qu’au moins on n’aura pas de problème de conscience à les buter, hein ?
— Le souci, soupira Razor, c’est que je ne vois vraiment pas comment faire. On est mal barrées, les meufs.
— Tu rigoles ? protesta Betty. Regarde qui on est. Une sorcière, deux vampires avec, je suppose, des compétences de combat avancées, deux expertes en informatique et une garagiste.
Razor ne semblait pas très convaincue.
— Mais bordel ! protesta Betty. On est l’équipe de jeu de rôle idéale, quand t’y réfléchis bien. On n’a qu’à faire un peu de level-up, et on va leur botter le cul sévère, à ces trouducs.
Elle dut réaliser qu’elle n’avait pas pris en compte les deux motardes nouvelles venues, ni Elvira, qui assistait également à la conversation, un peu à distance.
— Et puis, ajouta-t-elle, des guests aux compétences que je n’ai pas encore pu évaluer mais qui seront sans doute utiles.
— Bonne attitude, approuva Morgue. Mais sinon, vous avez un début de plan ? Je ne voudrais pas être négative, mais personnellement, cette histoire de pouvoir de dévier les balles ne me plait pas. Je déteste quand on ne peut pas régler la situation en sortant les gros calibres. C’est vraiment frustrant. J’avais embarqué plein de flingues en me disant que ce serait une contribution majeure qui permettrait de résoudre le problème, et ce connard peut dévier les balles. Sérieusement, ça devrait être interdit. Je déteste ça. C’est comme dans les jeux vidéos, les boss qu’on ne peut toucher qu’une seconde toutes les dix minutes.
— Ouais, admit Karima, c’est chiant, ça.
Razor soupira. Même si elle détestait la vampire avant même de l’avoir vue, elle avait espéré que son arrivée permettrait au groupe d’arrêter de prendre les choses à la légère et de se croire dans leur console de jeu. Manifestement, c’était raté.
— On pourrait quand même voir les flingues ? demanda Betty, un peu trop enthousiaste au gout de Razor.
Il y eut un peu de discussion sur le sujet. Elvira finit par admettre que la chambre de ses parents donnait de l’autre côté, et qu’ils ne risquaient donc pas de voir ce qu’elles faisaient s’ils jetaient un coup d’œil par la fenêtre.
— Mais vous ne tirez pas de coup de feu, d’accord ? Si j’entends une détonation, vous dormez dehors.
Pendant que le petit groupe se dirigeait vers les motos, Razor alla chercher deux bières dans le réfrigérateur et rejoignit Crow, qui était restée à l’écart pendant tout ce temps.
Elle tendit une des bières à la vampire et s’assit dans l’herbe à côté d’elle.
— Ça va ? demanda-t-elle.
— Je suppose.
— J’imagine que tu te serais passée de sa présence.
Crow décapsula sa bouteille et avala quelques gorgées de bière.
— Merde, cracha-t-elle. Je sais bien qu’on a besoin d’elle, c’est juste que ça me fait chier de voir sa gueule.
Razor s’alluma une cigarette mais ne répondit rien. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien dire, après tout ?
— Tu sais quoi ? demanda Crow. Elle me fait penser à ces connards de héros de films d’action.
— Hein ?
— Tu sais, le connard qui ne s’est jamais occupé de son môme. Mais il débarque quinze ou vingt ans après, comme une fleur, en s’attendant à ce que tout se passe bien. Et comme c’est bien foutu, il y a une catastrophe nucléaire à ce moment-là et le héros sauve le monde, alors le gamin finit par se jeter dans ses bras.
Razor tira sur sa cigarette, toujours silencieuse.
— Ce que je veux dire, reprit Crow, c’est que Morgue débarque comme une fleur, et je suis sure qu’elle se dit que parce qu’on a besoin de son aide, je vais lui pardonner et me jeter dans ses bras.
Razor hésita à dire sa phrase favorite, « putains de vampires », mais se ravisa. Apparemment, ses diatribes contre les morts-vivants avaient blessé Cassandra, elle n’avait pas envie de faire la même chose à Crow.
À la place, elle posa maladroitement sa main sur l’épaule de la gothique.
— Je ne sais pas quoi te dire. Je suis vraiment désolée.
Crow se mit à sangloter. Razor se mordit les lèvres. Elle ne savait vraiment pas quoi faire dans ce genre de situations.
— Je sais que ce n’est pas important, tout ça, par rapport à ce qu’on est en train de vivre, pleurnicha la vampire. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que je me haïrais moins pour ce que je suis devenue si elle avait été là au bon moment.
***
— Bon, fit Morgue en approchant sa main des sacoches de sa moto. Laissez-moi vous montrer ces petits jouets.
Betty et Karima semblaient impatientes de voir des pistolets dans la vraie vie, tandis qu’Elvira était moins enthousiaste et regardait cela d’un peu plus loin.
Cookie était à côté d’elle, un peu mitigée. D’un côté, elle pensait que la situation justifiait de se familiariser avec l’utilisation d’armes à feu ; de l’autre, elle avait peur des conneries que pourraient faire ses deux copines si on leur en donnait.
— Une seconde, protesta Shade, toujours en anglais. Avant que tu ne sortes ces armes, je voudrais tout de même rappeler que, non, il ne s’agit pas de jouets.
— Oh, allez ! protesta Morgue. T’es censée être américaine, je te signale.
Karima ricana, mais Shade ne semblait pas amusée.
— Sérieusement, fit-elle. Ces trucs ont une utilité, et une seule : tuer, ou blesser sévèrement, le type que vous avez en face. Ce n’est pas fait pour frimer ou pour déconner après une soirée arrosée. Vous avez idée de combien de gens se tirent une balle dans le pied en faisant ce genre de conneries ? Quand il ne s’agit pas de buter leur meilleur pote par inadvertance.
— You are totally right, approuva Cookie.
Imitant la louve-garou, elle avait tenté de parler anglais, mais, réalisant qu’elle avait un accent catastrophique, elle se ravisa et poursuivit en français pour s’adresser à Betty et Karima :
— Je me rappelle ce qui s’est passé quand vous avez fait mumuse avec une bombe lacrymo.
— C’était tout à fait voulu, protesta Karima. C’est important de s’habituer aux effets du gaz, ça peut être très utile en manifestation.
Cookie soupira. Elle n’avait jamais entendu d’excuse aussi lamentable.
— Et puis, ajouta Betty, on sait faire attention avec les trucs dangereux. Par exemple, on ne s’est jamais cramé la rétine avec les pointeurs laser surpuissants commandés sur Internet.
— Non, admit Cookie, mais vous avez fait un trou dans votre canapé.
— Et alors ? Razor aussi a brulé un peu le canap’ avec un mégot, et on ne lui ressort pas ça tout le temps.
Morgue soupira.
— Je peux commencer ? demanda-t-elle.
Le silence se fit, et elle sortit un pistolet de la sacoche.
— C’est un Glock 17 quatrième génération, expliqua-t-elle. Ça nous vient tout droit des surplus de l’armée américaine.
— Sérieusement ? demanda Betty. On peut avoir des flingues dans les surplus américains ?
Shade soupira.
— Non, expliqua-t-elle, on peut avoir des armes quand on a certains contacts dans l’armée US.
— Wow, siffla Karima, admirative. Vous avez ce genre de contacts ?
— Je suis une ancienne marine, expliqua Shade. Unité de loups-garous pendant la seconde guerre mondiale. J’ai peut-être quitté l’armée il y a plus de soixante ans, mais les garous vivent vieux et honorent leurs dettes.
— Voilà, fit Morgue, qui commençait manifestement à en avoir marre d’être interrompue. Donc, le chargeur, ça s’enlève, comme ça.
Elle appuya sur un bouton et le pistolet éjecta son chargeur, que Morgue récupéra dans l’autre main.
— Ensuite, on met les balles dedans. Pas ce soir, évidemment, parce qu’il ne faut pas tirer de coup de feu. Ensuite, on remet dans le pistolet, et on l’arme, comme ça.
Il y eut un schlack lorsqu’elle fit coulisser la culasse.
— On ne fait ça que pour la première balle du chargeur, mais vous devez le savoir. Il n’y a pas de sécurité sur ce modèle, donc on évite de se trimbaler avec un flingue armé dans la poche, d’accord ? Comme l’a rappelé Shade, ces jouets sont dangereux.
La louve-garou leva les yeux au ciel. Son message n’était pas complètement passé, apparemment.
— Je peux le prendre ? demanda Karima.
Morgue lui tendit l’arme avec un grand sourire.
— Je pensais que ce serait plus lourd, constata Karima.
Elle essaya de mettre le pistolet à l’arrière de son pantalon, puis rabattit sa veste par-dessus.
— Vous avez aussi des holsters ? demanda-t-elle.
Cookie soupira. Elle trouvait un peu inquiétant l’enthousiasme de ses deux copines pour ces engins.
— Je crois que j’en ai pris deux ou trois, répondit Morgue.
— Cool !
Karima mit la main droite dans son dos, attrapa l’arme et la braqua rapidement sur Morgue en la tenant à l’horizontale.
— Je fais ça bien ? demanda-t-elle.
— Pas mal.
— Sauf qu’on ne pointe jamais une arme sur quelqu’un à moins de vouloir tirer, soupira Shade. Même si elle n’est pas chargée. Ce n’est pas un putain de jeu.
Morgue reprit l’arme des mains de Karima.
— C’est vrai, admit-elle.
Elle regarda Karima avec un petit sourire.
— Sinon, sortir son arme, c’est facile. Ça, c’est déjà un peu plus technique.
Elle commença à faire tournoyer le Glock autour de son index. Cassandra, qui avait jusque-là observé en silence, lâcha un soupir bruyant.
— Est-ce que vous êtes en train de faire une espèce de combat de coqs, toutes les deux ? demanda-t-elle. Parce que, si c’est le cas, c’est vraiment pathétique.
— C’est vrai, admit Karima. Les adultes règlent leur différend en jouant à Street Fighter.
Morgue leva les yeux au ciel.
— Tu es vraiment en train de me défier à Street Fighter ? demanda-t-elle. Sérieusement ? T’as aucune chance. Je faisais déjà des hadokens que tu n’étais même pas née.
Chapitre 18
Les loseurs accusent toujours le matériel
Après avoir passé une heure seule avec Crow, Razor finit par la convaincre d’aller rejoindre le reste du groupe. Après tout, elle ne pourrait pas éviter Morgue éternellement. Et puis, la gothique avait l’air d’aller un peu mieux et il lui semblait qu’elle ne s’effondrerait pas en larmes en voyant sa génitrice.
Elles s’assirent sans dire un mot à côté des autres, qui s’étaient à nouveau installées à la table du jardin après que Morgue leur ait montré les armes.
— Ça tombe bien que vous veniez, annonça Shade. On essayait de réfléchir à ce qu’on allait faire.
— Mes parents sont là jusqu’à la fin de la semaine, annonça Elvira. Après, ce sera compliqué de rester.
Razor hocha la tête. Elle ne s’était pas projetée aussi loin dans le temps.
— Sinon, ajouta Cassandra, il faudrait qu’on ait plus d’informations sur Hexen. La question, c’est : comment on s’y prend ?
— J’ai essayé d’appeler mes contacts à la Sororité, expliqua Razor, mais la plupart des numéros que j’avais ne sont plus bons.
Celle qui avait été la plus impliquée là-dedans s’appelait Ezili, et elle aurait bien aimé pouvoir la joindre ; mais elle n’avait plus son numéro et la vieille sorcière n’était pas exactement dans les pages jaunes.
— On a des copines chez les sorcières de Lille, fit Cassandra, songeuse. Peut-être qu’elles pourraient filer un coup de main. On voit ça toutes les deux ?
Razor acquiesça d’un signe de tête.
— Sinon, reprit Morgue, il y a la piste du vampire qui vous a attaquées. Shade et moi, on va essayer de voir si on ne connaitrait pas des gens qui connaitraient des gens qui l’auraient déjà vu.
— Tout ce qu’on sait, demanda la louve-garou, c’est qu’il ressemble à Schwarzenegger ? Pas de nom, pas de photo ?
— Non, répondit Razor. Il ne s’est pas présenté.
Shade grimaça. La sorcière la comprenait : retrouver quelqu’un avec une description aussi vague, ça ne s’annonçait pas évident.
— Il ne ressemblait pas tant que ça à Schwarzy, en plus, ajouta Cookie. Il était blond. Arnold n’est pas blond.
— Il a une sale tendance à dire « poupée », nota Cassandra. Je ne sais pas si ça peut aider.
Betty se racla la gorge.
— Hum, fit-elle. Sinon, Car et moi, on a eu une idée.
— Quel genre d’idée ? demanda Morgue.
— On se demandait, expliqua Karima, comment ça marchait, pour que ce type arrête les balles ?
— Et les voitures piégées, rappela Razor.
— Ça aussi. Je veux dire, la magie n’existe pas complètement en dehors des lois physiques. Tu as une idée de comment ça peut marcher ?
Razor leva les yeux au ciel. Elle avait rencontré ce type trois fois, et de loin. Elle n’avait pas fait des études scientifiques sur lui.
— Non, je ne sais pas.
— On se demandait si ça agissait uniquement sur les objets qui avaient une masse, expliqua Betty.
Razor sortit une cigarette. Elle sentait que la discussion allait la fatiguer, et elle doutait que les deux nerds aient vraiment trouvé un plan infaillible. Alors qu’elle allumait son briquet, elle réalisa qu’en face d’elle, Morgue avait exactement la même réaction et était également en train de s’allumer une clope.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? demanda la sorcière. Vous comptez lui envoyer une balle qui n’a pas de masse ?
— Exactement ! s’exclamèrent en chœur Betty et Karima.
Razor les regarda sans comprendre.
— Des photons, expliqua Betty. De la lumière.
— Ce n’est pas un vampire, protesta Razor. Il ne craint pas la lumière du jour.
Après avoir prononcé sa phrase, elle se demanda si elle n’avait pas tort. Ce type était revenu d’entre les morts, et il trainait avec Montales, membre de l’Ordre vampirique. Peut-être bien qu’Hexen était devenu un mort-vivant, en fin de compte.
— C’est Cookie qui a évoqué ça tout à l’heure, expliqua Betty, ça nous y a fait penser. Tu te rappelles, quand j’avais cramé le canapé avec le laser que j’avais commandé sur Internet ?
— Ouais. C’était très con.
— On pourrait utiliser un plus gros laser.
À côté d’elle, Crow secoua la tête.
— Vous regardez trop de science-fiction, les filles. Les pistolets laser, ça n’existe pas.
— Non, admit Karima. Mais l’armée américaine développe des systèmes antimissiles à base de rayon laser. On parle d’une puissance de cent à mille kilowatts.
— Au moins cinquante mille fois celle du laser qui a brulé le canapé, ajouta Betty.
— Et en plus, reprit Karima en se tournant vers Shade, on a ici quelqu’un qui a des contacts dans l’armée américaine.
La louve-garou éclata de rire.
— D’accord, finit-elle par dire. C’est n’importe quoi. Oui, j’ai des vieux amis qui peuvent de temps en temps me filer des pistolets. Si je demande très gentiment, je peux parfois avoir un fusil mitrailleur. Vous savez pourquoi ? Parce qu’il y en a des pelletées, et qu’une boite qui disparait de temps en temps, ça passe inaperçu. Retirer une défense antimissile d’un porte-avions, ça se verra un peu plus.
Quel dommage, songea Razor. Il n’allait pas être possible de régler leurs problèmes avec un rayon de la mort.
— Peut-être qu’ils en ont en stock qui ne sont pas encore installés ? suggéra Betty. On le rendrait après. Allez, ça vaut le coup d’essayer, non ?
— Je passerai un coup de fil, concéda Shade, sans doute plus pour leur faire plaisir qu’autre chose.
Razor attrapa un paquet de chips qui trainait sur la table, et constata qu’il était vide. Chiotte. Voilà ce que c’était : on partait discuter avec une copine qui n’allait pas bien, et quand on revenait, il n’y avait plus rien à grailler.
— Bien, fit Morgue. Quelqu’un d’autre a une idée ?
— Moi, annonça Crow en évitant de la regarder. Pas une idée, une information.
Razor ouvrit une bouteille de bière. À défaut de chips, au moins, il restait de l’alcool.
— Quand j’ai raconté comment j’avais rencontré Montales, j’ai un peu menti. Je ne l’ai pas vraiment croisé par hasard.
Razor hocha la tête, peu surprise. Elle avait trouvé depuis le début que ça faisait une sacrée coïncidence.
— Ça fait des années que je le traque, reprit Crow. Quand j’ai retrouvé sa trace et appris qu’il était dans l’Ordre vampirique, j’ai réalisé que je ne pourrais pas l’atteindre si facilement. Alors j’ai déménagé, et j’ai trouvé un boulot dans un des bars où je savais que des types de l’Ordre passaient régulièrement.
— D’accord, fit Cookie, mais qu’est-ce que ça change ?
— Quand je disais que j’avais entendu la discussion qu’il avait eue dans ce bar, ce n’était pas parce que je tendais l’oreille. Ils faisaient ce genre de réunions dans une pièce privée. Je les ai un peu, disons, mis sur écoute.
Elle se tourna vers Cookie et lui fit un petit sourire.
— Ce que ça change, reprit-elle, c’est que j’ai un certain nombre de fichiers concernant Montales et l’Ordre sur mon disque dur. Du son, des photos. Je ne suis pas sure qu’il y ait grand-chose d’utile, mais peut-être que j’ai raté des trucs.
Razor se permit d’afficher un sourire. Ce n’était qu’une piste, mais cela lui semblait un début. L’ensemble de la discussion, même la partie sur les lasers, lui faisait dire qu’elles n’étaient peut-être pas aussi désespérées qu’elle avait pu le croire.
— Super, fit Morgue. Autre chose, ou on a terminé ?
Personne d’autre n’avait d’idée. La bikeuse se tourna alors vers Karima avec un air prédateur.
— Parfait. Maintenant, il est temps que je te défonce à Street Fighter.
***
Razor et Cassandra s’étaient assises dans le canapé du salon pour passer des coups de téléphone. Pendant ce temps, Morgue et Karima s’étaient installées sur la grande table et s’affrontaient sur un vieux jeu vidéo, sous le regard attentif de Betty.
Pas étonnant que leurs valises soient lourdes, songea Razor : elles avaient emmené des manettes de jeu en plus de leurs ordinateurs portables.
— Allo, Sigkill ? fit Cassandra, qui venait de réussir à joindre son interlocutrice. Tu es chez toi ?
— Ouais.
— Valérie est là ?
— Tu veux lui parler ?
— Si tu pouvais mettre les hauts-parleurs ? Je voudrais vous parler à toutes les deux.
— Une seconde, je reviens.
Casse profita de la pause pour se tourner vers Razor.
— Sigkill, expliqua-t-elle, est bibliothécaire à la Sororité de Lille. Valérie est étudiante en dernière année.
— Allo ? fit une autre voix au téléphone. Valérie, en conclut Razor.
— Salut ! s’exclama Cassandra. Je suis contente de vous entendre. Je suppose que vous êtes au courant de ce qui m’est arrivée ?
— Morgue m’a expliqué. Est-ce que je dois dire « félicitations » ou « désolée » ?
— J’aurais préféré que ça se passe différemment, mais ça me va d’être une vampire. Vous vous en doutiez, non ?
— Carrément, répondit celle qui s’appelait Sigkill.
Razor s’alluma une cigarette, s’attendant à ce que leurs retrouvailles téléphoniques durent un certain temps. Elle se trompait : la vampire aborda tout de suite le sujet brulant.
— Est-ce que vous avez déjà entendu parler du Département de métaphysique appliquée ? demanda-t-elle.
Razor grimaça. Elle n’aimait pas beaucoup l’idée d’évoquer cela au téléphone. Elle se rassura en se disant qu’avec toutes les geeks avec qui elle trainait, la ligne était probablement vaguement sécurisée.
— Jamais, répondit Valérie. C’est quoi ?
— Un groupe de sorcières qui bossaient avec Vénus après qu’elle se soit faite virer.
— L’Ordre occulte ? demanda Sigkill.
Razor soupira. Pourquoi est-ce qu’il fallait toujours qu’on les affuble de ce nom-là ? Département de métaphysique appliquée, ce n’était pas tellement mieux, d’accord, mais il y avait au moins un certain trait d’humour. Là, c’était juste pompeux et ridicule.
— Voilà, fit-elle néanmoins.
— Je suis avec une nana qui s’appelle Razor, reprit Cassandra. Elle a fait partie de ce groupe. Il faudrait que vous trouviez une vieille sorcière au courant de son existence. Vous pensez que c’est faisable ?
— Je peux voire ça demain, répondit Valérie. Je ne garantis rien, évidemment.
— Vous ne sauriez pas comment joindre Ezili ? intervint Razor.
Il y eut un silence. Probablement une réflexion à l’autre bout de la ligne.
— Désolée, ça ne me dit rien. Je ne suis pas exactement dans le cercle intérieur, et en dehors de Lille…
Razor essaya de réactiver ses neurones. Lille, qui est-ce qu’elle avait connue à Lille ?
— Est-ce que Sally est toujours dans le coin ? demanda-t-elle finalement.
— Elle ne vient pas souvent, répondit Valérie. Elle a plus de quatre-vingts balais.
— Si tu pouvais trouver quelqu’un qui sait comment la joindre, suggéra Razor. Sinon, on cherche tout ce qu’on peut trouver sur Hexenmeister, alias Herman Bohr. On cherche des informations récentes sur lui.
— Récentes ? s’étonna Valérie. On parle bien de l’ancien nazi ? Il n’était pas mort ?
Il aurait dû, songea Razor. Comment avait-il pu survivre à l’Enfer ? Pas l’Enfer métaphorique, mais le vrai putain d’Enfer ?
— Il semblerait qu’il ne le soit plus, répondit-elle.
— Chiotte. On va essayer de se renseigner. Autre chose ?
— Oui, fit Cassandra. C’est pour toi, Sigkill. On voudrait savoir si les sorts qui permettent de dévier les balles ou les objets peuvent aussi arrêter la lumière.
Razor était un peu surprise par cette question. De toute façon, le plan de Betty et Karima n’était pas réalisable, si ? Il était évident que le ou les anciens potes militaires de Shade ne la laisseraient pas emprunter un de leurs jouets les plus chers.
— Laisse-moi réfléchir, fit Sigkill. Hum. Si on parle d’un champ de force passif, ça doit être possible d’arrêter la lumière, mais le type se retrouverait dans le noir complet, il ne doit pas avoir envie de ça, si ?
— Probablement pas, admit Cassandra.
— Mais ça pourrait s’activer en voyant le rayon lumineux venir, non ? demanda Razor.
— La magie peut plier les lois de la physique, répliqua Sigkill. Pas les ignorer complètement. Rien ne va plus vite que la vitesse de la lumière, donc on ne peut pas voir venir un rayon lumineux.
Ça semblait logique, décida Razor. Il ne restait plus qu’à piquer un laser antimissile sur un porte-avions. Ou alors, il allait falloir trouver un plan B.
— D’accord, fit Cassandra. Merci pour votre aide. Vous nous tenez au courant de ce que vous apprenez ?
Elle ne raccrocha pas tout de suite, profitant du fait qu’elle avait ses amies au téléphone pour parler de choses plus anodines. Razor s’éloigna pour ne pas s’immiscer dans une discussion privée, et en profita pour regarder qui gagnait à Street Fighter. Karima avait l’avantage, mais Morgue ne se débrouillait pas mal.
— Je ne suis pas habituée à des manettes, râla la vampire. Un jeu comme ça, ça se joue au joystick.
— Les loseurs accusent toujours le matériel, répliqua Karima.
Razor regarda de loin les parties successives s’enchainer. Au bout d’un moment, Cassandra eut fini par raccrocher et la rejoignit.
— Je dois avouer, admit la sorcière, que quand on me parlait d’une vampire old school psychopathe de plusieurs siècles, je ne m’attendais pas tout à fait à ça.
— Ouais, soupira Cassandra. C’est dramatique, la mauvaise influence que peuvent avoir les jeux vidéos. Parfois, elle reste enfermée, et pendant des semaines entières elle ne tue personne. Ce n’est pas sain.
Razor secoua la tête, affligée.
— C’est une blague, précisa la vampire.
— Oh, merde ! râla Morgue en perdant un nouveau match. J’arrête là. On ne joue pas à ce jeu avec des manettes.
— Cinq à un, nota perfidement Karima. Je crois que je gagne.
Morgue approcha son visage de son adversaire et lui montra ses dents, faisant sortir ses canines au maximum.
— Oh, con ! s’exclama Karima en reculant.
Évidemment, cela eut pour principal effet de déclencher l’hilarité de la vampire.
— Ce n’est absolument pas drôle.
— Désolée, fit Morgue. Je suis habituée à fréquenter des meufs totalement blasées par ce genre de tours. T’aurais vu ta tête !
— C’est parce que j’avais oublié que t’étais une vampire, répliqua Karima. Vous êtes pas censés avoir des super réflexes ? Parce qu’à ta façon de jouer, ça se voyait pas.
— Non, soupira Morgue. C’est des conneries, les super réflexes. Par contre, je peux faire ça.
Elle fit un doigt d’honneur à Karima. Brutalement, l’ongle noir de son majeur sembla s’allonger et devint une sorte de griffe de dix centimètres de long.
— Waow. Ça, c’est classe.
***
Après leur affrontement sur Street Fighter, Betty persuada Morgue et Karima qu’il était temps de passer à Mario Kart. Razor, qui se lassait assez vite de regarder des adultes jouer à ce qu’elle considérait comme des jeux pour enfants, décida d’aller fumer dehors, et retrouva Shade et Crow, assises à la table du jardin.
— Je peux m’assoir avec vous ?
— Ouais, répondit la vampire. On disait encore du mal de Morgue, je tourne un peu en boucle là-dessus.
Shade, qui avait fini par retirer son chapeau de cowboy, eut un petit sourire.
— Je ne disais pas vraiment de mal d’elle, protesta-t-elle. Je pense juste qu’elle a merdé, mais à quoi s’attendre, de la part d’une vampire ? Les vampires ne s’occupent pas souvent des leurs.
Razor hocha la tête en approbation, contente de trouver quelqu’un d’autre qui partageait son point de vue. Elle avait toujours trouvé les loups-garous plus sympathiques. Ils étaient parfois un peu extrêmes avec leur délire de meute, mais au moins ce n’était pas le trip chacun pour soi. Évidemment, elle devait reconnaitre qu’elle était assez mal placée pour dénigrer les solitaires.
— Ah, au fait, reprit Shade, j’ai eu mon pote de l’US Army au téléphone.
— Laisse-moi deviner. Il n’y a pas moyen d’avoir un super laser de la mort ?
— Étonnamment, non. Ce genre de jouet coute plusieurs millions de dollars à l’unité.
— Je croyais qu’il ne fallait pas parler de jouets ? railla Razor.
Elle avait eu un compte-rendu très détaillé par Betty de leur initiation aux armes à feu, et celle-ci avait trouvé la louve-garou complètement rabat-joie.
— Les flingues ne sont pas des jouets, répliqua Shade. Un laser, par contre, je trouve que si. Un jouet pour jeune qui passe trop de temps devant les jeux vidéos.
Razor sourit. Dommage que Cookie soit déjà montée se coucher avec Elvira, sinon elle aurait pu les rejoindre et elles auraient pu discuter entre vieilles connes.
— J’hésite à leur annoncer, reprit la louve-garou. J’ai l’impression que, si elles comprennent que ça ne va pas marcher, tes deux copines vont essayer de trouver autre chose et me demander si je ne peux pas récupérer des têtes nucléaires.
— Il faut les comprendre, protesta Crow. Elles n’ont jamais été confrontées à ce genre de choses. Elles se raccrochent à ce qu’elles maitrisent, la technologie, en l’occurrence.
— Aye, fit Shade. Je comprends. Et crois-moi, si elles avaient vraiment trouvé une solution miracle, j’en serais soulagée.
— Ouais, admit Razor. Mais je préfèrerais une solution miracle un peu plus crédible.
Chapitre 19
Une vie normale
Le lendemain, Razor se leva relativement tôt, mais fut quand même soulagée de voir que les parents d’Elvira avaient déjà pris leur petit-déjeuner et que Cookie était levée.
Elle but un café en sa compagnie, sur la table de dehors, en profitant du soleil.
— Dans ce genre de moment, fit-elle en allumant sa première cigarette de la journée, je pourrais presque croire qu’on est là en vacances.
Cookie approuva d’un geste de la tête.
— Comment tu vas, au fait ? demanda-t-elle. Avec tout ça ?
Razor mit un peu de temps avant de répondre. Comment elle allait ? La situation était catastrophique, à bien y réfléchir, et elle n’était pas en mesure de dire si elle serait encore vivante la semaine prochaine. Pourtant, au fond d’elle-même, elle ne s’était jamais sentie aussi bien depuis des années.
— C’est dur à dire. D’un point de vue rationnel, je suis pessimiste et j’ai affreusement peur que vous mouriez toutes par ma faute. Mais d’un autre côté, c’est comme s’il y avait une partie de moi qui se réjouissait à l’idée d’affronter à nouveau cette ordure.
Cookie ne répondit rien. Elle se contenta de prendre une gorgée de chocolat chaud.
— Je suppose que je suis quelqu’un de bizarre, observa Razor, songeuse.
Son amie haussa les épaules.
— Je ne sais pas. C’est normal que tu aies besoin de boucler la boucle.
— Peut-être.
— Tu sais, Raz’, je n’ai pas l’impression de pouvoir être d’une grande aide, dans tout ça. Je ne suis pas une vampire, pas une sorcière, pas une louve-garou. Je ne sais pas me servir d’un flingue et je ne suis pas un génie de l’informatique. Mais si tu as envie de parler un peu plus de tout ça, je suis là.
La sorcière sourit.
— Je sais, Cook’. Merci.
— Pas de problème. Chiotte, des fois, j’aimerais ne pas être aussi inutile, dans toute cette histoire.
Razor secoua la tête.
— Tu n’es pas inutile. Si tu n’avais pas été là, je serais partie affronter ce type tout seul, tu te souviens ?
— Ouais, ça aurait sans doute été moyen.
— Et c’est juste pour ce cas précis. Si tu n’avais pas débarqué dans ma vie, je ne sais pas où j’en serais. Ou plutôt si. Je sais très bien où j’en serais.
La première fois que Razor avait rencontré Cookie, elle était à moitié inconsciente, dans sa voiture. Elle avait récupéré un vieux tuyau qu’elle avait relié au pot d’échappement d’un côté et fait passer par la fenêtre de l’autre, et elle avait mis le contact. Ça devait être un départ sans trop de douleur. Seulement, il y avait eu une skinhead qui rentrait d’un concert de Oi!, et qui était trop versée dans les voitures pour ne pas remarquer l’installation bizarre.
Sur le moment, Razor lui en avait mortellement voulu d’avoir brisé la vitre.
— Tu veux en parler ? demanda Cookie, qui avait compris qu’elle pensait à ça. Tu n’as jamais voulu en parler.
Razor haussa les épaules.
— C’était après la fin du Département de métaphysique appliquée. Il y avait ces cauchemars, ces morts sur ma conscience. Et j’étais seule, avec mes angoisses, incapable de retourner à une vie ordinaire.
Elle regarda Cookie et lui fit un léger sourire.
— Merde, ça va te faire bizarre d’entendre ça, mais tu m’as donnée une vie normale.
— Ce n’est pas exactement ce que les gens normaux appelleraient une vie normale, répliqua Cookie.
— Qu’ils aillent se faire mettre. C’est le mieux que je pouvais avoir.
***
Razor prit une douche, puis elle décida d’accompagner Cookie pour aller faire quelques courses, histoire de ne pas complètement vivre aux crochets des parents d’Elvira.
Elles partirent donc toutes les deux dans la vieille Clio de Razor. Il y avait un petit supermarché dans le village d’à-côté, mais Cookie avait aussi envie de prendre des glaces et Elvira lui avait dit qu’il n’y avait pas un choix énorme. Elles décidèrent donc d’aller au Carrouf le plus proche, à environ une demi-heure de route. Accessoirement, ça permettrait peut-être à Razor de se racheter quelques vêtements, vu qu’elle avait quitté son appartement un peu précipitamment.
— Ça se passe bien, avec Elvira ? demanda-t-elle alors qu’elle conduisait.
— Ouais, fit Cookie. Carrément.
— Elle n’est pas trop paniquée par ce qui arrive ?
— Non, elle trouve qu’on a l’air de gérer. Elle ne s’inquiète pas trop. Elle a juste peur de se faire passer un savon par ses parents une fois qu’on sera parties.
Razor sourit. Heureusement, alors, que Shade et Morgue n’avaient pas dormi avec elles, et s’étaient pris « une chambre chez l’habitant ». Elle n’était pas sure de ce que cela voulait dire. Elle n’avait pas cherché à en savoir plus.
De toute façon, ça aurait été beaucoup, beaucoup trop compliqué de faire dormir Crow et sa génitrice dans la même pièce.
***
Alors qu’elles étaient en train de charger leurs courses dans leur coffre, Cookie parut avoir une illumination.
— Je vais passer à la boulangerie, expliqua-t-elle, histoire de ramener des croissants. Tu m’attends là ?
Razor s’installa dans la Clio et eut à peine le temps de s’allumer une cigarette avant que le téléphone de Betty ne se mette à sonner.
— Allo ? fit une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps. C’est Sally.
Sally était la plus vieille des sorcières qu’elle avait eu l’occasion de croiser. Elle devait bien approcher des quatre-vingt-dix ans, maintenant.
— Ça fait un bail, dit-elle simplement. Ton numéro n’était plus valable.
— Non, j’ai déménagé. Tu voulais me parler ?
— Il semblerait qu’Hexen soit de retour, annonça Razor, même si je n’ai aucune idée de comment c’est possible.
Elle regarda par la fenêtre où en était Cookie, mais elle n’avait pas l’air de revenir. Tant mieux, elle n’avait pas forcément envie qu’elle entende cette discussion.
— Tu en es sure ? demanda simplement Sally.
— À quatre-vingt-dix pour cent, oui.
Elle ne l’avait pas croisé, évidement, alors elle en venait à se demander si c’était vraiment lui qui avait altéré la mémoire de Cassandra. Malheureusement, elle ne voyait pas d’autre explication : la jeune vampire n’aurait jamais pu inventer les souvenirs qu’elle lui avait racontés.
— C’est un problème, fit Sally. Tu sais, la plupart des sorcières qui soutenaient le Département à l’époque ne sont plus dans le circuit.
— Je pensais à Ezili.
Sally resta silencieuse un moment.
— Elle pourrait peut-être t’aider, admit-elle, mais je ne sais pas comment la contacter. Il me faudrait un peu de temps.
— Je ne suis pas sure d’en avoir beaucoup.
— J’aimerais bien t’aider, mais j’ai peur de ne pas pouvoir faire grand-chose.
— Je voudrais juste savoir comment il a pu revenir et avoir une idée de ce qu’il a pu faire depuis.
— Je vais me renseigner, mais n’en espère pas trop.
— D’accord, Sally. Merci quand même.
— De rien. Je te rappelle.
Razor raccrocha, un peu déçue que Sally n’ait pas pu l’aider davantage. Mais qu’est-ce qu’elle espérait ? Qu’elle allait lui apprendre que le Département de métaphysique appliquée avait été réactivé, avec d’autres sorcières, et qu’elles allaient s’occuper de ça ? C’était une époque révolue.
***
Sally était assise sur son canapé, en train de regarder « Des chiffres et des lettres », mais son esprit était ailleurs. Elle pensait au passé, à certains des choix qu’elle avait faits. Elle ne les avait pas faits seule, certes, mais la plupart de celles avec qui elle devait en assumer la responsabilité n’étaient plus de ce monde.
Peut-être auraient-elles dû refuser de se plier aux pressions gouvernementales, et garder la Sororité telle qu’elle était. Peut-être, à minima, qu’elles auraient dû allouer plus de ressources pour le seul groupe secret pour lequel elles n’avaient de compte à rendre à personne. Ou peut-être, alors, qu’elles auraient dû le reformer après sa disparition.
Toujours est-il qu’un vieil ennemi était de retour, et que c’était une ancienne étudiante plutôt douée mais malheureusement inadaptée au visage moderne de la sorcellerie qui risquait de payer les pots cassés.
Elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle était vieille, à peine capable de se déplacer seule. Elle n’avait presque plus d’influence, et la nouvelle génération à la tête de la Sororité la regardait toujours d’un mauvais œil dès qu’elle voulait une information.
Le Sorcier devait être vieux aussi, songea-t-elle. Malheureusement, les mages sans principe ni morale vivaient souvent plus longtemps. Dans la magie, tout avait un cout : allonger sa propre durée de vie demandait en général de sacrifier celle des autres. Lorsqu’on n’avait ni principe ni morale, ce cout était bien dérisoire, évidemment.
Elle entendit la porte de son appartement s’ouvrir. C’était Laurence, une étudiante en sorcellerie payée par la Sororité pour venir lui ramener ses courses et s’occuper un peu d’elle.
Payée, pesta intérieurement Sally. Avec de l’argent. Lorsqu’elle était plus jeune, personne ne la payait pour rendre visite à ses ainées et s’assurer qu’elles allaient bien. Ou peut-être que si, d’une certaine façon : les histoires qu’elles racontaient, depuis les anecdotes les plus triviales aux enseignements les plus profonds, étaient une forme de rémunération.
Maintenant, la plupart des jeunes sorcières se moquaient bien des histoires qu’elle pouvait avoir à raconter. Elle n’était que le reliquat d’une période révolue. Elle l’avait sentie dans les yeux de Laurence à chaque fois qu’elle lui avait parlé du passé. Depuis, elle avait arrêté.
Cela dit, elle ne devait pas être trop dure envers Laurence. Elle était le fruit d’une autre époque. Et puis, elle allait lui être utile, aujourd’hui.
***
Cookie attrapa le sachet volumineux contenant croissants et pains au chocolat et se dirigea vers la voiture. Elle espérait qu’Elvira ne serait pas encore levée, et qu’elle pourrait lui apporter un petit-déjeuner au lit.
— Hey ? Tu crois vraiment que tu as besoin de tout ça ? demanda quelqu’un à sa droite.
Cookie se retourna, surprise. Absorbée dans ses fantasmes de petit-déjeuner au lit en couple (une perspective plus réjouissante que le repas avec les beaux-parents), elle n’avait pas fait attention aux jeunes hommes qui venaient de ranger leurs courses dans le coffre de leur Mercedes.
Ils étaient deux, mais probablement pas un couple gay, décida-t-elle : ils avaient un peu trop le look de jeunes catholiques bourgeois pour cela. Peut-être était-ce des préjugés : on pouvait sans doute être catholique, bourgeois, et homosexuel.
Elle était en train de se dire qu’elle n’allait pas s’abaisser à leur répondre, mais le second décida de renchérir :
— Mon Dieu, t’es un homme ou une femme ? T’as tellement de gras qu’on ne saurait pas dire.
Cookie allait répliquer, mais elle réalisa que son nouvel interlocuteur avait un sweatshirt autour des épaules, et elle éclata de rire.
— Toi, réussit-elle à dire, il te manque que la raquette de tennis.
Elle s’écarta d’eux en commençant à chanter « Auteuil Neuilly Passy, c’est pas du gâteau, Auteuil Neuilly Passy, tel est notre ghetto ». Elle pensait raisonnable d’en rester là ; peut-être que si elle les croisait sur la route, Razor en rajouterait une couche en humiliant leur Mercedes avec sa vieille Clio. Plus jeune, elle leur aurait fougueusement éclaté le visage contre leur pare-brise, mais l’âge l’avait rendue plus sage et sereine.
— Allez, je vais t’en prendre un, ça sera mieux pour ta santé.
Cookie soupira. Elle ne pensait pas qu’ils s’amuseraient à la suivre. Maintenant, celui qui avait un sweat sur les épaules essayait d’attraper son sachet de viennoiseries.
D’accord, elle s’était assagie avec les années, mais elle n’allait tout de même pas laisser un trou du cul toucher à sa bouffe, surtout lorsqu’il lui offrait une réplique facile.
— Tu veux un pain ? demanda-t-elle. Pas de problème.
Elle pensait que le type aurait, à cause de cette phrase, vu venir son direct du droit et qu’il aurait pu l’esquiver ou l’amortir, mais à sa grande surprise, il l’encaissa de plein fouet.
— Mon nez ! pleurnicha-t-il, ahuri, en se tenant le visage des deux mains. Tu m’as pété le nez !
Cookie était décontenancée. Elle avait pensé qu’il esquiverait le premier coup et s’était préparée à enchainer avec un coup de pied, et pensait ensuite lui sauter dessus. Là, il lui faisait tellement pitié qu’elle décida de changer de plan et se contenta de l’envoyer par terre en le poussant un peu fort.
La réaction de son acolyte n’était pas non plus celle qu’elle escomptait : au lieu de se jeter sur elle pour aider son camarade, comme prévu, il la regardait avec un air horrifié.
Cookie soupira, un peu déçue par leur nullité, et rejoignit Razor sans même prendre le temps de les insulter. Ils étaient trop pathétiques pour en valoir la peine.
***
À l’intérieur de la petite animalerie, Laurence s’impatientait tandis que Sally regardait les petits chiots en cage. Elle parcourait les rayons à allure réduite, s’appuyant sur sa canne.
— Que penses-tu de celui-là ? demanda-t-elle à la jeune étudiante en montrant un Teckel.
— Je pense qu’il sera très bien, répondit poliment Laurence. Pas trop grand.
En réalité, elle ne voyait pas pourquoi Sally voulait adopter un chien à son âge. Elle comprenait qu’elle puisse avoir besoin de compagnie, d’accord, mais un chien ? Qui allait le sortir deux fois par jour ? La vieille sorcière lui paraissait difficilement en état de le faire. Et puis, cette idée lui était venue subitement, le jour même, et il avait été impossible de la faire changer d’avis. Parfois, la vieille sorcière se comportait comme une enfant capricieuse.
— Oui, fit Sally d’un air songeur. Je crois qu’il sera très bien. Je pense l’appeler Gaston.
Laurence préféra éviter d’être sincère sur le choix du nom.
— Oh, oui, répondit-elle à la place. Gaston, ça lui va bien.
***
Dans la voiture, Cookie se massait les phalanges.
— Ça va ? demanda Razor. Tu t’es fait mal ?
— Même pas. Tu sais quoi ? Je suis déçue. Depuis le temps qu’on parle d’un ennemi surpuissant mais que personne n’a vu, un connard capable d’esquiver les balles, je pensais qu’une petite altercation physique concrète, contre un adversaire tangible et à mon niveau, ça me ferait du bien.
— Et ça n’est pas le cas ?
Cookie leva les yeux au ciel.
— Bordel, non. J’ai dit à mon niveau. Je veux bien ne pas être une vampire à gros flingue, mais ces gars ? Même les yeux bandés et une main dans le dos, ça n’aurait pas été un défi.
Razor éclata de rire.
— À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
— Ouais, exactement. Et fais pas la maligne : si ça se trouve, ton Hexen, il va te faire le même coup. Tu t’en fais l’image d’un ennemi surpuissant, mais tu vas te retrouver en face de lui et il aura oublié comment on esquive les balles. Même pas deux secondes de combat, et il ne s’appellera plus Hexenmeister, mais Leerdammer.
— Si seulement c’était le pire qui puisse arriver…
***
Sally s’assit à nouveau sur son canapé, épuisée par la petite sortie qu’elle avait faite avec Laurence. Elle n’avait pourtant pas beaucoup marché : la jeune sorcière l’avait conduite en voiture.
— Gaston ? fit-elle au Teckel. Viens, Gaston.
Le petit chiot s’approcha d’elle et commença à lui lécher la main. Il lui semblait adorable. Elle le caressa un peu, puis lui donna un sucre qu’elle avait pris dans la cuisine.
On lui avait appris qu’il ne fallait pas donner de sucre aux chiens. Ça les rendait diabétiques. Elle estimait que cela n’était pas très important, étant donné les circonstances.
— Bon chien, fit-elle en le caressant. Bon chien.
Ensuite, elle attrapa le grand couteau qu’elle avait ramené en même temps que le sucre, et égorgea le chiot d’un coup net.
Elle s’en voulait pour ce qu’elle faisait. Le pauvre Gaston n’avait pas mérité cela. Malheureusement pour lui, on vivait dans un monde où se montrer sans principe ni morale donnait souvent un certain avantage.
Chapitre 20
Une bonne et une mauvaise nouvelle
En rentrant au gite, Cookie fut ravie de constater qu’Elvira n’était pas encore levée. Elle eut cependant un doute avant de lui monter les croissants :
— Elle ne va peut-être pas aimer si je la réveille ? demanda-t-elle à Razor alors qu’elle était en train de lui préparer un chocolat chaud.
La sorcière leva les yeux au ciel.
— Il est presque midi, ce n’est pas exactement tôt. Et tu as des croissants. Ne te pose pas tant de questions.
Cookie obéit, pendant que Razor, de son côté, s’installait dehors avec un café, des cigarettes, et le téléphone. C’était tout ce qu’elle pouvait faire : attendre un coup de fil, soit de Sally, soit des deux amies de Cassandra. Elle n’aimait pas se sentir aussi impuissante.
Heureusement, un peu après que Cookie soit partie rejoindre Elvira, Betty descendit, un ordinateur portable à la main.
— Salut, fit-elle.
Elle prit le temps de bâiller, puis ajouta :
— Avec Car, on a passé pas mal de temps à regarder le disque dur de Crow. Il y avait notamment des photos. Certaines n’étaient pas exploitables, mais on t’a fait un petit trombinoscope.
Elle ouvrit l’ordinateur, entra un mot de passe, et le tendit à Razor.
— On se disait que tu reconnaitrais peut-être quelqu’un. Il faut aussi qu’on le montre à nos amies vampires, mais vu qu’il faisait jour quand Car a terminé…
— Merci beaucoup.
— De rien. Hum, il y a des croissants ? Chouette !
La sorcière commença à regarder une par une les photographies. Sur la plupart, il était difficile de reconnaitre les visages, mais elle les examinait tout de même consciencieusement. C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour l’instant, alors autant qu’elle le fasse bien.
Au bout d’une demi-heure, trois cigarettes et un pain au chocolat, elle reconnut enfin quelqu’un sur une image. Son vieil ami Schwarzy-vampire.
Elle se retint de pousser un cri de joie, et se contenta à la place d’arborer un grand sourire. Avec ça, Morgue et Shade pourraient peut-être le retrouver. Et alors, enfin, elles pourraient envisager de faire autre chose que de rester cachées dans le Limousin.
***
À quelques centaines de kilomètres de là, Sally reprenait connaissance. Elle avait mal à la tête, au dos (son canapé, lui aussi, commençait à se faire vieux) et elle était pleine de sang. À ses pieds, le cadavre du chiot commençait à sentir mauvais.
La vieille sorcière estima qu’elle avait droit à une cigarette. Elle en sortit péniblement une de la poche de sa veste et la mit dans sa bouche. À cause de ses mains tremblantes, il lui fallut plusieurs essais pour l’allumer, et cela lui déclencha une violente quinte de toux.
Tout le monde lui disait qu’elle devait arrêter de fumer, mais elle ne voyait pas l’intérêt. À son âge, qu’est-ce que ça pouvait bien changer ?
Elle attrapa ensuite son téléphone et composa un numéro pré-enregistré.
— Razor ? fit-elle. C’est Sally. J’ai quelque chose pour toi.
— Vraiment ? Je t’écoute.
— J’ai discuté avec une vieille… hum… connaissance. Un habitant permanent de l’endroit où le Sorcier avait été envoyé.
— Pardon ? fit Razor. Tu veux dire, un démon ?
— Quelle importance ? demanda-t-elle sur un ton léger. Ce qui compte, c’est ce que j’ai appris.
Sa désinvolture ne suffit pas à tromper son interlocutrice. Razor savait qu’on ne communiquait pas facilement avec l’Enfer.
Le mot lui-même était assez flou. Il ne s’agissait pas exactement de l’Enfer qu’on se représentait dans l’imaginaire chrétien. Ce n’était pas non plus exactement le monde des morts. C’était plutôt que l’univers était divisé en plusieurs strates. Tout en haut, il y avait le monde réel, bien solide et physique. Un peu en dessous, il y avait les ombres et les fantômes ; plus le monde des vivants, mais pas encore celui des morts.
N’importe quelle sorcière pouvait communiquer avec la strate des ombres, voire y envoyer son esprit. Les plus douées étaient même capables de s’y rendre physiquement. Elles évitaient cependant de le faire, parce qu’il fallait être encore plus douée pour en revenir.
L’Enfer, c’était bien en dessous. Au-delà du monde des morts, vers l’endroit où existaient ceux qui n’étaient même pas nés : dieux, démons, anges.
Évidemment, c’était une géographie approximative, mais le fait était que Razor savait très bien que communiquer avec l’Enfer demandait un certain sacrifice.
— Je ne t’avais pas demandé de faire ça, protesta-t-elle.
— Peu importe, répliqua sèchement Sally. Je l’ai fait, et ne cherche pas à savoir comment.
Elle n’avait pas très envie de lui parler de Gaston.
— Le Sorcier a bien été envoyé en Enfer il y a dix ans, mon interlocuteur m’a confirmé ça. Tout comme le fait qu’il n’y était plus.
— Une idée de comment il a pu en sortir ? demanda Razor.
— Pas précisément. Pour mon interlocuteur, il a forcément dû trouver un nouveau corps, probablement avec l’aide de quelqu’un sur Terre.
Elle entendit Razor soupirer au téléphone.
— Génial. Donc, on ne sait même pas à quoi il ressemble.
— Il y a pire. D’après lui, pour qu’une telle possession puisse durer un minimum, il faudrait un corps mort.
— Un cadavre ? demanda Razor.
— Pas très durable, répliqua Sally. Non, le plus efficace serait celui d’un vampire.
— Oh.
— Ouais.
— D’accord, ça c’est pour les mauvaises nouvelles. S’il te plait, Sally, je t’en conjure. Dis-moi que tu en as une bonne.
La vieille sorcière regarda le chien mort. Elle espéra que son sacrifice n’aurait pas été totalement vain.
— Ce dont je te parle là, expliqua-t-elle, il s’agirait d’une forme de possession. Ce qui veut dire qu’il doit être possible de l’exorciser.
— L’exorciser ? Comment je suis supposée l’exorciser ? Je vois mal ce type accepter de se laisser attacher sur un lit pour que je lui chante en latin.
— Je suis désolée, répondit Sally. C’est tout ce que je peux te dire.
— D’accord. Merci. Je vais trouver quelque chose.
La vieille sorcière secoua tristement la tête. Elle avait apprécié Razor, et elle ne doutait pas de ses compétences, mais ce n’était pas une sorcière exceptionnelle non plus, et elle avait arrêté de pratiquer depuis dix ans.
— Razor, ce que je peux encore faire, c’est vous aider à disparaitre. Faire en sorte qu’il ne vous retrouve pas. Tu ne peux peut-être pas le vaincre, mais tu peux vivre.
— Il m’a déjà retrouvée une fois, qu’est-ce qui l’empêchera de recommencer ? Et puis, j’ai réalisé quelque chose.
— Quoi ?
— Je n’ai plus envie de me cacher.
***
Après le coup de fil de Sally, Razor mangea un pain au chocolat supplémentaire. Merde, elle avait bien besoin de ça, après ce qu’elle avait entendu. Elle s’alluma ensuite une cigarette et réfléchit plus en détail sur ce que cela impliquait concrètement.
Le coup du nouveau corps, c’était une mauvaise nouvelle, indéniablement. Elle ne l’avait pas vu venir, et ça l’emmerdait. Mais le fait qu’il soit probablement un vampire ? Ça, à bien y réfléchir, ce n’était pas forcément si mal.
Oh, oui, les vampires étaient soi-disant immortels, plus résistants, capables de se régénérer. Mais ça, c’était la nuit. En plein soleil, ils faisaient moins les malins. Ce qui voulait dire que de jour, puissant sorcier ou pas, elles avaient une chance.
Razor attrapa à nouveau le téléphone et appela le numéro que lui avait donné Cassandra. Lorsqu’elle eut Sigkill au bout du fil, elle lui demanda si elle pouvait se renseigner : était-il possible de pratiquer un exorcisme à distance ?
La bibliothécaire de la Sororité de Lille lui promit de la recontacter et parvint presque à ne pas lui montrer dans son ton qu’elle n’y croyait pas du tout. Razor la remercia, et raccrocha.
***
Karima se leva tardivement, comme à son habitude. À part passer le temps avec des jeux vidéos, elle avait consacré une bonne partie de la nuit et du début de la mâtinée à essayer de récupérer des données intéressantes sur le disque dur de Crow, continuant encore quelques heures après que Betty l’ait abandonnée. Elle en avait même oublié de travailler sur sa thèse.
Lorsqu’elle descendit et sortit prendre l’air dans le jardin, elle vit qu’il restait encore quelques croissants sur la table, et que Razor était toujours occupée à regarder les photos qu’elles avaient pu sortir des données de la gothique.
— Salut, fit Karima en s’asseyant à côté de son amie. Je vois que Betty t’as montré ce qu’on avait trouvé.
— Oui. Le type, Schwarzy-vampire, on voit sa gueule dessus. Ça va pouvoir nous aider.
