Déviances vikings est une novella de fantasy avec de l’action, des sentiments et des cornes de brume. Vous pouvez dès maintenant lire le texte intégral en version numérique à prix libre ou commander le livre papier pour 7€ ici. Les huit chapitres composant ce récit seront également publiés progressivement en accès libre. Voici le troisième.
- Déviances vikings, chapitre 4
- Déviances vikings, chapitre 3
- Déviances vikings, chapitre 2
- Déviances vikings, chapitre 1
Chapitre 3
Lorsqu’elle entendit Gunnbjörn actionner sa corne de brume, Freydis sut tout de suite que quelque chose n’allait pas, et s’empressa de bifurquer pour mener le petit groupe de chevaucheurs un peu plus loin de la meute. Là, elle fit demi-tour pour examiner la situation et sentit son cœur se serrer. Deux hommes avaient chuté, et Gunnbjörn essayait désespérément de les protéger.
Si ce dernier avait pris la décision de s’écarter pour aviser avant de décider quoi faire, Freydis se serait également accordé quelques instants pour réfléchir à la situation. À la place, elle lança un cri de guerre et accéléra vers la meute, aussi fort que son destrier le pouvait.
Tandis qu’elle chargeait, elle sut, en son for intérieur, que c’était une mauvaise décision. Gunnbjörn lui avait appris à réfléchir avant d’agir, et à ne pas risquer la vie de tout un groupe sous le coup de l’émotion. Sauf que, là, tout de suite, Gunnbjörn était en danger et allait mourir si elle ne faisait rien.
Alors qu’elle approchait de la meute de marcheurs, sans être entièrement sure que ses hommes la suivaient vraiment, elle vit Gunnbjörn tomber, renversé par le bond d’un marcheur.
Freydis leva sa hache et, même si elle n’y accordait pas beaucoup de crédit, elle pria tout de même les dieux de leur accorder leur protection.
***
Gunnbjörn roula à terre et mit quelques instants à reprendre ses esprits. Il n’était pas exactement sûr de ce qu’il s’était passé, mais il était clair qu’il était maintenant au sol et avait perdu son marteau dans sa chute. Pour ne rien arranger, il était évidemment encerclé de marcheurs. Heureusement, il lui restait ses deux petites haches qu’il utilisait d’ordinaire comme armes de jet, mais dont il décida, vu le nombre de ses adversaires, de les garder en main.
Il eut à peine le temps de se remettre à genoux avant d’encaisser l’assaut de ses premiers assaillants. Il parvint à planter une hache dans la tête d’un marcheur aux yeux rouges et à la peau décharnée qui lui faisait face, mais des bras l’enserraient déjà et entravaient ses mouvements. Il sentit une tête approcher de son cou et, craignant une morsure, donna un violent coup de coude, parvenant à se dégager temporairement. Il en profita pour donner un nouveau coup de hache sans trop prendre le temps de viser : vu la densité de ses opposants, il n’avait pas besoin de le faire. Malheureusement, d’autres corps dans son dos lui bloquèrent rapidement les bras. Dans un geste quelque peu désespéré, il se jeta violemment en arrière pour les écraser de son poids, et parvint ensuite à rouler sur la droite, à nouveau plus ou moins libre du mouvement de ses mains.
Cependant, il était allongé sur le dos et encerclé de marcheurs décharnés. Il réalisa qu’il avait également perdu une de ses haches à un moment, mais se servit immédiatement de la seconde pour écarter, si possible définitivement, un des monstres qui se tenait à sa gauche et se faisait particulièrement menaçant. Cela n’était malheureusement pas suffisant pour lui ouvrir un espace, et il se retrouva rapidement écrasé sous le poids des marcheurs qui se jetaient sur lui.
Gunnbjörn poussa un cri de douleur étouffé en sentant une morsure à la jambe, même si elle était atténuée par son pantalon épais. Saloperies. Devant lui, il ne voyait que le crâne aux yeux rouges qui s’approchait du sien. Il n’avait plus de cheveux, s’il en avait eu un jour, et des morceaux de sa peau manquaient par endroits, laissant apercevoir une ossature d’un gris métallisé.
La chose attrapa son visage avec ses mains. Gunnbjörn sentit alors toute son énergie disparaitre. Impuissant, incapable de bouger, il ne pouvait quitter des yeux ceux de la créature. Sa vision devint flou, et bientôt il ne voyait plus que ce rouge incandescent, comme une lumière qui le guidait vers l’autre monde.
