Déviances vikings est une novella de fantasy avec de l’action, des sentiments et des cornes de brume. Vous pouvez dès maintenant lire le texte intégral en version numérique à prix libre ou commander le livre papier pour 7€ ici. Les huit chapitres composant ce récit seront également publiés progressivement en accès libre. Voici le premier.
Chapitre 1
Avec l’altitude, le vent frais était d’autant plus cinglant, et Gunnbjörn regretta un instant de ne pas avoir pris de manteau.
Il avait une quarantaine d’années, la peau sombre, une taille respectable, quoique assez banale pour un guerrier viking, et une coiffure qui combinait de longs cheveux crépus tressés en arrière avec des tempes rasées sur le côté du crâne.
Il était habillé des vêtements traditionnels des guerriers vikings : il avait une chemise de corps ouverte jusqu’à mi-poitrine, que la vanité le poussait à ne pas refermer malgré le froid, au-dessus de laquelle il portait une veste en cuir sans manche. Au dos de celle-ci était brodée l’appartenance de son clan en lettres runiques. Ses jambes et ses pieds étaient, de leur côté, mieux protégés de la fraicheur, par un épais pantalon de cuir et des bottes à sangles. N’ayant pas prévu de guerroyer aujourd’hui, il ne portait que deux petites haches à la ceinture.
Pour se réchauffer, il marchait à grandes enjambées. Derrière lui, Siv peinait à le suivre. Gunnbjörn entendait la respiration de sa servante qui se faisait plus rapide : elle avait du mal à garder le rythme dans la montée.
Devant eux, Fenrir le chien gambadait. Il s’agissait d’un molosse noir à la taille imposante et aux poils longs. Son aspect quelque peu effrayant lui avait valu d’être baptisé Fenrir, comme le dieu loup, mais pour éviter la confusion avec ce dernier on l’appelait en général « Fenrir le chien », ce qui amenuisait quelque peu l’impact du nom.
Derrière eux, et déjà beaucoup plus bas, se trouvait la baie de Fossarjavík, avec le village côtier de Kirkjubær d’où ils étaient partis un peu plus tôt. Gunnbjörn se retourna quelques instants pour contempler le paysage, et en profita pour vérifier que Siv arrivait encore à le suivre.
Il lui avait demandé de l’accompagner chasser parce qu’il pensait qu’un peu d’entrainement physique ne ferait pas de mal à la jeune femme, et lui permettrait également d’échapper à ses corvées quotidiennes. Il n’était pas certain qu’elle lui en soit reconnaissante. Elle peinait dans la montée, rajustait tous les trois pas l’arbalète qu’il lui avait prêtée et qu’elle portait en bandoulière dans le dos, et trébuchait régulièrement à cause de ses bottes qui étaient trop grandes pour elles.
Qu’est-ce que tu t’imaginais ? se demanda Gunnbjörn en son for intérieur. Ce n’est pas une guerrière.
Siv était plutôt menue, avait la peau pâle et de longs cheveux châtains qu’elle gardait détachés. Contrairement à lui, elle avait pensé à se couvrir les épaules d’une cape en laine ; en revanche, ses jambes étaient exposées, puisqu’elle ne portait qu’une robe qui lui descendait jusqu’à mi-mollets.
— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il.
— Oui, sire.
Gunnbjörn poussa un soupir bruyant.
— Tu n’es pas obligée de m’appeler sire.
Siv attendit de l’avoir rejoint et d’avoir repris son souffle avant de répondre :
— Je sais, sire.
Il leva les yeux au ciel.
— Si tu regrettes d’avoir accepté de m’accompagner, tu peux me laisser l’arbalète et faire marche arrière.
— Non, sire. Vous me faites grand honneur en m’autorisant à venir avec vous.
Gunnbjörn n’était pas assez idiot pour ignorer le sarcasme. Siv se montrait toujours d’une politesse exemplaire, voire obséquieuse, mais y ajoutait parfois une ironie peu dissimulée.
— Tu n’es vraiment pas obligée, si tu n’en as pas envie. C’est juste que je pensais…
Il ne termina pas sa phrase. Il n’était pas certain de ce qu’il avait pensé. Normalement, c’était son fils, ou des amis, qui auraient dû l’accompagner à sa partie de chasse. Mais Gunnbjörn n’avait pas plus d’enfant que de femme, et s’il avait quelques compagnons qu’il considérait comme des amis, il était le genre d’homme à préférer d’habitude ce type d’excursions en solitaire.
— C’est un honneur, sire, termina Siv.
Il essaya un instant de déterminer si elle était sincère, puis abandonna.
— Un jour, soupira-t-il, j’arriverai à savoir quand tu parles avec le cœur et quand tu te moques de moi.
— Les deux ne sont pas toujours incompatibles.
Gunnbjörn fut surpris de voir un sourire aux coins des lèvres de sa servante. Cela n’arrivait que depuis peu de temps. Lui était plus démonstratif et partit dans un grand rire sonore. Siv le regarda avec incompréhension, n’estimant visiblement pas que sa remarque justifiait pareille réaction.
— On se remet en route, alors ? demanda-t-il ensuite.
— Puis-je juste suggérer à mon honorable maitre que son humble servante ne dispose ni de la longueur de ses jambes, ni de la force de ses muscles, et qu’un rythme plus tranquille lui serait plus confortable ?