Karima était contente de voir qu’elle avait été utile à quelque chose. Bien entendu, elle espérait toujours que leur idée de laser anti-sorcier permettrait de résoudre le problème, mais, pour l’instant, il lui semblait que ce projet n’avait pas été accueilli avec l’enthousiasme qu’il méritait.
— C’est chouette, dit-elle en attrapant un croissant. J’ai remarqué autre chose, après que Betty soit allée se coucher. J’ai utilisé un outil pour récupérer des fichiers supprimés. Tu as une idée de comment marche un système de fichiers ?
Razor fit la grimace. Manifestement, elle n’en savait rien et n’avait aucune envie de le savoir. Karima estima donc qu’il valait peut-être mieux remiser ses velléités pédagogiques.
— D’accord, ça fait partie des moments où je peux éviter de te gaver avec les détails techniques, c’est ça ?
— On peut dire ça comme ça, répondit la sorcière en souriant.
— En tout cas, j’ai récupéré des fichiers en plus. Je peux te montrer ?
Razor lui tendit l’ordinateur, et elle alla fouiller dans les répertoires où elle avait enregistré les données récupérées. Elle le rendit ensuite à Razor. Celle-ci fit un petit sifflement admiratif.
— Vous avez fait un sacré boulot, toi et Betty.
Karima hocha la tête. Elle était ravie du compliment, mais il y avait quelque chose d’autre qu’il fallait qu’elle dise, et elle ne savait pas comment le formuler.
— Parmi les fichiers supprimés, il y avait une conversation téléphonique avec un monsieur Montel. C’est bien le nouveau blase du Montales dont Crow veut se venger, hein ?
— Oui.
— Je crois… oh merde, je suis presque sure que cette conversation parlait de toi.
Razor fronça les sourcils.
— De moi ?
— Le patron du bar où Crow bossait, qu’elle avait mis sur écoute, disait à Montales qu’il avait repéré la fille qu’il cherchait. Vu la description et ce qui s’est passé ensuite, je pense que c’était toi, oui.
Razor s’alluma une cigarette, signe chez elle de réflexion intense.
— Donc, ce n’est pas Hexen qui m’a retrouvée, c’est Montales. Ce qui veut dire qu’il devait bosser pour lui. C’était peut-être la raison de sa venue.
Karima soupira, vérifia que personne autour ne pouvait entendre leur conversation, et se décida à dire à voix basse la question qu’elle se posait depuis qu’elle s’était couchée, et qui l’avait empêchée de trouver le sommeil.
— Ce que je ne comprends pas, Raz, c’est pourquoi Crow a supprimé ce fichier. Je veux dire, est-ce que c’était pour gagner de la place ? Ou parce qu’elle penserait qu’on ne tomberait pas dessus ?
Razor se mit à rire.
— Nom de Dieu, Car, tu es en train de virer encore plus parano que moi. Tu penses quoi, que Crow bosse pour Hexen ?
— Je n’ai jamais dit ça ! se défendit Karima. Je dis juste que je ne comprends pas.
Razor haussa les épaules, manifestement pas aussi déconcertée par la chose.
— Elle a dû se dire que cette discussion n’avait rien d’intéressant. Je veux dire, maintenant, ça te parait évident qu’ils parlaient de moi, mais, à l’époque, comment Crow aurait pu se douter de ça ? Je n’étais qu’une fille normale avec qui elle buvait des bières de temps en temps. Elle ne pouvait pas imaginer que j’étais impliquée dans tout ça.
Karima hocha la tête, rassurée. Razor avait raison. À force de parler de sorciers nazis, de voir des bikeuses vampires montrer comment utiliser un flingue, et d’imaginer des plans de laser de la mort, elle avait juste fini par oublier que, quelques jours plus tôt, tout le crew n’était qu’une petite bande de filles à peu près normales.
Qu’est-ce que ce temps lui semblait loin, à présent.
***
Elvira regardait Cookie s’affairer dans la cuisine, un petit sourire aux lèvres. D’abord les croissants, et maintenant elle préparait des frites. Après ça, c’était le Diable si elle ne marquait pas de points auprès de ses parents.
Bon, cela dit, il était possible que malgré l’attitude joviale de son papa, débarquer à l’improviste accompagnée de vampires, de skinheads, de loups-garous et de grosses motos lui en ait tout de même fait perdre quelques-uns.
Après avoir fini son verre de jus d’orange, Elvira alla aider sa copine à éplucher des pommes de terre. Une fois qu’elles eurent terminé, et tandis que Cookie faisait préchauffer la friteuse, elle remonta dans sa chambre pour se maquiller avant d’aller manger.
Alors qu’elle s’apprêtait à redescendre, elle entendit des éclats de rire provenant de la chambre de Betty et Karima. Intriguée, et comme la porte était ouverte, elle alla y jeter un coup d’œil, et eut la surprise de constater que Cassandra regardait les deux nerds s’affronter à un jeu vidéo.
— Tu es réveillée ? demanda-t-elle.
Casse mit un peu de temps à comprendre qu’elle lui parlait.
— Oh, oui, finit-elle par répondre. Mauvais rêves.
Elvira n’avait pas encore eu l’occasion de discuter en tête à tête avec la vampire. Elle se dit que c’était peut-être le bon moment.
— Tu crois qu’on pourrait se parler, cinq minutes ?
— D’ac. Je te suis.
Elvira retourna donc dans sa chambre, accompagnée par Cassandra. Celle-ci s’arrêta cependant un peu avant d’atteindre le pas de la porte.
— Ça ne te dirait pas de refermer les volets ? demanda-t-elle.
— Oh, bien sûr.
Elvira s’en voulut de sa négligence. D’accord, elle n’avait pas l’habitude de fréquenter des vampires, mais il était pourtant connu qu’ils n’aimaient pas la lumière du jour.
— Désolée. Je ne suis pas habituée.
— Ne t’en fais pas, répondit Cassandra avec un petit sourire. C’est assez nouveau pour moi, aussi.
Une fois la pièce protégée du soleil, elle la rejoignit à l’intérieur, et elles s’assirent toutes les deux sur le lit. Elvira ne savait pas trop par où commencer, alors Casse décida de continuer à parler de la lumière du jour.
— Le soleil, expliqua-t-elle, ennemi commun des vampires et des accros aux écrans. Les premiers le fuient pour sa tendance à bruler la peau, les seconds pour les reflets.
— Je n’avais jamais vu les choses comme ça.
— Tu veux me parler de quoi ?
Elvira prit une inspiration.
— J’ai cru comprendre, en t’entendant discuter avec Morgue, que tu étais transgenre ?
Elle avait effectivement entendu la vampire interroger son amante sur la nécessité de continuer à prendre des estrogènes après la transformation vampirique. Morgue n’avait pas été d’une grande aide, d’ailleurs.
— Oui.
— Et peut-être que tu sais que moi aussi, reprit Elvira. Et c’est la première fois que j’ai une relation amoureuse avec quelqu’un, et je me demandais ce que tu en pensais.
Cassandra la regarda sans comprendre.
— Ce que j’en pense ? demanda-t-elle. Je veux dire, c’est votre histoire, ça ne me regarde pas, si ?
— Ce que je veux dire, soupira Elvira, c’est… tu crois que ça peut marcher ?
Cassandra fronça les sourcils.
— Il y a des raisons qui font que ça ne pourrait pas marcher ?
— Non ! protesta Elvira. Tout se passe bien, pour l’instant. Même mes parents ont l’air de bien l’aimer. Mais je continue à me dire que c’est trop beau pour être vrai et qu’elle va finir par me rejeter.
La vampire haussa les épaules.
— Tu sais, elle se dit ça aussi. Pas pour les mêmes raisons, sans doute.
— Vraiment ?
— Elle a peur d’être trop vieille, pas assez cultivée.
Elvira repensa à leur discussion, juste avant qu’elle ne parte en vacances avec ses parents.
— Je n’aurais vraiment pas dû l’emmener au théâtre, admit-elle.
Cassandra se mit à rire.
— Quoi ? protesta Elvira. Je ne pouvais pas savoir.
— Non, c’est vrai, railla la vampire. Les skinheads sont réputés pour aimer les pièces de Molière, après tout.
— Je me disais que c’était peut-être des préjugés. Il y a surement des skins qui adorent le théâtre.
— Ouais. En tout cas, elle tient à toi. Après, je ne sais pas si ça va marcher entre vous. Je ne suis pas voyante.
Elvira hocha la tête. La vampire avait raison : elle ne pouvait pas savoir. Peut-être qu’elle se posait trop de questions, après tout.
— Je suppose que t’as raison. Des fois, j’aimerais juste ne pas avoir à m’interroger autant pour savoir si je vais être acceptée ou pas lorsque je vais faire mon coming-out à la personne que j’ai en face.
Elvira prit conscience qu’elle était en train de raconter tout cela à une fille qui, en plus d’être trans, venait d’être transformée en vampire et avait des tas d’autres soucis.
— Je suis désolée. Je dois te sembler complètement égoïste, à te parler de ça.
— Non, protesta Cassandra. Je comprends, tu sais. J’ai aussi ce genre de problèmes. Il n’y a pas de solution miracle, je suppose.
Elvira hocha la tête, un peu rassurée de voir que même une vampire membre d’un gang partageait le même type de soucis qu’elle.
— Quoique, reprit Cassandra, maintenant, je peux manger les gens. Je suppose que c’est une sorte de solution miracle.
***
Un peu après la tombée de la nuit, Razor entendit se rapprocher les deux grosses motos de Shade et Morgue. Elle était en train de manger dehors, avec Casse, Crow, Betty et Karima. De leur côté, Cookie, Elvira et ses parents mangeaient à l’intérieur.
Officiellement, c’était parce que la table du jardin n’était pas assez grande pour pouvoir installer une dizaine de couverts, mais la vérité était qu’il y avait une sorte de répartition entre les membres de la famille d’Elvira (dans laquelle avait été incluse Cookie, ce que Razor prenait comme un bon signe) et les squatteuses. Razor espérait qu’elles n’auraient pas à rester là trop longtemps. Ça commençait à devenir gênant.
Elle se leva pour aller au-devant des deux motardes.
— J’ai des nouvelles, expliqua-t-elle.
— Bonnes ? demanda Morgue.
— Une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c’est que Hexen est probablement devenu un vampire. Apparemment, c’est la seule façon dont il a pu sortir de l’Enfer.
— Et la bonne ? demanda Shade.
— Hexen est probablement devenu un vampire. Ce qui veut dire qu’on a toutes nos chances si on arrive à débarquer en journée.
Morgue parut réfléchir.
— Tu penses que ses pouvoirs sont réduits en journée ? demanda-t-elle.
Razor leva les yeux au ciel.
— C’est toi la vampire, non ?
— Les… capacités vampiriques, disons, sont plus dures à utiliser en journée, d’accord, mais est-ce que ça marche pareil pour la magie ? Je ne suis pas une sorcière.
Razor s’était posée la question aussi. Il y avait peu de sorciers vampires, et des sorcières encore moins. Peut-être que ça voulait dire qu’une fois transformé en vampire, la magie n’était plus aussi facile à utiliser ? Ça lui semblait quand même très optimiste.
— Il y a un hic, protesta Shade. Comment on est censées le retrouver, ton type ?
— Le gars qui ressemble à Schwarzy, expliqua Razor. On a une photo de lui. Si vous arrivez à trouver qui c’est, on pourra surement remonter à Hexen.
Shade hocha la tête.
— Bien, fit-elle. Passe-moi une photo, et je repars m’occuper de ça.
— Maintenant ? s’étonna Razor.
La louve-garou haussa les épaules.
— Écoute, ce n’est pas que je n’aime pas votre compagnie, mais je ne suis pas venue là pour boire des coups avec vous. J’ai un boulot à faire, autant le faire tout de suite.
Shade prit tout de même le temps de dire bonjour aux gens qui étaient dehors, et grignota même une part de pizza, mais elle semblait impatiente de repartir.
— Tu vas faire quoi, exactement ? demanda Razor une fois qu’elle eut transféré la photo sur son téléphone.
— Reprendre contact avec des gens que je n’ai pas vus depuis longtemps.
Voilà quelque chose qui n’était pas flou du tout. Razor n’insista pas : c’était sans doute des histoires de loups-garous. Shade décida tout de même de lui donner quelques bribes d’informations supplémentaires :
— Je sais, je pourrais envoyer un texto, mais demander un service passe parfois mieux quand on est en face à face.
Razor ne la contredit pas. Elle-même ne raffolait pas du téléphone. Tandis qu’elle regardait Shade monter sur sa Harley, Morgue vint se placer à côté d’elle :
— On a besoin de faire une nouvelle réunion ? demanda-t-elle
— Peut-être après, suggéra Razor. Cookie et Elvira sont en train de manger à l’intérieur.
Morgue parut surprise.
— On a vraiment besoin d’elles ? demanda-t-elle.
— Elles sont concernées aussi, maintenant. C’est bien de les tenir au courant.
La vampire haussa les épaules, manifestement peu convaincue. Évidemment, elle ne devait pas les considérer utiles. Peut-être qu’elle n’avait pas entièrement tort : il était peu probable que l’une comme l’autre participe directement à éliminer Hexen. Seulement, Cookie avait été là depuis le début, et après ce qu’elle lui avait dit sur son sentiment d’inutilité, elle n’avait pas envie d’en rajouter une couche en l’excluant d’une discussion.
Razor fit signe à Morgue de la suivre. Elle voulait lui parler un peu à l’écart.
— Tu ne crois pas que tu devrais essayer de régler les choses avec Crow ? demanda-t-elle.
Vu la tête que fit Morgue, ce n’était pas le sujet à aborder.
— Comment je suis censée régler les choses ? demanda-t-elle. Explique-moi. Lui rendre sa vie humaine ? Je peux pas faire ça.
Razor soupira. Putains de vampires.
— Je ne sais pas, railla-t-elle, aller la voir, lui dire que tu es désolée ?
— Je ne suis pas désolée, répliqua Morgue.
Razor soupira. Crow avait raison : c’était vraiment une trouduc. Oh, oui, elle pouvait être cool quand il s’agissait de montrer comment se servir d’un flingue ou de jouer à un jeu rigolo, mais pour le reste ? Une damnée trouduc, c’était tout ce qu’elle était.
— Ouais, t’as raison, s’emporta-t-elle. Le monde tourne autour de toi, et de toi seule. Tu vas quand même pas t’emmerder à réfléchir à comment les autres peuvent vivre les conséquences de tes actions, hein ?
Morgue serra le poing, et Razor crut un moment qu’elle allait la frapper. Elle réalisa qu’elle aurait bien aimé : au moins, comme ça, Betty et Karima auraient vu le vrai visage de leur nouvelle pote de jeux vidéos.
— Va te faire mettre, d’accord ? Tu sais rien de moi. Tu sais pas ce qu’il s’est passé, alors tes jugements de merde, tu peux te les carrer bien profond.
— Oh, mais vas-y, cracha Razor. Explique-moi ce qui s’est passé. T’as trouvé une nouvelle jolie humaine à transformer, alors tu n’allais pas t’emmerder à t’occuper d’une chieuse qui n’allait pas bien ? Vas-y, dis-moi tout, je veux savoir.
Elle crut que Morgue allait l’envoyer chier, ou peut-être enfin franchir le pas de lui balancer son poing à la figure. Mais à la place, elle se contenta de s’allumer une cigarette.
— Crow est une fille bien, se contenta-t-elle de dire. Elle n’était sans doute pas faite pour être une vampire, je suppose. Je ne vais pas dire du mal d’elle pour satisfaire ta curiosité malsaine.
Razor se mit à rire. Voilà que l’autre lui expliquait maintenant qu’elle n’avait rien à dire parce qu’elle voulait protéger Crow.
— Bien sûr. Je suis sure que c’est par grandeur d’âme que tu n’as pas la moindre excuse.
Morgue inspira une bouffée de tabac avant de répondre.
— Oh, et puis merde. Tu veux savoir ? Je ne sais pas ce qu’elle t’a raconté ou ce que tu t’imagines d’elle, mais Crow n’a pas toujours été comme elle est maintenant. Tu ne l’as pas vue lorsqu’elle était dévorée par sa soif de vengeance. Je n’ai rien contre la vengeance, mais il y a des limites.
Razor était un peu étonnée. Elle ne s’attendait pas à ça, et malgré son aversion envers la vampire qu’elle avait en face d’elle, la curiosité l’emporta. Elle avait vraiment du mal à imaginer ce qui pouvait être au-delà des limites d’une fille comme Morgue.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle plus calmement.
— Je ne suis pas un modèle de moralité, mais quand tu veux te venger de quelqu’un ? Tu te venges de cette personne. Tu ne t’attaques pas à des gens qui n’ont rien fait pour l’atteindre.
Morgue haussa les épaules.
— Et puis merde, cracha-t-elle. Je doute que tu me croies, alors, qu’est-ce que ça change, hein ? Tu peux continuer à me détester, je m’en branle. Mais reste hors de mon chemin.
Chapitre 21
Call of Duty
Razor termina de manger en écoutant les plans fort compliqués de Karima et Betty. Ces dernières avaient fini par apprendre qu’elles ne pourraient pas avoir accès à un laser militaire destiné à abattre les missiles, mais elles n’étaient pas découragées pour autant. À la place, elles envisageaient de commander un stock énorme de petits lasers de poche pour les combiner. Cela devenait vraiment absurde.
Crow les écoutait en buvant des bières, plutôt amusée par leur enthousiasme, tandis que Cassandra et Morgue s’étaient mises à l’écart et faisaient ce que deux filles qui sortent ensemble font lorsqu’elles tiennent à se mettre à l’écart.
Razor ne comprenait pas ce que Casse pouvait trouver à Morgue. Ou, plus exactement, elle voyait ce qu’elle pouvait lui trouver, mais elle ne comprenait pas comment elle ne pouvait pas trouver rédhibitoires certains de ses défauts.
— Le problème, annonça Betty en regardant son ordinateur, c’est qu’il faudrait payer par carte bleue. Et que si on en achète un millier, on risque d’avoir du mal à payer tout court.
Un millier ? Razor leva les yeux au ciel. Ses deux potes envisageaient sérieusement de commander un millier de pointeurs laser ?
— Ça ferait quelle puissance ? demanda Karima. Deux kilowatts ? C’est pas terrible, quand même.
— Non, admit Betty. Il faut qu’on trouve autre chose.
Sans blague ? se retint de dire Razor. À la place, elle attrapa la dernière part de pizza. Alors qu’elle terminait une bouchée, son téléphone se mit à sonner.
— Allo ? fit la voix de Valérie quand elle décrocha. Casse ?
— Non, c’est Razor.
— Casse est dans le coin ?
Razor jeta un coup d’œil aux deux vampires, qui étaient en train de se rouler des pelles un peu plus loin.
— Elle est un peu occupée.
— D’accord. On verra ça plus tard. On s’est renseignées, pour les exorcismes. Normalement, les conditions dans laquelle ça se fait sont assez restrictives. La seule possibilité de te servir de ça pour affaiblir le Sorcier, ce serait de connaitre son Vrai Nom. J’imagine que ce n’est pas le cas ?
Razor secoua la tête. Elle ne connaissait déjà pas son nouveau visage, alors son Vrai Nom ? Celui que tout pratiquant de magie digne de ce nom gardait jalousement secret ?
— Non, admit-elle.
— Désolée, c’est tout ce qu’on a. On n’a rien trouvé de récent sur lui.
— Il a probablement emprunté un nouveau corps, expliqua Razor. Je doute que vous puissiez trouver quoi que ce soit. Par contre, j’ai la photo d’un type qui travaille pour lui. Vous pensez que vous pourriez en faire quelque chose ?
— Je ne voudrais pas te décevoir, mais on n’est pas la CIA. On peut essayer de se rencarder sur la sorcellerie, mais pour le reste… Enfin, tu peux toujours envoyer, mais ne te fais pas trop d’espoirs.
Razor hocha la tête. De toute façon, Shade était déjà sur le coup et se montrerait sans doute plus efficace.
— Merci, en tout cas.
Razor raccrocha peu après, impressionnée par ces deux filles qu’elle n’avait jamais vues et qui se donnaient tant de mal pour les aider. D’accord, pour l’instant, ça ne servait pas à grand-chose, mais c’était l’intention qui comptait, non ?
***
Shade roulait en solitaire sur sa Harley-Davidson. Pour cela, elle appréciait la campagne. Rouler en ville, avec les voitures partout, les feux rouges, et les piétons, ça n’avait rien à voir avec le fait de tracer sa route, de nuit, seule avec le bruit de son moteur.
Cette virée la relaxait. Elle lui permettait d’oublier un peu ces histoires de sorciers. Elle détestait se retrouver mêlée à cela. Elle avait pratiqué la magie, il y avait bien longtemps, et elle avait encore quelques restes. La transformation en loup, en elle-même, était une forme de magie, et elle ne l’oubliait pas, contrairement à certains de ses congénères plus jeunes. Malgré cela, elle avait toujours préféré se tenir le plus loin possible des embrouilles avec le genre de sorciers qui se prenaient pour les rois du monde.
Ce qu’elle avait appris ce soir ne la rassurait pas vraiment. Bien sûr, cela laissait apparaitre une possibilité concrète de venir à bout de ce connard d’ancien nazi, mais ça allait se passer comment ? Repérer son antre et y débarquer, de jour, avec des gros calibres ? Sans doute, oui, que cela se terminerait comme cela. Razor chercherait des façons de le contrer par la sorcellerie, Karima et Betty feraient de même en explorant la piste technologique, mais au final, elle le savait, ça se finirait par un affrontement sanglant.
Ça ne lui faisait pas plus peur que cela, dans le fond. Shade en avait eu sa dose, d’affrontements sanglants. Mais avec des histoires de sorcellerie, c’était toujours pire.
Elle s’inquiétait aussi pour Cassandra. La jeune vampire avait l’air d’apprécier son nouvel état, et ne se posait pas plus de questions, mais Shade craignait un retour de bâton, à un moment, et que son amie réalise que tout n’était pas rose dans la mort-vie. Et ce n’était pas Morgue qui allait l’aider à se rendre compte de cela.
Et bien entendu, cette dernière était tout à fait incapable de régler les choses avec Crow. Pour l’instant, elles s’étaient contentées de s’ignorer mutuellement, mais la louve-garou craignaient que les choses ne dégénèrent à un moment ou à un autre.
Bref, Shade était soucieuse. La moto lui permettait de penser à autre chose, de se focaliser sur la route qui défilait devant elle, mais elle savait que ce n’était qu’une solution de courte durée. Lorsqu’elle mettrait pied à terre, les problèmes reviendraient occuper toutes ses pensées, et il faudrait bien qu’elle s’attèle à les régler vraiment.
***
Une fois les parents d’Elvira couchés, le petit groupe (qui commençait à ne plus être si petit, en fin de compte) se réunit autour de la table du jardin et fit le point sur la situation.
C’était surtout Razor qui expliqua ce qu’elle avait appris et déjà dit à quelques personnes. De son côté, Morgue n’avait pas encore pu lancer d’avis de recherche souterrain sur Schwarzy-vampire, Hexen et Montales, mais Shade était en route pour le faire. Betty et Karima avaient abandonné leur projet de laser géant, mais restaient dans la même thématique.
— Je me disais, expliqua Betty, il y a des pistolets à visée laser, hein ? Si on en installait un d’un peu costaud sur un flingue, ça pourrait bruler Hexen.
— Oh, oui, railla Morgue. Et on pourrait aussi lui jeter des mégots de cigarettes allumés.
— L’idée est de le distraire, expliqua Betty. Comme ça, il n’active pas son machin pour dévier les balles, et on lui règle son compte.
— Écoutez, les filles, soupira la bikeuse. Vous ne voulez pas passer à autre chose ?
Betty et Karima parurent profondément blessées par la remarque.
— Question bête, demanda Crow, mais vous pensez vraiment qu’on devrait rester toutes ensemble ici ? À la base, c’était Razor qui était visée. Casse s’est retrouvée impliquée, et moi aussi, mais vous quatre ?
Elle regardait les deux nerds ainsi que Cookie et Elvira.
— Si le Sorcier nous trouve, il va régler son compte à tout le monde, reprit la gothique. Peut-être qu’on devrait se séparer.
— Pas moyen, répliqua Cookie. Je ne vais pas abandonner ma pote.
— Et puis, ajouta Karima, vous vous moquez de nos histoires de laser, mais quand on aura réglé nos petits problèmes d’implémentation et qu’on vous sauvera la face, vous serez bien contentes qu’on soit là.
Razor sourit. Elle avait toujours tendance à vouloir faire cavalier seul, mais c’était difficile avec des copines pareilles.
— De toute façon, ajouta Cassandra, je pense qu’il vaut mieux que tout le monde reste au vert un moment. Quand j’ai suivi les hommes de main d’Hexen, ils essayaient de cibler Razor, mais il y a des chances qu’ils aient repéré qui trainait avec elle. Sans compter qu’il m’a volé mes souvenirs.
— Oui, admit Razor. Je suis désolée, mais vous êtes des cibles aussi, pour l’instant.
Karima leva la main, tel un élève sage en cours.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la sorcière.
— Si on est menacées aussi, on devrait peut-être apprendre à se défendre, non ? Par exemple, en apprenant à se servir d’un flingue avec des vraies balles ?
Razor soupira. Pourquoi est-ce que ses copines devaient toujours tout prendre à la légère, et considérer que se retrouver en danger de mort était une aubaine parce qu’on avait le droit de jouer avec des pistolets ?
— Il est hors de question que vous tiriez des coups de feu à côté de mes parents, répliqua sèchement Elvira.
Karima baissa la tête, comme si elle était punie.
— Ne t’en fais pas, la rassura Morgue. On trouvera bien une occasion. En attendant, on n’a qu’à se faire un Call of Duty.
***
Alors qu’elle s’installait devant l’ordinateur pour s’apprêter à dégommer des méchants, Morgue reçut un coup de téléphone. Elle sortit pour discuter un peu, puis revint à l’intérieur, avec un grand sourire aux lèvres qui intrigua Razor.
— Je suis désolée, mais il faut que j’y aille. J’ai une course à faire.
— Quoi, exactement ? demanda la sorcière.
— Je vous ramène une surprise. Et ne me demande pas ce que c’est, d’accord ? C’est le principe des surprises.
Razor leva les yeux au ciel. C’était vraiment le moment de faire des petites cachoteries.
— D’accord, répondit-elle néanmoins. Pas de question.
— Je peux t’emprunter la voiture ? J’ai peur que ça ne tienne pas sur la moto, et si je demande à Crow de me prêter la sienne ça va encore faire des tas d’histoires.
Razor soupira, mais accepta de lui donner les clés de sa Clio. Elle avait beau s’être pris la tête avec la vampire, si elles commençaient à se mettre des bâtons dans les roues en permanence, cela allait devenir ingérable.
Elle l’accompagna même à la voiture, pour lui montrer comment ouvrir la portière et démarrer. C’était une vieille bagnole un peu capricieuse, alors il fallait avoir le coup de main.
— C’est aussi pour que je te présente à elle, expliqua Razor. Qu’elle sache que tu n’es pas une ennemie.
— Tu sais, fit Morgue en s’installant, chez les motards aussi, il y a un truc d’aduler la mécanique et de donner une personnalité à sa bécane. Mais toi, meuf, peut-être que tu pousses le bouchon un peu loin, tu ne crois pas ?
Razor haussa les épaules.
— Essaie juste de ne pas la vexer, d’accord ?
— Pourquoi je la vexerais ? Est-ce que je suis du genre à vexer les voitures ? Non, il n’y a que les gens chez qui je peux avoir cet effet.
Razor ne put réprimer un petit sourire. Elle devait l’admettre, elle s’entendrait sans doute mieux avec Tuture qu’avec elle.
— Au fait, reprit la vampire, ce que j’ai dit à propos de Crow, tout à l’heure ?
— Quoi ?
— Je ne m’attends pas à ce que tu me crois. Mais si c’est le cas, je ne voudrais pas que tu la juges trop sévèrement. La transformation en vampire, particulièrement dans ce genre de circonstances, ça peut faire vriller quelqu’un. Crow est une fille bien.
Razor regarda la mort-vivante démarrer, un peu étonnée. Peut-être qu’elle tenait vraiment à sa fille vampirique, même si elle ne le montrait pas.
Lorsqu’elle retourna dans le gite, Betty et Karima essayaient de trouver quelle allait être la surprise que ramènerait Morgue. Elles lui demandèrent son avis.
— Je n’en sais rien, soupira Razor, et je n’ai pas envie de jouer aux devinettes.
— Je suis sure que c’est un laser, s’enthousiasma Karima. Enfin quelqu’un qui prend nos suggestions au sérieux.
***
La fin de soirée se déroula un peu comme la précédente : Karima et Betty jouaient à leurs trucs pour enfants, Cassandra les regardait et faisait occasionnellement une partie avec elles, Cookie et Elvira étaient montées toutes les deux, et Razor hésitait entre se réjouir parce que les choses se passaient bien entre elles ou être jalouse que sa pote passe moins de temps avec elle.
Elle-même repassait en revue tous les éléments qui avaient été extraits du disque dur de Crow, pendant que celle-ci était dehors et devait déprimer avec une bière.
Razor se disait qu’il faudrait qu’elle aille lui parler, mais elle n’en avait pas le courage pour l’instant, alors elle se contenta de réécouter quelques fois la conversation téléphonique dont lui avait parlé Karima.
Elle n’aimait vraiment pas ce qu’elle entendait. Le patron du bar donnait des détails physiques précis que semblaient attendre son interlocuteur, comme son tatouage « Ni oubli, ni pardon » à la jambe ou une cicatrice sur le bras.
Jamais Hexen n’avait pu la voir de près. Comment pouvait-il en savoir autant sur elle ? Malheureusement, elle en avait une vague idée : ce bâtard avait tué plusieurs de ses camarades à l’époque où elle était au Département de métaphysique appliquée. Elle leur faisait suffisamment confiance pour douter qu’elles aient raconté quoi que ce soit, mais cet enfoiré semblait capable de s’introduire dans la mémoire des gens.
Mais est-ce qu’il était déjà capable de ça à l’époque ? se demanda-t-elle en se pinçant l’arête du nez. Après tout, la guerre entre le Département et le Sorcier avait fait des tas de morts, mais il n’y avait pas eu d’attaque contre les membres plus officielles de la Sororité. S’il l’avait su, est-ce qu’il n’aurait pas aussi attaqué celle-ci ? Ou peut-être, songea Razor, lugubre, qu’elles n’avaient été que les petites mains remplaçables d’une guerre par procuration que se livraient des entités qui, elles, restaient bien au chaud dans leur bureau.
Oh, et puis, le passé était le passé, il était inutile de se poser trop de questions. Elle avait d’autres choses à gérer. Elle termina sa cigarette, alla chercher deux bouteilles de bière, et rassembla tout son courage pour parler à Crow.
La vampire, une fois de plus, était assise dans l’herbe, perdue dans ses pensées, l’air sombre.
— Ça n’a pas l’air d’aller, constata la sorcière.
Crow se contenta de hausser les épaules. Razor s’assit à côté d’elle, décapsula les deux bouteilles, et lui en tendit une.
— C’est à cause de Morgue ? demanda-t-elle.
— Je suppose.
Razor reposa sa bouteille et s’alluma une nouvelle cigarette.
— J’ai l’impression, hasarda-t-elle, que ce n’est pas juste à cause de ça, hein ?
— Je ne sais pas, admit Crow. Je suppose que c’est toute cette histoire. Je n’arrive pas à prendre les choses avec autant de légèreté que, je ne sais pas, Betty et Karima.
— Ouais, admit la skinhead. Tu sais, s’il y a des choses dont tu as besoin de parler, je suis là.
— Non, répondit la vampire. J’ai juste besoin d’être un peu seule, je crois.
Razor soupira. Elle avait essayé d’y aller gentiment. Ça ne marchait pas ? Tant pis. Si elle devait à nouveau brusquer un peu Crow pour qu’elle veuille bien parler, elle était prête à le faire.
— Je pensais que ça te ferait du bien de parler de certaines choses. Comme, par exemple, les petites différences entre ton récit et celui de Casse la nuit où vous avez suivi Montales. Ou le fait que tu aies effacé certains fichiers sur ton disque dur.
— Je ne sais pas, répondit la gothique, manifestement étonnée. J’ai viré ce qui n’avait pas d’intérêt. Pourquoi ?
— Parce que ce que j’ai dit l’autre fois, à propos de ne pas aimer les coïncidences ? Je le pensais. Le fait que tu choisisses d’emménager là où Montales aurait des chances de se rendre ? Ouais, j’y crois. Qu’il s’agisse comme par hasard de la ville où je suis, alors qu’Hexen, le pote de Montales, veut me retrouver ? Non, ça c’est une putain de coïncidence à laquelle je ne crois pas.
Crow la dévisagea, feignant de ne pas comprendre là où elle voulait en venir.
— Comment ça ?
— J’ai discuté avec Morgue. Je me suis pas mal engueulée avec elle, et elle m’a lâché qu’après ta transformation, tu étais prête à tout pour te venger. Alors, je sais, je n’ai aucune raison de la croire. Mais tu sais quoi ? Je ne pense pas qu’elle mentait. Alors je vais te poser la question de façon simple, Crow, et n’essaie pas de te défiler. Pour retrouver Montales, est-ce que tu étais prête à te servir de moi comme d’un putain d’appât ?
La vampire ne répondit pas, ce qui, du point de vue de Razor, ressemblait à un aveu.
— Oh, merde. Tu sais quoi ? Ce n’est même pas parce que tu m’as mise en danger que je t’en veux. Ni parce que tu as mis en danger mes copines. Là où je t’en veux vraiment, c’est que pendant ce temps, j’étais persuadée d’être une paranoïaque qui faisait des crises d’angoisse. Toi, tu savais que j’avais raison, tu en étais responsable, et tu as choisi de me laisser vriller toute seule. Va chier.
Elle écrasa sa cigarette par terre d’un geste rageur. Putains de vampires.
À côté d’elle, Crow se mit à pleurer. Beaucoup de gens pensaient que les larmes des vampires étaient faites de sang, mais c’était faux, évidemment. À ce compte-là, les larmes de skins et de punks auraient dû être faites de bière, tant qu’on y était.
— Je suis désolée. Je suis vraiment désolée.
— Ouais. Ça me fait une belle jambe.
— Je ne pensais pas te mettre en danger, se justifia Crow. Je pensais que Montales allait débarquer, et que je pourrais lui régler son compte avant même qu’il ne t’aperçoive. Je n’avais aucune idée de l’existence d’Hexen ni de pourquoi il t’en voulait.
Razor soupira. Évidemment, qu’elle n’en avait aucune idée. Comment elle aurait pu savoir ? C’était le foutu but de sa nouvelle vie : ne plus jamais avoir rien à voir avec toutes ces merdes.
— Si tu m’avais prévenue, j’aurais pu te le dire.
— Je suis désolée, Raz. Je comprendrais que tu me demandes de me tirer et de ne plus jamais te revoir. Merde, je comprendrais si tu décidais de me buter.
Razor cracha par terre. Ce n’était pas comme ça qu’elle gérait les choses. L’autre connasse de Morgue ? Peut-être qu’elle réagirait comme ça, mais pas elle.
De toute façon, elle n’arrivait pas à haïr Crow. Bien sûr, elle aurait pu agir différemment. Si elle avait eu les réseaux de Shade ou de sa mère vampirique, elle n’aurait sans doute eu qu’à passer quelques coups de fil pour retrouver le stalinien et se le voir livrer sur un plateau. Sauf que Crow était seule et désespérée. On faisait facilement des conneries dans ce genre de cas.
— Tu aurais dû m’en parler. Merde, si tu me l’avais dit avant, on aurait pu s’occuper efficacement de ton colonel Montales, et on aurait eu l’avantage sur Hexen. Ne fais plus ce genre de conneries, Crow. Et arrête de boire des bières toute seule. Si leurs jeux vidéos te font chier, on peut se faire un Scrabble.
La vampire la regarda, abasourdie.
— C’est tout ? s’étonna-t-elle. « Ne recommence pas », et voilà ?
Razor haussa les épaules, puis remonta la jambe gauche de son pantalon, de façon à pouvoir lui montrer le tatouage « Ni oubli, ni pardon ».
— Tu vois ça ? demanda-t-elle. Je le pense toujours, mais j’ai appris à être sélective sur les gens à qui je l’appliquais. Mais j’ai besoin de savoir ce qu’il s’est vraiment passé, Crow.
La vampire la regarda un moment, puis hocha la tête.
— Montales avait fait passer une demande d’information te concernant. J’ai décidé de faire remonter des indications. Je suis désolée.
— Ouais, ouais. Et ensuite ?
— Il est venu au bar où je travaillais. Il a discuté avec d’autres gars, mais comme je les avais mis sur écoute, j’ai su ce qu’ils préparaient. Je pensais les descendre cette nuit-là, et que tu ne risquerais rien.
Razor avala une gorgée de bière. Une autre question lui trainait dans la tête.
— Et Casse, là-dedans ?
— Je lui ai demandé de m’aider. C’est une véritable tireuse d’élite, tu sais ?
— Elle était au courant ? demanda Razor. Pour moi ?
— Non. Quand j’ai vu qu’on ne pourrait pas passer à l’action, je lui ai demandé de suivre les types que Montales avait rencontrés. Je lui ai sorti un bobard pour la motiver, comme quoi je les avais entendus parler au téléphone de s’en prendre à des lesbiennes.
Razor hocha la tête. Elle n’avait donc pas été la seule à être utilisée par Crow.
— Quand Casse m’a dit qu’elle avait buté les deux types qui te suivaient, j’avoue que j’espérais que c’était réglé.
Ah. Cassandra avait parlé d’une distraction. Razor n’avait pas relevé sur le moment, mais elle s’était doutée que c’était plus violent que ce que le mot pouvait laisser entendre. Est-ce que les gens pourraient arrêter de lui mentir, à un moment ? Tout ce merdier lui semblait déjà suffisamment compliqué sans qu’elle ait, en plus, besoin de détricoter les bobards de ses copines.
— Et à ce moment-là, tu ne t’es pas dit qu’il était temps de me mettre au jus ?
Crow secoua la tête et se remit à pleurer.
— Si, finit-elle par dire. C’est juste, je n’osais pas, Raz. Qu’est-ce que j’étais bien censée dire ? J’espérais pouvoir régler mes conneries toute seule et que tu ne te rendrais jamais compte de rien.
Quelle brillante idée, songea Razor. Mais c’était toujours comme ça, hein ? On faisait un mauvais choix, et puis après on en enchainait un encore pire en espérant que, comme ça, la première erreur ne se verrait pas. Une putain de fuite en avant vers une catastrophe assurée.
Cela dit, dans ce cas précis, le pire semblait encore évitable, alors à quoi bon en vouloir éternellement à Crow ? Vu la merde dans laquelle elles étaient toutes, la priorité était de se serrer les coudes.
— Il y a un autre truc qui m’intriguait, reprit Razor, plus calme. Casse. Le soir de votre petite intervention, elle était complètement bourrée, non ?
Crow secoua la tête.
— Non. C’était simulé. Pour renforcer son alibi s’il y avait des questions par la suite.
D’accord, ça faisait sens. Crow lui avait sans doute menti ensuite pour qu’elle continue à croire que Casse s’était jointe à tout ce merdier d’elle-même. Casse, qui de son côté lui avait présenté l’élimination de deux types comme une petite distraction.
D’un autre côté, est-ce qu’elle pouvait leur en vouloir de ne pas avoir dit toute la vérité ? Elle-même avait mis du temps à le faire. Et, à la réflexion, elle n’avait pas encore raconté toute la vérité non plus.
— D’accord, finit-elle par dire. Je crois qu’il est temps d’aller chercher de nouvelles bières.
Shade
Il était aux alentours de quatre heures du matin lorsque Shade gara sa Harley-Davidson sur un parking en banlieue de Lille. En face d’elle se trouvait ce qui ressemblait de loin à un hangar mais était en fait un bar pour loups-garous intitulé, sans grande originalité, le Full Moon.
Shade ouvrit les deux portes battantes et entra dans une salle relativement vide : il était, après tout, déjà tard. Seuls quelques piliers de bar aux allures patibulaires étaient accoudés au comptoir ou en train de jouer au poker à une table. Shade les ignora et se dirigea directement vers une porte sur laquelle était inscrite « Staff only », qui donnait sur une petite pièce.
À l’intérieur, il y avait une table imposante sur laquelle un homme à l’allure élégante, qui semblait avoir une trentaine d’années, était en train d’éplucher des papiers.
— Salut, Silvio. Comment ça va ? lança la louve-garou, abandonnant pour une fois l’américain pour un espagnol approximatif.
— Shade ! Ravi de te voir. Assieds-toi donc. Cigare ?
Silvio sortit une boite à cigares, qu’il tendit à son interlocutrice. Shade ne se fit pas prier et en attrapa un.
— Vu le coup de téléphone de tout à l’heure, je présume qu’il ne s’agit pas uniquement d’une visite de courtoisie ?
— Non, répondit la bikeuse. Désolée. J’ai un service à te demander.
— Des services, toujours des services, râla Silvio.
Il prit la peine de découper le bon de son cigare avec une petite guillotine, puis sortit une allumette.
— À chaque fois qu’une membre de votre gang débarque ici, j’ai l’impression que c’est pour demander un service.
— Vraiment ? demanda Shade, un grand sourire aux lèvres. Moi, j’ai parfois l’impression qu’on débarque avec des armes tombées du camion, ou pour réguler des querelles avec le Conseil vampirique local.
Silvio tira sur son cigare avant de répondre.
— D’accord, admit-il. Je dois admettre que notre relation est mutuellement bénéfique.
Shade hocha la tête. Elle était d’accord. Il y avait des gros lourds parmi les membres de sa meute, dont certains voyaient d’un très mauvais œil l’existence d’un groupe de lesbiennes mêlant humaines, vampires et louves-garous, mais l’influence de Silvio faisait qu’ils se tenaient généralement à carreau. Sans lui, un certain nombre de situations se seraient résolues de façon beaucoup moins pacifique.
— Il y a un type qu’on aimerait retrouver, expliqua Shade en lui montrant la photo du clone raté de Schwarzenegger sur ton téléphone. Un vampire. Je me disais qu’étant donné tes contacts dans la communauté louve-garou, tu pourrais nous filer un coup de main.
Silvio se mit à rire.
— La communauté louve-garou. C’est un joli mot.
— Écoute, Silvio, c’est sérieux. Tu n’as pas idée des kilomètres que j’ai faits pour venir te demander ça en personne.
— J’ai le droit de savoir qui est ce monsieur que vous recherchez ?
— Il travaille avec un ancien nazi qui faisait des expériences sur les surnats.
Elle vit la réaction qu’elle attendait sur le visage de Silvio. Évidemment, il n’aimait pas beaucoup ça. Cela dit, pour être sure d’avoir son entier support, elle décida d’en remettre une couche.
— Ils sont probablement cul et chemise avec Montales, qui était stalinien pendant la révolution espagnole.
— ¡ Joder !, s’exclama Silvio. Ces merdes justifiaient les exécutions d’anarchistes et de trotskistes en les accusant d’être la cinquième colonne franquiste, et maintenant il y en a un qui bosse avec les nazis ?
Si Silvio était maintenant le chef non-officiel d’une meute de loups-garous et le gérant dans les faits d’un bar, il avait, quelques décennies plus tôt, dû quitter l’Espagne à cause de la victoire de Franco. Il avait été sympathisant de la CNT ; il n’avait peut-être plus grand-chose d’anarchiste, mais il avait conservé de vieilles rancœurs.
— Évidemment, maugréa-t-il, ça ne devrait pas m’étonner. C’est en ligne logique du pacte germano-soviétique.
— Donc, tu vas me filer un coup de main ? demanda Shade.
— Bien sûr ! Je vais passer des coups de fil. Si, demain, il y a un seul loup-garou dans le pays qui n’a pas les yeux ouverts pour chercher cet enfoiré, je t’assure que je lui botterai le cul en personne.
Partie IV
Ni oubli, ni pardon
Prysigar
À l’intérieur d’une suite d’un hôtel de luxe parisien, Prysigar profitait d’un bain chaud. Elle y avait passé une bonne heure : après tout, il fallait bien qu’elle rentabilise la baignoire magnifique. Elle avait même, un peu plus tôt, fait l’acquisition d’un petit canard jaune en plastique, parce qu’elle avait vu que c’était le genre d’accessoire qui était souvent présent dans un bain et qui semblait être capable d’en améliorer l’expérience. Elle n’avait pas été convaincue.
Après avoir contemplé un moment le palmipède, cherchant vainement les raisons de son succès, elle se décida finalement à sortir de la baignoire. Après tout, elle devait recevoir quelqu’un, il fallait qu’elle soit prête.
Prysigar avait l’apparence d’une adolescente blonde de seize ans, mais elle était en réalité beaucoup plus âgée. Elle n’en était pas sure, mais elle pensait être une des plus anciennes parmi les membres de l’Ordre vampirique. C’était dur à dire, évidemment, parce qu’une partie des morts-vivants ne voulait pas révéler son âge, et l’autre avait tendance à mentir dessus de façon éhontée.
Malgré son ancienneté, on ne pouvait pas dire qu’elle avait une position de grande importance. Son accession, quelques années plus tôt, à la présidence du Conseil de Lille lui avait donné une place précaire au Conseil national, mais ses avis n’étaient en général pas pris au sérieux. Elle se demandait si c’était à cause de certaines divergences politiques, parce qu’elle était une femme, ou à cause de son jeune âge apparent. Ou peut-être que c’était sa tendance à mâcher du chewing-gum et à faire des bulles en réunion.
De toute façon, la plupart des réunions en question étaient atrocement pénibles, et elle les séchait une fois sur deux. Le seul intérêt de son statut, c’était les quelques avantages financiers et en nature, comme la location de cette suite luxueuse aux frais de l’Ordre.
Prysigar enfila une tenue chic qui ne correspondait pas à son âge apparent, puis alla examiner quelles chaines elle pouvait regarder dans cet hôtel et constata avec satisfaction qu’il y avait le satellite.
Lorsque quelqu’un frappa à sa porte, elle coupa la télévision et alla ouvrir. Devant elle se tenait un homme bien habillé, aux cheveux bruns mi-longs coiffés en arrière. Deux géants chauves en costard étaient plantés derrière lui. Des gardes du corps. Prysigar lutta pour ne pas exprimer son dédain : les vampires étaient censés être des créatures immortelles qui ne craignaient rien. Dans ces conditions, se promener avec une protection rapprochée ostensible cassait toute l’image.
— Ah, Robert ! s’exclama-t-elle joyeusement. Entrez donc, cher ami.
Elle fit entrer Robert Montel dans le salon et l’invita à s’assoir sur l’un des canapés. Elle s’installa en face de lui, tandis que ses deux gardes du corps restaient debout.
— Un instant, si vous m’excusez ?
Elle décrocha le téléphone de l’hôtel et commanda deux sorbets au sang synthétique.
— Ils sont vraiment délicieux, expliqua-t-elle. C’est fou les délices que les gens sont désormais capables de faire avec du « faux sang », vous allez gouter.
Elle avait levé les mains pour figurer les guillemets avec ses doigts. Une manie qu’elle trouvait au départ ridicule et qu’elle avait commencé à pratiquer par second degré, mais qu’elle faisait maintenant machinalement.
— Si j’ai bien compris, commença Robert Montel, c’est un peu le sujet de notre rencontre, n’est-ce pas ?
— Hum, oui. Plus exactement, je voulais vous parler de ce fameux traitement qui est le sujet d’actualité de ces dernières années dans nos petits milieux.
Prysigar avait toujours trouvé que le traitement destiné à rendre les vampires allergiques au sang humain était une pure aberration, mais elle avait pris soin de mesurer son propos devant les autres membres de l’Ordre vampirique. Elle pouvait parfois donner l’impression de ne rien comprendre à la politique mort-vivante et était rarement prise au sérieux, mais c’était surtout parce qu’elle se donnait beaucoup de mal pour que cela se déroule ainsi. Elle aimait que personne ne se doute qu’elle puisse être affreusement manipulatrice.
— Je vous écoute, dit Robert Montel.
— Un certain nombre des vampires de ma circonscription, expliqua-t-elle, sont plutôt allergiques au concept. Ce qui est plutôt amusant, non ? Étant donné que le concept est de les rendre allergiques au sang ?
Sa blague lui plaisait beaucoup, mais Robert Montel resta de marbre.
— Hum, peu importe. Toujours est-il que certains d’entre eux ont, avec des mortels, des relations sanguines de longue durée qu’ils tiennent à préserver, et ce fameux traitement, s’il a bien des bénéfices, serait évidemment un frein aux relations susmentionnées. Vous me suivez ?
Robert Montel hocha la tête.
— Parfaitement, très chère. J’imagine que vous m’avez fait venir parce que vous avez entendu parler des possibilités, encore non officielles, d’obtenir une petite variation de ce traitement qui permet d’ingérer sans difficulté le sang d’un ou de quelques mortels choisis. Et consentants, cela va sans dire.
— Cela va sans dire ! s’exclama Prysigar. Vous me comprenez parfaitement, mon ami. Ce serait une solution miraculeuse, voyez-vous ? Un grand nombre de réticences à ce remède se trouveraient levées, et les bénéficiaires de ce petit traitement amélioré nous seraient redevables.
— Je pense que nous pouvons nous entendre.
On frappa à la porte. Prysigar se leva d’un bond, avant que les gardes du corps ne puissent réagir.
— Ah ! s’exclama-t-elle. Nos glaces arrivent. Je suis impatiente d’avoir votre avis là-dessus, Robert.
Elle ouvrit la porte, laissant apparaitre un groom qui tenait un plateau avec une cloche, le tout en argent.
— Ah, apportez ça ici, mon bon, ordonna Prysigar.
Les gardes du corps se décalèrent un peu, pour être en position au cas où le groom se serait révélé être un dangereux tueur à gages. Pas en très bonne position, nota Prysigar. Quitte à engager des gardes du corps et à nuire ainsi à l’image du vampire comme puissant immortel, autant en engager des valables.
La vieille vampire était en train de se rassoir lorsque le groom laissa tomber son plateau, sortit un pistolet muni d’un silencieux, et envoya une balle en argent dans la tête de chacun des deux gardes du corps, qui n’étaient vraiment pas les meilleurs.
Robert Montel allait réagir, mais Prysigar pointait à son tour une arme vers lui.
— Allons, cher ami, fit-elle d’une voix douce. Ne faites pas de bêtises.
— Prysigar, fulmina Montel. C’est vous qui faites une grossière erreur. Je ne sais pas ce que vous vous imaginez, mais s’il m’arrive la moindre chose, il y aura des conséquences dramatiques.
— Je n’en doute pas, répliqua l’adolescente sur un ton léger. Je m’arrangerai juste pour faire en sorte qu’elles retombent sur quelqu’un d’autre.
Pendant ce temps, le groom avait retiré son chapeau, et Montel afficha une mine encore plus ahurie que celle qu’il arborait déjà lorsqu’il réalisa qu’il s’agissait en fait d’une femme.
— Salut, Montales, s’exclama Morgue. Tu te souviens de moi ?
— Non, répondit Montel. Je ne vois pas de quoi vous parlez. Mon nom est Robert Montel.
Morgue, qui avait toujours son arme braquée sur lui, fit un grand sourire, puis s’alluma une cigarette.
— Moi non plus, je me souviens pas de toi, admit-elle. Tes conneries de stalinien ? Totalement oubliées. J’ai croisé trop de trouducs dans ma vie pour me rappeler de tous.
— Que me voulez-vous ? demanda Montel.
— Moi ? Rien du tout. Mais à cause de toi, espèce de connard, j’ai dû me coltiner une emmerdeuse qui détestait être une vampire et me le reprochait à moi.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez ! protesta une nouvelle fois Robert Montel.
— T’en fais pas, mon vieux, répliqua Morgue en sortant un pieu de la poche intérieure de sa veste. Au bout de quelques heures d’interrogatoire, je suis sure que la mémoire va te revenir.
— Vous faites vraiment une grave erreur, protesta une nouvelle fois Montel.
Ce fut la dernière, car Morgue lui planta d’un geste précis le pieu dans le cœur. Contrairement à une croyance populaire, un pieu n’était pas suffisant pour tuer un vampire, mais cela le rendait complètement impuissant, incapable de bouger ou même de parler.
— Merci beaucoup, dit-elle à Prysigar. Je te suis redevable.
— Oh, ce n’est rien. Tu dis que ce type travaillait avec un nazi, et je ne peux pas supporter ces gens-là. Leur fascination stupide pour les mythes vikings, cela nous a donné une très mauvaise image.
Elle fit un regard complice à Morgue, qui réalisa que son interlocutrice la prenait pour une camarade viking. Elle avait en effet confessé à plusieurs reprises en avoir été une, lorsqu’elle était mortelle, plus de mille ans plus tôt. C’était juste après avoir vu le film Thor, et c’était à peu près aussi sérieux que lorsqu’elle disait avoir elle-même tué Dracula, ou quand elle avait sorti aux skingirls qu’elle avait été au premier concert de Cockney Rejects. Elle ne s’attendait pas à ce que les gens la croient vraiment, et maintenant elle n’osait pas contredire Prysigar.
