« Chapitre 2

Chapitre 3

Tous les gardes volontaires pour la mission spéciale royale, venant des différents quartiers de la capitale, étaient alignés et au garde-à-vous. La plupart de ces hommes étaient grands et costauds, manifestement prêts à en découdre avec une horde d’ennemis armés jusqu’aux dents.

Lucie de Guymor passa à côté d’eux en les dévisageant. Ces gens étaient forts, soit. Ils faisaient tous de bons gardes. Parfaits pour faire respecter l’ordre. Sans doute parfaits pour une guerre, aussi. Seulement, convenaient-ils vraiment à la mission qu’elle voulait leur donner ?

La reine remarqua tout de suite l’exception. Ce n’était pas très dur, cela dit. Entre deux visages qui regardaient droit devant eux, il y avait… eh bien, un trou, pour commencer. Lucie de Guymor dut baisser les yeux pour apercevoir Kalia, qui, elle, regardait fixement ses pieds. Elle ne paraissait pas franchement adaptée à une quelconque mission et il était étonnant que le capitaine du Déni l’ait recommandée. À croire, songea la reine, qu’il n’avait pas envie de se séparer momentanément d’un autre de ses hommes.

Lucie de Guymor haussa les épaules et passa au suivant, avant de revenir en arrière. Un petit rouage dans son cerveau se mit en branle. Elle eut une idée… diabolique.

Kalia était parfaitement adaptée à la mission. À condition de changer légèrement cette dernière.

***

Kalia suivit, abattue, la reine vers son bureau. Elle se demandait pourquoi il fallait que ça tombe sur elle, alors qu’il y avait des tas de types compétents à Nonry ; plus qu’elle, en tout cas.

La reine la coupa dans ses réflexions en lui demandant de s’asseoir. L’elfe obéit. C’était, selon toute probabilité, le fauteuil le plus luxueux sur lequel elle avait jamais posé le postérieur, ce qui était à vrai dire une piètre consolation.

« Bien, fit la reine en s’asseyant derrière son immense bureau pratiquement vide. J’ai beaucoup entendu parler de vous, dernièrement.

— Vraiment ? demanda Kalia qui, à défaut de pouvoir fixer ses pieds, regardait ses genoux.

— Oh, oui. On m’a dit que vous aviez réussi à disperser une émeute de nains seule. »

Il y eut un petit moment de silence, pendant lequel la garde désignée volontaire se contenta de se mordre la lèvre inférieure.

« Puis-je parler franchement, Majesté ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

— Si vous avez lu mon dossier, et je suis sûre que vous l’avez fait, vous devriez savoir que je ne suis pas la personne la plus appropriée pour ce genre de mission. Pourquoi m’avoir choisie ? »

Lucie de Guymor ne put s’empêcher de sourire. Voilà la question qu’elle attendait ; mais elle ne pensait pas que la jeune policière l’aurait posée aussi rapidement et, surtout, en ces termes.

« Connaissez-vous le duc de Léhen ?

— Cela dépend ce que vous entendez par connaître. »

Comme tout le monde, la jeune femme avait entendu parler de l’homme qui était sans doute le personnage politique le plus important après la reine. Elle savait ce que tout le monde savait : qu’il avait accompli nombre d’exploits durant la dernière guerre contre les orcs, qu’il avait un fief important à l’est de la capitale et, surtout, qu’il ne s’entendait pas très bien avec la souveraine légitime, à laquelle il reprochait la soi-disant décadence morale du pays.

« Pour faire bref, je crois que le duc aimerait monter sur le trône à ma place. Beaucoup de gardes ont de la sympathie pour lui, je le sais. C’est un grand général, apprécié du peuple et surtout des soldats.

— Oui.

— Mais comme il déteste les elfes, je doute que vous partagiez cette attirance. Ce qui fait que je peux plus facilement avoir confiance en vous pour des sujets sensibles.

— Ça ne me rend pas compétente pour autant. Qu’est-ce que vous voulez de moi ? »

La reine se mordit la lèvre, comme si elle hésitait sur ce qu’elle allait dire. À moins, se demanda Kalia, que ce n’ait été uniquement pour l’imiter et la mettre en confiance.

« Il semblerait que les armées orques se rapprochent d’Erekh. Une guerre pourrait bien éclater prochainement.

— Quel rapport avec moi ?

— Les orcs sont menés par un nouveau roi. Et il paraît que ce nouveau roi serait en fait un démon.

— Un démon ? »

La reine nota que la jeune femme qui se trouvait en face d’elle, bien que ne payant pas de mine, n’avait même pas tressailli devant l’évocation de la créature surnaturelle, alors que bien des guerriers redoutables auraient au moins dégluti, voire pâli. Elle mit cela sur le compte de la différence culturelle entre humains et elfes.

Kalia, de son côté, préféra ne pas mentionner qu’elle avait passé l’après-midi de la veille avec une autre de ces terribles créatures.

« Je ne sais pas si vous avez remarqué, objecta-t-elle simplement, mais je ne suis pas vraiment de taille à affronter ce genre de créature. J’ai déjà du mal avec certains enfants.

— Je ne vous demande pas de l’affronter. Écoutez-moi jusqu’au bout. Il y a une légende qui dit qu’au cœur de la Transye Vanille se trouve la puissante épée de Monkilla et que cette épée, que seule une personne au cœur pur peut porter, tracera par le sang un chemin à travers les orcs et détruira le démon à leur tête.

— C’est un coup de chance, Majesté. Une légende qui parle de notre cas précis.

— C’est plutôt une prophétie, répliqua Lucie de Guymor sans paraître percevoir l’ironie dans les propos de la jeune elfe. Vous ne la connaissez pas ? »

En réalité, elle doutait que quiconque de vivant en dehors de Gérald en ait jamais entendu parler, mais, en tant que reine, elle n’avait pas à admettre cela face à un simple agent de la garde.

« Vous croyez réellement à cela ? »

Kalia aperçut à l’expression de la reine que cette dernière ne plaisantait pas.

« D’accord, reprit-elle. Retrouver l’épée. Je suppose que, si votre seul espoir est d’envoyer votre garde la plus incompétente chercher une arme blanche aux pouvoirs hypothétiques, c’est que le rapport de force entre les deux armées n’est pas en faveur d’Erekh. Je me trompe ?

— Pas vraiment, mais je suis certaine que vous y arriverez.

— Vous voulez que j’aille en Transye Vanille, le territoire des vampires et des loups-garous, que je demande à ces derniers où se trouve l’épée de Monkilla et que je trouve quelqu’un au cœur assez pur pour la ramener et sauver le monde. C’est bien ça ?

— Exact, répondit la reine. À deux détails près. D’abord, je vous demande juste de la ramener, pas de trouver l’élu au cœur pur.

— S’il en existe un sur Erekh. Rien ne dit que cela soit le cas.

— Ensuite, continua Lucie de Guymor en ignorant l’interruption, je ne vous demande pas d’y aller seule. Vous aurez de l’argent. L’argent achète beaucoup de choses — de choses, et de gens, vous vous en rendrez compte. Engagez quelques hommes compétents. Vous n’aurez qu’à garder le reste. »

La reine tendit à Kalia une bourse remplie de pièces d’or. Après un coup d’œil rapide à l’intérieur, l’elfe décida que c’était probablement la plus grande quantité d’or qu’elle n’avait jamais vue, mais que cela ne représentait pas pour autant un trésor de guerre et qu’en réalité, il y aurait probablement à peine de quoi payer un cheval assez rapide et les auberges sur la route.

« Et si je refusais ?

— Vous rateriez une occasion unique de prouver votre valeur, le pays serait en grand danger, vous failliriez à votre devoir et je serais mécontente. Ça vous suffit ?

— Très mécontente ?

— Il y a des chances. »

Kalia soupira et décida qu’il valait peut-être mieux accepter.

***

Kalia examinait avec concentration les affaires qu’elle avait entassées sur son lit. Il y avait un pantalon et une tunique, quelques chaussettes, percées pour la plupart, une paire de culottes, ainsi qu’un vieux bonnet et un manteau épais et à peine troué qu’elle avait achetés la veille avec l’argent de Sa Majesté. Si ses estimations de la durée du voyage et de la température qu’il faisait en Transye Vanille étaient correctes, non seulement elle mourrait de froid, mais en plus elle n’aurait pas de quoi se changer.

Elle maudit silencieusement la reine qui avait décidé de lui confier cette mission et entassa ses affaires dans son sac à dos. Puis elle attrapa son arbalète, qui ne ferait probablement pas bien mal aux vampires ni aux loups-garous mais serait toujours mieux que rien, vérifia qu’elle n’oubliait rien et partit, résolue, pour la Transye Vanille.

À peine eut-elle franchi le pas de la porte qu’un imprévu l’arrêta. L’imprévu, surpris aussi, la dévisagea un instant avec ses yeux verts avant de sourire.

« Tu ne me laisses pas le temps de frapper à ta porte. »

Kalia réajusta son sac et expliqua à la sensation qui lui venait du plus profond de son être que, oui, la personne qu’elle avait en face d’elle était bien profondément maléfique, mais que c’était quelqu’un de maléfique qui ne lui ferait probablement aucun mal, alors si elle pouvait la boucler, merci.

Ensuite, elle arbora un air déterminé.

« Je dois partir.

— Et tu vas où ? » demanda Axelle.

Kalia réfléchit un instant. Elle était envoyée chercher une arme magique, réservée à un élu, permettant d’éliminer un démon. Révéler à un autre démon la position d’une telle arme, dont le sort du monde dépendait, ne serait sans doute pas très bienvenu.

« Transye Vanille, répondit-elle. Récupérer une épée pour tuer un démon. »

C’était particulièrement malvenu, évidemment. Seulement, elle allait peut-être mourir seule dans un pays étranger et froid, tout ça pour les beaux yeux de Sa Majesté, alors autant que la personne qui était la plus proche de ce qu’elle pouvait considérer comme une amie soit au courant.

« Et c’est juste comme ça, demanda Axelle en fronçant les sourcils, ou alors tu me reproches quelque chose de particulier ? »

***

« Attends ! fit Axelle, courant derrière l’elfe. Tu ne peux pas partir comme ça !