— D’accord, concéda le guerrier. C’est juste que je pensais…
— … me rendre service en forgeant mon faible corps pour faire de moi une valeureuse guerrière, sire ?
La façon que Siv avait de le percer à jour faisait sans doute partie des choses qui avaient conduit Gunnbjörn à l’apprécier autant. Parfois, aussi, cela l’agaçait un peu.
— C’est aussi que, lorsque je marche plus lentement, je ne peux pas m’empêcher de parler. Je vais encore raconter certaines de mes prouesses, et avoir droit à tes remarques perfides.
— Moi, perfide ? Je n’oserais jamais, mon seigneur. Et de toute façon, je serai trop occupée à garder mon souffle.
Avec ce nouvel accord, ils se remirent en route, à une allure plus réduite qui laissait à Fenrir le chien le loisir d’aller renifler un peu partout, à Gunnbjörn le champ libre de deviser et qui permettait à Siv de rester à sa hauteur.
Après quelques anecdotes, il commença à raconter le dernier raid auquel il avait pris part dans les iles du Levant, et qui l’avait emmené à affronter un samouraï en combat loyal.
— Et, là, s’emporta-t-il, tu sais ce que m’a répondu ce chien à quatre pattes ?
Il ne s’attendait pas à une réponse de Siv, qui avait jusqu’à présent honoré sa part du marché en gardant le silence. Mais, malgré son souffle court, la servante se sentit tout de même obligée de demander :
— Je ne comprends pas, sire, n’est-il pas d’usage pour un chien d’avoir quatre pattes ?
La question prit Gunnbjörn au dépourvu et il s’arrêta, interloqué. Comme pour appuyer Siv, Fenrir le chien se retourna, démontrant qu’il avait bien quatre pattes.
— Tu ne sais pas d’où vient l’expression ? demanda-t-il.
— Oh, si, monseigneur. Mais, d’ordinaire, je ne m’autoriserais pas à pointer l’absurdité de la redondance.
Devant le regard faussement courroucé de son interlocuteur, elle ajouta prestement :
— Pardonnez-moi, messire. Je vais reprendre mon silence essoufflé pour vous laisser conter vos exploits ineffables.
Elle tint parole tout le reste de l’ascension. Peu à peu, tandis que Gunnbjörn racontait des exploits à peine exagérés, la pente se fit moins raide et l’herbe qu’ils foulaient laissa la place à plus de terre et de racines. Ils arrivaient dans la forêt perchée.
Tandis qu’ils s’aventuraient dans les bois, Gunnbjörn mit son égo de côté et se mit à raconter un des exploits de son père plutôt qu’un des siens. Dans sa jeunesse, l’homme avait participé à une expédition pour explorer les océans au-delà de Midgard.
Siv sortit de son silence mais, à la surprise du guerrier, elle faisait montre d’un intérêt réel qu’elle n’essaya bientôt même plus de masquer derrière des piques incisives. Elle en oublia même de l’appeler « sire ». Cela n’était peut-être pas si étonnant : après tout, la jeune femme venait d’Asgard.
Gunnbjörn, s’il transmettait l’histoire fidèlement, n’était pourtant pas certain de sa vérité : il n’y avait pas beaucoup de survivants qui pouvaient se targuer d’avoir participé à une telle expédition. La plupart de ceux qui s’en vantaient étaient surtout de fieffés menteurs.
Son père, Gunnvald, disait avoir vu des flammes tomber du ciel réduire leur bateau en cendres. Il n’avait dû son salut qu’à une planche de bois sur laquelle il s’était accroché, et qui avait fini par le ramener sur une ile du Nord.
— Des flammes tombées du ciel ? demanda Siv. Ce n’était pas des éclairs ?
D’ordinaire, c’était la colère de Thor qui expliquait qu’aucun navire ne revenait passé une certaine limite. Du moins, c’était le cas chez les gens du Nord ; au Levant, on parlait des vents des dieux. La vérité était que personne, nulle part, n’en savait grand-chose.
— Pas d’après mon ancien. Honnêtement, je ne sais pas quel crédit accorder à son histoire. Je ne pensais pas que ça t’intéresserait autant. Après tout, tu devrais en savoir plus que moi, là-dessus.
— Pas vraiment, admit Siv. Je me rappelle juste m’être réveillée sur une plage, en compagnie d’autres exilés. Je n’ai pas de souvenirs du voyage.
Cela ne surprenait pas Gunnbjörn. Tous les exilés d’Asgard lui avaient dit la même chose. Pour cette raison, il ne lui demanda pas à quoi ressemblait la vie là-bas. Tous ceux qui lui en avaient parlé la décrivait comme sensiblement similaire à Midgard. À se demander pourquoi on les bannissait ici.
— Qu’est-ce que tu faisais, avant ?
— Comme métier ? demanda Siv. Rien de très recommandable, j’en ai peur, sire. Jamais je n’aurais osé espérer avoir la chance de servir un seigneur honnête et magnanime.
Il y avait peut-être une pointe d’ironie dans la phrase, mais Gunnbjörn soupçonna que, sur le fond, Siv était sincère. Lorsqu’il l’avait rencontrée, quelques mois plus tôt, elle n’était pas exactement dans une situation idéale. Pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher de ne pas se sentir mal lorsqu’elle se montrait aussi redevable.