— Ouais, fit-elle pour éluder le sujet. Par Odin, quels trouducs ! En tout cas, merci de ton coup de main.
— J’espère que ça va te permettre de te rabibocher avec ta fille.
— Ouais, je n’en doute pas.
Chapitre 22
Le blouson de gang, ça donne un style
Elvira et Cookie prenaient leur petit-déjeuner dans le jardin. Pour une fois, elles étaient seules : Anne et Bernard étaient déjà partis faire une promenade, tandis que les autres dormaient encore. Cela arrangeait plutôt Elvira, qui appréciait pouvoir passer un peu de temps en tête à tête avec son amante. Elle avait un peu du mal à s’habituer à ce mot, amante. Ça lui faisait bizarre de se dire qu’elle était en couple.
— Tu sais quoi ? demanda-t-elle. À un moment, on pourrait passer des vacances comme ça, mais sans mes parents, sans histoires de vampires et de sorciers.
Elle n’ajouta pas « sans tes copines », de peur que Cookie le prenne mal. Ce n’était pas qu’elle ne les appréciait pas, mais elle aurait parfois aimé qu’elles soient un peu moins présentes.
— Ouais, fit Cookie en prenant un verre de jus d’orange. Ça pourrait être bien.
— Juste pour savoir, c’est comme ça souvent, dans ta vie ?
La skinhead se mit à rire.
— Non. Je suis aussi paumée que toi, tu sais. Et même si j’aime bien Raz et qu’on ne laisse pas tomber une pote qui est dans la merde, il y a des moments où j’ai envie de lui dire d’aller régler tout ça avec les motardes de la mort.
Elvira approuvait l’idée mais se garda de le dire à haute voix. Elle décida de parler d’autre chose.
— Tu sais le plus bizarre ? J’ai fréquenté le centre LGBT pendant un moment, et j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres femmes trans comme moi. Mais, bizarrement, j’avais plus de facilité à parler de certaines choses avec Casse.
Cookie fronça les sourcils, ne semblant pas voir la bizarrerie.
— Je veux dire, c’est une vampire, qui fait partie d’un gang de bikeuses à moitié cramées du ciboulot qui se baladent avec de pleines poignées de flingues.
— Je ne sais pas. Morgue est cramée, oui, mais Casse, ça va. Elle est plutôt chouette.
Elvira secoua la tête. Ce n’était pas une question d’être chouette ou pas.
— En temps normal, elle aurait le même blouson de gang et la même moto que sa meuf, tu sais ?
— En même temps, c’est de belles motos, il faut le reconnaitre. Et le blouson de gang, ça donne un style. Je me disais d’ailleurs qu’on pourrait se mettre à ce genre de trucs.
Elvira lui fit les gros yeux.
— Il est hors de question que tu te mettes au blouson sans manches. Le Harrington te va vachement mieux.
— D’accord, d’accord.
— Sérieusement, à propos de ces histoires de motardes de la mort…
— Promis, coupa Cookie. Je garde mon Harrington.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu me promets de faire attention à toi ?
Elle s’efforçait de ne pas le montrer, mais toutes ces histoires de sorcellerie et de vendettas entre vampires l’effrayaient, et elle avait peur pour sa copine.
— Ne t’en fais pas. Je ne compte pas jouer les porte-flingues s’il y a du grabuge de prévu. De toute façon, je me doute que ni Razor, ni les motardes n’auront envie de m’avoir dans les pattes, et j’imagine que mon rôle sera plutôt de faire en sorte que Car et Betty ne jouent pas non plus les têtes brulées.
Elvira hocha la tête, rassurée. Elle n’avait pas envie de voir Cookie jouer les casse-cou.
— Non, c’est Razor qui m’inquiète, reprit la skinhead.
— J’imagine. Vu les types qu’il y a en face, c’est assez flippant.
— Ce n’est même pas ça, soupira Cookie. Je veux dire, il y a ça aussi, mais ces derniers jours ? Elle est tellement différente. D’habitude, elle a peur de passer des coups de téléphone, là elle élabore des plans avec des gens qu’elle n’a jamais vus. Je ne sais pas, c’est comme si…
Elle chercha ses mots, ouvrit la bouche pour les prononcer, puis se ravisa. Finalement, elle poussa un nouveau soupir et se décida à dire ce qu’elle pensait :
— C’est comme si ce genre de merdier lui avait manqué.
***
Betty se leva, prit sa douche, et enfila sa tenue habituelle : une mini-jupe en jean et un haut moulant. Après quoi, elle passa un certain temps à se sécher et à se lisser les cheveux, et sortit de la salle de bains.
Lorsqu’elle retourna dans sa chambre, elle réalisa que Casse avait pris sa place sur le lit et était en train de discuter avec Karima. Elle soupira. Les vampires n’étaient pas censés dormir, de jour ?
Elle décida de les laisser seules. Elle ne savait pas exactement à quoi jouaient les deux nanas, mais manifestement elles avaient envie d’un moment à deux, même si elles lui avaient toutes les deux assuré qu’il ne se passait strictement rien entre elles.
Bah, ça les regardait, décida-t-elle. Elle descendit les escaliers, aperçut Cookie et Elvira qui, manifestement, avaient elles aussi envie d’être à deux.
Elle espéra qu’il ne se passait véritablement rien entre Casse et Karima. Il y avait déjà beaucoup trop de couples dans son entourage. Il n’aurait plus manqué que Razor se décide à sortir avec Crow, et ça aurait été le pompon.
— Tes parents ne sont pas là ? demanda-t-elle tout de même à Elvira.
— Non, ils sont partis. Ils devraient revenir d’ici deux heures.
Parfait, nota Betty. Deux heures, c’était largement plus que suffisant. Elle se dirigea donc vers la Harley-Davidson que Morgue avait laissée là, et se mit à fouiller dans les sacoches. Elle récupéra un des pistolets. Ce n’était pas très raisonnable, de laisser autant d’armes à feu dans la sacoche d’une moto qui trainait dehors. N’importe qui pouvait se servir.
— Tu fais quoi, exactement ? demanda Cookie, qui avait remarqué son petit manège.
— Ne t’en fais pas, répliqua Betty. Je gère.
— Ce n’est pas parce que mes parents sont là que tu as le droit de tirer des coups de feu ! annonça Elvira. Il y a des voisins pas loin.
— Et je n’ai pas envie que tu fasse de conneries, ajouta Cookie.
— Oui, maman ! soupira-t-elle.
À force de fouiller dans les sacoches, elle avait trouvé ce qu’elle voulait : un viseur laser qui pouvait se poser sur le pistolet. Elle eut un petit sourire joyeux.
— Ne vous en faites pas, annonça-t-elle. Je ne vais pas faire de bruit.
***
Casse et Karima étaient fortement occupées à réécrire un plan d’article scientifique. Si Karima était très douée en informatique, elle avait certaines lacunes dans les aspects les plus violemment mathématiques. Casse, elle, avait fait des études poussées dans le domaine et pouvait l’aider sur des choses trop abstraites à son gout.
Elle était heureuse de pouvoir partager le sujet de sa thèse avec une amie. Évidemment, il était hors de question d’en parler avec Razor ou Cookie, qui bâillaient à la simple évocation d’un sujet en lien avec l’informatique ; mais même Betty trouvait que tout cela était d’un trop haut niveau, pas forcément dans le sens « trop compliqué », mais dans celui de « trop éloigné des transistors ». Betty méprisait la programmation fonctionnelle, estimant que le C et l’assembleur étaient déjà des langages assez évolués, ce qui était un sujet de désaccord récurrent entre elles.
Karima avait d’ailleurs aperçu Betty se diriger vers la chambre avant de se raviser en la voyant avec Casse, et elle imaginait déjà les ragots que cela allait lui valoir. Il était temps que ses copines admettent que, non, leur relation était uniquement amicale.
Il y avait bien eu un moment où cela avait été un peu plus ambigu, mais elles avaient depuis mis les choses au point, juste avant que Morgue n’arrive : Karima, si elle n’avait rien contre les relations non-exclusives, ne se sentait pas forcément d’en avoir une, et Casse estimait de toute façon que sa vie était déjà assez compliquée pour y ajouter en plus une relation à distance.
De toute façon, Karima ne regrettait pas que leur relation reste platonique. Pouvoir parler de programmation fonctionnelle ensemble, c’était aussi bien que le sexe, et au moins on était sûr qu’il n’y avait pas d’effets de bord.
***
Betty regardait le Glock 17 avec satisfaction. Elle avait pensé que cela lui demanderait beaucoup de travail, mais cela s’était révélé on ne peut plus simple : elle n’avait eu qu’à dévisser le viseur laser pour remplacer la partie « laser » par son pointeur surpuissant.
Son seul regret était qu’elle avait dû démonter son briquet Zippo. Ce n’était pas un vrai Zippo, juste une copie qu’on trouvait à cinq euros, et à vrai dire ce n’était pas non plus un vrai briquet, vu qu’elle avait remplacé l’intérieur par, justement, son pointeur laser surpuissant et quelques piles. Cela dit, ça permettait effectivement d’allumer des cigarettes, et c’était tout de même vachement plus rigolo qu’un briquet normal. Lorsqu’elle avait bricolé cet engin, elle avait même envisagé de se mettre à fumer pour l’occasion tellement elle avait trouvé cela génial.
Maintenant, la coquille de faux Zippo gisait, vide, et cela la rendait un peu triste. D’un autre côté, elle avait un flingue avec un viseur laser qui pouvait aussi servir à bruler. Elle testa son installation en pointant l’arme et, ravie, constata que cela fonctionnait à merveille.
Ensuite, elle réalisa qu’elle avait encore fait une brulure à un canapé et qu’elle allait se faire engueuler. Elle jeta un coup d’œil aux alentours, vérifia que personne ne l’avait vue, puis prit un coussin et cacha son méfait. Après quoi, elle alla ranger le pistolet dans la sacoche de la Harley-Davidson, mais garda le pointeur laser dans son sac à main.
— Vous voyez ? demanda-t-elle à Elvira et Cookie, qui étaient toujours installées à la table du jardin. Pas de coup de feu, rien. Ce n’était pas la peine de me sermonner.
***
En début de soirée, Cassandra alla trouver Razor, occupée à éplucher des pommes pour préparer un crumble.
— J’ai eu Valérie au téléphone, expliqua la vampire. Elle m’a dit qu’elles avaient fait des recherches sur Schwarzy-vampire. En fait, il s’appelle Joseph Delerme, et c’est un gros bras de l’Ordre vampirique. C’est tout ce que j’ai.
— C’est déjà pas mal, répondit Razor en posant son couteau et en sortant une cigarette à la place. Sinon, comment tu vas ?
Elle avait moins parlé à Casse ces derniers temps. Elle ne savait pas comment elle vivait sa transformation, maintenant que quelques jours étaient passés. Tout ce que Razor pouvait constater, c’est que Cassandra avait adopté les polos Fred Perry (empruntés à Karima), ce qui, cumulé avec son crâne tondu, donnait l’impression qu’elle avait été mordue par une skinhead plutôt que par une vampire.
Le changement vestimentaire n’était pas si surprenant, cela dit. Pour ce qu’elle en savait, beaucoup de vampires profitaient de leur transformation pour changer de look.
— On fait aller. Le coup du soleil, c’est pénible, en vrai. Ça veut dire qu’il faut quand même rester enfermée chez soi en journée.
— En effet.
— Là, ça va qu’on est à la campagne et qu’il n’y a rien à faire, mais je sens que ça va être galère pour aller faire les magasins. Et pour les administrations ? Oh, je ne veux même pas y penser.
Razor sourit. Si c’était les principales préoccupations de Cassandra, cela voulait sans doute dire qu’elle vivait toujours bien son état de vampire.
— Tu vas aussi avoir des problèmes si tu veux bronzer.
— Ouais, admit Casse. Par contre, la plage, t’imagines ? Il faut y aller de nuit, d’accord, mais pas besoin de respirer. Pas besoin de payer super cher pour faire de la plongée. Ça, c’est bien.
— J’en conclus que tu n’es pas trop préoccupée par des considérations métaphysiques du genre suis-je devenue damnée ? ou ai-je encore une âme ?
Cassandra haussa les épaules.
— J’imagine que je suis toujours dans le déni et que ça ne m’a pas encore touchée. Pour l’instant, le problème, c’est que j’ai tout le temps faim, et que je ne sais pas quoi manger.
Elle illustra cela en avalant un quartier de pomme que Razor avait découpé, puis elle fit la grimace et fonça vers l’évier pour le recracher.
— Les pommes, c’est niet, apparemment.
— Et tu as toujours tes cauchemars ?
Cassandra avait ouvert le réfrigérateur et était en train de lécher du Ketchup qu’elle s’était versé sur la main.
— Ouais, répondit-elle sur un ton moins léger. J’ai des souvenirs de ce connard qui remontent régulièrement. Le pire, c’est que c’est comme si je les vivais, moi. Je me réveille et je me sens mal parce que j’ai l’impression d’avoir commis des horreurs.
Razor hocha la tête, compatissante. Elle aussi continuait à avoir des cauchemars. Sauf qu’elle ne se réveillait en culpabilisant qu’à cause des horreurs qu’elle avait commises elle-même.
— Tu n’as pas eu des sortes de… réminiscences… qui pourraient nous être utiles, par hasard ?
Cassandra secoua la tête.
— Non, je ne pense pas. Tout ce que je peux te dire, c’est que ce qui motive ce mec, c’est un rêve. Un rêve immonde, d’une sorte de race suprême surnaturelle, qui serait le futur de l’humanité et de tout le reste. Mais ça, tu le savais déjà, hein ?
— Ouais, admit Razor. Il fantasme complètement sur les elfes, c’est ça ?
Casse soupira, et décida de reprendre un peu de Ketchup avant de continuer à raconter ses cauchemars.
— Pas exactement, finit-elle par dire. Pour lui, les elfes sont un moyen, pas une fin. Il pense qu’avec leur sang, sa magie et la science, il pourrait faire quelque chose de… mieux. Même les elfes, à ses yeux, étaient, ou sont, dégénérés. Ils n’ont pas pu supporter de continuer à vivre dans ce monde et ont dû partir en exil ailleurs, c’est ça ? À cause des villes et de la pollution et tout, non ?
— À peu près. Ça remonte plutôt à l’antiquité qu’à la révolution industrielle, cela dit.
À vrai dire, Razor avait des connaissances limitées sur les elfes. Il n’y en avait plus dans ce monde depuis des millénaires, alors c’était aussi le cas de la majorité des gens. Ce qu’on savait sur eux se réduisait en général aux mythes et aux légendes. Elle n’était même pas vraiment convaincue qu’ils aient jamais véritablement existé, mais on lui avait appris que c’était vrai et elle ne se sentait pas le cœur d’égratigner le dogme officiel face à quelqu’un qui n’était pas une sorcière.
— Je crois que, pour lui, reprit Cassandra, l’idéal serait de prendre les points forts des vampires et des elfes, et peut-être des garous, de tout mélanger et d’obtenir… quelque chose de nouveau.
— Des hippies joueurs de lyre et buveurs de sang, soupira Razor. Une vision d’avenir.
— Ouais, hein ?
Cassandra réalisa alors qu’il restait des saucisses qui n’avaient pas été mangées au moment du barbecue, quelques jours plus tôt, et décida de réparer cet oubli. Elle commença donc à s’avaler une chipolata crue avec du Ketchup froid, sous le regard horrifié de Razor.
— Qu’est-ce qu’il espère ? demanda celle-ci en essayant de regarder ailleurs. Ça fait des siècles que des vampires cherchent en vain le Saint-Graal qui leur permettrait de supporter le soleil, ou encore de redevenir mortels. Personne n’y est jamais arrivé. Pour qui il se prend ?
Cassandra s’essuya les lèvres avant de répondre.
— Il estime que les technologies modernes ouvrent de toutes nouvelles possibilités.
Razor secoua la tête. Il y avait des règles strictes interdisant de mêler de trop près science et magie. Elle avait, autrefois, trouvé qu’elles étaient abusives et réactionnaires. Ensuite, elle avait croisé le chemin d’Hexen.
— Il faut vraiment qu’on arrête ce type, constata-t-elle.
— Ouais. Et vite, ajouta Cassandra. Sérieusement, je n’ai rien contre la campagne, l’herbe fraiche et les petits oiseaux, mais si on reste encore une semaine ici, je vais finir par péter un câble et vouloir manger tout le monde.
Chapitre 23
Pas de connerie dramatique
Shade rentra dans le Limousin vers vingt-trois heures, quelques minutes à peine après que les parents d’Elvira soient allés se coucher. Elle informa le petit groupe de sa rencontre avec Silvio, puis, en attendant Morgue, elles décidèrent de se faire une partie de Scrabble.
C’était une mauvaise idée, Razor aurait dû le prévoir. Elle faisait équipe avec la louve-garou, qui voulait évidemment tout le temps mettre des mots anglais. Ce qui aurait pu passer, dans l’absolu, sauf que Betty était assez rigide vis-à-vis des règles du jeu et qu’elle rejetait toute idée de faire une partie multilingue.
Malgré leur score misérable, Razor appréciait la partie. Pour une fois, elles passaient un moment toutes ensemble. Cookie et Elvira n’étaient pas encore montées et, surtout, Crow ne s’était pas assise à l’écart avec une bière. Elle s’isolait moins depuis qu’elles avaient parlé toutes les deux.
— Vous n’avez aucune idée de ce qu’a pu faire Morgue ? demanda Shade entre deux tours de jeu.
— Je pense qu’elle est en train de nous récupérer un laser, expliqua Betty.
La louve-garou semblait pour le moins dubitative.
— J’espère qu’elle n’est pas en train de faire une connerie.
— Ce n’est pas son style, protesta Cassandra.
— Pardon ? s’étrangla Shade.
— Je veux dire, pas de conneries dramatiques. Au pire, elle est en train de faire une connerie raisonnable.
Elles durent attendre deux heures de plus avant de découvrir ce que Morgue avait ramené dans le coffre de la Clio. À ce moment-là, Elvira et Cookie étaient déjà parties se coucher, et Casse et Karima étaient à l’étage.
— Vous allez voir, s’exclama Betty. Je vous parie que c’est un laser.
Elle se précipita vers la voiture alors que Morgue en descendait. Razor suivait avec Crow et Shade, mais toutes les trois étaient moins enthousiastes.
— Alors, demanda Betty. C’est quoi ?
Morgue se tourna vers Crow.
— Un petit cadeau.
Elle se dirigea ensuite vers le coffre et l’ouvrit. Betty y jeta un coup d’œil puis recula, dégoutée.
— Oh, merde, fit-elle. Je suis trop méga déçue.
Crow jeta un coup d’œil sur le corps recroquevillé de Montales, puis se tourna vers sa génitrice vampirique.
— Tu espères vraiment te racheter comme ça ?
— Je n’espère rien du tout, soupira la bikeuse. Enfin, si : que tu prennes le temps de l’interroger avant de le buter. On a besoin d’informations.
Elle lui tendit la clé de la voiture, puis se dirigea vers la maison pour aller se chercher une bière. Pendant ce temps, Razor posait sa main sur l’épaule de Crow.
— J’imagine que tu n’as pas envie de faire ça seule ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas. Je ne crois pas que tu aies envie de voir cet aspect de moi.
Razor soupira. Elle en avait déjà appris assez sur Crow pour ne plus être horrifiée à l’idée de la voir massacrer un connard. Ce ne serait de toute façon pas pire que certaines choses qu’elle avait pu faire elle-même.
C’était peut-être pour ça qu’elle avait pardonné facilement à la vampire de s’être servi d’elle comme appât. Lorsqu’elle était au Département de métaphysique appliquée, elle avait parfois aussi estimé que la fin justifiait les moyens. Elle avait encore en mémoire les cris des agents de la CIA aspirés par la porte vers l’Enfer qu’avait ouverte Vénus pour se débarrasser d’Hexen. Elle n’avait peut-être pas lancé le sort directement, mais elle avait approuvé le plan.
— Je peux rester un peu à l’écart ? suggéra-t-elle. Je ne pense pas que tu devrais être seule à ce moment-là. Tu l’as suffisamment été.
Crow hocha la tête, manifestement soulagée.
— Je ne sais pas pourquoi tu continues à vouloir m’aider, mais… merci.
Razor haussa les épaules.
— Tu te souviens, quand Cookie m’a dissuadée d’aller affronter Hexen seule ?
— Le paradigme Ma famille, mon crew, c’est ça ?
— Exactement ! approuva Razor, même si elle n’aurait pas spontanément utilisé le mot « paradigme » dans ce cas précis.
Crow semblait néanmoins dubitative.
— Je n’avais pas conscience de faire partie du crew, admit-elle.
— Ouais, on devrait avoir une carte d’adhérente. Ou un tatouage. Ça serait plus clair, et ça t’aurait évité de faire des conneries.
***
Avant de partir, Razor décida de prendre un peu de matériel, au cas où cela s’avèrerait nécessaire. Morgue avait déjà mis une chaine en argent dans son coffre, et s’en était servie pour lier les poignets de Montales au cas improbable où le pieu de son cœur serait sorti tout seul. Razor voulait aussi des pistolets avec des balles en argent, pour pouvoir abattre l’enfoiré de stalinien s’il essayait de s’enfuir. Elle en profita aussi pour prendre un couteau de cuisine et une pince coupante pour l’interrogatoire.
— Hé, lui fit Betty alors qu’elle s’apprêtait à repartir, je t’ai montré mon viseur laser ?
— Pas maintenant, soupira Razor.
— Tu te souviens de la brulure que j’avais faite sur le canapé ? protesta Betty. Imagine ce que ça peut faire sur un vampire qui craint la lumière.
Razor finit par prendre le laser, sans grande conviction et plus pour ne pas vexer son amie. Elle fut cependant retardée une nouvelle fois par Shade.
— Vous y allez toutes les deux ? demanda la louve-garou. Seules ?
— Oui, soupira Razor. Je doute que Crow ait spécialement envie de faire de cela un grand moment collectif.
— Je comprends complètement. Mais faites attention, d’accord ? Ce type risque de ne pas se laisser faire. Il est dangereux.
— Je peux être dangereuse aussi.
***
Le problème, évidemment, lorsqu’on veut « interroger » quelqu’un de manière assez médiévale, puis éliminer cette personne, c’est de pouvoir le faire en toute tranquillité. C’est sans doute pour cela que les méchants ont toujours un manoir isolé situé au bout d’un chemin escarpé, juste à côté d’un précipice. Ça évite que les voisins ne se posent des questions.
Razor et Crow n’avaient pas de manoir. Il y avait bien le gite des parents d’Elvira, mais la présence des dits parents empêchait de procéder à un interrogatoire musclé là-bas.
Il fallut donc trouver un coin complètement isolé, hors de vue des éventuelles voitures qui auraient pu passer à côté, et si possible loin de tout être humain en général. C’est en conduisant sa Clio à la recherche d’un endroit idéal que Razor réalisa qu’elle se faisait une idée un peu fausse de la campagne. Jusque-là, pour elle, il y avait les villes, et en dehors de celles-ci le monde se réduisait à de grandes étendues vertes avec des vaches et quelques maisons tous les dix kilomètres. Malheureusement, ce n’était pas tout à fait le cas : elles avaient beau ne manifestement pas être en ville, il n’était pas simple de trouver un endroit où elle pouvait être sure qu’il n’y aurait aucun témoin.
Elles durent se résigner à garer la voiture sur le côté de la route et à marcher deux cents mètres dans de la gadoue en se trimbalant un corps de vampire. Une occupation qui semblait pour le coup indéniablement campagnarde à Razor. Après avoir hésité un moment, elles montèrent et descendirent un petit talus, ce qui avait l’inconvénient de rendre plus difficile le transport de Montales mais l’avantage de les cacher de la route.
Une fois le stalinien posé à terre, toujours avec son pieu dans le cœur, Razor s’alluma une cigarette, épuisée par l’effort. Crow, de son côté, s’approcha du vampire, lui cracha à la figure et retira le pieu.
Razor ne s’attendait pas à ce qu’elle le fasse aussi vite, et se dépêcha de sortir et d’armer le pistolet qu’elle avait emprunté. Avec un morceau de bois dans le cœur (la sorcière doutait qu’il faille absolument que cela soit du bois, mais dans le doute elle n’allait pas tester), Montales était peut-être totalement inoffensif, mais sans, ce n’était pas la même affaire. Même avec les mains enchainées avec de l’argent.
— ¿ Te acuerdas de mí ? demanda Crow.
Razor retint un soupir. Elle ne s’était pas non plus attendue à ce que la discussion ait lieu en espagnol. Elle avait vaguement appris cette langue au lycée, mais cela faisait des années qu’elle n’avait pas eu l’occasion de la pratiquer.
— Je ne vois pas qui vous êtes, répondit Montales en français. Vous devez faire erreur.
— Mais bien sûr, répliqua Razor. Tu vas nous dire que tu n’étais pas un connard de stalinien ? Et pendant que tu y es, que tu ne bosses pas avec un putain de trou du cul de nazi ?
Cette fois-ci, Montales parut réellement surpris.
— Je me souviens de toi, finit-il par admettre à Crow. Tu as beaucoup changé, mais je me rappelle de tes yeux. Je suis vraiment désolé. Je ne sais pas quoi dire d’autre. Par contre, je ne vois pas de quel nazi vous parlez.
La gothique lui cracha une nouvelle fois au visage.
— Tu es désolé ? s’étrangla-t-elle. Tu ne sais pas quoi dire ? Cela fait soixante-dix ans que je rêve du moment où je t’arracherai les membres les uns après les autres, et tu crois qu’un petit « désolé » va te sauver la mise ?
Razor soupira. Elle réalisa qu’elles auraient dû se mettre d’accord en amont sur la stratégie à suivre lors de cet interrogatoire. Par exemple, oui, il aurait été préférable que Montales croie à une chance de survie pour l’inciter à raconter tout ce qu’il savait sur Hexen.
Au moins, son amie avait abandonné le castillan pour le français, ce qui lui permettait de suivre ce qui se disait.
— Une seconde, Crow, tu permets ? demanda-t-elle avant de s’adresser au vampire stalinien. Tu bosses avec un sorcier, Herman Bohr, ou Johnson, ou quelque soit le nom qu’il utilise maintenant. Anciennement surnommé Die Hexenmeister. Un connard d’ancien nazi. C’est lui qui voulait me retrouver, et tu lui as filé un coup de main, n’est-ce pas ?
Montales parut une nouvelle fois sincèrement surpris. Par ailleurs, malgré la tirade de la gothique, il devait croire qu’il avait encore une chance de s’en sortir s’il les aidait :
— Non, non, non, protesta-t-il. Le type qui voulait vous retrouver, c’est un sorcier, d’accord, mais ce n’est pas un ancien nazi. Ce n’est pas possible, il est tout jeune. Il est vampire depuis quelques années à peine, il ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans. Je vous jure que je n’ai rien à voir de près ou de loin avec des nazis. Vous faites clairement erreur.
Razor se demanda s’il pensait vraiment que Crow allait l’épargner s’il les aidait, ou s’il tenait simplement à avoir la conscience tranquille avant de mourir.
En tout cas, ça confirmait que le Sorcier s’était trouvé un nouveau corps.
— D’accord, admit-elle. Ce type, tu peux m’en parler un peu plus ?
— Si j’accepte, vous me laisserez partir ?
Ah, ce n’était donc pas juste pour avoir la conscience tranquille. Obtenir des réponses facilement, c’était trop beau pour être vrai.
— Estás soñando, stalinista de mierda, cracha Crow.
— Non, ajouta Razor. Elle ne te laissera pas partir. Moi non plus, d’ailleurs. Par contre, si tu es sympa, je m’arrangerai pour que tu aies une mort rapide.
La gothique lui jeta un regard noir. Merde, songea Razor, elle ne comprenait pas que les promesses n’engageaient que ceux qui y croyaient ?
La proposition eut l’air de faire rire Montales.
— Oh, je vois. Tu espères peut-être me faire parler. Je n’ai pas peur de la mort, ni de la douleur.
— Vraiment ? demanda Crow. Je suis impatiente de mettre ton arrogance à l’épreuve.
— Moi, admit Razor, je ne le suis pas.
Elle jeta à terre la pince coupante et le couteau de cuisine qu’elle avait ramenés.
— Cela dit, reprit-elle, je sais faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ah, je dois aussi tester ça…
Elle activa le viseur laser que Betty lui avait passé, et qu’elle avait monté sur son pistolet. Le vampire poussa un petit gémissement lorsque la lumière verte lui brula la peau.
— Chiotte, s’exclama Razor, ça a l’air de marcher. Pas peur de la douleur, mais on n’aime pas les joujoux lumineux, hein ?
Elle refit passer le pointeur sur le vampire, mais cette fois-ci au niveau du visage. Il se retint pour ne pas hurler, parce qu’il ne voulait sans doute pas leur donner cette satisfaction, mais il tira néanmoins la gueule. Un trait rouge marquait son visage là où le rayon était passé.
— D’accord, admit Razor, je n’aurais pas dû dire du mal de ces jouets. C’est vrai que c’est rigolo. Donc, le jeune vampire qui voulait me retrouver, tu n’as toujours pas envie de m’en parler ?
— Va mourir ! répliqua Montales.
Il fut puni par une nouvelle décharge lumineuse le long de son visage.
— Je suis désolée, lança Razor à Crow. C’est toi qui devrais faire ce genre de choses, je sais. Je me suis juste laissée emporter par l’attraction de la nouveauté. Encore une petite minute, et je te le laisse.
Elle s’approcha de Montales et s’agenouilla pour se mettre à son niveau. Là, elle décida de s’allumer une nouvelle cigarette, en se servant du pointeur laser du pistolet. Elle ne le fit cependant pas avec la clope dans la bouche, n’ayant pas envie de se bruler et préférant abimer encore un peu la peau du vampire.
— Tu as le choix, lui expliqua-t-elle. Soit je te laisse une petite heure avec elle et tous ces jouets et on voit si ça t’a rendu plus loquace. Soit tu parles du type qui me cherchait.
Le vampire cracha par terre.
— Tu n’obtiendras rien de moi.
— Oh, tu as un code de l’honneur, maintenant ? railla Razor. D’accord. Laisse-moi te présenter un peu le type que tu cherches à protéger.
Elle lui raconta dans les grandes lignes qui était Hexen, et dans quelles circonstances il avait probablement dû changer de corps.
— Est-ce que tu as vraiment envie de souffrir pendant des heures, voire peut-être des jours, pour protéger une ordure pareille ? demanda-t-elle. Je ne sais pas quelles étaient vos magouilles ensemble, mais je pense qu’il s’est servi de toi et que tu n’as rien à gagner à le défendre.
Montales semblait plus hésitant. Il devait être sincère lorsqu’il disait ignorer avec qui il travaillait.
— Allez, l’encouragea Razor. Tu peux encore faire un truc de bien dans ta vie, c’est de m’aider à arrêter ce type. Sinon, je te laisse avec elle.
— Quoi ? protesta Crow. Il n’y a pas moyen que tu m’empêches de…
Razor se tourna vers la gothique, et braqua son arme sur elle.
— Oh, tais-toi, soupira-t-elle en lui faisant un clin d’œil. Je comprends ton désir de vengeance, mais on a besoin d’information. Attends-moi à la voiture.
La vampire sembla hésiter. Pendant un moment, Razor se demanda si elle avait compris qu’il fallait qu’elle lui laisse un peu de champ libre, et qu’elle la laisserait s’amuser après.
— Va chier, finit par cracher Crow. Je n’aurais jamais dû te faire confiance.
Elle lui fit un doigt d’honneur, mais s’écarta pour retourner vers la voiture. Razor se demanda si c’était un jeu d’acteur pour convaincre Montales, ou si Crow lui en voulait vraiment. Elle démêlerait ça plus tard.
— D’accord, soupira Razor en se tournant à nouveau vers Montales. Maintenant qu’on n’est plus que deux, voilà ta chance, alors tu ferais mieux de la saisir.
— Je n’ai jamais entendu le nom que tu m’as dit, commença Montales. Le type qui voulait te retrouver, il m’a dit qu’il s’appelait Antoine Lebau.
Il commença à donner plus de détails : il était brun aux cheveux longs, mesurait un mètre soixante-quinze, et semblait avoir dans les vingt-cinq ans. Il l’avait rencontré par le biais de Joseph Delerme, alias Schwarzy-vampire. Cela ne surprenait pas Razor : après tout, le grand baraqué blond servait de gros bras à l’Ordre vampirique.
Antoine Lebau avait proposé à Montales de l’aider à propos du traitement destiné à rendre les vampires allergiques au sang humain. Il disait vouloir travailler à le rendre plus performant, avec des prises plus espacées. Montales, qui était le principal promoteur de ce programme en France, était intéressé, mais un peu dubitatif des réelles capacités de son interlocuteur. Il avait cependant fini par lui donner un peu de moyens financiers et l’avait laissé mené un premier volet d’expérimentations.
Rapidement, Montales avait réalisé le potentiel d’Antoine, et avait poussé à l’intérieur de l’Ordre vampirique pour remplacer la première version du traitement.
— Une seconde, s’étonna Razor. Le traitement que prennent les vampires qui veulent devenir abstinents, t’es en train de me dire que c’est lui qui les a conçus ?
— Pas depuis le début, répondit Montales. Il l’a juste amélioré.
— Nom de Dieu ! Ce type a toujours haï les vampires. Je ne suis pas certaine qu’il ait changé d’opinion parce qu’il en est devenu un. Vous imaginez ce qu’il pourrait faire en contrôlant le traitement ?
Montales baissa la tête, et Razor comprit alors que c’était pour cela qu’il lui disait tout ça. Lorsqu’elle lui avait expliqué qui était Hexen, il avait compris la bourde astronomique qu’il avait commise en le laissant mettre son grain de sel là-dedans.
— Je n’avais aucune idée de son passé, protesta-t-il. Je n’ai jamais eu l’impression que c’était un nazi. Son obsession, c’était plutôt de trouver une véritable guérison au vampirisme. Pouvoir rendre les morts-vivants à nouveau humains.
Pas étonnant, songea Razor. D’après ce qu’elle en savait, Hexen avait toujours considéré le vampirisme comme une dégénérescence monstrueuse ; il ne devait pas supporter d’en être devenu un.
Après son succès concernant l’amélioration du traitement vampirique, Montales avait fourni à Antoine plus de moyens. Notamment, il avait le droit de pratiquer toutes les expériences dont il avait envie sur certains vampires que l’Ordre se serait, en temps normal, contenté de liquider.
C’était fabuleux, songea Razor. Montales lui avait donné les moyens financiers, techniques, et les sujets sur lesquels faire ses expériences. Comme les nazis en leur temps. Même s’il n’était peut-être pas nécessaire de recourir au point Godwin : après tout, la CIA avait aussi fait pareil par la suite.
Si l’ancien stalinien était intéressé par les travaux d’Antoine sur la guérison du vampirisme, il avait jugé préférable de les cacher au reste de l’Ordre vampirique pour le moment. La plupart des morts-vivants voyaient d’un mauvais œil l’idée qu’on puisse les guérir, de gré ou de force.
De toute façon, Hexen n’avait pas beaucoup avancé sur le sujet. Il avait continué à améliorer le traitement vampirique, en permettant de le désactiver pour un ou quelques humains donnés, afin de permettre à des vampires de pouvoir le prendre tout en ayant des échanges sanguins avec leur amant ou amante.
Ce dernier travail avait été d’un grand intérêt pour Montales, qui avait pu gagner de l’influence dans l’Ordre en convainquant certaines personnes réfractaires au traitement. Antoine, lui, continuait à n’être intéressé que par l’idée d’une guérison.
— Il était fasciné par les elfes, mentionna-t-il à Razor. Il pensait que les vampires en étaient une version dégénérée, et il espérait pouvoir… en devenir un, je crois. Ou une variante différente. Il était un peu cinglé, je dois l’admettre.
Sans blague ? En tout cas, l’obsession pour les elfes ne surprenait pas Razor. Ça avait toujours été le cas, pour ce qu’elle en savait. Pas très étonnant : les elfes avaient du succès chez les surnats amateurs de pureté de la race.
— En échange de tous ses travaux, tu lui as permis de me retrouver.
— Entre autres, admit Montales. Cela fait des années qu’il te cherchait et espérait que l’Ordre vampirique permettrait de te localiser. Je ne savais pas pourquoi.
— Maintenant, on va faire ça dans l’autre sens. Comment, moi, je le retrouve ?
Le stalinien secoua la tête.
— Je ne sais pas. La dernière fois que je l’ai vu, c’est lorsque que je lui avais dit où tu vivais. C’est un homme plutôt secret et un peu paranoïaque. Je le joignais par téléphone, et on se donnait rendez-vous comme ça, mais je ne suis jamais allé chez lui. Même son espèce de labo, je ne l’ai jamais vu.
Razor soupira. Évidemment, ça aurait été trop beau qu’il puisse lui donner son Vrai Nom et son adresse, mais elle aurait bien aimé en avoir tout de même un petit peu plus.
— Le numéro, c’est quoi ?
— Écoute, fit Montales, je me suis complètement trompé sur ce type. C’est un vrai danger, et je dois prévenir l’Ordre vampirique.
— Ne t’en fais pas. Je compte bien m’occuper définitivement de ce type.
— Tu ne peux pas faire ça seule, protesta Montales. Ni avec les quelques amies que tu peux avoir. L’Ordre peut vous aider. Je leur parlerai, et ils feront comme si cette histoire d’enlèvement n’avait jamais eu lieu.
Razor lâcha un soupir. Évidemment, maintenant, il allait essayer de sauver sa peau. C’était compréhensible, bien entendu, mais elle n’avait pas envie d’assister à cela. Elle se contenta donc de le palper à la recherche d’un téléphone, n’en trouva pas, et en conclut que c’était peut-être Morgue qui l’avait récupéré.
— Si vous me tuez, reprit Montales, vous n’aurez pas juste à vous occuper d’Antoine Lebau. Tout l’Ordre vampirique en aura après vous et, croyez-moi, vous n’avez aucune envie que cela arrive.
Razor s’écarta un peu de lui pour pouvoir remonter un peu la jambe gauche de son pantalon sans risquer d’être attaquée.
— Tu vois ça ? demanda-t-elle en montrant son tatouage « Ni oubli, ni pardon ». Il y a des gens pour qui je peux être sympa et ne pas l’appliquer. Toi ? Tu n’en fais pas partie.
***
Razor observa de loin Crow mettre fin à l’existence de Montales. Elle n’était restée que pour s’assurer que le vampire stalinien ne s’enfuirait pas. De fait, son implication consista essentiellement à fumer des cigarettes d’une main en tenant le pistolet de l’autre, au cas où.
Heureusement, Crow ne s’éternisa pas. Razor avait eu peur que, guidée par sa soif de vengeance, elle décide de mettre des heures à éliminer le responsable de son statut vampirique, mais elle se contenta en fait de le maltraiter un peu en lui disant tout ce qu’elle pensait de lui, avant de le décapiter d’un geste propre.
Du moins, aussi propre que possible pour une décapitation au couteau de cuisine, qui ne pouvait pas exactement se faire en un seul geste.
Après l’exécution de Montales, Crow alla la rejoindre. Razor trouva qu’elle n’avait pas bonne mine. Elle semblait sur le point de s’écrouler et avait les larmes aux yeux. De plus, sa jolie robe noire en dentelles était maculée de boue et de sang.
— Est-ce que ça va ?
La gothique mit un certain temps à répondre.
— C’est fini. Maintenant, c’est fini.
Elle s’effondra dans les bras de Razor, qui ne savait jamais quoi faire dans ce genre de cas, et encore moins quand il s’agissait de quelqu’un qui venait de commettre une exécution. Razor décida de mettre son sens moral en veille pour l’instant, et lui tapota maladroitement le dos, ne voyant pas quoi dire.
Au bout d’un moment, Crow finit par la lâcher et essuya les larmes qui avait coulé le long de ses joues.
— Ça va, je crois, finit-elle par dire. C’est vraiment terminé.
Chapitre 24
Pas maintenant
Razor et Crow rentrèrent au gite un peu avant le lever du soleil. Elles avaient hésité sur ce qu’elles devaient faire du corps de Montales. La sorcière avait décidé que le plus simple était de se contenter de déshabiller le vampire et de laisser son cadavre bruler au soleil. Elle avait juste placé un filtre de perception pour que personne n’ait la bonne idée de venir fouiner tout de suite.
Il était plus pratique de se débarrasser du corps d’un vampire que de celui d’un humain. C’est pour ça que la menace de Montales, comme quoi l’Ordre la pourchasserait, ne l’inquiétait pas trop.
En arrivant au gite, elles virent que malgré l’heure tardive, les filles étaient toutes dehors. Lorsqu’elles descendirent de la voiture, il n’y eut pas de question explicite sur ce qu’il s’était passé, juste des regards interrogateurs auxquels Razor répondit par un hochement de tête. Betty se précipita vers Crow, deux bières fraiches à la main.
— Je me suis dit que tu aurais peut-être envie de ça, expliqua-t-elle.
Crow la serra dans ses bras avant de prendre les bouteilles.
— Merci, fit-elle avec un sourire pâle.
Pendant ce temps, Razor constata que, pour une fois, c’était Morgue qui avait attrapé une bière et son paquet de cigarettes pour s’écarter discrètement. Sans doute pour que Crow n’ait pas à refuser de rester avec ses potes pour l’éviter.
La sorcière décida de la suivre, et s’alluma une cigarette en même temps que la vampire.
— Montales est éliminé, se contenta-t-elle de dire.
— Bien, fit Morgue. Je sais qu’elle ne voulait pas que je m’en mêle, mais je me disais que, vu les circonstances…
Razor hocha la tête.
— Je me demandais si, par hasard, il avait un téléphone au moment où tu l’as enlevé.
— Oh, ouais, répondit Morgue, un peu surprise.
Elle se mit à fouiller dans les poches de son blouson, et en sortit un téléphone portable, puis la batterie correspondante.
— Je me suis dit que ça devait être possible de nous localiser avec ce machin, alors j’ai enlevé les piles. Ce n’était pas une connerie ?
— Non, non. Je voudrais juste voir s’il y a un numéro dans le carnet d’adresses.
Morgue lui tendit l’engin et la batterie, puis tira nerveusement sur sa cigarette.
— Crow, ça va ? demanda-t-elle.
— À peu près, je suppose.
Razor ne s’étendit pas sur l’état moral de la gothique. Elle n’avait pas envie d’en discuter avec la bikeuse.
À la place, elle retourna vers la table du jardin. L’ambiance était un peu étrange : personne ne parlait de ce qui s’était passé en campagne, mais il était évident que tout le monde le prenait en compte et était aux petits soins avec Crow. En l’occurrence, cela passait manifestement par commencer une partie de Scrabble.
— Tu joues ? demanda Karima.
— Pas tout de suite. Tu crois que tu pourrais récupérer les adresses sur son téléphone ? Genre, sans l’allumer ?
— Ouais, carrément. Maintenant ?
Karima semblait un peu dépitée par l’idée de rater la partie de Scrabble.
Razor hésita. Elle jeta un coup d’œil à Crow, qui semblait aller beaucoup mieux maintenant qu’elle pensait à autre chose. Peut-être que sa poursuite du Sorcier pouvait attendre un peu, finalement.
— Non, répondit-elle en s’asseyant. Pas maintenant. C’est quoi, les équipes ?
***
Elles restèrent dans le jardin jusqu’à ce que le soleil commence à se lever. Là, seulement, il fallut rentrer, et uniquement parce que Casse et Crow étaient des vampires. Morgue, de son côté, était repartie seule à moto une heure auparavant.
Alors que la majorité de la petite troupe décidait qu’il était temps d’aller se coucher, Karima demanda à Razor :
— Tu veux que je te récupère le carnet d’adresses maintenant ?
— Je veux bien. Tu crois que tu pourrais le transférer sur le téléphone de Betty ?
— Bien sûr. Si tu veux te coucher maintenant, tu peux me passer le téléphone, je le laisserai sur la table de la salle à manger.
— Merci. Tu sais quoi ? Tu es la seule personne que je connaisse qui serait obligée de se coucher plus tôt si elle était transformée en vampire.
***
Lorsque Razor se leva, elle eut la bonne surprise de constater que Cookie avait mérité son nom et leur avait fait des biscuits éponymes. Elle en mangea deux tout en regardant le carnet d’adresses de Montales, qui se trouvait maintenant sur le téléphone de Betty. Il ne lui fallut pas longtemps pour voir qu’il y avait un contact au nom d’Antoine. Sans doute Antoine Lebau, le nouveau nom d’Hexen.
Et maintenant, qu’est-ce qu’elle allait faire ? Il était tentant de composer le numéro, et de voir qui répondait. Elle aurait pu parler directement à son ennemi juré, et lui promettre qu’elle allait venir et lui trancher la gorge. Comme Bruce Willis dans Die Hard : il faisait toujours ça, récupérer une radio pour insulter le méchant et promettre de le tuer. Très viril.
Elle décida d’être plus intelligente et s’abstint d’appuyer sur le bouton vert pour passer l’appel. Il valait mieux qu’il ignore qu’elle connaissait son numéro ; elle pourrait peut-être s’en servir pour le localiser. Ou peut-être pas : elle voyait mal comment faire sans avoir de connexion dans la police.
C’était frustrant. Elle était fatiguée d’attendre.
***
Shade fut réveillée par un coup de téléphone. Elle grogna. Elle dormait déjà assez mal dans l’espèce de cabane que leur prêtait le chef d’une meute de loups-garous locale sans qu’on ne vienne en plus rogner sur son sommeil.
Elle attrapa son téléphone et constata que c’était Silvio.
— Allo ? fit-elle.
— Salut, Shade. C’est pour te dire que ton type, le gros baraqué blond, a été repéré par un jeune garou dans une ville de Provence.
De Provence ? Qu’est-ce qu’il allait foutre là-bas ?
— Super, se contenta-t-elle de dire. Tu peux me donner les informations plus détaillées ?
— Pas de problème. Je t’envoie ça par texto. Le garçon a l’air motivé, il voulait essayer de filer le vampire avec ses potes de meute.
Shade grimaça. S’il ne se faisait pas repérer, cela pouvait être intéressant, et leur permettre de débarquer sans souci en face du clone raté de Schwarzy. Le problème, c’est que s’il se faisait repérer, il se ferait probablement tuer, et elle n’avait pas envie d’impliquer des jeunes garous qui n’avaient aucune idée de qui ils avaient en face.
— Dis-leur d’être très, très prudents. Ce type est probablement extrêmement dangereux.
Après avoir raccroché, elle regarda l’heure. Quinze heures. Qu’est-ce qu’elle avait mal au dos. Évidemment, elle ne pouvait pas décemment en vouloir à la meute locale qui les accueillait de ne pas avoir de vrais lits et de leur avoir juste mis un matelas par terre, mais tout de même, ces conneries n’étaient plus de son âge. À côté d’elle, Morgue dormait. Shade décida qu’elle pouvait fumer une cigarette avant de la réveiller.
***
Razor était en train de discuter avec Cookie, Elvira, et les deux parents de cette dernière lorsqu’elle reçut un appel. À vrai dire, elle était plutôt soulagée : Bernard et Anne s’étaient un peu immiscés dans la discussion, et même s’ils étaient plutôt sympathiques, Razor était encore assez intimidée lorsqu’elle avait à leur parler.
— Allo ? fit-elle.
— Razor ? C’est Shade. On a localisé Schwarzy-vampire. Tu crois que tu pourrais venir nous chercher, Morgue et moi ?
La skinhead s’écarta un peu des parents d’Elvira avant de répondre.
— Tu veux que je vienne seule ?
— Aye. Crow a besoin d’un peu de repos, avec ce qu’elle a vécu hier, et Casse, avec sa transformation et tout, je préfèrerais éviter. Ça te va ?
Ça ne semblait pas absurde à Razor.
— D’accord. Je passe vous chercher au coucher du soleil ?
— Au coucher du soleil ? s’étonna la louve-garou. Que dalle. Tu viens nous chercher maintenant, on a de la route à faire.
***
Lorsque Morgue et Shade lui avaient dit qu’elles « logeaient chez l’habitant », Razor avait émis des hypothèses un peu farfelues, quoique pas totalement improbables. Elle avait notamment imaginé qu’elles s’étaient contentées de défoncer la porte d’une grande maison de vacances vide pour le moment. Elle ne s’était pas vraiment attendue à ce qu’elles soient logées dans l’espèce de cabane de chasseur d’un vieux loup-garou du coin, mais rétrospectivement, elle se dit qu’elle aurait dû s’en douter : après tout, Shade avait l’air de connaitre à peu près tout le monde chez les garous.
Elle gara la voiture sur un parking boueux et klaxonna trois fois, comme Shade lui avait demandé de le faire. Elle commençait à apprécier la louve-garou, mais elle trouvait parfois qu’elle avait des méthodes un peu étranges. Après tout, elle aurait juste pu descendre et frapper à la porte.
Au bout d’une minute, Shade sortit, accompagnée de Morgue. Pour se protéger du soleil, même s’il y avait quelques nuages, elle portait un sweatshirt à capuche noir. Ce n’était pas vraiment suffisant : Razor voyait déjà de la fumée se dégager de la partie de son visage qui était exposée à la lumière du jour.
Quelle bonne idée, songea la skinhead. Faire un trajet en journée avec une vampire. Elles n’auraient même pas à rencontrer le clone de Schwarzy pour avoir une blessée grave sur les bras.
Shade ouvrit la portière arrière droite et aida Morgue à s’y engouffrer, puis alla s’installer à l’avant, à côté de Razor. Avant de repartir, celle-ci jeta un coup d’œil derrière elle, et constata que la vampire avait placé sa tête sous une couverture.
— Je suis à peu près sure que ce n’est pas une brillante idée, soupira-t-elle.
— Je sais ce que je fais, répondit Morgue, la tête toujours sous la couverture.
— J’espère. Je ne voudrais pas que tu meures dans ma voiture, ça la dégueulasserait.
***
Razor comprit pourquoi Shade avait tenu à ce qu’elles partent en journée : leur cible se trouvait à Sisteron. Il y avait plus de six heures de route.
Mais qu’est-ce qu’un vampire allait faire dans un patelin comme ça ? Les loups-garous, d’accord, on en trouvait à la campagne, mais les buveurs de sang étaient censés être des animaux urbains.
À l’arrière, Morgue dormait sous sa couverture, tandis qu’à côté d’elle, Shade n’était pas très loquace. Ça ne gênait pas Razor : elle aimait bien les longs trajets en silence.
— Vous avez une vague idée de plan ? finit-elle néanmoins par demander.
— Pas vraiment, admit Shade. Il y a un contact là-bas qui devrait nous permettre de retrouver notre cible facilement. Il vaudrait mieux que tu restes en retrait : toi, il t’a déjà vue, il pourrait se méfier.
Cela semblait plutôt sage, mais elle n’était pas certaine que les choses se déroulent aussi simplement.
— Vous avez envisagé le cas où le Sorcier serait présent aussi ?
— Nope. Enfin, si : on s’est dit que ça serait la merde et qu’on essaierait d’improviser.
— Fabuleux.
Razor n’avait rien contre les plans simples. À vrai dire, elle trouvait que les plans trop élaborés étaient souvent ceux qui avaient le plus de chances de se casser la gueule. En revanche, elle trouvait qu’il y avait une grosse différence entre « simple » et « foireux », et elle aurait plutôt rangé celui de Shade dans la seconde catégorie.
— D’après Silvio, notre gusse était seul, la rassura la louve-garou.
— Il faudrait peut-être quand même prévoir une sortie de secours.
— Tu as une idée ?
Razor réfléchit un moment avant de répondre. Pour l’instant, elle n’avait trouvé aucun moyen sûr de blesser le Sorcier. C’est pour ça qu’obtenir plus d’informations sur lui était important.
Karima et Betty, en revanche, déblatéraient sans arrêt sur une magnifique idée de plan pour l’éliminer. Un plan que Razor rangeait cette fois-ci dans la catégorie « trop élaboré », car nécessitant un laser antimissile de l’armée américaine.
— Tu sais, demanda-t-elle, l’obsession des deux geeks ?
— Les lasers ? demanda Shade, sceptique.
— Je ne pense pas que leur idée puisse fonctionner, admit Razor, mais Betty m’a monté un pointeur laser assez puissant sur un de vos Glock. Pas puissant au point d’arrêter un missile, mais suffisamment pour causer de la douleur à un vampire.
Et probablement à un humain, d’ailleurs, mais elle n’avait pas eu envie de tester cela.
— S’il se pointe, reprit-elle, ça pourrait servir de distraction. Ça ne le tuera pas, mais ça pourrait vous laisser le temps de fuir.
— C’est pas con, fit Morgue, qui devait s’être réveillée. Dis-moi, ta distraction, ça ne pourrait pas l’empêcher de dévier les balles, par hasard ?
Razor n’en avait strictement aucune idée, mais elle n’aurait pas compté dessus.
— Ce serait trop beau pour être vrai, non ? répondit-elle.
***
Elles arrivèrent à Sisteron vers vingt-deux heures. Il ne s’agissait plus, à proprement parler, de « campagne campagne », mais de « campagne montagne ». Razor, dont les connaissances rurales avaient progressé, avait dorénavant multiplié les catégories qu’elle utilisait mentalement pour désigner le pays des ploucs.