Et puis, cela cessa. Gunnbjörn ne vit plus ce rouge omniprésent et, l’espace d’un instant, ne comprit pas ce qu’il se passait. Puis il vit le crâne fendu en deux, et la lourde hache de Freydis remonter et frapper à nouveau, encore et encore.
Il fallut quelques instants au guerrier pour reprendre ses esprits et, lorsqu’il parvint enfin à se redresser un peu, il constata que plus aucun marcheur ne bougeait autour de lui. Il n’y avait plus que des cadavres inanimés, parfois mutilés jusqu’à dévoiler des corps qui n’avaient rien d’humain, et assez peu de sang étant donné le carnage. Les marcheurs ne saignaient pas beaucoup.
Freydis et les autres chevaucheurs étaient déjà repartis, pourchassant le reste de la meute. Gunnbjörn se releva douloureusement, vérifia qu’aucun marcheur ne bougeait encore autour de lui, et boita vers Akim. Il faudrait qu’il examine la blessure à sa jambe, mais ce n’était pas sa priorité.
— Akim ? demanda-t-il. Tu es vivant ?
Le jeune homme, dont la jambe était toujours coincée par le destrier, poussa un grognement.
— Je ne sais pas. Je pense ?
Gunnbjörn poussa un soupir de soulagement.
— Et Lotar ? demanda Akim.
C’était donc bien lui qui était tombé juste devant lui.
— Je ne sais pas.
Il n’était pas très optimiste. Il avait déjà du mal à comprendre comment Akim et lui avaient pu en réchapper.
— Laisse-moi t’aider.
Il commença par redresser le destrier qui était couché sur la jambe du jeune homme. L’engin était lourd, mais, malgré la débâcle, Gunnbjörn avait suffisamment de force pour pouvoir le faire sans trop de difficulté.
— Quel grand guerrier je fais, hein ? railla Akim.
Avant que Gunnbjörn ne puisse l’en empêcher, il essaya ensuite de se remettre debout, mais poussa un cri de douleur et s’affaissa de nouveau par terre.
— Chiotte. Je crois qu’elle est cassée.
Gunnbjörn fit la grimace. Cela dit, c’était déjà un miracle que le jeune homme soit toujours vivant.
— Je peux te laisser un moment ? demanda-t-il. Je vais voir l’état de Lotar.
Il s’écarta, laissant Akim assis à côté de son destrier. Il chercha un moment où avait chuté le guerrier: il eut du mal à retrouver la monture qui était tombée, parce qu’il y avait plus de distance qu’il ne l’avait cru. Il eut encore plus de difficultés à trouver Lotar. Il y avait trop de corps inanimés, sur lesquels des corbeaux avaient déjà commencé à se poser.
— Lotar ? cria Gunnbjörn. Lotar !
— Il est mort. On a retrouvé son corps plus loin. Ou ce qu’il en restait.
Gunnbjörn se tourna vers Freydis. Il ne l’avait pas entendu venir. Elle était maintenant à pied, et avait également retiré son casque. Son visage affichait une profonde lassitude, et ses vêtements étaient tachés de sang.
— Merde, fit Gunnbjörn. On a eu d’autres pertes ?
— Pas d’autres morts, non. Je ne sais pas comment, cela dit.
Gunnbjörn poussa un soupir, et retira son casque à son tour. En dehors de Freydis, il n’y avait personne de proche d’eux : les autres hommes continuaient à marcher ou à rouler au milieu des non-vivants, pour vérifier qu’aucun n’allait se relever.
Gunnbjörn n’était pas exactement le genre d’homme qui montrait beaucoup ses sentiments, et il se permettait encore moins de le faire sur le champ de bataille. Mais, seul face à Freydis, il ne se força au moins pas à cacher sa mine lugubre.
— C’est ma faute, soupira-t-il. Je n’aurais pas dû lancer l’attaque.
La guerrière lui fit un haussement d’épaules.
— Ils étaient plus forts que d’habitude.
Gunnbjörn s’attendait à ce qu’elle lui dise que ce n’était pas le moment de s’auto-apitoyer ; pas à cette réponse.
Freydis ramassa une pierre et la jeta vers un des corbeaux aux yeux rouges qui les regardaient au milieu du carnage.
— Vous êtes contents ? cria-t-elle aux Dieux. Vous pouvez profiter du festin ?
— Tu veux dire quoi, par « plus forts que d’habitude » ?
