Il y a une dizaine de jours, j’ai souscrit à Arrêt sur images, et j’ai fait de véritables séances de binge watching de l’émission Proxy, animé par Loris Guémart, et qui est également diffusé gratuitement sur Twitch toutes les semaines.
Il se trouve que Loris Guémart, il a une petite marotte qui revient toutes les semaines, c’est tout ce qui rélève des publicités dites « natives » ou du « brand content » et qu’il appelle plus largement (et je suis assez d’accord avec lui) « publicité cachée ».
vaAlors, forcément, quand on a un peu passé son temps ces dernières semaines à binge-watcher ça, ça met dans un état d’esprit et on a une certaine vigilance quand on regarde d’autres contenus. Et il se trouve que je regarde d’autres contenus sur Youtube, que je pourrais ranger grossièrement en trois catégories : Formule 1, jeux vidéos, et vulgarisateurs plutôt de gauche.
Alors, sur les deux premières catégories je n’avais pas spécialement eu besoin d’un abonnement à Arrêt sur images pour réaliser qu’il y avait quelque chose de pourri, avec évidemment beaucoup de publicité et une délimitation floue entre ce qui relève de la publicité et qui n’en est pas, et surtout des partenariats que je considère peu scrupuleux, faisant notamment la promotion de jeux d’argent, donc je ne vais pas m’attarder dessus (ça mériterait peut-être en revanche que le législateur s’y penche un peu plus).
Bref, c’est dans ce contexte que j’ai regardé la vidéo de bilan de fin d’année de la chaîne Linguisticae, qui est une chaine Youtube que j’apprécie et que, d’habitude, je trouve plutôt carrée avec la publicité.
La publicité classique
Il faut voir qu’il y a plusieurs types de publicité que vous pourrez trouver sur Youtube. La première, c’est celle qui est placée directement par Youtube, qui est clairement faite par une agence de pub, et à laquelle vous pouvez échapper avec une extension comme uBlock Origin.
Deux choses qui font que ça ne rapporte pas beaucoup, parce que ce n’est pas très efficace, parce que la plupart des gens n’aiment pas spécialement la publicité, et n’ont pas envie de s’infliger ça avant de regarder la vidéo qu’ils ont envie de voir.
Heureusement, les créatifs marketeux ont trouvé plus efficace.
Le placement de produits
C’est pour ça que lorsqu’un vidéaste a un peu de succès, il est un peu plus intéressant de trouver des partenaires pour faire du placement de produits. L’idée, c’est qu’une entreprise (appelons-la NordVPN) paie des vidéastes en échange du fait qu’ils parlent en bien d’elle à un moment dans leur vidéo.
Là, on commence à avoir des limites très floues entre ce qui relève de la publicité et ce qui est le « contenu éditorial » du vidéaste : s’il présente comme le reste de sa vidéo des arguments pour vendre le produit, on ne sait pas trop s’il est sincère. On peut se douter qu’il ne l’est probablement pas et qu’il dit juste ça pour toucher de l’argent, parce que c’est indiqué que c’est « en partenariat avec » ou « sponsorisé par ». Mais ce n’est pas dit clairement que c’est de la pub et ça a quand même une certaine probabilité de tromper un peu plus l’audience qu’une publicité classique, même si tous les vendeurs de pubs vous assureront du contraire (enfin, sauf peut-être si vous voulez leur acheter de la pub).
Là-dessus, la chaine Linguisticae fait plutôt, de mon point de vue, partie des bons élèves puisque le placement de produits est clairement placé à part du reste de la vidéo, sous forme de sketch qui va souvent exagérer le côté publicitaire : on a donc une limite claire entre ce qui relève du contenu réel de la vidéo et de ce qui est de la publicité. Malheureusement, beaucoup n’ont pas ces scrupules, et vont juste parler très sérieusement des bienfaits prétendus d’une offre.
Sujet sur commande
Et puis il y a un troisième modèle de publicité, qui est à mon avis le plus pernicieux, qui est celui où une entreprise va cette fois-ci payer un vidéaste non pas pour qu’il parle de son produit quelques minutes dans une vidéo, mais pour qu’il fasse une vidéo sur un sujet donné. C’est particulièrement courant dans le domaine du jeu vidéo, où on va parler « d’opé spé ».
La plupart des vidéastes expliquent que cela ne joue pas, ou vraiment pas beaucoup, sur ce qu’ils peuvent dire dans leur vidéo, que tout va bien, etc. Ce qui pose bien sûr plusieurs questions comme :
- si un·e vidéaste était sérieusement limité·e contractuellement sur ce qu’iel peut dire dans sa vidéo, est-ce qu’iel aurait vraiment toute latitude pour le dire ailleurs que dans cette vidéo ?
- même s’iel avait caviardé des choses en échange de l’argent, est-ce qu’iel aurait intérêt à le crier sur les toits ?
- et, surtout, est-ce que ça n’induit pas forcément un biais, conscient ou pas, qui fait qu’on pourrait éviter de dire des choses qui pourraient pousser une entreprise à ne plus te donner de l’argent dans le futur ?
Face à ça, le minimum légal est aussi un peu, malheureusement, le maximum qu’on peut espérer, c’est-à-dire qu’il soit « clair » qu’il s’agit d’un « partenariat » ou que la vidéo est « sponsorisée » ou « faite avec le soutien de » (on ne va quand même demander de parler explicitement de publicité).