Ça devait être une ville super touristique, décida-t-elle, parce que ça faisait joli sur une carte postale, avec la rivière, les montagnes, et tout, mais on ne se voyait pas vraiment y vivre, si ? C’était beaucoup trop paumé pour ça.
— C’est super pittoresque, commenta Morgue, qui à la nuit tombée avait pu retirer sa couverture et se mettre en position assise.
— On pourrait s’installer ici, suggéra Shade. Ou un coin dans le genre. Ça doit être super sympa de faire de la moto par là.
— Ouais, admit la vampire. En plus, il n’y a rien d’autre à faire, alors du coup tu peux en faire beaucoup.
Morgue partageait donc à peu près le point de vue de Razor sur la campagne. Ça leur faisait au moins un point commun. Deux, avec leur tendance à fumer compulsivement.
À l’entrée de la ville, elles retrouvèrent le « contact » de Shade, un garou qui avait une apparence d’une vingtaine d’années. Blouson en jean, cheveux courts : il n’avait pas la dégaine de chevelu barbu à moto qu’on associait en général à ces métamorphes.
Le garçon s’appelait Marc. Il leur expliqua que Schwarzy-vampire (qu’il n’appelait pas comme ça) se trouvait en terrasse d’un bar, et leur confirma qu’il était seul.
— D’accord, fit Shade, grimpe dans la caisse.
Exceptionnellement, elle parlait en français et pas en anglais. Razor se demanda si elle n’acceptait de parler cette langue qu’avec d’autres garous. Ce n’était même pas parce qu’elle avait des difficultés : elle avait certes un accent, mais elle ne cherchait pas ses mots. Encore une lubie bizarre de la bikeuse. Il ne fallait peut-être pas trop chercher à comprendre les surnats. Ou les Américains, Razor n’était pas sure.
— On va passer devant sans s’arrêter, poursuivit Shade. Tu vas nous montrer où c’est, et après on te dépose et tu ne traines pas dans le coin, d’accord ?
— Vous êtes sures ? demanda Marc. On est quatre ou cinq, on pourrait vous aider.
— C’est une mauvaise idée. C’est notre merde, et vous êtes déjà assez impliqués comme ça.
— D’accord, soupira le jeune garou.
Il avait l’air sincèrement déçu de ne pas pouvoir les aider plus. Shade devait vraiment avoir des connexions puissantes, en conclut Razor, pour pouvoir trouver quelqu’un de dévoué à sa cause en pleine cambrousse.
***
Razor refit un passage et arrêta la voiture un peu avant le bar où était installé le bras droit du Sorcier. C’était déjà un peu dans la montagne, et il y avait par conséquent une jolie vue.
— D’accord, fit Morgue. Tu restes dans la voiture, avec le moteur allumé. Si ça tourne mal…
— J’essaie de vous tirer de là.
— Shade, tu restes un peu en retrait ? Sans te faire remarquer ?
La louve-garou acquiesça d’un signe de tête.
— Tu te rappelles pourquoi mon nom est Shade ? demanda-t-elle.
— Moi, je ne sais pas, remarqua Razor.
— Je peux être invisible comme une ombre.
La sorcière secoua la tête, dubitative.
— Une ombre n’est pas exactement invisible, protesta-t-elle.
— On aura cette discussion plus tard, si vous le voulez bien ? J’y vais.
Morgue sortit de la voiture et se dirigea vers le bar. Elle en profita pour vérifier que Shade méritait bien son nom : même en sachant qu’elle était dans les parages, elle aurait été incapable de dire où, exactement.
Avant de se diriger vers le vampire, elle alla commander une bière au comptoir. Une fois qu’elle l’eut à la main, elle sortit sur la terrasse et s’approcha de sa cible.
Schwarzy-vampire était assis juste en face du petit muret, et il semblait admirer le paysage. Il était seul à sa table, ou presque : il avait un petit chien ridicule à ses pieds.
Morgue le rejoignit, et se positionna en face de lui, dos au muret, à côté d’une des chaises vides de la table.
— Je peux m’assoir ? demanda-t-elle.
Le vampire parut surpris, puis lui fit un grand sourire.
— Avec plaisir, répondit-il.
— Je dois dire, commença Morgue, je ne m’attendais pas à trouver un autre vampire dans un trou aussi perdu.
— Moi non plus.
L’homme tendit la main, et Morgue l’attrapa. Au moins, il n’essayait pas de lui faire la bise.
— Joseph, se présenta-t-il. Et lui, c’est Pete.
Il montrait le petit chien, qui regardait Morgue avec un air inquiet. En fin de compte, il ne ressemblait pas vraiment à Arnold Schwarzenegger. Le vampire, pas le chien, même si ce dernier ne lui ressemblait pas non plus.
— Morgue.
— Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda-t-il. Si ce n’est pas indiscret ?
La bikeuse secoua la tête en dénégation, et plongea la main dans la poche de son blouson, comme pour se chercher une cigarette.
— Non, répondit-elle. Ce n’est pas indiscret. Je venais te poser quelques questions à propos de ton patron. Au fait, j’ai un calibre avec un chargeur plein de balles en argent braqué sur ta petite tête.
Joseph se mit à rire.
— Je me disais bien que c’était improbable, de croiser une autre vamp’ dans un coin pareil.
— Ouais. Alors, ton boss ? Le Sorcier ?
Schwarzy-vampire baissa la tête et montra son paquet de cigarettes, qu’il avait laissé sur la table.
— Je peux ? demanda-t-il.
— Bien sûr, répondit Morgue.
Même avec un ennemi juré, elle était trop accro à la nicotine pour refuser une cigarette à quelqu’un.
Joseph prit le temps de profiter d’une bouffée de tabac avant de répondre. Il n’avait pas franchement l’air stressé par la situation. Morgue s’arrangea pour ne pas le montrer, mais cela l’inquiétait un peu. Les gens qui n’étaient pas paniqués dans ce genre de circonstances, soit c’était d’indécrottables fatalistes, soit ils cachaient quelque chose.
— Je suppose que tu parles d’Antoine ? demanda Joseph.
— Ouais, Antoine. Die Hexenmeister. L’ancien sorcier nazi.
Schwarzy-vampire leva les yeux au ciel.
— Oh, tu ne peux pas dire que c’était un nazi. Il travaillait avec eux parce qu’ils étaient au pouvoir, d’accord, mais ça en fait un opportuniste, pas un nazi.
— C’est ça.
— Il a une vision, expliqua Joseph. Un rêve. Une façon de lever la malédiction qui nous afflige, toi et moi.
Morgue fronça les sourcils. Elle ne voyait pas quelle malédiction l’affligeait particulièrement.
— Tu veux dire, le fait d’être des vampires ?
Joseph tira une nouvelle fois sur sa cigarette. Morgue commençait à se dire qu’elle n’aurait pas dû le laisser faire. Maintenant, elle avait envie de s’en griller une aussi, mais elle devait garder une main sur l’arme qui était dissimulée dans la poche de son blouson.
— Exactement. La vie éternelle, je n’ai rien contre, bien au contraire. Mais la lumière du jour, ne me dis pas que cela ne te manque pas. Imagine ce paysage en plein soleil ?
Morgue soupira. Elle ne comprenait pas le délire de ces morts-vivants qui regrettaient tellement la lumière du soleil. Elle avait un scoop pour eux : en fait, ce paysage en plein jour, elle pouvait le contempler. D’accord, s’il faisait trop beau et qu’il était midi, elle souffrirait drôlement et aurait intérêt à s’abriter rapidement, mais ce n’était pas impossible. De son point de vue, les vampires qui rêvaient de sortir en plein jour mais étaient incapables d’oser le faire n’étaient que des fiottes, même si elle évitait de le dire, à la fois pour ne pas se mettre à dos la majorité des vampires et parce que c’était un tantinet homophobe.
— C’est pour ça que t’as buté ma petite copine ? demanda-t-elle.
Joseph baissa la tête, manifestement embarrassé.
— Ah, c’était ta copine. Elle n’est pas restée morte très longtemps, cela dit. À ma décharge, c’est elle qui a commencé à flinguer deux de mes hommes. Voilà ce qu’on obtient à se mêler de choses qui ne nous regardent pas.
— Comme du sort que vous réserviez à Razor ? demanda Morgue.
Joseph se mit à rire, une nouvelle fois.
— Razor ? Oh, non, ce n’est pas elle qui nous intéressait. D’accord, elle avait participé au sort tragique qui était arrivé à papa, mais…
— Papa ? s’étonna Morgue.
Joseph leva les yeux au ciel. Manifestement, il était abasourdi qu’elle ne soit pas au courant que le Sorcier était son père.
— Allons, poupée. Tu es capable de me retrouver, ici, mais tu ne sais pas que je suis son fils ? Bref, Razor n’était pas ma cible. Pas au départ. C’est la vieille qui nous intéresse.
— La vieille ?
Morgue avait l’impression de se contenter de répéter certains mots de son interlocuteur. Cela dit, c’était bien : il était loquace, elle n’avait pas à lui tirer les vers du nez. Ce qui l’inquiétait un peu, avec le fait qu’il ne stressait pas. Il devait vraiment avoir un atout dans sa manche. Heureusement, avec Shade dans l’ombre quelque part, et Razor dans la voiture, elle en avait aussi.
— Je parle, je parle, soupira Joseph, mais il y a quelque chose que j’ai oublié de te demander. Ta copine, tu y tiens beaucoup ?
— Plutôt, ouais.
— Dommage, fit-il en jetant sa cigarette par terre. Le problème, c’est que maintenant elle est… hé bien, un problème, justement, si tu me pardonnes la répétition. Mais toi, si tu avais été prête à nous la livrer, je suis sûr qu’on aurait pu te laisser vivre. Je commençais à bien t’aimer.
— Ouais, répliqua Morgue. En attendant, c’est moi qui ai un flingue pointé sur toi.
Joseph se contenta de sourire, et la bikeuse eut enfin la certitude absolue, et non plus une simple présomption, que les choses allaient mal tourner.
— Vous savez, fit une voix qui venait de sa droite, le problème de vos pistolets, c’est qu’ils sont inefficaces lorsque la poudre ne peut pas prendre feu.
Morgue se tourna et aperçut un vampire qui avait l’apparence d’un jeune homme aux cheveux bruns et longs. Le Sorcier, en conclut-elle. Est-ce qu’il avait été là tout ce temps, tapi dans l’ombre ? Est-ce que le fait qu’il pouvait également dissimuler sa présence voulait dire qu’il avait repéré Shade ? Elle n’avait pas le temps de chercher les réponses pour l’instant.
— Die Hexenmeister, je présume ?
— Votre accent allemand est déplorable, répliqua le Sorcier. Permettez-moi néanmoins de vous renouveler la proposition de mon fils. Si vous me livrez votre petite amie, non seulement vous aurez la vie sauve, mais elle sera bien meilleure que tout ce que vous pouviez espérer. Vous pourriez être quelque chose de nouveau. Ni vampire, ni humaine. Meilleure, plus forte, capable de régner la nuit mais aussi en plein jour.
Morgue soupira. Pourquoi c’était à elle qu’on proposait ce genre d’alliances, au lieu d’essayer de la buter tout de suite ?
— Laissez-moi deviner, fit-elle. Vous me proposez ça parce que je suis blanche et blonde ? Manque de pot, Hexenfuhrer, je ne kiffe pas trop les bras tendus.
— Je me doutais que vous réagiriez comme cela, soupira le Sorcier. Tant pis. Saviez-vous qu’avec un tout petit peu de magie judicieusement appliquée, je peux faire bruler toutes les cellules de votre organisme ?
— Est-ce que j’ai l’air impressionnée ? répliqua Morgue.
Elle sentit alors une chaleur dans tout son corps, qui se transforma rapidement en une douleur intense. Waow. C’était encore mieux que lorsqu’elle se faisait dorer au soleil.
Malgré sa tendance profondément masochiste, elle n’avait pas envie de se laisser tuer par un trou du cul, aussi essaya-t-elle de se lever pour l’étrangler ; mais elle réalisa avec agacement qu’elle n’arrivait plus à bouger son corps.
Saloperie de magie. Elle détestait ça. Quand on ne pouvait pas régler ses comptes avec des gros calibres, ce n’était pas honnête.
La douleur s’arrêta. Un loup gris imposant venait de sauter sur le Sorcier. Shade était sortie de l’ombre. Elle ne parvint malheureusement pas à avoir le dessus : si elle avait eu l’avantage de la surprise, il fallut ensuite un simple geste pour que le sorcier la jette à terre.
Morgue sentit la douleur revenir, et vit que Shade gémissait. Le Sorcier devait avoir étendu le rayon d’action de son sort.
C’était vraiment étrange, comme sensation. Lorsqu’elle brulait, d’habitude, c’était sa peau qui lui faisait mal, et éventuellement ce qu’il y avait en dessous lorsqu’elle restait au soleil trop longtemps. Là, c’était vraiment tout le corps. C’était comme avoir une brulure externe, des douleurs d’estomac, une migraine aigüe, le tout simultanément.
La douleur s’arrêta une nouvelle fois, et le Sorcier poussa un gémissement. Cette fois-ci, Morgue réagit plus promptement que lorsque Shade était apparue de nulle part. Elle bondit vers la louve et l’attrapa. Elle entendit un coup de feu et sentit une nouvelle salve de douleur dans l’épaule, qu’elle décida d’ignorer pour l’instant.
La louve dans les bras, elle sauta par-dessus le parapet et atterrit sur la route, quelques mètres plus bas. Elle vit alors la Clio de Razor se précipiter vers elle et courut à sa rencontre, ce qui lui permit d’éviter de peu une explosion juste derrière elle.
Putain de sorciers, râla-t-elle intérieurement. Putain de magie.
La Clio s’arrêta juste à côté d’elle. Razor ouvrit la portière arrière gauche. Morgue se précipita dedans, Shade toujours dans les bras, tandis qu’une nouvelle explosion faisait exploser deux des vitres latérales de la voiture.
— Démarre ! ordonna-t-elle à Razor alors que la porte était encore ouverte.
La skinhead n’avait pas vraiment besoin qu’on le lui dise. La voiture s’élança avec un bruit de moteur puissant qui n’était pas celui d’une vieille Clio. Il y eut une nouvelle explosion derrière elles qui fit exploser la vitre arrière.
Razor accéléra. La portière ouverte percuta une voiture garée sur le bas-côté, mais au moins, après ça, elle était vaguement fermée.
— Bordel de bite ! s’exclama Morgue. C’est quoi, ces putains d’explosions de merde ?
— Les mages et les boules de feu, cracha Razor, manifestement plus calme que la vampire. Il faut toujours qu’ils montrent qu’ils en ont une grosse.
Chapitre 25
Tirées d’affaire
La Clio, bien que privée d’une bonne partie de ses vitres, roulait à forte vitesse pour sortir de Sisteron. À l’intérieur, Morgue avait réussi à passer en position assise et à refermer correctement la portière. Shade, de son côté, était toujours sous sa forme de loup.
— Je pense qu’on est tirées d’affaire, commenta Razor en ne voyant personne dans son rétroviseur.
Ce fut le moment que choisit un énorme quatre-quatre noir pour débouler devant elle, manquant de les percuter. Razor dut piler et donner un coup de volant pour l’éviter.
— Cookie m’avait bien prévenue de ne pas dire ce genre de choses, soupira-t-elle.
Elle accéléra à nouveau, poursuivie par le quatre-quatre. Elle entendit des détonations alors que deux impacts de balles venaient dessiner des petits ronds dans le pare-brise avant.
À l’arrière, Morgue sortit son pistolet et tira quelques coups de feu, mais cela n’eut pas l’air d’avoir beaucoup d’effet sur leurs poursuivants. De son côté, Razor se concentrait sur la route, et évita de justesse un camion qui venait en sens inverse.
Elle s’enfonça à toute vitesse dans une petite ruelle, estimant que le gros engin qui les suivait aurait du mal à aller aussi vite que la petite Clio dans un espace aussi étroit.
Elle avait raison : elle parvint à les distancer. Malheureusement, la ruelle menait sur une petite place qui était une impasse.
— Chiotte ! jura Razor en tirant le frein à main.
La Clio fit un demi-tour énergique. Elle termina sa course en marche arrière en percutant un camion de boulangerie qui était garé là.
— Ouch, fit Morgue.
Devant elle, Razor aperçut le quatre-quatre à l’entrée de la ruelle, leur bloquant la sortie. Dans ces circonstances, il n’y avait pas trente-six possibilités.
Le frein à main toujours serré, elle donna un grand coup d’accélérateur. Les roues patinèrent, émettant un petit nuage de fumée.
— Tu n’es pas en train de penser à ce que je pense que tu penses, hein ? demanda Morgue.
Razor raffermit sa prise sur le volant. Elle n’avait pas fait ce genre de choses depuis bien longtemps. Elle était passablement rouillée, mais c’était comme le vélo, hein ? Ça ne s’oubliait pas, pas vrai ?
Elle se pencha sous le siège passager pour ouvrir la valve de la bonbonne de nitro puis commença à faire monter le moteur dans les tours.
— Tu réalises que tu as une Clio ? demanda Morgue. Face à un putain de Hummer ?
Razor ne répondit pas, et se contenta de desserrer le frein à main. La Clio s’élança à vitesse grand V vers le quatre-quatre. Celui-ci ne bougeait pas. Son conducteur ne comptait manifestement pas reculer.
Razor accéléra encore. Elle avait déjà fait ça avant, et elle s’en était sortie. D’accord, elle était plus jeune à l’époque, et sans doute plus inconsciente, mais ça ne voulait pas dire que ça n’allait pas marcher.
Sous l’effet d’un moteur beaucoup trop puissant par rapport au poids de la voiture, les deux roues avant de la Clio décollèrent du sol. Pendant un court instant qui sembla ne durer qu’une éternité, Razor ne vit que le ciel et le haut des maisons avoisinantes. Cela lui épargnait au moins de voir s’approcher la collision qui semblait inévitable.
***
La Clio, qui faisait toujours un angle de quarante-cinq degrés avec le sol, arriva au niveau du quatre-quatre. Il y eut un grand flash lumineux, accompagné d’un bruit qui n’était pas une détonation, plutôt une sorte de swooof, et Joseph et le Sorcier, dans leur gros quatre-quatre, se retrouvèrent seuls au milieu de la place.
Joseph cligna plusieurs fois des yeux, d’abord parce qu’il était ahuri, et ensuite parce qu’il ne croyait pas à ce qui venait de se passer. Enfin, il lâcha un juron.
— C’était quoi, ça ? demanda-t-il.
Devant lui, il n’y avait pas de signe de la Clio, à part deux grosses traces de pneus là où elle avait démarré, qui disparaissaient pendant un moment puis réapparaissaient à l’endroit de l’impact, accompagnées de flammes.
— Elles ont disparu ? demanda Joseph.
Son père se mordait la lèvre, manifestement dépité.
— Je crois, admit-il, que j’ai un peu sous-estimé cette fille.
***
— Oh, con ! s’exclama Karima tandis qu’un attaquant de l’Angleterre parvenait à se dégager de ses défenseurs. C’est pas bon, ça, c’est pas bon !
— Et c’est un but ! s’exclama Cassandra. Quatre-zéro, rien que ça !
— On appelle ça une branlée, ajouta Betty.
Karima reposa sa manette, dépitée.
— De toute façon, les jeux de foot, c’est chiant.
Elle devait l’admettre, elle trouvait cela rigolo un moment, surtout parce qu’il était possible de jouer à quatre. Cassandra et Betty contre Crow et elle. N’empêche qu’à la longue c’était répétitif et assez peu technique. Ça ne valait pas un bon vieux Street Fighter, mais personne ne voulait jouer contre elle parce qu’elle gagnait tout le temps. Sauf Morgue, qui avait un bon niveau, mais elle n’était pas là.
Elle se demandait où elle était, d’ailleurs.
— Elles sont où, Raz, Morgue et Shade ?
— Aucune idée, répondit Cassandra.
— Raz a laissé un mot, intervint Betty. Elle a dit qu’elle reviendrait demain.
— Ça ne nous dit pas où elle est, ronchonna Karima.
— En tout cas, si elle continue comme ça, je vais finir par rompre, lança nonchalamment Cassandra.
Quelque peu déconcertée, Karima ne regarda pas le jeu, et la vampire en profita pour marquer un nouveau but.
— Quoi ?
— Morgue, expliqua Casse. Ça fait deux fois qu’elle me laisse en plan ici. Ce n’est pas que je ne vous aime pas, mais d’habitude on faisait ce genre de trucs à deux. Je me sens un peu délaissée.
— Ouais, railla Betty. Bienvenue dans le groupe des meufs qui servent à rien.
Crow secoua la tête, manifestement pas d’accord.
— D’accord, corrigea Betty, toi tu sers à quelque chose, je dis pas.
— Non, protesta la gothique. Vous ne servez pas à rien.
— Oh, vraiment ? Depuis le début, à part jouer à des jeux vidéos et parler de lasers qui ne seront pas utilisées, il faut être honnête, on ne sert à rien. Il y a Cookie qui fait nounou pour nous garder, et les vraies adultes qui s’occupent des choses importantes.
Manifestement un peu dépitée par la situation, elle se vengea en marquant un nouveau but. Ça faisait six à zéro, maintenant.
— On s’est un peu servi de ton laser hier, protesta Crow.
— Vraiment ? demanda Betty, un peu rassérénée.
— Et ça m’a fait du bien que vous soyez là. Vraiment. Boire des bières et jouer au Scrabble ou à FIFA, ça peut paraitre inutile, mais ça ne l’est pas.
Betty la regarda, un peu dubitative.
— Peut-être, admit-elle. Dans ce cas, j’ai une vie super utile, en fait.
— En tout cas, fit Karima, je me demande bien où elles peuvent être.
***
— Bordel de cul, s’exclama Morgue, où est-ce qu’on est ?
Razor continuait à rouler à grande vitesse, éclairant ce qui ressemblait vaguement à un désert de sable rouge. Sauf que ce n’était pas vraiment du sable, et pas vraiment un désert non plus.
La bonne nouvelle, c’est qu’elle avait temporairement échappé au Sorcier. La mauvaise, c’est qu’il allait maintenant falloir échapper à cet endroit.
— Tu ne nous as pas envoyé en Enfer, quand même ? demanda Morgue en rechargeant son pistolet.
— Non ! se défendit Razor. Non, on n’est pas en Enfer. Mais garde ce flingue à portée de main, d’accord ?
Elle n’aurait jamais été capable d’ouvrir une porte vers l’Enfer. Vénus, oui, mais pas elle. En tout cas, elle n’aurait jamais été capable d’en revenir. Le Sorcier avait réussi, d’accord, mais il avait eu besoin d’un nouveau corps, et elle était habituée au sien.
Razor accéléra encore. C’était un peu dangereux, parce que ses phares n’éclairaient pas très loin, et même si le coin semblait désertique, cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas d’obstacles. C’était dangereux, mais sans doute moins que de trop trainer dans les environs.
Avec un peu de chance, elles avaient droit à quelques minutes. Avec beaucoup de chance, ce serait suffisant.
À l’arrière, Shade, toujours sous sa forme de louve, poussait des petits gémissements. Elle devait comprendre quel était cet endroit et ne pas apprécier. Sous forme humaine, elle aurait sans doute pu feindre de rester calme, mais sous sa forme animale, c’était plus compliqué.
— D’accord, soupira Morgue. Pas l’Enfer. On est où ?
— Le plan des ombres et des fantômes, expliqua Razor. C’est une sorte de niveau intermédiaire.
— Fantastique. Donc on est à moitié mortes ?
— T’es une putain de vampire, t’es pas habituée ?
Razor essaya de se concentrer pour trouver une porte de sortie. Venir ici, en fin de compte, ce n’était pas si compliqué. Surtout pas avec sa voiture. Elle avait fini par connaitre le chemin toute seule. En revenir, par contre, c’était une autre paire de manches.
Il fallait trouver un endroit adapté. Trouver un portail, en quelque sorte, sauf qu’il ne s’agissait pas d’un portail, mais plutôt d’un endroit où l’épaisseur entre les dimensions était plus fine.
Et il fallait faire cela vite, parce que ce plan n’aimait pas que des créatures vivantes viennent en son sein. Ce n’était pas leur place. Ce monde était, d’une certaine façon, comparable à un organisme, et il y avait des anticorps pour se débarrasser des éléments étrangers. Razor espérait ne pas avoir à les croiser.
— Je vois des machins qui arrivent vers nous, annonça Morgue comme pour la contredire.
C’était le bon côté d’avoir une vampire dans la voiture : elle bénéficiait d’une excellente vision nocturne. Razor n’en aurait pas voulu. Elle n’avait aucune envie de voir les « machins » en question.
Elle avait espéré qu’ils mettraient plus de temps à les repérer. Peut-être que c’était le mauvais côté d’avoir une mort-vivante dans la bagnole : elle aurait dû être morte depuis longtemps, et les machins devaient être encore plus pressés de corriger cette erreur.
— Tu peux leur tirer dessus, suggéra la sorcière. Ça nous fera gagner du temps.
Morgue ne se fit pas prier et vida un chargeur à travers la fenêtre arrière.
— Au moins, lança la vampire en rechargeant, ces saletés ne dévient pas les balles.
Razor pila. Il y avait une sorte de tas de pierres devant elle, ou peut-être d’ossements. Occupée à tourner le volant pour l’éviter, elle n’eut pas le temps de trop regarder ce que c’était exactement.
— À propos, reprit Morgue, nullement déconcertée par le freinage brutal, je crois que la balle que t’as tirée sur Hexen a fini dans mon épaule.
— On pourrait discuter de ça plus tard ?
Morgue se tut et se remit à tirer. Le bruit des coups de feu rassurait Razor. S’il y en avait assez, logiquement, ça voulait dire que les saletés ne pouvaient pas approcher, hein ? Et qu’elles s’en sortiraient vivantes.
Une forme sombre percuta le pare-brise avant, l’éclaboussant de sang noir. Razor grimaça. Malgré ses quelques passages dans ce plan, elle n’avait jamais eu l’occasion de voir à quoi ressemblaient vraiment ces créatures. Elles volaient et elles étaient sombres, c’était tout ce qu’elle savait, mais elle avait l’impression que si elle en examinait une de près, elle aurait des cauchemars supplémentaires pendant des nuits.
Morgue mit un nouveau chargeur dans son pistolet et tira à nouveau. Combien de balles avait-elle ? se demanda Razor. Surement pas suffisamment pour survivre très longtemps dans le coin. Heureusement, elle sentait qu’elle n’était plus très loin de la sortie. Elle n’avait plus qu’à se concentrer, puiser le reste d’énergie qu’il lui restait, et…
… la Clio partit en tête-à-queue. Elle écrasa la pédale de frein, mais la voiture continua à tourner sur elle-même, manqua de se renverser, puis finit par s’immobiliser.
Elles étaient sur un terrain boueux, qui servait peut-être de parking à des moments. Ou pas, parce qu’il y avait tout de même de sales bosses. En tout cas, il y avait des nuages dans le ciel, des arbres aux alentours, et les lumières de Sisteron, à quelques kilomètres de là, ce qui voulait dire qu’elles étaient à nouveau dans le bon vieux monde réel.
Razor s’alluma une cigarette à peu près en même temps que Morgue. Par contre, contrairement à la vampire, lorsqu’elle inspira sa première bouffée de tabac, elle fut prise d’une violente quinte de toux et dut ouvrir sa portière en urgence pour ne pas vomir dans la voiture.
Malgré l’obscurité, elle pouvait vaguement voir la couleur de ce qu’elle crachait. Elle n’en avait pas besoin : elle avait de toute façon en bouche ce gout ferreux caractéristique du sang.
— Est-ce que ça va ? demanda Morgue.
— Aucune idée, répondit Razor en claquant la portière. Mais il faut qu’on mette le plus de distance possible entre le Sorcier et nous, alors on verra ça plus tard.
***
Razor roulait. Pendant ce temps, Shade avait repris forme humaine, ce qui n’était pas évident à faire dans une petite voiture, et s’était rhabillée, ce qui n’était pas facile non plus. De son côté, Morgue tâchait de se retirer la balle en argent qu’elle avait reçu dans l’épaule sans scalpel ou couteau, y allant avec ses griffes rétractiles. Ça se rapprochait plus de la boucherie que de la chirurgie.
— Il y a un truc que je ne comprends pas, demanda Morgue sur un ton léger alors qu’elle se charcutait le bras. Est-ce qu’ils savaient qu’on allait venir ? Ou est-ce que cet enfoiré de Sorcier a passé, genre, trois jours à attendre en cachette à côté de son rejeton ?
— Non, a répondu Razor. Il a rappliqué au moment de la discussion. Peut-être un lien psychique, ou alors il surveillait de loin.
— Tu l’as vu venir ? a demandé Morgue.
Il y avait un ton accusateur dans sa voix, comme si elle lui reprochait de ne pas l’avoir prévenue. Comment est-ce que Razor aurait pu faire ? Il aurait fallu un plan un peu mieux préparé.
La sorcière se contenta de hocher la tête en réponse, et préféra changer de discussion :
— Et du coup, à part risquer de se faire buter, est-ce que tout ça a servi à quelque chose ?
Shade se passa la main sur les lèvres.
— Je crois que je l’ai mordu, expliqua-t-elle.
Elle regarda sa main et constata, ravie, qu’il y avait un peu de sang sur ses doigts.
— Oui, j’ai un peu de son sang. Ça ne pourrait pas être utile pour un truc de sorcellerie ?
Razor était dubitative. Apparemment, sans connaitre le Vrai Nom du Sorcier, elle ne pourrait pas faire grand-chose contre lui, au moins d’un point de vue magique.
— Si tu as un mouchoir, tu peux t’essuyer avec et le garder dans un coin. On ne sait jamais. C’est tout ?
— J’ai eu une discussion passionnante avec Schwarzy-vampire, ajouta Morgue. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi tu l’appelles comme ça. Il ne ressemble pas du tout à Schwarzenegger.
Razor soupira. Savoir s’il ressemblait vraiment à Arnold ou pas ne l’avançait pas beaucoup.
— Tu n’as rien appris d’intéressant ? demanda-t-elle.
— En fait, si, répondit la vampire. D’abord, il voulait Cassandra. Pas toi, mais elle. Pourquoi ? Elle n’a rien à voir dans l’histoire, à part s’être trouvée au mauvais endroit et au mauvais moment. Je ne comprends pas.
Razor non plus ne comprenait pas. Ça n’avait pas de sens. Mais le tueur, lorsqu’il était venu chez elle, s’était déjà montré fortement focalisé sur la jeune vampire, donc ce n’était pas complètement absurde. Peut-être qu’il tenait vraiment aux deux gars qu’elle avait tués ?
— Ensuite, repris Morgue, il a dit qu’au départ, ce n’était pas toi qui les intéressais, mais la vieille. C’est qui, la vieille ?
— Vénus, suggéra Shade.
— Je croyais qu’elle était morte ?
Razor alluma une cigarette. Elle espérait que celle-ci n’allait pas lui faire vomir du sang.
— Je n’ai pas dit ça, corrigea-t-elle après avoir vérifié qu’elle était de nouveau capable d’aspirer de la nicotine. J’ai dit que ça avait été la fin de Vénus, pas qu’elle était morte. Elle n’est plus Vénus, c’est tout.
Morgue se tapa la main contre le front, assez violemment.
— Bordel, Raz ! s’exclama-t-elle. C’est pas le moment d’enculer des mouches sur la grammaire ! La meuf capable de buter l’autre glandu de nazi est toujours en vie, et tu n’as pas jugé utile de le dire ? Tu ne t’es pas dit, je sais pas, qu’elle pourrait peut-être filer un coup de main ?
Razor soupira.
— Elle n’est pas exactement facile à contacter. Et puis, je ne suis pas persuadée qu’elle puisse vraiment nous aider. Ou qu’elle le veuille.
— Je vois pas trente-six autres solutions, maugréa Shade. Soit on va la voir, soit on attaque un porte-avions américain pour piquer un de leurs systèmes laser.
— C’est vrai que ça a eu l’air de marcher, admit Morgue. Le coup du laser, c’est bien ça qui l’a déconcentré ?
Razor hocha la tête. Le viseur qu’avait greffé Betty sur son arme avait effectivement eu un succès supérieur à ses attentes.
— Ouais. Par contre, ça ne l’empêchait pas de dévier les balles.
— J’ai bien noté, râla Morgue.
— D’ailleurs, ajouta Shade, qu’il pouvait dévier les balles, d’accord, on savait. Mais le coup de nous immobiliser et de nous faire cramer de l’intérieur, tu n’avais pas jugé utile de le mentionner ?
Razor leva les yeux au ciel. D’accord, ses deux passagères avaient risqué leur vie, mais ça l’énervait qu’elles le lui reprochent à elle. Ce plan foireux, ce n’était pas son idée.
— Je ne savais pas, répondit-elle en tâchant d’éviter de montrer son agacement. La magie est souvent plus effective sur les surnats, malheureusement.
— Génial, râla Morgue. Encore une bonne putain de nouvelle, tiens. Un gars qui dévie les balles et contre lequel on est particulièrement vulnérables.
— Au moins, nota Shade, ça n’avait l’air de marcher qu’à courte portée. Après, il s’est contenté de nous envoyer des boules de feu. Mais sérieusement, ta Vénus qui n’est plus Vénus, il faut la contacter. J’avais compris que ce serait tendu de buter ce type, mais pas que ça le serait autant, merde.
— Peut-être qu’on pourrait y aller à la sulfateuse, suggéra Morgue. Je veux dire, d’accord, il peut dévier des balles, mais est-ce qu’il peut en arrêter quatre mille par minute ?
— Voilà, soupira Shade. C’est ce que je disais. Là, soit tu nous rencardes avec ta Vénus, soit il faut qu’on braque un porte-avions.
Chapitre 26
La voiture tueuse
Razor conduisit encore durant plusieurs heures. À l’arrière, Morgue et Shade dormaient. Les deux avaient des raisons d’être épuisées : elles avaient été blessées par le Sorcier, Morgue s’était pris la balle qu’elle destinait à Hexen, et Shade avait dû se transformer.
Razor aussi aurait dû être fatiguée. C’était la première fois qu’elle avait fait un aller-retour avec le plan des ombres et des fantômes sans l’aide de Vénus. Bizarrement, au contraire, malgré le fait qu’elle avait vomi du sang, elle se sentait débordante d’énergie. D’accord, dans l’ensemble, les choses ne s’étaient pas vraiment bien déroulées, mais elle avait survécu au Sorcier.
Et elle avait été douée, oh oui. L’autre bâtard n’avait pas dû voir venir son coup. Ah ! Elle n’était pas si rouillée que ça, finalement. Tout le contraire. Elle avait cru qu’elle n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été, mais ce n’était pas le cas.
Elle avait peut-être dû fuir ce soir, mais ce ne serait pas le cas éternellement. Elle retrouverait Hexen, et elle le détruirait. Parce que ce trou du cul qui se prenait pour Dieu avait commis une erreur, une grotesque erreur. Elle avait mis du temps à la voir, et elle comprenait pourquoi : comment avait-il pu être aussi stupide ?
Elle allait lui faire la fête. Elle allait le retrouver, le mettre hors d’état de nuire, et ensuite elle lui ferait payer ce qu’il avait fait à certaines de ses camarades lorsqu’elle était au Département de métaphysique appliquée.
Malgré cet enthousiasme, une part d’elle-même continuait à avoir peur. Elle n’avait pas peur de ses crises d’angoisses, ou de son incapacité à reprendre une vie normale. Elle n’avait pas non plus peur du Sorcier. Non, elle avait peur d’elle-même, de la rage qu’elle sentait dans ses tripes et de ce qu’elle était capable de faire.
À l’arrière, Shade se réveilla, interrompant ses introspections.
— Quelle heure il est ? demanda-t-elle.
— Une heure et demie.
— Oh, déjà ? Tu veux peut-être que je conduise à ta place ?
Razor haussa les épaules.
— Oh, merde, s’exclama Shade en regardant la fenêtre arrière gauche. Tu t’es arrêtée pour changer les vitres ?
Ah, oui, il y avait les vitres. Razor avait oublié ce petit détail.
— Euh, ouais, répondit-elle sans grande assurance. Je me disais qu’on risquait de se faire emmerder par les keufs, avec la voiture dans cet état.
Shade semblait dubitative. Elle se gratta la tête en regardant le pare-brise avant, qui n’avait plus les impacts de balles.
— Vraiment ? demanda-t-elle.
— D’accord, soupira Razor. Disons que c’est un des aspects positifs d’avoir une vieille voiture qui a beaucoup voyagé en dehors du monde des vivants.
Shade grimaça.
— Tu veux dire que ta bagnole est possédée ?
— Je ne sais pas si j’emploierais ce mot, protesta la sorcière. Disons que certains objets peuvent s’imprégner de choses. Possédée, ça me semble exagéré.
— Ouais, ben ça me fait quand même méchamment penser à ce mot, protesta la louve-garou.
Razor s’alluma une cigarette. Elle ne pouvait pas en vouloir à Shade de réagir comme ça. Elle-même avait un peu flippé lorsqu’elle avait pris conscience de ce que des voyages répétés dans l’autre monde avait fait à la voiture. Elle se rappelait la dernière fois où elle avait ouvert le capot, et où elle avait découvert qu’un V8 qui n’avait rien à faire là avait remplacé le moteur originel. Sans compter les câbles et autres tuyaux qui s’étaient réorganisés de manière presque organique. Depuis, la Clio ne l’avait plus laissée regarder ce qu’elle avait dans le ventre.
Razor avait été un peu contrariée au début, puis elle s’était dit qu’à côté de ça sa voiture n’allait pas (à sa connaissance) faire des tours toute seule, et qu’elle lui coutait beaucoup moins cher en entretien. Certes, elle refusait parfois de démarrer, mais après tout pas plus que n’importe quelle voiture de cet âge. La sorcière avait donc considéré que tout cela n’était pas un problème et avait cessé de se prendre la tête là-dessus.
— Rassure-moi, demanda Shade, tu ne lui as pas donné un nom, hein ?
— Je l’appelle Tuture.
— Tuture, la voiture tueuse. Ça ne serait pas très vendeur.
La sorcière secoua la tête.
— Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que les objets censés être possédés ou hantés soient maléfiques ? demanda-t-elle. Pourquoi ça ne serait pas une voiture possédée par une petite vieille qui galérait à faire ses courses toute seule et reviendrait hanter sa caisse pour aider les autres petites vieilles à aller au supermarché, hein ?
— Tuture, la voiture qui fait les courses pour les personnes âgées, corrigea Shade. Non, vraiment, c’est encore moins vendeur.
***
Razor s’arrêta sur une aire d’autoroute pour faire le plein et acheter une grande bouteille de Coca et des paquets de chips, les ingrédients indispensables à tout long trajet en voiture.
Malgré l’heure tardive, elle arriva à croiser tout un bus de lycéens qui devaient partir ou rentrer de voyage scolaire. Elle réalisa, alors qu’elle faisait son possible pour s’écarter du maximum de gens, qu’après avoir esquivé des boules de feu et être allée dans le monde des quasi-morts, c’était encore un afflux de gamins qui lui faisait le plus peur.
Elle n’était pas nette, décida-t-elle.
Lorsqu’elle retourna à la Clio, Morgue s’était réveillée et discutait avec Shade de la réapparition spontanée des vitres.
— Ça n’a absolument rien à voir avec un cas de possession, annonça préventivement la sorcière en s’asseyant à l’avant, côté passager.
Elle avait en effet décidé de laisser le volant à Shade. Elle avait déjà conduit six heures à l’aller et plusieurs au retour. En plus d’un trajet vers le monde des quasi-morts, cela était peut-être suffisant pour une journée.
— Ça fait du bien d’être passagère, en fait, constata-t-elle. J’aime bien somnoler pendant les voyages en voiture. Ça me rappelle quand j’étais gosse. Pas vous ?
Il n’y eut pas de réponse, et elle réalisa qu’aucune des deux n’avaient dû connaitre de voiture pendant son enfance. Pas à moteur, en tout cas.
— Je voulais m’excuser pour tout à l’heure, dit subitement Shade. Je n’ai pas été très sympa.
— Pas de problème, répondit Razor.
— Je ne pensais pas que tu étais aussi badass. Sans toi, on serait mortes.
— Ouais, renchérit Morgue. Et ce truc de « je joue à la dégonfle avec une Clio contre un Hummer » ? Putain, t’as des couilles en acier trempé.
Razor leva les yeux au ciel à cause de l’expression, mais mangea des chips plutôt que répondre.
— Et puis, reprit Shade, le coup du laser de tes deux copines barges ? Je trouvais que c’était une idée stupide, honnêtement, mais c’était putain de brillant. Ton Hexen, il s’y attendait pas.
— Ne les félicite pas trop, protesta Razor. Sinon, elles vont vraiment vouloir choper un système antimissile à un million de dollars.
Shade sourit, et attrapa une poignée de chips.
— Au fait, fit Razor, j’ai réfléchi, pendant que vous dormiez. Je crois savoir pourquoi Hexen tient tellement à mettre les mains sur Casse.
C’est là qu’elle avait compris l’erreur qu’avait commise le Sorcier. Une putain de bourde, qui faisait qu’avec un peu de chance, elle avait enfin l’avantage.
— Ouais ? demanda Morgue.
— Au début, je croyais que les cauchemars qu’elle avait, les souvenirs de lui, c’était quelque chose qu’il avait mis volontairement, parce qu’il savait qu’elle allait revenir en vampire et me tomber dessus. Je pensais que c’était un message tordu, une façon de dire : je suis toujours là, et je vais venir te chercher.
— C’est se donner beaucoup de mal, non ? demanda la vampire.
— Je ne sais pas. D’accord, j’ai des tendances légèrement paranoïaques, mais ce type aurait été capable de ça, j’en suis sure. Sauf que ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Il ne pensait pas du tout que Cassandra allait se relever d’entre les morts, et maintenant il se rend compte que son truc mental qu’il a fait pour voir dans ses souvenirs, ça lui en a laissé aussi.
Shade hocha la tête, suivant manifestement le raisonnement de Razor.
— Casse connait donc des trucs sur lui qui pourraient le blesser.
— Je suppose. Elle ne s’en souvient pas de façon accessible, mais dans son subconscient, par les cauchemars, elle a des souvenirs d’Hexen. Et s’il y avait moyen d’y accéder…
Razor espérait surtout pouvoir apprendre le Vrai Nom du Sorcier. Avec ça, elle pourrait le démolir.
— La question, c’est de savoir comment, ajouta Shade.
— Ouais, admit Razor.
Cela dit, elle en avait une vague idée.
— Tu avais raison, à propos de Vénus. Il faudrait qu’on aille lui rendre visite.
— Je croyais qu’elle était dure à contacter ? demanda Morgue.
— Oh, oui. Seulement un jour par semaine, et il faut aller sur place. Là où elle habite, il n’y a ni téléphone, ni Internet.
— On ferait mieux de ne pas y amener Betty et Karima, alors, commenta la vampire. Elles ne vont jamais tenir le coup.
***
Lorsqu’elles arrivèrent dans le Limousin, il était un peu plus de six heures du matin et le soleil allait bientôt se lever. Tout le monde était déjà couché, à l’exception de Casse et Karima qui regardaient un film, installées sur le canapé, juste en dessous de l’affreux tableau représentant un cerf.
Si Cassandra était toujours réveillée, sa camarade s’était endormie, la tête sur son épaule. En voyant cela, Morgue espéra que Karima avait bien compris qu’elle ne tuait pas tous les gens qui avaient le moindre contact physique avec sa copine, parce que sinon elle allait se réveiller en sursaut en ayant la même réaction que la première fois qu’elles s’étaient rencontrées.
— ’lut, fit-elle en tirant une chaise pour s’installer à côté d’elles. Vous regardez quoi ?
— Une série. Vous étiez où ?
Morgue soupira. Elle n’avait pas envie de raconter tout cela maintenant.
— C’est une longue histoire.
Cassandra leva les yeux au ciel et allait dire quelque chose, mais se ravisa en constatant la présence de Shade et Razor.
— On pourrait parler à deux ?
Morgue aurait plutôt eu envie de regarder la fin d’un épisode de série télé, surtout qu’elle voyait bien à l’expression de son amante qu’il s’agissait de ce genre de discussions. Elle invita néanmoins Casse à l’accompagner dehors.
Morgue eut le temps de s’allumer une cigarette pendant que son interlocutrice cherchait ses mots.
— Tu me mets hors du coup, finit-elle par dire. Tu fais tes trucs dans ton coin, ou avec Shade et Razor, et je ne suis même pas au courant. Tu ne crois pas que ça me concerne un minimum ?
— Il fallait partir en plein jour, expliqua Morgue. Et ça pouvait être dangereux. Je me disais que juste après ta transformation, ce n’était pas une si bonne idée.
Cassandra soupira, puis fit quelques pas avant de répondre, manifestement irritée.
— C’est à moi de faire ces choix. Je n’ai pas envie que tu prennes ces décisions à ma place. Même si c’est pour me protéger. Merde, surtout si c’est pour me protéger. Je suis assez grande pour ça, tu sais ?
Morgue tira sur sa cigarette, mais évita de répondre.
— On fait les trucs à deux, reprit Cassandra. Je n’ai pas envie d’être la meuf que tu mets sur le côté pour faire les trucs sérieux.
La bikeuse baissa la tête. Son interlocutrice avait sans doute raison. Mais ce n’était pas aussi simple. Pas après ce qu’il s’était passé.
— J’ai peut-être eu tort.
— Pas peut-être, répliqua Cassandra. Surement.
Morgue soupira, puis tira violemment sur sa cigarette.
— D’accord, finit-elle par admettre. Je suis désolée, j’ai eu tort. Mais le truc, c’est que tu es morte, Casse. Et maintenant, tu t’es relevée, et tu le vis bien, mais ça aurait pu ne pas se passer comme ça.
Cassandra fronça les sourcils, ne s’attendant manifestement pas à cet argument.
— Tu as failli mourir, reprit Morgue. À cause de moi et des merdes que je n’avais pas gérées avec Crow. Et peut-être que je devrais être habituée à ce que les gens avec qui j’ai des relations meurent, mais je ne suis pas prête pour ça. Je tiens à toi.
— Je sais. Mais je ne veux pas que tu me mettes sur le côté.
Morgue tira une nouvelle fois sur sa cigarette.
— Juste quelques jours ? implora-t-elle. Après, on pourra danser sous les balles ensemble et se partager le cœur de nos ennemis, mais si, pendant quelques jours, tu pouvais rester un peu à l’abri, le temps que je me remette de ta non-mort ?
Cassandra sourit.
— D’accord. Mais pas beaucoup de jours, parce que sinon, c’est de rester sur place qui va finir par me tuer.
— Marché conclu ?
— Ouais.
***
Cette nuit-là, ou plutôt cette journée-là, Cassandra dormit avec Morgue. Ce ne fut pas simple de convaincre Shade d’échanger leurs places : celle-ci craignait la réaction du propriétaire de la cabane s’il découvrait qu’il hébergeait non pas une, mais carrément deux vampires. Il y avait des limites à l’hospitalité garou. Morgue parvint néanmoins à la convaincre en argüant que le vieux chef de meute ne leur avait jamais rendu visite en journée.
Après avoir conduit la Harley de Shade jusqu’au cabanon, puis en passant la journée à côté de Morgue, Cassandra eut enfin l’impression que les choses étaient vaguement rentrées à la normale.
Avant qu’elles ne s’endorment, son amie lui expliqua ce qu’il s’était passé à Sisteron, et en particulier ce que Razor avait déduit à propos des souvenirs d’Hexen qui continuaient à lui revenir sous formes de cauchemars.
Cassandra était mitigée à propos de l’idée de la sorcière. D’un côté, si cela permettait de découvrir le Vrai Nom de leur ennemi et de le rendre vulnérable, c’était une bonne chose, mais elle avait l’impression d’avoir vu assez de la vie d’Hexen dans ses cauchemars et n’avait pas exactement envie de s’en rappeler plus.
Elle trouvait cela vraiment injuste. Lorsqu’il s’agissait de choses amusantes, comme aller dans l’autre monde avec une Clio tunée, on la laissait en plan, mais lorsque c’était pour la faire participer à une sorte de séance psy pour tirer des souvenirs de son subconscient, là il n’y avait pas de soucis à l’impliquer.
Joseph
Un peu avant que le soleil ne se lève, Joseph (qui ignorait qu’un certain nombre de personnes l’avaient baptisé Schwarzy-vampire) sortit son chien, Pete.
Il s’alluma une cigarette alors que le cavalier King-Charles faisait ses besoins dans le caniveau, et repensa à la soirée. Son père avait été quelque peu enragé d’avoir laissé filer les trois femmes. Le fait que Razor ait pu s’en tirer, une fois de plus, l’énervait particulièrement. Évidemment, il l’avait reproché à Joseph.
Ce n’était pas la première fois : il s’était déjà fait vertement sermonner après le fiasco, lors de la première rencontre dans son appartement. Mais comment est-ce qu’il était censé savoir qu’il fallait s’attendre à une teigne pareille ? Son père lui avait décrit la skinhead comme une bonne à rien, au moins en termes de sorcellerie. Il avait peut-être changé d’avis après avoir vu la Clio disparaitre devant ses yeux.
Joseph avait été vachement impressionné par ce tour de passe-passe et, en son for intérieur, il commençait à admirer ses adversaires. C’était quand même un coup osé de venir se poser en terrasse alors qu’il était en train de boire un coup. Et la louve-garou ? Il ne l’avait pas vue venir, celle-là.
— Ah, Pete, râla-t-il en tirant sur la laisse. Écarte-toi de cette poubelle.
Il aimait beaucoup son chien, mais il le trouvait un peu pénible lorsqu’il le sortait, à vouloir manger toutes les saletés qui pouvaient trainer par terre.
Il se promena avec l’animal une bonne dizaine de minutes. Ce n’était pas tant pour que celui-ci puisse se dégourdir les pattes que pour retarder le moment où il devrait rejoindre son père dans la chambre d’hôtel. Ces derniers temps, le vieux lui tapait sur les nerfs.
Il y avait le truc avec la fille, Cassandra. Il n’éprouvait pas de remords particulier à l’avoir abattue, mais il lui semblait évident, à postériori, que les conséquences avaient été fâcheuses et que cela avait été inopportun.
D’accord, elle avait buté deux de leurs types et foutu une filature en l’air, mais Joseph pensait qu’en faisant profil bas plutôt qu’en allant directement à la confrontation, ils auraient tout de même pu atteindre leurs objectifs. Razor aurait fini par la mener jusqu’à Vénus, il n’en doutait pas. Une semaine ou un mois plus tard, peut-être, mais qu’est-ce que ça pouvait faire ? Sauf qu’évidemment, il avait fallu que son père s’impatiente, lui demande d’en faire plus, plus vite.
Bien sûr, il comprenait son empressement, d’une certaine façon : son grand projet allait bientôt aboutir, et il voulait pouvoir se venger de Vénus avant cela. Le problème, c’est que c’était compromis, maintenant, et qu’il en faisait porter la responsabilité à son fils.
Joseph se demandait parfois s’il avait vraiment bien fait de ramener son vieux de l’Enfer. Bien sûr, c’était son père, et il lui devait bien cela, et puis Joseph partageait le rêve de son paternel, celui d’une nouvelle race issue des vampires qui n’aurait plus à subir les désagréments de ceux-ci. Cependant, il avait de plus en plus de mal à se plier aux ordres de son vieux et à subir ses remontrances sans rien dire.
D’accord, suivre des ordres, c’était ce qu’il faisait en général : l’Ordre vampirique lui demandait de tuer quelqu’un, et il le faisait, mais il pouvait au moins choisir comment, voire refuser une mission qu’il considérait stupide. Joseph commençait à regretter de ne pas s’être opposé plus fortement à son père. Il aurait dû refuser d’aller dans l’appartement de Razor et plutôt se contenter de la suivre discrètement. Peut-être même aurait-il dû refuser de tuer Cassandra. Pas tout de suite, en tout cas.
Il s’alluma une nouvelle cigarette et constata que l’aube approchait. Il était temps d’arrêter de réfléchir à tout cela et de rentrer se coucher. De toute façon, maintenant, c’était trop tard pour regretter : les choses étaient ce qu’elles étaient, le temps des filatures subtiles était révolu, et il fallait dorénavant se préparer à une guerre frontale, parce qu’il était certain que Razor et ses copines n’allaient pas en rester là.
Partie V
Mini-van et gros calibres
Chapitre 27
Le laser, il n’y a que ça de vrai
Il était environ treize heures lorsque Razor se leva et rejoignit Betty et Cookie qui étaient en train de prendre leur petit-déjeuner. Elvira, qui s’était levée plus tôt, était partie au marché avec ses parents, tandis que les autres étaient encore couchées.
— Alors, demanda Cookie. Vous étiez parties faire quoi, hier ?
Razor leur raconta leur « excursion » à Sisteron. Elle remarqua que Betty jubilait à un passage précis du récit.
— Je ne suis pas sure d’avoir bien compris, fit-elle une fois que Razor eut terminé.
Elle se tripotait une mèche blonde d’un air songeur, mais Razor avait appris avec le temps que, chez elle, cela était souvent précurseur d’une remarque subtilement mesquine.