Freydis, qui scrutait les alentours à la recherche d’un autre corvidé sur lequel passer sa colère, se retourna avec un air surpris et mit quelques secondes à se rappeler de ce qu’elle avait dit avant cet accès de violence gratuite.
— Ce n’était qu’une vague impression que j’avais, expliqua-t-elle. Mais regarde.
Elle retourna le cadavre du marcheur le plus proche. Celui-ci avait la même allure que tous les autres que Gunnbjörn avait pu voir : vêtu de haillons, pieds nus, une calvitie marquée, et des bouts de peau manquants, dévoilant une ossature métallique, d’autant plus saillante là où son crâne avait été fendu.
— D’accord, ce n’est pas le plus frais, admit la guerrière. Mais quand même, aussi loin dans le nord, à cette période ?
Gunnbjörn devait l’admettre, il avait vu des marcheurs plus mal en point. Certains en étaient même réduits à l’état de squelettes gris, animés par une énergie démoniaque.
L’état d’un seul marcheur ne voulait pas dire grand-chose ; mais Freydis avait l’air d’en avoir examiné un certain nombre.
— Il faut annuler l’expédition, annonça la guerrière.
Gunnbjörn secoua la tête.
— Tu sais que ça n’arrivera pas.
— Fais en sorte que ça arrive. Harald t’écoute.
Elle le regardait avec un air sérieux. Quelque chose qui était récent, chez elle. Elle avait changé, depuis l’expédition de l’an dernier. La femme fougueuse, prompte à prouver son courage et sa valeur, avait muri.
Lui-même était passé par le même chemin, mais il lui avait fallu plus d’années. Et, s’il doutait de la pertinence de lancer une expédition vers le Levant, d’autant plus dans ces circonstances, il était encore moins sûr de pouvoir convaincre ses pairs d’y renoncer.
— Je vais faire ce que je peux, finit-il tout de même par dire. Mais je ne garantis rien.
***
Après avoir recousu un pantalon et une robe à la ferme, Siv décida de retourner aux écuries. Après tout, personne ne lui avait confié de tâche particulière à faire et il était assez probable qu’Oddfred ait quitté les lieux après le départ des chevaucheurs. Elle pourrait ainsi trouver de quoi occuper son esprit en attendant le retour des guerriers.
Le rapport du village aux destriers était quelque chose d’assez étonnant. D’un côté, ces machines étaient cruciales pour la défense ou la guerre, de l’autre, elles étaient considérées comme un cadeau des dieux auquel il ne fallait pas trop toucher. Les machines vivaient leur propre vie, animées par une force mystérieuse au sujet de laquelle il valait mieux ne pas poser trop de questions. Les machines existaient. Elles — ou les dieux, ou une autre force mystérieuse — choisissaient leur maitre et seul celui-ci pouvait les contrôler.
On pouvait éventuellement en changer un morceau lorsque celui-ci était trop abimé et si on en trouvait un équivalent dans la nature mais c’était, jusqu’à l’arrivée de Siv, tout ce à quoi on se permettait de toucher.
Siv avait l’impression de comprendre ces machines. Elle ne savait pas pourquoi, ne se souvenait pas comment elle avait appris les choses qu’elle savait, et pouvait juste supposer que cela datait de la vie d’avant son exil d’Asgard, dont les souvenirs restaient on ne peut plus flous, voire douloureux. Non pas à cause de leur tristesse — même si elle avait son quota de souvenirs pénibles — mais parce qu’elle ressentait un début de migraine lorsqu’elle essayait trop fortement de se rappeler de choses trop spécifiques.
C’était à la fois grâce à ces connaissances qu’elle avait été relativement acceptée par une partie du village, malgré ses autres spécificités, parce qu’elle pouvait clairement se rendre utile, en tout cas plus qu’Oddfred. Mais cela participait à sa mise à l’écart : avoir ce genre de connaissances était suspect, et vouloir trop toucher à ces machines divines s’approchait du blasphème. Freydis avait été la plus explicite pour lui faire comprendre à quel point ses travaux, même mineurs, relevaient d’une abomination.
Par conséquent, elle préférait faire profil bas autant qu’elle le pouvait, même si c’était difficile. Elle n’avait pas pu s’empêcher de proposer son idée de monter des cornes de brume sur les destriers de Gunnbjörn et Freydis, pour améliorer leur coordination, mais ce n’était qu’une modification mineure et sans conséquence.