— On dit que dans les veines des exilés coulent le sang des dieux. Tu n’es pas une servante ordinaire.
Siv poussa un soupir. Clairement, elle ne voyait pas les choses de la même manière.
— Je ne suis pas ordinaire, admit Siv, mais je crains qu’il y n’y ait rien de divin là-dessous. Être une servante bien traitée est sans doute le mieux à espérer.
Gunnbjörn ne savait pas quoi dire. Peut-être n’avait-il pas utilisé les bons mots. Les bonnes phrases. Il aurait aimé lui dire à quel point, sang des dieux ou pas, elle était importante pour lui. Mais s’il pouvait faire preuve d’éloquence lorsqu’il s’agissait de raconter ses exploits, il était moins à l’aise lorsqu’il devait parler de ses sentiments.
— Et puis, ajouta Siv, je doute que servir le grand Gunnbjörn soit être une servante ordinaire. Je suis sure que si quelqu’un est capable de défier le feu des dieux, ou le vent, ou quoi que ce soit, c’est vous, sire.
Le regard de Gunnbjörn se posa sur un corbeau qui les observait, perché sur un arbre. Un messager d’Odin, comme l’indiquaient ses yeux rouges luisant.
— Ne dis pas ça. Tu vas offenser les dieux.
Siv suivit son regard, et s’inclina avec déférence.
— Mes excuses, seigneur d’Asgard. N’y voyez pas d’offense. Je disais cela uniquement pour flatter mon seigneur en espérant qu’il me traite bien.
Le volatile s’envola. Est-ce que c’était parce qu’il était vexé par l’outrage ? Parce qu’il avait accepté les excuses ? Ou juste pour aller se poser sur une branche plus confortable ? C’était dur à dire.
Ils firent quelques pas de plus en silence, puis Gunnbjörn sentit Siv lui toucher le bras. Sans un bruit, elle lui indiqua quelque chose. Il fallut au guerrier plusieurs secondes pour comprendre ce dont il s’agissait : à quelques dizaines de mètres d’eux, en partie masqué par un buisson, se tenait un sanglier de bonne taille.
Siv attrapa son arbalète et commença à l’armer. L’engin était doté d’une poulie qui permettait de lui donner une bonne puissance sans requérir trop de force, mais qui présentait l’inconvénient de ne pas offrir la même cadence qu’un arc plus sommaire. Gunnbjörn maudissait intérieurement cette perte de temps, et espérait que la bête n’aurait pas l’idée d’en profiter pour filer.
Après cela, ils allèrent à pas de loups chercher l’emplacement idéal pour le tir. Le guerrier fit signe a son chien de venir à ses pieds, puis l’attrapa par les poils du cou pour éviter qu’il n’aille éveiller l’attention de l’animal. Ensuite, il suivit son apprentie vers une petite butte qui avait l’avantage de lui donner de la hauteur. Il approuva ce choix d’un hochement de tête, avant de lui murmurer :
— Tu te rappelles ce que je t’ai dit ?
Un carreau ne serait probablement pas suffisant pour abattre immédiatement une bête d’une taille importante. Par conséquent, il fallait se préparer à la poursuivre, à la pister, voire, dans les cas extrêmes, à esquiver une charge désespérée.
Tandis que Siv lui répondait à son tour d’un hochement de tête silencieux, il lui fit signe qu’elle pouvait y aller. Elle épaula l’arbalète et resta un certain temps ainsi, à se préparer à tirer, attendant le moment propice.
Finalement, Gunnbjörn entendit l’arbalète claquer, puis le grognement de l’animal touché. Il arbora une moue de satisfaction : c’était du bon travail.
Blessé au dos, l’animal se tourna vers eux, furieux, et se mit à charger. À côté de lui, Siv maniait la poulie à toute vitesse afin de recharger. Ce n’était probablement pas le bon choix : elle n’aurait pas le temps de tirer avant que l’animal ne soit sur eux. Dans ce genre de circonstances, d’après l’expérience de Gunnbjörn, le mieux était de reculer dans un endroit plus sûr, ou de compter sur une arme suffisamment tranchante pour achever le travail.
Il sortit une des haches qu’il avait à sa ceinture, et la tint à disposition de Siv. Celle-ci l’ignora, continuant à se focaliser sur son arbalète tandis que le bruit du galop furieux de la bête noire qui fondait vers eux se faisait plus menaçant. Gunnbjörn était un peu déçu, mais il ne pouvait pas lui en vouloir : après tout, elle le lui avait bien rappelé, elle n’était pas une guerrière.
Ses yeux se reportèrent sur l’animal qui approchait. Celui-ci s’apprêtait à bondir, et Gunnbjörn hésita un instant. Il avait dit qu’il n’interviendrait que si Siv lui demandait, et elle n’avait rien fait de tel. Cependant, il avait prévu d’agir tout de même si la situation était désespérée, parce qu’il craignait bien que son humble servante n’ose lui demander de l’aide de peur de le décevoir.
Tandis qu’il réfléchissait, l’animal sauta vers Siv, qui se laissa tomber en arrière. La situation semblait maintenant suffisamment désespérée pour qu’il intervienne.