— Je n’ai pas vraiment le choix !

— Écoute », protesta la démone en se plaçant devant elle et en l’attrapant par les épaules pour la forcer à s’arrêter.

Kalia soupira et lui jeta un regard mauvais.

« Quoi ?

— Je voulais te présenter des amies.

— Ce sera pour une autre fois.

— Je te propose un marché.

— Comment ça ?

— Je te file un coup de main. Je te fais arriver en Transye Vanille dans la journée…

— Impossible ! objecta l’elfe. Même avec le meilleur cheval il faut…

— Dans la journée, répéta Axelle, et ensuite je t’aide à récupérer ton épée magique. En échange de quoi, tu écoutes mes amies.

— Il y a un piège ? »

***

Kalia suivit Axelle jusqu’à son appartement, qui était situé non loin du Chaud Dragon et qui était à peine plus grand que le sien. Des vêtements traînaient un peu partout ; la démone ne devait pas être très portée sur le rangement.

« Et tes amies ?

— Elles ne devraient pas tarder. Tu peux poser tes affaires, tu sais ? »

L’elfe laissa tomber son sac et s’assit sur une vieille chaise en bois.

« Pourquoi tu veux que je les voie ?

— Elles te le diront elles-mêmes. En attendant, je vais faire du thé. »

Les amies en question arrivèrent juste après que l’eau se soit mise à bouillir. Elles s’appelaient Diane et Lili et étaient toutes deux danseuses au Chaud Dragon.

« Voilà, fit timidement Diane après s’être présentée, il paraît que vous êtes garde…

— On pourrait peut-être se tutoyer, non ? » proposa Kalia en remuant son thé.

La jeune femme était probablement la première personne qui avait l’air de la considérer avec une certaine crainte. Ça la gênait. Le mépris ou la haine, au moins, elle y était habituée.

« Comme vous voulez. »

La garde fronça les sourcils. La danseuse avait vraiment l’air mal à l’aise. Kalia aussi était mal à l’aise, bien sûr, mais c’était normal : elle était mal à l’aise partout et tout le temps. Elle était capable de s’adapter à la moindre situation banale pour s’y sentir aussi à l’aise qu’un poisson hors de l’eau. Là, Diane avait l’air d’avoir peur d’elle, ce qui était une vraie nouveauté. Personne n’avait pas peur de Kalia, d’habitude.

« Ça va, fit doucement Axelle en posant une main sur l’épaule de la danseuse. C’est une amie. Elle est là pour t’aider. »

L’elfe enregistra ces derniers mots. Voilà. Il y avait donc bien un piège. Elle le savait. Il ne restait plus qu’à en découvrir la nature exacte.

« D’accord, fit Diane. Un soir, après le spectacle, il y a un type qui est venu me voir. Il voulait… aller plus loin… Ce genre de choses, vous voyez ?

— Je vois.

— Alors, j’ai refusé, continua la danseuse. Mais lui… »

Elle fondit en larmes et Kalia n’eut pas besoin de plus de détails. Axelle lui tapota à nouveau l’épaule, ce qui parut la calmer un peu.

« Même chose pour moi », ajouta simplement Lili. C’était les premiers mots qu’elle avait prononcés depuis qu’elle était arrivée. Elle s’était tenue en retrait, adossée contre le mur depuis le début.

« D’accord. Et vous voulez… porter plainte, c’est ça ?

— Oui, répondit Diane en relevant la tête.

— Il faudrait aller au poste de garde. C’était le même homme ? »

Il y eut un silence.

« Elles sont déjà allées au poste de garde, expliqua Axelle. Et, ouais, c’est le même gars. L’ennui, c’est que c’est un collègue à toi. »

Kalia baissa la tête pour contempler ses pieds. Elle venait de comprendre la nature du piège et cherchait un moyen d’en sortir.

« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

— On pensait que vous pourriez peut-être… commença Diane, timidement.

— Non ! Je ne peux rien faire, d’accord ? Je n’ai aucun pouvoir ! Je ne peux pas arrêter un autre garde ! »

Diane baissa la tête. Elle semblait à nouveau être au bord des larmes. Lili, elle, lui jeta un regard mauvais et lourd de signification.

Kalia grimaça. Elle s’en voulait de n’avoir même pas le courage d’essayer de les aider.

« Je ne peux rien faire, répéta-t-elle faiblement.

— Vous vous en foutez, plutôt, répliqua Lili.

— Non. Je ne peux pas. Je suis tout en bas de l’échelle.

— Vous vous en foutez, répéta la danseuse. Vous ne comprenez pas ce que ça peut faire. Tout ce qui vous intéresse, c’est de ne pas hypothéquer vos chances de promotion. »

L’elfe releva la tête, et plongea son regard dans celui de Lili.

« Ce n’est pas vrai. Je comprends. Très bien. »

Il y eut quelques secondes de silence. Axelle, qui était restée silencieuse, leva un sourcil.

« Désolée, fit Lili en baissant la tête.

— Et je n’ai pas de chances de promotion, continua Kalia. C’est plutôt celles de garder ma tête sur les épaules que je ne voudrais pas hypothéquer.

— Bien », coupa Axelle.

L’elfe se tourna vers elle.

« Je suis désolée, je…

— Pas grave. Je vais m’en occuper. Ce sera juste un peu moins légal. »

***

« Je suis contente que t’aies décidé d’aider mes amies, lança la démone alors qu’elle marchait à côté de Kalia.

— J’ai juste dit que j’allais voir ce que je pouvais faire. Et je n’avais pas vraiment le choix.

— Pourquoi ? J’ai proposé de m’en occuper.

— Tu ne peux pas faire ça ! Ce ne serait pas de la justice. Ce serait de la vengeance.

— Et alors ?

— Ce n’est pas bien ! »

Axelle leva les yeux au ciel.

« Vous me fatiguez, tous, avec votre non-violence à deux balles.

— On n’est pas des barbares.

— Ce n’est pas de la barbarie. Juste une façon claire de poser les limites. »

Kalia haussa les épaules et décida d’abandonner la discussion.

« Bon, et comment tu comptes me faire arriver en Transye Vanille avant ce soir ? demanda-t-elle.

— En volant », répondit Axelle.

***

Lorsqu’Axelle et Kalia firent irruption dans le réfectoire des pilotes de dragons, il n’y avait plus qu’une jeune femme aux cheveux rouges qui y finissait son petit-déjeuner.

« Salut, lança la démone. Armand n’est pas là ? »

La pilote termina lentement sa bouchée avant de répondre.

« Non. On se connaît ?

— Ouais, répondit la voleuse en se servant un bol de lait. Elle, c’est Kalia, toi, t’es…

— Ly.

— Et moi c’est Axelle. Voilà, on se connaît.

— Axelle ? répéta Ly. J’ai déjà entendu ce nom.

— Armand t’a peut-être parlé de moi ? On a couché ensemble, il y a un bout de temps. J’aimerais bien lui causer. Tu sais où il est ?

— Je n’en sais rien. Je ne suis pas sa mère.

— Peut-être que vous pourriez nous aider tout de même ? demanda Kalia.

— Pourquoi je le ferais ?

— Il nous faudrait un dragon. »

Ly explosa de rire.

« Juste un dragon ? répéta-t-elle, les larmes aux yeux. Ces dragons appartiennent au royaume du Mondar. Même en donnant votre vie, vous ne pourriez pas en avoir un.

— Tout s’achète, répliqua Kalia en déversant le contenu doré de la bourse que lui avait donné la reine sur la table.

— Ou se vole, compléta son amie.

— Ou se vole, concéda l’elfe.

— Il faudrait beaucoup plus que ça, blondinette, répliqua Ly. Cela dit, j’aimerais bien vous voir essayer de voler un dragon.

— Tu commences à me taper sur les nerfs, soupira Axelle en se levant.

— Il paraît que je fais cet effet aux gens.

— Vous ne savez vraiment pas où est Armand ? demanda Kalia, espérant, par ce changement de sujet, faire retomber un peu la tension.

— Non, répondit Ly en haussant les épaules. Un type est venu le voir. Une sorte de mage à l’allure bizarre. »

La démone fronça les sourcils et se demanda ce qu’un mage pouvait bien vouloir à Armand. Puis elle décida que cela importait peu et se concentra sur le sujet le plus immédiat.

« Bon, fit-elle, on va récupérer ce dragon ?

— Comme je l’ai dit, j’aimerais bien voir ça. Il y a une douzaine de gardes.

— Ce serait gênant, si on n’avait pas d’otage. »

***

Les gardes rechignèrent à laisser passer les voleuses de dragon malgré la menace qui planait sur Ly ; mais l’arbalète de Kalia, après avoir tiré quatre carreaux en moins de dix secondes, acheva de les convaincre.

« Wow », souffla la pilote une fois qu’elles eurent ligoté les gardes et qu’elles furent passées dans la salle des dragons. « Jolie arme.

— Merci.

— Comment ça marche ?

— Eh bien, expliqua Kalia en lui montrant l’engin, d’abord, il y a un cylindre avec des trous, douze, contenant chacun un carreau. Quand j’appuie une première fois sur la détente, le cylindre tourne, passant au carreau suivant.

— Hmmm.

— Là, il y a un levier. En l’actionnant, ça active cette gemme, et ça attire la corde, à cause du petit morceau de pierre placé dessus. C’est une sorte… d’artefact magique, disons. Et du coup, ça recharge l’arme. Ensuite, il n’y a plus qu’à appuyer une nouvelle fois sur la détente pour tirer.

— Bien pensé. Je peux voir ?

— Bien sûr, répondit l’elfe en lui tendant l’arme, ravie que quelqu’un s’intéresse à son travail.

— Tu n’es quand même pas vraiment maligne, blondinette », fit Ly en retournant l’arme contre sa propriétaire et en actionnant le mécanisme, qui arma l’appareil avec un clac puissant. « Lève les mains. »

Kalia se mordit la lèvre.

« Lève les mains », répéta Ly.

L’elfe obéit, rouge de honte.

