Déviances vikings est une novella de fantasy avec de l’action, des sentiments et des cornes de brume. Vous pouvez dès maintenant lire le texte intégral en version numérique à prix libre ou commander le livre papier pour 7€ ici. Les huit chapitres composant ce récit sont également publiés progressivement (et pas très régulièrement hum!) en accès libre. Voici le quatrième.
- Déviances vikings, chapitre 4
- Déviances vikings, chapitre 3
- Déviances vikings, chapitre 2
- Déviances vikings, chapitre 1
Chapitre 4
Lorsque Gunnbjörn entra dans la demeure du jarl, celui-ci était déjà présent, ainsi que Gunnvald. Les deux hommes étaient assis autour d’une table et d’un pichet d’hydromel.
— Ah, fit Harald lorsqu’il les rejoignit. Alors comme ça, il fallait qu’on parle, hein ?
— Ouais, répondit Gunnbjörn.
Il s’installa sur une chaise et prit le temps de se servir un peu d’hydromel avant de poursuivre.
— Laisse-moi deviner, avança Harald. Tu viens me dire que cette expédition n’est pas une bonne idée.
— Ce n’est pas une bonne idée, approuva Gunnbjörn.
— Ah ! fit Gunnvald. Même mon fils peut y voir clair par moment.
— Je suis désolé pour la mort de Lotar, dit Harald. Mais ça ne change rien au fond. Comme je le disais à ton père, on a déjà vu des marcheurs par cette saison.
— Ce n’est pas un bon signe, soupira Gunnvald.
Gunnbjörn approuva du chef. Il ne s’était pas attendu à partager l’avis de son père sur ce sujet, mais ça l’arrangeait de l’avoir en appui. Même s’il ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur les chances de convaincre le jarl.
— Freydis pense qu’ils étaient plus… vifs que d’habitude. Elle est partie faire des recherches supplémentaires, mais si c’est le cas…
— Des « recherches » ? railla Harald. Des marcheurs sont des marcheurs. Ils ont déjà été plus menaçants. Tu n’étais peut-être qu’un enfant, mais ton père s’en souvient.
Le jarl jetait un œil entendu à Gunnvald, mais le vieil homme secoua la tête.
— Je m’en souviens. J’étais là. Parce que je n’étais pas parti faire un raid à l’autre bout du monde. Sans ça, je ne sais pas ce que ça aurait donné pour le village.
Harald poussa un soupir d’exaspération.
— Je comprends votre point de vue. Vraiment. Mais il y a une assemblée du thing demain, et je ne pense pas que les autres réagiraient très bien. Le roi Lodbrock lui-même a insisté sur l’importance de ces expéditions.
— Pourquoi pas repousser, au moins ? demanda Gunnbjörn. Le temps d’en savoir plus.
Il expliqua la théorie — ou, du moins, l’une des théories — d’Ingemar sur la vitalité des marcheurs.
— Si des villages ont été décimés, balaya Harald, on l’apprendra ce soir ou demain. Si on repousse, ce ne sera plus la saison. Et c’est la même chose. Les autres seigneurs n’accepteront pas. Ils partiront avec ou sans nous.
— Qu’ils partent sans nous, alors, grommela Gunnvald.
— Tu n’as pas peur de te faire traiter de lâche, hein ?
— Non, répliqua le vieil homme avec une moue bougonne.
— Voilà ! dit Harald en pointant son doigt vers lui. Tu es un vieil homme, tu n’as rien à prouver. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Les jeunes partiront. Vous le savez, tous les deux. Vous avez été comme eux.
Gunnbjörn ne pouvait pas le nier, et son père ne répondit rien non plus.
— Il y aura une expédition, dit Harald. Que j’en aie envie ou non. Et, avec ou sans nous, on ne pourra pas empêcher nos guerriers d’y participer.
— On pourrait, maugréa Gunnvald.
Harald secoua la tête.
— Ne soyons pas naïfs. Je crains moins les marcheurs que la colère de Ragnar si on s’oppose aussi frontalement à lui.