Alors qu’il s’apprêtait à frapper, tandis que l’animal était toujours en l’air, il entendit un nouveau claquement. Interdit, il vit un carreau d’arbalète transpercer la tête de l’animal, qui continua sa course au-dessus de son apprentie qui s’était jetée en arrière avant d’aller s’écraser un peu plus loin.
Tandis que Siv restait allongée au sol, Gunnbjörn fit quelques pas vers l’animal pour s’assurer qu’il était bien mort. Après quoi, le charme fut rompu, la vie reprit ses droits, et Fenrir le chien se mit à remuer la queue et à pousser des jappements enthousiastes.
— Tu chasses toujours le sanglier ainsi ? demanda Gunnbjörn.
— Bien sûr, Monseigneur. J’ai, évidemment, une grande pratique en la matière.
Gunnbjörn examina la dépouille qui était à ses pieds. Si le premier carreau ne l’avait que légèrement blessé, le second avait fracassé sa boite crânienne par le dessous.
— Je suppose que ça marche, en tout cas.
Toujours à terre jusque-là, Siv se releva enfin, sous la pression de Fenrir qui venait essayer de lui lécher le visage.
— Mon seigneur me permettrait-il de reprendre mon souffle avant de dépecer la bête ?
Gunnbjörn lui fit un petit signe d’acquiescement, et la regarda inspecter son corps. Il pensait que c’était pour vérifier qu’elle n’était pas blessée, mais elle le détrompa :
— Par les dieux, s’exclama-t-elle, je suis pleine de sang de porc.
Le guerrier partit dans un rire tonitruant tandis que son apprentie lui jetait un regard courroucé.
— C’était du bon travail, lui dit-il. Pas très orthodoxe, mais efficace, je suppose.
Elle ne paraissait pas convaincue, et se mit à gravir la butte. De là où elle était, la vue était plus dégagée et on pouvait voir la vallée voisine.
— Sire, venez voir !
Gunnbjörn se précipita pour la rejoindre. Vu le ton enjoué, il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui pointe du doigt une armée ennemie prête à déferler sur leur vallée, mais plutôt une autre proie possible, peut-être un cerf ou au moins un lapin. Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’était à ce qu’elle lui montre quelques fleurs mauves.
— Ce sont des cynoglosses ! s’exclama-t-elle. Ne sont-elles pas magnifiques ?
Le guerrier ne put retenir un soupir.
— Ce n’est pas franchement mon domaine de prédilection.
Pendant ce temps, Siv s’était baissée pour en cueillir quelques-unes. Elle se releva avec un grand sourire et s’approcha de Gunnbjörn pour en placer une dans la fermeture de sa veste en cuir.
— Sire, elle vous irait à merveille.
Il lui jeta un regard mauvais, mais elle continua :
— Je suis sure qu’ainsi, mon seigneur aura un succès indéniable.
— Je doute que ce soit dans nos mœurs, répliqua-t-il sèchement.
— Peut-être pas chez les guerriers, admit Siv. Mais pour capter l’œil d’un poète, peut-être ?
— Qu’est-ce tu insinues ?
Siv lui fit un petit sourire ironique.
— Je dis juste qu’un certain scalde est venu au village en prévision de la réunion du thing et qu’il regardait mon seigneur d’un air intéressé.
— Assez !
— Désolée, ô sire. Loin de moi l’idée de vous offenser.
Siv se tourna, comme pour retourner à la contemplation du paysage, mais Gunnbjörn soupçonnait que c’était pour lui cacher son sourire. Il poussa un soupir et regarda la fleur qu’il avait encore en boutonnière. Il hésita un instant à la jeter à terre et à l’écraser sous ses bottes, mais il se ravisa. Même s’il lui semblait que sa servante se moquait de lui, il se demandait si, à ses yeux, il ne s’agissait pas d’un véritable présent, et il ne voulait pas non plus la vexer.
— Bon, tu as repris ta respiration. Maintenant que tu l’as tué, il te reste à dépecer ta prise.
— Un instant, sire.
Siv continuait à scruter l’horizon.
— Vous voyez la même chose que moi ? demanda-t-elle.
— Si c’est encore une fleur…
— Non. Là-bas.
Le ton de Siv était grave. Gunnbjörn essaya de suivre des yeux la direction qu’elle lui indiquait de la main, mais il n’aperçut rien que des arbres, des montagnes, des plaines et des champs.
— Des hommes ? se demanda Siv. Mais, je ne sais pas ?
Gunnbjörn crut enfin voir une petite tache, à la lisière d’une forêt lointaine. Il plissa les yeux, et finit par distinguer ce que voyait son apprentie : un groupe d’hommes, à pied.
— C’est peut-être le thing ? demanda-t-il.
Celui-ci ne s’assemblerait que demain, mais des hommes des régions les plus lointaines avaient déjà commencé à arriver au village — tels ce scalde dont elle lui avait rebattu les oreilles. Mais, aussi tôt dans la journée, c’était étrange.
— Non, dit Siv, lugubre. Des marcheurs.
Gunnbjörn poussa un grognement. Voilà qui n’était pas de bon augure. Les marcheurs avaient forme humaine, mais c’était tout. Animés par des démons, ils dévoraient les corps et les âmes des vivants pour s’en repaitre.
— Tu es sure ?
— Leur façon de se déplacer… presque sure, sire.