Elle préférait cependant garder secret ce sur quoi elle travaillait. Il n’y avait, en soi, rien de bien sorcier : elle se contentait de couper des bouts de bois et de les attacher comme elle pouvait sur la vieille roue métallique d’un destrier. L’idée était triviale : les destriers avaient des roues, qui pouvaient tourner avec une force mystérieuse. Les moulins avaient des roues aussi. En modifiant la roue d’un destrier pour retirer le pneu et y ajouter à la place de quoi la faire approcher d’une roue à aube, il lui semblait que cela ouvrait des possibilités d’utiliser l’énergie asgardienne à d’autres fins que le déplacement.
C’était juste de l’artisanat. Elle ne s’était pas aventurée à fouiller dans les vraies entrailles d’un destrier, étant à peu près certaine des réactions que cela pourrait provoquer. Elle était moins sure de celles que pourraient causer son petit bricolage, mais, dans le doute, elle préférait le garder caché du plus grand nombre pour l’instant.
Heureusement, le bon côté de l’ignorance forcenée de la plupart des gens sur ces machines, c’est que personne ne savait vraiment ce qu’elle fabriquait. Même Gunnbjörn, depuis qu’il était convaincu de sa compétence dans le domaine, ne s’intéressait que de très loin à ce qu’elle pouvait bricoler sur sa machine, et pas du tout à ce qu’elle faisait de vieilles pièces inutilisées.
Le plus gros risque aurait dû être Oddfred, qui s’était, jusqu’ici, occupé des destriers et trainait le plus dans les écuries ; mais même lui ne s’aventurait que très rarement dans son coin à elle, à part pour lui rappeler occasionnellement qu’elle n’était qu’un monstre qui n’avait pas sa place dans le village. Il évitait en général de trop regarder ce que la jeune femme faisait avec la mécanique, parce que cela lui montrait beaucoup trop pourquoi, justement, elle avait ce semblant de place dans le village.
C’est pourquoi, même si c’était en théorie un lieu plus public, Siv préférait effectuer ses petites expérimentations privées dans les écuries. De fait, tant que c’était ici, elle était libre de faire pratiquement ce qu’elle voulait, personne ne s’aventurait à y regarder de trop près.
Sauf Freydis. Si, au premier abord, la femme avait l’air d’être un peu bourrue et portée sur la bagarre, et que c’était d’ailleurs toujours vrai au second abord, elle pouvait également se montrer d’une perspicacité redoutable lorsqu’elle le souhaitait. Siv ne savait pas trop si c’était parce qu’elle s’intéressait particulièrement à elle ou si la guerrière était toujours aussi vigilante, mais il était clair que ses petites manigances n’étaient pas passées totalement inaperçues.
***
Malgré la mort de Lotar, dont il avait placé le corps derrière lui pour le ramener, comme pour lui offrir une dernière chevauchée, Gunnbjörn trouvait l’humeur de ses hommes étonnamment joyeuse. Ils avaient mené une bataille, et ils en étaient sortis victorieux. Le fait que cette victoire ne leur ait techniquement rien rapporté, mis à part le décès d’un homme et des blessures à d’autres, cela semblait leur passer au-dessus de la tête.
À une époque, il avait été comme ça. Connaitre une mort glorieuse sur le champ de bataille, l’arme à la main, était après tout la meilleure chose qui pouvait arriver à un homme, et la montée d’adrénaline que procurait la montée au combat valait bien les douleurs que celui-ci apportait.
Akim avait insisté pour chevaucher son destrier malgré sa jambe cassée. Il était hors de question pour lui de laisser sa monture seule. Là encore, Gunnbjörn avait été pareil, et son père avant lui. Ce dernier avait même continué à chevaucher après avoir perdu sa jambe.
Lorsqu’ils arrivèrent sur la place du village, un certain nombre d’habitants s’étaient réunis en les entendant arriver. Gunnbjörn ne fut pas surpris de voir que Siv était déjà là. Il y avait aussi Harald et Gunnvald, ainsi que quelques guerriers qui devaient sans doute se demander si on allait avoir besoin de leur aide ou pas.
Au moins, Gunnbjörn ne voyait personne de la famille de Lotar. Ça permettrait peut-être de remettre cette épreuve à plus tard. Et, en tout cas, de présenter le corps un peu plus dignement.
Il dut d’ailleurs prendre des précautions en descendant de sa monture, bientôt aidé par Freydis qui avait mis pied à terre avant lui. Ensemble, ils allongèrent le corps de Lotar au sol. Autour d’eux, les gens gardèrent un silence respectueux pendant un moment.