« Alors, tu te pisses dessus ? T’as peur de ce que je peux te faire avec ta propre arme ? »

Axelle, qui avait grimpé sur un dragon et essayait depuis plusieurs minutes, sans succès, de le faire décoller, souffla rageusement.

« Hé, je t’ai dit que tu me tapais sur les nerfs ?

— Ouais, répondit Ly en souriant.

— Écoute, si tu ne…

— Ça va », coupa Kalia.

Les deux jeunes femmes se retournèrent vers elle, surprises par sa détermination.

« Ça va ? s’étonna Ly.

— Ça va. On peut discuter, non ? »

La pilote éclata de rire.

« Discuter ? Et tu crois que c’est comme ça que je vais te laisser partir ?

— Oui », répondit l’elfe en se forçant à la fixer dans les yeux, parvenant à ne pas se mordre la lèvre. « Et vous allez nous aider à voler un dragon.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce que, si je ne me trompe pas, si on prend le dragon d’un de vos concurrents, un type que vous n’aimez pas, ça vous arrange. Non ? »

Il y eut un petit instant de silence. Puis Ly se mit à sourire.

« Hé, mais t’es moins bête que t’en as l’air. Mais si mon envie d’appuyer sur la détente était quand même la plus forte ?

— Alors, c’est vous qui auriez l’air bête, répliqua Kalia en haussant les épaules. Comme je vous l’ai expliqué, le premier coup ne fait que tourner le cylindre. Vous avez armé l’arme, mais à vide. Même en appuyant deux fois sur la détente, ça ne marcherait pas, parce que vous n’avez pas actionné le levier avant. Cela dit, je préférerais que vous ne tiriez pas, parce que ça abîme la corde. »

Il y eut un nouveau moment de silence, puis Ly haussa les épaules et lui rendit l’arme.

« La mécanique, ce n’est pas mon truc. »

***

« D’accord, commença Ly en les dirigeant vers une des bêtes. Lui est plutôt costaud, il devrait pouvoir vous amener jusqu’en Transye Vanille. Seulement, vous allez devoir vous débrouiller pour le diriger.

— Parfait, répondit la démone en fixant le dragon, qui avait une drôle de couleur bleue.

— Le problème, c’est que ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Il faut le contrôler par la pensée.

— De la télépathie ? demanda Kalia en levant un sourcil.

— Pas vraiment. Ils lisent en vous, mais ils ne sont pas humains.

— J’avais remarqué », répliqua Axelle.

Ly soupira nerveusement. Elle détestait être interrompue. Elle détestait devoir passer des heures à expliquer toujours les mêmes choses. Elle détestait par-dessus tout aider les gens, surtout les gens qu’elle détestait, c’est-à-dire plus ou moins tous. Elle détestait aussi tout un tas d’autres choses, évidemment, mais la liste serait un peu trop longue pour pouvoir être citée ici dans son intégralité.

« Ce que je veux dire, expliqua-t-elle, c’est qu’il ne faut pas penser, disons, « monte », ou « descends ». Il faut penser au fait même de monter et de descendre ; et si on pense au mauvais truc au mauvais moment…

— Hum, fit Axelle, il vaudrait mieux que ça ne soit pas moi qui le contrôle, alors. J’ai des pensées salaces, des fois. »

***

Malgré leur manque d’expérience en dragons, Axelle et Kalia finirent par s’envoler et ne rencontrèrent pas de problème durant le voyage. L’elfe, qui était morte de peur au début, avait fini par apprécier le décor et regardait le paysage défiler lentement.

Elle s’inquiétait quand même un peu — mais pas trop, pour ne pas déconcentrer le dragon — pour la suite de la mission. L’idée qu’avait eu son amie était bonne et leur permettrait d’arriver en Transye Vanille en un rien de temps, mais après ? Elle ne connaissait même pas l’emplacement précis de l’épée.

Le pire, c’était que cela ne préoccupait absolument pas Axelle, qui avait l’air de penser que tout se résoudrait facilement avec un peu d’improvisation et que la balade serait follement amusante.

« Bon, fit Kalia tandis qu’elles approchaient. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Tu crois que tu pourrais le faire atterrir dans les bois ?

— Il lui faudrait un peu de place. Ça dépend où, j’imagine. D’ici, c’est dur à dire, mais ça me paraît risqué.

— Alors, peut-être qu’on devrait aller faire un tour à pied avant. On arrivera plus discrètement et on n’aura qu’à retourner chercher la bestiole si on apprend que l’épée est à l’autre bout de la forêt. »

***

Le dragon finit par atterrir un peu avant la tombée de la nuit, devant une auberge qui se trouvait à la limite de la Transye Vanille.

Axelle et Kalia se partagèrent une chambre et convainquirent à grand peine — et à grand renfort de l’or de la reine — le couple qui tenait le lieu de garder le dragon pendant qu’elles iraient en reconnaissance dans la forêt. Lorsque l’aubergiste les prévint qu’il s’agissait d’un endroit dangereux, où, dès la tombée de la nuit, les vampires et les loups-garous vous tombaient dessus et vous vidaient de votre sang tout en vous croquant, Kalia ne put s’empêcher de remarquer le léger sourire sur le visage d’Axelle. Cette fille était cinglée, il n’y avait pas de doute là-dessus. D’un autre côté, pour un démon, c’était peut-être normal.

Le lendemain, elles partirent à pied vers la Transye Vanille.

« Tu crois que les vampires vont nous attaquer ? » demanda Kalia sur le ton de la conversation.

Axelle se tourna vers elle. Elle ne put voir que le nez et les yeux de son amie, le reste étant cachée derrière un bonnet et manteau trop grands pour elle, mais cela lui suffit pour se rendre compte qu’elle était bien inquiète.

« Ne t’en fais pas, répondit-elle en réajustant le lourd sac qu’elle avait dans le dos. Ils ne sortent pas avant la nuit.

— On aurait peut-être pu, je ne sais pas, recruter des guerriers. Quelque chose comme ça.

— On aurait perdu l’avantage de la discrétion, répliqua la démone. Et de l’argent. »

***

William entra sans frapper dans le bureau de la reine. Elle avait demandé à le voir dès qu’il serait rentré du Darnolc et, malgré son état de fatigue, il avait accepté. Le contrat n’incluait cependant pas d’être de bonne humeur.

À l’intérieur de la pièce, en plus de la reine, se trouvait un guerrier aux cheveux blonds que William reconnut comme étant Armand. Il avait déjà entendu parler de lui.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il sans dire bonjour.

— Wolf, soupira la reine. Vous savez que j’aime que mes hommes fassent preuve d’initiative.

— Vraiment, Mademoiselle ?

— En l’occurrence, le fait de nouer une alliance avec un groupe révolutionnaire orc me semble faire preuve de trop d’initiative. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Écoutez, Mademoiselle, en toute honnêteté, si vous désirez me licencier…

— Je n’ai pas à vous rappeler les termes de notre contrat, n’est-ce pas ? répliqua Lucie de Guymor d’une voix glaciale.

— Sans vouloir vous offenser, Mademoiselle, je n’ai pas dormi depuis deux jours, j’ai craché à la gueule du roi orc qui voulait m’acheter. Le roi orc qui n’est pas un orc, soit dit en passant. J’ai payé mon refus en me brisant la quasi-totalité des os. Alors si vous voulez quelque chose de moi, arrêtez de tourner autour du pot. »

La reine fronça les sourcils, manifestement surprise par l’attitude de son espion. Puis elle eut un sourire amusé et désigna Armand.

« D’accord. Je vais vous passer l’histoire de prophétie, d’élu et d’arme sacrée. Je veux que vous assistiez ce jeune homme pour trouver l’épée de Lumina. D’après mon conseiller, elle pourrait être redoutable contre notre démon.

— Ça ne rentre pas vraiment dans mes attributions, protesta William. S’il y a un dragon géant à tuer…

— Les seuls dragons que vous croiserez seront ceux qui vous porteront. Votre mission sera surtout d’assurer les arrières d’Armand s’il venait à se faire attaquer.

— Je sais me défendre, protesta le guerrier, et Ly peut m’accompagner.

— William sera un atout caché, expliqua la reine. Au cas où.

— Vous ne croyez pas en faire un peu beaucoup ? demanda le guerrier. Il me semble qu’avec votre diversion, les risques sont déjà bien réduits.

— Diversion ? » demanda William en fronçant les sourcils.

Quelques minutes plus tard, il quitta la pièce d’encore plus mauvaise humeur qu’il n’y était entré.

***

Dans le village de Téruh, le tavernier jeta un nouveau coup d’œil au soleil qui commençait à s’approcher lentement des montagnes. Il annonça aux quelques clients qui étaient assis à une table ou accoudés au bar qu’il n’allait pas tarder à fermer.

« Foutus vampires, marmonna un type en avalant un grand verre de l’alcool local. On ne peut même pas rester picoler un verre de trop, sinon, vlan !, ils t’égorgent. »

La porte s’ouvrit. Tout le monde se tourna vers le nouveau venu. Qui, en réalité, s’avérait être une femme. Axelle put voir l’ensemble des regards la suivre alors qu’elle se dirigeait vers le bar.

« Salut, lança-t-elle au tavernier. Je cherche l’épée de Monkilla. »

***

Sur la place du village, Kalia, assise sur un banc, attendait en grelottant. Il faisait encore plus froid en Transye Vanille qu’elle ne s’y était attendue. Le soleil était en train de passer derrière les montagnes lorsqu’Axelle la rejoignit.

« Alors ?

— Ils ne savent pas où est l’épée.

— Étonnant.

— En revanche, ils m’ont parlé d’une espèce de sorcière qui vivrait en dehors du village et qui pourrait en savoir plus. On dit qu’elle ne sort pas en journée.

— Et que la nuit », compléta Kalia qui avait discuté avec deux vieilles dames sur la place, « elle rôde.

— Et qu’elle offre son corps à Satan, termina Axelle en soupirant. Voilà une piste prometteuse. »

Kalia jeta un coup d’œil en direction du soleil et grimaça.

« Je ne voudrais pas t’alarmer, mais il fait presque nuit, non ?

— Et alors ? Ça tombe bien, elle sera dehors. Avec un peu de chance, on va la trouver.