Ragnar Lodbrock était le roi et, en ce qui concernait Gunnbjörn, il l’avait toujours été. On disait qu’il était immortel et choisi des dieux. Il était craint, respecté et vénéré. En théorie, le thing se réunissait demain pour prendre des décisions en fonction de ce que l’ensemble des jarls décidaient. En pratique, les jarls s’empresseraient tous de décider ce que Ragnar voulait décider. Et il était assez clair qu’il voulait une expédition.
Harald se tourna vers Gunnbjörn.
— Si quelques hommes restent pour sécuriser le village, je n’y vois pas de problème. Fais leur comprendre qu’il n’y a rien de lâche à cela. Mais j’aurai besoin de toi là-bas.
Gunnbjörn se resservit un peu d’hydromel, et s’empressa de l’avaler.
— Chiotte.
Harald hocha la tête.
— Ouais, admit-il.
***
Lorsqu’il sortit de la demeure du jarl, Gunnbjörn eut la surprise de se retrouver nez à nez avec Aaskell. Le scalde était venu quelques jours plus tôt à l’approche du thing, dont l’assemblée était toujours aussi le moment de banquets et de fêtes.
— Sire, est-ce que vous auriez un moment ?
L’homme avait une trentaine d’années, était grand et svelte, et avait des cheveux bruns et longs délicatement attachés, ainsi qu’une petite barbiche bien taillée.
— Oui ? demanda Gunnbjörn, qui ne voyait pas bien ce que l’homme lui voulait.
Aaskell baissa humblement les yeux.
— J’ai entendu parler de la mort de Lotar. Je pensais qu’il serait peut-être bienvenu de chanter sa mémoire lors des festivités ?
Oh, génial. Le type venait lui demander de l’aide pour composer une chanson ?
— Pourquoi pas ?
— Si vous pouviez me donner quelques détails sur sa mort héroïque, peut-être ?
Gunnbjörn poussa un soupir. Sa mort héroïque ? Lotar avait suivi les guerriers devant lui qui, ivres à l’idée d’obtenir de la gloire et des honneurs, s’étaient bêtement trop approchés des marcheurs. Il en avait payé le prix cher. C’était une mort stupide et qui n’apportait rien à personne.
— Vous pensez vraiment que la mort est toujours héroïque ? railla Gunnbjörn.
Peut-être qu’il était un peu sec. Après tout, la mort de Lotar n’était pas la faute du scalde. Ce n’était pas lui qui avait pris la décision de charger la meute plutôt que de la distraire, le temps que les guerriers à pied puissent les rejoindre.
À son étonnement, Aaskell lui fit un petit sourire, mis en relief par la profondeur de ses yeux verts.
— Oh, je ne suis pas si naïf, Monseigneur. Je sais bien que la réalité est parfois loin des belles chansons. Mais je pensais que sa famille et ses amis pourraient trouver un peu de réconfort dans la poésie.
Parfois, on préférait un beau mensonge à la laideur de la réalité.
— D’accord, soupira Gunnbjörn. J’ai été poussé de mon destrier par des marcheurs enragés. N’écoutant que son courage, Lotar est venu à mon secours, et les a repoussés. Mais ils étaient trop nombreux. Son épée a tranché des corps et des têtes, mais la vague semblait ne jamais s’arrêter. Ne pensant qu’à la protection du village, Lotar, blessé de toutes parts, a continué à se battre jusqu’au bout. Son sacrifice nous a tous sauvés.
Le sourire d’Aaskell s’accentua.
— Vous pourriez vous-même composer de la poésie, Messire. Je penserai également à ajouter quelques-uns de vos propres exploits, évidemment.
— Mes exploits ? Ce n’était qu’une boucherie.
Le scalde posa une main sur son cœur, leva l’autre, et, l’air grandiloquent, se mit à réciter :
Pas même satisfait d’avoir occis l’ennemi,
Le ténébreux Gunnbjörn restait toujours aigri.
Pas la peine de nous faire une belle poésie,
Tout cela n’était rien qu’une sinistre boucherie !
Le texte et l’air pompeux parvinrent à faire rire Gunnbjörn.