— Alors, on en est où ? demanda finalement Harald.
Il y avait un temps pour le recueillement, mais le jarl avait évidemment besoin de savoir si la menace avait été éliminée, ou si un danger planait toujours sur le village. Gunnbjörn lui exposa la situation sommairement, tandis que, de son côté, Siv aidait Akim à descendre de son destrier et à s’assoir sur un banc.
— D’accord, fit Harald. Je suis désolé pour Lotar, mais vous avez fait du bon boulot.
Gunnbjörn avait envie de crier qu’il n’avait pas fait « du bon boulot ». Lotar était mort, Akim ne pouvait plus marcher. Mais, à la place, il se contenta de hocher la tête.
— Je vais retourner chercher son destrier, annonça Freydis.
Gunnbjörn se tourna vers elle, surpris. Il ne voyait pas pourquoi. Maintenant que Lotar était mort, la machine ne servirait plus à rien, et l’usage était d’habitude de laisser la monture d’un défunt là où elle était tombée pour qu’elle retourne à la terre.
— J’aimerais aussi examiner un peu plus ces marcheurs, ajouta la guerrière.
Gunnbjörn haussa les épaules. Il n’était pas persuadé que cela soit utile, mais la zone semblait maintenant hors de danger, et Freydis était capable d’assurer ses arrières.
— Fais comme tu veux.
— J’aurais besoin de ta vipère, ajouta Freydis.
Gunnbjörn resta coi quelques instants, d’abord parce qu’il lui fallut un petit moment pour comprendre qu’elle parlait de Siv, ensuite parce qu’elle ne voyait pas pourquoi elle aurait besoin d’elle, et enfin parce qu’il était assez réticent à laisser les deux femmes seules au vu de leurs dernières interactions.
Siv, de son côté, avait levé un œil, intriguée.
— On pourrait échanger un mot en privé ? demanda Gunnbjörn.
Freydis le suivit un peu à l’écart, tandis que le vieux Ingemar avait été appelé pour s’occuper de la jambe d’Akim.
— Pourquoi tu as besoin d’elle ? demanda Gunnbjörn.
La femme le gratifia de son sourire taquin habituel.
— Quoi de mieux qu’une abomination pour examiner des abominations ? demanda-t-elle.
Gnunbjörn poussa un soupir.
— Aussi, ajouta Freydis, c’est la seule qui y comprend vaguement quelque chose à ces machines. Pas idiot de l’avoir sur place si, pour une raison ou une autre, on ne peut en ramener qu’un morceau, hein ?
Il devait admettre que cet argument lui semblait plus pertinent que le premier. Cependant, il n’était pas entièrement rassuré. Il décida de poser la question directement :
— Est-ce qu’il va y avoir un problème, avec vous deux ?
Freydis lui refit son sourire narquois.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— J’ai cru remarquer quelques tensions entre vous.
— Des tensions ? demanda Freydis avec un air innocent qui ne la faisait pas le moins du monde paraitre innocente. Tu parles de quoi ?
Gunnbjörn poussa un soupir. Il appréciait Freydis et la trouvait, surtout ces derniers temps, étonnamment raisonnable et de bon conseil. Mais, parfois, elle savait lui rappeler qu’elle pouvait aussi être une fichue tête de mule.
— Le fait que tu la traites de vipère ou d’abomination, au hasard ?
— On a des rapports cordiaux.
— Cordiaux ? Vraiment ?
— J’ai ma propre vision de la cordialité. Écoute, Gunn, ça va aller, d’accord ? Va parler avec Harald, je m’occupe de ça. Et fais examiner ta blessure.
Gunnbjörn leva les yeux au ciel.
— J’aimerais juste qu’elle revienne en un seul morceau.
— Je ne compte pas décharger ce destrier toute seule.
Il estima qu’il ne tirerait rien de plus d’elle, et décida que la seule chose qu’il pouvait faire était de demander à Siv si elle était d’accord pour ce petit aller-retour. Lorsqu’il s’approcha d’elle et lui demanda, elle ne parut pas s’inquiéter de la façon dont Freydis allait la traiter :
— J’ai toujours eu envie d’examiner ces marcheurs de près, fut la seule chose qu’elle lui dit.