— Et si c’est une vampire ?

— C’est une sorcière, qui s’offre à Satan. Pas une vampire. Ne mélangeons pas tout.

— Et si on en croise ?

— Alors tu n’auras pas trimballé ton arbalète pour rien », répliqua Axelle en se dirigeant vers les bois sombres.

***

En règle générale, lorsque des héros — ou des héroïnes, mais c’est plus rare vu qu’elles doivent s’occuper des enfants et de la maison — partent dans une forêt obscure à la poursuite d’une sorcière, lorsqu’ils peuvent à tout moment tomber sur un vampire ou un loup-garou et qui plus est lorsque le sort du monde est entre leurs mains, une pleine lune éclaire les lieux, ce qui, d’une part, ajoute au côté fantastique de la scène et, d’autre part, empêche les protagonistes de se cogner aux arbres toutes les trente secondes.

Ni Kalia ni Axelle n’étaient apparemment de vraies héroïnes, car il faisait nuit noire. La démone trébucha une nouvelle fois sur une racine et heurta son amie.

« Je crois, fit cette dernière en grelottant, qu’on devrait abandonner. Revenir demain. Avec des torches. Et des manteaux en plus.

— Tu saurais rentrer ?

— Hum. J’imagine que tu n’as pas de quoi faire un feu ?

— Non. »

Au loin, un loup se mit à hurler.

« Je sens que la nuit va être longue », soupira Kalia.

***

Annabelle se cacha derrière un arbre en entendant les bruits de pas. Ça y est, songea-t-elle. On l’avait repérée. Des soldats venaient l’arrêter. On ne faisait pas de sorcellerie sans en payer les conséquences un jour ou l’autre.

Elle jeta un coup d’œil à la forêt à travers son morceau de verre enchanté qui lui permettait de voir en pleine nuit. Elle vit deux femmes et constata avec soulagement qu’elles ne ressemblaient pas à l’idée qu’elle se faisait de mercenaires ou d’inquisiteurs.

« Bonsoir, Mesdemoiselles, lança-t-elle. Vous cherchez quelque chose ?

— Vous n’auriez pas une allumette ? demanda Axelle. On n’y voit rien.

— Non, répondit Annabelle. Qu’est-ce que vous voulez ?

— On cherche l’épée de Monkilla, répondit Kalia. On nous a dit que vous pourriez nous aider.

— Et vous êtes ?

— Je m’appelle Kalia. En mission pour la reine d’Erekh.

— Je m’appelle Axelle. En mission pour Kalia. »

Annabelle hocha la tête. Elles ne paraissaient pas menaçantes, malgré le fait que la plus petite se disait en mission pour la reine.

« Enchantée. Je suis Annabelle, sorcière. »

***

La sorcière accompagna les deux jeunes femmes vers une caverne où elle avait élu domicile. Elle alluma quelques bougies, ce qui soulagea énormément Kalia, qui était fatiguée de trébucher tous les trois pas. Elle put enfin voir à quoi ressemblait la magicienne.

Elle était grande, avait des cheveux blancs et un visage pâle. Pas étonnant, si elle ne sortait que la nuit. Son regard se tourna ensuite vers le morceau de verre qu’elle avait entre les mains.

« C’est du verre enchanté ?

— Oui, répondit Annabelle. Ça permet de voir dans l’obscurité.

— Je peux regarder ? »

La sorcière le lui tendit. L’elfe tourna avec précaution l’objet entre ses mains, puis elle le plaça au niveau de son œil et prononça à mi-voix quelques paroles inintelligibles.

« Waow. C’est la première fois que j’en essaie. Ça marche bien.

— Si tu veux t’amuser, je peux éteindre la torche, suggéra Annabelle.

— Hum, non, fit Kalia en rendant l’objet. Il faut qu’on parle de choses plus sérieuses. On cherche l’épée de Monkilla.

— L’épée de Monkilla. D’accord. La question est : est-ce qu’une envoyée de la reine voudra m’arrêter au passage ou pas ? »

Annabelle fixait Kalia et cette dernière n’eut comme seul recours que de détourner le regard vers ses pieds.

« Pourquoi on vous arrêterait ? demanda Axelle.

— La sorcellerie est interdite.

— La sorcellerie est interdite, répéta l’elfe, fixant toujours ses pieds. Sa pratique peut être punie de la peine de mort. Article E-231 du code de lois. »

Axelle se demanda une fraction de seconde si elle connaissait vraiment les numéros ou si elle les inventait. L’elfe finit par relever la tête et regarda timidement Annabelle.

« Ceci dit, nous sommes en Transye Vanille. Même si je le voulais, je n’aurais pas le droit de vous arrêter.

— De toute façon, ajouta la démone, on sait même pas à quoi ça ressemble, la sorcellerie. Rien ne nous prouve que vous la pratiquez.

— Ça ne me surprend pas, fit Annabelle. Les démons ne s’intéressent pas beaucoup à tout ça. Quant aux elfes, ils préfèrent la magie, ajouta-t-elle en se tournant vers Kalia. En général.

— C’est quoi, la différence ? demanda Axelle.

— La sorcellerie permet de réaliser certains enchantements, certains maléfices, et la guérison.

— La magie, compléta Kalia, c’est tout ce qui est boules de feu, éclairs, ce genre de choses.

— Pourquoi c’est interdit de permettre la guérison ? demanda Axelle.

— Parce que dans certains cas… eh bien, c’est une insulte à Dieu.

— Je ne comprends pas.

— La sorcellerie permet la manipulation du corps humain. C’est utile par exemple pour guérir une blessure, mais ça ne se limite pas à cela. Il y a d’autres usages que la morale réprouve, comme permettre d’interrompre une grossesse, ce genre de choses.

— J’ai connu une sorcière qui avait utilisé ça pour changer de sexe », ajouta Kalia avant de réaliser que ses deux interlocutrices la regardaient d’un drôle d’air. « Ben quoi ?

— C’est censé être une insulte à Dieu ? s’étonna Axelle. Je veux dire, je n’ai jamais rencontré le daron, mais j’ai connu une de Ses anges qui avait…

— Hum, hum ! interrompit Annabelle, qui n’avait manifestement pas envie que la discussion parte sur ce terrain. Tout ça pour dire que le simple fait d’avoir un livre sur la sorcellerie ou un objet enchanté est passible de prison. C’est pour ça que je me demandais comment une envoyée de la reine allait avoir envie de réagir. »

Kalia haussa les épaules.

« Je n’ai pas envie de réagir. Je n’ai rien contre.

— Et tu sais te servir d’un verre enchanté, ajouta Annabelle.

— J’ai aussi un livre, chez moi.

— Ah ? demanda Axelle.

— Mon exemplaire du Code de Lois d’Erekh de 1732 ne contient pas vraiment que les lois d’Erekh telles qu’elles étaient en 1732. »

***

Après toute une journée et une bonne partie de la nuit passées à marcher, Kalia s’endormit rapidement, alors qu’Annabelle et Axelle continuèrent à discuter un moment.

« Pourquoi est-ce qu’une démone cherche à mettre la main sur une épée tueuse de démons ? Envie suicidaire ?

— Je ne cherche rien, répliqua Axelle, je donne juste un coup de main à Kalia. Ce n’est pas pour me tuer moi, de toute façon, mais un connard de démon qui est apparemment chef des orcs et qui se verrait bien aussi chef d’Erekh. Il y a une histoire de prophétie aussi, je crois.

— Pour faire bref, le sort de votre pays est entre vos mains ?

— Un truc comme ça, ouais.

— Et c’est elle qui est envoyée pour sauver le monde ? » demanda Annabelle en désignant l’elfe endormie. Elle paraissait sceptique.

« Pas le monde, corrigea Axelle. Le pays. Cela dit, je dois dire que c’est bizarre. La reine aurait pu filer cette mission à un certain nombre de héros un peu plus grands et un peu plus costauds.

— Oui, et il y a autre chose.

— Quoi ?

— D’après ce que je sais, l’épée de Monkilla se trouve dans le château de Miya, à une journée de marche à l’est. Seulement, je n’ai jamais entendu parler de votre histoire d’Élu qui doit la porter.

— Bah. La meilleure façon de savoir, c’est d’aller voir.

— Faites attention à vous. Tout cela me paraît plutôt malsain. »

***

William regarda le dragon en face de lui et grogna. Il n’avait aucune envie de remonter sur une de ces sales bêtes. Le voyage pour rentrer du Darnolc l’avait épuisé et il aurait aimé dormir. Malheureusement, la reine lui avait expliqué ce qui se cachait derrière le terme de « diversion » et il n’aimait pas ça. Pour ce qu’il en avait compris, ça consistait à envoyer à la mort une gamine.

Il essaya de relativiser. Tout cela n’était pas bien reluisant, mais il ne connaissait pas cette fille. Il l’avait à peine aperçue après avoir été arrêté. Par ailleurs, il n’était pas sûr qu’elle coure un danger. Peut-être que la reine était paranoïaque et qu’aucun ennemi ne tenait à mettre la main sur ce genre d’arme avant elle. Seulement, il n’y croyait pas trop ; et, même s’il l’avait juste croisée, il avait bien aimé cette Kiala. Ou Lakia. Quelque chose comme ça, en tout cas.

Finalement, il haussa les épaules et grimpa sur le dragon. Après tout, il était un vampire, ça ne lui ferait pas de mal de passer quelques jours en Transye Vanille.

***

« Kalia ? »

Elle se retourna sans ouvrir les yeux.

« Kalia ? répéta Axelle.

— Hmmm ?

— Il faudrait que tu te lèves. »

L’elfe parvint à ouvrir les yeux, ce qui lui demanda un effort conséquent.

« Déjà ? soupira-t-elle.

— Je préférerais arriver au château de Miya avant qu’il ne fasse nuit.

— Le château de Miya ? demanda la lève-tard.

— C’est là où il y a l’épée que tu cherches. Il paraît que c’est hanté, alors si on pouvait être reparties de là avant que le soleil se couche, ça m’arrangerait.

— Hanté ? Comment ça, hanté ?