— D’accord, fit-il. Ça, tu peux le garder.
***
En chemin vers chez lui, Gunnbjörn décida de passer voir comment allait Akim. Comme il le supposait, il était assis sur un banc devant la forge. Sa jambe était maintenant entourée de deux plaques d’acier qui tenaient avec des cordages. Il expliqua que c’était son père qui lui avait bricolé cette attelle.
— Malheureusement, se lamenta Akim, avec ça, je ne pourrai sans doute pas participer à l’expédition.
Gunnbjörn ne sut pas trop quoi dire, surtout après la discussion qu’il venait d’avoir avec Harald.
— Ce n’est peut-être pas un mal, lâcha-t-il finalement.
— Oui, hein ? soupira Akim. Quel chevaucheur je fais. Piégé par son destrier, incapable de me dégager, je n’ai rien pu faire pour aider Lotar.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu n’aurais rien pu faire. Mais Freydis est inquiète de la menace des marcheurs. Ce n’est pas plus mal que quelques guerriers restent au village.
Akim n’avait pas l’air convaincu. Il semblait croire que Gunnbjörn disait cela pour flatter son égo. Le guerrier s’assit à côté de lui.
— Je suis sérieux. Si je pouvais, je préfèrerais autant ne pas abandonner le village.
Akim lui jeta un regard étonné, puis lui fit un petit sourire.
— Ne t’en fais pas, alors. Il sera entre de bonnes mains, et ça me donnera l’occasion de prouver malgré tout quel chevaucheur valeureux je suis.
Gunnbjörn resta encore un certain temps à discuter avec le jeune homme. Contrairement à la négociation avec Harald, sa façon de prendre la menace des marcheurs avec une certaine légèreté arrivait à le rassurer.
Ils burent ensuite un verre en l’honneur de Lotar, et Gunnbjörn apprit à Akim qu’Aaskell avait prévu de réciter quelque chose en son hommage, ce que le garçon prit avec beaucoup plus d’enthousiasme et moins d’aigreur que lui.
— C’est bien, fit-il. Il le mérite. J’espère qu’Aaskell fera quelque chose de beau.
Gunnbjörn repensa aux quelques vers que le scalde avait improvisé pour lui.
— Oh, oui. Il a du talent.
***
Gunnbjörn abandonna ensuite Akim et rentra à la ferme, où il retrouva Fenrir le chien. Il emmena l’animal avec lui, et le fit courir en lui envoyant un bâton que le chien lui ramenait. C’était plus fatigant que ça n’en avait l’air, parce que Fenrir avait bien compris le principe d’aller chercher le bâton et de le rapporter, mais pas celui de le rendre à son propriétaire, et il fallait se « bagarrer » avec lui à chaque fois pour le reprendre.
C’était en partie pour ça que ce chien n’était définitivement pas un bon chien de chasse, même si Gunnbjörn l’avait emmené avec eux ce matin pour qu’il puisse se dégourdir les pattes. En partie seulement, parce que ce qui le disqualifiait le plus était sa tendance à aller aboyer sur les animaux pour leur faire la fête.
Officiellement, cette mauvaise éducation était la faute des neveux et nièces de Gunnbjörn, qui avaient beaucoup trop cajolé et gâté l’animal. C’était, en tout cas, ce que Gunnbjörn clamait haut et fort à chaque fois que quelqu’un pointait du doigt que si son chien était impressionnant et menaçant, il n’avait pas exactement le comportement qu’on attendait d’un molosse appelé Fenrir. Ensuite, en privé, lorsqu’il était seul avec lui, il le caressait longuement derrière les oreilles et lui donnait des friandises même lorsqu’il faisait des bêtises.
Après avoir marché un peu et s’être chamaillé avec Fenrir le chien autour de la possession du bâton, Gunnbjörn décida qu’avec sa journée, il avait bien mérité de faire une sieste. Comme à chaque fois qu’il avait chevauché un destrier, il se sentait épuisé, et le thing qui venait allait probablement également lui prendre de l’énergie.