Gunnbjörn estima qu’il n’avait qu’à laisser les deux femmes régler leurs problèmes entre elles, en espérant qu’il ne le regretterait pas. Il les regarda quelques instants arrimer une charrette au destrier de Freydis pour pouvoir transporter la monture de Lotar, puis il se dirigea vers Gunnvald et Harald.
— Il faut qu’on parle de tout ça, leur annonça-t-il.
— Il faut que tu fasses examiner cette blessure d’abord, lui dit son père.
Le guerrier ne put réprimer un soupir d’exaspération. À son âge, il était encore condamné à subir ce genre de réflexions paternelles.
— Tu ne voudrais pas perdre ta jambe, ajouta Gunnvald avec un sourire espiègle.
— Et je dois annoncer la mort de Lotar à sa famille, ajouta Harald. Soigne ta jambe, et on parle après.
Gunnbjörn devait admettre que la discussion n’était pas non plus d’une urgence absolue, et qu’il était temps de désinfecter sa morsure. Certes, grâce à son pantalon, la blessure n’était que relativement superficielle, mais cela n’empêchait pas qu’il valait mieux empêcher que ça empire.
Il alla donc voir Ingemar, qui en avait terminé avec Akim et lui fit signe de l’accompagner dans sa maison. Lorsque Gunnbjörn retira son pantalon et que le vieil homme commença a l’enduire d’un onguent puant, celui-ci commenta :
— Tu as eu de la chance de ne pas mourir, avec une morsure pareille.
— Oh, arrête, railla le guerrier. Tu sais bien que l’effet de leurs morsures n’est qu’un mythe.
— Oui, admit Ingemar. Mais à cet endroit, je me permets de supposer que le marcheur n’était pas seul et que tu n’étais pas en très bonne position.
— Non, admit Gunnbjörn. Sans l’intervention de Freydis, je serais mort.
— Cette petite a bien grandi.
Gunnbjörn se demanda un instant si cette phrase voulait dire qu’elle avait beaucoup grandi, ou qu’elle avait grandi pour devenir quelqu’un de bien, mais décida que ce n’était pas ce qui le préoccupait le plus.
— Elle trouvait que ces marcheurs-ci étaient plus agressifs que d’habitude. Moins… décomposés…
— Ah, fit Ingemar.
— Tu y crois ? demanda-t-il.
Le vieil homme termina son pansement en secouant la tête.
— J’ai déjà bien du mal à comprendre comment fonctionnent les vivants, alors ces créatures ? Ne m’en demande pas trop.
— Hum.
Comme il en avait fini, le vieil homme lui fit un petit sourire.
— Ce que je comprends, cela dit, c’est que sortis des terres interdites, les marcheurs ont besoin de se nourrir de nous, de notre énergie, pour subsister. Sans ça, ils dépérissent lentement.
Il traça un petit cercle à la main sur le sol en terre.
— Ils viennent des terres interdites. Fossarjavik se situe là, au nord.
Il dessina une petite croix au sol.
— Entre les deux, il y a plusieurs chemins possibles. Des montagnes, des forêts, des plaines, des rivières.
Il dessina une sorte d’ondulation pour illustrer ses propos.
— Les marcheurs qui arrivent jusqu’à nous, évidemment, c’est ceux qui n’ont pas été éliminés par d’autres. Au mur d’Einar, ils en massacrent un grand nombre.
Gunnbjörn hocha la tête. Le Mur bloquait la principale voie d’accès venant des terres interdites, et empêchait la plupart des marcheurs de venir dans le nord.
— En général, reprit Ingemar, ceux qu’on voit n’ont croisé personne, à part peut-être une âme en peine qui avait le malheur de voyager seule, et ont erré jusqu’ici. Cependant, si, en chemin, ils ont pu s’en prendre à un village mal défendu…
Gunnbjörn fixa le dessin d’Ingemar avec un air grave, quand bien même le dessin en question n’apportait en réalité pas grand-chose aux explications.
— Donc, résuma-t-il, ils étaient plus forts parce qu’ils avaient réussi à tuer des gens.
— C’est une hypothèse, tempéra Ingemar. Une alternative, c’est que l’être humain aime chercher une raison à un revers de fortune. Peut-être juste que vous n’avez pas eu de chance, et que Freydis a du mal à accepter que ça arrive.
Gunnbjörn devait admettre que cela restait une possibilité. Peut-être que la mort de Lotar l’avait plus secouée qu’il ne l’avait perçu. Cela dit, dans le doute, il préférait prendre cela au sérieux.
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