— Des fois, de la lumière serait visible la nuit, ce genre de choses.

— Hmmm. Ce n’est pas, disons, des gens qui passent et qui profitent de l’abri ?

— Ça me surprendrait, répliqua Annabelle, qui était en train de boire une tasse de thé. Le château est situé au bout d’un chemin escarpé bordé par les falaises.

— Original, marmonna Axelle.

— Accessoirement, des gens prétendent avoir reconnu Miya.

— Vous voulez dire qu’ils ont reconnu quelqu’un né plusieurs siècles avant leur naissance ? » objecta Kalia.

La sorcière haussa les épaules.

« D’accord, cela n’est peut-être pas très probant, mais ça ne se serait pas extraordinaire. Miya était une vampire et la mort des vampires est toujours toute relative.

— Elle était comment, cette Miya ? demanda Axelle. Plutôt gentille, ou… ?

— Certains vampires l’aiment bien, mais il y a des rumeurs qui disent qu’elle se baignait dans le sang de vierges, ce genre de choses.

— Bah, il suffit de ne pas être vierge, répliqua Axelle. Enfin, j’aimerais mieux finir tout ça avant la nuit. Donc si tu pouvais te dépêcher un peu… »

Kalia hocha la tête, se leva et enfila son manteau.

« Prends ça, fit Annabelle en lui tendant le morceau de verre enchanté que l’elfe avait essayé la veille.

— Merci. Pourquoi ?

— Ce n’est pas tous les jours que j’ai une visiteuse qui s’intéresse à la sorcellerie. Surtout une envoyée de la reine d’Erekh. »

***

La suite du voyage fut loin d’être agréable. Il faisait froid, il neigeait et, pour couronner le tout, le vent s’était levé. Les arbres réduisaient heureusement sa puissance mais, périodiquement, la neige glacée venait lacérer le visage de Kalia, malgré son bonnet et son écharpe.

Elle lacérait sans doute aussi celui d’Axelle, mais cela ne paraissait pas déranger outre mesure cette dernière, qui continuait à avancer avec de grandes enjambées. L’elfe, elle, manquait de trébucher à chaque pas. Elle avait les pieds gelés, ou du moins encore plus gelés que le reste du corps.

Elle finit par tomber à genoux.

« Je… je n’en peux plus », dit-elle faiblement.

Axelle se retourna et alla s’agenouiller en face d’elle.

« Ça ne va pas ? demanda-t-elle.

— J’ai froid. J’ai faim. J’ai sommeil. Je n’arrive plus à marcher. Je crois que je n’arriverai pas jusqu’au bout.

— Vraiment ?

— Continue. Sans moi. L’essentiel… c’est d’accomplir la mission…

— Ne dis pas de conneries. Tu crois vraiment qu’une épée vaut plus que ta vie ?

— Le sort d’Erekh vaut plus que ma vie.

— Hmmm, ça se discute. »

Axelle se redressa et retira son manteau, qu’elle posa sur les épaules de l’elfe. Puis elle lui tendit la main et l’aida à se relever à son tour.

« On n’est plus très loin, d’accord ? Appuie-toi sur moi. »

Kalia enfila le manteau et plaça son bras autour de l’épaule de son amie.

« Tu ne vas pas avoir froid ?

— Ça ira. Je ne suis pas frileuse, répondit Axelle en commençant lentement à repartir en la soutenant.

— Pourquoi tu fais tout ça pour moi ?

— Tout quoi ?

— M’accompagner ici, te geler, ce genre de choses.

— J’en avais marre de Nonry, ça me fait des vacances.

— J’ai connu plus sympa, comme vacances.

— Hé, je suis une démone, tu te souviens ? L’enfer, la chaleur, tout ça ; alors les forêts enneigées, ça me change un peu. »

***

Malgré le soutien d’Axelle, Kalia avait de plus en plus de mal à continuer. Cela ne s’améliora pas lorsqu’elles sortirent de la forêt et entamèrent la dernière ligne droite, qui n’en était, à vrai dire, pas une, puisqu’il s’agissait du traditionnel chemin sinueux bordé de précipices qui menait vers tout château vampirique digne de ce nom.

« Je n’en peux plus, souffla l’elfe en perdant l’équilibre.

— On est presque arrivées », l’encouragea Axelle en l’empêchant de s’écrouler.

Elle se maudissait intérieurement pour ne pas avoir réalisé plus tôt dans la journée que les elfes, comme la plupart des gens, ne résistaient pas aussi bien aux variations de température que les démons. À quelques mètres du château, elle réalisa que Kalia avait perdu connaissance. Elle dut la traîner pour atteindre l’édifice, qui était sombre et immense, surtout lorsqu’on était habitué à vivre dans une chambre sous les toits à Nonry.

S’il n’avait pas fait jour, on aurait sans doute pu apercevoir des silhouettes de chauves-souris voletant autour des tours. Un énorme écriteau au-dessus de la porte proclamant, avec des lettres en néons clignotants, « ICI VIT UN VAMPIRE » n’aurait pas été plus explicite.

Le portail, comme le reste, était démesuré et, surtout, fermé. Axelle tenta de le pousser mais c’était solidement verrouillé. Elle décida de tenter sa chance en frappant, même si c’était plutôt stupide, étant donné que le château était supposé être abandonné ; ou hanté, au mieux, mais les fantômes n’ouvraient que rarement quand on frappait. Il y eut pourtant un cliquetis métallique et la porte tourna lentement, dans un grincement lugubre. Il n’y avait personne derrière.

Axelle ne se posa pas de questions et traîna Kalia à l’intérieur pour la mettre à l’abri du vent. Une fois qu’elles furent entrées, la porte se referma derrière elles dans un nouveau grincement.

La démone arbora un léger sourire.

« Dire que je me demandais pourquoi des gens croyaient que c’était hanté… »

Malgré tout son sang-froid, elle ne put s’empêcher de sursauter lorsque toutes les bougies du hall s’allumèrent en même temps. Elle attendit les orgues et le tonnerre, mais, à sa grande déception, ils ne vinrent pas.

Elle transporta Kalia jusqu’à un salon, tandis que les bougies continuaient à s’allumer sur son passage. Lorsqu’elle étendit son amie sur un canapé, ce fut même les bûches présentes dans la cheminée qui s’embrasèrent. Ça l’arrangeait plutôt : elle n’avait rien pour allumer un feu et il ne faisait pas très chaud.

Les flammes réveillèrent l’elfe, qui ouvrit les yeux, surprise, et dévisagea un instant la pièce.

« Ça va mieux ?

— Oui, répondit la jeune femme. Ça fait du bien de ne plus sentir ce vent.

— Par contre, il vaudrait peut-être mieux enlever ces vêtements trempés. »

Kalia hocha la tête et commença à se déshabiller, ce qui prit un certain temps. Elle retira ses bottes, ses chaussettes trempées, enleva le manteau qu’Axelle lui avait passé, puis le sien, puis finalement son tricot et ne garda que sa chemise, qui était presque sèche. Finalement, elle retira aussi son pantalon, ainsi que son autre pantalon, qui étaient presque aussi détrempés l’un que l’autre, et alla s’asseoir à côté du feu pour se réchauffer.

Axelle, elle, avait tout retiré et s’était entourée en échange d’un tissu qui traînait sur un fauteuil.

« Je dois dire, fit-elle en se vautrant dans celui-ci, qu’être au chaud et au sec, ça fait du bien. Je ne pensais pas qu’il ferait si froid.

— Oui. J’ai du mal à imaginer comment les gens du coin peuvent tenir tout un hiver.

— En évitant de sortir quand il y a du vent, j’imagine », répondit Axelle en souriant.

***

Après un repas frugal constitué d’un pain acheté deux jours plus tôt à Nonry et d’eau on ne peut plus fraîche, Axelle et Kalia se décidèrent à aller fouiller le château à la recherche de l’épée de Monkilla.

Avant cela, il leur fallait cependant trouver de quoi se couvrir un peu car, s’il ne faisait pas aussi froid que dehors, leurs vêtements actuels n’étaient suffisants qu’à moins d’un mètre de la cheminée et n’auraient pas été très convenants en cas de rencontre avec un fantôme ou un vampire ressuscité. Elles trouvèrent une chambre au premier étage où traînaient quelques habits. Kalia récupéra un pantalon trop large et un manteau noir qui lui descendait jusqu’aux chevilles, tandis qu’Axelle enfila une robe rouge à dentelle, très jolie et très gothique, parfaitement adaptée à la décoration mais un peu moins à la température.

Elles purent ensuite commencer sérieusement leur exploration. En l’occurrence, cela consistait à déambuler dans les longs couloirs vides en jetant des coups d’œil par les portes pour voir si l’épée ne traînait pas dans une chambre ou une bibliothèque. Les bougies et les torches continuaient à s’allumer sur leur passage, mais, à l’exception du bruit du vent qui pouvait ressembler aux hurlements d’un fantôme, elles n’avaient pas encore remarqué de véritable manifestation surnaturelle.

Kalia tenait tout de même son arbalète à la main, au cas où. Il était peu probable qu’elle soit utile contre un fantôme, mais son poids la rassurait. Alors qu’elles marchaient lentement dans le couloir du troisième étage, un homme aux cheveux blancs apparut quelques mètres devant elles.

Kalia sursauta et appuya instinctivement sur la détente de son arbalète ; mais Axelle avait déjà dévié son bras vers le haut et le carreau alla se planter dans le plafond.

« Tsss. On ne tue pas les inconnus, quand on est polie.

— Désolée, s’excusa l’elfe. J’ai cru que c’était un fantôme.

— Peut-être que c’en est un. Êtes vous le fantôme de Miya ? »

Kalia se donna un grand coup sur le front avec la paume de sa main.

« Miya était une femme, souffla-t-elle en secouant la tête.

— Miya est aussi morte il y a près de quatre siècles, ajouta l’homme, au cas où vous ne seriez pas au courant.

— Certes, mais comme le château est hanté, je me disais que… »

Elle ne put pas terminer sa phrase, car l’homme éclata de rire.

« Hanté ? répéta-t-il. Je suppose que c’est la première fois que vous venez ici ?