Depuis quelques années, Gunnbjörn accordait beaucoup d’importance au sommeil. Un homme reposé était un guerrier plus efficace sur le champ de bataille. Par ailleurs, et c’était ce qu’il appréciait le plus, un homme reposé était un homme reposé.
Comme le temps était encore assez clément, il s’allongea en dessous d’un arbre, la tête posé sur le ventre de Fenrir, une main sur ses oreilles.
— Tu ne participeras pas non plus à l’expédition, expliqua-t-il au chien. Tu protègeras le village aussi. Et tu prendras soin de Siv, hein ?
Fenrir ne répondit pas. Gunnbjörn décida que c’était parce qu’il approuvait.
***
Gunnbjörn dormit un bon moment, d’un sommeil tranquille. C’était l’avantage de faire la sieste avec un chien de garde : il n’avait pas à craindre de se faire réveiller par un importun. Si près du village, ça aurait été peu probable, mais avec les marcheurs, on ne savait jamais. Heureusement, il pouvait compter sur Fenrir pour le réveiller en se levant brutalement si quelqu’un arrivait de trop près. Certes, après il irait ensuite aboyer gentiment pour dire bonjour à l’intrus plutôt que de défendre son maitre, mais la bête était au moins efficace pour ce qui était de le réveiller. D’autant plus que, si n’importe qui ayant eu l’occasion de côtoyer l’animal savait qu’il était beaucoup plus affectueux que violent, Fenrir restait suffisamment impressionnant pour que quelqu’un ne le connaissant pas y réfléchisse à deux fois avant d’approcher.
Rasséréné par ce moment de repos passé en compagnie de son gros bébé, Gunnbjörn retourna vers le village. Sans même s’en rendre compte, son comportement vis à vis de Fenrir changea légèrement lorsqu’il fut à nouveau en présence d’autres personnes : pour commencer, il ne l’appelait plus son « gros bébé », et lui donnait des ordres avec une voix plus grave et virile. Malgré le ton martial, l’animal n’obéissait pas plus pour autant.
Gunnbjörn constata que, durant sa sieste, des guerriers d’autres régions étaient arrivés. Il fut ainsi heureux de retrouver Ketil, un géant roux au crâne ras mais à la barbe touffue. Les deux hommes s’étreignirent et discutèrent un moment : ils ne s’étaient pas rencontrés depuis plusieurs mois. Ketil venait du village de Dalbek, situé à quelques bonnes heures en destrier à l’ouest de Kirkjubær, et Gunnbjörn le considérait comme un guerrier valeureux ainsi qu’un homme honnête et sympathique, ce qu’il démontra en s’extasiant devant la beauté de Fenrir et en le complimentant d’avoir autant grandi depuis la dernière fois.
Gunnbjörn invita Ketil à poursuivre leur discussion à la ferme : s’il avait retiré son armure après être revenu de bataille, il ne s’était pas changé, et portait toujours un pantalon taché de sang. Il souhaitait donc en changer avant de rencontrer des jarls d’autres régions, ainsi que remettre la veste aux couleurs de son clan. Il expliqua à Ketil qu’il avait également prévu de faire une tarte aux pommes, ce qui fit rire le géant roux.
— Je ne te savais pas cuisinier.
— Un homme peut avoir plusieurs talents.
Lorsqu’il arriva dans la ferme, il présenta Ketil à son père mais s’étonna de ne pas voir trace de Siv.
— Elle n’est pas rentrée ? demanda-t-il à Gunnvald.
— Pas que je sache, répondit celui-ci.
Gunnbjörn fronça les sourcils. Freydis et Siv devaient juste retourner examiner un peu les corps des marcheurs et ramener le destrier ; elles avaient largement eu le temps de le faire depuis un moment. Il commençait à s’inquiéter un peu.
— Tu sais, le rassura Ketil, il y a des gens qui aiment tirer au flanc.
Gunnbjörn ne pouvait pas le contredire sur ce point. Tout en coupant des pommes, il expliqua cependant à Ketil son inquiétude par rapport aux marcheurs. Il lui demanda quelle était la situation dans la région de Dalbek.