— En gros, la seule raison qui fait que Morgue et Shade ont pu s’en tirer vivantes, c’est parce que tu as distrait l’autre nazi avec mon viseur laser, c’est bien ça ?
Razor soupira. Elle sentait qu’elle allait en entendre parler longtemps, tiens.
— Oui, admit-elle, stoïque. C’est bien ça.
— C’est rigolo, reprit Betty en se tripotant toujours les cheveux, parce qu’il me semblait avoir cru comprendre que vous trouviez qu’il s’agissait d’une idée entièrement stupide et saugrenue.
— Il semblerait, répondit Razor, que l’on se soit trompées.
Betty, bien que toujours assise sur sa chaise, se mit à faire une petite danse de la victoire.
— Je le savais, virevolta-t-elle. Car et moi, on avait raison depuis le début. La bonne nouvelle, c’est qu’on sait comment tuer ce type. Il suffit juste qu’on trouve un plus gros laser.
Razor soupira. Voilà, elle savait que cela allait se passer comme ça.
— J’avais un autre plan.
— Tes plans ne marchent pas très bien, répliqua Betty sur un ton hautain. Le laser, il n’y a que ça de vrai.
— Je sais comment obtenir le Vrai Nom d’Hexen, répliqua Razor.
Son interlocutrice ne semblait nullement impressionnée.
— Et alors ? Tu pourrais aussi avoir son numéro de carte bleue, je ne vois pas en quoi ça va t’aider.
— Le Vrai Nom, expliqua Cookie, je crois que c’est un truc de sorciers. Si tu le connais, tu possèdes du pouvoir sur eux.
— Ce n’est évidemment pas notre nom d’état-civil, précisa Razor.
Betty haussa les épaules.
— Admettons, concéda-t-elle. Je ne vois pas en quoi ça empêcherait d’avoir un plus gros laser au cas où, mais mettons. Tu comptes le trouver comment, ce nom ?
— Il faut qu’on aille voir quelqu’un. Vous vous rappelez, quand je vous ai dit que Vénus avait cessé d’exister ?
— Non, admit Cookie. J’imagine qu’on parle de la sorcière avec qui tu bossais et pas de la planète ?
— Ça, c’est Pluton, corrigea Betty. Enfin, elle existe encore, mais ce n’est plus une planète.
Razor leva les yeux au ciel.
— Bref, fit-elle sur un ton qui signifiait clairement « Arrêtez de m’interrompre ou ça va chier », ce que je voulais dire, ce n’était pas qu’elle était morte, c’est qu’elle avait arrêté d’être Vénus.
— Un peu comme Pluton, alors commenta Betty.
***
Razor dut réitérer ses explications à Elvira et Karima et leur expliqua qu’elles partiraient en début de soirée, une fois que Morgue et Cassandra les auraient rejointes.
— J’imagine que tu n’as pas forcément envie de venir ? demanda-t-elle une fois qu’elle eut fini.
Sa question s’adressait à Elvira. Celle-ci haussa les épaules.
— Au départ, admit-elle, ce n’était pas ce que j’avais prévu. Mais à force de trainer avec Cookie, je me dis un peu qu’on ne laisse pas tomber ses potes.
— Ouais ! s’enthousiasma Karima. C’est l’esprit.
— Fais gaffe, la prévint Betty. Si tu commences à admettre que tu fais partie des potes, elles vont te mettre la pression pour que tu te tondes la tête et que tu portes du Fred Perry.
***
Le groupe partit un peu après le coucher du soleil, une fois que Cassandra et Morgue furent arrivées. Les parents d’Elvira insistèrent pour qu’elles mangent avant de prendre la route. Razor commença par refuser, mais il y eut de la mutinerie dans ses rangs lorsque Bernard et Anne annoncèrent qu’il s’agissait de frites. La mère d’Elvira semblait soulagée par le régime alimentaire de Morgue, Crow et Cassandra : si elle avait d’abord semblé plus réticente que son mari à l’idée que sa fille fréquente des mort-vivantes, elle les avait trouvées beaucoup plus convenables après avoir réalisé qu’elles mangeaient de la pomme de terre.
Après le repas, ils dirent au revoir à leur fille et au reste du groupe, et leur recommandèrent d’être prudentes. Razor se demanda s’ils parlaient du trajet, ou s’ils avaient compris qu’il ne s’agissait pas uniquement d’aller prolonger les vacances ailleurs.
Après ça, le groupe se mit en route. Devant, il y avait Morgue et Shade, sur leurs Harley-Davidson, avec leurs blousons de gang, suivies par une première voiture où se trouvaient Razor, Karima, Betty et Cassandra, et une seconde avec Crow, Cookie et Elvira. Ça commençait à ressembler à un véritable convoi, surtout avec les deux motardes pour ouvrir la route.
— Ça rend bien, quand même, nota Betty.
— Quoi donc ? demanda Razor.
— Les motos, les blousons.
— Ouais, admit Karima. On devrait avoir ça, on se ferait plus respecter.
Razor était dubitative. Leur problème, selon elle, c’est qu’elles étaient trop lesbiennes pour la majorité des skinheads antifascistes, et trop skinheads (sauf Betty) pour la majorité des lesbiennes. Les premiers les considéraient comme de grandes méchantes hystériques et castratrices, et les secondes comme des violentes virilistes.
Dans les deux cas, elle doutait que se doter de grosses motos et de blousons de gangs leur permettrait de se faire plus de potes.
Non pas qu’elle avait spécialement envie de se faire plus de potes. Celles qu’elle avait lui demandait suffisamment d’énergie comme ça.
— C’est quoi, exactement, ton plan ? demanda Cassandra. À part extraire le Vrai Nom d’Hexen de ma mémoire.
— Avec ça, ça devrait être possible de pratiquer un exorcisme. Comme c’est un corps dans lequel il a été invoqué, pouf, son esprit retourne en Enfer, et c’est fini.
— Si ça ne marche pas, protesta Betty, un gros laser ne ferait pas de mal.
— Et comment tu comptes le trouver ? demanda Cassandra, ignorant l’intervention précédente. Avec son Vrai Nom aussi ?
Razor se mit à sourire.
— Exactement.
— C’est si efficace que ça ?
— On appelle ça le Vrai Nom, mais en réalité, c’est plus une sorte de lien vers ton âme.
— Tout le monde en a un ? demanda Betty. Ou juste les sorciers et sorcières ?
— Est-ce que c’est possible d’en changer ? ajouta Cassandra.
Razor leva les yeux au ciel. Elle n’avait pas spécialement envie de se lancer dans un cours de sorcellerie pour les nuls.
— Le terme nom est vraiment trompeur, expliqua-t-elle néanmoins. Ce n’est pas une succession de syllabes ou de lettres. C’est plutôt comme une empreinte digitale, sauf que ce n’est pas des doigts, mais de l’âme. Et le terme âme est lui-même assez controversé.
— Donc, tout le monde en a un ? demanda à nouveau Betty.
— Oui. Et, non, en général on n’en change pas. Pas suffisamment pour que ça fasse de différence. Il faudrait vraiment changer beaucoup, genre, ton âme.
— Si tu passes du côté obscur, par exemple ? suggéra Betty.
— Ça ne marche pas comme ça, soupira Razor.
***
Il leur fallait environ cinq heures de route pour arriver à destination, quelque part dans le trou du cul de la Picardie. Histoire de ne pas s’endormir, Razor avait mis de la Oi!, et pour être vraiment sures qu’elle ne s’endorme pas, Karima et Betty chantaient les refrains en chœur. La conductrice les imita rapidement, tandis que Cassandra, malgré ses cheveux nouvellement tondus et son attrait pour les polos Fred Perry, ne semblait pas convaincue.
— Vous voyez ? demanda Razor après qu’elles eurent passé cinq minutes à chanter Come on, come on, antifas hooligans!, on ne pourrait pas faire ça si on se baladait à moto.
— Et ce serait vraiment dommage, railla la vampire.
Karima secoua la tête, déçue par son manque d’enthousiasme.
— Ouais, tu fais juste ta snob, répliqua de son côté Betty. Tu voudrais être sur une moto devant nous, et ça te fait mal au cul d’être dans une Clio.
— Pas du tout, protesta Cassandra. Cinq heures de moto, je m’en passe bien, et je suis très contente de pouvoir manger des chips au chaud dans une voiture à la place. Et ça me fait moins mal au cul d’être dans une Clio. C’est juste le côté « beugler des chansons » qui n’est pas trop mon trip.
— Il faut bien qu’on s’occupe, répliqua Betty. Ce serait un peu compliqué de jouer au Scrabble, pas vrai ?
***
Elles arrivèrent à destination vers trois heures et demie du matin. Comme seule Razor savait où se rendre, ce fut elle qui prit la tête du petit cortège, et tant pis si ça n’avait pas la même allure sans les deux motardes pour ouvrir la route.
Elle se dirigea vers une zone industrielle, qui était encore plus glauque à cette heure de la nuit qu’elle pouvait l’être en journée.
— Hum, on va où exactement ? demanda Cassandra.
Razor ne répondit pas, se contentant de prendre un rond-point, puis une allée qui ne longeait que des entrepôts.
— C’est rigolo, fit Karima, j’imaginais plutôt quelqu’un qui élevait des chèvres à la campagne.
— Elle n’est pas très chèvres, répondit Razor.
Elle finit par arrêter la voiture à côté d’une rangée de boxes de stockage. L’aspect pratique d’être sur une zone industrielle, c’est qu’il n’y avait pas de difficulté à trouver de la place pour deux voitures et deux motos.
— À partir de maintenant, prévint Razor, certaines choses risquent de vous sembler un peu bizarres.
— Tu veux dire, plus que le fait que quelqu’un décide de vivre ici ? demanda Karima.
Une nouvelle fois, la sorcière s’abstint de répondre. À la place, elle s’alluma une cigarette, puis descendit de voiture.
— Ça, c’est un super coin, commenta Morgue après avoir éteint le moteur de sa Harley. Je pense que si un jour je prends ma retraite, je m’installerai ici.
Razor lui jeta un regard noir.
— En même temps, c’est mieux que Sisteron, concéda la vampire. D’accord, la vue est merdique, mais il y a tout ce qu’il faut à deux pas : Carrefour, MacDo, Darty…
— C’est pour ça qu’elle s’est installée là.
La sorcière sortit un trousseau de clés de son sac et entreprit d’ouvrir la porte d’un des garages. Celle-ci coulissa avec un grincement métallique.
— Ta pote habite là-dedans ? demanda Cookie.
— Vous voulez pas arrêtez les questions deux minutes ? Entrez plutôt. On risque de devoir se tasser un peu.
Elle alluma la lumière, éclairant ainsi un vieux Combi Volkswagen. Elle prit une autre clé pour ouvrir le van, vérifia que tout le monde était bien entré, et referma la porte du garage.
Karima et Betty furent les premières à monter dans le van. L’intérieur était aménagé de façon assez particulière : il y avait une banquette canapé d’un côté, et de l’autre une sorte d’énorme malle de rangement posée à l’horizontale.
Razor monta en troisième, tandis que les deux nerds s’asseyaient sur les canapés.
— On est censées attendre ta pote là ? demanda Betty. Ou alors on va faire un trajet avec cet engin ?
La sorcière soupira. Elle ne comprenait pas ce besoin de poser tant de questions. Elle leur avait demandé deux minutes, c’était si dur à respecter ? De toute façon, ça ne servait à rien d’expliquer à l’avance. Voir, c’était croire.
Plutôt que de répondre, elle s’approcha de la malle et l’ouvrit, vérifiant qu’elle était vide. Elle laissa ensuite retomber l’imposant couvercle.
— Il faut toutes qu’on monte à l’arrière ? demanda Cookie. On risque d’être un peu serrées.
— Fermez-la deux secondes, ordonna Razor. J’ai besoin de concentration.
Elle toucha la malle des deux mains et ferma les yeux. Il était maintenant samedi, donc la voie devait être ouverte. Il n’y avait plus qu’à dire « sésame, ouvre-toi », sauf qu’il ne s’agissait pas d’un mot de passe à prononcer à voix haute, mais d’une succession d’images mentales. Une bouffée de tabac brun. Une gorgée de chocolat chaud. Une douche brulante. Un chat endormi sur les genoux.
Elle rouvrit la malle. Elle se demanda l’espace d’un instant si cela avait marché, puis elle réalisa que ce n’était que parce qu’il faisait sombre à l’intérieur. D’habitude, elle venait en journée.
— D’accord, commença-t-elle en parlant fort pour que tout le monde l’entende. Le plus simple, c’est de se laisser couler dedans en position allongée, la tête vers l’avant du van. Vraiment, j’insiste. Ne le faites pas dans l’autre sens.
Elle donna l’exemple en se glissant dans la malle, comme si elle s’y allongeait. Sauf qu’il n’y avait plus de fond, et qu’elle commença par tomber de quelques centimètres vers le bas, puis…
…elle tomba à nouveau de quelques centimètres, mais dans une direction différente. Ça lui filait un peu la gerbe à chaque fois. Elle avait suggéré de mettre la malle en position verticale dans le Combi pour éviter ce désagrément, mais il lui avait été rétorqué qu’elle se pèterait la gueule au moindre dos d’âne.
Elle retomba sur ses pieds et attendit quelques secondes que ses yeux s’habituent à l’obscurité. D’abord, trouver l’interrupteur. Elle aurait dû envoyer une des vampires en premier.
— Attendez une seconde, lança-t-elle à celles qui étaient encore de l’autre côté. Ah, voilà.
Elle trouva l’interrupteur, et la pièce s’éclaira. Elle se dirigea à nouveau vers la malle, ou tout du moins son alter-égo dans ce monde-ci, puisqu’il s’agissait évidemment d’une porte dimensionnelle. Qui, de ce côté, débouchait sur un placard.
Savoir que ce qui était une malle d’un côté était en fait un placard de l’autre était un peu perturbant de prime abord, mais pas autant que de regarder droit devant soi et de voir les têtes de deux de ses copines qui regardaient vers le bas.
— Oh, con, s’exclama Karima. D’accord, j’admets, ça, c’est plus bizarre que de venir s’installer dans une zone indus’.
— Je vous laisse traverser seules, annonça Razor. Je vais annoncer à notre hôte que je suis là, et que je ne suis pas venue seule.
Elle sortit de la pièce qui, à part le placard dimensionnel, était juste une chambre d’amis ordinaire. Elle arriva dans la salle à manger. Elle aperçut de la lumière à l’extérieur, sur le balcon, et s’y dirigea.
Une vieille femme corpulente était assise sur un rocking chair, une couverture à carreaux sur les genoux, un chat noir sur la couverture à carreaux.
— Salut, Tante Stella, fit Razor.
Celle qui avait été Vénus se tourna vers elle, un peu surprise.
— Je ne m’attendais pas à te revoir si tôt.
— Il y a des circonstances… particulières, annonça Razor.
Tante Stella reporta son attention sur la petite table qui était devant elle, et eut un léger sourire.
— Alors, dit-elle, ça tombe bien que j’ai roulé deux pétards de rab.
***
Betty ne suivit pas les conseils de Razor : elle n’arrivait pas à trouver naturel de se jeter dans le vide allongée, même si elle voyait bien que « le vide » n’était pas du même côté à l’intérieur de la boite. Elle passa donc à la verticale, les pieds en premier, et atterrit dans la chambre d’amis allongée par terre.
— D’accord, grogna-t-elle. Raz a vraiment raison, il faut se coucher dedans pour entrer.
Elle se releva, tira un peu sur sa jupe, et examina la pièce. Pendant ce temps, Karima franchissait à son tour le passage, à peu près aussi laborieusement qu’elle.
— Ben merde, s’exclama Betty. C’est assez waouh, je dois dire.
— Tu crois qu’on peut voyager dans le temps ? demanda Karima.
Cassandra passa à son tour et parvint à atterrir sur ses pieds. Betty lui en voulut pour cela.
— Oh, merde, s’exclama la vampire. J’aime pas trop les portes dimensionnelles. La dernière fois, j’ai failli me faire bouffer par un dragon.
Betty la regarda pour essayer de voir si elle plaisantait ou pas, mais ne vit rien sur le visage de Cassandra qui lui indiquait qu’il s’agissait d’humour. Elle décida donc qu’elle devait bluffer en se la jouant vieille vampire blasée qui avait tout vu, histoire de bien montrer qu’elle n’avait pas fini étalée par terre.
— Ce que je ne pige pas, reprit Betty, c’est tous les discours sur le fait que la magie a un cout et qu’il faut l’utiliser avec parcimonie, etcétéra. Et au final, vlan, qui décide de se construire une maison dans une malle ? Faites ce que je dis, pas ce que je fais, ouais.
Pendant qu’elle parlait, Elvira et Cookie débarquaient à leur tour et ouvraient des yeux ronds, abasourdies. Elles furent suivies de Shade et Morgue qui, si elles étaient surprises, ne le montrèrent pas.
— On n’est pas dans la malle, protesta Karima. C’est plutôt un univers de poche, je dirais.
— Je sais bien, c’était une façon de parler. N’empêche que d’un point de vue over the top, ça se pose là, non ?
***
Le balcon étant un peu petit pour accueillir en même temps une dizaine de personnes, Tante Stella avait amené des chaises dans la salle à manger et lancé de l’eau chaude pour faire des tisanes.
Elle hésita à s’assoir, puis se dit qu’elle ferait une hôte pitoyable si elle se contentait de cela, aussi apporta-t-elle en plus une boite de gâteaux secs.
Elle prit finalement place au bout de la table, une façon subtile de dire que si ses invitées étaient ici chez elles, elle présidait tout de même l’assemblée, il ne fallait pas déconner.
— D’accord, fit-elle une fois que tout le monde se fut assis et servi en tisane et/ou gâteaux. Ce n’est pas que je n’aime pas avoir de la compagnie, mais qu’est-ce qui fait que vous débarquez toutes comme ça ? Si c’est une connerie du genre « le monde dehors est en ruines, c’est la guerre nucléaire totale », laissez-moi vous prévenir : je veux bien vous laisser squatter ici, mais je suis trop vieille pour ces conneries. Pas question que je sauve le monde. Entre nous, je suis pas sure qu’il en vaille la peine.
Cette déclaration n’invitant à vrai dire pas tellement à prendre la parole, il y eut un moment de silence. Razor s’alluma une cigarette.
— Die Hexenmeister, expliqua-t-elle. Il est de retour.
— Tu te fous de moi, hein ? demanda Tante Stella. J’ai envoyé ce trou du cul en Enfer. C’était mon dernier boulot.
— Il est revenu.
Tante Stella soupira. C’était le problème avec ces connards de sorciers : on n’était jamais complètement sûr d’en être enfin débarrassé pour de bon. Bordel de Déesse, il était temps qu’elle s’allume un des joints qu’elle avait préparés en réserve.
Elle tira sur une bouffée de marijuana et repensa au Sorcier. Non, elle n’avait aucune envie de croiser à nouveau son chemin. Elle plongea ses yeux dans ceux de Razor.
— Tu sais, j’ai beaucoup d’affection pour toi. T’es restée jusqu’au bout la dernière fois, et tu n’étais pas obligée. Mais ne me demande pas de revenir en première ligne. Vénus est morte. Je ne suis qu’une vieille dame qui vit seule dans sa cabane avec ses chats et il est hors de question que ça change.
À l’autre bout de la table, elle vit la blonde aux cheveux longs murmurer quelque chose à l’oreille de celle qui avait le crâne rasé et tatoué. Tante Stella décida de jouer la prof autoritaire.
— Je peux savoir ce qui vous amuse ? demanda-t-elle.
— Ben, fit Betty, je disais que, techniquement, vous étiez une vieille dame qui vivait seule avec ses chats dans un univers de poche. C’est quand même moins courant.
— Écoute, fit Razor, je suis venue te demander de l’aide, oui, mais je te le promets, tu n’auras pas à sortir d’ici.
Tante Stella hocha la tête. Cela lui semblait une requête plus raisonnable.
— Raconte-moi tout.
Chapitre 28
Tout a un cout
Razor résuma tout ce qu’il s’était passé : Cassandra qui avait été tuée, puis était revenue en vampire, son amnésie passagère, Hexen qui était de retour.
Betty s’ennuyait un peu. Après tout, elle connaissait déjà la situation et avait entendu les explications une paire de fois, vu qu’il avait un peu fallu tout répéter à tout le monde tout le temps.
Elle cessa donc d’écouter et admira plutôt la maison. Elle était faite en bois, et l’intérieur pouvait, de loin, sembler rustique, même si l’équipement électroménager ne l’était pas vraiment. C’était compréhensible : il suffisait d’avoir vu Fantasia pour comprendre qu’utiliser de la sorcellerie pour nettoyer les assiettes n’était pas une bonne idée et qu’il valait mieux un lave-vaisselle.
Il n’y avait pas beaucoup de décoration sur les murs : pas d’affiches, pas de peintures, pas de photos. Cela faisait un peu impersonnel, trouva Betty, surtout pour quelqu’un qui ne sortait jamais d’ici depuis dix ans.
Après cette inspection qui aurait peut-être pu lui en apprendre beaucoup sur la psychologie de la propriétaire des lieux si elle avait eu le courage d’y réfléchir, elle décida de chercher les chats dont avait parlé Tante Stella. Manifestement, ils se cachaient, peu habitués à voir autant de monde. Elle finit néanmoins par en voir un qui passait sur le balcon. Elle lui fit un petit sourire, qu’évidemment il ne rendit pas.
— C’est une sacrée histoire, lança Tante Stella une fois que Razor eut fini de parler. Mais pourquoi vous avez besoin de moi ? Si je comprends bien, vous avez une équipe d’enfer, avec des tas de compétences complémentaires, allant de la geek à la vampire sociopathe. Un petit coup de brainstorming, et je suis sure que vous allez trouver une super idée pour vous débarrasser de l’autre trou du cul.
— Justement, se lança Betty, avec Karima on avait un super projet et…
— J’ai besoin de ton aide pour obtenir le Vrai Nom d’Hexen, coupa Razor.
Betty soupira. C’était vraiment dégueulasse : c’était son laser qui avait permis aux trois bourrines de service d’échapper au Sorcier, et pourtant elles continuaient à considérer qu’il s’agissait d’une idée débile.
— Cassandra a eu un aperçu de la mémoire d’Hexen, expliquait Razor pendant ce temps. Ça lui revient par bribes dans des cauchemars. Je me disais que tu saurais peut-être lui permettre d’y accéder plus facilement. Et si tu pouvais me rappeler comment on est censé pratiquer un exorcisme ? J’ai peut-être séché un cours ou deux sur le sujet, à l’époque.
Étonnamment, ce n’était pas Razor, mais Betty que regardait Tante Stella, comme si elle se demandait si le « super projet » qu’elle avait évoqué était celui-là ou s’il s’agissait d’autre chose.
— Je vais voir ce que je peux faire, finit-elle par dire. Mais on est d’accord : mon engagement s’arrête là.
Razor leva la main droite de manière très solennelle.
— Promis, juré, craché.
— T’avise pas de cracher par terre, répliqua Tante Stella. On voit que c’est pas toi qui fais le ménage, tiens.
***
Après leur petite discussion, étant donné qu’il commençait à se faire plus que tard, Tante Stella montra leurs chambres à ses invitées. Elle ouvrit une porte et les invita à les suivre. Betty et Karima, curieuses comme d’habitude, furent les premières à entrer dans la nouvelle pièce, qui était une petite salle carrée et sans décoration, avec une porte de chaque côté.
Les portes, cependant, étaient peintes de couleurs différentes : celle qu’elles venaient d’emprunter était verte (de ce côté-ci, pas dans le salon), celle du fond était rouge, et les deux autres étaient d’un blanc plus classique.
— Il y a des chambres des deux côtés, expliqua Tante Stella. Pas de chichi, juste un lit double dans chacune. Vous dormez seule ou à deux, comme vous voulez.
Plutôt que de montrer les chambres, elle ouvrit la porte du fond, rouge.
— Pareil ici. Deux chambres de chaque côté, un lit double dans chaque chambre.
Betty entra dans la nouvelle pièce et remarqua qu’elle était identique à la précédente. La porte qu’elle venait d’emprunter était à nouveau verte de ce côté (alors qu’elle était rouge de l’autre), les deux chambres étaient en blanc, et la porte du fond en rouge.
Elle commençait à sentir qu’il y avait quelque chose de bizarre.
— Pareil après, et encore après. Etcétéra, tout ça.
— Je ne comprends pas, demanda Morgue. Il y a combien de chambres, en tout ?
— Une infinité, répondit Stella avec un grand sourire. C’est la même salle, qui se répète et se répète. Souvenez-vous juste : pour revenir dans la salle à manger, c’est la porte verte.
— C’est récursif, constata Karima. Malin. On se croirait dans l’hôtel de Hilbert.
— Une infinité de chambres, fit Betty. Dans un univers de poche. Je peux poser une question bête ?
Tante Stella la regarda de haut en bas, puis de bas en haut.
— J’ai pas l’impression que tu sois le genre à poser des questions bêtes, répliqua-t-elle.
— Je croyais que la magie avait un cout, reprit Betty. Dans ce cas, pourquoi ne pas se contenter d’une banale maison de campagne, avec un nombre de pièces limité ?
Tante Stella arbora un grand sourire.
— Tout a un cout, répliqua-t-elle, pas que la magie. Quitte à mourir prématurément, autant que ce soit à cause de ça que plutôt que d’une maladie du travail pour pouvoir me payer une baraque. Et au moins, là, personne ne vient me faire chier. Tu vois l’idée ?
Betty hocha la tête, même si elle n’était pas très convaincue.
— Je vous laisse vous démerder pour savoir où vous dormez, reprit tante Stella. Hésitez pas si vous avez envie d’un truc à grailler, et rappelez-vous : la porte verte pour rentrer. Ah, et si y’en a que ça branche, il reste un fond de cassoulet au frigo.
***
Elvira, allongée dans le lit, regarda Cookie retirer ses vêtements pour la rejoindre.
— Est-ce que c’est moi, demanda-t-elle alors que la skinhead se lovait contre elle, ou cet endroit est complètement…
Elle ne termina pas sa phrase, ne voyant pas quel mot employer.
— Non, répondit Cookie. C’est dément.
— On est d’accord. Pourquoi est-ce que tout le monde a l’air de trouver ça normal ?
Cookie ne répondit pas tout de suite.
— Je suppose que c’est un truc de fierté, hasarda-t-elle finalement. Ne pas montrer que tu es totalement perdue.
— Ah, fit Elvira. Et moi, je m’en sors comment ? Ça ne se voit pas trop ?
— Pas du tout. On croirait que t’as fait ça toute ta vie.
Elvira sourit tandis que Cookie l’embrassait.
— Quand je pense que j’avais peur de te dire que j’étais trans. Je m’étais dit que tu trouverais ça bizarre. Jésus, Marie, Joseph, je n’avais aucune idée de ce que « bizarre » pouvait vouloir dire.
— Moi non plus, admit Cookie. Casse, c’est la première vampire avec qui j’ai eu une vraie discussion. Enfin, Crow, aussi, mais je ne savais pas que c’était une vampire, à l’époque.
Elvira se mit à rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la skinhead.
— Non, je me disais, c’est de pire en pire, pour toi, niveau bizarrerie. D’abord, je t’annonce que je suis trans. Ensuite, Casse est devenue une vampire. Et puis tu apprends que Crow en était une depuis le début. Ensuite, que Razor est une sorcière pourchassée par un sorcier nazi. Et on finit là, dans une de l’infinité de chambres d’une maison qui se trouve à l’arrière d’un van.
Cookie haussa les épaules.
— Je savais déjà que Razor avait été une sorcière, protesta-t-elle. Et ce n’est pas bizarre que tu sois trans. Franchement, à l’heure actuelle, t’es le seul élément de normalité auquel je peux me raccrocher.
— Je ne sais pas si c’est un compliment, répliqua Elvira. Je n’ai pas choisi d’être une pauvre mortelle qui n’a pas de pouvoirs magiques et vit dans un appart’ qui a un nombre limité de pièces.
— Il n’y a pas à savoir si c’est un compliment ou pas. À moins que tu me dises que tu es une panthère-garou, tu es aussi désespérément normale que moi. Il faut qu’on l’accepte.
— Nous sommes une minorité opprimée, railla Elvira, et elles se remirent à rire toutes les deux.
***
Le lendemain, Cookie se leva alors qu’Elvira dormait encore. Elle constata sans grande surprise en arrivant dans le salon (par les portes vertes) qu’elle était la seule à être debout.
Elle se fit un café, qu’elle alla boire sur le balcon en regardant l’herbe et les montagnes. Comment est-ce qu’il pouvait y avoir des montagnes ? Elle était dans une malle. Est-ce que tout cela était vaguement réel ? Elle essaya de ne pas trop y réfléchir. De si bon matin (même s’il était onze heures passées), c’était un coup à se donner mal à la tête.
Elle remarqua un paquet de cigarettes entamé sur la table. Elle se demanda à qui elles étaient. Razor ? Morgue ? Stella ? Probablement pas Razor, trancha-t-elle, elle était du genre à garder ses clopes sur elle.
Après un peu d’hésitation, Cookie en attrapa une et l’alluma. Cela faisait quelques années qu’elle avait arrêté de fumer, mais elle estimait que les circonstances justifiaient de s’en griller une. Malgré le cadre idyllique, elle se sentait terriblement angoissée, ce matin.
Depuis que les choses avaient commencé à virer dans le n’importe quoi, elle s’était montrée forte, elle n’avait pas paniqué, elle ne s’était pas exclamée à tout bout de champ que ce n’était pas possible, mais cela lui réclamait de l’énergie. Elle ne pouvait pas se permettre de s’effondrer, pas maintenant, mais là, elle était seule, personne ne la voyait, elle pouvait au moins s’accorder une cigarette.
Elle avait profondément peur pour Razor. Elle la connaissait depuis des années, et elle ne l’avait jamais vue comme ça. D’habitude, c’était quelqu’un de plutôt timide, qui, malgré son look de skinhead, évitait le conflit au possible. Et, Cookie devait l’admettre, elle était toujours comme ça, à des moments. Mais à d’autres, elle était… différente.
Ce qui faisait peur à Cookie, ce n’était pas tant que le Sorcier puisse tuer son amie. Elle avait eu un aperçu de ce dont elle était capable, et il y avait les bikeuses de la mort, alors elle ne s’en faisait pas trop pour cela.
Ce qui faisait vraiment peur à Cookie, c’était l’après. Elle avait vu dans quel état se trouvait Razor après avoir quitté le Département de métaphysique appliquée. Elle n’avait pas envie que cela se reproduise.
Un bruit de porte, derrière elle, la tira de ses pensées. Elle écrasa d’un geste coupable sa cigarette dans le cendrier avant de se retourner pour voir qui était levée.
Elle aperçut Tante Stella, qui venait d’entrer dans le salon, des cabas de courses dans les mains. Elle alla l’aider à ranger les affaires, une tâche toujours délicate lorsqu’on ne savait pas encore où était la place de chaque chose. Elle se contenta donc de ranger les produits frais. Ceux-ci avaient au moins le mérite d’aller au frigo quelle que soit la maison.
— Toi, c’est Cookie, hein ? demanda la vieille sorcière. Bien dormi ?
— Oui. Aux deux questions.
La skinhead remarqua que Tante Stella avait ramené des croissants. De bonnes vieilles viennoiseries, voilà qui était sans doute le remède idéal pour dissiper ses angoisses matinales.
Elle prit un second café sur le balcon, cette fois-ci accompagnée de la sorcière.
— C’est un sacré paysage, commenta Cookie.
— Ouais, hein ?
— C’est réel, tout ça ?
— Non, désolée. Tu vois l’étang, là-bas ?
Tante Stella pointa du doigt une étendue d’eau, qui devait être à un ou deux kilomètres d’elles.
— Si tu vas un peu plus loin, tu te retrouves derrière la maison. Tout le reste, les montagnes, les forêts, c’est juste du paysage.
Cookie essaya de comprendre comment tout cela fonctionnait. Il y avait une maison, avec une mare, et c’était vaguement réel, en tout cas on pouvait toucher les choses, sentir les odeurs, c’était concret. Mais après, ce n’était qu’une image ? C’était encore pire que ce qu’elle croyait.
— Je suis pas trop habituée à tous ces trucs de magie, admit-elle. En gros, les montagnes, c’est une sorte de peinture ?
Tante Stella sourit. Elle alluma une des cigarettes qui étaient sur la table. Ça devait être son paquet à elle, conclut Cookie, qui hésita à confesser qu’elle avait pioché dedans.
— On peut dire ça comme ça, répondit la sorcière.
— Et on est, en gros, dans un autre univers ? Pas sur Terre ?
— On peut dire ça aussi.
— Et on ne peut rentrer dans cet univers que le samedi ?
Tante Stella inspira une bouffée de tabac, ce qui la fit tousser.
— Techniquement, le portail s’ouvre le vendredi vers vingt-deux heures.
Cookie décida de prendre un croissant. Quelque chose de concret à se mettre sous la dent lui permettrait peut-être de mieux digérer toutes ces insanités.
— Il y a un truc que je ne comprends pas, finit-elle par dire.
— Oui ?
— Pour vivre dans un coin comme ça, ce qui ne doit pas être complètement simple, j’imagine, vous devez ne vraiment pas avoir envie de croiser des gens, hein ?
Tante Stella sourit.
— Non, admit-elle.
— Alors, demanda Cookie, pourquoi n’ouvrir le passage que le samedi ? Je veux dire, pour faire les courses, c’est le jour où il y a le plus de monde.
Tante Stella se mit à rire.
— Déesse, s’exclama-t-elle, toi, t’as le sens des préoccupations concrètes !
— Désolée.
— T’excuse pas. C’était un compliment. À la base, c’était réglé pour le vendredi, mais ça se décale un peu chaque année. Dans dix ans, on ne pourra entrer ici que le dimanche, et je serai bien emmerdée pour aller faire mes courses.
Cookie pouffa.
— C’est con, quand même, d’avoir un monde entier pour soi, et que tout tombe à l’eau parce que les magasins sont fermés le dimanche. Cela dit, t’en fais pas trop, dans dix ans, il y a des chances que le droit du travail soit passé à la trappe et qu’ils soient tous ouverts.
— Je préfèrerais pas. Ce serait pas dur à régler, comme truc, mais c’est comme une ampoule qui marche pas. Tu te bouges le cul pour la changer que quand t’es vraiment dans le noir.
— Ouais, je vois ce que tu veux dire. Et tout ça, c’est toi qui l’as fait ? À partir de rien ?
Tante Stella secoua la tête.
— Non, on était plusieurs. À la base, c’était censé être un lieu de repli pour des sorcières qui en auraient besoin, mais, ces derniers temps, il n’y a que moi qui l’utilise. J’imagine que les autres ont oublié son existence. Et on n’a pas tout créé à partir de rien. Toute l’herbe, là, ça vient de Lozère. On se disait que piquer un petit carré par-ci par-là, ça leur manquerait pas trop.
Cookie regarda l’herbe et essaya de comprendre ce qu’impliquait la dernière phrase de Tante Stella. Tout ça lui semblait encore plus fou que la veille.
— Dis, tu crois que je pourrais te piquer une autre clope ?
***
Cookie mangea un autre croissant, puis un troisième, en compagnie de Tante Stella. Elle ne culpabilisait pas : les viennoiseries appartenaient à celles qui se levaient tôt, et la vieille sorcière à côté d’elle avait l’air d’adopter la même approche.
Elle se rendait compte qu’elle l’appréciait vraiment. À cause de ce qu’en avait raconté Razor, elle s’était attendue à une sorte de sorcière élitiste complètement inaccessible, mais ce n’était pas le cas. Et puis, elle n’avait pas si souvent l’occasion que ça de discuter avec quelqu’un de plus âgé qu’elle. Dans sa bande de copines, ou de manière générale dans les gens qu’elle côtoyait régulièrement, il y avait surtout des jeunes. Bon, d’accord, Crow était en fait plus vieille qu’elle, mais elle avait l’air jeune, alors ça ne comptait pas.
Même si personne ne se levait, Tante Stella décida qu’il était temps de faire à manger. Cookie l’aida et se mit à couper des légumes pour faire une blanquette de veau.
— Razor m’a beaucoup parlé de toi, lança la sorcière pendant qu’elle s’occupait de la viande.
— Ah ? fit Cookie, qui ne voyait pas quoi dire d’autre.
— Ouais. J’apprécie que t’aies été là, tu sais ?
Là, c’était encore plus dur de répondre. Cookie se contenta donc de continuer à couper des carottes.
— Je veux dire, reprit Tante Stella, après ce qu’il s’était passé, je n’étais pas très bien, alors je me suis réfugiée ici, dans ma grotte.
— C’est plutôt sympa, pour une grotte.
— Ouais. Pour moi, peut-être, mais Razor, elle avait besoin de continuer à vivre. De pas juste s’enterrer quelque part pour le reste de ses jours. Sans toi…
Tante Stella ne termina pas sa phrase, mais Cookie voyait bien ce qu’elle voulait dire.
— Bref, je t’en suis reconnaissante. Vraiment.
Cookie haussa les épaules.
— J’ai pas fait grand-chose.
— Mais t’étais là.
— Ouais, je suppose.
Cookie décida, vu le sujet abordé, qu’elle pouvait peut-être parler de ses angoisses matinales.
— Je m’inquiète pour elle, tu sais ? J’ai peur qu’une fois cette histoire avec Hexen réglée, elle soit dans le même état qu’il y a quelques années.
Tante Stella s’arrêta quelques secondes de découper sa viande.
— Ouais, finit-elle par dire. Je capte. Elle ne devrait pas avoir à gérer ça.
Cookie ne dit rien, mais la sorcière dut prendre son silence comme une forme d’accusation, car elle se sentit obligée de se justifier :
— Je ne peux pas m’en occuper. Je ne veux plus me mêler de ce genre de choses. Je n’en ai plus la force.
— Je comprends, répondit Cookie. De toute façon, elle n’accepterait jamais de rester là pendant que d’autres vont s’occuper de ce sale type. Je crois qu’elle a un truc à régler avec lui.
— Je suppose. T’en fais pas trop pour elle. Vous êtes là, ce n’est pas comme si elle allait se retrouver seule après.
Tante Stella se remit à couper la viande.
— Vous savez quoi ? reprit-elle. Venez passer des vacances ici, quand tout sera fini.
— Oh, je ne sais pas, répliqua Cookie en souriant. Pas Internet, pas de télé ? Car et Betty vont être insupportables.
***
Vu que la plupart des gens faisaient la grasse mâtinée, elles mangèrent un peu tard, du moins les humaines du groupe. Les vampires dormaient encore, et Shade n’avait pas faim, se contentant de prendre un café dehors.
Après avoir dégusté sa blanquette de veau, Tante Stella proposa à ses « invitées » de se servir si elles voulaient du dessert. Elle partit ensuite rejoindre la louve-garou à l’extérieur. Elle avait envie de lui parler en tête à tête.
— Ça te dirait qu’on marche un peu ? demanda-t-elle.
En réalité, elle n’avait pas spécialement envie de se promener, mais elle ne souhaitait pas risquer d’être interrompue dans la discussion.
— Sûr, répondit la louve-garou.
— Shade, hein ? J’ai pas mal entendu parler de toi.
Elles se dirigèrent à pas lents vers l’étang. Tante Stella s’alluma une cigarette, tandis que son interlocutrice sortait un cigare.
— C’est réciproque. Je n’aurais jamais cru rencontrer Vénus.
— Je ne suis plus Vénus.
— Ouais, c’est ça. De quoi tu voulais me causer ?
Tante Stella sourit. Au moins, la garou était directe.
— Tu m’as l’air d’être la plus… raisonnable de tout le groupe. Je veux dire, de la partie du groupe pour qui la sorcellerie et le surnaturel ne sont pas des éléments nouveaux.
— Je suppose. Pourquoi ?
— Vous ne comptez pas sérieusement emmener tout le monde affronter le Sorcier, hein ?
Shade secoua la tête.
— Nope. Seulement la partie du groupe pour qui la sorcellerie et le surnaturel ne sont pas des éléments nouveaux.
Stella approuvait cette décision. Elle aimait bien Cookie, et ses trois copines avaient l’air sympathiques aussi, mais il ne lui semblait pas opportun de les amener sur ce qui risquait de devenir un champ de bataille.
— J’imagine qu’elles peuvent rester là quelques jours.
— Merci. Je pense que ça serait le plus simple. Y’a autre chose dont tu voulais parler ?
— Razor. J’aimerais bien que vous veilliez sur elle.
Shade éclata de rire.
— Quoi ? demanda Tante Stella.
— Comment je suis censée veiller sur elle, hein ? demanda la louve-garou. C’est la seule qui pane quelque chose à ce qu’on affronte. Tu sais quoi ? On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.
La sorcière soupira bruyamment.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Tu sais très bien ce que ça veut dire. Tu es la plus à même d’affronter ce type. Peut-être que tu pourrais te sortir les doigts du cul et filer un vrai coup de main.
Tante Stella secoua la tête.
— Non. Je suis désolée, mais non. Tu n’as aucune idée de ce par quoi je suis passée.
— Oh, vraiment ? railla Shade. Quoi, tu as envoyé une poignée de gars en Enfer pour tuer un trouduc ? J’ai fait deux putains de guerres, tu sais ? Des types au fond pas si méchants que j’ai dû envoyer en Enfer, il y en a un paquet.
Tante Stella hocha la tête. Elle pouvait comprendre la louve-garou. Elle aussi avait sans doute passé l’âge de ces conneries, et aurait très bien pu vivre sans avoir à s’occuper d’un taré de sorcier.
— Le truc avec la magie, expliqua-t-elle, c’est qu’on doit se fixer des règles. Quand on le fait pas, ça finit mal. Quand j’ai envoyé ces types en Enfer, j’ai brisé toutes celles que je m’étais fixées. Je pensais que la fin justifiait les moyens et, honnêtement ? Je regrette pas. J’ai fait ce qu’il fallait.
— Alors pourquoi ne pas faire ce qu’il faut maintenant ? demanda Shade.
Stella tira sur sa cigarette, puis la jeta dans l’herbe. Elle n’avait jamais été très écolo.
— Parce que quand on a brisé toutes les règles qu’on s’était fixées, c’est un signe qu’il vaut mieux arrêter. Si je ne le faisais pas, je finirais comme l’autre trou de balle de nazi.
Shade secoua la tête, manifestement pas convaincue.
— Je crois pas à ces conneries. Tu n’es pas comme lui. Tout ce que tu as fait, tu l’as fait pour une bonne raison.
— Je suis à peu près sure qu’il estime faire ce qu’il fait pour de bonnes raisons.
La louve-garou leva les yeux au ciel.
— Tu veux pas arrêter avec ce relativisme à deux balles ? T’es pas comme lui. Point.
Elles n’étaient qu’à mi-chemin de l’étang, mais Stella décida d’arrêter d’avancer. Elles étaient suffisamment loin des autres pour ne pas être dérangées, et elle commençait déjà à fatiguer. Et l’autre voulait qu’elle aille jouer les guerrières ? Elle ne pouvait même pas faire deux cents mètres sans avoir de point de côté.
— Non, je ne suis pas comme lui. Parce que j’ai décidé de tirer un trait et d’arrêter la sorcellerie.
— Tu vis dans un monde parallèle accessible via un vieux Volkswagen. En quoi c’est arrêter la sorcellerie ?
— C’était déjà en place avant. Ça ne compte pas. Sérieusement, Shade, tu le sais. Si tu te sers trop de la magie, c’est la magie qui commence à se servir de toi.
— Très profond, railla la louve-garou.
Stella soupira.
— Razor est douée, elle est tout à fait capable de se débarrasser de ce type. Surtout avec vous. Regarde-moi, je suis déjà essoufflée à cause de ce qu’on a marché. J’ai soixante-quatorze ans, Shade, et je ne suis ni une vampire, ni une garou.
La bikeuse la regarde, dubitative.
— T’es Vénus, répliqua-t-elle.
— J’étais.
Shade sourit, puis tira sur son cigare.
— D’accord, finit-elle par dire. On te laissera faire la baby-sitter pendant qu’on va s’occuper des nazis. Mais je dois dire que je suis déçue.
— Pourquoi ça ?
— Après tout ce que j’ai entendu sur toi ? Je m’attendais pas à ce que tu restes tranquillement chez toi au coin du feu.
***
Il était quinze heures lorsque Cassandra se réveilla. Elle regarda à côté d’elle et constata que Morgue dormait encore. Elle se leva discrètement et enfila en silence la jupe et le polo que Karima et Betty lui avaient prêtés. C’était un des avantages au fait d’être une vampire : pas de transpiration, cela voulait dire qu’on pouvait se changer moins souvent.
Elle n’était pas certaine qu’elle en ferait une habitude, cela dit. La douche chaude et le choix des vêtements était un rituel qu’elle ne comptait pas abandonner.
Alors qu’elle ouvrait la porte du salon, elle se rappela qu’il y avait tout de même des inconvénients à sa nouvelle condition.
— Hum, fit-elle après avoir refermé à moitié la porte, vous pensez qu’il y aurait moyen de tirer des rideaux ?
— Tu peux venir, répliqua Tante Stella. Ce n’est pas le vrai soleil, ça ne te blessera pas.
Cassandra rouvrit la porte et s’avança prudemment dans la salle à manger. Elle semblait effectivement ne pas prendre feu. Elle décida d’en profiter pour aller sur le balcon, et admira le paysage.
D’accord, elle devait admettre que pouvoir dorer au soleil allait lui manquer, à un moment ou à un autre. Le masochisme ne faisait, en effet, pas partie des traits qu’elle avait hérités de Morgue lors de sa transformation.
Alors qu’elle admirait le paysage, elle réalisa que Tante Stella se tenait à côté d’elle.
— Je pourrais revenir, à l’occasion ? Si le soleil me manque trop ?
— Je suppose, admit la sorcière. C’est toi dont il faut que j’examine la tête, hein ?
— Heu, ouais. On peut dire ça comme ça. Ça se passe comment ?
Stella haussa les épaules.
— Comment tu veux que ça se passe ? Avec des bougies, des pentacles et des incantations en latin ? Je peux faire ça, mais c’est pas obligé.
— Je veux dire, est-ce que je vais revivre tout ce qu’il a fait ? Je n’en ai pas très envie. Les quelques cauchemars que j’ai, ça me suffit.
Elle en avait encore fait, cette nuit. Enfin, cette journée. Comment est-ce que les vampires étaient censés dire, exactement ? Toujours est-il que c’est ce qui l’avait réveillée. Elle s’était vue dans la peau du Sorcier, en train de décapiter une des membres du Département de métaphysique appliquée pour laisser un message à Vénus.
— Il nous faut son Vrai Nom, répliqua Tante Stella. À moins que t’aies fait un peu de sorcellerie avant, tu seras pas foutue de le noter. T’as fait des études de sorcellerie ?
— Non.
— Bien ce que je pensais. C’est moi qui vais hériter de tous ses souvenirs. Et crois-moi, je m’en passerais bien aussi.
Cassandra baissa la tête. Elle n’avait pas réalisé que c’était la vieille sorcière qui aurait à subir cela. Elle repensa à son cauchemar. Ça avait déjà été dur pour elle à voir, et elle ne connaissait pas la victime.
— Je suis désolée. Je ne pensais pas que ça vous impliquerait autant.
— Ah, t’en fais pas pour ça. On s’y met ?
Elles se dirigèrent vers une chambre, située en dehors de l’espèce de couloir qui menait vers l’infinité de chambres. Cela devait être celle de Stella, car, contrairement aux autres, elle semblait habitée : il y avait quelques photos sur les murs, des étagères pleines de livres, et des vêtements sales par terre.
— Fais pas attention au merdier, dit Stella en fermant la porte. Allonge-toi sur le lit.
Cassandra obéit, un peu anxieuse. C’était la première fois qu’on pratiquait de la magie sur elle.
— Ça ne va pas faire mal ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Tante Stella. Ne t’en fais pas. Par contre la position risque d’être un peu… embarrassante.
En effet, la sorcière se plaça à cheval sur elle.
— Ça va ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit Cassandra.
— Ferme les yeux, et essaie de faire le vide dans ta tête.
La vampire obéit. Elle sentit au bout de quelques secondes les doigts de Tante Stella contre ses tempes.
— Détends-toi, fit la sorcière d’une voix douce. Respire profondément.
Cassandra inspira et expira, essayant de ne penser à rien, ce qui n’est pas quelque chose d’évident.
— Je ne sais pas si le truc de la respiration est vraiment utile sur les vampires, admit Stella. Peu importe. Maintenant, essaie de te remémorer un des souvenirs que tu as eus, quand tu étais le Sorcier. Concentre-toi là-dessus.
Cassandra repensa au cauchemar qu’elle avait fait cette nuit. Au sang qu’il y avait sur ses mains. Au plaisir sadique qu’elle avait ressenti.
Elle sentit alors une affreuse douleur dans sa tête, une migraine aigüe, qui lui arracha un cri.
— Désolée, fit Stella. J’ai menti. Ça fait mal. T’en fais pas, ça passe vite
Cassandra ouvrit les yeux et réalisa que la sorcière s’était assise à côté d’elle, sur le lit. Elle sentit la douleur s’estomper, puis parvint à se redresser à son tour.
— Oh, Déesse de Déesse, soupira Tante Stella. Je savais qu’il était cinglé, mais pas à ce point.
— Ça va ? demanda Cassandra.
— Ouais, ouais. Je ne revis pas tous ses souvenirs, je peux juste y accéder. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi… perturbant.
La vampire fronça les sourcils. Encore des mauvaises nouvelles ? Ça ne s’arrêtait donc jamais ?
— Je savais qu’il était fasciné par les elfes, expliqua Stella. Mais son plan actuel ?
— Le truc de faire une race supérieure de vampire grâce au sang elfique ?
— Ça, et comment il veut le faire.
La sorcière attrapa, d’une main tremblante, un paquet de cigarettes. Elle dut s’y prendre à deux fois pour en sortir une et l’allumer.
— Il veut ouvrir un portail vers leur monde, reprit-elle. Leur proposer une alliance. À côté de ça, vouloir guérir les vampires de leur aversion au soleil, c’est raisonnable.
Cassandra n’arrivait pas trop à imaginer. Pour elle, les elfes n’étaient que de joyeux lutins qui jouaient de la musique dans la forêt.
— Ce serait mauvais ? demanda-t-elle.
— Je dirais qu’on a assez de nazis dans ce monde-ci pour ne pas avoir besoin d’aller en chercher ailleurs.
La vampire avait du mal à suivre. Pendant longtemps, elle avait cru que les elfes n’étaient que des légendes. Maintenant, non seulement elle devait accepter qu’ils avaient existé, mais aussi qu’ils existaient toujours, juste dans un autre monde ? Et en plus de ça, qu’ils étaient d’extrême-droite ? Ça faisait beaucoup d’un coup.
— C’est vraiment tous des nazis ? demanda-t-elle tout de même.
— Je ne sais pas, répliqua Stella. Mais je doute que ceux avec qui notre ami pourrait s’allier soient les plus sympathiques.
Chapitre 29
Ley lines et cercles de culture
Il y eut un conciliabule, où Tante Stella expliqua à tout le monde ce qu’elle avait déjà dit à Cassandra. Heureusement, pour que tout cela soit plus facile à digérer, la réunion avait lieu autour de tartes aux framboises.
La révélation de la centralité des elfes dans les projets du Sorcier connut un succès mitigé. D’un côté, Cookie était contente de mettre à profit les connaissances qu’elle avait acquises en faisant la lecture à son neveu et à sa nièce :
— Ils ont disparu, mais ils ont vraiment existé, expliqua-t-elle doctement en voyant les visages ahuris de l’assistance.
— Ouais, enfin il y a pas tarpin de sources sérieuses, répliqua Karima.
Le scepticisme de son amie irritait un peu Cookie en même temps qu’il suscitait son admiration. La nana venait de débarquer dans une maison située dans un autre monde et aux pièces infinies, et, lorsqu’une vieille sorcière lui annonçait l’existence passée d’elfes, elle minaudait sur l’absence de sources scientifiques.
Tante Stella, de son côté, voulut se montrer conciliante :
— Ils ne se désignaient peut-être pas eux-mêmes comme des elfes, admit-elle, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a un groupe de personnes aux capacités surnaturelles qui a existé, et qu’on peut appeler « elfes ».
On aurait pu croire que cette remarque suffirait à obtenir un consensus et à revenir aux projets fous du Sorcier, mais, au contraire, Karima passa du scepticisme à la moquerie :
— Et ce qui est bien, c’est que cet argument ne marche pas du tout pour absolument n’importe quoi. Tu peux décider d’appeler les romains des klingons, ça prouve que les klingons ont existé.
Tante Stella poussa un léger soupir, puis haussa les épaules, vaincue.
— Tu peux les appeler des klingons si tu préfères, admit-elle, il n’en reste pas moins que le Sorcier cherche à trouver leur monde et à se servir de leur magie. Et je dis que c’est son plan, je ne me prononce pas sur sa viabilité.
— Je ne vois pas ce que ça change, annonça Morgue, peu intéressée par le débat sur les créatures mythiques. De toute façon, on ne va pas lui laisser le temps d’ouvrir son portail, pas vrai ?
— Je n’ai pas de date exacte, répliqua Stella, mais il prévoyait de passer à l’acte rapidement.
— Ça tombe bien, parce que moi aussi. Est-ce qu’on peut le localiser, avec tout ça ?