— Euh… oui.

— Vous n’êtes pas des vampires ?

— Euh… non. »

L’homme leva un sourcil.

« Étrange. Normalement, la porte ne s’ouvre pas aux humains.

— Je suis une elfe », précisa Kalia.

Axelle, elle, préféra s’abstenir de mentionner qu’elle était démoniaque. Démons et vampires ne s’entendaient pas toujours bien ; la solidarité entre créatures réputées maléfiques n’était plus ce qu’elle avait été.

« Ah, c’est peut-être ça, reconnut l’homme. Alors, apprenez, jeunes demoiselles, que ce château n’est pas hanté, mais qu’il sert de… relais.

— Pardon ?

— Disons que, pour un vampire, il n’est pas très… commode de s’arrêter dans une auberge, si vous voyez ce que je veux dire ? Ce château, comme certains autres, permet de s’abriter pour la journée. Ou plus.

— Ah ?

— Il n’est pas hanté. C’est juste… un sort. Une sorte de… commodité.

— Pratique, fit Axelle. Au fait, sans vouloir vous offenser, vous comptez nous sucer le sang ?

— Ici, ce serait malvenu, répondit le vampire en souriant.

— Est-ce que vous sauriez où se trouve l’épée de Monkilla ? demanda l’elfe.

— Monkilla ? répéta le vampire, visiblement troublé par ce nom. Bien sûr que je sais où cette maudite épée se trouve. Dans la tombe de Miya.

— Hein ? s’étonna Axelle.

— Monkilla a tué Miya il y a quatre siècles. C’était pendant la guerre entre Erekh et la Transye Vanille. Malgré notre défaite, nous avons pu récupérer son corps et Miya repose maintenant en paix dans la crypte de ce château. L’épée qui l’a tuée est enterrée avec elle. »

Le vampire paraissait ému en évoquant cette vieille histoire. Kalia se demanda s’il avait côtoyé Miya avant qu’elle ne mourût.

« Évidemment, continua le vampire, vous n’êtes pas au courant. Ce ne sont pas des histoires qui intéressent les mortels.

— Je ne suis pas vraiment mortelle », rectifia Kalia.

Les elfes s’arrêtaient en effet de vieillir lorsqu’ils atteignaient l’âge adulte, même s’ils pouvaient toujours être tués par une flèche, une épée, le froid ou une maladie. L’immortalité reste toujours toute relative.

« Vous êtes trop jeune pour ces vieilles histoires, non ?

— Comment vous savez que je suis jeune ? Les elfes ne vieillissent pas.

— Allons, fit le vampire, vous n’avez même pas atteint votre taille adulte. »

Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence pesant avant que la jeune femme ne réponde, glaciale :

« J’ai atteint ma taille adulte.

— Vraiment ? demanda le vampire. D’habitude, les elfes adultes sont plus… »

Il ne termina pas sa phrase, sentant qu’il s’aventurait sur un terrain glissant.

« Plus… ?

— Eh bien… plus… grands. Et les femmes elfes sont plus… ont plus de… hum !

— De hum » ?

Ce n’était plus un terrain glissant, mais carrément des sables mouvants.

« Disons, plus de… »

Il fit, avec ses deux mains, un geste en demi-cercle au niveau de sa poitrine, ce qui déclencha un nouveau silence, plus long que le précédent. Pendant un moment, il fit plus froid dans le couloir que dehors et ce malgré la neige et la tempête.

« Je suis adulte, reprit l’elfe.

— Désolé. Je ne voulais pas vous offenser.

— C’est raté.

— Comment pourrais-je me faire pardonner ? »

Kalia garda quelques instants son air mauvais, puis elle se décida à sourire.

« Vous pourriez commencer par me parler un peu de cette guerre. Je n’ai jamais réussi à trouver d’informations intéressantes là-dessus… »

Le visage de l’homme s’éclaira.

« Une seconde », dit-il et il se précipita dans la chambre voisine.

Il en ressortit au bout de quelques instants, un vieux livre à la couverture en cuir à la main.

« Ce sont mes notes, expliqua-t-il. À l’époque, on n’avait pas d’imprimerie, alors il n’y en a pas beaucoup d’exemplaires… »

Il le tendit à Kalia, la main tremblante.

« Tenez, continua-t-il, prenez-le comme cadeau, pour me faire pardonner mon indélicatesse. »

La jeune femme attrapa le livre et examina un moment sa couverture. Sur le cuir noir usé était simplement écrit, en lettres d’or à moitié effacées par le temps :

Gil De Relly

1340 - 1342 : Une guerre perdue d’avance

« Vous… bafouilla Kalia. Vous êtes monsieur De Relly ?

— Vous connaissez mon nom ? s’étonna le vampire.

— Bien sûr ! C’est vous qui avez écrit Vérités et contre-vérités sur les vampyres ! »

Elle en avait presque les larmes aux yeux. De Relly aussi était tout émoustillé de voir qu’une inconnue avait lu son livre et semblait l’apprécier.

Axelle, qui ne comprenait pas comment quelques bouts de papiers jaunis par le temps et un peu d’encre séchée pouvaient déchaîner autant de passion, dut prendre son mal en patience tandis qu’ils se mettaient à parler de vieux bouquins et de personnes mortes depuis des siècles. Il n’y avait d’ailleurs que dans la littérature vampirique que les auteurs morts depuis des siècles pouvaient continuer à assurer des dédicaces. La démone finit tout de même par réussir à rappeler à Kalia qu’elles n’étaient pas venues dans ce château pour parler de livres mais pour récupérer une épée.

« Vous voulez dérober l’épée de Monkilla ? demanda Gil de Relly en blêmissant.

— Ben, on est un peu venues là pour ça.

— Vous n’avez pas le droit ! Ce serait un blasphème !

— Écoutez, monsieur de Relly, fit Kalia d’une voix douce. Nous n’allons pas piller la tombe de Miya, mais prendre l’épée qui l’a tuée.

— Mais…

— Si vous y réfléchissez bien, nous retirons une épée maudite pour lui permettre de reposer en paix, non ? suggéra l’elfe.

— C’est… une façon de voir les choses », admit le vampire qui ne paraissait pas très convaincu par l’argument mais n’avait manifestement pas envie de s’opposer à une de ses rares lectrices.

***

La crypte n’était éclairée que par quelques bougies, mais elle ne ressemblait pas beaucoup à une crypte de château vampirique. Elle manquait de toiles d’araignées, de crânes et de cercueils. Il n’y avait qu’une tombe, au centre, devant laquelle traînaient quelques fleurs fanées.

Sur la pierre tombale était simplement écrit :

Ici repose Elizabeth Miya

Morte pour la liberté

1123 - 1151

1151 - 1342

« Morte pour la liberté ? lut Axelle. Je croyais qu’elle prenait des bains de sang, ce genre de choses ?

— Ce sont les gagnants qui écrivent l’histoire. Elle a perdu.

— C’était bien une vampire du coin, non ? Avec un château et les villages de gens pratiquement en esclavage autour ? C’est comme ça que ça marche, ici, que je sache… »

Kalia haussa les épaules.

« Tu sais, dit-elle, je ne connais rien sur elle. On ne parle pas beaucoup de la guerre entre Erekh et la Transye Vanille. D’après ce qu’en a dit monsieur de Relly, et tu le saurais si tu avais écouté, elle voulait que les hommes et les vampires vivent ensemble. Son rêve est mort avec elle.

— Hmmm, fit Axelle en tournant autour de la tombe. Si tu le dis. Bon, comment on ouvre ce truc ?

— Je n’aime pas trop ça, fit la jeune femme.

— Quoi ?

— On profane quand même une sépulture…

— Kalia, on a volé un dragon, on s’est tapé des journées de marche à pied dans le froid et il reste encore tout le retour à faire, tout ça pour récupérer une putain d’épée, alors maintenant qu’on est là, on va peut-être la prendre, non ?

— Mais…

— Je ne sais pas si Miya prenait des bains dans du sang de vierges ou si c’était quelqu’un de bien, mais ce que je sais, c’est qu’à l’heure actuelle, il me semble qu’on a plus besoin de l’épée qu’elle. En plus, ce serait dommage que tu aies convaincu ton nouvel ami de nous laisser faire si on abandonne maintenant.

— Bon, d’accord.

— Viens voir, je crois qu’il faut soulever ici. »

Kalia approcha et s’agenouilla à côté d’Axelle. La pierre paraissait en effet pouvoir être soulevée, mais elle semblait aussi être plutôt lourde.

« Il faudrait un levier.

— Je pense que je pourrais y arriver sans », expliqua la démone en essayant de trouver une prise pour ses doigts. « Si seulement j’arrivais à l’attraper correctement… »

Elle parvint finalement à trouver un début de prise, ferma les yeux, grogna et parvint à lever la pierre d’un ou deux centimètres. Elle put alors passer ses doigts dessous et la fit monter un peu plus.

« Tu es au maximum ?

— Je crois », grogna-t-elle, le visage rougi par l’effort.

Kalia essaya de passer le bras à l’intérieur, mais ne parvint pas à sentir le fond.

« Ça a l’air profond. »

Elle attrapa le verre enchanté et prononça les mots qui activaient la vision nocturne, puis s’allongea à côté de l’ouverture.

« Si tu veux y aller, fit Axelle, dépêche-toi, je ne vais pas tenir éternellement. »

L’elfe obéit et se glissa à l’intérieur, la tête la première. Ce qu’elle aperçut ne l’enchanta guère : la tombe avait un peu moins d’un mètre de profondeur et, surtout, l’épée se trouvait de l’autre côté, inaccessible à moins de descendre entièrement. Elle glissa jusqu’au sol et se retrouva contre le squelette de Miya, dont la tête gisait séparée du reste du corps.

Elle ferma les yeux et respira lentement pour essayer d’oublier ce qu’il y avait à côté d’elle, l’odeur étouffante, la poussière, et le fait que si elle ne se dépêchait pas un peu, Axelle, qui respirait de plus en plus bruyamment, finirait par lâcher prise.