— Honnêtement ? demanda Ketil. Rien à signaler. Ça fait un bail qu’on n’a pas eu une menace sérieuse de ce point de vue. Je pense que tu ne devrais pas t’en faire. Si vous êtes tombés sur un gros groupe, tant mieux. Vous serez tranquilles pendant un moment.
— Va dire ça à Lotar.
— Je suis désolé, s’excusa le rouquin. Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Je sais, soupira Gunnbjörn. Disons que ça n’a pas été une très bonne journée.
D’un commun accord, ils décidèrent de changer de sujet et de parler de choses plus légères. Cela ne dura cependant pas éternellement, et, tandis que Gunnbjörn mettait sa tarte au four, la discussion revint à ce qui le préoccupait :
— Tu as une idée de ce que va nous proposer Ragnar, cette fois-ci ? demanda Ketil.
Le guerrier secoua la tête.
— Une expédition au Levant ?
— Je voulais dire, un peu plus précisément.
— Non.
— J’ai cru entendre dire qu’il s’était mis en tête de chercher une relique.
Gunnbjörn ne put retenir un éclat de rire, qui lui valut un sourire amusé de Ketil.
— Tu n’as pas l’air convaincu par le bien-fondé des plans de notre roi.
— Je ferais mieux d’apprendre à ne pas trop donner mon avis dans les prochains jours, admit Gunnbjörn. Mais, non, je ne suis plus très enthousiaste à l’idée de laisser nos villages sans défense et de perdre des hommes pour des expéditions stupides qui ne nous rapporteront au final rien d’autre que des breloques.
Le sourire de Ketil s’agrandit. C’était aussi pour cela que Gunnbjörn l’appréciait : il faisait partie des quelques personnes avec qui il pouvait se permettre d’être sincère pendant les assemblées du thing.
— Certains diraient que tu te fais trop vieux et que tu as perdu le gout pour l’aventure.
— Quelle aventure ? répliqua Gunnbjörn. Je suis allé au Levant, comme je suis allé au sud. C’est devenu une routine plus qu’une aventure. Ce n’est pas comme si Ragnar nous proposait de chercher Asgard ou d’aller explorer les océans.
Pour être honnête, il n’aurait pas accueilli avec beaucoup plus d’enthousiasme une telle expédition : après tout, c’était suicidaire et cela reviendrait aussi à laisser le village à la merci des marcheurs. Mais, au moins, cela éveillait encore en lui quelques envies, contrairement à la perspective de piller encore et toujours quelques villages, de se battre avec quelques samouraïs, puis de rentrer raconter leurs exploits comme s’il y avait la moindre gloriole là-dedans.
Ce fut au tour de Ketil d’éclater de rire.
— Tu sais quoi ? renchérit Gunnbjörn. Peut-être qu’il va nous expliquer que sa relique nous permettra enfin de naviguer sans craindre le courroux des dieux.
— Non, répliqua Ketil en secouant la main. Ça fait des années qu’il n’a pas fait ce coup. Il n’en a plus besoin. Thormod suit ses ordres comme un chien, et les autres jarls le craignent trop pour le contredire.
Gunnbjörn se demanda un moment combien de guerriers au juste partageaient leur point de vue, mais préféraient le garder pour eux parce qu’il leur semblait évident que les autres craignaient trop Ragnar pour oser le contredire. Ce n’était sans doute pas tant que ça, cela dit. Beaucoup continuaient à voir en Ragnar une sorte d’incarnation divine.
— Je vais me changer, indiqua-t-il plutôt. Ça m’évitera de médire.
Il ne lui fallut pas longtemps pour changer de pantalon et enfiler sa veste mais, lorsqu’il eut terminé, il trouva Ketil en grande discussion avec son père. Celui-ci les avait entendus, de loin, évoquer des excursions lointaines et n’avait pas pu s’empêcher de venir raconter ses vieilles histoires. Gunnbjörn ne put s’empêcher de sourire. Quelques heures plus tôt, il avait lui-même partagé cette anecdote à Siv. Il évita cependant de l’avouer : après tout, si les deux cohabitaient maintenant à peu près bien, il avait dû batailler pour que son père accepte la jeune femme sous son toit.