Tante Stella hocha la tête.
— J’ai son Vrai Nom, je l’ai transmis à Razor. Shade a aussi récupéré son sang. On n’aura pas de mal à le localiser, mais je pense savoir où il est de toute façon. Son labo de « recherche » est sur les iles de Lérins.
— Là où il y avait l’homme au masque de fer ? demanda Betty.
— Peut-être que c’était lui, l’homme au masque de fer ! s’exclama Morgue.
Toute l’assemblée se tourna vers elle, cherchant à savoir si elle plaisantait ou pas. Comme cela n’était pas très évident, il fut unanimement décidé d’ignorer son intervention.
— C’est un labo souterrain, reprit Stella. Sur un ilot censé être inhabité.
— Je pige pas, protesta Karima. Je suis déjà allée sur les iles de Lérins, quand j’étais gosse. D’accord, à la base c’est des moines isolés, mais en vrai c’est gavé de touristes. Si tu veux faire un labo secret où personne te voit, pourquoi pas aller, je sais pas, dans le Larzac ?
Tante Stella examina la jeune femme, puis fit un petit sourire.
— Tous les endroits ne se valent pas pour établir une connexion avec un autre monde.
— Ah, d’accord. C’est comme les histoires de ley lines et de cercles de culture, hein ?
Tante Stella grimaça. Elle hésitait manifestement entre laisser passer une énormité ou se lancer dans des explications compliquées.
— On va dire ça, finit-elle par répondre, avant de se servir une nouvelle part de tarte.
De son côté, Cassandra se tourna vers Razor.
— Maintenant que tu as son Vrai Nom, demanda-t-elle, tu penses que tu peux affronter le Sorcier ?
— Ouais. Je vais voir avec Stella pour débattre de la meilleure stratégie, mais ça devrait le faire.
***
Étant donné que la maison de Tante Stella était la seule de l’univers de poche, et qu’il n’y avait par conséquent pas à se soucier des voisins, c’était le moment rêvé pour faire de l’initiation au tir.
Morgue et Cassandra prirent donc quelques pistolets et accompagnèrent Karima et Betty derrière la cabane, où elles installèrent des bouteilles de bière sur une chaise. De leur côté, Cookie et Elvira n’avaient pas envie de ce stage d’initiation. Elles avaient préféré aller se baigner dans l’étang, tandis que Shade, Crow et Razor discutaient à l’intérieur.
— D’accord, fit Morgue en donnant une arme à chacune des deux nerds. Je ne vais pas être aussi rabat-joie que Shade, mais évitez de faire des conneries, d’accord ? Sinon, c’est moi qui vais me faire engueuler.
Elle leur passa ensuite des chargeurs vides et la boite de munitions.
— C’est pas comme dans les jeux vidéos, expliqua-t-elle, il faut mettre les balles dans le chargeur soi-même.
Elle les regarda faire, puis consulta Cassandra du regard, qui lui fit un signe de tête. Jusque-là, elles se débrouillaient bien.
— Parfait, lança-t-elle une fois qu’elles eurent fini. Vous vous rappelez qu’il n’y a pas de sécurité, et qu’on arme si possible juste avant de tirer ?
— On fait comment, demanda Betty, si on vide pas tout le chargeur d’un coup ? Le pistolet reste armé, non ?
— T’enlèves le chargeur et tu armes dans le vide. Ça éjecte la cartouche, répondit Morgue, ravie de voir que ses élèves suivaient. Vous êtes prêtes à tirer ?
Les deux apprenties tueuses répondirent par un « oui ! » enthousiaste.
— D’accord. Armez le flingue.
Elle attendit le schlack des culasses qui coulissaient avant de poursuivre.
— Parfait. Maintenant, vous tenez l’arme à deux mains.
Elle aida Betty à ajuster sa position, tandis que Casse faisait de même avec Karima.
— Prêt, feu… tirez !
Il y eut deux détonations. Les bouteilles de verres restèrent sur place.
— Oh, con ! s’exclama Karima. Ça a un putain de recul, en vrai !
— Évite de pointer le flingue n’importe où, tu veux ? demanda Morgue. Il est à nouveau armé, là.
— Ça veut dire qu’on peut recommencer ? demanda Betty.
— Faites-vous plaisir.
Elle regarda les deux jeunes femmes vider leurs chargeurs. Sur les six bouteilles vides qu’elle avait placées un peu plus loin, une seule fut brisée durant l’expérience, mais pour une première fois, ce n’était pas si mal. Elle-même n’avait jamais été une grande tireuse, elle devait l’admettre. En tant que vampire un peu bourrine sur les bords, son approche était en général d’encaisser les blessures jusqu’à ce qu’elle puisse y aller à bout portant.
— C’est pas bon pour les oreilles, commenta Betty une fois son chargeur vide.
— J’ai pas pris de casques, répondit Morgue. Et j’espère que personne ne faisait la sieste.
— On peut avoir une démonstration de pros ? demanda Karima.
Morgue haussa les épaules.
— Je tire pas très bien. Casse, tu veux leur montrer ?
Cassandra leva les yeux au ciel, mais accepta d’attraper une arme et commença à la charger. Morgue sourit. Karima et Betty allaient en avoir pour leur argent.
— On peut s’écarter un peu ? suggéra-t-elle. D’ici, ce sera trop facile pour toi.
Cassandra se plia au jeu et s’écarta de dix mètres, accompagnée par les trois autres, qui se rangèrent derrière elle. Elle arma ensuite le pistolet, puis le leva à une seule main et fit feu cinq fois.
Les cinq bouteilles de bière restantes volèrent toutes en éclats. Karima et Betty applaudirent, tandis que Cassandra retirait le chargeur et éjectait la balle qui était dans le canon.
— Purée, commenta Karima, c’était méchamment trop putain de badass.
***
À l’intérieur, Razor, Shade et Tante Stella essayaient de discuter, ce qui n’était pas évident à cause des coups de feu réguliers.
— Par la Déesse ! s’emporta la vieille sorcière. Elles vont faire ça longtemps ?
Razor se passa la main dans les cheveux, un peu exaspérée elle aussi. Elle réalisa cependant qu’elle venait de décoiffer sa frange, et essaya d’arranger le coup avec ses doigts.
— Profitons-en tant qu’elles ne sont pas là, lança Shade. Qu’est-ce qu’on fait d’elles ?
— De qui ? demanda Razor.
— Tes copines. Ça risque de sacrément chauffer, quand on va croiser le Sorcier.
La skinhead approuva d’un signe de tête. Elle appréciait sincèrement que ses amies l’aient accompagnée jusque-là, mais elle n’avait pas envie de les mettre en danger trop directement.
— Je pense qu’elles devraient rester ici.
— On est toutes d’accord avec ça, mais est-ce qu’elles vont l’accepter ?
Razor prit le temps de réfléchir à la question. Cookie était assez intelligente pour comprendre que la logique de bande avait tout de même ses limites, mais Betty et Karima, c’était moins sûr. Surtout que vu leur nouvel engouement pour les armes à feu, se retrouver au milieu d’une fusillade devait être une perspective qui les amusait.
— Cookie comprendra. Elvira, je pense qu’elle n’a aucune envie de jouer les casse-cous. Les deux autres… ce que je vais dire n’est pas très sympa, mais on devrait peut-être partir quand elles ont le dos tourné, histoire d’être sures qu’elles ne décident pas de nous suivre.
Tante Stella sourit, tandis que Shade hochait la tête.
— Le problème, fit la louve-garou, c’est qu’elles savent où on va.
— Oh, ce n’est pas un souci, répliqua Stella. Je suis à peu près sure qu’elles ne savent pas ouvrir le portail dimensionnel pour sortir d’ici.
Elle se gratta un peu la tête, pensive, avant de continuer.
— Cela dit, vous pouvez peut-être leur expliquer les choses posément, non ? Elles semblent être des filles raisonnables.
— Semblent, répéta Razor, c’est le mot.
— Sans compter que si elles commencent à discuter, Morgue et Casse risquent de se ranger de leur côté en se disant « c’est bon, on leur a fait vider trois chargeurs, on peut les envoyer au charbon ». Je suis aussi pour qu’on s’éclipse discrètement.
Tante Stella leva les yeux au ciel en entendant de nouvelles détonations. Ça s’était arrêté un peu, mais voilà que ça reprenait de plus belle.
— Elles ont vidé largement plus de trois chargeurs, soupira-t-elle.
***
Après la séance de baignade, une petite discussion avec Razor, et s’être changée, Elvira sirotait une bière sur le balcon en écoutant distraitement Karima et Betty raconter leur première expérience avec des armes à feu.
— On ne croirait pas, mais c’est assez physique, en fait, expliqua Betty. Avec le recul, on a vite fait de se faire mal à l’épaule.
— Mais on a vachement progressé, ajouta Karima.
Elvira leur fit un petit sourire, mais elle pensait surtout à la discussion qu’elle devait avoir avec elles.
— Écoutez, fit-elle. Il faudrait que je vous parle d’un truc.
— Ok, vas-y.
Elvira regarda Morgue et Cassandra, qui s’embrassaient quelques mètres plus loin.
— En privé, expliqua-t-elle. On peut aller dans une chambre ?
***
Betty s’assit sur le lit et attendit qu’Elvira se mette à parler. Elle était un peu anxieuse : elle espérait qu’il ne s’agissait pas d’une mauvaise nouvelle, ou de quelque chose dans le genre.
Malheureusement, lorsqu’elle vit qu’Elvira inspirait plusieurs fois avant d’oser prononcer le moindre mot, Betty en conclut que ça ne devait pas être très bon.
— Je ne sais pas comment dire ça, finit simplement par annoncer Elvira.
Karima haussa les épaules.
— Dis-le comme ça sort.
— C’est juste… c’est à propos de Cookie.
Betty se concentra pour garder un visage impassible, mais elle sentit son cœur accélérer. Quoi, à propos de Cookie ? Est-ce qu’il lui était arrivé quelque chose ? Est-ce qu’elle n’allait pas bien ? Ou avait-elle eu des comportements inappropriés envers Elvira ?
Celle-ci baissait les yeux, cherchant ses mots. Betty ne voulait pas la brusquer, mais chaque seconde sans savoir ce dont il s’agissait exactement était une torture.
Elle posa sa main sur l’épaule d’Elvira.
— Tu peux nous dire, expliqua-t-elle. Ça ne sortira pas d’ici.
— Promis ?
— Juré, craché.
Elvira baissa la tête, manifestement un peu soulagée, mais elle garda encore le silence quelque temps.
— Cookie, reprit-elle enfin. Elle et moi… ça se passe bien, d’accord ? Il n’y a pas de souci.
Betty grimaça intérieurement. C’était le genre de phrases qui se continuait par un « mais ».
— Seulement, fit Elvira. Oh, je ne sais pas comment dire ça…
— Car a raison, expliqua Betty. Peu importe comment tu le dis, on peut l’entendre et ça ne sortira pas d’ici.
Elvira secoua la tête, gênée.
— Vous allez me détester.
— Mais non, protesta Karima. Ne t’en fais pas.
— Si, si. Vous allez vraiment me détester.
— Pas du tout ! intervint Betty.
— D’accord, soupira Elvira.
Elle hésita encore un peu, puis finit par admettre :
— Cookie. Elle m’a demandé quelque chose.
— Quoi ? demanda Karima.
Elvira se mordit les lèvres. Hésita. Prit une inspiration. Enfin, elle se lança :
— Vous retenir dans la chambre le temps que les autres s’en aillent.
Betty bondit.
— Quoi ? s’exclama Karima.
De son côté, Betty était déjà sur ses pieds. Elle ouvrit la porte, traversa le couloir (porte verte, puis porte verte, et encore porte verte) et débarqua dans le salon, où Cookie et Tante Stella étaient en train d’éplucher des pommes de terre.
— Elles sont parties, expliqua Stella, mais Betty ne l’écouta pas.
Elle se précipita dans la chambre d’amis où se trouvait le placard dimensionnel, qui ressemblait pour l’heure à un banal placard vide. Elle tenta néanmoins de franchir le passage, mais se sentit un peu idiote en se trouvant simplement à l’intérieur d’un placard.
— Crotte ! Chiotte ! Merde ! s’exclama-t-elle.
Elle retourna dans le salon, ne fit pas attention à Karima et Elvira qui venaient d’y débarquer, et pointa un doigt accusateur vers Cookie.
— Espèce de… ! lâcha-t-elle. De, de…
Elle cherchait ses mots, voulant à la fois trouver quelque chose de blessant mais qui ne soit ni sexiste, ni raciste, ni homophobe. Ce n’était pas évident.
— D’infâme traitresse stalinienne autoritaire ! finit-elle par dire. Saloperie de menchévique collabo !
Cookie reposa la patate qu’elle était en train d’éplucher.
— D’accord, admit-elle. Je mérite ça.
Betty et son doigt accusateur se tournèrent ensuite vers Elvira.
— Et toi, toi… Bordel ! Merde !
— Ça va, protesta Karima d’une voix qui essayait sans doute d’être apaisante, mais n’y arrivait pas très bien. Ce n’est pas grave.
— Pas grave ? répliqua Betty. Merde, si ça se trouve, elles vont se faire tuer, je n’ai même pas pu dire au revoir, et ça va ?
Karima secoua la tête.
— Non, elles vont s’en tirer. Razor, elle défonce tout. Et t’as vu comment Casse visait. Les trous du cul d’en face n’ont aucune chance.
Betty secoua la tête, dépitée. Des tas de sentiments, tout aussi désagréables les uns que les autres, se bousculaient dans sa tête. Elle avait peur pour Razor. Pour les autres aussi, évidemment, notamment pour Crow et Cassandra, mais surtout pour Razor. Maintenant, on passait aux choses sérieuses, et elle réalisait que son amie n’allait peut-être pas revenir.
À côté de ça, elle se sentait rejetée. Razor n’avait même pas pris la peine de lui dire au revoir, elle était partie en cachette, sans doute parce que les circonstances étaient trop graves pour qu’elle s’encombre d’un boulet.
Betty tira une chaise, s’assit, et fondit en larmes. Karima s’accroupit à côté d’elle, tandis que les trois autres se réfugiaient dans un silence embarrassé.
— Ça va aller, fit Karima. Elles vont s’en tirer. On va les revoir dans quelques jours, et tout ira bien.
— Ouais, finit par dire Betty. Et au moins, je ne leur ferai pas perdre leur temps avec mes idées stupides. C’est pour ça qu’elles sont parties en douce, j’imagine.
— Ce n’est pas ça, protesta Cookie.
— Ouais. Ben voyons.
Chapitre 30
What the fuck
Razor devait l’admettre : en l’absence de Betty et Karima, il y avait moins d’ambiance dans la voiture. Crow et Cassandra somnolaient plutôt que de reprendre les refrains des chansons que passait son lecteur cassette, et Morgue et Shade faisaient les solitaires sur leurs motos.
La sorcière avait essayé de les décourager de prendre leurs bécanes, argumentant qu’elles seraient plus discrètes si elles montaient toutes dans la Clio, mais c’était peine perdue, évidemment. Elles n’allaient pas rater la « magnifique » opportunité de pouvoir se taper mille bornes à deux roues.
Il y en avait normalement pour neuf heures de route. Razor espérait qu’elles pourraient faire le trajet dans la nuit, parce qu’elle ne voyait pas trop où les vampires allaient bien pouvoir dormir. Shade avait un contact à Cannes qui pouvait les héberger quelques jours, mais il fallait déjà arriver là-bas.
— Tu crois que tu pourrais me passer des chips ? demanda-t-elle à Crow, qui était assise devant, à côté d’elle.
La vampire gothique se réveilla un peu et tendit le paquet à la conductrice, qui en piocha une poignée.
Razor aimait bien manger des chips en conduisant, mais il fallait reconnaitre que ce n’était pas super pratique. Ce n’était pas évident de se servir en gardant une main sur le volant, du moins sans solliciter de copilote. Par ailleurs, ça rendait ensuite les mains passablement grasses, ce qui n’était pas très agréable pour continuer à conduire.
— Tu n’étais pas obligée de venir, tu sais ? demanda-t-elle à Crow.
Il lui semblait qu’elles avaient déjà eu cette conversation avant, mais elle tenait à proposer une nouvelle porte de sortie à la vampire, histoire qu’elle ne se sente pas obligée de les accompagner.
— Je veux dire, maintenant que Montales est mort, j’aurais compris que tu préfères reprendre une existence normale et que tu restes avec les autres.
— Je te dois bien ça, répliqua Crow. Ce type t’a retrouvée à cause de moi, je ne vais pas me défiler.
— Tu n’as pas à te sentir coupable, répliqua Razor sans être tout à fait sincère. Il aurait fini par me retrouver de toute façon, je suppose.
Crow haussa les épaules, puis décapsula une bouteille de bière. Elle en proposa à Razor, qui fit non de la tête. Elle était sans doute loin d’avoir une conduite modèle, mais au moins elle évitait l’alcool au volant.
— Je tiens à être là, finit par dire la vampire. Qu’on règle ça ensemble, pour qu’on puisse passer à autre chose.
Razor ne répondit pas. Passer à autre chose. Si seulement les choses étaient si simples…
***
Les deux motardes arrivèrent au péage avec une certaine avance sur la Clio de Razor. Shade ne la voyait plus dans ses rétroviseurs, mais elle ne s’inquiétait pas : c’était l’autoroute, Razor roulait à son rythme et elles au leur, il n’y avait pas de raison de rester collées.
La louve-garou fronça les sourcils en voyant la voiture de police stationnée juste après la barrière de péage, et les deux agents qui s’approchaient des motos, un policier supplémentaire restant dans le véhicule.
Oh, merde. Elle avait peut-être dépassé les limitations de vitesse, et puis elle n’avait pas de casque, mais ce n’était pas le plus grave. C’était les armes.
Elles avaient laissé quelques pistolets à Cookie, au cas où elles en auraient besoin, tout en lui suggérant de ne pas laisser Karima et Betty faire n’importe quoi avec. Le reste des armes était toujours réparti sur leurs deux motos.
Nom de la Déesse, qu’est-ce qu’elles avaient été connes. Il fallait vraiment qu’elles ne soient plus habituées aux trajets en bécane pour ne même pas avoir pensé à les mettre dans le coffre de la Clio, moins susceptible de se faire contrôler.
Maintenant, il allait falloir jouer serré, jugea-t-elle en voyant le jeune policier lui faire signe de s’arrêter juste après le péage. Elle obéit, estimant qu’il valait mieux réserver une course-poursuite avec les forces de l’ordre au cas où ça tournerait mal.
— Pas de casque ? demanda le flic en guise de salutations.
Shade mit pied à terre et fit un petit sourire.
— La république se vit à visage découvert, répondit-elle en français.
Face aux forces de l’ordre, ce n’était pas le bon moment de refuser de parler leur langue. Manifestement, sa maitrise de la langue de Molière n’eut pas l’air de satisfaire l’homme en uniforme, qui se permit une remarque sur son accent.
— Vous parlez allemand ?, demanda Shade.
Le policier la dévisagea, surpris.
— Pardon ?
— Vous parlez allemand ? répéta-t-elle. Non ?
— Non, admit le policier.
Shade arbora un air satisfait.
— Il se trouve que c’est en partie grâce à moi que vous n’avez pas eu à apprendre cette langue, alors verbalisez-moi et laissez-moi repartir, voulez-vous ?
C’était une stratégie un peu audacieuse, mais qui fonctionnait parfois. Avec un peu de chance, le jeune policier ouvrirait des yeux ronds, et elle expliquerait qu’elle était une vétérane de l’US Marine. Auprès des forces de l’ordre, ça passait en général mieux qu’être considérée comme une femme noire lambda, et donc qui avait dû voler la Harley, hein ? Elle caserait ensuite quelques anecdotes sur la seconde guerre mondiale, répondrait à des questions exotiques sur les loups-garous, demanderait son nom de famille à son interlocuteur, expliquerait qu’elle avait connu un Machin-Chouette en 1944, est-ce qu’il y avait une chance que ce soit la même famille ? Avec un peu de pot, elle aurait à se le coltiner un moment, mais il en oublierait de regarder le contenu des sacoches. Il fallait juste que Morgue fasse aussi dans la subtilité, ce qui n’était pas gagné.
Un bruit de tôle froissée la tira de ses pensées, et elle regarda, un peu ahurie, la Clio qui venait de percuter la voiture de police. Elle vit ensuite Razor passer sa tête par la fenêtre.
— Hé, les porcs en bleu ! beugla la skinhead. Je vous encule avec du gravier !
Razor envoya ensuite une bouteille de bière vide, qui éclata à quelques mètres du policier en train de contrôler Shade. Après quoi, la voiture démarra en trombe.
Les policiers se consultèrent du regard, puis se précipitèrent pour remonter dans leur véhicule et partirent, sirènes hurlantes, à la poursuite de la Clio.
Shade leva les yeux au ciel, puis se tourna vers Morgue.
— What the fuck ?
La vampire haussa les épaules.
— J’espère juste qu’elle sait ce qu’elle fait.
— Oh, ouais, railla Shade. À tous les coups, elle prévoit de les semer en passant dans l’autre monde.
***
Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard que Shade aperçut à nouveau la Clio de Razor dans ses rétros. Elle ne la vit d’ailleurs que parce qu’elle klaxonna : sans doute qu’après sa course-poursuite avec la police, la sorcière avait jugé bon d’utiliser d’un petit tour de magie pour ne pas se faire remarquer.
Razor mit son clignotant à droite, signe qu’elle voulait s’arrêter à la prochaine aire. Shade l’imita et fit un geste à Morgue pour qu’elle ne continue pas seule.
Elles sortirent en groupe à l’aire d’autoroute et allèrent remettre de l’essence avant de s’installer sur une table en pierre, à l’écart de la boutique de la station service.
— Toi, fit Shade en pointant un doigt accusateur vers Razor, t’es complètement givrée, tu sais ? On avait la situation sous contrôle, t’avais pas besoin de jouer les cowboys.
— Ouais ? Ben c’est pas moi qui porte un Stetson, répliqua la skinhead. Et je me disais qu’une petite course-poursuite avant de les semer, c’était toujours mieux que de vous voir les descendre parce que ça ne se passait pas aussi bien que prévu.
Shade leva les yeux au ciel. Pourquoi fallait-il toujours que les gens présument qu’elles voulaient tout régler par des fusillades ?
— Ce n’était pas ce qu’on allait faire.
— Vraiment ? demanda Razor.
— Vraiment, répondit Shade, mais ce n’était pas elle que la sorcière regardait.
Ses yeux étaient plantés dans ceux de Morgue, qui essaya sans grand succès de prendre un air innocent.
— Définitivement, absolument, probablement pas ce qu’on avait prévu de faire, expliqua la vampire. Bien sûr, des fois, les imprévus, ça peut arriver, mais…
Shade soupira. D’accord, elle savait pourquoi les gens présumaient qu’elles voulaient tout régler par des fusillades. C’était parce que dans le gang, il y avait des meufs comme Morgue.
— De toute façon, tout s’est bien fini, non ? intervint Cassandra, conciliatrice. Parlons plutôt de plan. Vous avez prévu quelque chose ?
— Mon contact à Cannes, expliqua Shade, il a un bateau. Ça devrait nous permettre de débarquer sur les iles de bidule. On prend des équipements de plongée pour faire la fin du trajet discrètement, comme ça il ne nous verra pas venir. Une fois là-bas, j’espère que tes petits tours de magie seront plus forts que les siens.
Elle s’adressait évidemment à Razor, qui haussa les épaules.
— J’ai son Vrai Nom, maintenant. Ça change la donne. Un exorcisme complet risque de demander trop de temps mais, à courte portée, je devrais pouvoir l’empêcher d’utiliser ses pouvoirs de nuisance.
— Devrais, répéta Crow. T’es pas sure ?
Razor soupira. C’était le problème de la sorcellerie : ce n’était pas exactement le domaine où on avait le plus de certitudes.
— Pas à cent pour cent, expliqua-t-elle. Il faudrait qu’on débarque quand il fait jour, histoire de mettre les chances de notre côté.
Crow la dévisagea avec un sourire figé.
— Tu réalises qu’on est trois vampires à cette table ? demanda-t-elle.
— Tout le monde te prend pour une humaine, répliqua Razor, tu ne vas pas me dire que tu n’es jamais sortie en journée ?
— Moi, ça ne me pose pas de problème, appuya Morgue.
Crow secoua la tête en dénégation.
— Ça m’est arrivée de sortir en journée, oui, en fin d’après-midi et quand il pleut. Et, Morgue, je ne doute pas que tu arrives à sortir en plein jour à Lille. Effectivement, là-bas, ce n’est pas le soleil qui risque de te tuer, mais là, on parle de la Côte d’Azur.
Razor se mit à rire, tandis que Morgue s’allumait une cigarette.
— On aura des combinaisons de plongée, expliqua la bikeuse. Tu peux rajouter une cagoule et des lunettes si tu n’as pas peur du ridicule. Si on veut avoir l’avantage sur ce type, il faut y aller en journée. Crois-moi, un peu de soleil, ça fait moins mal que sa saleté de pouvoir de merde qui te brule de l’intérieur. Et puis, si tu veux vivre comme une humaine, il faut que t’ailles au soleil, ma grande.
Shade crut un moment que c’était la fin de la discussion, et qu’elles allaient pouvoir se remettre en route, mais Crow n’était pas décidée à lâcher le morceau.
— C’est vraiment un argument de merde, répliqua-t-elle. C’est comme dire à une meuf trans que si elle a choisi d’être une femme, il faut bien qu’elle accepte de se faire siffler dans la rue.
Cassandra regarda la gothique, complètement atterrée.
— C’est la pire comparaison que j’ai jamais entendue. Sérieusement, Crow, je t’aime bien, mais là, tu t’aventures en terrain glissant. Je ferais gaffe si j’étais toi.
— Ce que je veux dire…
— En terrain glissant, répéta Cassandra.
Crow hésita un instant, mit en balance la brulure du soleil et la colère de Casse, et décida qu’il valait mieux abandonner.
— D’accord, admit-elle. J’aurais qu’à prendre une ombrelle.
— Pour changer de sujet, fit Shade, vous pensez quoi de cette histoire d’elfes et de portail entre les mondes ?
Elle devait admettre que ça lui semblait dur à avaler. Elle avait déjà vu des choses bizarres, évidemment, mais il lui semblait que c’était pousser le bouchon un peu loin.
— C’est des conneries, répliqua Morgue. Sans vouloir dénigrer ta pote.
Elle s’était tournée vers Razor, qui se contenta de hausser les épaules.
— Le Sorcier a l’air d’y croire, expliqua-t-elle.
— C’est un nazi givré qui pense guérir les vampires, répliqua Morgue. Ce n’est pas parce qu’il croit quelque chose que c’est vrai.
— Je n’en sais rien, admit la sorcière. Ça me parait pas très réalisable, comme projet, mais, honnêtement, je crois que je m’en fous un peu. L’essentiel, c’est qu’on se débarrasse définitivement de ce type.
— Là, on est d’accord, admit Morgue.
— Je ne sais pas, protesta Shade. Je veux dire, flinguer une ordure, je n’ai rien contre, mais si on pouvait se dire que ça nous a permis de sauver le monde en plus, je suppose que ça serait gratifiant.
Morgue poussa un soupir dédaigneux.
— Tous les trous du cul qui ont envoyé des couillons mourir pour leur cause leur ont dit qu’ils faisaient ça pour sauver le monde.
— Oh, ouais, railla Crow. C’est beaucoup mieux de se battre juste pour un bain de sang gratuit.
Morgue parut ne pas remarquer la critique, et répondit pas un sourire.
— Au moins, il n’y a pas de publicité mensongère.
***
Elles arrivèrent à Cannes vers six heures du matin. Le soleil n’était pas encore levé, ce qui était bien pour les vampires, mais Razor devait admettre qu’elle aurait bien aimé voir l’aube se lever sur la mer. Cela dit, heureusement qu’il ne faisait pas jour, parce qu’elles mirent un peu de temps à trouver leur destination exacte. Les vampires auraient largement eu le temps de cramer.
Le type qui les hébergeait n’habitait pas dans Cannes même, mais dans un patelin juste à côté très originalement baptisé « Le Cannet ». Ça devait être une espèce de bourge, vu la villa qu’il se payait. En même temps, d’après ce qu’avait dit Shade, il possédait des bateaux qui faisaient l’aller-retour vers les iles de Lérins, alors forcément, ce n’était pas un prolo.
Shade descendit de sa bécane et alla sonner à l’interphone, puis le portail de la villa s’ouvrit. Le temps qu’elles garent leurs véhicules dans le parking à l’intérieur, un type était sorti et venait les accueillir.
Razor utilisa sa technique habituelle : elle feignit de chercher quelque chose dans la boite à gants pour que ce soit les autres qui aient à parler à leur hôte. Elle l’observa néanmoins. Il était plutôt grand, semblait avoir une cinquantaine d’années et était, basiquement, un vieux beau de la Côte d’Azur.
Elle descendit finalement de la voiture, salua de loin, et écouta la discussion plutôt que d’y participer. Le type s’appelait Georges et parlait, de toute façon, surtout à Shade, semblant ne pas trop calculer les trois vampires.
Les inimités entre vampires et loups-garous étaient légendaires, et par conséquent largement exagérées. Il n’y avait en réalité pas de guerre meurtrière entre les deux groupes. À vrai dire, la plupart des lieux qui accueillaient des surnats étaient ouverts à tout le monde, parce qu’à part dans les grandes villes il y avait rarement la possibilité d’avoir des endroits différents. Par contre, les liens entre loups-garous étaient souvent assez forts (il n’y avait qu’à voir comment Shade était capable de mobiliser des camarades à peu près n’importe où) et ils les partageaient rarement avec d’autres gens.
Georges ne discuta pas trop longuement. Il leur montra assez rapidement où elles pourraient dormir : il avait installé des matelas dans la cave sans fenêtre, et leur proposait également deux chambres, dans lesquels, leur expliqua-t-il, il n’y avait que des rideaux.
— Alors je me disais que pour des vamps, ce serait pas terrible. Rapport au soleil et tout ça.
Il croisa ensuite les bras et regarda Shade avec un air beaucoup plus sérieux.
— J’ai le matériel de plongée, expliqua-t-il. J’imagine qu’une partie d’entre vous n’aura pas besoin de bouteille d’oxygène, de toute façon. La question, c’est : vous voulez y aller quand ?
Les regards se tournèrent vers Razor, qui se montra un peu surprise. Elle n’avait pas pensé que ce serait à elle de prendre ce genre de décision. Mais peut-être était-ce logique, en fin de compte ? Toute cette histoire avec le Sorcier, ça tournait pas mal autour d’elle, depuis le début.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Moi, je suis prête à y aller aujourd’hui, pour en finir le plus vite possible, mais si vous voulez vous reposer un peu…
Morgue secoua la tête.
— Non. Si ce type est vraiment sur ces iles…
— Il y est, intervint Razor.
Depuis que Vénus lui avait transmis le Vrai Nom d’Hexen, elle était capable de ressentir sa présence. Quand elles étaient en chemin, ce n’était qu’une impression lointaine qui pointait vers le sud, mais, depuis leur arrivée, elle pouvait le sentir tellement il était proche. Il était juste là, un peu plus loin, à quelques kilomètres de la côte.
— Dans ce cas, reprit Morgue, on ferait mieux de ne pas trainer ici. J’ai pas envie de le croiser au supermarché s’il est parti faire des courses en ville.
Chapitre 31
C’est un beau jour pour mourir
Cassandra et Crow étaient parties dormir un peu dans la cave, ou au moins se mettre à l’abri du soleil : il était peu probable qu’elles arrivent à trouver facilement le sommeil. Shade et Georges, de leur côté, discutaient de détails techniques et de choses de loups-garous. Razor s’était donc installée sur le balcon du premier et regardait l’aube se lever en compagnie de Morgue.
L’intérêt des villas de bourges, c’est qu’il y avait souvent de jolies vues. Depuis le balcon, Razor pouvait voir tout Cannes, et même la mer. Pas les iles de Lérins, cela dit, mais elle n’était pas sure d’avoir envie de les observer tout de suite.
Elle se sortit une cigarette et en tendit une à Morgue.
— C’est un beau jour pour mourir, constata la sorcière.
Crow aurait peut-être voulu qu’il pleuve ou qu’il y ait des nuages, afin de moins s’abimer la peau, mais il était parti pour faire beau. Cela arrangeait plutôt Razor, qui se disait qu’Hexen serait d’autant plus affaibli.
— Il n’y en a pas de mauvais, répondit Morgue après avoir allumé sa cigarette.
Manifestement, la vampire avait décidé d’être encore plus lugubre qu’elle.
— Je peux te poser une question ? demanda Razor.
— Bien sûr.
— Une vieille vampire comme toi, tu as peur de la mort ?
Morgue secoua la tête.
— Non. Je crois que j’ai déjà vécu trop longtemps.
— T’as quel âge, en réalité ?
La vampire lui fit un petit sourire.
— Si je te le disais, je devrais te tuer.
— On a de bonnes chances de mourir aujourd’hui, répliqua Razor.
Elle avait beau se dire que tout se passerait bien, qu’elle avait toutes les cartes en main pour réduire le pouvoir du Sorcier, elle n’arrivait pas à s’empêcher de sentir que cette journée était sa dernière. Elle n’angoissait pas pour autant. Survivre au Sorcier, cela voudrait dire qu’il faudrait continuer à vivre. Essayer désespérément de se réhabituer à une vie normale. Avoir l’impression de ne jamais y arriver et d’être trop bousillée pour ça. Face à cela, la perspective d’une mort glorieuse et héroïque n’était pas si repoussante.
— Et toi ? demanda Morgue.
Razor sourit. Non, elle n’avait pas peur de la mort. Elle avait peur de la vie.
— Non, répondit-elle, puis elle repensa à ses amies. Je ne veux pas mourir, parce que Betty et Karima ne me pardonneraient jamais de ne même pas leur avoir dit au revoir, mais la mort en elle-même ne me fait pas peur.
— Ouais, fit Morgue. Je comprends.
Elles restèrent silencieuses quelques instants, à tirer compulsivement sur leurs cigarettes en regardant le jour se lever. Combien de temps la vampire pouvait rester là ? se demanda Razor. Il faudrait bien qu’elle aille se mettre à l’abri du soleil à un moment.
— J’aurais bien aimé que Casse reste avec elles, fit Morgue, qui ne semblait pas avoir envie de bouger pour le moment. Mais évidemment, c’est hors de question. Elle ne m’aurait pas pardonné de la laisser en plan pour un truc aussi important. J’ai déjà Crow qui m’en veut à fond, ça me suffit.
Razor eut envie de faire une remarque perfide à propos des relations mère-fille de la vampire, mais elle se retint. Ce n’était pas le bon moment pour ça.
***
Razor et Morgue rentrèrent avant que la vampire ne soit entièrement défigurée. Pour l’heure, elle avait juste le visage un peu rouge. Ça allait être plus compliqué lorsqu’il s’agirait de débarquer sur une ile en plein après-midi.
Georges avait sorti des combinaisons de plongée, des masques et des bouteilles d’oxygène, et montra rapidement à Razor et Shade comment cela fonctionnait. De leur côté, les trois vampires n’auraient qu’à retenir leur respiration.
Il montra ensuite une carte du coin, où figurait Cannes ainsi que les quatre iles de Lérins.
— Je ne vais pas vous faire un topo historique. En gros, la plus grande, c’est Sainte-Marguerite. Le masque de fer, c’est là-bas. La deuxième, c’est Saint-Honorat. C’est la plus proche de là où vous voulez aller.
Il montra du doigt un tout petit ilot, situé juste à côté de cette deuxième ile.
— L’ilot Saint-Ferréol, expliqua-t-il. Vous êtes sures que votre type est là-bas ? Il n’y a que des cailloux, et ça fait juste cent mètres de long.
— Je pense qu’il a une base souterraine, expliqua Razor.
Georges semblait pour le moins dubitatif.
— Sérieusement, protesta-t-il, il n’y a rien là-bas. Personne n’y habite, rien, nada. Ce n’est pas le bon coin pour faire un bunker à la James Bond.
Razor trouvait aussi que c’était stupide, mais dans les souvenirs auxquels Vénus avait pu accéder, c’était bien l’emplacement du labo du Sorcier. Et puis, s’il n’y avait personne, cela voulait dire qu’il n’y avait qu’à installer un bon gros filtre perceptif au niveau de tout l’ilot, et les gens de l’extérieur n’y verraient que du feu.
— En tout cas, reprit Georges, je peux pas vous y déposer. C’est pas le trajet habituel des bateaux, et s’il y a effectivement des méchants à la James Bond, ils me défonceraient à coup de lance-roquettes, j’imagine.
Il fit un grand sourire pour montrer qu’il s’agissait d’une blague, mais personne ne sembla amusé.
— Où tu peux nous déposer, alors ? demanda Shade.
Georges montra du doigt le nord de l’ile voisine.
— Le port est là, expliqua-t-il. Je peux vous lâcher à l’eau un peu avant. Ça fera un kilomètre ou deux de natation, à vue de nez. Sinon, vous pouvez aller à pied sur Saint-Honorat. Au plus près, il n’y a qu’une centaine de mètres de distance avec Saint-Ferréol.
Morgue secoua la tête.
— Ça veut dire traverser l’autre ile à pied, en journée. Si on met des cagoules pour se protéger du soleil, on va se faire remarquer, et si on n’en met pas, on va cuire. L’eau, c’est bien.
Razor soupira. Deux kilomètres de nage ? Ça faisait beaucoup, quand même. Ça faisait combien de longueurs de piscine ?
— T’en fais pas, la rassura Georges, qui devait avoir remarqué son air dépité. Avec les palmes, plus le fait d’être sous l’eau, c’est pas si fatigant que ça. Il faut juste garder le cap, mais je vais vous filer un GPS.
— Ça marche sous l’eau, ça ? demanda Razor.
— Celui que j’ai, ouais. Tant que vous n’allez pas trop profond. Mais j’imagine que vous voudrez juste éviter les regards et le soleil et pas faire de l’exploration sous-marine, hein ?
— Et pour le retour ? demanda Shade.
Georges haussa les épaules.
— J’imagine qu’à ce moment-là, vous aurez fait sauter la base du méchant de James Bond ? Dans ce cas, j’imagine que je peux vous envoyer un Zodiac. Sinon, vous traversez à la nage jusqu’à Saint-Honorat, et de là vous prenez n’importe quel bateau.
Il se gratta la tête, manifestement sceptique à l’égard de toute l’expédition.
— Écoutez, les filles, lâcha-t-il finalement. Vous allez sur un rocher, au milieu de l’après-midi. Avec trois vampires et nulle part où aller pour s’abriter du soleil. Après, moi, je fais ce que vous me demandez, mais je tiens à dire que ça ne me parait pas une bonne idée.
Morgue, de son côté, ne semblait pas inquiète.
— On peut se réfugier au fond de la mer jusqu’à ce qu’il fasse nuit, répliqua-t-elle. Ou rentrer à Cannes à la nage, c’est à, quoi, cinq bornes ? Ce n’est pas comme si on allait se noyer. Le vrai risque, c’est qu’il y ait effectivement un endroit où s’abriter sur ce putain de caillou, et ce qui peut bien s’abriter dedans.
***
Razor essaya de dormir un peu, mais n’y parvint pas. Elle se résolut donc à se changer les idées en bouquinant un peu. Cela tombait bien : Georges avait une grande collection de bandes dessinées, y compris des choses qui étaient axées grand public ou pour enfants. Razor se prépara donc au combat en lisant Les tuniques bleues et Astérix. Ce n’était pas tout à fait aussi épique que d’écouter Eye of the tiger en tapant dans des carcasses de viande, mais au moins ça lui permettait de se vider la tête.
À quatre heures de l’après-midi, elle réveilla les autres, et elles se dirigèrent vers les iles de Lérins.
Le plus compliqué fut d’arriver au bateau. Il fallait bien laisser la voiture à un endroit et marcher jusqu’au port. Même en se garant au plus près, sur un stationnement interdit (il était rare que des policiers osent verbaliser Tuture) cela voulait dire marcher une centaine de mètres en plein soleil, ce que les vampires n’apprécièrent pas.
Cassandra et Morgue avaient mis une casquette, tandis que Crow se protégeait avec un parapluie noir. Elle n’avait malheureusement pas eu le temps de trouver une vraie ombrelle, mais elle estimait que cela allait toujours mieux avec son look gothique travaillé qu’une vulgaire casquette. Elle aurait voulu mettre un chapeau à voilette, mais Georges n’avait pas ça chez lui. Toutes trois avaient, par ailleurs, enfilé des lunettes de soleil.
Le bateau du loup-garou était plutôt petit : d’ordinaire, il ne faisait pas l’aller-retour entre Cannes et les iles de Lérins et était plutôt destiné à accueillir des amateurs de plongée. Cela présentait un double avantage : non seulement elles seraient seules à bord, mais en plus elles n’avaient pas à faire la queue pour monter.
Crow et Cassandra se précipitèrent donc vers l’embarcation et se réfugièrent dans la cabine, à l’abri du soleil. Morgue, elle, n’avait pas l’air pressée. Razor se demanda si elle se moquait vraiment des dégâts causés par la lumière du jour, ou si c’était pour montrer qu’elle était super balaise.
À l’intérieur, Casse et Crow s’étaient abritées dans le coin le plus à l’ombre.
— C’est vraiment une idée foireuse, protesta la gothique.
— Arrête de râler, répliqua Cassandra. Ça nous fera prendre des couleurs. Ça changera du teint tout pâlichon.
***
Une fois qu’elle eut enfilé sa combinaison de plongée, Razor profita du temps de trajet pour essayer d’appeler Tante Stella. Elle n’était pas sure d’obtenir une réponse, car il fallait pour cela que la vieille sorcière ait modifié et ouvert le portail dimensionnel qui menait chez elle.
Elle fut donc ravie lorsqu’elle entendit une voix au bout du fil.
— Allo ?
C’était Stella.
— On est en route, expliqua Razor. Je voulais voir si tu étais joignable, au cas où j’aurais besoin d’un coup de main.
Tante Stella était la seule à avoir entièrement accès aux souvenirs du Sorcier. Normalement, elle lui avait donné toutes les informations nécessaires (notamment, le Vrai Nom d’Hexenmeister) mais il était toujours envisageable qu’elles aient oublié quelque chose.
— D’accord, fit Stella. Je crois que Betty a envie de te parler.
— Allo ? fit une nouvelle voix. Espèce de sale connasse ! T’avais pas le droit de nous larguer comme ça !
Betty semblait un peu essoufflée. Elle avait dû courir en voyant que Stella avait un appel.
— Je suis désolée, fit Razor. Je ne voulais pas que vous risquiez vos vies pour moi. Ne t’en fais pas, je serai probablement de retour demain.
— Demain ? Vous partez maintenant ?
— On est en chemin, sur le bateau.
— Bordel de cul !
Betty semblait paniquée par la nouvelle.
— Merde, Raz. Fais gaffe à toi, d’accord ? Si tu reviens pas vivante, je te jure que je te descends.
La sorcière sourit, mais aperçut Georges qui lui signalait qu’il était temps d’y aller.
— Il faut que j’y aille, Betty. À demain, promis.
— D’accord, mais fais attention, hein ? Et si ça tourne mal, tu me jures que tu te précipites à la lumière du jour ? Tu seras en sécurité au soleil.
— Je ferai ça. Juré.
Elle raccrocha, un peu triste de ne pas avoir pu parler plus longtemps à son amie, puis plaça le téléphone dans un des deux sacs à dos où elles avaient mis leurs armes (et des cigarettes). Ils étaient censés être étanches ; elle espérait que c’était vraiment le cas. Elle tendit ensuite le sac à Morgue : elle-même ne pouvait pas le prendre, ayant à porter une bouteille de plongée.
— Bon, fit Georges, les consignes. Toi, tu as droit à une lampe.
Il s’adressait à Razor, qui, en tant que simple mortelle, n’avait pas de vision nocturne développée.
— Shade, tu prends le GPS, et tu guideras les autres. J’imagine que vous voudrez aller suffisamment profond pour éviter le soleil, mais faites attention à ne pas vous disperser. Ne remontez pas trop rapidement à la surface. Enfin, j’imagine que vous, les vampires, vous pouvez. Vérifiez que tout fonctionne avant de plonger. Prêtes ?
Il n’y eut pas de grand cri de guerre enthousiaste comme on en trouvait dans les films avec des héros virils ; à la place, il n’y eut que des hochements de tête mitigés.
Razor prit le temps de mettre le détendeur de plongée dans sa bouche. Elle vérifia qu’il lui permettait bien de respirer. Elle se dirigea ensuite vers le bord du bateau, maladroitement à cause de ses palmes.
Le temps qu’elle se prépare, tout le monde était déjà à l’eau. Les trois vampires étaient quelque part en profondeur, tandis que Shade l’attendait à la surface.
Lorsque Razor la rejoignit, elle eut au moins la satisfaction de constater que l’eau était à une température plutôt agréable.
— D’accord, fit la louve-garou. Laisse-moi vérifier que tout est bien réglé.
Razor ne savait pas trop ce que Shade vérifiait, et n’était pas sure de vouloir savoir tout ce qui pouvait déconner une fois qu’elle serait sous l’eau. Elle voyait à peu près quel rôle avait la bouteille d’oxygène, mais il y avait manifestement aussi des choses qui se réglaient sur le gilet où elle était fixée. Georges avait utilisé quelques mots bizarres, mais elle ne les avait pas retenus, se contentant de mémoriser que ce qu’elle mettait dans sa bouche s’appelait le détendeur.
— Parfait, affirma Shade. Tu fais un petit essai, pour voir ?
Razor obéit et mit la tête sous l’eau. Elle y resta trente secondes, le temps de vérifier qu’elle pouvait respirer et qu’elle arrivait vaguement à nager. Lorsqu’elle remonta, Shade était en train de faire les vérifications sur son propre matériel.
— Ça va ? demanda-t-elle.
Razor répondit par un hochement de tête, ne voulant pas retirer son détendeur. Elle avait peur d’avoir du mal à le remettre après.
— Parfait, fit la louve-garou. On peut y aller.
***
Dans d’autres circonstances, Razor aurait apprécié son baptême de plongée. Pouvoir se déplacer sous l’eau en toute liberté, avoir l’impression de flotter, c’était plutôt agréable. Ce qui l’était moins, en revanche, c’était d’agiter les pieds pendant deux kilomètres tout en réfléchissant à ce qui se passerait une fois qu’elles arriveraient.
Elle perdit rapidement la notion du temps, concentrée qu’elle était à ne pas perdre Shade de vue. Elles avaient beau n’être qu’à quelques mètres de profondeur, Razor n’avait aucune envie de se retrouver isolée en plein milieu de la mer.
Au bout d’un long moment, peut-être une demi-heure, peut-être une heure et demie, elles finirent par arriver à destination. Elles émergèrent à la surface, et Shade aida Razor à se débarrasser de sa bouteille de plongée. Elle retira ensuite ses palmes et sortit de l’eau.
L’ilot en lui-même était assez décevant : il était vraiment tout petit, et tout ce qu’elle pouvait voir pour l’instant correspondait à la description qu’elle en avait eu, c’est-à-dire un gros caillou. D’accord, elle devait reconnaitre qu’il y avait quand même un peu d’herbe, mais ça ne donnait pas l’impression d’abriter quoi que ce soit.
À quelques centaines de mètres se dressait l’ile de Saint-Honorat, qui semblait plus accueillante, tandis que le continent était visible, au loin.
Une fois qu’elles furent sur la terre ferme, Morgue distribua les pistolets. Razor eut droit à un flingue accompagné d’un chargeur supplémentaire et d’un paquet de cigarettes. Ça ne semblait pas le bon moment pour fumer, mais vu que Morgue s’en était déjà allumé une, Razor décida de l’imiter. Après tout, ce serait peut-être la dernière.
Crow et Cassandra ressortirent également leurs lunettes de soleil et se protégèrent le bas du visage avec un foulard, le haut étant couvert par leurs combinaisons de plongée.
Aucune d’elles n’échangea un mot : elles avaient décidé qu’il valait mieux débarquer en silence, pour avoir l’avantage de la surprise.
Razor sentait que le Sorcier était tout proche, à quelques mètres d’elle, mais l’ilot semblait effectivement désert. Elle s’avança néanmoins, se laissant guider par la boussole qu’elle avait dans la tête. Rapidement, elle eut l’impression que leur ennemi se trouvait en dessous d’elle, mais elle ne voyait pas comment y accéder. Elle pensa qu’il pouvait être dissimulé à l’aide de sorcellerie, et se concentra pour voir à travers cela, mais ne discerna rien de nouveau.
Elle allait se résigner à appeler Tante Stella lorsque Crow lui fit un signe. Elle avait écarté des graviers sur le sol et découvert une plaque dissimulée.
Razor s’approcha. Tandis que Crow et Cassandra finissaient de déblayer le passage, elle examina ce qui devait être l’entrée du laboratoire. Il s’agissait d’une plaque de métal circulaire d’un diamètre d’environ deux mètres cinquante. Vu la rouille, ce n’était pas quelque chose de récent, et la sorcière se demanda de quand datait cet abri.
Cela dit, la vraie question était : comment l’ouvrir ? Heureusement, Tante Stella lui avait dit ce qu’elle savait : il y avait un sésame magique similaire à ce qui protégeait l’entrée du chalet de la vieille sorcière, une succession d’images mentales à visualiser au contact de la porte.
Razor s’agenouilla donc au bord de la plaque métallique, posa son pistolet par terre et plaça ses deux mains contre l’acier. Elle se concentra. Elle se représenta mentalement un feu de forêt, un aigle qui volait dans le ciel, puis la saveur d’une gorgée de whisky.
La plaque se mit à coulisser. Razor ramassa son arme. Elle se résigna également à ressortir sa lampe, car il avait l’air de faire sombre à l’intérieur.
Tout ce qu’elle voyait, de là où elle était, c’était des escaliers en pierre qui s’enfonçaient rapidement à l’intérieur de la terre. Avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit, Morgue, Cassandra et Crow avaient commencé à descendre les marches.
Razor les suivit prudemment, accompagnée de Shade. Elles s’enfoncèrent pendant deux mètres, puis accédèrent à un couloir. Forcément, il n’y avait pas une grande hauteur de plafond, et la skinhead le touchait pratiquement. Elle n’aimait pas cela.
Le couloir descendait légèrement et faisait un coude vers la gauche. Alors que ses camarades s’avançaient prudemment, Razor s’immobilisa. Elle sentait violemment la présence du Sorcier, il était vraiment, vraiment très proche. Et il était derrière elle.
Herman
Herman Bohr (qui n’utilisait plus ce nom depuis des décennies) regarda le petit groupe s’avancer dans le couloir sans remarquer la petite porte derrière laquelle il se cachait. C’était toujours étonnant, l’efficacité d’un dispositif aussi basique qu’un filtre perceptif. Évidemment, il ne s’attendait pas à ce que les vampires le remarquent, les morts-vivants étaient si éloignés de la magie… mais la sorcière ? Il devait admettre qu’il était un peu déçu. Il s’était attendu à ce que leur dernière confrontation soit un minimum épique, mais cela s’annonçait mal parti pour cela.
Déjà, Vénus n’était pas là. La vieille avait visiblement eu trop peur pour sortir de son trou. Dommage. Herman aurait aimé pouvoir se venger d’elle avant d’achever ses plans, mais cela attendrait. Il pourrait toujours s’occuper de son cas plus tard. En attendant, il se contenterait de la jeune. Il était peu probable qu’elle oppose beaucoup de résistance, cela dit. Elle s’était montrée tellement prévisible, jusque-là.
Venir le chercher ici, dans son antre ? C’était tellement évident. Il avait été vaguement amusé de voir leurs efforts pour arriver discrètement. Il devait l’admettre, le coup de la plongée sous-marine aurait pu fonctionner, s’il ne s’était pas autant attendu à cette arrivée imminente. Cependant, il ne pouvait pas s’empêcher de se sentir vexé par ces efforts. Ces nanas pensaient vraiment qu’il n’était pas capable de les voir venir ? Qu’est-ce qu’elles croyaient ? Le prendre par surprise ?
Herman regarda les vampires et la louve-garou s’avancer dans le couloir, et passer le coude. Seule Razor ne l’avait pas encore atteint, et elle s’était immobilisée. Est-ce qu’elle s’était rendu compte de sa présence ? Si oui, c’était un peu tard.
Herman arbora un large sourire et sortit de l’ombre. Il allait être temps de passer à la mise à mort.
Partie VI
Fiat lux
Razor
Le couloir descendait légèrement et faisait un coude vers la gauche. Alors que ses camarades s’avançaient prudemment, Razor s’immobilisa. Elle sentait violemment la présence du Sorcier, il était vraiment, vraiment très proche. Et il était derrière elle.
Elle se retourna, paniquée, et aperçut Hexen. Il n’avait pas la même apparence que le vieil homme qu’elle avait vu de loin, dix ans plus tôt. Il était plus jeune, un peu plus grand, et avait de longs cheveux noirs. Malgré cela, elle le reconnaissait, c’était indubitablement le même trou du cul.
Elle se demanda un instant d’où il avait pu sortir, puis elle remarqua la petite porte en bois à laquelle aucune d’entre elles n’avaient prêté attention. Merde, elle s’était faite avoir comme une bleue par un petit filtre perceptif.