Finalement, elle préféra ne pas oublier ce dernier fait, rouvrit les yeux et glissa son bras par-dessus le cadavre. Ses doigts touchèrent d’abord la lame glacée, puis elle parvint à localiser la poignée et à saisir l’arme. Elle la fit ensuite glisser hors de la tombe par l’ouverture.

« Je remonte », annonça-t-elle.

Elle se préparait à le faire lorsqu’elle entendit un claquement étourdissant au-dessus d’elle. Son cœur s’emballa.

« Axelle ? » demanda-t-elle.

Comme toute réponse, elle n’entendit qu’un rire démoniaque, qui lui parvenait étouffé.

« Axelle ? répéta-t-elle plus fort. Axelle ! Ce n’est pas drôle !

— Oh, si, c’est drôle. Tu t’imaginais vraiment que j’allais te laisser ramener cette épée à la reine ? »

Kalia se mordit la lèvre, paniquée.

« Qu’est-ce que tu racontes ? Sors-moi de là !

— Je crois que tu n’as pas bien compris. Je suis une démone, tu te souviens ? Je ne vais pas te laisser récupérer la seule arme capable de m’empêcher de conquérir Erekh. »

Kalia ne comprenait pas. Ni comment son amie pouvait la trahir comme ça, ni comment elle avait pu jouer la comédie tout le long.

Elle comprit cependant qu’elle allait mourir, dans cette tombe. Une mort lente, probablement de faim ou de manque d’air. Puis il y eut un grincement tandis que la pierre était à nouveau soulevée.

« D’accord. Ça n’était pas drôle.

— Espèce de sale…

— Sors, grogna Axelle. Tu m’insulteras après. »

Kalia ne se fit pas prier et se glissa dehors aussi vite qu’elle le put. Une fois sortie, elle respira à pleins poumons l’air qui lui paraissait tellement frais.

La démone lâcha une nouvelle fois la pierre.

« Espèce de sale… reprit Kalia, cherchant ses mots. De sale… »

Elle n’était pas très douée pour les insultes et elle était au bord des larmes, ce qui ne l’aidait pas à trouver l’inspiration.

« Ça va, fit Axelle. C’était une blague. Tout va bien.

— Comment tu as pu faire ça ? C’est cruel ! J’ai cru que tu…

— Au moins, répliqua la démone avec un léger sourire, après ça, tu éviteras de dire que j’ai bon fond. »

***

Il faisait meilleur au retour qu’à l’aller. Le vent était en effet tombé pendant la nuit et il y avait même du soleil le matin. Kalia garda tout de même le manteau qu’elle avait trouvé dans le château, parce qu’il était chaud, de meilleure qualité que ce qu’elle pourrait jamais se payer et que ce n’était pas vraiment du vol.

Il n’en restait pas moins que le trajet était long et qu’elle commençait à en avoir par-dessus la tête de ces journées de marche dans la neige qui n’en finissaient pas. Heureusement que le château de Miya n’était pas au plus profond de la Transye Vanille : elle n’aurait pas supporté deux semaines à ce régime.

Heureusement aussi qu’il y avait Axelle qui, en plus de l’encourager lorsqu’elle avait envie d’abandonner ou de s’arrêter là pour la nuit, en plus d’être une présence rassurante lorsque des hurlements de loups se faisaient entendre dans les bois voisins, permettait surtout de passer le temps en discutant tandis qu’elles marchaient sur ces chemins sans fin.

Elles parlèrent du monde, de ce qu’il faudrait changer pour qu’il soit plus vivable, ce qui incluait un nombre certain de choses, puis elles discutèrent d’Erekh et du Darnolc, de magie et de vampires, d’elfes et de démons, avant de centrer un peu plus la discussion sur une certaine elfe spécifique et une certaine démone spécifique.

Après une dizaine d’heures de marche, alors que la nuit allait commencer à tomber, Kalia avait l’impression de connaître son amie depuis toujours et lui avait même presque pardonné sa mauvaise plaisanterie de la veille.

***

Vers le crépuscule, elles aperçurent le petit chemin cerné par les montagnes qui leur permettrait de rejoindre l’auberge où elles s’étaient arrêtées à l’aller. L’elfe se réjouissait d’être bientôt arrivée, mais Axelle ne partageait pas son enthousiasme. Elle paraissait inquiète et se retournait régulièrement depuis quelques minutes, sans rien parvenir à voir.

Alors qu’elles s’approchaient de la limite de la forêt, elle se colla à Kalia et lui murmura à l’oreille :

« Je ne suis pas sûre, mais je crois que quelqu’un nous suit.

— Hein ?

— Écoute, tu vas continuer seule jusqu’à l’auberge et demander à récupérer le dragon.

— Et toi ?

— Je vais rester un moment. Je veux savoir qui nous surveille.

— Je n’aime pas ça.

— Ça ira. Je pense que c’est juste un vampire ou un truc dans le genre, mais j’aimerais en avoir le cœur net.

— Juste un vampire ? Prends au moins mon arbalète.

— D’accord, accepta Axelle en souriant. Tu prends l’épée de Monkilla en échange ? »

Lorsqu’elles échangèrent les deux armes et que la démone attrapa l’arbalète, elle fut surprise par son poids. Bien sûr, ce n’était pas si étonnant étant donné qu’elle avait un énorme cylindre métallique qui contenait une douzaine de carreaux ; mais elle se demanda comment Kalia pouvait s’en servir. L’elfe devait avoir plus de force dans les bras que ce que sa petite taille ne laissait supposer.

« Tu sais comment ça marche ?

— Ouais. Détente pour faire tourner, levier pour recharger, détente pour tirer.

— Il faut faire dans le bon ordre…

— … sinon ça abîme la corde, compléta Axelle en souriant. Je sais.

— Bien.

— À tout à l’heure.

— Fais gaffe à toi. »

La voleuse acquiesça de la tête et regarda son amie s’éloigner quelques instants. Puis elle passa l’arbalète en bandoulière dans son dos, grimpa à un arbre et attendit. Ce fut au bout d’une bonne dizaine de minutes, alors qu’elle commençait à se demander si elle n’était pas paranoïaque, qu’elle aperçut une ombre passer en dessous d’elle.

Elle se laissa tomber de l’arbre juste derrière et brandit l’arbalète.

« Lève les mains », ordonna-t-elle.

L’homme obéit et leva deux mains gantées.

« Tourne-toi. »

L’homme fit demi-tour, avec un léger sourire et Axelle reconnut les yeux bleus et la fine barbiche.

« William ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu fous ici ?

— C’est une longue histoire. Il n’y avait pas quelqu’un avec toi ? »

***

Kalia apercevait maintenant l’auberge où elles avaient dormi la première nuit. Elle se retourna une nouvelle fois mais ne voyait toujours pas Axelle. Elle se décida à aller chercher le dragon tout de même ; si elle devait ensuite retourner en arrière, ce serait plus rapide.

Elle était perdue dans ses pensées, à se demander si son amie allait bien et à partir de combien de temps il faudrait qu’elle commence à s’inquiéter, ou en tout cas à véritablement s’inquiéter ; ce qui explique qu’elle n’aperçut pas les silhouettes sommairement dissimulées derrière des arbres.

Elle se figea lorsqu’elle vit quatre bandits sortir de leurs cachettes. L’un portait une arbalète, tandis que les trois autres tenaient des couteaux. Peut-être que si elle se mettait à courir… Malheureusement, ils étaient trop proches et seraient sans doute plus rapides qu’elle.

Si seulement Axelle était là, songea Kalia. Elle, elle aurait su quoi faire.

« Lève les mains et lâche cette épée », ordonna l’homme qui portait l’arbalète.

Elle hésita et se résigna piteusement à obéir. L’épée faillit lui écraser un pied lorsqu’elle la laissa tomber sur le sol.

« Et le sac ! »

Elle le retira, puis leva à nouveau les mains.

« Bien », lança un de ceux qui avaient un couteau, qui paraissait être le chef de la bande, en s’approchant d’elle. « Maintenant, enlève ton manteau.

— Quoi ?

— Enlève le manteau ! »

Kalia obéit une nouvelle fois et retira le long manteau qu’elle avait récupéré au château, tandis qu’un des hommes qui étaient restés en retrait se mettait à rigoler.

« L’autre manteau, maintenant », fit celui qui était près d’elle.

Elle se retrouva en chemise.

« Bien, lâcha le type avec un sourire mauvais. Vous en pensez quoi, les mecs ? »

Il y eut quelques grognements et l’elfe sentit son cœur accélérer la cadence.

« Maintenant, tu déboutonnes ça. »

Kalia secoua la tête, crispée, et fit un pas en arrière.

« Enlève ta chemise ! »

Nouveau pas en arrière. Elle trébucha contre une pierre, parvint à reprendre l’équilibre en se rattrapant à un arbre, mais se retrouva acculée à celui-ci. L’homme s’approcha d’elle et posa une main sur le tronc, juste à côté de la tête de la jeune femme. L’autre main, qui tenait le couteau, s’agitait devant son visage.

« Pour la dernière fois, ordonna-t-il. La chemise. »

Kalia secoua la tête une nouvelle fois, au bord des larmes.

« Bon, comme on dit : si tu veux que ça soit bien fait… »

Il descendit le couteau près de la chemise et commença à la découper. L’elfe se mit à sangloter pendant que la lame glissait le long de sa poitrine. L’homme termina son travail et écarta les deux pans de la chemise, puis regarda ce qui se trouvait derrière.

« Hmmmm, fit-il en grimaçant. J’ai connu mieux. Enfin, comme on dit : on fait avec ce qu’on a… »

Sa grosse main se posa sur le sein droit de l’elfe, et commença à le toucher, alors qu’elle pleurait et que la main avec le couteau traînait près de son cou.

« Hmmm, fit-il en regardant l’autre sein. Joli tatouage. »

Kalia ferma les yeux et se rappela la marque noire, qu’elle avait presque fini par oublier. Elle se rappela la douleur lorsqu’on la lui avait tatouée sur la poitrine. Elle se rappela le regard mauvais. Et elle se rappela le pire…

(« Il faut que tu comprennes, je fais ça pour ton bien. »)

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit que l’homme avait de la bave aux lèvres et les yeux exorbités. Elle réalisa alors qu’elle lui avait envoyé son genou dans les testicules. D’une main, elle écarta la lame de son visage et, de l’autre, elle lui envoya un violent coup de poing dans le nez.