Après avoir réécouté quelques anecdotes que le temps passé avait légèrement embellies, Gunnbjörn sortit sa tarte aux pommes du four. Il était peut-être temps d’aller voir un peu d’autres nouveaux arrivants que Ketil.
Lorsqu’ils quittèrent la ferme et prirent la direction du hall, Gunnbjörn se rappela qu’il n’y avait pas que des gens qu’il était heureux de revoir.
Parmi ceux qu’il appréciait moins — un euphémisme généreux — il y avait Thormod, le jarl de Horten, un homme émacié aux cheveux gris et aux traits durs, ainsi que son fils Jorund, un colosse aux longs cheveux blonds.
Ils étaient en train de discuter au milieu d’autres hommes, que Gunnbjörn ne reconnut pas. Plus par convenance que par sympathie, il les salua tout de même à distance.
Alors qu’il passait à côté d’eux, il ne put s’empêcher de noter que certains hommes en question le dévisageaient. Il mit d’abord ça sur le compte de sa couleur de peau, qui restait inhabituelle dans le Nord, mais réalisa qu’il y avait autre chose lorsqu’un jeune blanc-bec persiffla :
— Mademoiselle est partie à la cueillette et ramène une belle tarte.
Quelques hommes rirent tandis que Gunnbjörn réalisait qu’il portait toujours, à la boutonnière de sa veste, la fleur mauve que Siv y avait accrochée. Il songea un instant qu’il aurait peut-être dû penser à la retirer, mais se ravisa : l’avis de quelques idiots n’avait aucune importance.
Il se contenta de leur jeter un regard noir, qui fit en un instant taire les rieurs. Seul le jeune blanc-bec en question gardait un air bravache.
— Allez, Gunn, fit Ketil. Ça n’en vaut pas la peine.
Gunnbjörn ne le contredit pas et continua sa route, plus interloqué qu’outragé :
— C’était qui ? demanda-t-il.
— Tu ne connais pas Bard ? répliqua Ketil. Un autre fils de Thormod. Pour être honnête, tu ne perds pas grand-chose.
— Par les dieux, il a l’air encore plus idiot que l’autre.
— Il l’est, confirma Ketil. Et pourtant, ce n’était pas évident.
Gunnbjörn en eut rapidement la confirmation. Après avoir fait un aller-retour rapide au hall et constaté que l’activité y était encore assez réduite, les deux hommes se séparèrent, Ketil partant installer une tente. Gunnbjörn, de son côté, retourna sur la place du village, et vit avec soulagement arriver le destrier de Freydis et sa remorque sur laquelle était, pour l’heure, installée Siv.
Qu’est-ce qui avait pu leur prendre autant de temps ? se demanda-t-il en allant à leur rencontre. Au moins, elles avaient l’air d’aller bien.
Le destrier ralentit et s’arrêta devant les écuries. En face de celle-ci, les deux fils crétins de Thormod et quelques-uns de leurs hommes avaient commencé un concours de jet de hachettes sur le grand arbre qui se trouvait au milieu de la place et en avait vu d’autres.
Voir deux femmes sur un destrier devait être suffisamment inhabituel pour eux car, une fois encore, Bard se trouva fortement inspiré et ne put s’empêcher de lancer, lorsqu’elles mirent pied à terre pour détacher la remorque :
— Quel village plein de bizarreries ! Est-ce que cette chose est un homme ou une femme ?
Gunnbjörn serra le poing. La remarque visait, clairement, Siv. À cause de ses particularités, ce n’était malheureusement pas la première fois qu’elle était confrontée à ce genre de situations, et elle baissa les yeux sans oser répondre.
À cause du rapport compliqué entre Siv et Freydis, Gunnbjörn s’attendait à moitié à ce que cette dernière rajoute une petite plaisanterie de son cru, voire révèle des détails intimes sur la servante.
À la place, elle attrapa sa grande hache qui était toujours attachée à son destrier et s’approcha du blond avec un air menaçant.