Gunnbjörn jeta un coup d’œil au cadavre du sanglier. S’il s’agissait bien de marcheurs, ils devaient avertir le village au plus vite.
— Rentrons vite, alors. Tu dépèceras ta prise plus tard.
Avec l’altitude, le vent frais était d’autant plus cinglant, et Gunnbjörn regretta un instant de ne pas avoir pris de manteau.
Il avait une quarantaine d’années, la peau sombre, une taille respectable, quoique assez banale pour un guerrier viking, et une coiffure qui combinait de longs cheveux crépus tressés en arrière avec des tempes rasées sur le côté du crâne.
Il était habillé des vêtements traditionnels des guerriers vikings : il avait une chemise de corps ouverte jusqu’à mi-poitrine, que la vanité le poussait à ne pas refermer malgré le froid, au-dessus de laquelle il portait une veste en cuir sans manche. Au dos de celle-ci était brodée l’appartenance de son clan en lettres runiques. Ses jambes et ses pieds étaient, de leur côté, mieux protégés de la fraicheur, par un épais pantalon de cuir et des bottes à sangles. N’ayant pas prévu de guerroyer aujourd’hui, il ne portait que deux petites haches à la ceinture.
Pour se réchauffer, il marchait à grandes enjambées. Derrière lui, Siv peinait à le suivre. Gunnbjörn entendait la respiration de sa servante qui se faisait plus rapide : elle avait du mal à garder le rythme dans la montée.
Devant eux, Fenrir le chien gambadait. Il s’agissait d’un molosse noir à la taille imposante et aux poils longs. Son aspect quelque peu effrayant lui avait valu d’être baptisé Fenrir, comme le dieu loup, mais pour éviter la confusion avec ce dernier on l’appelait en général « Fenrir le chien », ce qui amenuisait quelque peu l’impact du nom.
Derrière eux, et déjà beaucoup plus bas, se trouvait la baie de Fossarjavík, avec le village côtier de Kirkjubær d’où ils étaient partis un peu plus tôt. Gunnbjörn se retourna quelques instants pour contempler le paysage, et en profita pour vérifier que Siv arrivait encore à le suivre.
Il lui avait demandé de l’accompagner chasser parce qu’il pensait qu’un peu d’entrainement physique ne ferait pas de mal à la jeune femme, et lui permettrait également d’échapper à ses corvées quotidiennes. Il n’était pas certain qu’elle lui en soit reconnaissante. Elle peinait dans la montée, rajustait tous les trois pas l’arbalète qu’il lui avait prêtée et qu’elle portait en bandoulière dans le dos, et trébuchait régulièrement à cause de ses bottes qui étaient trop grandes pour elles.
Qu’est-ce que tu t’imaginais ? se demanda Gunnbjörn en son for intérieur. Ce n’est pas une guerrière.
Siv était plutôt menue, avait la peau pâle et de longs cheveux châtains qu’elle gardait détachés. Contrairement à lui, elle avait pensé à se couvrir les épaules d’une cape en laine ; en revanche, ses jambes étaient exposées, puisqu’elle ne portait qu’une robe qui lui descendait jusqu’à mi-mollets.
— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il.
— Oui, sire.
Gunnbjörn poussa un soupir bruyant.
— Tu n’es pas obligée de m’appeler sire.
Siv attendit de l’avoir rejoint et d’avoir repris son souffle avant de répondre :
— Je sais, sire.
Il leva les yeux au ciel.
— Si tu regrettes d’avoir accepté de m’accompagner, tu peux me laisser l’arbalète et faire marche arrière.
— Non, sire. Vous me faites grand honneur en m’autorisant à venir avec vous.
Gunnbjörn n’était pas assez idiot pour ignorer le sarcasme. Siv se montrait toujours d’une politesse exemplaire, voire obséquieuse, mais y ajoutait parfois une ironie peu dissimulée.
— Tu n’es vraiment pas obligée, si tu n’en as pas envie. C’est juste que je pensais…
Il ne termina pas sa phrase. Il n’était pas certain de ce qu’il avait pensé. Normalement, c’était son fils, ou des amis, qui auraient dû l’accompagner à sa partie de chasse. Mais Gunnbjörn n’avait pas plus d’enfant que de femme, et s’il avait quelques compagnons qu’il considérait comme des amis, il était le genre d’homme à préférer d’habitude ce type d’excursions en solitaire.
— C’est un honneur, sire, termina Siv.
Il essaya un instant de déterminer si elle était sincère, puis abandonna.
— Un jour, soupira-t-il, j’arriverai à savoir quand tu parles avec le cœur et quand tu te moques de moi.
— Les deux ne sont pas toujours incompatibles.
Gunnbjörn fut surpris de voir un sourire aux coins des lèvres de sa servante. Cela n’arrivait que depuis peu de temps. Lui était plus démonstratif et partit dans un grand rire sonore. Siv le regarda avec incompréhension, n’estimant visiblement pas que sa remarque justifiait pareille réaction.
— On se remet en route, alors ? demanda-t-il ensuite.
— Puis-je juste suggérer à mon honorable maitre que son humble servante ne dispose ni de la longueur de ses jambes, ni de la force de ses muscles, et qu’un rythme plus tranquille lui serait plus confortable ?
— D’accord, concéda le guerrier. C’est juste que je pensais…
— … me rendre service en forgeant mon faible corps pour faire de moi une valeureuse guerrière, sire ?