***

L’homme qui avait l’arbalète réalisa que tout ne se passait pas comme prévu lorsque son équipier s’écroula par terre. Le sourire qu’il arborait se figea et il décida de régler la situation. Tant pis pour la partie de jambes en l’air. Il leva l’arbalète et tira.

***

Les deux autres hommes armés de couteaux se précipitèrent vers Kalia pour aider leur complice qui se tenait à une dizaine de mètres d’eux.

« À votre place », lança Axelle, l’arbalète à la main, « je m’arrêterais.

— Ah ! » fit un des hommes, probablement pas le plus intelligent de la paire. « Tu n’as qu’un carreau et nous sommes deux !

— Je rêvais de vous entendre dire ça », répliqua la démone avec un sourire malsain.

***

La corde claqua dans le vide. L’homme regarda son arme un instant, sans comprendre.

« Ça marche moins bien, sans ce petit truc », expliqua William, derrière lui, le carreau entre deux doigts.

Pris de colère, l’homme se rua vers lui et lui décocha un puissant coup de poing, qui frappa dans le vide, alors que les dents de William, elles, atteignaient leur cible et plongeaient dans la gorge de son adversaire.

***

Pendant ce temps, Axelle regardait ses deux adversaires, à terre, chacun de leurs genoux transpercé par un carreau.

Elle souffla théâtralement sur l’arbalète, malgré l’inutilité de la chose.

***

Kalia envoya son pied dans les côtes de l’homme qui était au sol alors qu’il essayait de se relever. Puis elle frappa une nouvelle fois, et elle frappa encore. Lorsqu’il devint manifeste que l’homme ne chercherait pas à se relever avant un bon bout de temps, elle continua tout de même à frapper.

Au bout d’un moment, elle s’écroula et se mit à pleurer. Axelle posa doucement le manteau sur ses épaules.

« Ça va, dit-elle. C’est fini. »

L’elfe hocha la tête. Elle passa une main sur son visage pour se sécher les larmes.

« L’épée ? se rappela-t-elle subitement. On a récupéré l’épée ?

— Aucune importance, répondit la démone, lugubre.

— Comment ça, aucune importance ?

— Cette épée n’a rien de magique ni de sacrée. Ce n’est pas celle dont parlait la prophétie.

— Quoi ?

— La reine, cracha Axelle, n’a jamais cru que tu serais capable d’accomplir cette mission. Alors elle t’a envoyée ici très officiellement, avec une sélection et tout le tintouin, pour faire diversion. Un leurre, pendant que son vrai héros récupérerait la véritable épée. Comme ça, ces types-là », elle fit un geste vague pour montrer les quatre hommes qui étaient par terre et que William était en train d’attacher, « s’en prendraient à toi et pas à lui.

— Tu veux dire… fit Kalia, qui paraissait choquée par cette révélation. Tu veux dire que depuis le début, je n’étais qu’un pion à sacrifier ?

— Ouais. »

L’elfe se leva. Elle sanglotait à nouveau.

« Écoute, je…

— J’ai besoin de rester seule. »

Axelle la regarda s’éloigner un peu et aller s’asseoir sur une pierre un peu plus loin à l’ombre. Elle jeta un coup d’œil à William, qui se contenta de hausser les épaules. Elle décida de l’aider à attacher les agresseurs, tout en jetant régulièrement un regard à Kalia, qui leur tournait le dos, pour vérifier qu’elle était toujours là.

« Je vais lui parler, dit-elle finalement.

— Laisse-moi faire », répondit William.

***

Kalia ne parut pas réagir lorsque le vampire s’assit à côté d’elle. Elle avait arrêté de pleurer, mais elle paraissait toujours sous le choc.

« Je suis désolé. »

L’elfe ne répondit pas.

« Tu ne vois pas qu’elle ne veut pas te causer ? » demanda Angèle.

William l’ignora.

« Tu te souviens de moi ? On s’était vus quand j’étais enfermé. »

Alors que la jeune femme ne semblait toujours pas réagir, il décida de continuer quand même.

« Maintenant, je travaille pour la reine. Tu sais, je crois qu’elle veut vraiment aider Erekh, continua-t-il. Même si ça doit briser des vies innocentes.

— Et puis, qu’est-ce que ça peut faire si je meurs ? Personne n’en a rien à foutre, de moi.

— Tu ne devrais pas dire ça, objecta le vampire. Ce n’est pas vrai.

— Vraiment ?

— Tu crois qu’elle ne tient pas à toi ? » demanda-t-il en désignant Axelle.

Kalia se mordit la lèvre.

« Non, répondit-elle. Elle, c’est différent. Mais…

— Réaliser qu’on n’est qu’un pion sur le jeu des Grands de ce monde, ça ne fait pas très plaisir, hein ? » demanda William en sortant du papier à rouler et du tabac de son manteau.

« Voilà. Et puis…

— Et puis il y a autre chose. »

L’elfe ne répondit pas.

« Ce n’est pas un joli tatouage. »

Instinctivement, Kalia resserra son manteau pour cacher sa poitrine ; mais il était déjà fermé et, de toutes façons, le vampire regardait ailleurs.

« Quel crime as-tu commis ? » demanda-t-il.

Elle resta silencieuse un moment. Puis elle tourna la tête du côté opposé.

« Je n’ai pas envie d’en parler. »

William hocha la tête et retourna à la cigarette qu’il était en train de se rouler.

« Il y a un temps, fit-il au bout d’un moment, quand j’étais encore humain, j’étais amoureux. »

Kalia se tourna vers lui, surprise. Elle ne voyait pas où il voulait en venir.

« La personne que j’aimais était également amoureuse de moi », continua-t-il en approchant la cigarette vers sa bouche. Puis il s’arrêta et la tendit à Kalia. « Tu fumes ? demanda-t-il ?

— Non.

— Bref, fit William en portant définitivement la cigarette à sa bouche, on s’aimait et tout allait bien. Sauf qu’un jour, des types sont venus et ont arrêté Gaël, parce que notre amour était une offense à Dieu et à la virilité de certains. »

Kalia baissa la tête. Il souffla une bouffée de tabac.

« Ici, il n’y avait pas d’histoire de tatouages. Pour éviter qu’il recommence, ils l’ont… castré. Il n’a pas supporté ça. Il s’est tué.

— Désolée.

— C’est la vie, répondit le vampire en haussant les épaules. Pour moi, ils ont préféré tester une méthode novatrice. Une espèce d’asile, pour me rééduquer. Pour que je devienne un homme, un vrai.

— Et ça a marché ?

— Regarde-moi, soupira William. J’ai l’air viril, peut-être ? »

Kalia ne répondit pas, mais eut un petit sourire.

« Bref, fit William après avoir expiré une nouvelle bouffée de tabac. Je me trompe peut-être, mais ton tatouage, on te l’a mis pour la même chose, hein ?

— Comment tu le sais ?

— C’est le but du tatouage, non ? Que ce soit marqué sur toi à vie. Le serpent noir qui se mord la queue. Crime sexuel.

— Comment tu sais ça ?

— J’ai pas mal voyagé, à un moment. On apprend des trucs. Enfin, peu importe. Tu es sûre que tu ne veux pas en parler ?

— Pourquoi est-ce que tu tiens à ce que je cause ?

— Je n’y tiens pas. C’est comme tu veux. »

Kalia resta silencieuse. William haussa les épaules entre deux bouffées de tabac.

« En tout cas, je te préviens. Évite de créer une personne imaginaire à qui parler de ça. Je cherche toujours à me débarrasser de la mienne. »

Angèle lui jeta un regard mauvais, mais Kalia sourit.

« Elle s’appelait Eïlil, commença-t-elle. Eïlil Delasilve. Elle était princesse et moi j’étais sans nom, une fille de putain. Malgré ça, on était amies et, à cette époque, tout allait bien.

» Ensuite, on est devenu plus qu’amies, et les choses se sont corsées. Ses parents se sont arrangés pour qu’on ne se voie plus, en espérant que ça nous passerait. Pour elle, c’est allé. Elle a fini par trouver quelqu’un d’autre, qui était du bon genre.

— Mais pas toi, hein.

— Je n’ai jamais aimé un homme. C’était ça, le problème. Je ne sais pas comment c’est ici, mais chez les elfes, deux femmes qui couchent ensemble, ce n’est encore pas si grave. Par contre, refuser de coucher avec des hommes, c’est plus gênant, si tu vois ce que je veux dire ? Bref… on a voulu me faire changer. »

Elle essuya les larmes qui commençaient à couler.

« On m’a… s’étrangla-t-elle, forcée à … »

Elle éclata une nouvelle fois en sanglots. Le vampire grimaça.

« Pendant tout ce temps, continua Kalia, ils répétaient que c’était pour mon bien, qu’il fallait que je comprenne… »

***

Au bout d’un moment, après avoir consciencieusement ligoté les pieds et les mains des quatre hommes, après les avoir interrogés un moment, plus pour le plaisir que pour apprendre ce dont elle se doutait déjà, c’est-à-dire qu’il s’agissait de petites frappes payées par un homme qu’ils ne connaissaient pas, après être restée un certain temps à ne rien faire, Axelle alla rejoindre William et Kalia.

À ce moment-là, cette dernière avait fini de parler depuis un certain temps. Elle avait posé la tête sur l’épaule du vampire et s’était arrêtée de pleurer. Avoir tout raconté avait l’air de lui avoir fait un peu de bien.

Axelle était juste vexée qu’elle se soit confiée à William et pas à elle.

« Ça va ? » demanda-t-elle.

Personne ne répondit pendant un moment. Puis Kalia finit par rompre le silence :

« Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi tant d’acharnement contre ceux qui sont un peu différents ?

— Vaste question, répondit la démone en haussant les épaules. J’ai peur qu’elle soit trop intellectuelle pour moi. Seulement, je crois qu’à partir d’un moment, quand on s’est pris trop de coups, il faut commencer à les rendre. »

Chapitre 4 »