— Elle s’appelle Blodsugare, dit-elle. Tu veux faire connaissance avec elle ? Elle a déjà eu sa dose de sang aujourd’hui, mais elle n’est jamais rassasiée.
Voilà qui prenait Gunnbjörn au dépourvu. Il ne s’était pas attendu à ce que les choses escaladent aussi vite. Visiblement, Freydis avait pris la remarque pour elle. En face d’elle, l’air terrifié du blondinet semblait indiquer que lui non plus ne s’était pas attendu à pareille réaction.
Son grand frère décida d’intervenir. Contrairement au plus jeune fils de Thormod, il avait déjà eu l’occasion de côtoyer Freydis.
— Du calme. Ce n’était pas de toi qu’il parlait. Hein, Bard ?
Bard approuva d’un petit couinement, mais ce n’était clairement pas le bon jour pour faire face à Freydis. Non pas qu’il existait de bons jours pour cela.
— Ce n’était pas à toi que je parlais non plus, Jorund. Mais si tu veux aussi faire connaissance avec Blodsugare, ça peut s’arranger.
Gunnbjörn ne savait pas quoi faire. D’un côté, il avait envie de soutenir Freydis, d’autant plus qu’à la base, c’était Siv qui avait été insultée ; de l’autre, il lui semblait qu’engager un combat à mort avec des fils d’un jarl avec lequel les relations étaient déjà moyennes n’était pas la meilleure manière d’entamer cette assemblée du thing.
— Hé ? Est-ce que quelqu’un pourrait m’aider ?
Tous les regards se tournèrent vers Siv. Elle avait détaché la remorque, et entreprenait de la tirer dans les écuries. Lorsqu’elle était vide, c’était une lourde tâche pour quelqu’un de solidement bâti. Comme, pour l’heure, la remorque supportait également le poids d’un destrier recouvert d’une bâche blanche, et que Siv ne faisait pas partie des personnes les plus musclées du village, il était évident qu’elle ne pourrait accomplir cette tâche seule.
Gunnbjörn sauta sur l’occasion pour éviter un bain de sang.
— Allez, viens, fit-il à Freydis. On a du boulot.
La guerrière jeta un dernier regard à Bard, puis abaissa sa hache et alla aider à pousser la remorque.
— Je pense qu’il vaudrait mieux fermer les portes, commenta Siv à voix basse tandis qu’ils entraient dans l’écurie.
Le bâtiment était muni de deux lourdes portes battantes en bois qui, d’ordinaire, restaient toujours ouvertes. Étant donné les circonstances, Gunnbjörn jugea qu’il était effectivement préférable d’avoir un peu d’intimité, et alla les repousser avant de placer l’épaisse barre de bois qui permettait de les maintenir verrouillées.
— C’est qui, ce gars ? demanda Freydis.
— Bard, fils de Thormod.
— Oh. C’est pour ça que Jorund est venu se mêler de l’affaire.
Elle ne semblait pas spécialement affectée par l’altercation.
— Merci, fit Siv.
Freydis se tourna vers elle avec un regard interrogateur.
— De m’avoir défendue.
— Je croyais qu’il parlait de moi, répliqua Freydis, confirmant la suspicion de Gunnbjörn.
Il y eut un moment de silence, aussi le guerrier se dit qu’il pouvait demander tout de suite :
— Ça s’est bien passé ?
— Oh, oui. Mis à part que ton abominable…
Elle se tourna vers Siv, cherchant un mot désobligeant pour la désigner.
— … poulpe, finit-elle par choisir, m’a cassé les oreilles avec ses élucubrations perverses, mais, tu me connais, je suis un océan de tolérance.
Il y eut un nouveau moment de silence tandis que Siv levait les yeux au ciel et que Gunnbjörn terminait d’analyser ce qu’il avait entendu.
— « Poulpe » ? demanda-t-il, un peu incrédule.
— Une sorte de serpent monstrueux venu des profondeurs, expliqua Freydis.
— Si j’étais véritablement perverse, nota Siv, je demanderai bien en quoi un poulpe est une sorte de serpent.