Derrière elle, Razor entendit des coups de feu, suivis des cris de ses amies. Évidemment, les choses ne se passaient jamais comme prévu, hein ? Razor ne prit pas la peine de se retourner, préférant garder le Sorcier dans son viseur. Elle devinait de toute façon ce qui avait dû se passer : une embuscade derrière le coude. Elle était, pour l’heure, isolée de ses alliées.
— Je suis déçu, annonça le Sorcier. J’aurais pensé que Vénus viendrait avec vous. Trop vieille pour m’affronter à nouveau ? Ou est-ce qu’elle a peur ? Tu as peur, Razor ?
La skinhead ne répondit pas. Elle n’avait pas peur : elle savait qu’elle avait un avantage sur son adversaire, et ce qu’elle devait faire. Elle se concentra.
— Sed potest mutare credunt ! clama-t-elle. Cum mihi sit !
Les incantations n’étaient pas obligatoires, elle le savait, mais cela lui permettait de trouver de la force, afin de concentrer son énergie pour limiter les pouvoirs de son adversaire.
Celui-ci se contenta de sourire, mais Razor ne se laissa pas déstabiliser.
— Si vis ad ! reprit-elle. Surge, et resistitis !
Die Hexenmeister se mit à rire, mais la skinhead continua tout de même :
— Ecce familia mea, mea turba, in quibus sum !
— Tu essaies quoi, au juste ? demanda le Sorcier. De m’exorciser ? D’utiliser mon Vrai Nom pour me priver de mes pouvoirs ? Ça ne va pas marcher, tu sais. La preuve ?
Razor sentit un craquement dans ses doigts, suivi d’un pic de douleur. Son arme lui échappa et alla voltiger quelques mètres derrière elle, heurtant le mur avec un petit clong.
Elle entendit aussi les coups de feu qui continuaient. Vu le rythme des tirs, il n’y avait pas que les pistolets de ses amies, mais au moins des mitraillettes. Elle ne pouvait cependant pas prendre le temps de s’inquiéter pour elles.
D’accord, admit-elle intérieurement. Ça ne se passait vraiment pas comme prévu. Essayant d’oublier la douleur causée par l’index et le majeur de sa main droite, qui devaient être cassés, elle décida d’appliquer le plan B, qui n’était pas un plan, mais une débâcle : courir vers la sortie, se réfugier au soleil, et espérer que le Sorcier ne pourrait pas la suivre.
Alors qu’elle se précipitait vers les escaliers, puis qu’elle les gravissait, tombait et se relevait, elle entendait une seule chose : le rire du Sorcier, qui n’arrêtait pas de s’esclaffer.
En attendant, elle était en plein soleil. Il ne pouvait plus rien lui arriver, pas vrai ? Les vampires craignaient la lumière du jour, et elle affaiblissait leurs pouvoirs. Hexen ne faisait pas exception à la règle, si ?
— Tu peux courir ! s’exclama-t-il. Mais tu ne peux pas te cacher !
— C’est d’une originalité ! répliqua Razor.
À défaut de gagner le combat magique, elle pouvait au moins se défendre sur le terrain des mots.
Le monde s’obscurcit soudainement. Razor leva les yeux au ciel et aperçut de grands nuages noirs. Ce n’était pas possible, il faisait un ciel bleu quelques minutes plus tôt. Évidemment, il ne fallait pas réfléchir beaucoup pour trouver d’où cela pouvait venir.
— Tu pensais que le beau temps te protègerait ? demanda Hexen, qui montait lentement les marches. Ça, ou de savoir mon Vrai Nom ? Tu sais, quand tu as fait ce tour de passe-passe avec ta voiture, je pensais t’avoir sous-estimée, mais je me trompais. T’es vraiment une espèce de minable.
Razor s’écarta un peu de l’entrée du souterrain et essaya de réfléchir. Elle n’avait plus d’arme ; de toute façon, elle n’aurait probablement pas été efficace. Connaitre le Vrai Nom du Sorcier n’avait, effectivement, été d’aucun effet. Pourquoi ? Elle n’en avait aucune idée, mais ce n’était pas ce qui la préoccupait le plus. Son grand souci, c’était de trouver un plan de secours.
Le Sorcier émergea du gouffre, souriant. Il se tourna vers le ciel et leva les bras.
— Fabuleux, non ? On dit que les vampires ne peuvent pas sortir en plein jour, mais en fait, c’est très supportable dès qu’il y a un peu de nuages.
Un plan de secours, vite. Sauf qu’elle ne devait pas y penser, parce que sinon ce connard serait sans doute capable de lire dans son esprit.
Razor sortit une cigarette et entreprit de l’allumer, ce qui n’était pas facile avec deux doigts cassés.
— Tu sais, fit-elle, il y en a qui se contentent de mettre une casquette ou d’avoir une ombrelle. Mais j’imagine que les nuages, ça permet de montrer que t’en as une grosse, hein ?
Le Sorcier se mit à rire, à nouveau. Il était d’humeur joviale, apparemment, ou peut-être que c’était Razor qui était comique, elle ne savait pas trop.
— Quoi ? demanda-t-il. Plus d’idée géniale pour me tuer ? Tu espères, à défaut de m’attaquer physiquement, pouvoir blesser mon égo ?
— Même pas en rêve, répliqua Razor. S’il y a une chose d’inattaquable, c’est bien ton putain d’égo.
Hexen rigola encore, et la skinhead sourit. Pendant ce temps, elle ne pensait qu’à accepter son destin funeste et à la dernière cigarette qu’elle fumait.
Elle ne pensait pas, en revanche, à la seule façon connue dont le Sorcier avait pu être mis hors d’état de nuire. Elle ne pensait pas aux compétences nécessaires pour ouvrir une porte vers l’Enfer. Elle ne se disait pas qu’elle devrait être capable de le faire, mais qu’il faudrait être à courte portée de son ennemi, peut-être même le toucher. Elle ne calculait pas le cout qu’elle aurait à payer, elle ne réalisait pas que, contrairement à Vénus, elle serait obligée de franchir la porte avec lui.
Elle ne pensait vraiment pas à tout cela, parce qu’il aurait pu le lire. Ça traversait juste son esprit, trop furtivement pour pouvoir être perçu par télépathie.
— Je peux te demander un truc ? demanda-t-elle, avant de tirer sur sa cigarette.
— Bien sûr, répondit Hexen. Je suis content de pouvoir discuter avec toi. J’aurai bientôt tous tes souvenirs, mais ce n’est pas tout à fait pareil.
— Je connais ton Vrai Nom. Pourquoi ça ne marche pas ?
Le Sorcier lui fit un grand sourire. Il paraissait presque amical, ainsi, si elle faisait exception du fait qu’il allait la tuer dans quelques minutes.
— Je ne peux pas te montrer, à cause du soleil, mais c’est un rituel à base de tatouages et d’encre spéciale. Ça a été affreusement douloureux, mais comme je ne pouvais pas mettre la main sur ta copine, j’ai dû en passer par là.
Razor hocha la tête. C’était donc ça. Elle espéra qu’il en avait vraiment chié, au moins.
— Tu sais, fit le Sorcier, c’est amusant. Tu viens pour m’éliminer, mais je suppose que tu es au courant de mes plans ?
La skinhead inspira une bouffée de tabac avant de répondre.
— Ouvrir une porte vers le monde des elfes ?
— Exactement, répondit Hexen en s’approchant un peu d’elle. Il est parfois facile de passer d’un monde à l’autre, mais leur refuge est tellement loin que cela demanderait un temps phénoménal. Très peu pratique au vu de mes projets. Ce qui est amusant, c’est que tu viens pour m’empêcher de les accomplir, mais au final tu vas m’aider. Parce que quand j’aurais toutes tes connaissances en sorcellerie transdimensionnelle, je pourrai emprunter un raccourci. Je pensais que seule Vénus avait ce genre de connaissances, mais manifestement elle t’a quand même appris un truc ou deux.
Il risquait d’être déçu. Les compétences de Razor en « sorcellerie transdimensionnelle » se limitaient essentiellement à savoir conduire Tuture, qui faisait le gros du boulot toute seule. Ça n’empêchait pas qu’elle restait plutôt fière de ses compétences en conduite, et notamment d’avoir appris à doser correctement l’accélération pour que les deux roues avant se lèvent. Cependant, en termes de voyages vers d’autres plans, c’était surtout la vieille Clio qui avait de l’expérience, et il n’y aurait pas grand-chose à tirer du cerveau de la skinhead.
Razor ne se dit pas, en son for intérieur : vas-y, mon salaud, approche-toi encore d’un mètre. Elle ne pensait pas à toutes les ressources magiques qu’elle était en train d’essayer de focaliser, ce qui n’était pas évident à faire en masquant son activité mentale.
À la place, elle éclata de rire.
— Personne ne t’a dit que ton plan était moisi ? demanda-t-elle. Sérieusement, courir après les elfes ? Tu en es toujours sur cette vieille chasse au dahu ?
— Tu peux te moquer de mes projets, répliqua le Sorcier, ça ne te sauvera pas. Évidemment, tu ne seras plus là pour…
Il ne termina pas sa phrase. Il y eut un bruit assez faible, une sorte de flotch, et sa tête explosa, carbonisée.
Razor resta complètement ahurie, ne comprenant pas ce qui venait de se passer. Le corps décapité du Sorcier s’effondra par terre tandis qu’elle regardait autour d’elle, cherchant une explication logique et n’en trouvant pas.
Son incompréhension étant totale, elle se résigna à employer une phrase qu’elle s’était jurée de laisser croupir avec le reste de ce qui constituait les bas-fonds de ses souvenirs des années quatre-vingt-dix.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce binz ! s’exclama-t-elle alors.
Chapitre 32
Police nationale !
Betty tira une chaise, s’assit, et fondit en larmes. Karima s’accroupit à côté d’elle, tandis que les trois autres se réfugiaient dans un silence embarrassé.
— Ça va aller, fit Karima. Elles vont s’en tirer. On va les revoir dans quelques jours, et tout ira bien.
— Ouais, finit par dire Betty. Et au moins, je ne leur ferai pas perdre leur temps avec mes idées stupides. C’est pour ça qu’elles sont parties en douce, j’imagine.
— Ce n’est pas ça, protesta Cookie.
— Ouais. Ben voyons.
Tante Stella s’alluma une cigarette, inspira une bouffée de tabac, puis fouilla dans une de ses nombreuses poches et en sortit un mouchoir propre qu’elle tendit à Betty.
— Il y a un truc que je dois demander. Quand vous avez débarqué et que vous m’avez expliqué la situation, tu as dit que vous aviez une idée, avant que Razor ne te coupe. C’est ça, les idées stupides dont tu parles ?
Betty s’essuya les yeux et les joues, puis hocha la tête.
— Ouais.
— De quoi il s’agit, exactement ?
— Qu’est-ce que ça change ? répliqua-t-elle. De toute façon, c’était une idée de merde, et elles sont parties.
Tante Stella haussa les épaules.
— Je suis d’un naturel curieux.
— L’idée, c’était un laser, expliqua Karima. Un gros laser surpuissant. Ce n’était pas stupide, d’ailleurs. Le petit laser a servi contre Hexen. C’est juste qu’on ne pouvait pas en trouver un plus gros.
Tante Stella paraissait un peu perdue.
— Une seconde, protesta-t-elle. Pourquoi un laser ? Et gros comment ?
— Il peut dévier les balles, expliqua Betty. Mais on se disait, avec Car, que la lumière, ce n’était peut-être pas pareil.
— Pour donner une idée, ajouta Karima, la puissance du Soleil, quand on la reçoit sur Terre, c’est… je sais plus, un truc comme cinq cents watts par mètre carré. Un laser de poche puissant, ça va jusqu’à deux mille watts, et pas sur un mètre carré, mais sur un tout petit spot.
— J’en ai un avec lequel je peux allumer des clopes, expliqua Betty. J’espère que Raz l’a pris.
Tante Stella contempla sa cigarette.
— Vraiment ? demanda-t-elle. On peut s’en servir de briquet ?
— Les plus gros, reprit Karima, c’est cent mille watts. Ou plus. L’armée américaine arrive à détruire des missiles avec. On se disait que ça pourrait venir à bout de ce type.
Tante Stella hocha la tête et regarda Betty, qui avait arrêté de pleurer et se servait une bière.
— Pourquoi tu dis que c’est stupide ? demanda-t-elle. À moi, ça me parait une tuerie, ton plan. Merde, j’aurais eu cette idée il y a dix ans, je n’aurais peut-être pas eu à ouvrir une porte vers l’Enfer.
— On ne peut pas trouver ce genre de laser, expliqua Betty. Les lasers industriels sont environ dix fois moins puissants, et ils coutent déjà le prix d’une maison.
— On espérait que Shade pourrait nous aider, avec ses contacts dans l’armée américaine, mais ça n’a pas marché.
Tante Stella sourit.
— M’étonne pas. Ils aiment pas trop prêter leurs gros jouets, j’imagine.
— Ce n’était pas vraiment une idée stupide, finit par admettre Betty. Juste inapplicable.
La vieille sorcière tira sur sa cigarette et regarda d’un air songeur les volutes de fumée se dissiper.
— Il faudrait être à quelle distance, pour utiliser votre engin ? finit-elle par demander.
— Je ne sais pas exactement, répondit Betty. J’imagine que les systèmes antimissiles ont une portée de plusieurs kilomètres, au moins. Après tout, on se sert de laser pour mesurer la distance de la Terre à la Lune.
Tante Stella hocha à nouveau la tête, réfléchissant toujours.
— Je ne comprends rien à ces histoires de puissance, mais si les lasers industriels sont dix fois moins puissants, on ne peut pas juste en mettre dix les uns à côté des autres ?
— Je ne sais pas, admit Betty. Peut-être avec un système d’optique. Mais même un seul laser comme ça, ça coute, quoi ? Cent mille euros ?
Tante Stella leva les yeux au ciel.
— Je comptais pas les payer. Vous avez parlé d’« industriel ». Vous avez remarqué quelle zone vous avez traversée pour arriver chez moi ? Cookie, Razor t’a laissé quelques flingues, non ? Au cas où on aurait à se défendre ?
La skinhead regarda Tante Stella, surprise, puis finit par acquiescer de la tête.
— Oui, mais… une seconde. Tu n’es pas en train de dire qu’on va aller braquer une usine et leur chourer un laser ?
— Oh, non ! se défendit Stella. J’ai cru comprendre qu’il en fallait dix.
Betty et Karima se regardèrent et échangèrent un sourire, mais Cookie ne partageait pas leur enthousiasme.
— Ce n’était pas le plan ! protesta-t-elle.
Tante Stella la regarda dans les yeux et arbora un sourire mesquin.
— Oh, si, répondit-elle. C’était exactement mon plan.
Les autres la dévisagèrent, un peu surprises.
— Quoi ? s’étonna-t-elle. Vous pensiez sérieusement que j’allais rester le cul posé sur une chaise alors que cet enfoiré de Sorcier était de retour ? Il a commis un sacré nombre d’horreurs, mais il a surtout tué des filles qui étaient sous ma responsabilité. Et ça, c’est une putain d’erreur fatale.
— Je ne comprends pas, protesta Betty. Dans ce cas, pourquoi ne pas être allée avec elles ?
— J’aime quand il y a un plan B. Oh, Razor est douée, et peut-être que le plan A va marcher et qu’on ne servira à rien. Mais si ça merde, on sera là.
— Pourquoi ne pas leur avoir dit ? insista Betty.
Même si elle était contente de voir qu’elle allait finalement peut-être pouvoir aider concrètement son amie, elle commençait à être fatiguée des plans que les unes faisaient dans le dos des autres.
— Le type qu’on affronte, expliqua Stella, il a pu s’introduire dans la mémoire de Cassandra et accéder à tous ses souvenirs. Vous ne croyez pas qu’il peut lire dans les pensées ? Le mieux, c’est qu’elles ne sachent rien.
Elvira leva timidement un doigt, comme si elle était en cours.
— Quoi ? demanda Stella.
— On parle vraiment d’aller faire un casse, armées de pistolets, dans une usine, de piquer des lasers, et de les pointer sur le sorcier le plus dangereux du monde ?
La vieille sorcière secoua la tête.
— C’est discutable, qu’il soit le plus dangereux du monde. Mais sinon, oui, c’est bien ça. Un problème ?
Elvira réfléchit quelques instants, puis haussa les épaules.
— Non. Je vérifiais juste qu’on était bien sur la même longueur d’ondes.
***
Le problème de la porte dimensionnelle qui faisait communiquer la maison de Vénus avec la malle située dans le Combi, ce n’était pas de la rouvrir. Ça, Stella n’avait mis que quelques minutes à le faire. Non, le vrai souci, c’était cette histoire de gravité différente selon l’endroit. À l’aller, ça passait encore, mais le retour était un peu plus compliqué. Si on n’y prenait pas garde, lorsqu’on revenait sur Terre, la gravité classique vous renvoyait là d’où vous veniez ; la technique était de prendre un peu d’élan et de passer en étant légèrement en biais.
Tante Stella avait le coup de main, assurément, mais Cookie dut s’y reprendre à trois fois pour réussir à passer correctement. Betty, Karima et Elvira n’étaient pas vraiment plus douées, mais, à deux, elles purent les aider.
— C’est vraiment la classe, comme système, commenta Karima une fois qu’elle fut dans le van, mais je pense vraiment que ce serait plus simple si on mettait les deux accès dans le même sens.
Tante Stella ne répondit pas, s’occupant plutôt d’ouvrir la porte du garage. Elle entreprit ensuite de démarrer le van. Il lui fallut plusieurs essais : le vieil engin semblait un peu récalcitrant. Le moteur se mit enfin à ronronner bruyamment, et elle put sortir le Combi du garage. Cookie se chargea d’aller refermer la porte, puis remonta à l’avant, à côté de Tante Stella et Karima.
Cette dernière avait sorti son téléphone portable et s’en servait pour regarder Internet.
— Il y a une boite qui a l’air de découper des pièces métalliques dans le coin, indiqua-t-elle enfin. Je suppose qu’ils ont des lasers, là-bas.
— Tu supposes ? demanda Cookie.
Elle n’était déjà pas particulièrement enchantée à l’idée de faire un cambriolage, mais si ça ne servait à rien, ça l’embêtait vraiment.
— Une seconde, protesta Karima. J’essaie de voir sur leur site.
— Fais vite, répliqua Tante Stella. On risque d’être un peu court, niveau délais.
***
À l’arrière du van, Betty et Elvira s’étaient assises sur la banquette et s’accrochaient comme elles le pouvaient pour ne pas finir par terre au moindre virage.
— Tu sais, fit Elvira, je suis vraiment désolée pour tout à l’heure.
Betty haussa les épaules.
— Ça va, je suppose. C’est juste que tu m’as fait peur. Je me demandais, qu’est-ce qu’il pouvait y avoir comme problème avec Cookie ? Est-ce qu’elle t’avait fait un sale coup ? Est-ce qu’elle était dans la merde ?
Elvira se mit à rire.
— Ce n’est pas drôle !
— Non, mais… est-ce qu’elle est dans la merde ? Est-ce qu’on n’est pas toutes dans la merde, à bien y réfléchir ? On va braquer une usine, quand même.
Betty haussa les épaules. À vrai dire, ça ne lui semblait pas si terrible : les usines ne se faisaient pas souvent braquer, parce qu’il était plus facile de transporter et de refourguer des bijoux ou du cash qu’une machine-outil. Ce n’était pas un site nucléaire, il n’y avait sans doute pas de mesures de sécurité exceptionnelles.
— D’accord, admit-elle néanmoins. On peut le voir comme ça. En tout cas, je suis contente d’apprendre que ma pote est peut-être une connasse de traitresse, mais à priori pas une connasse transphobe ou je sais pas quoi.
Elvira lui fit un sourire.
— Non, elle n’est pas transphobe. Et ce n’est pas non plus une traitresse, Betty. Elle a fait ça parce qu’elle pensait que c’était le mieux.
— Ouais ? Ben elle avait tort. Et t’as eu tort de l’écouter.
— Peut-être, concéda Elvira.
— Au final, c’est sans doute pour le mieux qu’on trouve un plan B de notre côté plutôt qu’on soit allées avec elles. Mais ça n’empêche que vous avez eu tort.
***
Tante Stella arrêta la camionnette à une centaine de mètres de l’usine. Elle la contempla un moment. C’était un gros bâtiment, évidemment, avec des murs épais, des portes en métal et des caméras de surveillance. Le vrai problème, cela dit, c’était les vigiles.
— Tu as la confirmation ? demanda-t-elle à Karima.
— Une seconde. Ouais. Dans cette brochure destinée à des clients, et par « clients » je parle d’autres entreprises, pas de…
— Je n’ai pas besoin de connaitre la brochure, répliqua Stella. Bon, j’ai un plan. On va y aller à deux, juste toi et moi. On va se faire passer pour la police.
Karima la dévisagea, manifestement décontenancée.
— Tu parles à moi ? demanda-t-elle.
— Ouais. Tu ne vas pas me dire que tu n’en as pas envie ?
— Me déguiser en flic ? répliqua Karima. Pas franchement, non. J’ai vraiment la gueule d’une keuf ?
À côté d’elles, Cookie se mit à rire.
— Ça fera l’affaire, répliqua Tante Stella.
— Pourquoi ne pas demander à quelqu’un d’autre ? Quelqu’un de plus… je sais pas, blanche, pour commencer ?
La vieille sorcière haussa les épaules.
— Il n’y a pas que des blancs dans la police. C’est aussi un vecteur d’intégration républicaine, après tout.
— Quoi ? Ce n’est pas la question ! Je suis sûre qu’il y a aussi des filles, et des gouines, et des gens qui ont le crâne rasé, et peut-être même tatoué. Mais tout en même temps ? Ça devient moyennement crédible, quand même.
Tante Stella soupira. Elle ne s’était pas attendue à devoir se justifier autant. Karima avait l’air de vouloir être en première ligne, pourtant. Elle avait dû sous-estimer son aversion pour les forces de l’ordre.
— Il faudrait que tu te fasses passer pour un gars, et je pense que ce sera plus facile pour toi.
Karima secoua la tête.
— Ah, génial, râla-t-elle. Alors, tu veux que je vienne avec toi parce que tu trouves que je ressemble à un mec.
— Oh, tu fais chier, râla Tante Stella. Betty et Elvira ont les cheveux longs.
Accessoirement, elles n’auraient peut-être pas accepté aussi facilement de se faire passer pour un homme. Du moins, elle avait cru que Karima accepterait facilement.
— Et Cookie, ajouta-t-elle, ben…
— Je suis la seule à être contre ce plan et à penser qu’on devrait rester dans la cabane à boire des bières, compléta Cookie.
— D’accord, admit Karima. Je vois l’idée.
— Il faut que tu sois un peu déguisée pour les caméras, ajouta Stella. Une casquette, une fausse moustache…
— Pas putain de moyen. Des rouflaquettes, une barbiche, je veux bien, mais pas de moustache.
— D’accord. Le genre de tour de passe-passe que j’ai en tête ne marche pas bien sur les caméras, et autant éviter que tu aies des emmerdes.
Karima hocha la tête. Elle avait l’air d’accepter le plan. Il était temps.
— Et les vigiles ? Ils vont gober le truc ?
— Le genre de tour que j’ai en tête marche bien sur les vigiles.
— Ça marche comment ? Tu vas te servir de magie pour nous transformer en mecs blancs ?
Tante Stella secoua la tête.
— Non, juste faire en sorte qu’ils aient envie de croire ce qu’on leur dit et qu’ils ne nous examinent pas trop.
Karima regarda la sorcière avec un petit sourire.
— C’est bien ce que je disais. Tu vas nous transformer en mecs blancs.
***
Karima opta finalement pour une barbiche, réalisée à partir de quelques bouts de cheveux d’Elvira coupés en petits morceaux pour ressembler à des poils. Elle avait également mis une casquette et une veste en jean un peu large.
Tante Stella, de son côté, n’avait pas fait d’effort de déguisement. Avec son treillis noir et sa veste à poches, elle faisait plus paramilitaire que policière, mais ça ferait l’affaire.
— C’est quoi nos noms ? demanda Karima tandis qu’elles faisaient, à pied, le chemin qui les séparaient de la porte d’entrée.
— Hum, tu es le sergent Dupont, et je suis le lieutenant Dupond, d’accord ?
— Sérieusement ?
Tante Stella avait déjà sonné à l’interphone.
— Police nationale ! déclara-t-elle. On a besoin d’accéder à ce lieu.
— Vous avez une carte ? demanda la voix.
Tante Stella leva les yeux au ciel, puis présenta un morceau de papier à la caméra qui était liée à l’interphone.
— Lieutenant Dupond, expliqua-t-elle en ignorant le regard de Karima. Vous pouvez nous ouvrir ?
— J’arrive.
L’interphone grésilla un instant pendant qu’il raccrochait.
— Dupond.
Karima n’en revenait pas.
— C’est comme ça que t’es entrée dans les bureaux de la CIA ?
— Non, répondit Tante Stella. J’ai dit que je m’appelais John Smith.
— Pas moyen que je m’appelle Dupond.
— C’est vrai, admit la sorcière. Martin, ce serait mieux. Ou Durand.
— Tu rigoles, hein ? répliqua Karima.
Tante Stella haussa les épaules.
— Tu n’auras qu’à te présenter. Appelle-toi comme tu veux, mais laisse-moi parler un peu d’abord, Ok ? Ça marche mieux si j’établis un contact visuel.
Karima réfléchit un moment au nom qu’elle allait prendre, en trouva un, puis, alors que le vigile se faisait attendre, songea aux implications de la dernière phrase de la sorcière.
— Ça veut dire que ce genre de sort marche moins sur les aveugles ? demanda-t-elle.
Elle n’obtint pas de réponse, car la porte métallique s’ouvrit sur un homme d’une quarantaine d’années, au teint rougeaud et au ventre bedonnant.
— Lieutenant Dupond, lança d’emblée Tante Stella.
Elle lui montra son bout de papier, que la magie faisait apparemment passer pour une carte de police. Karima songea alors qu’en se consacrant à la théorie des langages informatiques, elle avait peut-être fait fausse route. La sorcellerie avait visiblement des applications plus utiles dans le monde réel.
— Désolée du dérangement, continua Tante Stella, mais on aurait besoin d’accéder à vos caméras de surveillance.
Le vigile fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— On pense qu’un suspect aurait pu être filmé par une de vos caméras extérieures.
Le vigile sembla rassuré : il ne s’agissait pas d’une enquête sur l’entreprise.
— D’accord. Suivez-moi.
Il entra dans l’usine. Stella et Karima lui emboitèrent le pas. Cette dernière jeta un coup d’œil au hangar géant qu’elle traversait, espérant repérer un laser quelque part, mais tout ce qu’elle voyait, c’était des machines, d’autres machines, et toujours plus de machines. C’était un peu comme le garage où bossait Cookie, mais en beaucoup plus grand, et sans voiture. Des tas de machins métalliques qui faisaient du bruit. Enfin, pas présentement, parce que personne ne travaillait dessus, mais elle imaginait qu’en journée ça devait faire un boucan d’enfer.
Karima ne s’était jamais vraiment intéressée à tout ce qui était mécanique. Pour elle, tout cela était du hardware, du bas niveau pas très intéressant. Pour elle, la vraie beauté était à l’intérieur. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas l’enveloppe physique d’un engin, mais les programmes qui le faisaient tourner.
Le trio grimpa un petit escalier métallique. Arrivée en haut, Karima s’appuya sur la balustrade et jeta un coup d’œil aux machines qu’elle surplombait. Elle devait admettre que c’était impressionnant.
— Vos caméras sont ici, signala le vigile.
Manifestement, il n’avait pas envie de leur faire une petite visite guidée des lieux. Karima s’arracha à sa contemplation et parcourut les quelques mètres qui la séparaient de la porte que l’homme indiquait.
C’était un poste de surveillance classique : des écrans sur lesquels s’affichaient en direct les images de vidéosurveillance, un téléphone, deux fauteuils de bureau et une armoire fermée. Karima se demanda si celle-ci contenait des armes, mais elle doutait que les vigiles aient des AK-47.
Un second vigile occupait l’un des deux fauteuils. Il était plus jeune et plus athlétique que l’autre ; il faudrait le neutraliser en premier.
— Tom, je te présente le lieutenant Dupond et…
— Sergent Victor Marquet, s’empressa de dire Karima.
— Ils veulent regarder les caméras extérieures, continua le vigile.
Karima était un peu déçue que personne ne prête attention à son nom. Elle s’était donnée du mal pour le trouver.
— Cela nous aiderait peut-être à identifier un suspect, expliqua Tante Stella en le regardant dans les yeux. On pense qu’il a dû passer à côté de votre usine hier soir, après un cambriolage. Vous n’avez pas eu de souci, ici ?
— Non, répondit celui qui ne s’appelait pas Tom. Rien à signaler.
— Vous n’êtes que deux ? demanda Tante Stella. Pour surveiller un endroit aussi grand ?
Tom se mit à rire.
— Il n’y a pas de coffre-fort avec de l’argent, ni de Playstations, expliqua-t-il. Je crois qu’on n’intéresse pas beaucoup les cambrioleurs. Si on est deux, c’est juste parce qu’on tchatchait un peu avant que Marc ne rentre chez lui. Bon, les enregistrements. C’était à quelle heure ?
Karima se demanda si le vigile qui les avait fait entrer allait les quitter. Ça l’aurait arrangée : ça en aurait fait un de moins à braquer.
— Deux heures vingt, répondit Stella. Du matin.
Tom tapota sur le clavier qui était devant lui. Les images sur les écrans changèrent. La sorcière se pencha au-dessus de lui, comme pour regarder ce qu’il faisait, puis elle sortit un morceau de tissu d’une de ses poches et lui plaqua sur le visage.
Karima sortit le pistolet qu’elle avait à l’arrière de son pantalon et le pointa vers Marc.
— Désolée, fit-elle, mais t’aurais mieux fait de rentrer plus tôt.
***
Une fois les deux gardes endormis par le morceau de tissu de Tante Stella, qui devait contenir des herbes magiques ou peut-être juste un produit chimique, Karima désactiva l’enregistrement des caméras.
— Ben joué, la félicita Stella.
Karima trouva le compliment un peu exagéré. En vérité, elle n’avait pas fait grand-chose.
— Si j’avais su que la sorcellerie ressemblait à ça, j’aurais peut-être fait d’autres études. Cambrioler une usine pour voler un laser et tuer un nazi, ça donne quand même plus l’impression de se sentir utile que donner des cours de programmation.
Stella poussa un soupir dédaigneux.
— T’emballe pas trop. La sorcellerie a plus grand-chose à voir avec l’antifascisme. Maintenant, ça consiste essentiellement à faire de la guérison à base de cailloux et à vendre les mérites du développement personnel.
— Oh, fit Karima, un peu déçue. Cela dit, c’est vrai qu’en visant bien, on peut soigner beaucoup de chose avec une bonne caillasse.
Après cette discussion philosophique, elles appelèrent les autres pour qu’elles ramènent le van.
Il leur fallut un peu de temps pour comprendre comment s’ouvrait la grande porte, celle par laquelle pouvaient passer les camions. Elles passèrent ensuite un moment à chercher les outils de découpage qui utilisaient des lasers. Après quoi, il s’agissait de les démonter. Ce fut Cookie, Stella et Betty qui s’occupèrent de cette tâche.
De leur côté, Karima et Elvira se tenaient un peu à distance. Elles observèrent un moment, puis s’amusèrent un peu à donner des conseils inutiles et à critiquer celles qui n’allaient pas assez vite, mais elles finirent assez rapidement par se lasser du spectacle.
Karima profita du répit pour retirer sa barbiche et se servit du rétroviseur du van pour vérifier qu’il ne restait aucun poil. Pendant ce temps, Elvira regardait l’entrée de l’usine avec un air anxieux.
— Tu n’as pas peur que les vrais flics débarquent ? demanda-t-elle une fois que Karima se fut approchée d’elle. Je veux dire, leurs caméras, elles étaient peut-être reliées à l’extérieur, non ?
Karima haussa les épaules, puis lui montra son pistolet en guise de réponse.
— Sérieusement ? demanda Elvira. Tu serais prête à ce que ça parte en fusillade ?
— Probablement pas. Ne t’en fais pas, Tante Stella a sans doute des tours dans son sac. Au pire, on se réfugie dans sa cabane pendant une semaine.
— Super. Et on ressortira en salle des scellés, en plein milieu d’un commissariat.
Karima posa sa main sur l’épaule de son amie.
— D’accord, admit-elle. C’est pas la meilleure idée. Cela dit, je ne pense pas que tu doives vraiment t’inquiéter. Si la police débarque, Stella leur refera un coup de baratin magique, et ils croiront qu’on est des collègues.
— Vraiment ? La magie permet de manipuler les gens aussi facilement ?
Karima fit un petit sourire.
— Non, ça c’est le badge, l’uniforme, et l’air autoritaire. La magie permet juste de ne pas avoir à faire des faux badges et des faux uniformes, je crois.
***
Il n’y eut pas de débarquement de policiers. Elles purent charger les deux gros lasers sans être dérangées. La seule difficulté était de les faire passer dans l’univers de poche, ce qui n’était pas complètement évident. Heureusement, Tante Stella avait concédé à ce que la malle de son van soit temporairement redressée pour réduire les problèmes liés à la gravité différente d’un côté et de l’autre. Malgré ça, les lasers étaient lourds et cela demandait un certain effort pour les faire passer d’un monde à l’autre.
Après quoi, le groupe reprit sa route. Cookie et Elvira s’installèrent un moment sur la banquette arrière, puis décidèrent qu’elles seraient beaucoup plus à l’aise à l’intérieur du chalet et rentrèrent dans la malle. Voyager avec une maison dans son coffre offrait des avantages indéniables.
Chapitre 33
Roue de secours
À l’avant du Combi, Tante Stella conduisait, accompagnée par Betty et Karima.
— Vous pensez que ce qu’on a récupéré sera suffisant ? demanda la sorcière.
Betty haussa les épaules.
— Je ne sais pas. On doit avoir entre vingt et trente kilowatts. J’ai vu qu’il y avait un projet de recherche pour détruire des missiles avec seulement dix kilowatts, mais il n’y a pas eu beaucoup de tests sur des vampires.
— Dommage que notre ami Hexen ne soit pas plus reconnu par la communauté scientifique, railla Tante Stella. C’est le genre d’expériences qu’il aurait adoré.
— Pas forcément dans le rôle qu’on compte lui donner, répliqua Karima.
La sorcière fit tourner la poignée pour ouvrir sa fenêtre, puis s’alluma une cigarette. Pendant ce temps, Betty jouait avec son téléphone.
— On aurait le temps de faire un deuxième arrêt, si vous pensez qu’il nous faut plus de puissance.
— D’accord, admit Karima, mais je ne me déguise pas encore en keuf.
Betty termina de jouer avec la calculatrice de son téléphone, puis secoua la tête.
— Si on pouvait réussir à ne le toucher qu’à la tête, sur un carré de vingt centimètres sur vingt, soit quatre centièmes de mètre carré, on aurait une puissance mille fois supérieure à celle du soleil. Ça devrait suffire à le dégommer, non ?
Tante Stella hocha la tête.
— Parfait. Donc pas besoin de nouvel arrêt ?
— Le truc, protesta Betty, c’est de réussir à viser. Où on se met ? Il ne faut pas être trop près pour ne pas se faire repérer, mais pas trop loin pour que le faisceau ne diverge pas trop.
Tante Stella tira sur sa cigarette, songeuse.
— Tu disais qu’on pouvait mesurer la distance de la Terre à la Lune avec un engin pareil, non ? Donc on peut se permettre d’être sacrément loin, quand même, non ?
— Avec un télescope, protesta Betty. Et pas le genre qu’on a dans son grenier, un télescope d’observatoire. On n’a pas ça sous le coude.
Tante Stella arbora un large sourire.
— Allons en choper un, alors.
***
Il était quatre heures du matin. Cookie avait remplacé Stella au volant. La vieille sorcière était néanmoins restée dans le Combi, tandis que les autres s’étaient installées dans la cabane.
À l’intérieur de celle-ci, Betty avait mis un des deux lasers par terre. Elle essayait de vérifier qu’elles avaient de quoi le faire fonctionner correctement. Elle était donc occupée à tripatouiller des câbles, pendant que Karima et Elvira la regardaient faire, tranquillement assises sur la table du salon.
— Ne m’aidez pas, surtout, râla la jeune femme.
— Tu me connais, répliqua Karima. Le hardware, c’est pas mon truc.
— Quant à moi, ajouta Elvira, je suis une pauvre fille aliénée par le patriarcat qui ne connait rien à tous ces trucs-là.
Betty leur jeta un coup d’œil. Elles étaient en train de se servir du thé. Elle estima qu’il était inutile d’essayer de pousser Karima à essayer de mettre ses mains dans le cambouis sans passer par de grandes abstractions de thésarde, mais elle pouvait peut-être convaincre Elvira.
— Tu sais, ce n’est pas si compliqué, argumenta Betty, je suis sure que tu te débrouillerais très bien.
— Ouais, c’est juste des câbles à brancher et des boutons à presser, admit Elvira. Rien de sorcier. Tu peux très bien te débrouiller toute seule.
— Feignasses.
Betty vérifia le branchement. Normalement, c’était censé marcher, mais il devait y avoir un bouton qu’elle n’avait pas vu, ou quelque chose comme ça. Elle espérait qu’elles n’avaient pas oublié d’embarquer un morceau de l’engin.
— Tu es sure que tu devrais essayer ça ici ? demanda Elvira. Ça serait embêtant de foutre le feu.
— C’est dirigé vers le balcon, protesta Betty. Aucun danger.
Elle remarqua un bouton qu’elle n’avait pas vu jusque-là. Pourquoi est-ce que ce merdier était si compliqué ? Pourquoi il n’y avait pas juste un bouton-pression pour actionner le laser, comme sur son modèle de poche ?
— Il y a peut-être des howtos sur Internet, suggéra Karima.
— Le problème, soupira Betty, c’est que c’est censé être contrôlé par une machine qui est programmée pour découper les formes qu’on lui dit de découper. Mais il doit bien y avoir un mode manuel.
Sinon, ça voudrait dire qu’il faudrait connecter un ordinateur à l’engin et faire du reverse-engineering pour trouver comment ça se commandait. Ce serait la chienlit, mais au moins ce serait du software, alors Karima n’aurait pas d’excuse pour rester les bras croisés.
Elle tenta néanmoins à nouveau d’activer le laser, maintenant qu’elle avait vu l’autre bouton. Elle eut la satisfaction d’entendre un grand CLAC. Elle n’avait pas eu le temps de voir le rayon lumineux, mais, sur le balcon, de la fumée se dégageait d’un morceau du muret.
— Bon, ben on dirait que ça marche, constata-t-elle avec satisfaction. Maintenant, il s’agit de réussir à combiner les deux faisceaux.
— Avec des miroirs ? suggéra Elvira. Les trucs avec de la lumière, c’est toujours des miroirs qu’il faut utiliser.
— Y’a aussi des machins avec des verres polarisés et des lentilles, ajouta Karima. Ça me rappelle mes travaux pratiques de physique. Qu’est-ce que c’était chiant.
— C’est parce qu’il n’y avait pas de laser comme ça, protesta Betty.
Elvira se leva et alla examiner le muret du balcon, et plus spécifiquement l’impact qu’avait fait le laser.
— Vous pensez que ça suffira à buter l’autre connard ? demanda-t-elle. Je veux dire, d’accord, les vampires n’aiment pas le soleil, mais c’est les ultra-violets qu’ils craignent, et le laser, c’est plutôt du rouge ou du vert, non ?
Betty haussa les épaules. Elle s’était posé la question, mais au final elle n’était pas certaine que le problème des vampires avec la lumière du jour se résumait aux ultra-violets. Ça n’avait jamais été quelque chose d’étudié scientifiquement. Enfin, des types comme le Sorcier avait peut-être procédé à ce genre d’expériences, mais ça n’avait pas donné lieu à des articles publiés officiellement.
— Il faut espérer que ça suffira, se contenta-t-elle de répondre. Si on avait cent fois plus de puissance, c’est sûr que ce serait mieux, mais il faut faire avec ce qu’on a.
— De toute façon, ajouta Karima en remuant son thé, si ça se trouve ça ne servira même pas. On est juste un plan B. Une roue de secours.
— D’accord, admit Elvira, mais quand on a un pneu crevé, si la roue de secours est dégonflée, ce n’est pas terrible.
Betty la regarda en fronçant les sourcils.
— D’accord, ce n’est pas une grande phrase philosophique, mais autant faire du mieux qu’on peut. Comment vous comptez faire pour viser ?
Karima lui expliqua l’idée de Tante Stella de réquisitionner un observatoire pour se servir du télescope.
— Un autre braquage ? demanda Elvira. J’ai le droit de dire que je trouve ça bancal ?
— Si ça te fait flipper, protesta Betty, tu n’es pas obligée de participer. Ça ne sert à rien de te mettre en danger pour rien.
— Oh, non, maintenant que je suis impliquée, je compte bien rester jusqu’au bout. Je veux juste avoir le droit de râler sur tout ce qui pourrait mal se passer.
***
Il était environ dix heures du matin lorsqu’elles pénétrèrent dans les montagnes de l’arrière-pays Cannois. Tante Stella avait repris le volant, tandis que Cookie et Karima somnolaient à côté d’elle.
Tante Stella trouvait le paysage magnifique. Il y avait une vue sur toute la région. Elle se disait qu’elle devrait peut-être changer celle de sa cabane. Une vue plongeante sur la mer, ce serait sympathique. D’un autre côté, changer le « fond d’écran » d’un univers de poche impliquait une utilisation assez importante de magie, et elle était censée avoir arrêté.
Cela dit, il fallait qu’elle cesse de se raconter des histoires. D’accord, elle avait apprécié sa décennie de réclusion à l’abri du reste du monde, mais depuis que Razor avait débarqué avec sa bande de copines, elle devait admettre que ce genre de péripéties lui manquait. Elle était vieille, et peut-être pas dans la meilleure des formes, mais elle n’était plus certaine d’être prête pour la retraite.
Après avoir grimpé durant des kilomètres, elle arriva au plateau de Caussols. Elle n’eut pas de mal à repérer l’observatoire. Il était situé en hauteur, facile à distinguer avec sa forme de grosse boule blanche.
Elle s’alluma une cigarette et réveilla ses deux copilotes.
— On est à peu près arrivées, annonça-t-elle.
Cookie grommela. Manifestement, elle aurait bien dormi encore un peu.
— On ne va quand même pas y débarquer tout de suite avec nos gros sabots ? demanda-t-elle.
— Tu vois une alternative ?
— Ouais. On s’arrête acheter des croissants, on se fait un bon petit-déj, et on débarque avec nos gros sabots, mais le ventre plein. Ça fait une putain de différence.
***
Le temps de trouver une boulangerie ouverte et de se faire un petit-déjeuner copieux, il était onze heures trente lorsque le Combi s’arrêta devant l’observatoire, situé au-dessus du village.
Elles avaient profité de la pause pour discuter de leur plan d’action. Tante Stella avait décidé d’abandonner l’idée de se faire passer pour la police. Elles se contentèrent donc de garer le Combi, puis de descendre en groupe et d’aller frapper à la porte de l’observatoire. Elles durent insister un moment : ce ne fut que quelques minutes après qu’un scientifique leur ouvrit.
On voyait tout de suite que c’était un scientifique, nota Tante Stella. Il avait un air dégingandé, des lunettes, des cheveux hirsutes et une barbe de quelques jours.
— Oui ? fit l’homme, qui ne semblait pas bien réveillé. Vous voulez quoi ?
— On voudrait utiliser votre télescope, expliqua Betty.
Elles avaient en effet décidé d’opter pour l’honnêteté, estimant qu’une discussion franche entre scientifiques pourrait persuader les occupants de l’observatoire du bien-fondé de la démarche. Si cela échouait, il restait les flingues qu’avait laissés Morgue pour achever de les convaincre.
Le scientifique parut surpris.
— Pour quoi faire ? demanda-t-il.
— Vous êtes seul ? demanda Karima.
— Ouais. Il n’y a pas grand-chose à faire dans un observatoire en plein jour, et surtout pas le dimanche. Vous avez déjà de la chance qu’il y ait quelqu’un.
La notion de « chance » était, dans ce cas, toute relative. S’il n’y avait eu personne, ça aurait été plus simple.
— Sérieusement, vous voulez quoi ?
Tante Stella hésita. Elle aurait préféré que la discussion ait lieu à l’intérieur, à l’abri des regards indiscrets, mais il lui semblait qu’il n’y avait personne à des kilomètres à la ronde.
— On veut tuer quelqu’un avec un laser, annonça-t-elle donc. On aurait besoin du télescope pour viser.
Le scientifique se mit à rire.
— Est-ce que c’est une blague ? demanda-t-il.
— Non, répondit Betty. Vous avez bien un système avec un laser, non ? Pour mesurer la distance à la Lune ?
Le scientifique la dévisagea, étonné.
— Euh… oui, admit-il. Vous savez que ce n’est pas comme dans les films ? Les lasers ne sont pas des rayons de la mort ?
Betty soupira, manifestement irritée qu’on la prenne de haut.
— On est venues avec le nôtre, expliqua-t-elle. C’est peut-être pas un rayon de la mort, mais ça crame plutôt pas mal. Donc, vous voulez bien nous aider ?
Le scientifique secoua la tête. Il ne semblait toujours pas savoir s’il s’agissait d’une idée sérieuse.
— Bon, commença-t-il, c’est très drôle, d’accord. Mais le télescope sert à observer les étoiles. À moins que vous ne vouliez bruler un astronaute, même avec un laser surpuissant, vous ne ferez de mal à personne.
— Ne vous en faites pas, protesta Tante Stella. Je m’occupe de le faire pointer vers la Terre.
— Et même si c’était possible, reprit le scientifique, il serait évidemment inenvisageable que je vous aide à tuer quelqu’un. Donc voilà, c’était très amusant, mais je vais retourner travailler, si vous le voulez bien.
Il allait refermer la porte, mais Tante Stella l’avait déjà bloquée en mettant une de ses rangers coquées dans l’interstice. De son côté, Karima la rouvrit avec ses mains.
— Ce n’est plus drôle, protesta le scientifique en faisant un pas en arrière.
— Ce que vous devez comprendre, expliqua Karima, c’est qu’on est les gentilles. Le type qu’on veut buter, c’est un nazi. Un vrai nazi. Genre, même pas un néo-nazi, non, un déterré de la Seconde Guerre mondiale. On peut difficilement faire pire, comme sale type.
L’astronome leva les yeux au ciel.
— Vous êtes les gentilles ? demanda-t-il. Et je suis censée vous croire ? Une bande de givrées qui fait intrusion ici, sans autorisation ? Allez-vous-en, ou j’appelle la police.
Karima soupira et se décida à sortir le pistolet qu’elle avait placé à l’arrière de son pantalon.
— J’aurais préféré qu’on en vienne pas à ça, expliqua-t-elle.
Le scientifique recula d’un nouveau pas et leva les mains, éberlué. De son côté, Cookie tendit le sachet de viennoiseries, qui contenait les deux croissants ayant survécu à leur petit-déjeuner.
— Voilà pour le bâton, mais on a aussi une carotte. Une balle dans la tête ou un croissant, à vous de choisir. Vous allez nous aider ?
L’homme regarda le pistolet, puis les croissants, puis à nouveau le pistolet, mais ne répondit pas.
— Et sinon, ajouta Cookie pour l’aider à se décider, on a aussi de la confiture et du chocolat chaud.
— Vous voyez ? compléta Karima. On est définitivement les gentilles.
***
Le scientifique, qui s’appelait Thomas, trempa le croissant dans sa tasse de café tandis que Betty lui expliquait leur plan. Si l’apparition d’une arme à feu l’avait tout d’abord tétanisé, cela avait eu le mérite de remballer toutes ses objections. À partir du moment où il y avait une arme à feu, il était forcé, ce qui voulait dire qu’il n’avait plus à se poser de questions sur l’aspect absurde ou moralement douteux de leur plan.
À part cette menace par pistolet, il devait admettre que les cinq femmes n’étaient pas méchantes, quoique complètement cinglées. La blonde était en train de lui expliquer qu’elles allaient avoir besoin de son aide pour faire fusionner deux rayons laser en un seul pour remplacer le laser qui servait à mesurer la distance de la Terre à la Lune. Jusque-là, il n’y avait rien qui posait de grande difficulté technique, mais c’était la suite du plan qui était totalement farfelue : l’idée était d’ouvrir deux « portails », l’un au-dessus de l’observatoire, l’autre un peu plus loin sur le plateau, de façon à pouvoir viser les iles de Lérins depuis le télescope.
Thomas termina son croissant tout en réfléchissant à la façon de formuler ses objections. Étant donné la tendance de certaines de ses interlocutrices à sortir des armes à feu, il voulait être un minimum diplomate.
— Si je comprends bien, résuma-t-il, il s’agirait d’ouvrir un trou de ver, qui déformerait l’espace-temps pour que la région de Cannes se retrouve au-dessus de l’observatoire ?
— Exactement ! rutila Betty. Une déformation de l’espace-temps et un trou de ver, c’est vrai que ça sonne plus sérieux qu’une porte magique.
Thomas entreprit de s’essuyer les lunettes afin d’avoir une contenance.
— Vous pensez vraiment être capable de faire une chose pareille ? demanda-t-il.
— Cette meuf a un univers de poche à l’intérieur de son camion, expliqua Betty. Un trou de ver, à côté, c’est du pipi de chien.
***
Ce ne fut que lorsqu’il dut aider à sortir les deux gros lasers que Thomas se mit à prendre ses interlocutrices au sérieux. Plus exactement, ce fut lorsqu’il constata que les deux lasers n’étaient pas, techniquement, contenus dans la malle, mais dans un autre univers avec lequel elle communiquait. Il en resta abasourdi durant plusieurs minutes. Il savait que la sorcellerie permettait de faire différentes choses, mais il n’avait jamais pensé que cela pouvait permettre d’ouvrir des trous de vers entre différents endroits, ou carrément de créer de toute pièce un univers miniature.
Il trouvait cela absolument magnifique. Il ne comprenait pas pourquoi ce genre de choses étaient gardées secrètes par des mages et des sorcières, alors que cela aurait pu ouvrir tellement de possibilités scientifiques.
Alors qu’il regardait Betty travailler sur les lasers, il lui fit part de ce point de vue.
— C’est clair ! s’enthousiasma-t-elle. T’imagines, on enverrait un truc comme ça sur Mars, et on aurait un portail vers cette planète. On pourrait la coloniser en deux-deux, comme ça.
Elle claqua des doigts pour illustrer son propos.
— D’un autre côté, admit-elle, les grands progrès scientifiques, c’est aussi la bombe atomique, les drones tueurs téléguidés, le flicage généralisé. Je comprends qu’il y ait de la réticence à vouloir ajouter de la sorcellerie à tout ça. Comme le dit le proverbe, science sans conscience, il reste juste con.
Thomas la regarda, fronça les sourcils, hésita à corriger la citation, puis estima qu’elle devait la connaitre et la massacrer volontairement.
Leur discussion fut interrompue lorsqu’un téléphone sonna. Tante Stella, qui fumait une cigarette à quelques mètres d’elle, décrocha.
— Allo ?
Betty bondit et se précipita vers la vieille sorcière.
— C’est Razor ? demanda-t-elle.
Tante Stella lui fit oui d’un signe de tête.
— D’accord, répondit-elle au téléphone. Je crois que Betty a envie de te parler.
Celle-ci s’empara du téléphone avec enthousiasme.
— Allo ? s’exclama-t-elle. Espèce de sale connasse ! T’avais pas le droit de nous larguer comme ça !
Thomas n’entendit pas ce que disait la personne qui était au téléphone, mais il remarqua que Betty faisait la moue.
— Demain ? demanda-t-elle. Vous partez maintenant ?
Thomas fronça les sourcils, essayant de comprendre ce qui était en train de se jouer.
— Bordel de cul ! s’exclama Betty.
Elle fit des moulinets avec sa main libre en direction de Thomas. Il le prit comme une incitation à arrêter de l’écouter et à se mettre au travail. Il avait jusque-là observé les autres visser des miroirs semi-réfléchissants sur une planche de bois censée servir de socle. L’objectif était de faire en sorte que les faisceaux des deux lasers soient suffisamment proches pour pouvoir passer tous les deux par le télescope.
Thomas ne bougea pas de sa chaise. Il était bien obligé de laisser faire, mais il ne pouvait pas, en son âme et conscience, participer à un meurtre.
Betty continua à discuter un peu, puis raccrocha et trépigna sur place.
— Merde, merde, merde ! s’exclama-t-elle. On est à la bourre ! Elles sont déjà en route !
La vieille sorcière ne parut pas bouleversée par la nouvelle.
— D’accord, se contenta-t-elle de dire. Je vais mettre en place les portails. Vous avez bientôt fini ?
Betty regarda les deux lasers et les miroirs semi-réfléchissants.
— Nom de chiotte, merde, non, paniqua-t-elle. Je ne sais même pas si ce truc peut marcher. Merde, merde, merde. Razor va se faire buter par un nazi et je suis pas foutue de combiner ces merdes !