La façon que Siv avait de le percer à jour faisait sans doute partie des choses qui avaient conduit Gunnbjörn à l’apprécier autant. Parfois, aussi, cela l’agaçait un peu.
— C’est aussi que, lorsque je marche plus lentement, je ne peux pas m’empêcher de parler. Je vais encore raconter certaines de mes prouesses, et avoir droit à tes remarques perfides.
— Moi, perfide ? Je n’oserais jamais, mon seigneur. Et de toute façon, je serai trop occupée à garder mon souffle.
Avec ce nouvel accord, ils se remirent en route, à une allure plus réduite qui laissait à Fenrir le chien le loisir d’aller renifler un peu partout, à Gunnbjörn le champ libre de deviser et qui permettait à Siv de rester à sa hauteur.
Après quelques anecdotes, il commença à raconter le dernier raid auquel il avait pris part dans les iles du Levant, et qui l’avait emmené à affronter un samouraï en combat loyal.
— Et, là, s’emporta-t-il, tu sais ce que m’a répondu ce chien à quatre pattes ?
Il ne s’attendait pas à une réponse de Siv, qui avait jusqu’à présent honoré sa part du marché en gardant le silence. Mais, malgré son souffle court, la servante se sentit tout de même obligée de demander :
— Je ne comprends pas, sire, n’est-il pas d’usage pour un chien d’avoir quatre pattes ?
La question prit Gunnbjörn au dépourvu et il s’arrêta, interloqué. Comme pour appuyer Siv, Fenrir le chien se retourna, démontrant qu’il avait bien quatre pattes.
— Tu ne sais pas d’où vient l’expression ? demanda-t-il.
— Oh, si, monseigneur. Mais, d’ordinaire, je ne m’autoriserais pas à pointer l’absurdité de la redondance.
Devant le regard faussement courroucé de son interlocuteur, elle ajouta prestement :
— Pardonnez-moi, messire. Je vais reprendre mon silence essoufflé pour vous laisser conter vos exploits ineffables.
Elle tint parole tout le reste de l’ascension. Peu à peu, tandis que Gunnbjörn racontait des exploits à peine exagérés, la pente se fit moins raide et l’herbe qu’ils foulaient laissa la place à plus de terre et de racines. Ils arrivaient dans la forêt perchée.
Tandis qu’ils s’aventuraient dans les bois, Gunnbjörn mit son égo de côté et se mit à raconter un des exploits de son père plutôt qu’un des siens. Dans sa jeunesse, l’homme avait participé à une expédition pour explorer les océans au-delà de Midgard.
Siv sortit de son silence mais, à la surprise du guerrier, elle faisait montre d’un intérêt réel qu’elle n’essaya bientôt même plus de masquer derrière des piques incisives. Elle en oublia même de l’appeler « sire ». Cela n’était peut-être pas si étonnant : après tout, la jeune femme venait d’Asgard.
Gunnbjörn, s’il transmettait l’histoire fidèlement, n’était pourtant pas certain de sa vérité : il n’y avait pas beaucoup de survivants qui pouvaient se targuer d’avoir participé à une telle expédition. La plupart de ceux qui s’en vantaient étaient surtout de fieffés menteurs.
Son père, Gunnvald, disait avoir vu des flammes tomber du ciel réduire leur bateau en cendres. Il n’avait dû son salut qu’à une planche de bois sur laquelle il s’était accroché, et qui avait fini par le ramener sur une ile du Nord.
— Des flammes tombées du ciel ? demanda Siv. Ce n’était pas des éclairs ?
D’ordinaire, c’était la colère de Thor qui expliquait qu’aucun navire ne revenait passé une certaine limite. Du moins, c’était le cas chez les gens du Nord ; au Levant, on parlait des vents des dieux. La vérité était que personne, nulle part, n’en savait grand-chose.
— Pas d’après mon ancien. Honnêtement, je ne sais pas quel crédit accorder à son histoire. Je ne pensais pas que ça t’intéresserait autant. Après tout, tu devrais en savoir plus que moi, là-dessus.
— Pas vraiment, admit Siv. Je me rappelle juste m’être réveillée sur une plage, en compagnie d’autres exilés. Je n’ai pas de souvenirs du voyage.
Cela ne surprenait pas Gunnbjörn. Tous les exilés d’Asgard lui avaient dit la même chose. Pour cette raison, il ne lui demanda pas à quoi ressemblait la vie là-bas. Tous ceux qui lui en avaient parlé la décrivait comme sensiblement similaire à Midgard. À se demander pourquoi on les bannissait ici.
— Qu’est-ce que tu faisais, avant ?
— Comme métier ? demanda Siv. Rien de très recommandable, j’en ai peur, sire. Jamais je n’aurais osé espérer avoir la chance de servir un seigneur honnête et magnanime.
Il y avait peut-être une pointe d’ironie dans la phrase, mais Gunnbjörn soupçonna que, sur le fond, Siv était sincère. Lorsqu’il l’avait rencontrée, quelques mois plus tôt, elle n’était pas exactement dans une situation idéale. Pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher de ne pas se sentir mal lorsqu’elle se montrait aussi redevable.
— On dit que dans les veines des exilés coulent le sang des dieux. Tu n’es pas une servante ordinaire.