— Il a des appendices serpentins, répliqua Freydis. Et je voulais faire court. Pas ma meilleure métaphore, je dois l’admettre.
— Et, pour compléter, ajouta Siv, je tiens à préciser que mes « élucubrations perverses » ne consistaient qu’à suggérer des méthodes pratiques de transporter cet engin.
Elle tira le drap qui recouvrait le défunt destrier de Lotar. Gunnbjörn ne comprenait pas trop l’objectif de le ramener : d’ordinaire, à la mort de leur maitre, on laissait les machines retourner à la terre.
De son côté, Freydis poussa un soupir.
— Par les dieux, j’ai trop entendu cette langue de vipère argumenter avec moi. Bref. Après, on a examiné un peu les corps des marcheurs, et on a cherché à voir d’où ils pouvaient bien venir. On a suivi leur traces un moment. Ils ne venaient pas du sud.
Elle s’arrêta un instant, pour faire planer le suspens.
— Ils venaient du nord, asséna-t-elle. Des montagnes du Niflheim.
Si Freydis espérait une réaction de Gunnbjörn, elle en fut pour ses frais. Celui-ci enregistra l’information en silence. Ça n’avait pas de sens. Il n’y avait pour ainsi dire rien dans ces montagnes gelées. Et les marcheurs étaient originaires du sud. Ils auraient dû faire un détour considérable pour passer par ces montagnes, et auraient, par conséquent, dû avoir des corps beaucoup plus décomposés.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-il.
— On a remonté leur piste assez loin. C’était la direction.
— Et ils avaient des traces d’engelures, ajouta Siv. Ils avaient été dans des endroits glaciaux.
Freydis poussa un soupir dédaigneux.
— Apparemment, ta vipère asgardienne n’est pas juste experte des destriers, mais a aussi des connaissances médicales.
— Il me semblait pourtant que vous étiez d’accord sur le constat ? protesta Siv.
— Oui, admit Freydis, ils venaient du froid. T’aurais juste pu me laisser le dire.
Gunnbjörn leva la main, espérant interrompre cette chamaillerie qui ne lui semblait pas exactement le plus important.
— Je ne sais pas quoi conclure de tout ça.
— Peut-être que si on doit vraiment faire une expédition, on ferait mieux de la faire là-bas ? suggéra Freydis.
Gunnbjörn secoua la tête, et raconta brièvement le résultat de sa discussion avec Harald.
— Donc, à moins qu’il n’y ait au Niflheim une « relique » qui intéresse Ragnar, je pense que l’expédition se fera vers le Levant.
— Pour être honnête, admit Freydis, je m’y attendais un peu. Tant pis. Je crois que j’ai besoin de boire et éventuellement d’une bonne rixe avec des trous du cul.
Elle avait un large sourire en sortant sa dernière phrase, et commençait à se diriger vers la porte. Gunnbjörn jugea bon de calmer un peu ses ardeurs belliqueuses.
— Ne cède pas aux provocations du clan Thormod. Je suis sûr qu’ils n’attendent que ça, histoire d’avoir une bonne raison de relancer une guerre intestine.
Freydis se gratta le visage, l’air songeuse.
— Peut-être qu’on devrait leur donner exactement ce qu’ils veulent.
Gunnbjörn poussa un soupir.
— Quand je pense que, tout à l’heure, je me faisais la réflexion que tu avais muri et que tu savais maintenant faire preuve de sagesse.
Freydis éclata de rire.
— Je ne sais pas pourquoi tu t’es imaginé un truc pareil.
Elle partit, laissant Gunnbjörn et Siv en tête à tête.
— De mon côté, annonça cette dernière, je crois que je préfèrerais autant me tenir à l’écart de la fête, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Non, répondit Gunnbjörn. Fais comme tu veux.
Pour être honnête, il pensait que c’était mieux comme cela, même s’il se retint de le dire, parce que la jeune femme n’aurait pas dû avoir à rester à l’écart juste à cause de ce qu’elle était.
L’intégralité du texte
Pour lire l’intégralité du livre dès maintenant :