Elle semblait au bord des larmes, mais se ressaisit et attrapa un pistolet qui trainait sur la table, à côté d’une cafetière et d’un sachet de viennoiseries. Elle le braqua sur Thomas.
— Hé, du calme ! protesta celui-ci. Je n’y suis pour rien !
— Tu pourrais nous aider, connard ! hurla-t-elle.
Il y eut un moment de silence dans la pièce. Tout le monde regardait Betty, qui regardait Thomas. Celui-ci soupira.
— C’est vraiment un nazi ? demanda-t-il.
— Un vrai de vrai, répondit celle qui s’appelait Karima. Avec un uniforme, la totale.
Thomas hésita. C’était sans doute des circonstances exceptionnelles. Et puis, il était menacé. Il n’avait vraiment pas le choix, pas vrai ? Il ne serait pas complice ?
— D’accord, fit-il.
Tante Stella hocha la tête, satisfaite.
— Bien. Moi, j’en ai pour dix minutes. Ça devrait le faire.
— Il faut aussi régler le télescope, non ? demanda Karima.
— D’accord, répondit Stella. Je vais ouvrir le portail maintenant, comme ça vous pourrez régler tout ça. Je veux bien un coup de main, par contre.
***
Cookie accompagna Karima et Stella pour aller ouvrir le portail, ou le trou de ver, ou la porte magique. Elle n’avait aucune idée de comment on pouvait bien faire cela, mais elle estimait qu’elle serait moins inutile à l’extérieur qu’à l’intérieur, où elle avait passé des heures à regarder ses amies faire du bricolage de scientifique. Elle espérait juste que Betty ne flinguerait pas Thomas pendant qu’elle n’était pas là, mais lorsqu’elle était partie, la situation semblait désamorcée.
— Vous connaissez le principe ? demanda Tante Stella en grimpant dans son van. Les cercles faits avec du sang, ou à la craie ?
Cookie hocha la tête. Elle avait déjà vu ça quelques fois à la télé. Il y avait aussi des histoires de bougies et des sacrifices. Elle espérait qu’il n’y aurait pas besoin de tout ça, parce que l’idée d’un sacrifice la répugnait et qu’il y avait trop de vent pour que des bougies restent allumées.
— On va faire plus rapide, expliqua Tante Stella.
Elle leur tendit à chacune une bombe de peinture rouge.
— Il faut qu’on fasse un cercle autour de l’observatoire ? demanda Cookie.
— Techniquement, expliqua Tante Stella, je pourrais faire sans. Mais ça aide. Pendant ce temps, je vais chercher un emplacement pour le second portail.
Elle s’écarta d’elle, cherchant sans doute un endroit depuis lequel la côte était visible. De son côté, Cookie interrogea Karima du regard.
— On fait comment ? demanda-t-elle. On se met à deux extrémités, et on part dans le sens des aiguilles d’une montre ?
Karima approuva l’idée. Elles se répartirent donc des deux côtés de l’observatoire. Heureusement qu’il était situé dans un coin paumé, songea Cookie. Ça l’aurait foutu mal si des voisins avaient appelé les flics. Elle ne s’en faisait pourtant pas trop : jusqu’à maintenant, elle n’avait pas vu une seule voiture passer sur la route qui menait jusque-là.
Elle commença à peindre le sol, à environ un mètre du mur. Elle avait eu peur que Tante Stella ne lui demande de faire quelque chose de compliqué, mais ça restait dans ses cordes. Que ce soit dans son boulot pour repeindre des morceaux de carrosserie, ou dans son temps libre pour faire des graffitis, la bombe de peinture, elle maitrisait.
La seule partie difficile était la jonction avec le morceau de cercle de Karima. Au bout du compte, ce n’était pas un rond parfait, mais elle trouva que le résultat était à peu près satisfaisant. Tante Stella, qui venait de les rejoindre, sembla partager son point de vue.
— Nickel, commenta-t-elle. Je devrais vous embaucher, toutes les deux. Bon, maintenant passons aux choses sérieuses.
La sorcière se baissa et sortit un couteau de sa botte. Elle entreprit alors de se taillader le bras, avec une petite grimace de douleur. Elle fit ensuite couler quelques gouttes sur le cercle de peinture, puis s’assit en tailleur, croisa les bras et ferma les yeux.
Pendant une minute, il ne se passa rien. Cookie et Karima se regardèrent en silence, se demandant sans oser parler si cela était normal.
Au bout d’un moment, Cookie frissonna et se rendit compte qu’elle avait froid. Elle vit alors Tante Stella ouvrir les yeux et faire la grimace.
— Oh, merde, fit la sorcière.
Elle se pencha sur le côté et se mit à vomir. Inquiète, Cookie s’approcha d’elle, mais Tante Stella leva une main.
— C’est normal, expliqua-t-elle. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.
— Oh, con ! s’exclama Karima en levant les yeux au ciel. Putain, c’est ouf !
Cookie regarda à son tour et contempla le paysage qu’elle avait pu voir lorsque le Combi avait grimé la colline. Sauf que là, la mer était au-dessus d’elle. Elle se demanda si elle n’allait pas vomir aussi.
***
— Alors, comment on fait pour combiner les faisceaux ? demanda Betty.
Elle s’était calmée et avait reposé le pistolet, mais Thomas avait du mal à oublier qu’elle l’avait menacé quelques minutes plus tôt.
— On ne fait pas comme ça. Je veux dire, vous réalisez qu’on a déjà un laser qui marche ? Jusqu’à la Lune ?
Betty fronça les sourcils.
— T’avais dit que ce n’était pas un rayon de la mort.
— Oui, admit Thomas, mais je crois qu’il est quand même plus puissant que vos deux engins. Et il y a déjà tous les câblages qu’il faut.
Betty laissa échapper un soupir.
— Donc, on s’est emmerdées à voler ces deux trucs pour rien ? Chiotte.
— Désolé.
— Pas grave. On trouvera toujours le moyen d’en faire quelque chose, je suppose.
— Il y aurait peut-être moyen de le régler pour faire de l’épilation définitive ? suggéra Elvira.
— Ce sera certainement on ne peut plus définitif, admit Betty.
L’étape suivante était de régler le télescope, qui était fait pour observer les étoiles et pas pour cibler une autre région de la terre. Betty regarda Thomas jouer avec des focales de lentille et autres machins d’optique qu’elle ne maitrisait pas. Elle vit peu à peu une image floue se dessiner sur l’écran qui retransmettait ce qu’on pouvait voir via le télescope.
Heureusement que l’astronome les avait aidées, songea-t-elle. Avec suffisamment de temps, elle aurait sans doute été capable de comprendre comment tout cela fonctionnait, mais avec Razor qui s’apprêtait à débarquer, le temps était quelque chose qui leur manquait.
Au bout d’un moment, Betty put apercevoir une maison en gros plan sur son écran. Elle n’avait aucune idée d’où était cette maison. Elle sentait que cela allait être compliqué d’orienter le télescope vers les iles de Lérins.
— Normalement, expliqua Thomas, on a un système de coordonnées pour pouvoir s’orienter. Mais c’est quand il n’y a pas de trou de ver.
Il parvint cependant à zoomer un peu en arrière. Betty hocha la tête. Comme cela, il serait possible de repérer l’ile de Saint-Honorat.
— C’est le plus en arrière que je puisse faire, expliqua Thomas.
— Ça ira. Tu peux me montrer comment ça marche ? Genre, les boutons pour gauche, droite, haut, bas, zoom avant, zoom arrière ?
Le scientifique leva les yeux au ciel, et Betty en conclut qu’il ne s’agissait sans doute pas des termes appropriés.
— Si vous voulez, répondit-il néanmoins. Sinon, je peux m’en occuper.
— Y compris, demanda-t-elle, lorsqu’il s’agira de viser la tête du type à abattre ?
Thomas regarda ses pieds.
— D’accord, admit-il. Il vaut mieux que vous gériez ça.
***
Pendant que Thomas expliquait sommairement le fonctionnement du télescope à Betty, Karima regardait l’écran, impressionnée.
— C’est quand même un peu overkill, tout ça, constata-t-elle.
— Pardon ? demanda Tante Stella. Overkill ?
— Je veux dire, ouvrir une porte pour pouvoir viser comme si on regardait les étoiles. On aurait pu juste prendre un petit télescope et le pointer vers la côte, non ?
— Ouais, mais il aurait fallu réussir à le coupler avec le laser, protesta Elvira. Là, il y avait déjà un système pour ça.
Karima hocha la tête.
— Je dis pas qu’on a eu tort de le faire, je dis juste que c’est overkill.
— En attendant, répliqua Betty, si ça nous permet d’overkiller l’autre connard de Sorcier, ça m’arrange.
— Hey ! Arrête-toi. Je crois que c’est bon.
Betty arrêta un moment de tripatouiller le télescope, puis elle se servit de l’écran pour parcourir l’ile de Saint-Honorat, avant de se centrer sur l’ilot Saint-Ferréol.
— Putain, constata-t-elle, c’est vraiment qu’un caillou. T’es sure qu’il y a une base secrète là-dessous ?
— Certaine, répliqua Tante Stella. Dans « base secrète », il y a « secrète », c’est pour ça qu’on ne la voit pas.
— Je ne vois pas non plus nos copines. Vous pensez qu’on est en avance ou en retard ?
Karima regarda l’écran avec attention, puis haussa les épaules.
— Je ne vois pas de piles de cadavres, constata-t-elle. J’imagine qu’on est en avance.
Chapitre 34
Un cœur pour deux
Cassandra passa prudemment le coude que formait le couloir, braquant son révolver devant elle. Personne. Pendant un moment, elle put croire que l’endroit était vide, ou, tout du moins, que personne ne s’attendait à leur venue.
Cette impression s’envola quelques pas plus tard, lorsqu’elle fut projetée au sol par Morgue.
Elle entendit une rafale de coups de feu mais, allongée sur le dos par son amante, elle ne pouvait rien voir. Heureusement, Morgue roula à côté d’elle pour tirer à son tour, et Cassandra put pivoter pour se faire une idée de la situation.
Elle n’était pas bonne, loin de là. Des types étaient sortis des deux portes situées au fond du couloir. Certains étaient déjà tombés, abattus par Morgue, Shade ou Crow pendant qu’elle était au sol, mais ceux qui restaient debout avaient eu le temps de prendre position. Ils avaient des fusils d’assaut bien plus dangereux que leurs petits pistolets.
À côté d’elle, Morgue appliquait sa tactique habituelle, qui consistait à vider des chargeurs le plus vite possible. De là où elle était, Cassandra ne pouvait voir ni Crow, ni Shade, mais ce n’était pas le moment de s’en inquiéter. Elle serra la crosse de son Colt Anaconda, fit abstraction des rafales de coups de feu qui lui vrillaient les tympans et visa.
Elle n’avait pas la même approche que Morgue. Cassandra n’était pas une maniaque de la gâchette qui estimait que plus on tirait rapidement, plus on avait de chances de toucher quelque chose. Elle se concentrait et ne faisait feu que lorsqu’elle était raisonnablement sure de toucher sa cible. Si le reste du gang ne jurait maintenant plus que par les Glocks bon marché et leurs chargeurs de dix-sept balles, Cassandra gardait une affection particulière pour les révolvers de gros calibre, qu’elle trouvait plus précis et dont les six coups lui suffisaient amplement.
C’est pourquoi, lorsque Cassandra tira enfin, un de leurs adversaires s’écroula, une balle de calibre .44 lui ayant explosé la tête. Humain, vampire ou loup-garou, il ne se relèverait pas.
Quelques secondes plus tard, elle abattit un deuxième homme. Elle dirigea ensuite son arme vers un troisième, mais il s’écroula par terre avant qu’elle puisse tirer, renversée par un gros loup. Shade.
Cassandra vit le dernier de leurs adversaires se replier vers une porte latérale. Elle était presque sure d’avoir reconnu son vieil ami Schwarzy-vampire. Il allait être temps d’en finir.
Les coups de feu cessèrent. Elle se mit sur pied d’un bond et examina rapidement la situation. Devant elle, Morgue était mal en point : elle lui avait servi de bouclier et avait pris un certain nombre de balles à sa place.
— Je survivrai, parvint néanmoins à articuler la vampire pour la rassurer.
Cassandra chercha ensuite Crow. Elle l’aperçut, étendue par terre dans une flaque de sang. Elle décida cependant de ne pas se précipiter pour l’aider. Avec les vampires, les choses étaient assez simples : soit elle était déjà morte, et il n’y avait plus rien à faire, soit elle ne l’était pas, et ce n’était pas perdre un peu plus de sang qui y changerait quoi que ce soit.
Cassandra courut donc pour aider Shade. Pour l’instant, la louve semblait avoir l’avantage, mais il suffisait que son adversaire parvienne à attraper un pistolet pour changer la donne. Cela dit, Shade n’avait pas besoin de son aide : elle parvint à resserrer ses crocs sur la gorge de son adversaire, et c’en fut fini de lui.
Cassandra changea de cap et se dirigea vers la porte qu’avait empruntée Schwarzy-vampire. Elle fut accueillie par une rafale de mitraillette. Une des balles la toucha à l’épaule, mais elle parvint à s’abriter derrière le mur pour ne pas en prendre d’autres. Elle lâcha un gémissement de douleur, mais raffermit la prise sur son arme.
— Hé, poupée ! hurla Schwarzy-vampire. Si tu me veux, viens me chercher !
Cassandra grimaça. Elle n’avait sur elle qu’une combinaison de plongée et son révolver. Son sac à main lui manquait. Avec son miroir de poche, elle aurait pu examiner la pièce vers laquelle menait la porte sans avoir à s’exposer.
Elle risqua finalement un coup d’œil, s’attendant à recevoir une nouvelle rafale, mais elle n’aperçut qu’un couloir vide en pente plus forte que le précédent. Manifestement, la base secrète s’enfonçait sous la terre, et son ennemi était parti se réfugier dans ses entrailles.
Cassandra jeta un nouveau coup d’œil à ses amies. Morgue essayait de se redresser, mais n’y parvenait pas vraiment ; Crow était toujours allongée par terre sans donner signe de vie ; Shade, qui était en meilleure forme, était tout de même occupée à lécher ses blessures ; et Razor était toujours aux abonnées absentes, ce qui n’était pas bon signe.
Ce fut donc seule qu’elle s’élança à la poursuite du fils du Sorcier.
***
À une trentaine de kilomètres de là, Betty bondissait de joie.
— Wooohoooo ! hurla-t-elle. Vous avez vu ça ! Ça a marché ! Sa tête a explosé comme une pastèque !
À côté d’elle, Tante Stella sortit une cigarette, soulagée. Cookie lui attrapa le paquet des mains et en prit une aussi.
— Attention ! expliqua Karima. Il faut rester sur nos gardes. Un autre bâtard pourrait sortir de ce trou.
— Qu’il vienne ! répliqua Betty. Je vais lui exterminer sa sale gueule.
Tante Stella regardait l’écran avec un petit sourire.
— Razor n’a pas l’air de comprendre ce qui est arrivé. Je vais lui passer un coup de fil.
Elle composa le numéro sur son téléphone. Quelques secondes plus tard, elles purent voir sur l’écran Razor chercher son portable dans une poche de son gilet.
— Allo ? fit-elle. C’est toi qui as fait ça ?
— Je n’y suis pas pour grand-chose, répliqua Tante Stella. Le coup du laser, c’était l’idée de tes copines.
Même vue de loin à travers un télescope, Razor avait l’air ahurie.
— Laser ? répéta-t-elle. Sérieusement ? Vous l’avez fait en vrai ?
— Hey ! protesta Betty. On vient de te sauver les fesses.
— Je vous remercierai plus tard, répliqua froidement Razor. Pour l’instant, j’ai encore d’autres chats à fouetter. Si quelqu’un d’autre que nous sort d’ici, grillez-lui la tête.
Elle raccrocha. Sur l’écran, Betty put la voir se diriger à nouveau à l’intérieur de la base souterraine. Elle soupira. Elle avait cru que c’était fini, mais voilà l’angoisse qui revenait.
***
Joseph grimaça. Le problème des bases souterraines, c’était qu’il n’y avait qu’une seule sortie. Encore une bonne idée de son paternel, tiens. Il avait fui autant qu’il le pouvait, mais il était arrivé au bout.
Il se trouvait dans une petite pièce au sol de laquelle était gravée un pentagramme. C’était de là que le Sorcier avait le projet d’ouvrir une porte vers le monde des elfes.
Joseph se demanda si son père était toujours vivant. En termes de magie pure, il était sans doute plus puissant que la skinhead, mais il avait une affreuse tendance à la sous-estimer, et elle avait été à chaque fois capable de les surprendre.
Joseph secoua la tête. Ce n’était pas le moment de penser à cela. Le plus pressant, c’était la gamine qui le poursuivait inlassablement. Ça avait vraiment été une erreur, de la tuer, décida-t-il. Revenue d’entre les morts ou pas, il était évident qu’elle lui en voulait, et qu’il ne pourrait pas s’en tirer en proposant de se rendre.
Il était venu à bout des munitions de son fusil d’assaut et l’avait abandonné dans le couloir précédent. Merde, elle était douée. Elle n’avait pas fait d’erreur qui aurait pu lui permettre de la descendre. À chaque fois, elle s’était contentée de s’exposer juste assez longtemps pour lui faire perdre des balles, et juste trop peu pour ne pas être touchée.
Maintenant, il n’avait plus qu’un pistolet au chargeur à moitié vide.
— Hé, mon chou ! hurla Cassandra. T’as perdu ta mitraillette ?
Joseph soupira. Il lui restait encore quelques balles, alors il avait une chance, mais il n’y croyait pas trop. C’était terminé pour lui, il fallait l’admettre.
Il lança son pistolet de façon à ce que Cassandra puisse le voir.
— D’accord ! annonça-t-il. Je me rends !
Il s’avança ensuite, les mains en l’air. Au bout de quelques secondes, il aperçut la jeune femme s’approcher un air prudent. Elle croyait sans doute qu’il s’agissait d’un piège. Il ne pouvait pas lui en vouloir. À vrai dire, ça l’arrangeait. Au stade où il en était, sa seule chance de survie était de gagner du temps et d’espérer que son daron aurait vaincu l’autre sorcière et viendrait le sortir de ce mauvais pas. Il n’y croyait pas trop.
Cassandra fit un grand sourire en le voyant désarmé.
— Tu te rends ? demanda-t-elle. Tu crois quoi ? Que tu vas me demander pardon et que je vais faire preuve de merci ?
Les mains toujours en l’air, Joseph soupira.
— Non, admit-il. J’aurais juste une dernière volonté.
— Vraiment ? railla Cassandra en écartant du pied l’arme qu’il avait jetée à terre. Dis toujours.
— C’est ridicule, admit Joseph.
La jeune femme soupira.
— Allez, accouche. On ne va pas y passer la nuit.
— En haut, dans une des pièces, il y a Pete. Mon chien.
Cassandra le regardait avec des grands yeux.
— Il n’y est pour rien, dans tout ça, expliqua-t-il.
La jeune femme ouvrit la bouche, puis la referma, ahurie.
— J’ai une gueule à faire dog-sitter ?
Joseph sentit la colère monter en lui. Les règlements de compte, c’était les risques d’un métier qu’il avait plus ou moins choisi, mais il était hors de question que cette connasse fasse du mal à son petit Pete.
— Tu sais quoi ? demanda-t-il. J’étais censée buter ta mère devant tes yeux. Je ne l’ai pas fait, parce qu’elle n’y était pour rien.
— Oh, alors t’essaies de me convaincre que t’es un type bien, c’est ça ?
— Non, répliqua Joseph. Jusqu’il y a quelques règles. Tu descends mes gars, je te descends. Si j’échoue et que t’es plus forte, alors tant pis pour ma gueule. Mais ta mère n’était pour rien dans tout ça. Et mon chien non plus. Vous n’avez qu’à mettre une annonce. C’est un bon chien. Il mérite mieux que d’être abattu ou abandonné sur une ile déserte.
Cassandra semblait dubitative.
— Si t’espères me montrer que tu as une dernière volonté altruiste et que ça va me donner envie de t’épargner, tu fais fausse route.
— Oh, arrête ! protesta Joseph. Dans deux minutes, je serai mort, on sait ça tous les deux. Mais Pete n’y est pour rien.
Cassandra leva les yeux au ciel.
— D’accord, concéda-t-elle. On refilera ton chien à quelqu’un. Autre chose ?
Joseph réfléchit quelques secondes, puis haussa les épaules.
— Avant que je te tue, fit-il, je dois admettre que je n’ai pas cru à tes menaces de vengeance. J’aurais dû.
— Ouais, admit Cassandra.
***
Razor se précipita à nouveau dans les sous-sols. Elle n’entendait plus de coups de feu, et craignait ce qu’elle allait découvrir. Visiblement, le combat était terminé, mais ça ne lui permettait pas de savoir qui était encore vivant.
Elle fut rassurée en apercevant Shade, même si elle ne s’attendait pas vraiment à la voir entièrement nue. Elle en conclut qu’elle avait dû se métamorphoser.
— T’es vivante ? demanda la louve-garou. Je suppose que le Sorcier est mort ?
— Ouais. Et vous ? Ça va ?
Shade baissa les yeux vers son ventre ensanglanté.
— Rien de mortel.
Razor s’avança un peu. D’un côté du couloir, Morgue était parvenue à s’assoir et à allumer une cigarette, ce qui voulait dire qu’elle allait à peu près bien. De l’autre, Crow gisait par terre dans une flaque de sang, inanimée.
— Oh, non ! s’exclama Razor en se précipitant vers elle. Merde, Crow. Merde, merde, merde.
— Elle n’en a pas l’air, la rassura Shade, mais elle vivante. Inconsciente, mais vivante. Enfin, mort-vivante. Tu vois ce que je veux dire.
Razor récita intérieurement une prière de remerciements envers un Dieu auquel elle ne croyait pourtant pas.
— Et Casse ? s’inquiéta-t-elle alors. Où elle est ?
— Je suis là ! répondit une voix venant du fond du couloir.
Cassandra franchit la porte et apparut. Elle avait un sourire et du sang aux lèvres, un révolver dans une main et un cœur dans l’autre. Razor soupira de soulagement, puis réalisa ce que la vampire avait dans la main et soupira une nouvelle fois, mais cette fois-ci de dégout.
Cassandra s’approcha de Morgue et alla s’assoir à côté d’elle.
— Je suppose que tu as buté Schwarzy-vampire ?
— Ouais, répondit Cassandra en posant la tête contre l’épaule de son amante. Je t’ai apporté un souvenir.
Elle lui tendit le cœur sanguinolent. Morgue l’attrapa d’une main tremblante et mordit dedans. Après quoi, elle embrassa Cassandra. Razor détourna le regard, dégoutée. Elle préférait quand les vampires se contentaient de frites.
— On a un cœur pour deux, fit Morgue d’une voix niaise. C’est tellement romantique.
Chapitre 35
On a toutes nos petits secrets
Razor passa un coup de téléphone rapide au reste de la bande, pour leur dire que tout s’était à peu près bien passé, puis elle se décida à aller explorer la partie de la base qu’elles n’avaient pas visitée. Cassandra l’accompagna, et elles se dirigèrent dans la porte à gauche au fond du couloir, qui menait vers des endroits que la jeune vampire n’avait pas traversés dans sa poursuite du clone de Schwarzenegger.
— Je te préviens, annonça Cassandra, j’ai vu des choses peu ragoutantes.
Venant d’une fille qui venait de dévorer le cœur d’un de ses ennemis, Razor en conclut qu’il devait y avoir des choses vraiment immondes. La porte menait vers un escalier métallique en colimaçon, qu’elles empruntèrent prudemment, Cassandra en tête. Rien ne disait qu’il n’y avait pas d’ennemis potentiels, et les morts-vivants encaissaient mieux les balles.
Arrivée en bas, Razor constata avec soulagement que la première pièce contenait des ordinateurs, des livres et des piles de papiers. Pas de quoi rendre son déjeuner, donc. Elle espéra que les choses peu ragoutantes étaient toutes regroupées de l’autre côté de la base, là où Cassandra avait tué Schwarzy-vampire, et qu’elle n’aurait donc pas à les voir.
La jeune mort-vivante se dirigea vers la porte en métal située au bout de la salle, mais s’immobilisa en chemin et braqua son révolver vers le coin de la pièce. Razor n’aperçut pas ce qu’elle visait, car un bureau surmonté d’un ordinateur lui bloquait le champ de vision. Elle se dépêcha donc de rejoindre Cassandra et vit un homme, assis par terre, les larmes aux yeux.
— Ne me tuez pas ! implora-t-il.
Il était humain, devait avoir une quarantaine d’années, et portait une blouse qui avait autrefois été blanche. Il devait bosser là, en conclut la sorcière.
Cassandra renifla plusieurs fois, puis se tourna vers Razor.
— Tu peux rester là pour le surveiller ? demanda-t-elle.
La sorcière la questionna du regard.
— Je ne pense pas que tu aies envie de voir ce qu’il y a derrière cette porte, expliqua Cassandra. Le truc bien, quand t’es une vampire, c’est que t’as l’odorat plus développé, mais que tu peux t’abstenir de respirer.
Razor hocha la tête et braqua à son tour l’homme avec son pistolet, pendant que la mort-vivante ouvrait la porte. Elle jeta tout de même un regard dans l’autre pièce.
Elle le ramena rapidement sur le scientifique. Elle n’avait pas eu le temps d’apercevoir grand-chose, mais ça suffisait à lui donner la nausée. Il y avait des restes de ce qui avait dû être des dissections, et les corps éventrés avaient forme humaine.
— Je vous en supplie, pleurnicha l’homme qui était en face d’elle. Ne me faites pas de mal.
— Ne t’en fais pas, fit Razor d’une voix douce. Tu ne faisais que ton travail, n’est-ce pas ?
L’homme hocha la tête vigoureusement, ce qui confirma ce que la sorcière pensait : il bossait bien ici.
***
Cassandra traversa rapidement la pièce, vérifiant surtout que personne n’essayait de la tuer. Elle évitait de trop faire attention à ce qui se trouvait autour d’elle. Étant donné sa nouvelle condition, la vue d’entrailles et de flaques de sang avait, d’ordinaire, plutôt tendance à lui ouvrir l’appétit, mais là c’était trop, même pour une vampire.
Elle arriva au bout de la salle et constata qu’il n’y avait pas d’autres portes. Voilà qui concluait sa petite visite. Ce qui l’intriguait, c’était qu’elle n’avait toujours pas vu le chien Pete, qui était censé se trouver dans le bâtiment souterrain.
Elle entendit alors une série de coups de feu et se retourna, prête à se défendre. Elle vit Razor terminer de vider son chargeur sur le scientifique.
— Ça va ? demanda Cassandra une fois que l’arme se fut bloquée, à court de munitions.
— Mieux, répondit Razor.
La sorcière laissa tomber son pistolet à terre et s’assit sur une chaise de bureau, avant de s’allumer une cigarette. Cassandra prit le temps d’attraper un peu de matériel chirurgical avant de la rejoindre. Il allait falloir passer un peu de temps à retirer des balles.
Elle referma la porte après être sortie de la pièce, et regarda le corps du scientifique. Il était mort, il n’y avait pas de doute là-dessus. Cassandra en voulut un peu à Razor de l’avoir liquidé aussi vite. Elle avait un peu espéré montrer à ce type ce que ça faisait de se faire disséquer.
— Putain, lâcha Razor, je savais que le Sorcier était un ancien nazi et qu’il y aurait des trucs immondes, mais ça ne m’avait pas préparée à ça.
Cassandra ne répondit rien. Elle se contenta de regarder la sorcière tirer nerveusement sur sa cigarette.
— Quand je pense qu’à un moment, j’étais une fille bien, commenta Razor en regardant le cadavre criblé de balles qui se trouvait à côté d’elle.
Cassandra haussa les épaules.
— Ouais, moi aussi.
Razor baissa la tête et tira une nouvelle fois sur sa cigarette.
— C’est fini, fit doucement Cassandra. On va remonter et se tirer d’ici.
— Fini ? répéta la sorcière. Vraiment ?
— Vraiment.
Razor regarda à nouveau le cadavre du scientifique.
— Je ne sais pas, lâcha-t-elle. La fin justifie peut-être les moyens, mais je crois que même si on est dans le bon camp, commettre des atrocités, ça laisse des marques.
— Ma cousine chasseuse de vampires, commença Cassandra, elle dit que pour éliminer un monstre, il faut devenir un monstre. Tu sais quoi ? Je crois que c’est de la connerie. T’es une fille bien, Raz, quoi que t’en penses. Morgue, moi, sans doute pas, mais toi ? Tu n’as pas à te sentir coupable.
Razor arbora un sourire triste.
— Je ne vois pas ça comme de la culpabilité. Plutôt comme du karma. Ta cousine est chasseuse de vampires ?
— Ouais, soupira Cassandra.
Razor se mit à rire.
— Ça va être rigolo, votre prochaine réunion de famille, commenta-t-elle, hilare.
— Je suis contente que ça te remonte le moral.
***
Cassandra visita seule le dernier endroit qu’elle n’avait pas exploré, c’est-à-dire la porte à l’entrée de la base qu’elles n’avaient pas vue en arrivant et par laquelle était sortie le Sorcier. Pendant ce temps, Razor soignait les blessées, ou en tout cas s’occupait de retirer les balles.
Cassandra craignait de voir de nouvelles horreurs, mais, en poussant la porte, elle eut le soulagement de ne voir qu’une salle de détente, avec des canapés et une cafetière. Couché dans un panier trainait un petit chien ridicule.
— Ah, fit la vampire. Pete, te voilà enfin.
En entendant son nom, l’animal se leva et vint se coller à elle. Cassandra se baissa machinalement pour le caresser.
— Putain, soupira-t-elle. Je sens que Morgue va se foutre de moi.
Lorsqu’elle retourna rejoindre les autres, accompagné du chien ridicule, son amante la regarda effectivement avec un air accusateur.
— Non, se contenta-t-elle de dire d’une voix ferme. On a déjà un chat, ça suffit.
— Je ne compte pas le garder ! protesta Cassandra. J’ai juste promis à Schwarzy-vampire de ne pas le flinguer.
Razor s’arrêta un instant d’examiner la jambe de Crow à la recherche des dernières balles en argent qu’elle avait reçues.
— Et tu comptes tenir cette promesse ?
— Pourquoi pas ? Le chien n’y est pour rien.
— Tu arraches le cœur d’un type, mais tu épargnes son chien ?
— Et alors ? Il est innocent, lui.
Shade s’approcha de l’animal et le regarda longuement. Elle avait enfilé le pantalon et la veste d’un des cadavres, sa tenue de plongée ayant été démolie lors de sa transformation en louve.
— Je trouverai bien quelqu’un à qui le donner, finit-elle par dire. Les loups-garous aiment bien les chiens.
Devant les regards sceptiques que lui lançaient Morgue et Razor, elle se sentit obligée d’ajouter :
— D’accord, d’habitude ils préfèrent les chiens un peu plus gros, mais je suis sure que je trouverai preneur, ne vous en faites pas. Casse a raison, on ne peut pas buter le chien. La cruauté animale, c’est la première étape vers le fait de devenir tueur en série.
— Ouais, admit Razor. La deuxième étape, c’est de tuer des gens et de leur arracher le cœur. On ne voudrait pas arriver à ça.
La sorcière retira une nouvelle balle, puis examina Crow, toujours inanimée.
— Vous êtes sures qu’elle est vivante ? demanda-t-elle.
— Ouais, répondit Morgue. Ne t’en fais pas. Par contre, on ne peut pas risquer de l’exposer au soleil dans cet état. Ce qui veut dire qu’on va devoir poireauter dans ce trou jusqu’à ce qu’il fasse nuit.
Razor lâcha un soupir de dépit.
— J’espère qu’on a assez de clopes.
Morgue hocha vigoureusement la tête en approbation, ce qui ne surprit pas Cassandra. Celle-ci alla s’assoir à côté de son amante et lui attrapa la main. Elles regardèrent Razor extraire une dernière balle, puis celle-ci les rejoignit, tandis que Shade jouait avec le chien.
— On devrait demander à Georges de ramener des explosifs, commenta la sorcière après avoir allumé une cigarette. Faire sauter cet endroit une bonne fois pour toutes.
— Je ne sais pas, commenta Cassandra.
Razor lui jeta un regard mauvais.
— J’espère que tu ne te dis pas qu’il y aurait moyen d’utiliser les travaux qui ont été faits ici pour guérir les vampires de leur peur du soleil.
Morgue secoua la tête.
— On n’a pas peur du soleil ! protesta-t-elle. Ça picote un peu, c’est tout.
Cassandra, elle fronçait les sourcils, surprise par la remarque de Razor, et à vrai dire un peu irritée par sa défiance envers tout ce qui était vampirique.
— Tu penses que ça aurait pu marcher ? demanda-t-elle. Son projet ?
— Je ne sais pas, répondit Razor. Ce n’est pas la question.
Cassandra secoua la tête.
— En tout cas, ce n’était pas ce que je voulais dire. Il y a deux raisons de ne pas faire sauter cet endroit sans réfléchir. Un, j’ai vu des tas d’éprouvettes et de produits chimiques. Si ça se trouve, il y a des machins contagieux qu’on n’a pas envie de disséminer avec un gros boum.
Razor tira sur sa cigarette, l’air songeuse.
— D’accord, admit-elle.
— Deux, reprit Cassandra, On a peut-être buté le Sorcier, mais il ne bossait sans doute pas seul. Peut-être que sur un des ordinateurs qui trainent ici, il y a une liste de types qu’on devrait avoir à l’œil.
Razor soupira.
— D’accord, répéta-t-elle. Une bonne explosion, ça permettait de marquer le coup, de montrer que c’était fini, mais j’imagine que t’as raison.
Morgue approuva de la tête.
— Pas moyen que je revienne faire le ménage. Une explosion, voilà comment ça devrait se terminer. Avec nous toutes en ligne, en train de marcher au ralenti pendant que ça saute.
Razor lui fit un petit sourire.
— Dans la vraie vie, il faut parfois gérer ce qui se passe après qu’on ait tout fait péter.
— La vraie vie, c’est de la merde.
Il y eut un moment de silence songeur après cette phrase philosophique, puis Shade décida d’arrêter de jouer avec Pete et rejoignit la conversation.
— Pourquoi tu demandes pas à tes potes de débarquer avec la malle magique ? demanda-t-elle. Comme ça, on pourrait se poser sur le balcon à boire des bières pendant que les deux geeks ramassent les disques durs et se débarrassent des produits toxiques ?
Morgue hocha la tête, approbatrice. La perspective de ménage était beaucoup moins repoussante si c’était d’autres gens qui s’y collaient.
Razor sembla hésiter, chercha une objection, puis haussa les épaules.
— D’accord, finit-elle par dire. Je vais passer un coup de fil.
***
Allongée au soleil sur un transat, une bière à la main, Crow émergeait lentement. Lorsqu’elle s’était réveillée, elle avait d’abord paniqué en voyant le ciel bleu et la lumière du jour, puis elle avait réalisé qu’il s’agissait du « soleil » inoffensif de l’univers de poche de Tante Stella, et pas de celui qui était un danger mortel pour les vampires.
Elle avala une gorgée de bière et la savoura. Ce n’était pas tous les jours qu’elle pouvait boire des coups au soleil. À côté d’elle, Razor fumait un pétard. Elles étaient seules sur le balcon ; Crow supposait que Morgue avait dû comprendre qu’elle n’avait pas envie de la voir au réveil. Ou peut-être juste qu’elle faisait une sieste.
Razor tendit son joint à la vampire, mais celle-ci fit non de la tête. La sorcière tira donc dessus à sa place.
— Donc, c’est fini ? demanda Crow.
— Ouais. Plus ou moins. Betty et Karima sont en train de récupérer le matériel informatique. Tante Stella jette un coup d’œil à l’endroit pour chercher je ne sais quoi. Shade filme avec un téléphone certaines choses en se disant que ça pourra servir de levier contre l’Ordre vampirique et leurs lubies de traitements chelous. Mais sinon, c’est fini. Le Sorcier est mort, et on est vivantes.
Crow avala une nouvelle gorgée de bière, soulagée.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle.
— Ça va. Tu m’as fait peur, tu sais ? J’ai bien cru que t’y étais passée.
— Ouais, moi aussi.
Razor ouvrit à son tour une bouteille de bière. Crow se demanda si c’était sa première. Probablement pas.
— Je peux te poser une question ? demanda la sorcière.
— Vas-y.
— Tu comptes faire quoi, maintenant ? Je veux dire, tu vas continuer à prétendre que t’es une humaine gothique qui se prend pour une vampire ?
Crow ne s’était pas vraiment posé la question. Ça n’avait pas fait partie de ses interrogations principales, ces derniers jours.
— Pourquoi pas ? répondit-elle finalement. Tu vas pas me balancer ?
Razor se mit à rire.
— On a toutes nos petits secrets.
Épilogue
Cassandra, Morgue et Shade restèrent quelques jours dans la cabane de Tante Stella, le temps de se remettre de leurs blessures. Les vampires et loups-garous guérissaient plutôt vite, mais pas non plus aussi instantanément qu’on le croyait souvent.
Ce fut donc Cookie et Elvira qui furent les premières à partir : la garagiste avait peur de perdre son travail si elle s’absentait trop longtemps, et Elvira reprenait les cours.
Razor, Betty et Karima leur dirent au-revoir et les regardèrent partir dans une voiture de location, Cookie ayant catégoriquement refusé d’emprunter la Clio possédée de la sorcière.
Il y eut une minute d’attente après qu’elles furent parties, le temps d’être sures qu’elles n’allaient pas revenir parce qu’elles avaient oublié quelque chose, puis Karima décida qu’il était temps de passer au commérage.
— Hé ben, commenta-t-elle. Elles font un beau couple, toutes les deux.
— Vous pensez qu’elles vont se marier ? demanda Betty.
Razor leva les yeux au ciel. Elle connaissait les positions de son amie sur le mariage.
— Cook est complètement contre, je vous signale. Et Elvira n’a pas spécialement l’air d’en mourir d’envie non plus.
— Il faut vraiment qu’on lui trouve un diminutif, commenta Karima. El-vi-ra, c’est beaucoup trop long.
Le trio se dirigea vers le Combi, qui trainait depuis quelques jours sur une place gratuite située dans un patelin à quelques kilomètres de Cannes.
— Je ne sais pas, reprit Betty. Cookie est contre le mariage, mais elle aimerait bien avoir des enfants.
— Nom de Dieu ! soupira Razor. Elles sont ensemble depuis deux semaines, elles ne vont peut-être pas parler de gosses tout de suite, hein ?
La sorcière sortit sa clé et déverrouilla la porte du van.
— En même temps, répliqua Karima, avec tout ce qu’on a vécu, ça crée des liens. Ça rapproche. À mon avis, c’est l’idéal pour démarrer une relation.
— Parce que tu t’y connais en relations ? railla Razor en faisant coulisser la porte latérale. Peut-être que tu devrais moins analyser celles des autres et te décider à pécho Casse avant qu’elle ne reparte.
Karima leva les yeux au ciel.
— Arrêtez avec ça. Il n’y a rien entre Casse et moi.
Betty se mit à rire, et Karima lui jeta un regard mauvais.
— Quoi ? demanda-t-elle.
— C’est surtout qu’il y a Morgue entre Casse et toi, railla Betty tout en grimpant dans le van.
— Va chier. Et d’abord, j’aimerais qu’on recentre le sujet sur Cook et Elvy. Elvy, ça ferait pas mal comme diminutif, non ?
***
À l’intérieur de la voiture qui commençait son long trajet de retour, et inconscientes d’être déjà devenues le sujet de commérages de la part de leurs amies, Cookie et Elvira faisaient, elles, le bilan de leurs « vacances » :
— Au moins, on aura été sur la Côte d’Azur, constatait Elvira. Et je suis contente d’avoir rencontré tes copines. Mais peut-être que, la prochaine fois, on pourrait envisager de partir un peu plus…
Elle hésita. Elle avait peur que Cookie le prenne mal si elle lui suggérait que ses copines pouvaient être un peu envahissantes.
— À deux ? suggéra Cookie. Sans potes, sans parents, sans bikeuses de l’Enfer ni sorcières retraitées ?
Elvira poussa un soupir de soulagement. Elles étaient bien sur la même longueur d’onde.
— Voilà.
— On pourrait envisager ça.
Elvira fit un petit sourire, et posa sa main sur celle de son amante, qui était elle-même occupée à tenir le levier de vitesse.
— Tu sais, je réalise que c’était un faux pas de te trainer au théâtre. Mais je suis sûre qu’entre ça et les fusillades, on peut trouver un entre-deux, quelque part au milieu.
— Ça doit pouvoir être possible, admit Cookie. Ça te dirait qu’on aille voir un match de foot ?
***
Deux jours plus tard, ce fut Morgue, Shade et Cassandra qu’elles regardèrent partir. Et Pete. Le tout réparti sur deux Harley-Davidson : les deux vampires sur une moto, la louve-garou et le chien sur l’autre.
— Elles vont vraiment faire plus de mille bornes comme ça ? demanda Betty.
— C’est des créatures surnaturelles, répliqua Razor. Elles ont des super pouvoirs et tout.
— C’est un truc souvent négligé, ajouta Karima. Le super-pouvoir de ne pas avoir mal au cul sur les longs trajets en bécane.
Cette fois-ci, elles eurent le temps de rentrer dans la maison de Tante Stella avant que Betty ne s’attaque aux ragots.
— Alors ? demanda-t-elle tandis qu’elles rejoignaient la vieille sorcière et Crow sur le balcon. Tu n’as pas le cœur trop brisé ?
— Va chier, répliqua Karima sans grande conviction.
Razor s’assit sur le vieux rocking chair, tandis que ses deux amies optaient pour des transats.
— Hey, j’ai une idée d’enfer ! lança Betty avec entrain.
Son enthousiasme n’était pas très partagé, et elle n’eut droit qu’à un silence.
— Vous pourriez demander ce que c’est, reprit-elle, boudeuse.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda poliment Razor.
À tous les coups, c’était encore une histoire de couple, de mariage et d’enfants. Autant de sujets qui ne branchaient pas particulièrement Razor, qui regrettait un peu le temps où elles discutaient de la meilleure façon de tuer un sorcier surpuissant.
— Tu pourrais sortir avec Morgue, expliqua Betty. Vous iriez super bien ensemble.
— C’est vrai, admit Karima. Vous avez une façon de synchroniser le moment où vous allumez des cigarettes, c’est vraiment trop mignon.
Razor soupira et ne daigna même pas répondre.
— Comme ça, reprit Betty, Casse et Car pourraient enfin vivre leur idylle.
— En plus, reprit Karima, vous êtes toutes les deux des ronchonnes au grand cœur.
— Morgue n’est pas une ronchonne au grand cœur, c’est une enculée de vampire égoïste et sociopathe.
— Oh, arrête, protesta Betty. T’en es restée là, après tout ça ?
Razor alluma une cigarette. Elle avait fini par développer un certain respect pour Morgue, mais cela s’arrêtait là. Elle l’avait vue se partager un cœur humain (ou plutôt vampirique) avec Cassandra. Les deux vampires pouvaient sembler sympathiques à des moments, mais, contrairement à ses deux amies, elle avait vu ce qu’elles pouvaient faire. Elle n’avait pas forcément envie d’en parler à Betty et Karima. Elles n’avaient pas besoin de connaitre tous les détails.
— Je sais qu’après tout ça, je serai censée finir grandie et avoir dépassé mes préjugés, mais qu’est-ce que vous voulez ? J’aime pas les vamps, j’aime pas les vamps.
Elle aperçut le regard que lui lançait Crow, et se sentit obligée d’ajouter :
— Ça te vise pas, hein. Toi, t’es une gothique qui se prend pour une vampire. Ça n’a rien à voir.
***
Morgue ouvrit la porte de son appartement et laissa passer Cassandra avant d’entrer à son tour. Elles eurent tout juste le temps d’allumer la lumière avant d’être accueillies par des miaulements enthousiastes.
— Baal ! s’exclama Cassandra en attrapant le chat noir. Comme je suis contente de te revoir.
— Ouais, fit Morgue. Ça fait du bien de rentrer chez soi.
Cassandra se laissa tomber sur le canapé, et déposa le chat sur ses genoux. Celui-ci en bondit immédiatement pour aller se frotter aux jambes de Morgue.
— C’est rigolo, commença la jeune vampire sans se formaliser du départ de l’animal, quand je pense que j’étais partie chez ma mère en me disant que j’allais enfin passer deux semaines sans être mêlée à des fusillades ou des règlements de compte…
Morgue caressa un peu le chat, puis alla s’assoir sur le canapé, à côté de Cassandra.
— Oh, merde, reprit cette dernière. Ma mère. Je n’ai passé que trois jours avec elle, et j’ai dû monter un bobard pas possible. Elle va me tuer.
— C’est pas grave, répliqua Morgue tandis que le chat lui sautait sur les genoux. T’es déjà morte, après tout.
— Ouais, faudra que je lui parle de ça aussi.
Dépitée, elle se passa la main dans les cheveux, et se rappela alors qu’elle n’en avait plus beaucoup.
— Et en plus, ajouta-t-elle, elle va aussi me tuer à cause de ma nouvelle coupe. Chiotte.
***
Shade gara sa Harley-Davidson devant le Full Moon. Elle poussa les deux portes battantes du bar et, sans faire attention à l’atmosphère enfumée ni aux regards qu’on lui jetait, elle se dirigea vers la porte sur laquelle était écrit « Staff only ».
— Salut, Silvio, lança-t-elle au loup-garou bien habillé.
Seul dans la pièce, le gérant du lieu était en train de déguster une pizza.
— Shade ! s’exclama-t-il. Tu veux une part ?
— Non. Je venais juste te remercier pour l’aide que tu nous as apportée.
— Pas de quoi.
Shade déposa par terre le panier fermé qu’elle avait à la main.
— C’est quoi ? demanda Silvio, curieux.
— Je pensais qu’avec tout ce que tu avais fait pour nous, tu méritais bien une récompense.
Elle ouvrit le panier, et Pete en sortit, poussant des petits jappements de contentement. Silvio regarda l’animal et reposa sa part de pizza.
— Tu te fous de moi, hein ?
***
Assise sur le siège passager du Combi, Crow somnolait, bercée par les lumières occasionnelles des voitures qu’elles croisaient et les vieux morceaux de punk que passait le lecteur cassette du véhicule. Si elle avait espéré qu’un trajet seule avec une femme de soixante-dix piges permettrait de changer des gouts musicaux que lui imposaient ses comparses habituelles, elle en avait été pour ses frais.
Elle se serait bien épargné le détour, du reste, mais, si Razor, Betty et Karima étaient rentrées directement, elle avait de son côté laissé sa voiture dans une zone commerciale en Picardie. Elle n’avait pas pu la faire rentrer dans la boite pour pouvoir être transportée avec tout le reste.
— Alors, demanda Stella. Tu comptes faire quoi, maintenant ?
Crow haussa les épaules.
— Rien de spécial. Continuer comme avant. Passer mon diplôme. Peut-être commencer une thèse.
— En continuant à te faire passer pour une humaine ?
— Pourquoi pas ?
Stella ne répondit pas tout de suite.
— Retour à une vie normale, alors ?
— Je pense que je l’ai enfin mérité, non ?
— Je suppose.
— Et toi ? demanda Crow. Tu vas retourner dans ton placard ?
Il y eut un moment de silence, pendant lequel Crow eut le temps de réaliser toute l’ambigüité de sa phrase.
— Je suis désolée. Ça ne sonne pas terrible.
— Non, admit Stella. Mais, oui, je suppose que je vais retourner dans mon coin de verdure. Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre, hein ?
Crow ne répondit pas. La sorcière décida donc de le faire à sa place :
— Je sais ce que tu vas me dire. J’imagine que je pourrais fouiller dans les fichiers qu’on a récupérés. Savoir dans quels réseaux notre ami trempait. Mener une croisade contre tous les trous du cul qui veulent manipuler les forces occultes à de sinistres desseins.
Ce n’était pas vraiment ce que Crow allait lui dire. Si elle s’était permise de lui faire une suggestion, ça aurait sans doute plutôt été de sortir un peu de sa tanière et de reprendre une vie normale, pour une définition généreuse de la normalité. Mais, manifestement, Stella ne voyait pas d’entre-deux entre « recluse » et « en guerre ».
— Bah, fit la sorcière en s’allumant une cigarette. Je suis trop vieille pour ces conneries.
Crow ne put s’empêcher de remarquer le sourire en coin de son interlocutrice. Elle avait fait un mémoire qui portait sur les films d’action, même si c’était par le prisme du genre. Elle savait donc très bien ce que ça voulait dire lorsqu’on soupirait qu’on était trop vieille pour ces conneries. Ce n’était pas le signe qu’on allait arrêter et plutôt s’inscrire au club de bridge du coin, mais celui qu’on allait continuer de plus belle en trouvant ponctuellement la satisfaction dérisoire de pouvoir se plaindre.
***
Razor, Karima et Betty rentraient chez elle. La nuit commençait à tomber lorsqu’elles arrivèrent en ville et que Razor se gara devant son immeuble. Elles montèrent silencieusement jusqu’à son appartement. Sur les dernières marches d’escalier, la sorcière s’alluma une cigarette pour se donner le courage de franchir les derniers mètres qui la séparaient de chez elle.
Lorsqu’elle avait quitté sa « maison », c’était en urgence, après que Schwarzy-vampire ait défoncé la porte et alors qu’il voulait les tuer. Elle avait peur de ce qu’elle allait retrouver.
— Oh, merde, commenta Betty en voyant la porte de l’appartement.
Il y avait des scellés de police, censés empêcher le passage, et la serrure avait été changée. Ce n’était pas très étonnant, à bien y réfléchir : il y avait eu des coups de feu tirés, un vampire était passé par la fenêtre, la porte était défoncée et, quand elles étaient parties en urgence, elles avaient laissé un cadavre dans l’appartement. Les voisins avaient dû appeler les flics, forcément.
Razor eut une montée d’angoisse en pensant à toutes les démarches qu’elle allait devoir faire. S’expliquer à la police, sans aucun doute. Trouver qui pouvait bien avoir la clé de la nouvelle serrure. Récupérer ses affaires, qui avaient dû être embarquées, ce qui voulait dire donner encore plus d’explications aux keufs, qui n’allaient sans doute pas s’en satisfaire.
Oh, quelle merde. Elle verrait ça plus tard.
— Je peux dormir chez vous, ce soir ? demanda-t-elle.
***
Elles se dirigèrent donc vers l’appartement de Betty et Karima qui, en plus d’être plus agréable que le sien, n’avait sans doute pas été perquisitionné.
À un feu rouge, Razor s’alluma une cigarette. Peut-être qu’elle ne devrait pas essayer de se renseigner sur son appartement, et faire comme si elle n’y avait jamais habité. Elle n’y avait rien d’indispensable, après tout. Elle aurait juste à se racheter de nouvelles fringues. Ou peut-être que les flics n’avaient pas tout embarqué, et qu’elle pourrait fracturer la porte de son propre appart’ pour voir si ses polos Fred Perry et ses docs étaient toujours là ?
Le feu passa au vert, et la Clio cala. Razor soupira et regarda dans son rétro la grosse Audi derrière elle qui commençait à s’impatienter. Elle tourna à nouveau la clé, mais le moteur se contenta de tousser.
— Elle a un problème ? demanda Betty.
La grosse Audi se décala pour la doubler, et son occupant commença à l’insulter. Razor tourna à nouveau la clé, et le moteur démarra parfaitement.
— Non, finit-elle par répondre, un petit sourire aux lèvres. Je crois qu’elle a juste envie de faire la course.
— Oh, non, fit Karima en se cramponnant à la poignée passager. Pas encore.
Merci pour votre lecture !
Merci d’avoir lu La sorcellerie est un sport de combat. J’espère que ce roman vous aura permis de passer un moment agréable. Si c’est le cas et que vous avez l’énergie, n’hésitez pas à en faire une critique ou à en parler autour de vous. Il est compliqué pour un livre auto-édité d’avoir de la visibilité, mais ce genre de retours peut permettre de les mettre un peu en avant et est toujours fortement apprécié.
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Pour une liste plus exhaustive et mise à jour, vous pouvez consulter le site https://crowdagger.fr.
À propos de Lizzie Crowdagger
Lizzie Crowdagger a commencé une carrière d’astronaute, mais une mauvaise vision, une condition physique médiocre et une certaine paresse ont fini par la faire renoncer à cette voie vers le CE1. Elle a, plus tard, tenté de devenir pilote de course, mais a dû rapidement admettre qu’elle conduisait comme un pied et s’est réorientée pour devenir une bikeuse vampirique. N’ayant pas de moto et ne possédant que des canines d’une taille tout à fait quelconque, elle s’est une nouvelle fois résignée à abandonner pour se consacrer à ce qu’elle savait le mieux faire : s’imaginer des vies qu’elle ne vivrait jamais.
Lizzie Crowdagger écrit essentiellement de la fantasy et de la science-fiction. Ses histoires abordent des thématiques sérieuses, comme les vampires, la sorcellerie, les armes à feu et les explosions, mais parlent également de choses plus légères, comme le féminisme, l’homosexualité, la transidentité, la lutte des classes, etc.
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