Siv poussa un soupir. Clairement, elle ne voyait pas les choses de la même manière.
— Je ne suis pas ordinaire, admit Siv, mais je crains qu’il y n’y ait rien de divin là-dessous. Être une servante bien traitée est sans doute le mieux à espérer.
Gunnbjörn ne savait pas quoi dire. Peut-être n’avait-il pas utilisé les bons mots. Les bonnes phrases. Il aurait aimé lui dire à quel point, sang des dieux ou pas, elle était importante pour lui. Mais s’il pouvait faire preuve d’éloquence lorsqu’il s’agissait de raconter ses exploits, il était moins à l’aise lorsqu’il devait parler de ses sentiments.
— Et puis, ajouta Siv, je doute que servir le grand Gunnbjörn soit être une servante ordinaire. Je suis sure que si quelqu’un est capable de défier le feu des dieux, ou le vent, ou quoi que ce soit, c’est vous, sire.
Le regard de Gunnbjörn se posa sur un corbeau qui les observait, perché sur un arbre. Un messager d’Odin, comme l’indiquaient ses yeux rouges luisant.
— Ne dis pas ça. Tu vas offenser les dieux.
Siv suivit son regard, et s’inclina avec déférence.
— Mes excuses, seigneur d’Asgard. N’y voyez pas d’offense. Je disais cela uniquement pour flatter mon seigneur en espérant qu’il me traite bien.
Le volatile s’envola. Est-ce que c’était parce qu’il était vexé par l’outrage ? Parce qu’il avait accepté les excuses ? Ou juste pour aller se poser sur une branche plus confortable ? C’était dur à dire.
Ils firent quelques pas de plus en silence, puis Gunnbjörn sentit Siv lui toucher le bras. Sans un bruit, elle lui indiqua quelque chose. Il fallut au guerrier plusieurs secondes pour comprendre ce dont il s’agissait : à quelques dizaines de mètres d’eux, en partie masqué par un buisson, se tenait un sanglier de bonne taille.
Siv attrapa son arbalète et commença à l’armer. L’engin était doté d’une poulie qui permettait de lui donner une bonne puissance sans requérir trop de force, mais qui présentait l’inconvénient de ne pas offrir la même cadence qu’un arc plus sommaire. Gunnbjörn maudissait intérieurement cette perte de temps, et espérait que la bête n’aurait pas l’idée d’en profiter pour filer.
Après cela, ils allèrent à pas de loups chercher l’emplacement idéal pour le tir. Le guerrier fit signe a son chien de venir à ses pieds, puis l’attrapa par les poils du cou pour éviter qu’il n’aille éveiller l’attention de l’animal. Ensuite, il suivit son apprentie vers une petite butte qui avait l’avantage de lui donner de la hauteur. Il approuva ce choix d’un hochement de tête, avant de lui murmurer :
— Tu te rappelles ce que je t’ai dit ?
Un carreau ne serait probablement pas suffisant pour abattre immédiatement une bête d’une taille importante. Par conséquent, il fallait se préparer à la poursuivre, à la pister, voire, dans les cas extrêmes, à esquiver une charge désespérée.
Tandis que Siv lui répondait à son tour d’un hochement de tête silencieux, il lui fit signe qu’elle pouvait y aller. Elle épaula l’arbalète et resta un certain temps ainsi, à se préparer à tirer, attendant le moment propice.
Finalement, Gunnbjörn entendit l’arbalète claquer, puis le grognement de l’animal touché. Il arbora une moue de satisfaction : c’était du bon travail.
Blessé au dos, l’animal se tourna vers eux, furieux, et se mit à charger. À côté de lui, Siv maniait la poulie à toute vitesse afin de recharger. Ce n’était probablement pas le bon choix : elle n’aurait pas le temps de tirer avant que l’animal ne soit sur eux. Dans ce genre de circonstances, d’après l’expérience de Gunnbjörn, le mieux était de reculer dans un endroit plus sûr, ou de compter sur une arme suffisamment tranchante pour achever le travail.
Il sortit une des haches qu’il avait à sa ceinture, et la tint à disposition de Siv. Celle-ci l’ignora, continuant à se focaliser sur son arbalète tandis que le bruit du galop furieux de la bête noire qui fondait vers eux se faisait plus menaçant. Gunnbjörn était un peu déçu, mais il ne pouvait pas lui en vouloir : après tout, elle le lui avait bien rappelé, elle n’était pas une guerrière.
Ses yeux se reportèrent sur l’animal qui approchait. Celui-ci s’apprêtait à bondir, et Gunnbjörn hésita un instant. Il avait dit qu’il n’interviendrait que si Siv lui demandait, et elle n’avait rien fait de tel. Cependant, il avait prévu d’agir tout de même si la situation était désespérée, parce qu’il craignait bien que son humble servante n’ose lui demander de l’aide de peur de le décevoir.
Tandis qu’il réfléchissait, l’animal sauta vers Siv, qui se laissa tomber en arrière. La situation semblait maintenant suffisamment désespérée pour qu’il intervienne.
Alors qu’il s’apprêtait à frapper, tandis que l’animal était toujours en l’air, il entendit un nouveau claquement. Interdit, il vit un carreau d’arbalète transpercer la tête de l’animal, qui continua sa course au-dessus de son apprentie qui s’était jetée en arrière avant d’aller s’écraser un peu plus loin.