Des partenariats pas très clairs avec la Chine
Bref, je regardais la vidéo de bilan de la chaine Linguisticae, qui parle notamment du bilan financier. Là-dessus, je ne peux qu’applaudir la transparence de Monté, qui met aussi en avant la façon dont il emploie des gens, sous quel statut, ce qui n’est pas le cas sur beaucoup de chaines.
Dans son bilan, Monté évoque notamment le fait que ses vidéos sur les langues chinoises étaient avec un partenariat, et là je réalise que si j’avais vu ces vidéos (qui sont intéressantes par ailleurs), je n’avais pas remarqué qu’elles étaient faites dans le cadre d’un partenariat (ce qui n’es pas étonnant, je n’étais pas encore abonnée à Arrêt sur images, après tout). Mais ça me rappelle que j’avais vu quelque chose passer sur les partenariats de la chaine Nota Bene avec la Chine. Donc je fais une recherche, et je trouve notamment cette vidéo de Stupid Economics qui parle justement de ça.
La vidéo de Stupid Economics
Cette vidéo enquête un peu sur la société « Tianci Media », ou « TNC Media », qui est l’entreprise qui a financé, donc, un certain nombre de vidéos sur la Chine, à la fois chez Nota Bene et Linguisticae. Cette toute petite entreprise française a visiblement des liens avec la télévision d’État chinoise et l’essentiel de l’activité semble être de subventionner des vidéos sur la Chine.
Stupid Economics a interrogé les vidéastes de Linguisticae et de Nota Bene, et ceux-ci ont expliqué qu’ils ont blindé leur contrat pour pouvoir raconter ce qui’ils voulaient. Donc, tout va bien, même si un autre vidéaste (qui témoigne anonymement a, lui, vu sa proposition de sujet recalée, ce qui semble quand même indiquer une certaine sélection.
La vidéo de Stupid Economics explique alors les vertus de transparence de ces deux chaines, qui ont permis de voir le souci, et rappelle le cadre juridique en citant l’article 20 de la Loi pour la Confiance en l’Égalité Numérique :
Toute publicité, sous quelque forme que ce soit, accessible par un service de communication au public en ligne, doit pouvoir être clairement identifiée comme telle. Elle doit rendre clairement identifiable la personne physique ou morale pour le compte de laquelle elle est réalisée.
Article 20 LCEN
« C’est parce que Linguisticae et Nota Bene ont respecté ces règles de transparence que l’on peut savoir que leur vidéo était sponsorisée », explique ainsi Stupid Economics. Avant d’ajouter que c’est aussi ces règles qui permettent de voir qu’il reste une part d’ombre sur le fonctionnement, le financement, etc. de Tianci Médias, et de présenter les démarches faites pour éclaircir cela, qui se sont relevées infructueuses.
Une législation insuffisante
Cela dit, l’esprit un peu taquin trop mâtiné par Arrêt sur images que je suis aurait tendance à se demander : si, au final, on ne sait toujours pas avec certitude (même si on peut clairement soupçonner le PCC) qui a financé ces vidéos, est-ce que ce n’est pas le signe que cette loi est un peu insuffisante ? Peut-on se satisfaire d’une vague société écran au capital de 100€ présentée comme partenaire porte-nez ?
Et on pourrait aussi trouver que la clarté de ce partenariat dans les vidéos de Linguisticae et Nota Bene est assez discutable : après tout, j’étais moi-même passée à côté dans le cas des vidéos de Linguisticae. Et pour cause : c’est seulement en fin de vidéo qu’il est indiqué que celle-ci a été réalisé dans le cadre d’un partenariat.
Certes, c’est la pratique courante, et on voit fréquemment des productions autrement plus directement « sur commande » avec pas plus d’indications que cela (voire moins) sur tout un tas de médias respectables (sans même parler des Brut ou Konbini). Mais on pourrait peut-être demander mieux, et à minima de ne pas accepter de partenariats avec des entreprises dont le seul intérêt est clairement de camoufler les véritables financeurs.
Une régulation inexistante
Évidemment, en termes de législation, ce n’est pas dans la logique du moment d’imposer plus de clarté et de ne pas se contenter de « en partenariat ». Un bon exemple de ça, c’est l’ARPP, ou « Autorité de régulation professionnelle de la publicité ». Si le nom pompeux pourrait laisser croire à quelque chose qui dépend de l’État, il s’agit non seulement d’un organisme privé, mais qui plus est rien de plus qu’un syndicat patronal qui regroupe les différents acteurs qui dépendent de cette publicité et qui sert surtout à vanter l’« auto-régulation » des publicitaires, quand bien même il est assez évident que celle-ci ne marche pas.
Conclusion nulle parce qu’il en faut bien une
Les deux chaînes dont je parle dans ce billet ne font pas partie des pires acteurs, et font même très certainement partie du haut du panier, et j’en parle non pas par envie de lancer une shitstorm mais comme exemple parce qu’il s’agit de ce que je regarde, et que, n’étant pas journaliste, il était hors de question de m’infliger gratuitement des placements de produits bien pires.
Dans tous les cas, que ce soit pour les médias ou les créat·eur·ice·s, la seule alternative réelle à la publicité est de financer les indépendant·e·s qui continuent à proposer d’autres modèles où, comme dirait Edwy Plenel, seul·e·s les abonn·e·s peuvent les acheter. L’occasion au passage de vous rappeler que vous pouvez me soutenir sur uTip ou Patreon, ou simplement en achetant mes livres 🐱.
Très instructif, merci pour cet excellent article