Tandis que Siv restait allongée au sol, Gunnbjörn fit quelques pas vers l’animal pour s’assurer qu’il était bien mort. Après quoi, le charme fut rompu, la vie reprit ses droits, et Fenrir le chien se mit à remuer la queue et à pousser des jappements enthousiastes.
— Tu chasses toujours le sanglier ainsi ? demanda Gunnbjörn.
— Bien sûr, Monseigneur. J’ai, évidemment, une grande pratique en la matière.
Gunnbjörn examina la dépouille qui était à ses pieds. Si le premier carreau ne l’avait que légèrement blessé, le second avait fracassé sa boite crânienne par le dessous.
— Je suppose que ça marche, en tout cas.
Toujours à terre jusque-là, Siv se releva enfin, sous la pression de Fenrir qui venait essayer de lui lécher le visage.
— Mon seigneur me permettrait-il de reprendre mon souffle avant de dépecer la bête ?
Gunnbjörn lui fit un petit signe d’acquiescement, et la regarda inspecter son corps. Il pensait que c’était pour vérifier qu’elle n’était pas blessée, mais elle le détrompa :
— Par les dieux, s’exclama-t-elle, je suis pleine de sang de porc.
Le guerrier partit dans un rire tonitruant tandis que son apprentie lui jetait un regard courroucé.
— C’était du bon travail, lui dit-il. Pas très orthodoxe, mais efficace, je suppose.
Elle ne paraissait pas convaincue, et se mit à gravir la butte. De là où elle était, la vue était plus dégagée et on pouvait voir la vallée voisine.
— Sire, venez voir !
Gunnbjörn se précipita pour la rejoindre. Vu le ton enjoué, il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui pointe du doigt une armée ennemie prête à déferler sur leur vallée, mais plutôt une autre proie possible, peut-être un cerf ou au moins un lapin. Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’était à ce qu’elle lui montre quelques fleurs mauves.
— Ce sont des cynoglosses ! s’exclama-t-elle. Ne sont-elles pas magnifiques ?
Le guerrier ne put retenir un soupir.
— Ce n’est pas franchement mon domaine de prédilection.
Pendant ce temps, Siv s’était baissée pour en cueillir quelques-unes. Elle se releva avec un grand sourire et s’approcha de Gunnbjörn pour en placer une dans la fermeture de sa veste en cuir.
— Sire, elle vous irait à merveille.
Il lui jeta un regard mauvais, mais elle continua :
— Je suis sure qu’ainsi, mon seigneur aura un succès indéniable.
— Je doute que ce soit dans nos mœurs, répliqua-t-il sèchement.
— Peut-être pas chez les guerriers, admit Siv. Mais pour capter l’œil d’un poète, peut-être ?
— Qu’est-ce tu insinues ?
Siv lui fit un petit sourire ironique.
— Je dis juste qu’un certain scalde est venu au village en prévision de la réunion du thing et qu’il regardait mon seigneur d’un air intéressé.
— Assez !
— Désolée, ô sire. Loin de moi l’idée de vous offenser.
Siv se tourna, comme pour retourner à la contemplation du paysage, mais Gunnbjörn soupçonnait que c’était pour lui cacher son sourire. Il poussa un soupir et regarda la fleur qu’il avait encore en boutonnière. Il hésita un instant à la jeter à terre et à l’écraser sous ses bottes, mais il se ravisa. Même s’il lui semblait que sa servante se moquait de lui, il se demandait si, à ses yeux, il ne s’agissait pas d’un véritable présent, et il ne voulait pas non plus la vexer.
— Bon, tu as repris ta respiration. Maintenant que tu l’as tué, il te reste à dépecer ta prise.
— Un instant, sire.
Siv continuait à scruter l’horizon.
— Vous voyez la même chose que moi ? demanda-t-elle.
— Si c’est encore une fleur…
— Non. Là-bas.
Le ton de Siv était grave. Gunnbjörn essaya de suivre des yeux la direction qu’elle lui indiquait de la main, mais il n’aperçut rien que des arbres, des montagnes, des plaines et des champs.
— Des hommes ? se demanda Siv. Mais, je ne sais pas ?
Gunnbjörn crut enfin voir une petite tache, à la lisière d’une forêt lointaine. Il plissa les yeux, et finit par distinguer ce que voyait son apprentie : un groupe d’hommes, à pied.
— C’est peut-être le thing ? demanda-t-il.
Celui-ci ne s’assemblerait que demain, mais des hommes des régions les plus lointaines avaient déjà commencé à arriver au village — tels ce scalde dont elle lui avait rebattu les oreilles. Mais, aussi tôt dans la journée, c’était étrange.
— Non, dit Siv, lugubre. Des marcheurs.
Gunnbjörn poussa un grognement. Voilà qui n’était pas de bon augure. Les marcheurs avaient forme humaine, mais c’était tout. Animés par des démons, ils dévoraient les corps et les âmes des vivants pour s’en repaitre.
— Tu es sure ?
— Leur façon de se déplacer… presque sure, sire.
Gunnbjörn jeta un coup d’œil au cadavre du sanglier. S’il s’agissait bien de marcheurs, ils devaient avertir le village au plus vite.
— Rentrons vite, alors. Tu dépèceras ta prise plus tard.
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